La Wallonie doit garantir les conditions d’utilisation des pesticides afin de protéger la population et de préserver la biodiversité ! Or l’agriculture biologique inscrit précisément son histoire dans le refus d’une agriculture chimique. Les producteurs et consommateurs membres de Nature & Progrès sont parties prenantes de cette évolution. Animés par un idéal commun, ils font progresser la bio qui, malgré son développement croissant, reste contaminée par les pesticides de l’environnement, des sols et des lieux de vie…
Par Isabelle Klopstein
Depuis plus de cinquante ans, sans concession, les acteurs de l’agriculture biologique produisent une alimentation saine et durable, sans pesticides ni engrais chimiques de synthèse. Les cahiers des charges du bio ont permis de faire connaître les pratiques à mettre en place sur la ferme pour cultiver les plantes et élever les animaux sans intrants chimiques. Et quelle avancée ! Aujourd’hui, l’agriculture biologique représente 15 % de la surface agricole utile, en Belgique, et le Gouvernement wallon s’est engagé, en 2019, dans sa Déclaration de politique régionale, à tout mettre en œuvre pour arriver à 30 % en 2030. Pourtant, malgré ce succès, la pollution de notre environnement par les pesticides est indéniable…
30 % de bio, en 2030, ne suffiront pas à rendre notre agriculture durable !
Si l’industrie des pesticides se targue volontiers d’être pionnière dans la collecte de pesticides inutilisés et dans le recyclage des emballages, elle a jusque-là lamentablement échoué à innover pour contenir la migration de pesticides à risque, hors des lieux de traitement. La maîtrise des dérives de composants chimiques, de plus en plus toxiques, qui s’accumulent dans l’environnement – quelques dizaines de grammes à l’hectare peuvent suffire à éradiquer insectes et adventices – devraient être un enjeu majeur pour ces fabricants. La dérive de pesticides est une grave menace pour l’agriculture biologique qui est basée sur les équilibres naturels. Le contrôle d’insectes dommageables pour les cultures – les pucerons, par exemple – repose notamment sur la présence d’insectes prédateurs – par exemple, les coccinelles -, dits insectes auxiliaires, qui participent à la lutte biologique. La plupart de ces insectes peuplent les milieux naturels : bordures de champs, haies, talus, bosquets, bandes fleuries… La dérive de pesticides met donc en péril les possibilités de régulation naturelle des populations d’insectes prédateurs sur les cultures biologiques.
Quelle est l’utilité de permettre la multiplication d’insectes, en plantant des arbustes et des haies, le long des champs, s’ils sont détruits par les dérives de pesticides ? Installées en bordure de champs, ces haies deviennent de véritables pièges à insectes. D’un point de vue environnemental, c’est une catastrophe ! En Belgique, l’irresponsabilité de l’industrie face aux dérives de ses propres produits se combine à la grande permissivité administrative vis-à-vis des pesticides, pourtant liés à des maladies chroniques comme les cancers, les problèmes cardiovasculaires, le diabète, ainsi qu’à des effets importants sur le système immunitaire, le développement cérébral, la thyroïde et les maladies neurodégénératives.
Les mesures anti-dérives actuelles ne protègent pas les populations
L’exposition environnementale – non alimentaire – de la population wallonne aux pesticides a été étudiée, entre 2016 et 2018 – voir les études Propulppp et Expopesten menées par l’ISSeP (Institut Scientifique de Service Public) (1). Les résultats de ces études ont confirmé la dérive de pesticides à usage agricole dans les lieux de vie des Wallons : cours d’écoles, salles de classe, jardins privés et habitations… Le projet Expopesten indique notamment que les enfants qui vivent dans des zones d’expositions sont contaminés par des insecticides perturbateurs endocriniens pouvant induire des problèmes de développement cérébral, d’autisme, d’obésité, de diabète et de cancers !
La première campagne de biosurveillance wallonne, menée en 2021, a révélé que plus de 90% des adultes et adolescents participants étaient contaminés par un produit de dégradation – qu’on nomme « métabolite » – d’insecticides neurotoxiques – insecticides pyréthrinoïdes et organophosphorés – susceptibles notamment d’altérer le développement cérébral du fœtus et d’affecter les apprentissages et le comportement ultérieurs des enfants. Le glyphosate, interdit d’usage dans la sphère privée, depuis juin 2017 – mais toujours utilisé par Infrabel pour désherber les chemins de fer ! -, a été retrouvé dans un quart des échantillons. D’autres pesticides, bien qu’interdits depuis plusieurs décennies, ont également été détectés chez 20% des participants.
