Si La désobéissance civile, petit essai du philosophe Henry David Thoreau, se trouvait sur la table basse de votre salon, vous pourriez y lire cet encouragement : “On ne peut attendre d’un homme qu’il fasse tout ; on peut seulement attendre de lui qu’il fasse quelque chose.” Puisque vous n’avez pas ce livre à portée de main, voici une autre histoire. L’un de ses protagonistes, Joshua Gorman, a pris Thoreau au sérieux. Trop ? Jugez-en par vous-même.
Par Guillaume Lohest
Vous avez chaud, vous étouffez presque au milieu de ces boiseries d’un autre temps. Vous regardez les lambris de la salle d’audience et votre regard croise le pygargue à tête blanche qui orne l’emblème de la justice des États-Unis. Vous n’êtes sans doute pas juge de profession, ni américaine de nationalité, ce n’est pas grave car au fond nous sommes tous un peu juges, et tous un peu américains. Votre rôle est plus exactement celui d’une jurée. Vous remplissez votre mandat populaire depuis quelques mois. Une fois par semaine environ, vous empruntez la Cambridge Turnpike vers le Sud-Est et vous avalez les vingt miles qui vous séparent de Boston pour rejoindre la Cour de District du Massachusetts. Sans la climatisation de votre bonne vieille Chevrolet, vous n’auriez pas survécu aux trajets pour les audiences de juin. Il fait mourant en ce début d’été. La petite brise apportée par l’océan Atlantique vous a rafraîchie pendant les quelques pas qui vous ont menée du parking à la Cour. Ce vent tiède hélas ne franchit pas les murs de l’austère bâtiment en briques rouges logé à l’angle de la Courthouse Way et de la Northern Avenue.
Hormis la chaleur, vous vous accommodez plutôt bien de cette mission qu’un tirage au sort a mis en travers de vos habitudes. Au moins, votre voix compte pour quelque chose. Avec les autres jurés, vous partagez une activité exigeante très éloignée de la plupart de vos occupations de tous les jours. On ne vous demande pas d’avoir raison, seulement de vous mettre au service d’une vérité raisonnable. Vous vous découvrez des capacités d’écoute, de compréhension, d’analyse et de délibération. La justice est inaccessible, cela vous aide à mieux la rechercher. Ce devoir démocratique vous apaise en réalité, il vous repose de l’incessante nécessité de vaincre et de convaincre qui anime votre vie. Pour l’obtention d’un marché, d’un poste ou d’un peu d’attention, il faut toujours lutter. Ici non, pensez-vous en vous installant aux côtés des autres jurés. Vous transpirez, votre chemise vous colle à la peau mais votre esprit est tranquille. Ces longues journées d’audience vous plongent dans un état de contemplation active qui ressemble à ces heures d’enfance où vous réalisiez des puzzles interminables. Vous aimiez être égarée, mais libre, dans un univers un peu à part, seule avec des morceaux à assembler.
L’affaire du pneu explosé, comme on l’appelle, occupera la journée entière au moins. Le drame a fait la une des journaux et divise la population en trois sur les réseaux sociaux : les acharnés des deux camps et les incertains dont vous faites partie. Vous n’avez pas eu besoin de vous forcer à entrer dans votre rôle, vous non plus ne savez pas quoi penser de cette histoire. Accident malheureux ? Attitude irresponsable mettant en danger la vie d’autrui ? Concours de circonstance ?
S’il fallait résumer l’affaire en quelques mots, vous pourriez dire ceci. Le 20 septembre 2021 à 7h20, dans la petite ville de Dedham en banlieue sud de Boston, un jeune homme de trente-deux ans appelé Anthony Medeiros a quitté son domicile de la River Street pour se rendre à son travail. Après avoir roulé quelques miles, son pneu avant droit a explosé alors qu’il se trouvait sur une voie rapide à un peu plus de soixante miles à l’heure. Il a perdu le contrôle de son véhicule, une Ford Explorer, et a fini sa course en percutant un arbre. Il a été tué sur le coup.
Cette histoire ressemble à un banal et tragique accident, si on n’y ajoute pas cela : vers 5h du matin, un autre jeune homme répondant au nom de Joshua Gorman avait dégonflé le pneu avant droit de cette même Ford Explorer tandis qu’elle était stationnée dans la River Street.
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L’avocate des parties civiles est une femme d’environ soixante ans, aux cheveux gris et courts. Elle s’exprime dans un langage châtié avec un fort accent de Pittsburgh, un mélange plutôt inhabituel.
