Qui aurait pu prévoir qu’en butte aux sécheresses extrêmes et répétées, la crise de l’eau allait émerger, en Europe, avec autant de brutalité ? Sachant que les avancées technologiques ne pourront jamais assouvir tous nos besoins, ce n’est plus seulement de sobriété dont il est question, mais de l’impérieuse nécessité de repenser et d’adapter tout notre modèle agricole. Un modèle tellement vulnérable aux chamboulements climatiques, où canicules, manque d’eau et inondations monstres s’enchaînent. Autant de phénomènes intimement liés…

Par Marc Fasol

 

Un brin dépassée par les changements climatiques, l’Europe semble soudain sortir de sa torpeur : alors comme ça, notre continent – et en particulier la Belgique – se réchauffe deux fois plus vite que l’ensemble de la planète ! Sans grande surprise, les périodes de sécheresse extrême, qui revêtent un caractère de moins en moins exceptionnel, font écho à l’augmentation dramatique des températures dont l’isotherme remonte progressivement vers le nord. Pour leur part, les conséquences économiques ne se font pas attendre : les baisses de rendements agricoles liées au déficit d’un quart des précipitations – 10 à 30% selon la région – commencent à interpeller sérieusement le monde agricole : « cela faisait une éternité qu’on entendait les scientifiques nous parler de changements climatiques mais on préférait fermer les yeux, confie un agriculteur céréalier, sceptiques, on attendait un peu de voir mais 2018 et 2019 ont vraiment marqué un tournant. Là, on s’est tous dit ça devient vraiment sérieux ! »

D’année en année, les coûts de dédommagement explosent : faudra-t-il mettre en place un système d’assurance climatique, en plus du Fonds des calamités agricoles connu pour être un brin procédurier et donc particulièrement lent ? A cela s’ajoute le coût sociétal : des tensions inédites surviennent un peu partout à propos de l’approvisionnement en eau…

Nos dirigeants, tout comme la majeure partie de la population, ont-ils vraiment mesuré à quel point les problèmes d’approvisionnement en eau s’accélèrent ? Partout dans le monde, la demande en eau ne fait qu’augmenter. Des besoins dopés par l’irrigation de l’agriculture industrielle, par les besoins croissants de l’industrie ou encore de la production d’énergie. Sans parler de l’explosion démographique (1) ! Des pénuries qui, forcément liées aux périodes de canicule de plus en plus longues, plus fortes et plus fréquentes, s’aggraveront au point de déboucher immanquablement sur des conflits d’usage. Ont-ils vraiment conscience des défis qui nous attendent ou préfèrent-ils camper résolument dans le déni ? Alors que la majorité des citadins feignent encore toujours l’étonnement et commentent volontiers les phénomènes météorologiques « d’exceptionnels », « de pire », « du siècle » ou encore de « jamais vus », les climatologues du GIEC répètent à tous ceux qui veulent bien l’entendre : « tout cela n’est que le début d’un scénario prédit de longue date et qui ne fera qu’empirer tant que nous n’aurons pas atteint la neutralité carbone… » En attendant, il faudra composer avec, et donc s’adapter. Dont acte !

 

Sobriété, sobriété

« Vigilance », « alerte », « alerte renforcée », « crise »… Décidément, en ce qui concerne les mesures de restrictions, c’est la valse des superlatifs. Surtout chez nos voisins d’outre-Quiévrain, où face à l’urgence les arrêtés préfectoraux se sont multipliés. Chez nous, on en est encore resté aux ordonnances de police et leurs directives suggestives demandant à la population « de faire preuve d’économie dans l’utilisation de la ressource et d’éviter tout gaspillage« . Au cours de l’été 2023, le plus dur nous aura fort heureusement été épargné mais, n’en déplaise aux complotistes, un été plutôt froid et surtout pluvieux ne suffira pas, hélas, à infirmer la tendance générale. Le plus grave est bien à venir. Selon les prévisions de l’Agence européenne de l’environnement, les températures devraient continuer à augmenter, surtout en hiver.

