L’auto-cueillette est une solution concrète et réaliste pour nourrir qualitativement ceux qui manquent d’argent, une question essentielle dans la quête de l’équité alimentaire que poursuit Nature & Progrès. Elle démontre a contrario du modèle dominant qu’il est possible de faire une agriculture de grande qualité sans exploiter ni l’agriculteur, ni le mangeur. Dans la banlieue liégeoise, sur les hauteurs de Jupille, François Sonnet nous accueille sur le Champ des possibles…
Par Dominique Parizel
François est un maraîcher qui vous parle d’abord musique et de BD ! Car le Champ des possibles, sous-titré Comment je suis devenu paysan, est d’abord un bouquin qui parle d’un virage radical qu’on peut négocier sans valser dans le décor. « Cette BD, dit François Sonnet, raconte mon parcours depuis mon licenciement, en tant que commercial chez AIB-Vinçotte, jusqu’à mon installation comme maraîcher. Beaucoup de gens se questionnent actuellement sur le sens de leur travail et je crois utile de montrer que des transitions inattendues font partie du possible. Je ne m’attendais sûrement pas à devenir paysan. M’y voilà, pour ma septième année déjà… »
Cent membres qui cotisent un euro par jour…
« J’apprends tout le temps, reconnaît humblement François, et je dois encore apprendre beaucoup. Je n’ai fait qu’un an d’études mais j’ai opté pour un système qui me permet d’apprendre encore et qui m’épargne la pression commerciale que subissent la plupart de mes collègues. Il s’inspire de la Community-supported agriculture (CSA), c’est-à-dire d’un système de production agricole soutenu par la communauté, et s’appuie sur l’auto-cueillette : chaque membre vient cueillir lui-même ce qu’il consomme ! Moi, je ne cueille pas pour les autres, sauf les racines pour faire des chicons, en fin de saison. Et rien ne doit rester sur le champ… Il y a également quelques récoltes qui se font en groupe, comme les courges et les pommes de terre.
Les gens paient un abonnement en début d’année ; je peux donc compter sur une bonne centaine de personnes qui constituent le capital sur base duquel je peux travailler. Mon propre revenu est fixe et je démarre donc tranquille… Mes amis de Het Open Veld à Louvain – www.boerencompagnie.be -, qui m’ont inspiré, arrivent à tourner avec un hectare et trois cents membres. Personnellement, je travaille sur six mille cinq cents mètres carrés et mon terrain n’est pas extensible ; plus de cent cinquante personnes, dans mon cas, seraient donc probablement difficiles à gérer… Mais si la demande se développe, cela fera de la place pour d’autres. J’ai participé au mouvement des objecteurs de croissance et ma réflexion s’est immédiatement orientée vers les limites que je voulais mettre à mon propre projet, pour éviter d’en faire de trop… Au Champ des Possibles, l’abonnement tourne donc, bon an mal an, autour des trois cent vingt euros… Le système prévoit un abonnement de base mais chacun est libre de mettre un peu plus afin de mieux soutenir mon travail. Cela permet aussi de contribuer au projet en fonction de ses moyens. Tout est transparent et ma comptabilité peut toujours être expliquée. Nous faisons le point, en fin de saison, sur ce qui a bien fonctionné et sur ce qui doit être amélioré. En fonction de la demande, je diminue ou j’augmente certaines productions dont le sort dépend également de ce que je constate, moi-même, sur le terrain. Le reste est extrêmement simple : quand une production est bonne à récolter, tous les membres sont aussitôt avertis par mail. Sur le terrain, ces productions sont marquées d’un drapeau jaune… »
Le système fonctionne sur la confiance, et fonctionne très bien
