Trois cent dix tonnes de thiaméthoxame, telle est bien la quantité astronomique de ce pesticide néonicotinoïde qui a été exportée depuis la Belgique, vers le Brésil et le « poumon vert » de la planète, dans le dernier quadrimestre de 2020 ! En pleine deuxième vague de la crise sanitaire… Mais la Belgique n’a peut-être été qu’une « porte de sortie » de l’Union européenne pour un produit qu’elle-même s’interdit, même si ses Etats-membres, trop souvent, « dérogent » par habitude…
Par Dominique Parizel
Fin novembre 2021, l’ONG suisse Public Eye révèle que l’Union européenne a exporté, durant les quatre derniers mois de l’année 2020, des milliers de tonnes des pesticides « tueurs d’abeilles » – les fameux néonicotinoïdes – qu’elle-même interdit sur son propre sol (1). Public Eye rappelle que « trois cultures sur quatre dans le monde dépendent des abeilles et autres insectes pollinisateurs ainsi qu’un tiers de la production alimentaire mondiale ». L’effondrement de ces populations, très vulnérables aux pesticides et à d’autres facteurs environnementaux, représente donc une « sérieuse menace pour la sécurité alimentaire et la nutrition dans le monde », ainsi que nous en avait averti la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture).
Dès 2018 et sur cette base, l’Europe avait donc interdit les trois principaux néonicotinoïdes – imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine – pour toutes les cultures de plein air, en raison de risques « inacceptables » pour les abeilles et ce, en dépit de la guérilla juridique opposée par les fabricants, Bayer et Syngenta essentiellement, qui furent déboutés par la Cour de Justice de l’Union européenne.
Où l’on mesure que l’intérêt des multinationales « fait loi »…
Il nous en coûte de resasser pareil poncif, croyez-le, mais hélas les faits sont là… L’Union, tout d’abord, permit à ses Etats-membres de « déroger » pour des raisons – et selon une procédure – obscures à propos de laquelle nous attendons toujours les précisions que doit apporter la Cour de Justice de l’Union européenne, suite aux recours intentés par Nature & Progrès Belgique, Pesticide Action Network Europe et un apiculteur indépendant. Nous vous avons parlé, à maintes reprises, des « dérogations » – arbitraires selon nous -, accordées par la Belgique, auxquelles s’ajoute maintenant une autre « dérogation » pour le sulfoxaflor. Nous revenons, dans l’article qui suit, sur les alternatives possibles pour ce produit dangereux. Plus fondamentalement, nous nous demandons surtout à quoi sert de légiférer si les puissants de ce monde – rien de neuf sous le soleil – sont ensuite autorisés à s’asseoir aussi facilement sur tout ce qui les embête. Et tout cela, dans le cadre de ce que l’Europe s’efforce encore de nous présenter comme un Green Deal…
A tous ceux qui laissaient encore quelques crédits à sa bonne foi, elle démontre à présent qu’elle-même se fiche éperdument de l’esprit même de ses propres lois, autorisant les géants de l’agrochimie à produire, sur le territoire européen, les pesticides qu’elle-même répute dangereux, puis à les exporter vers des pays où les réglementations sont – mais oserait-on encore en mettre sa main à couper – « plus faibles ». Quoi qu’il en soit, le grand commerce toxique mondialisé a encore de beaux jours devant lui. Et les « parrains de la drogue » ne sont pas forcément ceux qu’on croit !
L’ONG Public Eye et la cellule d’enquête de Greenpeace en Grande-Bretagne, baptisée Unearthed, réussirent, en effet, à mettre la main sur des données d’exportation obtenues, en vertu du droit à l’information, auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Car même les multinationales sont tenues d’informer les autorités européennes de leurs exportations de produits chimiques interdits… Pour un résultat anodin ? Vous ne rêvez pas : plus de trois cents exportations en à peine quatre mois ! Et Bayer et Syngenta, qui disposent d’un vaste réseau d’usines en Europe, sont responsables de près des neuf dixièmes de ces exportations. De plus, le quotidien Le Monde relève (2) qu’avec « 310 tonnes de substances actives – le thiaméthoxame de Syngenta -, la Belgique est de loin le plus gros exportateur, devant la France. » L’analyse des données publiées par Public Eye permet même de constater qu’un seul envoi massif fut réalisé par Syngenta depuis notre pays ! La chose qui le compose, une fois formulée, s’appelle Engeo Pleno S et il y en avait très exactement deux millions deux cent mille litres ! Bien sûr, officiellement, la Belgique et la France soutiennent, à présent, une interdiction d’exportation car « il n’est pas acceptable d’exposer l’environnement et la santé dans d’autres pays » à ces substances, dit-on dans l’Hexagone où l’on ne manque décidément pas d’humour. Car tant la France que la Belgique « dérogent » toujours… Et nous aimerions vraiment bien savoir quelle partie du poison fut fabriquée dans notre rutilante usine de Seneffe, dans notre belle Wallonie, ce qu’indiquent clairement les document mis en ligne par Syngenta-Brésil…
Engea Pleno S, oui mais pour quoi faire ?
