Laissons-nous déranger par un roman qui ne nous projette, non pas dans un univers d’effondrement, mais dans une société qui serait parvenue à maîtriser le réchauffement climatique. À quel prix ? Celui d’une « dictature écolo » ! Alors là, il y a vraiment de quoi polémiquer ! Mais pourquoi s’en priver ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

Lors d’un dîner mondain auquel il s’ennuie, Alain Conlang, un chroniqueur télé, tient des propos sexistes : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir. » Des clichés de ce genre, on en entend tous les jours, en Belgique en 2020. Ce n’est pas le cas dans le monde fictif où évolue ce polémiste, et ces propos lui valent un procès. De fil en aiguille, sa situation sociale se dégrade. Lâché par ses amis qui ont porté plainte contre lui, Alain Conlang glisse dans le dégoût vis-à-vis d’une société devenue radicalement égalitaire et écologique. Tout y est sous contrôle : les rapports sociaux et amoureux, les comportements, les paroles, l’habillement, les déplacements, la moindre tasse de café, tout.

Une farce d’anticipation

Dans une interview vidéo pour son éditeur, Ilan Duran Cohen résume l’esprit dans lequel il a écrit ce roman : « Le petit polémiste est une farce, un roman d’anticipation, qui se déroule dans une dizaine d’années. » L’auteur présente son héros, Alain Conlang, comme un résistant à l’esprit du temps, qui regrette une ancienne liberté évanouie. En effet, la vie semble plutôt morne et inconsistante dans la société que dépeint le roman. Les citoyens doivent se conformer à un ensemble d’interdictions et de taxes de toutes sortes. Plus question d’avoir des cheveux longs par exemple, car c’est mauvais pour la planète. La consommation de viande et d’alcool est soumise à des quotas : chacun se promène avec son « carnet de viande » et son « carnet d’alcool ». Les cuisines et salles de bain privées sont interdites, de même que les voitures individuelles. Les relations amoureuses sont régies par un algorithme, et même lors des élections il est recommandé de laisser l’ordinateur voter à sa place. De toute façon, déplore Alain Conlang, « les candidats sont tous les mêmes, ils n’ont que la planète en tête, et la paix, dans le respect absolu de l’autre, aucun d’eux ne dégage vraiment de spécificité qui pourrait m’attirer, à quoi bon choisir, moi aussi je donne ma procuration (1). » Comble de cette société hyper-contrôlée, chaque citoyen est crédité d’un indice social via un système de mapping : tout comportement déviant dégrade la notation. On comprend, du coup, que le héros soit critique !

Un roman qui dérange

Mais pourquoi, vous demandez-vous, pourquoi diable s’intéresser à un roman qui décrit ce qui a tout l’air d’une sorte de dictature verte ? Eh bien, justement, parce que ce roman me dérange, et par conséquent il me fait réfléchir. Il me dérange parce que depuis quelques temps, constatant les impasses de l’écologie mainstream reposant sur la responsabilisation individuelle et l’idéalisme de la transition heureuse, je fais partie de ceux qui en appellent davantage au politique et à la loi, donc à des contraintes choisies collectivement, pour impulser des transformations de société à la hauteur des enjeux. Or Le petit polémiste est un roman, certes humoristique, mais dont le propos est précisément de moquer cette tendance des militantismes d’aujourd’hui, jugée excessive, pour s’inquiéter de l’avenir qu’ils annoncent – ou qu’ils semblent annoncer aux yeux de l’auteur.

Celui-ci est conscient du terrain miné où il s’aventure. « Est-ce qu’on peut rire du réchauffement climatique ? s’interroge-t-il. Est-ce qu’on peut rire du féminisme, de toutes ces luttes actuelles, évidemment complètement légitimes mais… que donneront ces luttes dans une dizaine d’années ? (2) »

Ilan Duran Cohen se dissimule derrière l’humour et la farce – et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de passages très drôles dans son récit – mais il ne peut se cacher longtemps. Son roman propose une réflexion, une mise en garde sur l’évolution du débat de société. Avec un sujet central qu’on ne peut éviter, et c’est là tout l’intérêt de ce livre : que va devenir notre liberté ?

En choisissant de décrire un monde où les luttes climatiques et féministes auraient gagné, l’auteur adopte un parti pris ambigu. D’une part, il sous-entend que ces luttes sont justifiées : « D’ailleurs, on ne trouve plus d’essence, l’industrie du pétrole est défunte et c’est bien fait pour elle – de l’avis de tous. La température sur Terre a cessé de monter, nous sommes sauvés. » Dans le roman, le changement climatique a été maîtrisé, ce qui est en soi une bonne nouvelle. Mais d’autre part, le romancier dit autre chose : il fait comme si les combats actuels ne pouvaient déboucher que sur une société liberticide et ennuyeuse, où tout le monde pense la même chose et où les rapports sociaux sont tellement contrôlés que la vie n’a plus de goût. Or c’est là que le bât blesse : quelle est donc l’idée qu’Alain Conlang, et Cohen à travers lui, se fait de la liberté ? Et surtout, comment en vient-il à considérer que l’écologie ou le féminisme sont en train de gagner la bataille et d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, quand tout indique le contraire ?