La première mesure qui vient à l’esprit relève évidemment du bon sens : éviter le gaspillage. Héritées d’une époque où les ressources en eau étaient abondantes, nos mauvaises habitudes n’ont pas vraiment évolué. Pas moins de 20% de l’eau que nous buvons au robinet se perd encore et toujours allègrement sur le chemin de la distribution. Les fuites qui jalonnent le réseau installé au cours des années 1950 sont légion. Réduire les pertes fait partie des objectifs fixés par la Stratégie Intégrale Sécheresse (S.I.S.), lancée par la ministre Céline Tellier. Elle devrait permettre à la Wallonie de s’adapter sur le long terme, en préservant cette ressource essentielle. Hélas, il y a fort à parier que les chantiers de rénovation mettront du temps à se réaliser, tant ces derniers sont démesurés et coûteux.

Pour ce qui est des prélèvements et des consommations, il faudrait commencer par recenser avec précision quels sont les besoins réels de la population. Dans les domaines privés que sont le nettoyage des trottoirs, des cours, des voitures, le remplissage des piscines, les fontaines d’ornement, l’arrosage des jardins ou encore des terrains de golf (2), généralement, l’administration ne s’en est jusqu’ici jamais vraiment préoccupée et n’en sait donc pas grand-chose. Or il faudra pourtant, à un moment donné, prioriser tous ces usages de l’eau, notamment pour éviter les conflits.

Le World Resources Institute a récemment publié une mappemonde accompagnée d’un classement des pays qui auront prochainement le plus de risques de souffrir du stress hydrique. Sans grande surprise, les pays du Moyen-Orient ainsi que d’autres tout aussi désertiques comme les côtes du Pérou et du Chili, y occupent le haut du pavé. Mais contrairement à la croyance populaire, le petit pays surpeuplé, connu pour sa « drache nationale », n’est pas en reste, loin de là ! La Belgique est bien reprise dans la catégorie « vulnérabilité élevée » à « extrêmement élevée » des pays les plus touchés au monde par la crise de l’eau. En Europe, la Belgique se trouve au même niveau que la Grèce et Chypre. Notre consommation d’eau potable pourrait bientôt outrepasser de 40, voire de 80%, les quantités disponibles. Ce n’est pas rien (3) !

 

La réutilisation des eaux usées

Si nos eaux ménagères sont bien épurées, elles étaient jusqu’à présent systématiquement rejetées à l’égout. Il est urgent désormais d’éviter cet usage unique et de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour la réutiliser… Afin de satisfaire, par exemple, les besoins de l’irrigation : on estime, en effet, qu’environ la moitié des ressources hydriques en Belgique est destinée à l’agriculture ! Comme pour le nettoyage des rues ou l’arrosage des espaces verts, les eaux usées, une fois épurées, pourraient parfaitement convenir. L’eau potable est devenue une denrée bien trop précieuse pour être consacrée aux usages non alimentaires. Des pistes, hélas, encore trop peu explorées à ce jour, mais la législation évolue rapidement. Notamment dans l’Hérault en France, une zone touchée par la sécheresse extrême.

Pourtant, même en recyclant toutes nos eaux usées, il faudra néanmoins encore trouver d’autres alternatives. Vu les périodes de sécheresse et la multiplication des événements extrêmes, les retenues collinaires – ces ouvrages de stockage remplis grâce aux eaux de ruissellement – s’imposent de plus en plus.

Il en est de même pour les dessalements d’eau de mer. Bien qu’énergivores, très coûteux, polluants – vu le rejet de quantités de sel – et de portée limitée, ils seront probablement incontournables dans un avenir proche. Notamment quand les estivants se rendent massivement sur les côtes pour tenter d’échapper aux dômes de chaleur urbains. Tout exode estival entraîne forcément, dans son sillage, de graves pénuries d’eau. En Catalogne par exemple, la seule ville de Barcelone, accueille chaque été pas moins de 6,7 millions de vacanciers. A lui seul, le secteur hôtelier y consomme 18% des ressources locales. En la matière, la Flandre a pris récemment les devants : les eaux saumâtres du canal Bruges – Ostende sont désormais désalinisées et rendues potables pour les besoins de cent mille personnes. Une première en Europe !

