Une autoroute sur les fonds marins ? Pas vraiment. E400 est un additif alimentaire, l’acide alginique, extrait d’algues marines. Une industrie en plein développement, qui met en danger les forêts sous-marines. Les prélèvements dans le milieu naturel posent en effet des questions environnementales. A-t-on réellement besoin de ces additifs dans nos assiettes ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef chez Nature & Progrès
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Au fil de ces dernières décennies, l’alimentation que nous achetons en magasin s’est enrichie en nouvelles substances. Les additifs alimentaires sont des produits ajoutés aux denrées alimentaires dans le but d’en améliorer la conservation, le goût et l’aspect. Dans l’Union européenne, ils sont désignés, sur l’emballage des produits alimentaires, par la lettre E (pour Europe) suivie d’un nombre de trois chiffres (le SIN ou Système international de numérotation). La qualité de ce que nous ingérons est une préoccupation importante pour les membres de Nature & Progrès et pour de plus en plus de personnes soucieuses des impacts pour la santé et l’environnement de leurs choix alimentaires. Intéressons-nous à une classe de ces additifs, les alginates, qui sont exploités presque devant notre porte, et à leur impact environnemental.
Juillet 2024, Plouguerneau, dans le Nord Finistère. Sous le crachin breton, un groupe de courageux touristes entoure le guide sur le quai du port de Korejou. L’histoire de la récolte des algues, des pratiques classées au patrimoine culturel immatériel de France (1), est contée par un ancien goémonier. Face au groupe, deux bateaux de pêche sont au repos, attendant la marée.
Précieuses algues
Ce sont les laminaires qui intéressent les bateaux. Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues représentent une ressource importante.
Les algues marines sont exploitées dans le Nord Finistère depuis plusieurs siècles. Dans une économie de subsistance, elles servaient de combustible, de nourriture pour le bétail et d’engrais pour les terres agricoles, aujourd’hui parmi les plus riches de Bretagne. La production de soude (carbonate de sodium) à partir des cendres des algues a fourni les manufactures du verre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Découverte en 1812, l’iode devient la principale production destinée à l’industrie pharmaceutique – pour réaliser la fameuse teinture d’iode antiseptique – du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1950.
De nombreuses usines se sont développées pour le traitement des algues, récoltées par une main d’œuvre familiale relativement pauvre, dans des conditions difficiles. A l’aide de la guillotine, une sorte de faucille montée sur un long manche, les marins coupaient les algues, puis les hissaient sur leurs bateaux. Ramenées à marée basse vers la côte, les embarcations étaient déchargées vers des charrettes tirées par des chevaux postiers bretons, baignés jusqu’aux flancs dans l’eau salée. La récolte était mise à sécher par les femmes et les enfants sur les dunes, puis brûlées dans les fours à goémon en pierre creusés à même le sol, dont les vestiges parsèment encore aujourd’hui le littoral breton.
Dès 1830, l’activité artisanale est mise en danger par la concurrence internationale. Les gisements de nitrate du Chili contiennent en effet un iode facile à extraire. A la difficulté de la récolte s’ajoute une tension sur les prix, qui pousse de nombreux goémoniers à se rediriger vers la pêche, plus rentable. « Ils (les goémoniers) se plaignent, dites-vous ? Ils se plaindront bien davantage quand nous ne serons plus là. Car notre profession n’est plus qu’un anachronisme, une forme archaïque et surannée d’industrie appelée à disparaître tôt ou tard. Nous sommes à la merci des Américains : on ne consomme plus l’iode comme du pain. Tant que le trust limitera volontairement sa production, nous tiendrons ; quand il ne la limitera plus, nous plierons bagage. Il y a comme une fatalité sur toutes nos industries bretonnes. Elles agonisent l’une après l’autre et nous éprouvons le sort qu’ont connu avant nous l’industrie textile et l’industrie minière et qui menace en ce moment même l’industrie des grandes pêches : le temps de la Bretagne industrielle est passé… » Charles Le Goffic, La revue des mondes, novembre 1906.
L’abandon des mesures protectionnistes en 1955 sonne le glas pour l’industrie de l’iode européenne. Décision âprement regrettée par le secteur, qui partage ses inquiétudes : « Nous devons malheureusement constater que si nous nous trouvions, pour une raison ou pour une autre, isolés du Chili, nous nous trouverions, en France, totalement dépourvus d’iode, car la seule usine existant encore en Bretagne est elle aussi appelée à disparaître » (Le Télégramme, mai 1955).
