Un quart de la forêt wallonne – cent vingt-cinq mille hectares ! – est planté d’épicéas (Picea abies). Durant l’été extrêmement sec de 2018, ces résineux ont été gravement attaqués par un petit insecte, le scolyte. Assoiffés et donc affaiblis, ils sont morts sur plusieurs milliers d’hectares et devront être abattus et évacués avant le 31 mars 2019 afin de limiter la contamination des arbres encore sains. Dans le contexte du réchauffement climatique, l’événement n’a rien d’un fait isolé : c’est toute notre forêt qui souffre, c’est toute notre forêt qui meurt…
Par Jürg Schuppisser et Christine Piron
Introduction
Comment reboiser rapidement ces milliers d’hectares ? L’Université de Namur, qui gère le domaine d’Haugimont, à Faulx-les-Tombes, a choisi une piste originale… Constatant que jadis, on ressemait – de préférence en automne -, dans les parcelles à reboiser, les glands et les faînes qui n’avaient pas encore germé, elle a invité le grand public à se mobiliser, durant le mois de novembre, dans le but d’effectuer ce travail très simple. Il suffit, en effet, d’ouvrir à la bêche une fente de trois à six centimètres de profondeur et d’y glisser trois glands ou trois faînes. Un vrai jeu d’enfant, qui amusa des familles entières !
Un résineux qui ne convient plus à la forêt wallonne
A cette occasion, nous rencontrons Charles Debois, ingénieur forestier et gestionnaire du domaine d’Haugimont, depuis 1978. Il nous donne un aperçu de la gravité de la situation.
« Le scolyte, précise-t-il, est un coléoptère xylophage endémique, c’est-à-dire qu’il est présent en permanence. Il mesure un demi-centimètre environ et commence par attaquer le haut de l’épicéa. Les adultes pondent alors des larves qui vont descendre dans le tronc et tuer l’arbre. Cela peut aller très vite ! Dès que la cime des arbres devient brune, trente jours plus tard, l’arbre est mort, même si les pics noirs et les pics épeiche se régalent des larves. En temps ordinaires, le scolyte se reproduit une seule fois, fin mai. Les larves s’envolent et vont attaquer l’arbre le plus faible ; c’est une espèce de sélection naturelle. Voici, malheureusement, le troisième été sec que nous subissons ! Et 2018 fut même le plus marqué, plus encore qu’en 1976. »
Dans nos forêts wallonnes, à deux cent cinquante mètres environ d’altitude moyenne, les épicéas ne sont pas en station, c’est-à-dire qu’ils ne se trouvent pas dans leurs conditions physiques et biologiques de préférence. Dans les Vosges ou dans le Jura, par exemple, ils vivent à une altitude supérieure à cinq cents mètres, ce qui leur convient beaucoup mieux.
« L’épicéa a été abondamment introduit, en Wallonie, après la Seconde Guerre, explique Charles Debois. Nous devions alors reconstituer rapidement nos forêts car nous avions d’urgents besoins de bois, notamment pour fabriquer de la pâte à papier. Or l’épicéa est un excellent arbre pour faire de la pâte à papier : c’est un bois blanc avec une longue fibre. De nos jours, on recycle cinq à six fois le papier et donc le besoin diminue. L’épicéa, qui a un enracinement traçant, en surface, n’est pas adapté à la sécheresse et aux chaleurs que nous avons connues, ces derniers étés. On n’observe jamais de températures voisines de 35°C à cinq cents mètres d’altitude et les peuplements ne sont jamais ensoleillés du matin au soir. L’été 2018 a donc clairement démontré que l’épicéa n’est pas en station, à deux cents mètres d’altitude. Il ne l’est d’ailleurs sans doute jamais en-dessous de quatre cents. »
Les immenses dégâts du scolyte
« Fin mai, poursuit Charles Debois, le scolyte a donc engendré une première génération qui a trouvé beaucoup d’arbres à coloniser puisqu’ils étaient complètement assoiffés. Les conditions étaient donc réunies pour donner naissance à une deuxième génération de larves, fin juillet, puis à une troisième, début octobre, alors qu’il faisait encore très sec. Imaginez la démultiplication de ces insectes, en sachant qu’un couple donne des centaines de larves… Et, si le printemps de 2019 est ensoleillé et sec, chaque larve essaimera dans un rayon de cent mètres autour de chaque arbre attaqué. Dans le domaine d’Haugimont, nous comptions deux cents arbres attaqués sur une surface de quatre hectares ; un mois plus tard, il y en avait cinq cents ! Nous avons donc pris la décision de récolter la parcelle. Vous observerez que l’arbre attaqué bleuit quand il commence à sécher ; c’est dû à l’action d’un champignon que véhicule le scolyte. Le bois est encore de qualité et peut passer dans les sciages ordinaires. Mais, si on attend trop longtemps, il faudra en faire des palettes ou de la caisserie, soit la dernière qualité de sciage. Les épicéas morts qui seront secs tout l’hiver, au fond de jardins par exemple, ne pourront donc plus servir qu’à fabriquer des pellets ou des panneaux de particules… Précisons également que la législation dispose qu’en cas d’épidémie en forêt, tous les arbres morts ou dont on sait qu’ils sont malades doivent être coupés et évacués endéans les six mois – donc avant le 31 mars prochain – à une distance d’au moins cinq kilomètres, en dehors de la forêt ! »
Mettre à blanc et replanter !