 

« Sécheresse », vous avez dit « sécheresse » ?

Si les sols, à la sortie de l’hiver, sont secs comme du vieux carton, il est impossible pour les agriculteurs d’ensemencer leurs champs. On appelle cela la « sécheresse agricole ». Si la saison est caractérisée par un manque généralisé de précipitations, le débit des cours d’eau commence alors à baisser, ce qui peut entrainer une baisse de rendements, toutes productions agricoles confondues. On parle alors de sécheresse « météorologique ». En fait, il faut savoir que les nappes phréatiques se remplissent surtout au cours de l’hiver, quand la couche de neige fond, ce qu’elle fait lentement (4). Hélas, on sait très bien que, chez nous, dans les stations de ski en Haute-Ardenne, l’enneigement a tendance à se faire de plus en plus épisodique. Il en va de même en haute montagne, où les glaciers ne cessent de reculer. Du coup, les nappes se reconstituent de plus en plus difficilement. On parle alors de « sécheresse hydrologique ».

De manière générale, la notion de « sécheresse » est souvent galvaudée par le grand public. Méprisant les mises en garde des scientifiques, les discussions de comptoir, sur les réseaux sociaux, prennent alors le dessus. Une brèche dans laquelle s’engouffrent les climatosceptiques pour semer le doute. Temps sec et temps pluvieux sont-ils à l’opposé l’un de l’autre ? Eh bien, non ! Ainsi, même après des pluies estivales torrentielles, les nappes phréatiques peuvent rester largement déficitaires. Ces trombes d’eau, responsables d’inondations-éclairs ou de coulées de boue – particulièrement récurrentes en Brabant wallon ! – sont dévastatrices. Surtout quand elles tombent sur un sol agricole archi-sec, complètement à nu, remembré et dépourvu de la moindre haie. Ou alors sur un sol urbain complètement imperméabilisé. Ces déluges ne marquent pas nécessairement la fin de ce type de sécheresse. Tout au plus, humidifient-elles les premiers centimètres du sol, l’eau étant aussitôt évacuée par les rivières et les égouts…

Pour restreindre la consommation d’eau de manière drastique, c’est surtout vers l’agriculture que tous les regards doivent se tourner. Pourquoi ? Parce que, même si l’industrie le plus gros consommateur d’eau en Europe, l’agriculture, comparée aux autres secteurs d’activité économique, est le seul où la ressource est réellement « consommée ». Autant pour l’irrigation des cultures que pour l’abreuvage du bétail. Lors de l’usage industriel, comme pour l’alimentation des voies navigables ou encore le refroidissement des centrales nucléaires, l’eau est, somme toute, majoritairement restituée au milieu naturel après traitement…

Reste que, pour le secteur agricole, le thème des restrictions est éminemment sensible. Il est clair que, si on impose des compteurs d’eau spécifiques aux agriculteurs, la mesure risque d’être difficilement acceptée, surtout après les limitations subies récemment en matière d’énergie ou d’azote… Dans pareil cas de figure, on ne comptabilise plus les demandes de dérogation. Aux yeux du citoyen, elles ne sont d’ailleurs pas toujours équitables. L’arrosage des terrains de golf et le remplissage de piscines sont de plus en plus pointés du doigt : « des préoccupations de vacanciers nantis, snobs, voire insouciants ! » Quant aux asperseurs oscillants des parcs et jardins, aux petits soins de pelouses étincelantes, ils ne peuvent que susciter indignation, colère, voire au mieux incompréhension.

