Cet article est paru dans la revue Valériane n°171
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Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef
chez Nature & Progrès
Souvent encore considérés comme de simples supports pour la culture ou la construction, les sols sont exploités de manière intensive. Pourtant, ces dernières décennies ont révélé leur vraie nature : véritables écosystèmes vivants, ils remplissent des rôles multiples et cruciaux pour l’équilibre de l’environnement et pour nos vies : alimentation, santé et bien-être.
Quelles sont les menaces pesant sur notre terre nourricière ? L’état des lieux réalisé par l’Europe et celui réalisé par la Région Wallonne sont alarmants. Comment peut-on la protéger ? Ce dossier constitue la première étape de notre enquête. Qui protègera nos sols… Et comment ?
Nos sols en danger
D’après les rapports de la Commission européenne, 60 à 70 % des sols de l’Union Européenne sont actuellement en mauvaise santé ; une problématique qui touche tous les Etats membres. Cette situation préoccupante serait liée à une utilisation trop intensive et non durable du territoire.
C’est quoi, un sol en bonne santé ?
Le projet de directive européenne (2023/0232) sur la surveillance des sols définit la santé du sol comme « l’état physique, chimique, fonctionnel et biologique du sol qui détermine la capacité de celui-ci à fonctionner comme un système vivant essentiel et à fournir des services écosystémiques, compte tenu de l’utilisation des terres ».
Des descripteurs de la bonne santé des sols ont été définis dans ce projet législatif, accompagnés, lorsque c’était adéquat, de fourchettes de valeurs à atteindre. On y retrouve des indicateurs de salinisation (< 4 dS/m), d’érosion (< 2 tonnes /ha /an), de teneurs en carbone organique (rapport COS/argile > 1/13), de compactage profond, d’excès de nutriments (phosphore, azote), de contamination par des métaux lourds, molécules organiques et produits phytopharmaceutiques, de rétention d’eau, d’acidification, de structure, d’agrégation et d’activité vivante (respiration, biomasse, biodiversité taxonomique, abondance de population).
« Quand on met de la biologie, ça devient compliqué »
Gilles Colinet, spécialiste des sols et chargé de cours à Gembloux AgroBioTech, préfère parler de qualité des sols plutôt que de leur santé. La qualité est objectivée par des indicateurs physiques et chimiques mesurables et interprétables, pour lesquels les scientifiques disposent de recul. Par contre, la santé fait davantage allusion aux paramètres biologiques. L’interprétation est plus délicate. « A partir de combien dit-on qu’il y a assez de vers de terre ? Quand on met de la biologie, ça devient compliqué ». Cette vie du sol extrêmement complexe et encore peu connue entraine des décalages entre la théorie et l’application pratique, principale difficulté de la recherche.
Enfin, le spécialiste craint que l’utilisation des indicateurs amène une vision alarmiste : dans certaines évaluations, un sol est considéré comme dégradé lorsqu’un seul des paramètres est en dehors de la norme, par exemple, un sol trop acide.
Dans cette carrière de coticule à Lierneux, on se rend compte que le sol représente à peine une couche de quelques décimètres posée sur des centaines de mètres de roche.
Quand le sol se fait la malle
L’érosion se produit lorsque des particules de terre sont arrachées du sol par l’action de l’eau, du vent ou des machines agricoles. La Commission européenne estime à un milliard de tonnes la quantité de sol perdue chaque année sur son territoire. Où part le sol ? Il s’accumule dans les estuaires. En Wallonie, les sols perdent trois tonnes par hectare et par an en moyenne, souvent même au-delà de cinq tonnes par hectare dans les terres arables utilisées pour l’agriculture.
En Wallonie, 57 % des superficies cultivées, soit 232.000 hectares, sont soumis à une érosion non soutenable.
Les sols laissés nus sont les plus sensibles, notamment lors des pluies de printemps, et particulièrement en région limoneuse ou sablo-limoneuse. Un manque d’humus favorise la dispersion des particules. En plus de la perte d’une ressource non renouvelable, l’érosion entraîne des dégâts aux cultures, des risques de coulées boueuses et d’inondations, l’altération de la qualité des eaux de surface, la perturbation de la vie des cours d’eau et la sédimentation, et elle compromet la fertilité des champs sur le long terme. Notons que les pluies violentes associées aux orages ont tendance à devenir plus fréquentes avec les modifications climatiques.
La plupart du temps, l’érosion ne se voit pas à l’échelle d’une génération. « La lenteur du passage à l’irréversible est encore une de ces résistances des sols au changement qui compliquent notre prise de conscience », selon Marc-André Selosse, professeur du Museum national d’Histoire naturelle et spécialiste de la vie du sol .