Ces résultats d’analyse de l’exposition aux pesticides en Wallonie sont sensiblement semblables à d’autres résultats observés ailleurs en Europe. Une nouvelle étude italienne confirme que, malgré les mesures anti-dérives prises par les autorités locales, certaines substances susceptibles de nuire à la santé humaine ont été détectées dans les terrains de jeux et les cours d’école. C’est le cas du fluazinam, fongicide soupçonné de causer des dommages à l’enfant, qui a été détecté dans 74 % des sites contaminés. Ce pesticide est également autorisé en Belgique sur les pommes de terre, les oignons et les plantes ornementales.
L’invisibilité des coûts environnementaux et sanitaires des pesticides en Belgique
Les dépenses publiques liées à l’utilisation des pesticides de synthèse – comprenant la protection de la biodiversité ou le traitement des maladies attribuables à leur exposition -, viennent de faire l’objet d’une recherche approfondie en France (2). Les résultats révèlent un coût total de 372 millions d’euros, soit plus de 10% du budget annuel du Ministère français de l’agriculture, en 2017 ! Nature & Progrès déplore le fait qu’une telle évaluation serait particulièrement ardue à mener en Belgique, les données liées à l’usage de pesticides y étant soit inexistantes, soit incomplètes ou inaccessibles. Nous nous investissons pourtant pour mettre un terme à la contamination de nos paysages et de nos lieux de vie. Cette cause partagée par d’autres organisations de protection de l’environnement comme nos partenaires wallons et européens : Canopea (ex-IEW) et Pesticide Action Network Europe (PAN Europe). Ensemble, nous agissons sur deux plans :
– auprès des autorités fédérales pour les conditions d’autorisation des pesticides les plus nocifs,
– auprès des autorités wallonnes pour préciser les conditions d’utilisation de ces pesticides.
Au fédéral, Nature & Progrès dénonce les conditions d’autorisations de pesticides nocifs pour la santé et l’environnement. La gestion des risques, dans ce domaine, est directement liée aux conditions d’autorisation du pesticide commercialisé. Celles-ci relèvent des instances fédérales. Suivant la procédure en place, l’autorisation d’un pesticide à risque pour l’entomofaune – les populations d’insectes – est conditionnée à la mise en place de mesures anti-dérives sensées protéger les insectes. Cela n’a pas empêché l’administration fédérale d’autoriser, au printemps dernier, un insecticide pyréthrinoïde à base de tefluthrine, une substance dangereuse pour les abeilles et les bourdons, sans aucune mesure de protection spécifique.
Nature & Progrès intervient régulièrement pour dénoncer certaines autorisations abusives des pesticides les plus dangereux pour l’environnement et la santé, et pour lesquels aucune mesure de réduction du risque n’est compatible avec les pratiques agricoles. Ce fut le cas du sulfoxaflor – un insecticide très toxique pour les abeilles – dont l’autorisation a été conditionnée à la gestion des plantes adventices visitées par celles-ci. Mais est-il réaliste d’attendre des agriculteurs qu’ils contrôlent, eux-mêmes, la floraison des plantes adventices avant chaque pulvérisation ?
Avec PAN Europe, nous avons intenté trois actions en justice pour nous opposer aux dérogations d’insecticides interdits : les néonicotinoïdes tueurs d’abeilles – voir Valériane n°156. Celles-ci sont toujours en cours et ont été portées devant la Cour de justice de l’Union européenne.
Des conditions d’utilisation règlementées par des lois régionales
Depuis bientôt dix ans, Nature & Progrès intervient auprès des autorités wallonnes pour que l’utilisation des pesticides autorisés se fasse, au minimum, dans le respect des conditions d’utilisation. Ce qui est tout de même un comble ! Ces conditions d’utilisation sont encadrées par un arrêté de 2013, mis en œuvre par le ministre de l’Environnement de l’époque qui avait défini les règles principales d’utilisation des pesticides, avec une attention particulière en ce qui concerne les règles de détention et de manipulation.