« Notre pratique de la sylviculture se veut proche de la nature, dit Charles Debois. Normalement, nous ne faisons pas de mise à blanc et donc pas de plantation. Le forestier récolte les gros bois au fur et à mesure qu’ils grossissent ; en-dessous, la régénération naturelle attend son tour. Nous souhaitions continuer à éclaircir les épicéas qui atteignent un demi-siècle, comme nous le faisons depuis trente ans. Bien éclaircir permet à la lumière d’arriver au sol ; des semis naturels apparaissent alors. Epicéas, bouleaux, pins, chênes et hêtres sylvestre – qui ne sont pas attaqués par le scolyte – sont ainsi en pleine lumière. Malheureusement, au lieu de l’éclaircie, nous avons dû passer à la coupe à blanc à cause du problème sanitaire grave ; nous ne voulons pas avoir, l’année prochaine, quatre hectares d’épicéas tout bruns dont les marchands ne donneraient plus que le tiers du prix qu’ils valent maintenant. Car la forêt de l’Université de Namur est gérée comme une forêt normale, avec un objectif de vente de bois et de location de droits de chasse. Dans une optique de sylviculture différente, nous avons des espèces indigènes, en mélange. Ce sont les plus aptes à affronter le réchauffement climatique. Précisons également, et c’est un élément très important, que nous nous trouvons en zone Natura 2000. Nous pouvions mener à terme les peuplements d’épicéas qui se s’étaient retrouvés en zone Natura 2000 mais il ne nous est pas permis de replanter des résineux. Nous repassons donc aux feuillus. Les propriétaires reçoivent, pour cela, un subside de quarante euros l’hectare ; ils doivent également conserver, sur au moins 3% de la surface, des arbres qui vivront jusqu’à la fin de leur vie naturelle. Les épicéas qui poussent en semis naturel ne seront donc pas arrachés mais seront des plantes accompagnatrices des hêtres, des chênes et des bouleaux. Ils enserreront les troncs des jeunes arbres qui seront semés et feront en sorte que leurs troncs soient indemnes de branches, afin d’obtenir un bois de première qualité. L’épicéa n’est donc plus destiné, ici, qu’à accompagner les essences nobles. »
Profiter d’une récolte abondante
Replanter paraît très simple : il suffit apparemment de déplacer les glands et les faînes qu’on trouve en abondance !
« Sous les chênes et les hêtres, un peu plus loin, le semis naturel se fait en suffisance, précise Charles Debois. Pourtant, amener nous-mêmes la masse disponible de glands et faînes et l’enterrer ici, tout de suite, plutôt que d’attendre les geais et les écureuils, permet de gagner un temps précieux, ce surplus risquant d’ailleurs d’être tout simplement avalé par les sangliers, les chevreuils et les mulots… Mais surtout, cela ne marchera plus, l’an prochain, car les chênes et les hêtres qui auront donné beaucoup en 2018 ne donneront plus grand-chose pendant les trois ou quatre années qui vont suivre. La dernière récolte abondante remonte à 2011, il y a sept ans déjà, ce qui signifie qu’il faudrait acheter des glands si nous voulions effectuer la même opération l’an prochain. Ceux-ci se conservent, en effet, difficilement au-delà de six mois. Recourir à la main-d’œuvre humaine est utile également puisque, le germe du gland étant une racine, le mieux est de le mettre… vers le bas ! De plus, il est toujours préférable de choisir un gros gland puisque la réserve de nourriture est toujours plus importante dans une grosse graine. Il faut aussi en mettre deux ou trois par trou pour qu’il y en ait au moins un des deux qui survive ».
On ne peut donc pas simplement lancer les glands en l’air et les laisser retomber où ils veulent ? Charles Debois nous explique que, sous les arbres, ils seraient recouverts de feuilles qui les protégeraient du gel. Or ici, rappelons-le, nous nous trouvons dans une coupe à blanc…
« Ces parcelles, à la fin des années soixante, étaient certainement des chênaies ou des hêtraies, regrette enfin Charles Debois. Les arbres furent sans doute vendus par l’ancien propriétaire pour payer des droits de succession. Des épicéas furent plantés mais les scolytes ne posaient pas de problèmes à cette époque ; le climat des années soixante n’était pas celui d’aujourd’hui… »
Reconstituer la forêt
Les défenseurs d’une sylviculture proche de la nature utilisent le slogan « Imiter la nature, hâter son œuvre« . Si nos compétences en la matière sont certes limitées, chez Nature & Progrès, il n’y a cependant pas de doute que nos choix en matières agricoles nous amèneront à partager cette ligne de conduite. Et le geste simple qui est aujourd’hui demandé au public permet de réaliser ce que la nature aurait peut-être mis une décennie à accomplir. Plus prosaïquement, en Wallonie, une parcelle comme celle-là est généralement nettoyée à l’aide de bulldozers et, une fois les troncs enlevés, tout le reste est broyé – en ce compris les petits bouleaux et les semis naturels d’épicéas – afin d’obtenir un terrain tout-à-fait clean afin de replanter plus facilement. Ce saccage coûte un minimum de cinq mille euros l’hectare, gyro-broyage et plantation compris. Ici, on se contentera de reconstituer la forêt telle qu’elle existait avant les épicéas, en exposant aussi un minimum de frais…
D’une manière plus générale, la majorité des essences qui composent nos forêts vont souffrir d’attaques diverses et seront donc appelées à s’adapter, ou à disparaître. Gageons que certaines ne subsisteront pas et qu’une gestion forestière par trop brutale n’ouvrira pas la porte aux solutions alternatives. Un pessimisme exacerbé n’est, bien sûr, pas de mise. Un optimisme béat non plus.