En Espagne, la situation est bien pire encore. La région de Murcie, par exemple, le potager de l’Europe, fut en proie, cet été, à une sécheresse historique. Pas moins de 75% de l’eau des rivières y est utilisée pour l’irrigation des cultures ! Dans le meilleur des cas, c’est le goutte à goutte qui est désormais de mise pour l’arrosage des fruitiers et des légumes. Mais cela ne suffira pas ! Pour répondre à l’urgence et à la détresse des habitants, le gouvernement n’a eu d’autre alternative que de débloquer deux milliards d’euros pour désaliniser de l’eau de mer et recycler des eaux usées. C’est qu’une bonne partie de l’alimentation du continent européen dépend des cultures maraîchères de la péninsule ibérique (5) !

 

Au pays de la soif…

Plus au sud encore, en Andalousie, Coto Doñana est une des zones humides les plus importantes d’Europe. Entouré de milliers d’hectares de cultures intensives, le Parc naturel était quasiment à sec, cet été. En cause : un déficit des précipitations – ici, les sécheresses sont de plus en plus longues et les canicules de plus en plus précoces – mais la vraie raison est clairement la surexploitation des ressources en eau. Jusqu’ici tolérés par le gouvernement afin de stimuler l’activité économique de la région, un millier de puits illégaux y prospèrent pour l’irrigation des cultures des fraisiers, très rentables, mais aussi des monocultures d’arbres fruitiers tropicaux, comme les manguiers et surtout les avocatiers, particulièrement gourmands en eau – cinquante à soixante litres d’eau par arbre et par jour ! Aujourd’hui, on ne rigole plus : la Guardia Civil est sur les dents. Elle parcourt les campagnes et les amendes sont aussi salées que l’eau de mer. Notons que pour toute l’Espagne, ils ne sont pas prêts d’en avoir terminé : Greenpeace estime à plus d’un million le nombre de puits clandestins pour les besoins de l’agriculture intensive. Un fléau mortifère !

Chez nous, Dieu merci, on n’en est pas encore vraiment là. Au cours de l’été 2023, les ressources en eau n’ont pas manqué mais, vu les caprices du climat, la situation pourrait bien changer du tout au tout l’an prochain. Mieux vaut s’y préparer. On sait que le Jet Stream, ou Courant Jet, ce vent très puissant situé à très haute altitude, détermine notre climat. Les scientifiques ont récemment constaté qu’en raison du réchauffement très rapide de l’Arctique depuis cinquante ans, son flux a progressivement diminué. Il peut même ralentir jusqu’à devenir stationnaire et induire ce que les climatologues appellent « une situation de blocage atmosphérique ». Un contexte qui peut durer très longtemps. Les régions situées en zone de creux dépressionnaire prolongé subissent alors des pluies torrentielles, avec des risques potentiels d’inondation catastrophique, comme ce fût le cas chez nous, dans la vallée de la Vesdre notamment, en juillet 2021, et plus récemment en Grèce. Un phénomène appelé « goutte froide ». En zone de crête anticyclonique, par contre, c’est la canicule qui guette – on parle alors de « dôme de chaleur » -, suivie potentiellement d’une période de sécheresse extrême tout aussi longue et donc tout aussi catastrophique pour l’agriculture. Aujourd’hui, les météorologues arrivent à mieux prévenir ces phénomènes hors normes mais, si performants que soient leurs systèmes de prévision, ils ne suffiront jamais à résoudre les défis engendrés par ces chamboulements climatiques…

Lors d’une sécheresse sévère et prolongée, les cultures qui trinquent, exigent de recourir à l’irrigation. Mais doit-on absolument à chaque fois solutionner le problème en puisant dans les nappes phréatiques ? Cela revient un peu à mettre en compétition eau de pluie insuffisante et eau potable en pénurie. À terme, ce n’est évidemment pas soutenable.

