La santé des humains aurait-t-elle plus de poids dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ? Des chercheurs ont fait le lien entre la mortalité des chauves-souris, l’utilisation d’insecticides et la mortalité infantile en Amérique du Nord. Quand mettrons-nous enfin en pratique le concept One health, qui suggère que la santé des écosystèmes, celle des animaux et celle de l’humain sont liés ?

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, à partir d’un article de Jeanne Buffet, rédactrice pour Nature & Progrès

 

Dans son analyse « La santé publique, cheval de bataille contre les pesticides » (2024, n°28), Nature & Progrès mettait en avant que la lutte contres les pesticides est un enjeu environnemental, mais aussi un enjeu de santé publique. En témoigne la montée au créneau des acteurs du domaine de la santé, notamment des mutualités. La santé des humains aurait-t-elle plus de poids, dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ?

 

Une agriculture sans chauves-souris

Février 2006. Dans l’Etat de New York, aux Etats-Unis, 10.000 chauves-souris sont retrouvées mortes dans les grottes qui les abritent pendant leur hibernation. Dans les cinq années qui suivent, six millions d’individus succombent dans leurs gîtes d’hiver, dans tout le nord-est des Etats-Unis et l’est du Canada. Observation intrigante : la bouche et le museau des cadavres sont cerclés de blanc. Le verdict tombe : un champignon pathogène est à l’origine de la maladie, nommée « syndrome du nez blanc ». Il s’agirait de l’épizootie (maladie touchant des groupes d’espèces animales dans une région plus ou moins vaste) la plus sérieuse des États-Unis, présentant un risque élevé d’extinction de masse. Selon les chercheurs, le champignon pathogène aurait été accidentellement importé d’Europe, où sa présence est plus discrète car les hôtes y sont plus résistants (Comesse L. 2017).

L’hécatombe des chauves-souris n’est pas sans conséquences. Eyal Frank, économiste de l’environnement à l’université de Chicago, a étudié l’impact de l’arrivée du syndrome du nez blanc sur l’agriculture et sur la santé humaine. Son analyse, publiée dans la prestigieuse revue scientifique Science (Frank 2024), montre que dans les régions affectées par le syndrome du nez blanc, depuis l’émergence de la maladie, l’utilisation d’insecticides a grimpé de 31 %, tandis que celle des herbicides et fongicides est restée stable, tout comme l’utilisation des insecticides en dehors de la zone touchée par le syndrome affectant les chauves-souris. Le chercheur lie ce phénomène à la diminution de la prédation naturelle des insectes et autres arthropodes par les chauves-souris, qui aurait poussé les agriculteurs à avoir recours aux produits de synthèse proposés par l’industrie pour gérer les populations de ravageurs.

Le rôle-clé des chiroptères dans l’élimination d’insectes et autres arthropodes ravageurs pour l’agriculture est bien connu. Une revue de la littérature (Azucena Ramirez-Francel et al. 2022) a pointé non moins de 158 études qui le démontrent sur tous les continents du monde (excepté l’Antarctique). Les autres bienfaits de ces mammifères sont, dans les régions où vivent des espèces nectarivores et frugivores, la pollinisation et la dissémination des graines. Toutes les espèces produisent également du guano, déjections riches en nutriments et utilisées comme engrais organiques en agriculture. En Amérique du Nord, on estime que les chauves-souris rapportent 3,7 milliards de dollars d’économies par an au secteur agricole (Boyles et al. 2011).

 

Impacts sur la mortalité infantile

Le chercheur a ensuite analysé les données régionales de mortalité humaine infantile, souvent utilisées pour étudier les impacts sanitaires de la pollution environnementale. Il n’a gardé que les décès dus à des « causes internes » (éliminant les « causes externes » telles que les accidents et les homicides) et a comparé les régions touchées par le syndrome du nez blanc avec les régions saines. Ses résultats montrent que le taux de mortalité infantile dû à des causes internes a augmenté de 8 % dans les années suivant l’émergence du pathogène touchant les chauves-souris. En dix ans, les décès de 1.300 nouveau-nés seraient imputables à l’utilisation des insecticides compensant les mortalités des chiroptères.

« Il ne semble pas y avoir de différences d’utilisation d’insecticides et de mortalité infantile entre les différentes régions avant l’arrivée du champignon pathogène », affirme le scientifique dans la fin de son article. Cet indice le conforte dans la relation qu’il cherche à démontrer. Si l’étude ne s’appuie que sur des corrélations, ne mettant pas en évidence le lien de cause à effet entre l’arrivée de la maladie des chauves-souris, l’utilisation des insecticides et la mortalité infantile observée, elle suggère que la mortalité d’un prédateur-clé des écosystèmes agricoles peut se répercuter sur la santé publique, et (re)lance le débat sur les conséquences de nos choix en termes de pratiques agricoles. Grâce à sa forte médiatisation, l’étude a popularisé l’utilité des chauves-souris pour nos sociétés humaines et les impacts négatifs de leur déclin, tout en liant les pratiques agricoles et la santé de toutes et tous.

