Cet article est paru dans la revue Valériane n°172
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Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef chez Nature & Progrès
C’est avec beaucoup de cœur et leur plus grand talent, la créativité, que de plus en plus d’artistes se mobilisent pour sensibiliser aux enjeux environnementaux et donner envie d’agir. Semées à travers le monde, leurs œuvres – poèmes, peintures, sculptures… – sont porteuses d’un message ou d’une pensée et nous incitent à l’action.
Soutien, une œuvre de Lorenzo Quinn. Photo © Hans M (Unsplash)
Dans Valériane n°171, nous avons découvert que de nombreuses pratiques folkloriques sont, au-delà de manifestations culturelles naïves et sympathiques, une véritable expression de résistance et d’opposition à l’évolution de la société. Poursuivons notre découverte des « Graines de résistance », ces manières détournées utilisées pour dénoncer les dérives de la société et inciter à l’action. Quittons la Bretagne, ses gavottes et ses binious, pour explorer la romantique cité italienne de Venise.
Venise se noie
Embarquons dans l’une des cinq cents gondoles qui accueillent chaleureusement les touristes. C’est une façon douce de découvrir la ville, de flâner. Alors que nous progressons sur le canal principal, les yeux attirés par la mosaïque de façades colorées et le nez bercé des doux parfums des restaurants, apparait une étrange sculpture arrimée sur la façade de l’hôtel Ca’Sagredo. Deux mains de pierre d’une dizaine de mètres de haut sortent de l’eau, s’agrippant à la bâtisse comme pour soutenir ses murs léchés par les flots.
En réalisant cette sculpture en 2017, l’artiste Lorenzo Quinn a voulu « symboliser à la fois la force créatrice et destructrice de l’humain », a-t-il confié au journal Le Monde (1). « Les mains ont le pouvoir d’aimer, de haïr, de construire, de détruire ». Sur son compte Instagram, le sculpteur décrit son œuvre nommée « Soutien » : « La sculpture a pour but de parler aux gens de façon claire, simple et directe à travers les mains innocentes d’un enfant. C’est un message puissant pour dire qu’ensemble, nous avons les moyens d’agir pour freiner le changement climatique qui nous affecte. Venise est une ville artistique qui a inspiré des cultures millénaires. Pour que cela continue, il faut que les générations actuelles et futures réagissent. »
Un effet réussi : alors que la vie quotidienne semble immuable, remplie de divertissements, l’œuvre rappelle aux habitants et aux touristes que Venise souffre des changements climatiques, luttant contre la montée des eaux. La cité de Vivaldi serait une des premières villes à disparaître, comme New York ou Tokyo. Et ce futur… c’est maintenant. Le poids des constructions affaisse le sol, les fondations étant abîmées par la montée de l’eau. La cité se débat en mobilisant des milliards d’euros dans la construction de digues mobiles… D’autres artistes dénoncent le phénomène, non sans ironie. « On a fait couler tellement d’encre sur Venise qu’elle se noie. », déclara l’écrivain et poète Sylvain Tesson.
Où sont les foutus opéras ?
Voici déjà vingt ans, l’écrivain Bill McKibben écrivait (2) : « Si nous avons connaissance des changements climatiques, nous n’en avons pas conscience. Ce n’est pas enregistré dans nos tripes, cela ne fait pas partie de notre culture. Où sont les livres ? Les poèmes ? Les pièces de théâtre ? Les foutus opéras ? ». L’auteur évoque le fait que le thème du SIDA a inspiré, au cours des dernières décennies, une effusion stupéfiante d’œuvres d’art qui ont eu un réel impact politique.
Une compréhension intellectuelle des faits scientifiques n’est pas suffisante. Pour entrer en action, nous avons besoin de l’autre partie de notre cerveau, celle de la créativité. Dominic Witek, responsable marketing de Artsper magazine, traduit les propos de Bill McKibben : « Avec créativité et audace, l’art donne vie aux chiffres catastrophiques dont nous sommes tous abreuvés tous les jours, mais dont nous ne prenons plus conscience. »
L’art, comme la religion, est l’un des moyens par lesquels nous digérons ce qui nous arrive, en tirons un sens qui nous mène à l’action. »
Voici plusieurs dizaines d’années qu’un grand mouvement d’artistes engagés pour l’écologie et le climat grandit et sème ses œuvres littéraires, iconographiques, cinématographiques et sculpturales partout dans le monde.
Place aux artistes !
Dans une émission consacrée à la place de l’art dans les luttes environnementales, l’artiste-designer française Isabelle Daëron témoigne : « J’essaie de mettre mes compétences, mes connaissances et ma sensibilité au service d’enjeux contemporains, environnementaux et sociaux. C’est une forme d’engagement. » Réalisatrice d’un dispositif de rafraichissement utilisant de l’eau non potable dans le vingtième arrondissement parisien, l’artiste souhaite contribuer à réinventer, par le biais de ses œuvres, nos chemins collectifs. Elle travaille aussi sur l’idée de rendre désirable un monde plus sobre. « Je trouve que les designers et les artistes ont leur rôle à jouer car ils peuvent, par leurs connaissances, contribuer à trouver des solutions économes en ressources et en moyens ».
A ses côtés, Marion Laval-Jeantet, artiste engagée dans la lutte écologique et professeur en art et en anthropologie, s’intéresse à la sobriété dans les œuvres artistiques. Car quand on est dans l’art, on est bien souvent dans l’artifice, dans des objets qui ne sont pas indispensables à la survie comme la nourriture ou le logement. Un collectif a ainsi édicté dix règles pour une conscience écologique de l’art. « Quand on prône un slow art, un art écologique, on prône un retour à un artisanat, à un faire, à une fabrication qui prend du temps. La sobriété, c’est accepter de donner de soi. »
Le philosophe Dominique Bourg décrit cet engouement des artistes pour défendre les causes environnementales et sociales (3).
Ils ne sont pas là pour illustrer, ils sont là pour incarner, pour rendre sensible, pour faire comprendre, pour ouvrir les esprits.
Et chez nous ?
Revenons en Belgique. Où sont les œuvres sensibilisant aux enjeux écologiques ? Johan Pas, historien d’art, constate qu’un réel engagement politique a rarement été observé parmi les artistes belges. Ils préfèreraient des stratégies implicites : métaphore, suggestion, déguisement et insinuation. Et si on lançait le mouvement ?
REFERENCES
- Big Browser. 2017. Deux mains colossales engloutissent Venise pour sensibiliser au réchauffement climatique. Le Monde.
- Bill McKibben. 2005. What the Warming World Needs Now Is Art, Sweet Art. Grist.
- Témoignage recueilli dans le podcast « Des artistes à l’œuvre pour l’environnement » de l’émission « De cause à effets » de France Culture (16 avril 2024)
- Pas, J. (2001). « Ce n’est pas du Land-Art », Aspects écologiques dans l’art belge depuis 1975.
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