Un peu partout dans le monde, des scientifiques cherchent des solutions – voir, ci-dessous, le reportage sur Arte. Récemment, ceux de l’université de Liège se sont lancés, en collaboration avec la Société publique de Gestion de l’Eau (SWDE) et la Société wallonne des Eaux (SWDE), dans un projet nommé Marwal – pour Managed Aquifer Recharge – Wallonie – afin de tester la « recharge maîtrisée des nappes phréatiques ». Cela se fait déjà dans certains pays comme Israël, particulièrement marqués par le manque de pluviosité. « En Wallonie, bien que la quantité d’eau prélevée dans les nappes d’eau souterraines soit encore gérable, les demandes de forage se multiplient, notamment pour répondre aux besoins du secteur agricole, observe Serge Brouyère, hydrogéologue et coordinateur du projet, surtout ces dernières années en raison de la récurrence des périodes de sécheresse et le niveau des nappes qui a tendance à baisser. Préventivement, deux méthodes sont envisageables pour résoudre le problème : tout d’abord augmenter l’offre en rechargeant les nappes phréatiques artificiellement. Nous sommes en train de procéder à l’inventaire des eaux pluviales disponibles, par exemple en rivière – ce qui permet de diminuer les risques d’érosion et d’inondation -, et nous mesurons la recharge du milieu souterrain, en stockant l’eau dans des bassins dont le fond est perméable. Selon nos premières mesures, nous atteignons déjà un taux supérieur au processus naturel. Par ailleurs, nous regardons aussi dans quelle mesure il est possible de diminuer la demande : l’eau qui sort des stations d’épuration pourrait, par exemple sous la forme de station-service, approvisionner les citernes des agriculteurs pour les besoins de l’irrigation… »

 

Douloureuse transition

Mais à terme, pour économiser efficacement les ressources hydriques, il devrait être envisageable de jeter son dévolu sur des cultures moins exigeantes en eau. Parmi celles qui sont extrêmement gourmandes, chez nous, figurent les céréales, dont le maïs. Cinquième céréale cultivée au monde, le sorgho, plante d’origine africaine, présente, en effet, de nombreux avantages dans le cadre des changements climatiques : elle consomme très peu d’eau, résiste aux fortes chaleurs et se récolte déjà après trois ou quatre mois, au lieu de six pour le maïs…

D’autres options sont d’ores et déjà sur la table : le lupin, par exemple, est une légumineuse riche en protéines et en fibres, bien trop peu connue en Europe. Elle s’intègre pourtant facilement dans les rotations céréalières car elle s’ensemence et se récolte à des dates fort différentes. Ses racines, vigoureuses et très profondes, vont chercher l’eau là où les céréales ne peuvent pas accéder. De plus, à l’instar des autres légumineuses couvertes de nodules qui fixent l’azote de l’air, ses racines lui permettent de pousser sur des sols pauvres, tout en préparant l’apport d’azote pour la culture suivante. Voilà donc une plante qui convient à merveille à l’agriculture biologique car elle permet de se passer d’intrants chimiques.

Tandis que certains chercheurs en agronomie se penchent sur l’amélioration génétique et la création de variétés nouvelles, plus résistantes à la sécheresse et autres aléas climatiques, d’autres, en revanche, optent pour un changement radical des méthodes de culture : ensemencer les champs plus tôt en saison, par exemple. C’est notamment le cas pour le lin dont la culture, particulièrement vulnérable – 30 à 40% de pertes, en 2023 – devient problématique. Une variété d’hiver, plantée dès l’automne et non pas au printemps, pourrait s’avérer providentielle. Un peu à l’instar du blé d’hiver qui jusqu’ici résiste plutôt bien aux changements climatiques. En début de saison, les plantes aux racines déjà bien développées, arrivent à puiser l’eau plus profondément et ainsi à échapper aux sécheresses printanières…

Enfin, certains agriculteurs commencent à renoncer au labour automatique des parcelles, ce qui a pour effet de faciliter la percolation de l’eau. Et quand ils travaillent la terre, c’est sur une épaisseur de dix centimètres afin de ne pas dénaturer la structure du sol et de pouvoir conserver un taux de matière organique suffisant en surface.