 

Les chauves-souris malades des pesticides

Les pesticides peuvent affecter les chiroptères de différentes manières. Ils les affament en réduisant substantiellement le nombre de proies disponibles dans leur milieu. Ils les empoisonnent lorsque les prédateurs mangent des insectes contaminés (à des doses sublétales ou dont le corps est imbibé par les produits) et accumulent les substances toxiques dans leurs graisses. Il a été démontré que des néonicotinoïdes tels que l’imidaclopride, le thiaméthoxame et le thiaclopride perturbent l’hibernation des chauves-souris, qui se manifeste par une diminution de leur température corporelle et par le ralentissement de leur métabolisme pendant l’hiver, en déstabilisant le fonctionnement de la glande thyroïde ou la sécrétion de prostaglandine. Quand une chauve-souris n’est pas capable d’entrer en torpeur et d’y demeurer, sa survie est fortement compromise.

Le système immunitaire des chauves-souris est affaibli par la contamination par les pesticides, ce qui les rend plus sensibles aux pathogènes. Le lien entre pesticides et sensibilité au syndrome du nez blanc a d’ailleurs été démontré. Des chercheurs ont analysé que les chauves-souris malades contenaient six fois plus de DDT dans leurs graisses que les individus locaux vivants, et de dix à cent fois plus que les chauves-souris saines d’Espagne ou d’Inde (Kannan et al. 2010). L’augmentation de l’utilisation des pesticides accompagnant la mortalité des chauves-souris rend donc les animaux survivants plus susceptibles encore de succomber des suites d’une infection par le pathogène. Un cercle vicieux ?

 

One health

Née au début des années 2000, l’initiative One health propose de lier, dans une approche intégrée et unifiée, la santé publique, la santé animale et la santé environnementale, aux échelles locales, nationales et planétaire. Chaque jour, les preuves des liens forts unissant ces différents angles de la santé s’accumulent. Personne ne peut plus aujourd’hui les nier.

L’utilisation de pesticides afin de lutter contre des organismes nuisibles aux cultures atteint l’ensemble de la biodiversité : les animaux « nuisibles » ciblés, mais aussi les prédateurs de ces ravageurs, des espèces de l’environnement apportant des services écosystémiques (pollinisation, dispersion des graines, etc.), et l’humain, également contaminé par ces substances toxiques via l’air, l’eau et les aliments produits par l’agriculture.

Il est grand temps de changer notre manière de considérer nos relations avec la nature dans son ensemble. 25 ans après la naissance du concept One health, prouvant que nous avons compris les liens entre santé environnementale et santé humaine, où en sommes-nous dans son application pratique ? A quand la fin des poisons, pour notre santé et celle de la Terre ? Nature & Progrès revendique que des politiques ambitieuses soient mises en place pour veiller à la santé de tous, écosystèmes, animaux et humains, notamment en réduisant les possibilités d’utiliser des pesticides… en vue de les supprimer définitivement, le plus rapidement possible.

 

REFERENCES

Azucena Ramirez Francel L., Garcia-Herrera L. V., Losada-Prado S., Reinoso-Florez G., Sanchez-Hernandez A., Estrada-Villegas S., Lim K. B. et Guevare G. 2022. Bats and their vital ecosystem services: a global review. Integrative Zoology 17 (1) : 2-23. https://www.researchgate.net/publication/351673006_Bats_and_their_vital_ecosystem_services_A_global_review

Boyles J. G., Cryan P. M., McCracken G. F. et Kunz T. H. 2011. Economic Importance of Bats in Agriculture. Science 332 (6025) : 41-42

Comesse L. H. 2017. Le syndrome du nez blanc des chauves-souris : synthèse bibliographique. Thèse de doctorat, Faculté de médecine de Créteil. 112 p. https://theses.vet-alfort.fr/telecharger.php?id=198

Frank E. G. 2024. The economic impacts of ecosystem disruptions: Costs from substituting biological pest control. Science 385 (6713).

Kannan K., Yun S.H., Rudd R.J. et Behr M. 2010. High concentrations of persistent organic pollutants including PCBs, DDT, PBDEs and PFOS in little brown bats with white-nose syndrome in New York, USA. Chemosphere 80 (6) : 613-618.