En 2018, diverses mesures sont venues compléter cette réglementation, dont l’interdiction des traitements pesticides pendant les heures de fréquentation, à moins de :
– cinquante mètres des espaces fréquentés par les élèves – écoles, internats -, les crèches,
– dix mètres des aires de jeux, des aires pour la consommation de boissons et de nourritures,
– cinquante mètres des hôpitaux publics et privés, maisons de repos, lieux accueillant des personnes handicapées.
En outre, au niveau des parcelles agricoles, il est interdit depuis lors de pulvériser lorsque la vitesse du vent est supérieure à vingt kilomètres/heure. L’utilisation d’un matériel d’application réduisant la dérive au minimum de moitié est également devenue obligatoire. Toutefois, au niveau wallon, Nature & Progrès déplore une ambition de mise en œuvre très insuffisante !
Bien que les grandes lignes encadrant l’utilisation des pesticides fussent définies, dès 2018, Nature & Progrès déplore une ambition de mise en œuvre largement insuffisante. Par exemple :
– les pulvérisations de pesticides sont interdites lorsque la vitesse du vent est supérieure à vingt kilomètres/heure, alors que même les fabricants de pesticides les déconseillent au-delà de… dix-huit kilomètres/heure !
– de même, la pulvérisation est interdite autour des lieux fréquentés par les publics sensibles mais rien n’est prévu pour les lieux d’habitation : un enfant est donc plus protégé dans une cour de récréation que dans son propre jardin ! De plus, les dits lieux n’ont pas encore été définis…
Conscients des manquements liés aux conditions d’utilisation des pesticides en Wallonie, nous avons contacté, dès son entrée en fonction, la Ministre wallonne de l’Environnement pour qu’elle organise la révision de cet arrêté. A minima, nous souhaitons que soient précisées les conditions d’utilisation des pesticides et une interdiction de leur usage près des lieux d’habitation et de fréquentation par les publics sensibles.
Très inquiets par la lente avancée de ce dossier et par le risque que cette révision ne soit plus possible sous cette législature-ci, nous avons contacté la Ministre pour l’informer de l’urgence de continuer le travail entamé par ses prédécesseurs afin de rendre effectif l’arrêté d’utilisation des pesticides et de garantir enfin une gestion des conditions de leur utilisation.
Les modalités de contrôle des mesures anti-dérives en Région Wallonne
Autre importante source d’inquiétudes pour Nature & Progrès : le contrôle du respect de la mise en œuvre des conditions d’utilisation est également de la responsabilité de la Ministre de l’environnement de la Région wallonne ! Nature & Progrès a lui donc récemment adressé un courrier, lui demandant des précisions concernant :
– les modalités du contrôle de l’utilisation des pesticides,
– la manière dont ces mesures de prévention sont mises en œuvre par les utilisateurs de pesticides, notamment les mesures anti-dérives et le respect des distances de traitement,
– la mise en œuvre de conditions de protection des zones refuges pour l’entomofaune – haies, surfaces semées de plantes mellifères… -, en bordure de parcelles traitées,
– les résultats des contrôles effectués auprès des utilisateurs de pesticides durant les deux dernières années,
– la mise en place de mesures concrètes de protection de l’environnement et de la biodiversité.
Si nous ne voyons évidemment aucun avenir en dehors de l’agriculture biologique – une agriculture totalement exempte de pesticides -, nous sommes évidemment bien conscients que tout le monde ne partage pas cette vision. Il demeure néanmoins très contestable que les firmes qui fabriquent des pesticides ne soient jamais responsabilisées quant à la dispersion de leurs produits dans l’environnement. Rien ne justifie, en effet, qu’un pesticide utilisé à un endroit précis se retrouve dispersé ailleurs.
Il est donc grand temps, à nos yeux, de responsabiliser enfin les fabricants les pesticides quant à la dispersion de leurs produits dans l’environnement : si la dérive d’un pesticide ne peut pas être contrôlée, alors ce pesticide ne doit tout simplement pas être autorisé. Pour notre santé et celle de la terre !
Notes :
(1) Voir : https://www.issep.be/expopesten-2/ et https://www.issep.be/wp-content/uploads/PROPULPPP_R%C3%A9sum%C3%A9.pdf