Néanmoins, tout cela consiste un peu à nier l’essentiel du problème : qu’on le veuille ou non, l’aire biogéographique des plantes – déterminée par des facteurs tels que températures et précipitations – se déplace progressivement vers les contrées plus septentrionales. Les pays du Nord seront bientôt amenés à devoir mettre en culture des productions végétales qui étaient jusqu’ici l’apanage du bassin méditerranéen. Si les viticulteurs français vendangent de plus en plus tôt – dès juillet au lieu de septembre -, certains ont décidé de troquer leurs vignes contre des cépages portugais ou espagnols. Leurs vins régionaux avaient pris 2° d’alcool en seulement vingt ans ! Que va devenir, par exemple, le terroir champenois au climat si particulier ? De son côté, la Wallonie, pays de la bière, se met progressivement à la viticulture, en plantant des cépages français. Les domaines vinicoles à l’AOP « Côtes de Sambre et Meuse » et « Crémants de Wallonie » décrochent d’ailleurs actuellement de très belles médailles. Elle n’est d’ailleurs pas la seule, puisque le Danemark et la Suède commencent eux aussi à développer leurs domaines viticoles.

Dans les régions méditerranéennes, en revanche, ce seront probablement les pistachiers et les amandiers qui prendront la relève, en fruiticulture. Contrairement aux abricotiers, par exemple, ces deux cultures n’ont pas besoin d’autant de jours de froid pour avoir une bonne floraison et résistent mieux aux gelées tardives. Enfin, elles supportent également les canicules extrêmes – jusqu’à 44°C pour la pistache – et les sécheresses car elles ont besoin de moins d’eau.

Comme on le voit, le secteur agricole tente, vaille que vaille, de s’adapter aux changements rapides du climat. Jusqu’ici, après une année désastreuse, il était coutume d’accorder des indemnisations. À condition bien sûr de remplir les conditions d’éligibilité, les agriculteurs qui les réclament y ont droit. Hélas, non seulement ce genre de dédommagements ne restera pas éternel – s’en rendent-ils vraiment compte ? – mais il n’incite guère à revoir fondamentalement l’activité. Sont actuellement considérés comme « calamités agricoles », les dommages résultant de « risques d’importance exceptionnelle dus à des variations anormales d’intensité d’un agent naturel climatique« . Or, en semant les mêmes plantes aux mêmes endroits, c’est un peu comme si, inconsciemment, on s’attendait à ce qu’une fois remboursé, tout redevienne comme avant. On sait pourtant que la notion de « normalité » est amenée à évoluer. Non pas vers une « nouvelle normalité », comme on l’entend parfois, mais plutôt vers une « instabilité planétaire exponentielle » (6). À terme, c’est donc tout le secteur qui devra être repensé et remodelé pour gagner en résilience.

Sur papier, tout changer paraît donc d’une urgence absolue. Mais, pour les agriculteurs, ce n’est hélas pas si simple. Beaucoup sont endettés. Les emprunts pour les investissements en cours ne sont pas encore remboursés qu’il leur faudrait déjà en contracter de nouveaux. S’adapter, encore et toujours s’adapter. Sans parler des risques. Car les manifestations extrêmes du climat partent dans tous les sens. Et, en agriculture, c’est toujours en début de chaîne que tous les risques se prennent. Enfin, faire changer les habitudes des consommateurs prend également du temps. Il faudrait déjà que les filières suivent : production, transformation, stockage, revente, développement des Appellations d’Origine Protégée (AOP), des Indications Géographique Protégée (IGP)… Or on sait, depuis la crise du lait, combien le secteur agroalimentaire se préoccupe bien peu des contraintes des cultivateurs.