Donc, trois cent dix tonnes de thiaméthoxame furent fabriquées puis exportées depuis la Belgique en direction du Brésil, envoyés par les bons soins de Syngenta. Soit deux millions deux cent mille litres d’un produit formulé nommé Engea Pleno S, un merveilleux produit autorisé pour un nombre impressionnant de cultures, de la canne à sucre au soja. Si l’acte d’autorisation « conseille » de ne pas traiter en période de floraison, il permet, notamment pour les cultures de soja et de blé, d’effectuer des traitements aériens… via des avions. ! Une honte sans nom par conséquent – disons-le tout net – de voir notre pays « déroger » – décidément, ce n’est plus une habitude mais un vrai tic nerveux – aux interdictions en vigueur et à l’esprit de nos propres lois, pour laisser des industries transnationales exporter de vrais poisons qui vont polluer – et partant anéantir – le « poumon vert » de notre planète. Jouer les bonnes âmes conscientisées quand vient la COP, c’est une chose, mais agir, c’est en décidément une autre…
On sait bien sûr que, d’une manière générale, les écolos brésiliens ont la vie dure. Pourtant, des bonnes âmes, il y en a (4). Ne parlons donc pas des Brésiliens eux-mêmes mais de la responsabilité écrasante de leur état dans la destruction de sa forêt, avec le dessein – stupide et coupable – de devenir la « ferme du monde ». Une ferme agroindustrielle, cela va sans dire. Collaborer à un tel projet revient donc objectivement à agir contre la biodiversité et contre le climat ! Ainsi la quantité de terres consacrées aux palmiers à huile, par exemple, avait déjà doublé, au Brésil, entre 2004 et 2010, sou l’impulsion de président Lula. La volonté de concurrencer la Malaisie et l’Indonésie, dans cette production très controversée, n’a pas cessé depuis, les producteurs prévoyant de doubler encore le volume pour 2025 (5). Le Brésil est donc loin d’être un pays vertueux en matière écologique. Et Bolsonaro n’est pas seul en cause… L’impossibilité de signer un accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur est là pour nous le rappeler.
Du reste, c’est bien l’ensemble de l’agriculture brésilienne qui est une véritable tare pour la planète entière, et c’est bien cette agriculture, dans la plupart de ses spéculations principales – coton, riz, arachides, pommes de terre, cannes à sucre, oignons, citrons, fèves, tournesols, maïs, palmiers fourragers, pâturages, concombres, soja, sorgho, tomates, blé – qui est grande consommatrice de poisons tels que l’Engea Pleno S. Alors, pourquoi, décidément, lui en envoyer en si grandes quantités ? Et de quelle terrible infestation « contre laquelle il n’y a pas d’alternative », le Brésil a-t-il bien pu être la victime, en cette saison 2020 ?
Syngenta chinois
A moins que… A moins que le grand jeu géopolitique ne soit encore bien plus « subtil » que cela… Car oui, en mai 2017 – cela n’a pas fait les gros titres ! -, le géant ChemChina – une « propriété » de l’Etat chinois – a trouvé un soutien suffisant parmi les actionnaires de Syngenta pour boucler une offre mirobolante de quarante-trois milliards de dollars – trente-neuf milliards d’euros et des poussières… – sur le géant suisse des pesticides et des semences… Cette « fusion » – ah, l’amour fusionnel ! – revêtait un caractère stratégique pour la Chine, premier marché mondial en agriculture, qui cherchait alors à assurer la sécurité d’approvisionnement de sa gigantesque population.
L’Europe, toujours pleine de bienveillance et de bonnes intentions, veut-elle s’abstenir de contrarier la Chine dans ses relations avec le Brésil ? Pareille « diplomatie du pesticide » serait sans doute particulièrement risible s’il n’y avait d’autres enjeux de taille mondiale : le climat, la biodiversité… Quant à l’Europe, si elle veut montrer la voie en matière climatique, qu’elle le fasse peut-être avec un peu plus de fermeté… Qu’enfin nos pathétiques défenseurs locaux des intérêts industriels venus d’ailleurs daignent arrêter de se poser en arrogants libérateurs de l’agrochimie et qu’ils admettent, une fois pour toutes, ce que veut, chez lui, le consommateur lambda : du bio et du local en circuit court ! Tout profit pour nos agriculteurs. Nos agriculteurs à nous, ceux qui cultivent chez nous, c’est-à-dire en Wallonie… Pour ceux qui décidément mettent du temps à comprendre !
Notes :
(1) Voir : https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/pesticides/lue-exporte-des-milliers-de-tonnes-de-tueurs-dabeilles-interdits-sur-son-sol/
(2) Voir : Stéphane Mandard, « L’UE exporte les néonicotinoïdes interdits sur son sol », dans Le Monde du 19 novembre 2021, page 10
(3) Voir : https://www.syngenta.com.br/sites/g/files/zhg256/f/engeo_pleno_2.pdf?token=1562182806
(4) Voir : https://www.secours-catholique.org/actualites/au-bresil-des-fossoyeurs-de-lamazonie-deviennent-ses-defenseurs
(5) Voir : www.greenpeace.fr/deforestation-huile-de-palme-compte-a-rebours-final/
(6) Voir : https://unearthed.greenpeace.org/2020/02/20/brazil-pesticides-soya-corn-cotton-hazardous-croplife/