« Il n’est pas admissible, s’insurge François Sonnet, que la nourriture de qualité ne soit pas accessible à ceux qui n’ont pas les moyens de payer ou d’être correctement informés. Lors de la journée d’accueil au Champ des possibles, je prends le temps nécessaire pour m’adresser à chacun, pour leur expliquer ma démarche, pour leur dire comment je travaille et en quoi c’est important. Je montre comment bien récolter les légumes, je donne quelques conseils pour bien cuisiner ceux qui ne sont pas forcément familiers. Je sensibilise aussi à la disparition des agriculteurs, au fait que, sans eux, il ne resterait que de l’industriel à se mettre sous la dent…
Dans les villages où il y a peut-être davantage de potagers, ce genre de système ne sera peut-être pas utile mais, en bordure de ville, l’auto-cueillette marche très bien. Dès que les membres sont avertis qu’une production est disponible, ils sont entièrement libres de venir, même quand je ne suis pas là évidemment. Tout fonctionne sur la confiance et tout fonctionne très bien, ce n’est pas une folie de l’affirmer ! L’auto-cueilleur fait parfois une erreur mais jamais de vrai dégât, c’est surtout le producteur qui doit s’efforcer de lâcher prise… Le fait de venir sur le terrain avec les enfants, par exemple, est une forme rare de sensibilisation et de responsabilisation. Les gens prennent ce qu’ils choisissent et s’en contentent évidemment, à l’inverse de la grande surface qui les habitue au légume parfait en apparence, pour d’absurdes raisons de marketing. Ici, l’aspect n’effraie jamais personne : une bestiole dans la salade, c’est la nature, un chou-rave éclaté, ça ne se goûtera pas dans l’assiette… Et celui qui n’aime pas un légume, eh bien, il le laisse simplement sur le champ pour celui qui passera après lui. Au Champ des possibles, nous ne gaspillons quasiment rien. Quand je hisse le drapeau rouge, cela veut dire que les cueilleurs peuvent y aller : il y aura trop, prenez-en ! Notre projet, c’est de nourrir tous nos membres le mieux possible. Il n’y a pas de solution miracle, juste beaucoup de boulot à faire : nous ne sommes pas là pour sortir les plus belles salades ni les plus grosses carottes. C’est le Champ des possibles pour montrer qu’on peut faire différemment, que personne n’est obligé de rester dans un système agricole qui exploite les hommes et la terre. Nous connaissons tous les conditions inhumaines imposées aux ouvriers agricoles, en Espagne ou en Italie, sous des chaleurs intenables et dans des baraquements de fortune. Personnellement, je suis du genre à tout remettre en cause. Je ne comprends toujours pas pourquoi, en dépit de la qualité de leur travail, les avocats et les médecins sont payés dix fois plus que les agriculteurs. L’agriculture est pourtant essentielle. Et si je n’étais pas dans ce système-ci, basé sur l’auto-cueillette, je ne crains pas de dire que je ne serais pas maraîcher ! »
Beaucoup d’autres choses à faire…
« Je suis quelqu’un de très actif, avoue Francois, j’ai ma famille, je fais de la musique, de la BD et j’ai même tâté un peu de politique… Je veux surtout garder du temps pour recevoir correctement les gens qui viennent sur le terrain. Je veux les sensibiliser aux contraintes du métier que je fais, à la qualité des produits que je cultive pour eux, ainsi qu’aux enjeux climatiques, etc. Le maraîchage est très intensif en main-d’œuvre et le simple fait de venir cueillir soi-même les légumes qu’on va consommer soulage énormément le boulot du maraîcher. Le système permet donc de revenir à des rythmes de travail moins contraignants et de trouver un équilibre soutenable entre un approvisionnement régulier en légumes frais et de qualité, d’une part, et la sauvegarde de la vie familiale et sociale du producteur, d’autre part. Physiquement, le travail de maraîcher est très exigeant et il faut pouvoir considérer ces limites-là aussi. Or les agriculteurs, aujourd’hui, sont pressés comme des citrons et n’ont pas le droit de sortir de leur champ, ni de leur ferme. Moi, je veux garder mes week-ends pour les miens et éviter de travailler douze heures par jour, sauf quand c’est absolument indispensable.