Le secteur se rattrape grâce à un nouveau débouché : l’alginate de sodium. Ce sel est extrait à partir du liquide visqueux entourant la paroi cellulaire des algues brunes, particulièrement les laminaires. Sa fonction naturelle consiste à assurer la flexibilité de l’algue. Les alginates forment des gels durs et thermostables utilisés comme additifs alimentaires (E400 à E405), permettant la reconstruction des aliments (jambon, cordons bleus, poisson pané, etc.). Ils donnent une texture onctueuse aux yaourts et crèmes glacées. Les alginates sont utilisés comme épaississants, gélifiants, émulsifiants et stabilisants de produits industriels variés : gelées alimentaires, produits de beauté, peintures, encres d’imprimerie, etc. Ce débouché prend son essor dès les années 1960.
Additifs à base d’alginate
- E400 : Acide alginique
- E401 : Alginate de sodium
- E402 : Alginate de potassium
- E403 : Alginate d’ammonium
- E404 : Alginate de calcium
- E405 : Alginate de propane-1,2-diol
Industrialisation et mondialisation
Face à la demande des industriels, les techniques de récolte sont améliorées. Le skoubidou, un crochet fixé au bout d’une longue barre métallique, attrapant et arrachant les algues, est d’abord utilisé manuellement. Puis, se développe le skoubidou hydraulique, monté sur les bateaux dès 1971. Le peigne norvégien, sorte de râteau trainé sur les fonds marins, se développe dès 1995. Alors qu’en 1954, 676 marins bretons récoltaient 2.500 tonnes d’algues avec 404 bateaux, aujourd’hui, 70.000 tonnes de laminaires sont récoltées chaque année par une quarantaine de marins avec 35 bateaux. Les algues brutes sont livrées à deux usines qui en extraient les alginates, fournissant ensuite une constellation d’entreprises utilisatrices (cosmétiques, pharmaceutiques, alimentaires…) localement. Mais le plus gros des volumes part à l’export aux quatre coins du monde.
Constat inquiétant : les deux usines qui extraient les alginates des algues sont passées aux mains de multinationales. « Les deux entreprises françaises appartiennent à des multinationales dont elles ne représentent qu’une faible part d’activité. Depuis vingt ans, elles sont étroitement dépendantes des stratégies d’implantation mondiale de ces grands groupes. En 2006, 60 salariés travaillaient à Lannilis (140.000 dans le monde dans le groupe américain Cargill) et 60 à Landerneau (1.000 dans le monde dans le groupe Danisco). Mais la concurrence chinoise sur le marché de l’algue menace », peut-on lire sur les plaquettes explicatives du musée des goémoniers de Landerneau.
L’inquiétude face à la concurrence chinoise est bien réelle. Eric Marrec, président de la Chambre syndicale des algues marines, interpelle en 2005 : « Nous ne sommes pas sur la même planète. Leurs prix n’ont rien à voir avec les nôtres. Il va falloir se battre pour survivre. En Chine, on obtient les alginates avec la culture d’une espèce voisine, la Laminaria japonica. Depuis vingt ans, cette algue a conquis le marché des alginates « techniques » employés dans les peintures, bâtons de soudure et autres produits non alimentaires. Par contre, ils ne savaient pas élaborer de produits finis aux normes de l’industrie européenne. Cette fois, ça y est, ils sont en train de s’y mettre ». Le journaliste, Raymond Cosquéric, poursuit : « Nos marins goémoniers ne restent pas les deux pieds dans le même canot. Depuis peu, ils exploitent une nouvelle algue pendant l’hiver, l’Hyperborea. Et cet été, un nouvel outil de récolte va être testé pour exploiter l’Ascophyllum. Mais ce qui arrêtera les Chinois, c’est l’inventivité des usiniers qui ont 150 emplois à défendre dans le Finistère Nord. »
Goémon, blé des vagues, pain de mer. Moisson qui lève sans semailles
Pierre Jakez Hélias
Les algues, « un marché en constante expansion qui n’est limité que par la quantité d’algues que l’on peut récolter » sont une ressource sous pression. Une course mondiale à la productivité est en route, comme dans tant d’autres domaines économiques. Ayant déjà pu constater les effets négatifs, sociaux et environnementaux, qui accompagnent de telles compétitions, il est difficile de ne pas s’inquiéter de l’impact de l’exploitation des algues sur les ressources marines. Plusieurs équipes de scientifiques se sont penchés sur cette question.
Protection des forêts sous-marines
Les laminaires sont des algues brunes colonisant l’étage infralittoral. Ayant besoin de lumière, elles désertent les grands fonds. Elles sont munies d’un stipe, tige flexible ancrée sur les rochers par des crampons et supportant de longs rubans, dont la longueur peut atteindre quatre mètres. Si on observe l’algue couchée à marée basse, elle se dresse en pleine mer, constituant alors de véritables forêts sous-marines.
