Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172
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Par Mathilde Roda,
animatrice chez Nature & Progrès
A la ferme d’Esclaye, l’expérimentation se poursuit : plutôt que d’être séparés du troupeau à la naissance, une vingtaine de veaux laitiers gambadent avec leur mère. Véritable (r)évolution en termes de bien-être et d’éthique, ce modèle intéresse un nombre croissant d’éleveurs. Mais est-il transposable ?
A la ferme d’Esclaye, producteurs sous mention Nature & Progrès, l’idée de développer une filière d’élevage de veaux laitiers sous la mère a germé en 2021 (lire notre analyse n°21 en 2022). Elle répond à leur besoin de se réapproprier leur filière et d’assumer la vie de l’ensemble de leurs animaux d’élevage. Cette alternative s’inscrit également dans un contexte de sensibilité de la société aux questions du bien-être des animaux d’élevage.
Lait = veau
Pour produire du lait, il faut qu’une mère s’associe à un père (mâle reproducteur ou semence via l’insémination artificielle) pour donner un jeune. La mise-bas est, en effet, nécessaire au déclenchement de la production de lait par la vache, par la brebis, par la chèvre… Une fois la lactation enclenchée, c’est le prélèvement régulier du lait, par le jeune ou par le fermier, qui permettra de maintenir la production laitière pendant plusieurs mois, potentiellement, même, plus d’un an. En élevage bovin, et pour la majorité des élevages ovins et caprins, les jeunes sont séparés de leur mère à la naissance afin que tout le lait puisse être valorisé par l’éleveur. Les veaux sont le plus souvent vendus à des marchands avant une semaine de vie pour rejoindre des filières d’engraissement intensives. Le veau est aujourd’hui considéré comme un co-produit peu rentable, finissant dans les conditions peu enviables de centres d’engraissement.
Ces pratiques posent aujourd’hui de plus en plus question dans la société pour des raisons de bien-être animal et d’éthique. Des associations de protection animale comme Gaia (1) ou L214 (2) dénoncent le stress psychologique du veau et de la mère lorsque leur lien est rompu par les pratiques d’élevage. Des personnes refusent aujourd’hui de consommer du lait pour boycotter ces pratiques qui nient l’instinct le plus basique des animaux : l’attachement d’une femelle pour son petit, et le besoin du jeune de vivre avec sa mère. Pour Nature & Progrès, l’optimisation du bien-être animal est une valeur importante, qui figure dans la charte de l’association, définie par les membres producteurs et consommateurs de l’association (3).
Pourquoi n’élèverait-on pas des veaux au pis de leur mère, comme cela se passait dans des conditions naturelles chez les premières vaches issues de la sélection de l’auroch, avant l’industrialisation de l’élevage ? Les questions de rentabilité sont le plus souvent avancées par le secteur laitier.
Changer de paradigme pour le bien de tous
La question des conditions d’élevage des veaux taraude certains éleveurs. Ce fut le cas de la famille Henin, agriculteurs à Beauraing. En 2021, ils ont décidé d’essayer de faire autrement en laissant quelques veaux téter leur mère. L’expérience, reproduite et amplifiée plusieurs années de suite, démontre que développer l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère apporte des réponses concrètes à de nombreuses problématiques. Bien plus qu’une affaire de sensibilité relative au bien-être des animaux, c’est aussi un facteur de réussite et de durabilité d’un système d’élevage. Par exemple, des études sur des ovins ont montré qu’améliorer la qualité de vie des animaux les rendaient moins craintifs, plus aptes à apprendre des comportements nouveaux et améliore leur réactivité immunitaire (4).
De plus, en laissant les veaux téter l’excédent de lait, l’éleveur peut se permettre de sauter une traite, ce qui allège la charge de travail et offre plus de flexibilité dans les horaires. En combinant cette méthode avec le regroupement des vêlages, la traite peut être mise en pause en fin d’année, libérant l’éleveur pour d’autres tâches à la ferme. Ce système s’inscrit dans le concept du One Welfare, qui intègre le bien-être des animaux et celui de l’éleveur en une approche globale.
Ces pratiques permettent de gagner en résilience et en diversification au niveau de la ferme et ont plusieurs impacts positifs pour la société : diminution des transports d’animaux et d’aliments, promotion de la prairie peu consommatrice d’intrants, meilleure attractivité du métier d’éleveur et production de viande éthique.
Qu’en pensent les éleveurs ?
En mars 2022, Nature & Progrès éditait une brochure présentant les résultats de l’essai pilote à la Ferme d’Esclaye (5). Sa large diffusion a permis de faire connaître cette initiative innovante, de mettre la puce à l’oreille d’autres éleveurs. L’association en ensuite exploré l’intérêt et le potentiel de valorisation des veaux en sondant des éleveurs laitiers intéressés par la technique. L’objectif est de comprendre leurs motivations et leurs craintes ; et d’envisager les actions à mener pour essaimer l’initiative dans d’autres élevages.
La principale motivation des éleveurs interrogés est l’amélioration du bien-être animal dans une démarche de cohérence globale du métier d’éleveur. Ils mettent en avant le fait que les animaux peuvent exprimer leur comportement naturel, ce qui diminue le risque de comportements déviants. La meilleure santé des veaux et des vaches contribue tant à leur bien-être qu’à la rentabilité de la ferme. Ils notent plus de flexibilité dans l’organisation des tâches liées à la traite, avec la possibilité, même, de passer en monotraite (traire une fois par jour au lieu de deux), ce qui rejoint la nécessité d’améliorer la qualité de vie et de travail des éleveurs laitiers. Sont également souvent pointés les facteurs en lien avec la relation au consommateur, principalement l’amélioration de l’image de l’élevage. On observe un intérêt porté à la production de viande comme piste de diversification ; une viande de qualité qui peut être valorisée de manière différenciée auprès d’un consommateur demandeur d’une meilleure prise en compte du bien-être des animaux.