“Les faits, et eux seuls, doivent conduire notre jugement. Or nous tous ici, nous avons été parasités par l’extraordinaire fourmillement de rumeurs et de considérations autour de cette affaire. Je vous demande de faire l’exercice d’une table rase. Nous avons le devoir de laisser de côté tous les aboiements idéologiques qui ont entouré cette affaire. Oubliez l’activisme climatique, bien qu’il y ait matière à nous aventurer sur ce terrain-là. Oubliez l’alibi du geste militant. La vérité toute nue est la suivante : Joshua Gorman a fait courir un danger mortel à Anthony Medeiros en dégonflant délibérément son pneu ce matin-là. Bien sûr qu’il n’avait pas l’intention de provoquer cet accident. Mais encore une fois, tenons-nous en aux faits : il l’a provoqué, lui et personne d’autre. Vous avez pris connaissance des conclusions du rapport scientifique, la pression des pneus était presque à zéro, tout juste suffisante pour ne pas donner l’impression d’un pneu à plat. Si Joshua Gorman avait voulu alerter sa victime sur l’urgence climatique sans mettre sa vie en danger, il aurait dégonflé le pneu jusqu’au bout ! En laissant un peu d’air, il a provoqué la mort d’Anthony.”
Vous vous jouez la scène intérieurement sans difficulté. Conduire une voiture est le geste le plus partagé d’Amérique, aussi n’avez-vous aucun mal à imaginer la perte de contrôle d’un gros véhicule lancé à pleine vitesse. Il paraît que, dans ces circonstances, on peut voir défiler sa vie en quelques secondes. C’est la vôtre qui vous apparaît. Mourrez-vous d’un accident, vous aussi ? Combien de victimes de la route avez-vous connues ? À quoi ressemble un corps broyé par de la ferraille, déchiqueté, inerte, coupé en deux ? On croit toujours que cela n’arrive qu’aux autres. Pourquoi Joshua Gorman n’avait-il pas dégonflé entièrement le pneu ?
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L’avocat de la défense ne ressemble pas du tout à un avocat de la défense. Vous le verriez mieux en surfeur sur les côtes de l’ouest, avec sa grande taille et ses airs de Brad Pitt. Il n’a pourtant pas l’accent californien. Vous n’avez aucune idée du lieu où il a grandi, mais vous misez sur une grande ville. Chicago ? Atlanta ? Impossible à dire.
“Vous voulez des faits ? En voici. Joshua Gorman est membre d’un mouvement d’activistes climatiques depuis un an et demi. Il a participé à sept actions, toutes semblables à celle du 20 septembre. Lors de toutes ces actions, je dis bien TOUTES, les militants ont déposé un tract sur le pare-brise des véhicules, avertissant les conducteurs du dégonflage d’un ou plusieurs pneus et expliquant les raisons de leur action. Vous avez pu voir plusieurs exemplaires de ces tracts, dont celui utilisé le jour de l’accident. Vous entendrez tout à l’heure d’autres activistes qui confirmeront ce modus operandi. Mon client lui-même a répété à plusieurs reprises qu’il n’avait jamais dérogé à ce principe. La communication est même l’élément central de ce genre de militantisme. Alors je vous le demande : pourquoi M. Medeiros a-t-il démarré ce jour-là ? N’a-t-il pas vu le tract sur son pare-brise ? L’a-t-il pris pour une publicité ? Ce tract s’est-il envolé ? Les données météo du 20 septembre indiquent un vent modéré. Ce fait-là, nous ne pourrons pas le connaître. Nous n’avons plus accès à cette vérité. Est-ce bien l’essentiel ? M. Gorman n’avait aucune intention malveillante envers la victime. La pose de ce tract en est la preuve. Quant au pneu insuffisamment dégonflé, soyons de bon compte. Mon client l’a dit et redit : il a inséré un gravillon dans la valve du pneu puis a poursuivi son chemin. Cette technique a été utilisée sur plusieurs autres véhicules ensuite. Il n’est pas repassé devant la Ford Explorer pour vérifier, soit. Cela ne fait pas de lui un criminel. Il y a chaque année en Amérique des accidents mortels liés à l’explosion d’un pneu. Mon client regrette celui-ci, de toute son âme. Son unique intention était d’alerter l’opinion au sujet du dérèglement climatique qui, dès aujourd’hui et bien plus encore demain, tue et tuera des millions de personnes. Nous demandons au jury de considérer cela. Nous devons parler du climat, car c’est la pièce centrale de cette affaire.”
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On appelle à la barre une dame aux cheveux très noirs. Elle ouvre une première fois la bouche, rien n’en sort, elle hésite. Dix, quinze secondes passent. Enfin, elle se met à parler, d’une voix lente et ferme. “J’ai perdu mon fils unique. Quel que soit le temps qu’il fera dans dix ans, rien ne me le ramènera. C’est tout ce que j’ai à dire.”
Son avocate semble un peu ennuyée. Elle lui demande si elle peut lui poser quelques questions. La mère accepte d’un hochement de tête.
– Mme Medeiros-Lopez, racontez-nous comment votre fils Anthony s’était procuré cette Ford Explorer.
– Eh bien, c’est-à-dire qu’il a économisé plusieurs années. Jusqu’au printemps de l’année dernière, il se débrouillait sans, ses collègues de la scierie passaient parfois le chercher, ou bien il empruntait ma vieille Toyota. Il a toujours rêvé d’avoir une voiture à lui. Moi je lui ai dit, c’est un trop gros modèle, tu n’as pas de famille, garde ton argent pour autre chose, mais il était résolu mon Anthony, quand il avait une idée en tête… Alors voilà, c’est comme ça qu’il a eu l’Explorer.