Constituant un écosystème à part entière, les colonies de laminaires abritent une faune et une flore riches. La laminaire peut servir de support à une dizaine d’espèces d’autres algues et animaux épiphytes – qui l’utilisent comme support. Elle nourrit et abrite des crustacés (araignées de mer, homard), des échinodermes (oursin, étoile de mer), des mollusques (ormeaux, seiche), etc. Les poissons viennent s’y reproduire, notamment le lieu jaune, la vieille et le labre. C’est dans cet habitat d’intérêt communautaire que les phoques gris et les grands dauphins viennent se nourrir.
Bien conscientes de la richesse de ces écosystèmes, les autorités ont mis en place des règles d’exploitation des laminaires. Pour Laminaria hyperborea, elles imposent l’octroi d’une licence (limitées à 35 en Bretagne), une taille de bateau de maximum douze mètres, une pause dans la récolte entre le 15 mai et le 1er septembre, un quota de récolte, une zone de récolte, un débarquement maximum par jour, des normes techniques pour le peigne et l’utilisation d’un système de géolocalisation (Vessel Monitoring System). Un système de jachère triennale est mis en place : les récoltes sont espacées de trois ans sur une même zone. Un quadrillage a donc été mis en place pour définir le régime de chaque zone de récolte.
Forêts marines en danger
Afin d’évaluer l’état des colonies de laminaires, différentes études ont été mises en place. L’étude SLAMIR a été réalisée entre 2018 et 2022 par un collectif de chercheurs français, s’intéressant à Laminaria hyperborea (2). En comparant des paires de sites exploités ou non exploités, la recherche a démontré que l’impact de la récolte des algues est limité : la repousse des algues atteint 75 % au cours d’un cycle de trois ans (les chercheurs recommandent cependant de passer à une quatrième année de jachère), et la biodiversité ne semble pas impactée par les pratiques d’exploitation.
Les résultats de cette étude ne semblent cependant pas faire l’unanimité. En effet, quelques détails interpellent. La recherche cherchait à comparer deux paies de sites, mais tous ont été écartés. Un site, qui était en protection intégrale, n’a pas été retenu car on a constaté qu’il avait été récolté illégalement. Sur un autre site, un phénomène de mortalité inexpliquée des algues a eu lieu. Une nouvelle paire de sites a été choisie, et c’est elle qui a fait l’objet des observations pendant trois ans (au lieu des quatre années prévues), ce qui est fort léger pour tirer des conclusions.
« Les méthodes de récolte des algues mettent en péril certaines espèces », estime Line Le Gall, chercheuse à l’Institut de Systématique, Évolution et Biodiversité en France. Le skoubidou, qui arrache les algues plutôt que de les couper, ralentit la régénération des populations. La chercheuse incrimine aussi l’utilisation du peigne norvégien qui racle les fonds marins et fracture les roches auxquelles sont arrimées les algues. Le substrat se retrouve emporté par les courants à des endroits où les algues ne savent pas se développer.
Line Le Gall rappelle que les populations d’algues sont déjà en déclin. Les scientifiques du Laboratoire d’océanologie et de géosciences de Wimereux, en collaboration avec des chercheurs de la Station biologique de Roscoff, associent ces mortalités au réchauffement de l’eau associé au changement climatique. Dès que la température de l’eau dépasse 17 °C, Laminaria digitata ne se reproduit plus. Des chercheurs de l’Alfred Wegener Institute for Polar and Marine Research en Allemagne évoquent aussi la responsabilité du trou dans la couche d’ozone, ayant démontré que les laminaires sont sensibles à l’intensité des rayons ultra-violets. D’autres scientifiques encore incriminent les pesticides et autres polluants présents dans nos océans.
« A ce stade, je pense qu’il est nécessaire de ne plus les récolter. Avec l’impact du changement global ajouté à celui des récoltes, je pense que les laminaires sont en train de devenir une population à risque. Je ne dis pas que l’espèce va disparaître mais à l’échelle locale, sur nos côtes, je doute qu’on ait encore des champs de laminaires dans 25 ans. » Cette disparition concernerait, par effet domino, d’innombrables espèces animales et végétales.
La culture d’algues à la rescousse ?
Sur l’ensemble des 370.000 espèces de plantes terrestres recensées, seules 2.500 ont été domestiquées, et 250 sont cultivées à grande échelle. Pour les algues, la situation est identique : seules une dizaine d’espèces sont cultivées sur 11.000 recensées. « Maîtriser le cycle de reproduction de l’algue pour arriver à la produire en masse est extrêmement difficile », explique Line Le Gall. L’exploitation d’algues cultivées – toutes espèces confondues – représente 32 % des récoltes en France, mais 97 % dans le monde.
