Est-il nécessaire d’insister encore sur l’importance de la qualité du pain que nous mettons sur notre table ? Nature & Progrès a maintes fois vanté les mérites d’un pain fabriqué artisanalement. Mais de quels blés parlons-nous ? Aux yeux du consommateur, la sélection variétale joue-t-elle vraiment un rôle important dans la qualité du pain qu’il mange ? Qu’est-ce, à ses yeux, qu’un pain local, qu’un blé local ?
Par Mathilde Roda
Introduction
Il est permis de se demander, quand on connaît la place qu’occupe le pain dans notre alimentation, comment nos céréales wallonnes peuvent être si peu destinées à fabriquer nos propres farines ? Nature & Progrès, pourtant, a développé plusieurs pistes de redynamisation de la filière céréalière wallonne. Nous creusons donc encore cette question en compagnie de Georges Sinnaeve, chercheur au Centre de Recherche Agronomique (CRA) de Gembloux, spécialisé en technologie céréalière.
Du bon pain…
Quand on parle de ce qui influence la qualité nutritive du pain, on en revient souvent à considérer la qualité de la mouture ou de la panification. Parfois certains osent le dire : un bon pain dépend aussi d’un bon grain ! Georges Sinnaeve est de ceux-là.
Qui décide qu’une céréale est "panifiable", c’est-à-dire qu’on peut l’utiliser pour fabriquer du pain ?
« Un tableau est publié par Synagra – l’association professionnelle de négociants en céréales et autres produits agricoles – qui régit les normes en fonction des cultures. En 2014, ils spécifiaient encore des critères pour le blé meunier tandis que maintenant ils n’en spécifient plus. En fait le blé meunier est devenu tellement anecdotique dans nos champs qu’ils n’ont plus voulu mettre de critères. Mais c’est envoyer un assez mauvais signal, ce n’est pas un encouragement à produire du blé meunier. »
Comment fait-on alors maintenant pour définir qu’une céréale peut être panifiée ?
« Cela résulte d’accords bilatéraux entre fournisseurs et utilisateurs et chacun détermine ses propres critères. Personnellement, j’utilise encore le référentiel de 2014 à des fins de comparaison, même si Synagra l’a supprimé. Mais les choses peuvent changer : on observe que les filières courtes redémarrent, avec des acteurs, des agriculteurs qui transforment eux-mêmes, qui valorisent eux-mêmes leurs céréales en direct avec un boulanger. Quelque chose est donc entrain de se mettre en place, en dehors de la filière classique. »
…au bon grain
Quels sont, dès lors, les critères importants à considérer pour obtenir du blé meunier ?
« L’humidité est le critère le plus important et le plus compliqué à gérer avec le climat belge mais c’est ce qui va être le garant de la qualité initiale. Une poche d’humidité dans un silo peut être le point de départ du développement de microorganismes qui vont produire des mycotoxines. En lien avec cela, il faut être attentif à la maturité du grain à la récolte. En Belgique, avec les incertitudes climatiques, il existe une tendance à précipiter les récoltes et cela peut engendrer des difficultés dans le cadre du négoce. On rentre ensuite dans des critères plus techniques, comme la teneur en protéines qui est mesurée à l’entrée des silos. Pour autant qu’on connaisse la variété, c’est considéré comme un indicateur de la qualité panifiable car cette teneur donne un indice quant aux autres critères technologiques qui ne sont mesurables qu’en laboratoire et qui vont indiquer le rendement meunier, l’aptitude des protéines à gonfler au moment de la panification ou encore la résistance au travail mécanique. »
L’humidité et la maturité sont donc les deux principaux facteurs limitants en Belgique ?
« Un dernier élément est très important pour la Belgique, c’est ce qu’on appelle le « nombre de chute de Hagberg » qui permet de détecter une germination précoce. Lorsqu’alternent pluie et soleil au moment de la maturation du grain, ce facteur peut déclencher la germination et provoquer la fermentation. Le climat est vraiment l’aspect qu’on ne maîtrise pas du tout et, en Belgique, c’est l’aspect qui peut être le plus déterminant. »
Quelle place pour la sélection variétale ?
L’adaptation au climat est donc essentielle en Belgique ?
« Ce n’est pas le tout d’avoir un niveau de qualité, il faut aussi une variété qui, quel que soit le lieu de culture et quelles que soient les années, ait une certaine stabilité. Il est donc compliqué d’ajuster le process de transformation : certaines variétés sont parfois un cran en-dessous du niveau de qualité souhaité mais sont beaucoup plus régulières, donc plus intéressantes d’un point de vue industriel. »
Concrètement, comment se fait la sélection des variétés ?
