Nature & Progrès organise, durant deux samedis du mois de mars 2022, son premier processus délibératif sur le thème « As-tu besoin de ton voisin ? ». Trente citoyens vont discuter du (re)développement des tissus sociaux et des réseaux de consommation et de production locaux, en vue d’alimenter les positions de l’association sur cette thématique.
Par Dominique Parizel
Bien sûr, il appartiendra au groupe représentatif invité à discuter de préciser ses objectifs et de définir plus avant les méthodes de travail qu’il adopte. Il semble toutefois nécessaire d’imaginer, de préciser un cadre de départ, sans quoi il serait difficile de mobiliser qui ce soit. Ce cadre initial a trait – nous l’avons dit – aux relations de voisinage, au sein de nos villages et de nos quartiers. Leur qualité, nous le savons tous, améliore grandement le quotidien. Voici donc une première esquisse, la petite graine appelée à devenir un bel arbre plein de fruits vitaminés…
Nous retrouver, échanger, collaborer…
Les faits démontrent que les replis, individuels ou collectifs, sont souvent des attitudes bien illusoires. Les ressources de la planète sont limitées et nous les consommons aujourd’hui plus rapidement qu’elles ne peuvent se renouveler. Les mauvais traitements que nous infligeons aux écosystèmes dans lesquels nous vivons constituent une menace croissante pour l’espèce humaine elle-même. Et tout indique que le vivant – c’est-à-dire aussi nous-mêmes ! – souffrira terriblement des dérèglements dont nous sommes collectivement – mais certaines collectivités beaucoup plus que d’autres – les responsables.
Les logiques locales, collaboratives et participatives, sont sans doute désormais les seules qui soient à même d’amener plus de justice sociale, en ce compris la sauvegarde du patrimoine environnemental au sein duquel nous coulons nos existences. Comme les beaux jardins que nous cultivons avec amour et passion, sans doute avons-nous le devoir de restituer ces écosystèmes où nous vivons plus beaux que nous les avons trouvés ? Sans doute les modus vivendi qui nous permettront de le faire, peuvent-ils être à même de mieux nous auto-réguler, par l’adoption, au sein de nos communautés, de pratiques communes qui nous paraissent justes et soient admissibles pour chacun. La crise des « gilets jaunes » a montré que le monde politique est désormais incapable d’imaginer de telles règles équitables et de les mettre en place. Son seul horizon paraît être de préserver l’activité – quel qu’en soit l’objectif et les conséquences – et les flux monétaires – qui ne profitent qu’au dixième de pourcent les plus riches ! Très loin des besoins réels de la population et de l’amélioration possible de son sort : qualité alimentaire, confort de l’habitat, facilités de mobilité, qualité des loisirs et amélioration des liens sociaux…
Sans doute appartient-il désormais aux citoyens de pallier ces manquements par leurs propres initiatives et d’utiliser le pouvoir qu’ils détiennent – collectivement et directement – pour imposer la mise en place de solutions adéquates dont le « mouvement social » aura démontré l’efficacité. L’émergence de circuits courts de distribution est, par exemple, une flagrante démonstration d’une telle volonté citoyenne. Le circuit court apparaît même aujourd’hui comme la meilleure planche de salut pour le monde agricole. Entendez le monde agricole à taille humaine, le seul qui soit à même de sauvegarder le caractère local et traditionnel de nos productions. Nous ne parlons pas ici de l’agro-industrie qui est, de plus en plus, une plaie, une réelle nuisance pour notre population. Mais les « gros capitaux », par l’entremise de la grande distribution notamment, déploient une énergie dantesque pour contrecarrer cette réappropriation populaire. Ils ont, en effet, gros à perdre. Et, avec eux, leurs affidés au sein du landerneau politicien…
Le développement du « capital social »