Cette culture n’est cependant pas forcément bon élève en termes environnementaux. On peut, en effet, la comparer à une agriculture intensive. En Asie, d’immenses « champs » de culture d’algues s’étendent sur des kilomètres. Outre leur aspect inesthétique, on leur reproche de prendre le pas sur d’autres activités économiques liées à la mer, mais surtout, de prendre la place d’écosystèmes marins sauvages. Ces monocultures posent aussi question. « Le problème, raconte Michèle Barbier, biologiste marine et experte indépendante en éthique pour la Commission européenne, au micro de France Culture (3), c’est de cultiver des espèces exotiques qui risquent d’avoir un fort impact sur l’écosystème, soit en amenant des maladies, en modifiant le flux génétique qui amènera à une perte de biodiversité, soit en raison de traitements fertilisants ajoutés à l’eau qui impacteront la faune et la flore locale. »
Des algues brunes aux marées vertes
Un autre problème environnemental se retrouve associé à la transformation des algues en alginate : la gestion des boues industrielles. Un article de Ouest France de mai 2006 interpelle. « Extraire les alginates des algues suppose des bains successifs d’acide sulfurique et de chaux, suivis de décantation et de filtration ». Parmi les sous-produits, la cellulose est valorisée en guise d’engrais chez les légumiers. Mais il reste à l’entreprise Degussa près de 10.000 tonnes de boues biologiques par an. Des contrats d’épandage sont conclus avec des agriculteurs. « Un exercice difficile sur un canton classé en « super zone d’excédents structurels », où les boues agroalimentaires sont en concurrence avec les déjections de vaches et de cochons ». Rappelons-nous que la Bretagne est particulièrement sensible aux excès de nitrates, se manifestant par les fameuses marées vertes, prolifération d’algues vertes sur les côtes bretonnes, menant à l’eutrophisation des milieux.
Tout ceci pour du Flanby ?
Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues présentent, pour l’entrepreneur, un potentiel important. D’abord valorisée dans une économie de subsistance locale comme combustible, aliment pour le bétail et engrais pour les maigres terres du littoral, elles ont ensuite fait l’objet d’une exploitation artisanale pour la fabrication de soude, puis d’iode. C’est dans les années 1960 que ces activités sont abandonnées pour un développement industriel lié à la fabrication d’alginate. La récolte s’est intensifiée grâce au développement de nouvelles techniques, et deux entreprises, gérées par des multinationales, sont fournies et approvisionnement un marché mondialisé. Avec une course folle à la productivité, et une concurrence acérée, l’impact sur l’environnement ne fait que croître, et ce, malgré des mesures de protection, et dans un contexte de déclin des colonies de laminaires.
Tout ceci… pour du Flanby ? Si les alginates ont certainement leur importance dans certains domaines technologiques, il est permis d’en douter en ce qui concerne l’industrie alimentaire. A-t-on vraiment besoin de viande reconstituée, de yaourts ultra-fermes, de tous ces nouveaux produits industriels ? On retrouve même des alginates dans la peau de saucisson et dans les pâtées pour chiens et chats ! Nos producteurs fermiers et artisans démontrent chaque jour que ces additifs ne sont pas nécessaires pour réaliser des produits sains, naturels et savoureux. Voici encore une bonne raison de se détourner de l’industrie pour privilégier nos fermes bio locales.
Il est important, aujourd’hui, que les citoyens puissent en savoir plus sur les additifs utilisés dans leur alimentation et leurs impacts sur la santé et sur l’environnement. Nature & Progrès poursuivra sa mission d’investigation pour informer les consommateurs de ce que l’industrie agro-alimentaire introduit dans son alimentation. Afin que chacun puisse faire le choix de consommer, ou non, ces produits.
REFERENCES
- La récolte du goémon en Bretagne à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France. Fiche consultable sur https://www.pci-lab.fr/fiche-d-inventaire/fiche/237-la-recolte-du-goemon-en-bretagne
- Références du rapport SLAMIR : Laspougeas C., Derrien S., Davoult D., Laurans M., Thiriet P., Le Niliot Ph. Et Capietto A. 2003. Le Suivi des LAMinaires en Iroise, SLAMIR : 2018-2022. Rapport synthétique, 17 pages. https://parc-marin-iroise.fr/documentation/le-programme-slamir-suivi-des-laminaires-en-iroise
- Interview de Line le Gall et de Michèle sur France Culture (2021): https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-algues-meritent-d-etre-mieux-protegees-7295772