Adieu, carbone organique
Un sol contient de l’eau, de l’air, des particules minérales issues de l’altération des roches, et de la matière organique, morte et vivante. Associée aux particules minérales, notamment grâce à l’action des vers de terre, la matière organique morte, dont fait partie l’humus, forme des agrégats, donnant au sol une structure grumeleuse, une cohérence, une stabilité et une porosité idéale pour favoriser l’infiltration et la filtration de l’eau de pluie.
Près de 90 % de la superficie wallonne cultivées (375.000 ha) présente des teneurs insuffisantes en matière organique.
Ce phénomène a des conséquences potentielles en termes de fertilité, de biodiversité, de structure des sols (aération, résistance à l’érosion, à la compaction…), de circulation de l’eau (infiltration, rétention), de stockage de carbone (lutte contre les changements climatiques) et d’immobilisation ou de dégradation de certains polluants (effet de filtre).
La perte de matière organique provient essentiellement de l’exportation de la matière organique sans nouvel apport de matière fraîche (par exemple par des résidus de culture, du compost, du fumier, etc.), la fertilisation des champs en agriculture conventionnelle étant le plus souvent assurée par des engrais chimiques de synthèse. C’est un cercle vicieux : au plus un sol est dégradé, au moins il remplit son rôle nutritif pour la vie du sol et des cultures, et au plus on apporte des engrais de synthèse pour nourrir les plantes (inadaptés pour les bactéries, les vers de terre…), au point de se passer totalement des organismes du sol. Par ailleurs, un travail intensif du sol (labour profond, affinage excessif) introduit une plus grande quantité d’oxygène dans le sol, ce qui va accélérer la minéralisation de la matière organique (et le dégagement de CO2).
Compacté
Les sols soumis à l’action de machines agricoles ou forestières trop lourdes, utilisées dans de mauvaises conditions (sols humides, sols sensibles) peuvent se compacter en surface, voire en profondeur. L’écrasement des pores empêche l’air et l’eau de circuler dans le sol. La vie du sol et les plantes qui y plongent leurs racines s’asphyxient. L’eau ne s’infiltre plus, ruisselle, ce qui peut provoquer de fortes érosions et la pollution des cours d’eau. La compaction est souvent révélée par la présence de flaques et d’ornières.
Artificialisé et imperméabilisé
L’expansion des terrains résidentiels représente 71,2 % des superficies artificialisées entre 2000 et 2023. Elle concerne 8,1 km² par an entre 2018 et 2023. Le bétonnage des terres est le plus souvent irréversible : ce sont des terres perdues pour notre agriculture et pour leur fonction majeure dans les écosystèmes. L’artificialisation des sols entraine leur imperméabilisation partielle, limitant l’infiltration des eaux pluviales au profit du ruissèlement. Non seulement le risque d’inondations et de coulées de boues est accru, mais encore, cette eau est perdue pour la recharge des nappes phréatiques. Elle n’est pas filtrée ni partiellement dépolluée et s’engouffre dans les cours d’eau.
Pollution
Entre 2017 et 2021, 11 % du territoire wallon dépasse le critère de pollution des eaux en nitrates. Les zones vulnérables occupent 60 % du territoire. En ce qui concerne les pesticides, des dépassements de normes sont observés pour 35 % des masses d’eau souterraines, majoritairement localisées dans les zones de grandes cultures.
La présence de cadmium dans les sols est aussi inquiétante, étant donné la toxicité de ce métal lourd pour notre santé. Elle est, dans certains cas, issue de la dégradation de la roche-mère, soit, présente naturellement dans le sol. Mais des contaminations de plus en plus importantes accompagnent l’utilisation d’engrais phosphatés. 21 % des sols de l’Union européenne contiennent, dans leur horizon superficiel, des concentrations de cadmium supérieures à la limite fixée dans les eaux souterraines.
Enfin, les plastiques utilisés en culture (notamment de maïs, pour éviter l’enherbement et empêcher l’évaporation de l’eau du sol) posent également un problème important. Ils se dégradent en fines particules qui affectent la vie du sol et ses propriétés physiques et chimiques. Des pesticides peuvent s’y adsorber, ce qui les immobilise dans la terre et ralentit leur dégradation.
« Qui sème le béton aura bientôt la dalle ». Ce titre du livre de Jean-Christophe Roberty, technicien agricole, illustre bien les dangers de l’urbanisation excessive sur les terres nourricières.