Qu’entendons-nous exactement par « capital social » ? C’est très simple. Tout se passe comme si nous étions chacun les neurones d’un même cerveau. Mais la capacité d’un cerveau repose moins sur le nombre de ses neurones – et sur ce qu’ils « savent » en leur for intérieur – que sur le nombre des connexions qui les relient et sur la capacité de ces connexions à échanger rapidement toutes sortes de données utilisables… Une grosse masse de neurones peut donc être en état de mort cérébrale si on l’arrose quotidiennement, par exemple, de publicités débiles qui la poussent à se comporter machinalement contre son propre intérêt. Un peu de matière grise dûment stimulée peut au contraire être très active si elle se décide à réfléchir. Ainsi en va-t-il de nos groupes humains : il y a les grosses villes socialement inertes qui glissent lentement dans la pauvreté et les hameaux minuscules au bouillonnement intense où l’on cultive proximité avec la nature et douceur de vivre…
L' »intelligence » d’un tel cerveau ne prend pas toujours la forme qu’on croit. Point ne trouverons donc ici d’élucubration savante « à la Elon Musk » : ni rutilantes berlines électriques, ni exploration martienne… On trouvera en revanche dans les villages et les quartiers aux voisins très connectés, la volonté de partager, par exemple, les récoltes avant qu’elles ne périssent, lorsque celles-ci sont importantes : donner aux voisins pour éviter que tout cela ne « tourne à rien » est un acte de civilité et de cohésion sociale, avant même qu’on ne songe au remplissage de l’un ou l’autre estomac… La capacité à autoproduire, une partie de l’alimentation notamment, reste une ressource importante, surtout pour la frange la moins favorisée de nos concitoyens. Pour autant bien sûr que la transmission des savoir-faire essentiels ait lieu, par le biais de potagers collectifs essentiellement qui ne peuvent se mettre en place que dans le cadre de relations de « bon voisinage ». Tout cela n’est pas bien neuf, nous le savons pertinemment, et ne relève, pour ainsi dire, que d’une saine tradition qui gagnerait sans doute à s’étendre à beaucoup d’autres domaines de la vie publique. Des telles pratiques intelligentes en ont toutefois déjà inspiré – ou revigoré – beaucoup d’autres :
– celle du don, par exemple, car ce qui ne sert plus à l’un peut certainement être utile à d’autres, et ce qui redevient utile à l’autre évite bien sûr d’en faire trop rapidement un vulgaire « déchet ». Cela tombe sous le sens mais il n’est jamais inutile de le rappeler…
– les services spontanés aux personnes – âgées ou handicapées, par exemple – peuvent être peu de choses pour ceux qui les rendent, mais s’avérer d’un réconfort insoupçonné pour ceux qui les reçoivent. Et sauver la vie, le cas échéant, d’une vieille personne isolée, par exemple, toujours susceptible d’avoir fait une simple chute, sans plus pouvoir se redresser…
– le partage d’équipements aussi car nous n’avons pas tous besoin, tout le temps, de notre défonceuse ou de notre perceuse à percussion, par exemple, à moins d’être des bricoleurs quotidiens, obsessionnels et patentés… Dans le même ordre d’idée, peut-être n’avons-nous pas besoin non plus, en permanence, de notre voiture, et peut-être est-il possible d’imaginer un moyen de mettre en partage – et en mouvement – ce gros tas de ferraille qui encombre le trottoir ? Aucune industrie n’imaginerait d’immobiliser une machine aussi chère pendant… 95% de son existence. Plus largement encore, la mise en commun d’un matériel de type professionnel – agricole, par exemple – peut être envisagée par le biais, par exemple, de coopératives créées à cet effet…
– les groupements d’achats en tous genres et de toute nature, enfin, pour l’alimentation ou pour l’énergie par exemple, ont suffisamment montré qu’elles ont un rôle à jouer dans la diffusion d’une information de qualité et dans la responsabilisation du consommateur par rapport à ses achats. Mais, certes, nous nous éloignons peut-être là un peu trop du voisinage…
Voisin, voisine, j’ai besoin de toi ! Mais comment nous organiser ?