Je ne suis « certifié » par personne, je n’en vois pas l’utilité puisque j’écoule ma production en direct. Je me suis souvent pris la tête avec des collègues qui me reprochent de ne pas renforcer le poids de la bio mais j’estime que mes produits n’ont rien de comparable avec d’autres, cultivés en grandes cultures ou venant de très loin… Je comprends les impératifs du bio mais, à mes yeux, il est totalement dévoyé et récupéré par la grande distribution. Il n’est pas admissible que mes collègues qui travaillent sur de petites surfaces, avec une haute valeur ajoutée, soient mis dans le même sac que des productions qui tendent vers l’industriel. Je pense donc, pour cette raison, que le bio est en train de s’essouffler. Bien sûr, l’intention reste bonne mais la valeur sociale, essentiellement, fait grandement défaut : si on ne respecte pas les travailleurs, il ne faut pas s’attendre à ce que ces travailleurs respectent la terre ! La certification sociale devrait donc passer avant la certification de technique agricole. L’environnement est une chose importante mais les conditions de travail des humains qui réalisent le travail agricole le sont bien plus encore… Bien sûr, je sais que Nature & Progrès va beaucoup plus loin et fait du bon boulot. Mais pour être chez Nature & Progrès, en Belgique, encore faut-il être certifié bio à la base… »
Entrer dans le Champ des possibles ?
« Les membres du Champ des possibles sont recrutés très localement bien sûr, explique encore François, via le bouche-à-oreille et via un « toutes-boîtes » du quartier, ainsi que par l’intermédiaire de mon réseau liégeois. J’ai travaillé, pendant quatre ans, pour la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise où j’ai pu défendre l’idée que la qualité alimentaire doit passer prioritairement par les collectivités qui touchent la grande majorité des gens : crèches, écoles, hôpitaux, maison de repos, etc. Tout ce qui s’y mange doit être fourni par des producteurs engagés par elles, plutôt que par des privés qui font dans l’immangeable. C’est simple : on sort des marchés publics et on fait soi-même ce que les autres sont incapables de faire !
La nourriture de qualité ne peut pas être l’apanage d’une élite en mesure de se la payer. Ce serait absolument immoral. La responsabilité publique est donc écrasante en la matière. Les pouvoirs publics doivent rapidement reprendre la main en matière de qualité de l’alimentation. La main-d’œuvre est disponible ; il faut juste former les gens pour l’encadrer. Cela peut avoir un réel impact économique pour la Région – on n’est qu’à 17% d’autoconsommation de légumes en Wallonie ! -, à condition évidemment que nous ne bradions pas les dernières terres agricoles qui nous restent, que nous ne préférions pas les surgelés flamands subventionnés par la PAC…
Pourquoi faudrait-il subir les prix fixés sur un marché mondialisé ? Calcule-t-on assez les frais environnementaux générés par l’intensif, la dépollution des eaux et toutes les autres externalités qui permettent à l’intensif d’exister ? Sont-ils compris dans les « produits blancs » de la grande surface ? Le Champ des possibles a toujours ambitionné de nourrir les gens sans utiliser de produits phytosanitaires, et pas même les produits naturels qui sont autorisés en bio. Du point de vue de la mécanisation, j’ai bien un motoculteur mais si j’utilise cent litres d’essence par an, c’est beaucoup… Il est donc parfaitement possible de cultiver des légumes sans bousiller l’environnement. En choisissant plutôt de travailler avec la nature… »
« Allons bon, s’écrie soudain François ! J’ai des pucerons dans mes salades. Ce n’est pas grave, les coccinelles vont arriver. Mais, dans la logique d’une grande surface, ce serait totalement impossible à vendre… »
Tout auréolés de la démarche de qualité que nous revendiquons, nous repartons ébranlés par le pragmatisme de François. Car il ne suffit pas de se borner à prodiguer un bienfait, il faut encore rendre ce bienfait accessible à tous ceux qui doivent en profiter. Les privilégiés qui produisent et consomment bio, ou encore tous ceux qui s’épuisent à se vouloir vertueux, seraient bien inspirés de méditer cette question. Qu’est-ce qui peut œuvrer concrètement à rendre plus démocratique la qualité de l’alimentation ? N’est-ce pas dans cette voie que nous devons aujourd’hui prioritairement raisonner ?
Le Champ des possibles : www.champdespossibles.be