Une récente étude de l’état des sols en Europe révèle que 60 % des sols sont dégradés, les principaux facteurs étant la perte de carbone organique (48 % des sols européens), la perte de biodiversité (38 %) et l’érosion hydrique (32 %). Les auteurs attirent l’attention sur le manque de données concernant la pollution du sol, qui induit certainement une sous-estimation de la gravité de la situation. Pour Marc-André Selosse, biologiste français spécialiste des sols, « il y a autant de problèmes que de sols ».
Qu’attendons-nous ?
Dans les années 1930, les Etats-Unis ont pris conscience des conséquences de leurs pratiques non respectueuses de la terre. Une mécanisation inadaptée du travail des terres agricoles en zone aride, conjuguée à des tempêtes, ont été à l’origine du « Dust Bowl » : d’importantes quantités de terre agricole ont été emportées par les vents, causant une perte de fertilité des parcelles. Trois millions de personnes ont déserté ces zones devenues hostiles, notamment dans l’Oklahoma et en Arkansas. Le président américain de l’époque, Franklin D. Roosevelt, a déclaré, en 1937 :
« Une société qui détruit ses sols se détruit elle-même »
Aujourd’hui, de nombreux scientifiques interpellent citoyens, utilisateurs des terres et politiques sur la nécessité de préserver cette ressource. Marc-André Selosse fait partie des plus ardents défenseurs :
« Le sol, c’est un patrimoine, notre devoir est de le transmettre »
Les enquêtes sur la santé du sol révèlent des résultats accablants, qui font froid dans le dos d’autant que les changements climatiques pourraient renforcer certaines de ces pressions sur les sols. Sécheresses et épisodes pluvieux favorisent le ruissèlement, la déstructuration des sols et l’érosion, et peuvent impacter le climat local.
Il est grand temps d’agir pour protéger nos sols, les préserver et restaurer les sols dégradés. Ces actions concernent nos territoires sans oublier les autres régions du monde car les enjeux concernant la santé des sols et les conséquences d’une utilisation non durable n’ont pas de frontières. A travers notre consommation de produits et services issus d’autres régions du monde, nous contribuons à la dégradation des sols dans d’autres régions du globe. Les exemples sont nombreux : importation de soja et maïs OGM du continent américain pour nourrir nos élevages, consommation d’huile de palme contribuant à la déforestation, développement des véhicules électriques nécessitant l’exploitation de lithium dans des mines amazoniennes, etc.
Selon les travaux de la Commission européenne, les terres cultivées et les prairies de l’UE fournissent chaque année des services écosystémiques pour une valeur de 76 milliards d’euros, alors que « les coûts liés à la gestion durable des sols sont compensés par les bénéfices économiques dans bien des cas, et par les bénéfices environnementaux dans tous les cas. » Les bénéfices économiques, sociaux et environnementaux d’actions prises en faveur de la préservation des sols excèdent donc largement les coûts que ces mesures pourraient engendrer ! Qu’attendons-nous, qu’attendent nos agriculteurs, qu’attendent nos politiques, pour agir ?
Dans le cadre de ses activités d’éducation permanente, Nature & Progrès mènera l’enquête pendant toute l’année 2025. Quelles sont les législations existantes et à mettre en place pour protéger les sols ? Quelles pratiques faut-il privilégier chez les agriculteurs ? Peut-on les contraindre à adapter leur manière de produire alors que la politique commerciale de l’Europe et les traités de libre échange favorisent la concurrence à l’échelle mondiale ? Faut-il remettre en question les concepts de propriété et de liberté de culture ? A suivre…
REFERENCES
- AKCA et al. 2024. The state of soils in Europe. 158 p.
- Commission européenne. 2020. Ensure 75 % of soils are healthy bu 2030 for food, people, nature and climate. Report. 82 p.
- Commission européenne. 2021. Accounting for ecosystems and their services in the European Union. Final report from phase II of the INCA project aiming to develop a pilot for an integrated system of ecosystem account for the UE. 62 p.
- Commission européenne. 2021. Stratégie de l’UE pour la protection des sols à l’horizon 2030. Récolter les fruits de sols en bonne santé pour les êtres humains, l’alimentation, la nature et le climat. 30 p.
- Denhez F. 2014. Cessons de ruiner notre sol. Flammarion. 216 p.
- FAO, ITPS, GSBI, CDB et CE. 2021. L’état des connaissances sur la biodiversité des sols – L’état actuel, les enjeux et potentialités, Résumé à l’intention des décideurs. Rome, FAO.
- Service public de Wallonie. 2024. Diagnostic environnemental de la Wallonie. 85 p.
- Robert JC. 2023. Qui sème le béton aura bientôt la dalle. Trois Colonnes. 260 p.
- Selosse M-A. 2021. L’origine du monde. Actes Sud. 468 p.
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