« Le CRA intervient dans ce qu’on appelle les « essais catalogue ». Quand une société développe une nouvelle variété, elle doit la faire inscrire. Il existe une dizaine de zones de culture sur la Belgique où sont implantées des variétés témoins et des variétés en demande d’inscription. Pour être inscrites, les variétés subissent des essais pendant deux ans et doivent apporter un plus par rapport à ce qui existe déjà. Le principal problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, ce plus s’est davantage orienté vers le rendement, l’aspect nutritionnel étant peu souvent pris en compte. On peut le regretter mais c’est comme ça. Des variétés résistantes à la verse ou à la fusariose sont donc privilégiées, tout en réduisant l’utilisation de produits phytosanitaires, un aspect des choses qui est intégré depuis très longtemps dans la sélection variétale. La valorisation, par contre, l’est beaucoup moins. C’est un critère qui ne pèse pas lourd dans l’inscription des variétés… »
Certaines variétés se prêtent-elles mieux à certaines transformations alimentaires ?
« Ce devrait être le cas mais, malheureusement, on n’applique pas aux céréales les mêmes principes qu’aux pommes de terre, à savoir recommander des variétés en fonction de l’utilisation très précise qu’on veut en faire. Certains détails peuvent pourtant avoir leur importance : c’est autant le produit que la technologie, les additifs ou les auxiliaires technologiques utilisés qui influencent la recherche de nouvelles variétés. Parce qu’il y a des variétés qui se corrigent facilement avec des auxiliaires technologiques mais qui, sans eux, ne conviennent plus. »
La sélection pour l’agriculture biologique est-elle spécifique ?
« Nous ne faisons pas de différence, dans nos analyses, en fonction du mode de production. Mais, même si nous utilisons les mêmes critères et les mêmes outils, nous devons adapter nos curseurs. Il paraît évident que rien ne sera accepté, en filière bio, si la teneur en protéines est placée à 12,5 comme en conventionnel. Nous ajustons donc les curseurs, avec les acteurs bio, en fonction des utilisations. De plus, dans les filières classiques, l’opérateur ne va pas s’adapter à ce qu’il reçoit ; il exige simplement que les céréales entrent dans son process. Un producteur bio plus artisanal, à l’inverse, va sentir beaucoup plus le produit. Et quand je dis sentir, c’est même jusqu’au niveau tactile : s’il faut pétrir ou laisser reposer plus longtemps la pâte, il le fera. Je dirais même que, maintenant, que ce soit au niveau de l’agriculture, de la meunerie, de la boulangerie, on est en train de retrouver un certain savoir-faire… »
Le consommateur : un acteur essentiel du changement !
« Nous sortons, en matière de panification, d’une époque qui commence à être révolue, où l’on pouvait faire du pain avec presque n’importe quel froment. On ajoutait trente-six trucs et on parvenait toujours bien à rectifier une qualité un peu pauvre. Maintenant, comme le consommateur est plus attentif à réduire les additifs, l’accent est remis sur la variété, sur la recherche de variétés adaptées à des modes de panification plus doux, exempts d’additifs. C’est donc une nouvelle donne pour examiner les critères autrement. Si les utilisations à des fins d’alimentation humaine continuent de se développer, il est probable que ces critères liés à l’aptitude à la transformation seront à nouveau amplifiés. L’évolution des mentalités ne se fait toutefois qu’à l’échelle de quelques années et, avec la sélection variétale, on travaille plutôt sur dix ans. Un petit coup de barre est donné quand on veut changer de cap mais il faut des années avant qu’on le ressente. On conserve donc beaucoup de diversité variétale, au CRA, parce qu’il faut pouvoir rebondir sur des variétés existantes lorsque les enjeux changent et orienter, à ce moment-là, différemment leur sélection. La vraie difficulté, c’est que ça met du temps à se traduire dans les faits ! »
Donc, même au niveau de la recherche, vous sentez un changement ?
« En ce qui nous concerne, nous travaillons à ces problématiques depuis des années. Mais il faut que le consommateur, aussi bien que les transformateurs et les agriculteurs, soient prêts pour cela. Il faut que tous les facteurs s’alignent pour que les choses bougent vraiment. J’ai cependant l’impression qu’il est maintenant admis que les curseurs avaient peut-être été poussés un peu loin, que chacun est en train de refaire un pas vers plus de savoir-faire, pour se passer de fongicides et d’auxiliaires technologiques. Tout ça, tout au bout de la ligne, fait qu’on retrouve des produits plus sains. On en revient donc vers des filières plus courtes, où les différents interlocuteurs se parlent, alors que les filières avaient tendance à n’être qu’une succession d’opérations sans aucun dialogue entre les opérateurs. Réinstaurer tout cela, c’est réinstaurer une autre façon de faire. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. »