 

« Eau voleur ! »

Un autre problème concerne la privatisation de l’eau. Il a toujours existé mais, en période de sécheresse extrême, le problème devient critique et tourne rapidement à la confrontation. Tandis que certaines multinationales augmentent leurs profits au fur et à mesure que la denrée se fait rare, en France, ce sont les méga-bassines construites pour l’irrigation qui tombent sous les feux de l’actualité. Avec de fortes disparités géographiques entre les différents bassins-versants, la problématique n’est pas simple. Dans le sud-est, en proie à une forte consommation, l’agriculture est soumise à un stress hydrique maximum. Une problématique souvent « noyée » par une idéologie simpliste, voire carrément mensongère, de la part des certains protagonistes… Il faut tout d’abord savoir qu’une méga-bassine ne se remplit pas en captant un écoulement d’eau douce mais bien par pompage de la nappe phréatique. Ce genre de captage a lieu en plein hiver quand les interdictions sont levées. « Non seulement, c’est une forme d’appropriation et de privatisation de la ressource par les grandes exploitations, au détriment des autres usagers comme les petits agriculteurs qui voient du coup leur propre puits se tarir, déplore l’hydrogéologue Serge Brouyère, mais c’est aussi une aberration écologique, l’eau qui est stockée à l’air libre n’étant plus protégée de l’évaporation ou encore de l’évapotranspiration par les plantes – en effet, les racines des plantes ne peuvent atteindre les nappes. »

Il se fait qu’en France, les eaux souterraines ont progressivement été surexploitées à raison de 25%, avec une baisse significative des nappes (7). Lorsque surgit une sécheresse extrême aggravée encore par une canicule record, c’est tout l’écosystème qui périclite. Pomper dans les nappes ne peut être une réponse à la crise de l’eau. Il serait désormais nécessaire de dissuader ce genre d’infrastructure, au minimum par une tarification progressive. Et si l’Etat décide néanmoins de les subventionner, il doit impérativement conditionner les prélèvements à de fermes engagements de réduction de consommation. Hélas, les aménagements proposés à grands frais, soutenus bec et ongles par l’actuel ministre français de l’agriculture Marc Fesneau, n’ont généralement pour but que de maintenir « quoi qu’il en coûte » le modèle actuel, très rentable, certes, mais très gourmand et tellement dépendant des ressources disponibles. Une fuite en avant productiviste, une privatisation progressive de l’eau qui a rendu fous de rage les autres utilisateurs et mis le feu aux poudres…

En privatisant les ressources en eau, on ne résout pas le problème. On accroît simplement la vulnérabilité de toute la société aux changements climatiques et, partant, les inégalités sociales existantes.

 

Intensive, gourmande, hautement rentable…

Mais pas durable ! L’exemple des monocultures de maïs résume bien l’impasse dans laquelle s’est fourvoyé l’agriculture intensive : en France, elles font trois millions d’hectares, soit 11% de la surface agricole utile (SAU). Subventionnée massivement par l’Etat, aussi bien en Belgique (8) qu’en France, cette culture a littéralement explosé, devenant ainsi la principale à devoir être irriguée. Qui plus est, en été, précisément quand l’eau commence à manquer cruellement. En outre, 40% de la production de maïs est exportée sous forme d’ensilage pour alimenter des élevages industriels. Depuis quelques temps, les vaches laitières ne sont plus nourries à l’herbe qui constituait pourtant un aliment équilibré – « tiens, les bovins ne seraient-ils plus des ruminants ? » -, mais bien hors sol, avec du maïs, une denrée énergétique, certes, mais pauvre en protéines. Raison pour laquelle cette alimentation de base a dû être complétée par du soja, généralement OGM, importé d’Amérique du Sud. Soja cultivé sur les terres défrichées de la forêt amazonienne. Cherchez l’erreur…

Avec leurs surprimes et leurs aides à l’achat de matériel d’irrigation – et ce, depuis 1992, date de la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), les politiques publiques ont peu à peu conduit nos cultivateurs dans l’impasse. Sur base de ces derniers éléments, on comprend mieux la colère des militants « Méga-bassines, non merci » (9) mais aussi celle des agriculteurs qui ont cru aux sirènes de rendements faramineux et qui (se) (s)ont investis dans un système forcément sans issue…