Les craintes exprimées par les éleveurs sont principalement liées au changement de système de production par rapport à une situation établie. Elles sont en partie justifiées par un manque de connaissance de la pratique et de ses implications. Pour un éleveur habitué à rechercher un maximum de production laitière, la baisse des volumes provoque des craintes. L’engraissement des animaux n’est pas non plus un métier facile à réinvestir, et sa rentabilité à grande échelle pose encore des questions. Un nouveau modèle d’élevage qui ne tiendrait pas la route économiquement n’est souhaitable ni pour les producteurs, ni pour les consommateurs. Il est donc indispensable de s’assurer de la faisabilité des pratiques innovantes avant d’en faire la promotion. Marc-André Henin invite à regarder au-delà du seul chiffre de production laitière : « Il ne faut pas regarder ce que vous avez et qu’il va vous rester, mais regarder ce que la pratique donne comme modèle global, si on peut en vivre, et bien ». Des éleveurs soulèvent aussi le besoin d’adapter les infrastructures de production. Mais sont aussi relevées des problématiques liées à la commercialisation de la viande issue de ce système d’élevage : les filières ne sont pas encore développées ni sécurisées, ce qui implique des risques économiques importants si la viande n’est pas valorisée à la hauteur de son potentiel. On observe une diminution, d’année en année, de la consommation de viande, ce qui correspond aux recommandations de nombreux scientifiques face aux enjeux climatiques et environnementaux. Comment faire comprendre aux consommateurs les plus-values de l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère ? Comment aborder avec le grand public la vie des veaux dans le schéma classique, un sujet encore tabou dans le secteur agricole ?
Dynamiser le secteur
Les réponses des éleveurs révèlent un besoin d’accompagnement sur la gestion d’un troupeau mixte laitier-viandeux. Une visite de ferme ou une discussion avec un éleveur pratiquant l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère pourrait suffire à lever une partie des appréhensions. Cependant, peu d’élevages-témoins existent à l’heure actuelle. Afin d’encourager de nouveaux éleveurs à expérimenter ces pratiques, il serait nécessaire de prévoir un soutien financier qui compenserait les éventuelles pertes, et permettrait à la ferme d’assurer son équilibre.
De plus, une partie des inquiétudes repose sur la gestion des débouchés et la sensibilisation du consommateur, alors que l’intérêt pour une viande « éthique », respectueuse des animaux et des éleveurs, constitue une opportunité. Sécuriser la filière, la rendre attractive pour les éleveurs et les rassurer sur la rentabilité économique est indispensable. Le consommateur doit être informé et sensibilisé, mais ce dernier point est sensible tant il est compliqué d’expliquer la plus-value du système d’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Les subtilités techniques sont difficiles à aborder, notamment parce qu’elles soulèvent des questions éthiques.
Un modèle d’avenir
Notre étude révèle un intérêt notable, au sein d’une partie du secteur laitier, pour l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Il met en avant l’amélioration du bien-être animal et celui de l’éleveur comme un tout indissociable, ainsi que la diversification vers la production de viande, comme une voie prometteuse.
L’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère offre un autre modèle, une autre manière d’aborder le métier d’éleveur laitier, un calcul différent de la rentabilité de son exploitation. Il ne faut pas se contenter de compter les litres de lait perdus, mais prendre en compte la flexibilité et la diminution du temps de travail, la satisfaction individuelle et l’étonnante facilité de gestion du troupeau qui ressortent des expériences des éleveurs engagés dans la démarche. Ces aspects remportent l’intérêt d’une majorité d’éleveurs sondés.
A travers cette étude, Nature & Progrès met en évidence qu’il est nécessaire de revoir les bases d’une ferme viable : les chiffres économiques doivent bien entendu tenir la route, mais aussi le bien-être des animaux et des éleveurs, et la cohérence des pratiques avec les aspirations sociales. Il faut encourager les éleveurs à ne plus chercher à maximiser le nombre de litres de lait produits par an sur leur ferme, mais à élargir leur vision aux autres paramètres économiques (valorisation de la viande, qualité à mettre en avant…), écologiques (valorisation des herbages, bien-être et santé des animaux…) et sociaux (acceptabilité des pratiques, bien-être et santé des éleveurs…).
En vue de permettre l’essaimage d’un modèle plus vertueux pour les producteurs et les consommateurs, Nature & Progrès met en évidence quatre autres pistes de développement : (1) le soutien aux éleveurs qui souhaiteraient expérimenter la technique sans compromettre la viabilité de leur ferme, (2) le développement d’un accompagnement technique adapté ou d’un lieu de partage d’expérience, (3) la structuration d’une filière avec des prix justes et des débouchés variés et stables, et (4) l’établissement d’une communication renforcée autour de la pratique, à destination des citoyens et des acteurs de la filière.
REFERENCES
- Compagne de Gaia : Je veaux de l’amour. https://www.gaia.be/fr/actualites/gaia-denonce-lindustrie-laitiere#:~:text=Bruxelles%2C%20le%20mardi%2013%20f%C3%A9vrier,situ%C3%A9es%20en%20Belgique%20(Flandre).
- « La vie des veaux laitiers » sur le site internet de L214 : https://www.l214.com/animaux/vaches/elevage-veaux/
- La charte de la mention Nature & Progrès: https://www.producteursbio-natpro.com/le-label-en-action
- Projets ANR Emofarm et Psysheep. Cités dans Bien-être des animaux d’élevage – l’INRA engagé pour concilier sensibilité des animaux, travail de l’éleveur et regard de la société. INRA, 8 pages.
- Brochure disponible en ligne sur natpro.be/informations/brochures/
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