– Saviez-vous combien de miles elle avait au compteur ?
– La dernière fois qu’il m’en a parlé, il a dit 6000.
– Une dernière chose, Mme Medeiros-Lopez. Votre fils a-t-il déjà pris l’avion ?
– Ça non, jamais. Moi non plus d’ailleurs.
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Alors l’avocate s’avance et vous regarde droit dans les yeux, vous et les autres jurés. Son accent de Pittsburgh sonne comme jamais.
“Vous voulez parler de climat, parlons-en. La victime de cette action militante, comme vous dites, et que j’appelle moi une action de vandalisme, a roulé 6000 miles en tout et pour tout, dans toute son existence. Anthony Medeiros n’avait jamais pris l’avion. C’était un simple citoyen américain qui se rendait à son travail en voiture parce qu’il n’avait pas d’autre solution. En quoi avait-il besoin d’être sensibilisé au dérèglement climatique, alors qu’il y contribue sans doute trois fois moins que ces jeunes anarchistes des beaux quartiers qui dégonflent les pneus des grosses voitures sans se soucier de leur propre empreinte carbone ? Je ne nie pas qu’il s’agit d’une cause essentielle. Je veux juste vous dire qu’il existe de mauvaises manières de défendre une cause juste. Sur les cinq dernières années, M. Gorman, lui, a pris trois vols transatlantiques. Je suppose qu’il n’a pas scié les ailes du Boeing avant de prendre place à l’intérieur. Veuillez m’excuser, je n’ai rien contre M. Gorman, mais vous avez parfaitement compris où je voulais en venir.”
Vous avez une pensée pour votre vieille Chevrolet qui vous attend au parking. Peut-être aussi pour votre fils ou votre fille, qui ne sont pas climatosceptiques, qui ont une voiture, des envies de vacances, un barbecue rangé dans l’abri de jardin. L’avocat de l’accusé, le type à l’air californien, reprend la parole.
“Que ferait chacun d’entre vous, s’il avait la certitude absolue que la seule manière d’espérer encore éviter des catastrophes était de désobéir, d’empêcher coûte que coûte ce système économique destructeur de se perpétuer ? Auriez-vous le pouvoir d’annuler votre passé, ce que vous avez fait et vécu, la pollution à laquelle vous avez déjà contribué ? Renonceriez-vous à agir sous prétexte que, jusqu’ici, vous n’agissiez pas ? L’accusation d’incohérence qui pèse sur mon client est injuste. À l’échelle mondiale, les émissions de CO2 n’ont jamais reculé, vous m’entendez, jamais, alors que la prise de conscience est chaque année plus massive. Aucune solution politique, aucune solution économique, aucune solution diplomatique. Que faut-il faire ? Rien, sous prétexte qu’on a déjà pris l’avion ? Ce raisonnement est absurde. La vérité, messieurs les jurés, c’est que le réchauffement climatique tue, les inondations tuent, les tornades, les sécheresses, les famines, les guerres tuent. Pardonnez-moi, mais la voiture aussi tue, directement, violemment. Joshua Gorman n’est pas coupable de vouloir arrêter cela en posant des tracts. Rappelez-vous que l’un des plus éminents Américains de notre histoire, le philosophe Henry David Thoreau, est le père de la désobéissance civile. Si vous envoyez Joshua Gorman en prison, c’est Thoreau lui-même que vous condamneriez une seconde fois. Nous serions de retour au dix-neuvième siècle.”
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À présent, les heures passent et les témoins défilent, comme autant de morceaux de puzzle à assembler. Vous n’êtes pas au bout de vos peines. On annonce une nouvelle journée d’audience pour demain. Vous regardez vos voisins et voisines, ces onze autres jurés entre les mains desquels repose un verdict très attendu. Vos mains à vous sont moites. La chaleur s’est épaissie. En quittant la salle, vous songez au repas qui vous attend à la maison, le bruit de vos pas se mêle à celui de dizaines d’autres pas, silencieuse et incertaine procession qui devra pourtant rendre justice. Il vous vient peut-être à l’esprit que l’idée de justice est bien fragile, sur cette planète où tant de choses peuvent causer la mort, un pneu qui explose, une artère bouchée, ou encore une mauvaise récolte, un fusil d’assaut, une rivière en furie.
Vous n’êtes sans doute pas juge de profession, ni américaine de nationalité. Ce n’est pas grave car, au fond, nous sommes tous un peu juges, et tous un peu américains.
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Des collectifs militants, notamment certaines sections d’Extinction Rébellion, en France et au Royaume-Uni, ont réalisé des actions de dégonflage de pneus de véhicules SUV, accompagnées de tracts explicatifs. Toutefois, à ma connaissance, aucune de ces actions n’a entraîné d’accident grave. Les collectifs militants ont par contre été menacés de représailles et de nombreuses plaintes ont été déposées.
NB : Cette histoire est une pure fiction !