Oui. Quels modes d’organisation adopter, une fois que nous avons compris combien nous avons besoins les uns des autres ? Et à l’initiative de qui ? Dons, services et partages ne font pas tourner l’économie ! Les actes gratuits n’ont aucune valeur dans notre univers capitaliste ; ils ne constituent pas non plus de potentiels « gisements d’emplois ». Et qui va rouspéter si trop d’échanges citoyens venaient à faire chuter les ventes d’appareillages électriques ou de voitures ? Fabricants et détaillants en équipements en tous genres n’auraient-ils pas tôt fait de dénoncer un important « manque à gagner », peut-être crieraient-ils même aux possibles pertes d’emplois et au travail au noir ? Mais le marketing qui individualise la clientèle ne crée-t-il pas, par simple opportunité, l’achat inutile qui tôt ou tard fait les montagnes de déchets ? Et la pléthore de services publics en tous genres – peu efficaces et peu connus – ne tue-t-elle pas le don et le service spontanés entre voisins, qui créent le véritable lien social ? Comment mesurer l’inintérêt sociétal et la pollution induite par la masse de bibelots idiots qu’on nous vend à vils prix, comment évaluer la qualité très inégale de ce qui est mis en place avec l’argent public, comment stimuler la démarche positive, gratuite et généreuse vis-à-vis de ceux qu’un seul mur sépare parfois de l’endroit où s’écoulent paisiblement nos jours ? Comment faire entendre la voix des acteurs indépendants qui font – ou devraient faire ? – ce salutaire travail d’évaluation ?
Le renforcement des liens de voisinage et le développement du « capital social » peuvent-il être envisagés comme un véritable objectif politique ? La mise en œuvre d’un tel projet dans le long terme n’entrera-t-il pas forcément en concurrence avec les infrastructures et les actions soutenues ou mises en place au bénéfice de tel ou tel mandataire local ? Comment envisager la conception et l’éclosion d’authentiques initiatives citoyennes, indemnes de toutes formes de récupération ? Comment les rendre pérennes ? Comment en évaluer exactement les effets ? Qui solliciter pour les initier et les piloter ? Où trouver l’argent nécessaire pour qu’elles existent et se développent ? Et qu’est-ce qui contribue, en définitive, à la qualité de nos vies ? Avoir, autour de nous, des gens « sur qui compter » plutôt qu’un fatras d’appareillages intrusifs et froids ? Ou peut-être être nous-mêmes ces gens sur qui peuvent compter ceux qui vivent h-juste à côté de nous ? Être là, l’un pour l’autre, tous bienveillants et chacun selon ses compétences : certains jardinent, d’autres cuisinent, certains font la conversation, d’autres sont plus doués écouter sans rien dire… Restent aussi les moyens divers qu’une véritable entraide locale permet de mobiliser, et les dépenses inutiles qu’elle permet d’éviter : une véritable « économie locale » et collective, pour s’épauler dans la proximité, qui permet sans doute de faire face discrètement à de nombreuses situations de précarité, en évitant surtout l’humiliation d’exposer au grand jour les cruelles difficultés de l’existence ? Mais rien qui excite vraiment le politicien local à la générosité ostentatoire, rien qui excite beaucoup le média encensoir des belles et grandes solidarités. Rien qui concerne non plus le grand Monopoly libre-échangiste mondialisé dont on ne sait trop s’il est devenu un atout ou une menace pour la vie des villages et des quartiers ?
Dans le temps, les soirs d’été – quand ne bourdonnaient pas encore les TV -, les gens sortaient s’asseoir sur leur banc ou sous leur arbre et parlaient, de tout et de rien, en compagnie de leurs voisins. Jusqu’à ce qu’il fasse assez frais et assez sombre pour aller enfin se coucher…
L’objectif de Nature & Progrès ?
Réunir un panel citoyen et parler voisinage. D’accord mais pour quoi faire exactement ? Partager le constat que le voisin et la voisine sont des gens uniques dont avons absolument besoin et s’interroger sur les moyens de resserrer le tissu social de proximité. C’est sans doute, à présent, une affaire entendue. Mais encore ?
Nature & Progrès proposera au panel citoyen d’explorer, à l’échelle de nos villages et de nos quartiers, ses thématiques principales – accès à une alimentation bio et locale de qualité, jardinage et autoproduction, éco-bioconstruction – afin d’y déceler et d’imaginer les actions ou les mécanismes qui permettraient une réactualisation – peut-être une simple « mise à jour » – des liens de voisinage. Nous rêvons à de nouveaux outils, un nouvel état d’esprit, un nouveau regard que le simple fait de mieux manger et de mieux habiter – le fait de mieux savoir ce que l’on mange et ce que l’on habite – nous permettrait peut-être de poser enfin sur ces gens étranges que nous n’avons pas choisis et qui nous semblent, à la fois, si loin et si proches : nos voisins ! Ceux et celles de mon village, de mon quartier…