À en croire les prédictions des scientifiques, le modèle agricole actuel ne pourra jamais résister aux changements climatiques s’il n’acquiert pas davantage de résilience. Au cours de l’été 2022, particulièrement chaud et sec chez nous, la maïsiculture a enregistré une perte significative de rendement. En Wallonie, cette année-là a cependant été reconnue par le gouvernement comme « calamité agricole », le tout suivi inévitablement de son cortège d’indemnisations…

 

Le précieux savoir des Anciens

Aussi, pour contrer les aléas climatiques, certains éleveurs – mais ils sont encore trop rares – se sont-ils remis à nourrir leur bétail… avec de l’herbe ! Ils ont aussi décidé de porter leur choix sur des races connues pour leur rusticité. Ils ont ensuite enchaîné avec l’autonomie fourragère, particulièrement économique et sobre en eau. L’herbe, qui présente un bon équilibre énergie-azote, rend superflu tout apport complémentaire de soja ou de luzerne. Autre avantage : l’herbe est fauchée jusqu’à quatre fois par an – ce qui réduit les risques -, contre une seule fois pour le maïs. Enfin, leurs prés sont entourés de haies et de brise-vents qui font remonter l’humidité, amendent le sol, procurent de l’ombre aux vaches et créent un microclimat. Les rendements s’en trouvent améliorés. On renoue là avec une technique ancestrale : l’agroforesterie. Les Anciens avaient du bon ! En Espagne, ce sont les anciens systèmes d’irrigation, mis au point par les Arabes au XIIe siècle, qui sont remis en service…

 

Notes :

(1) La population mondiale croît en moyenne de 0,8% par an.

(2) Le World Resources Institute estime à 9,5 millions de mètres cubes la quantité d’eau quotidienne servant à arroser les pelouses des terrains de golf, soit l’équivalent de ce que boit chaque jour l’ensemble de l’humanité …

(3) Selon le World Resources Institute, la moitié de la population mondiale subit déjà un stress hydrique « élevé », provoquant des pénuries qui devraient progressivement s’aggraver. En Uruguay, où aucune usine de désalinisation n’est fonctionnelle, la pénurie d’eau potable fut telle, cet été, que pour satisfaire la consommation, la société publique de distribution l’a dilué avec de l’eau saumâtre, pompée dans l’estuaire du Rio de la Plata. Le ministre de l’environnement ayant déclaré, sans sourciller, que « l’eau était non potable, mais buvable et consommable« . Quant à la ministre de la Santé publique, elle a cru bon d’ajouter que « l’eau du robinet de Montevideo était saine, sauf pour les personnes souffrant de maladies rénales chroniques, de problèmes cardiaques et hépatiques… »

(4) Selon les statistiques de l’Institut Royal Météorologique (IRM), les jours de gel se font de plus en plus rares. En moyenne, trente-neuf jours sont comptabilisés contre cinquante-deux précédemment.

(5) L’agriculture espagnole, pilier économique du pays, pèse quelques soixante milliards d’euros par an. Les sécheresses extrêmes à répétition, cumulées à la surexploitation des terres agricoles, font craindre le pire : une désertification marquée par une dégradation intense des sols.

(6) Il est fondamental de faire une distinction entre le flux et le stock de carbone accumulé dans l’atmosphère. C’est ce dernier qui détermine le degré de réchauffement de la planète. Comme les dés du climat sont, de ce fait, constamment relancés, le sort de l’agriculture entre, en réalité, en terrain inconnu…

(7) Sur la planète, à peine 3% de l’eau est douce. Or 30% de cette eau provient du pompage des nappes souterraines, majoritairement surexploitées en raison des besoins croissants des activités humaines…

(8) En Ardenne, la maïsiculture est très récente. Il y a trente ans, il aurait été complètement absurde de vouloir cultiver du maïs en raison du climat de l’époque.

(9) Dans le département français des Deux-Sèvres, les trente mille activistes qui ont manifesté, en mars 2023, contre les méga-bassines se qualifient eux-mêmes d’écoterroristes ! Les actions pacifiques ne suffisent plus. À n’en pas douter, en matière d’environnement, la désobéissance civile a de beaux jours devant elle !