Une si particulière liberté perdue

On l’a dit, la vie n’est pas très joyeuse, en 2030, dans le scénario du Petit polémiste. On ne fait plus ce qu’on veut. Les contraintes légales ont explosé. Les habits neufs ont disparu, la viande est stigmatisée, l’alcool réglementé, les voitures privées interdites, tout comme les piscines, le papier, le plastique, les cigarettes, les blagues sexistes. Mais attendez. Arrêtons-nous un instant. Le romancier aurait pu s’arrêter à ces interdictions. Cela aurait fait un vrai débat : est-ce cela la dictature ? Et, à l’inverse, qu’est-ce que la liberté ? Celle de consommer ce qu’on désire sans entraves ? On peut en discuter sans tabou. Accumuler les interdictions est problématique. Mais les interdictions, en elles-mêmes, sont-elles anti-démocratiques si elles sont décidées collectivement, au nom de l’intérêt commun ? Ne pourraient-elles pas, d’ailleurs, être compensées par toute une série d’autres lois, d’autres services collectifs par exemple, qui ouvriraient d’autres possibles, une autre forme de liberté ? Si les transports en commun, une partie de la consommation d’eau et d’énergie, des événements culturels, devenaient gratuits, ne serait-ce pas une extension de nos libertés ? Si l’on pouvait à nouveau circuler librement dans tous les sentiers forestiers, si l’on pouvait construire des habitats légers ou alternatifs sans être assommés de procédures administratives, etc., tout cela ne serait-il pas de l’ordre d’une extension de la liberté ? Bref, on le voit, la description d’une société d’interdits écologiques est mise au service, inconsciemment sans doute dans le chef de l’auteur, d’une conception très spécifique de la liberté, très dépendante des standards de vie hérités des Trente Glorieuses, ces trois décennies où l’on pensait que la croissance économique pourrait durer et couvrir la terre entière de ses bienfaits. La liberté perdue que regrette Alain Conlang a ainsi tous les attributs d’un conservatisme qui s’ignore, d’un attachement à une forme de liberté particulière, confondue avec des comportements surtout déterminés par le règne éphémère de quelques industries florissantes du XXe siècle : tabac, alcool, voiture, agro-alimentaire.

Est-ce cela, le sens profond de la liberté ? Je ne le pense pas. Faire peser davantage de contraintes sur les comportements excessifs de consommation, afin de garantir que chacun ait accès aux biens essentiels, dans la limite des ressources disponibles, est-ce cela la dictature ? Certainement pas. Et Ilan Duran Cohen, implicitement, en fait la démonstration malgré lui. Car, pour donner un caractère réellement totalitaire à son univers, des lois écologiques ou féministes ultra-caricaturales ne suffisaient pas. Pour rendre sa société fictive invivable et oppressive, l’auteur a dû ajouter la surveillance sociale généralisée, les algorithmes, le mapping. Or cette tendance-là, actuellement à l’œuvre, n’a justement rien à voir avec les luttes militantes écologiques et féministes, qui s’y opposent assez radicalement au contraire ! Elle est plutôt le fait des gouvernements et des multinationales du Big Data telles Google, Facebook, Apple, Amazon, Microsoft. L’amalgame opéré entre ces tendances socialement opposées, qu’on n’ose attribuer à la mauvaise foi, n’est au fond pas problématique dans un roman. Mais il laisse penser que l’auteur a une perception assez confuse des dynamiques profondes de la société.

Contraindre sans fracturer

Nos attachements aux comportements de consommation nés au siècle passé ne doivent pas être confondus avec la liberté, soit. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être interrogés avec bienveillance. On peut comprendre ce sentiment du narrateur : « la vision des voitures me manque vraiment, je n’ose l’avouer mais, comme papa, les carrosseries me font rêver, la musique des moteurs, l’isolement réparateur derrière un volant, seul et sans partage obligatoire. » L’attachement à la voiture, comme au supermarché entre autres, ne peut être balayé d’un revers de la main. Si l’on stigmatise leurs usagers, si on les considère comme des « beaufs », cela revient à nier le caractère collectif de notre emprisonnement dans un modèle de société, et on retombe dans le piège d’une écologie qui oppose des héros, colibris vertueux, à des losers, pollueurs irresponsables. Or cette fracture entre bobos des villes et Gilets Jaunes des campagnes, à la grosse louche, est une aubaine pour les leaders populistes climatosceptiques. Que faire ? La question des limites à nos consommations est donc à la fois indispensable et périlleuse. Elle est extrêmement impopulaire et doit pourtant devenir la plus populaire possible. La seule façon de mener ce débat sur l’urgence des contraintes est de le faire avec les gens, et non d’en-haut. Et de commencer par contraindre les plus gros consommateurs, même si l’on sait que cela ne suffira pas.

Vers des dictatures pas vraiment vertes

Le petit polémiste se présente, selon son auteur, comme une exagération de la société actuelle. Un grossissement de ses traits les plus saillants. En situant l’intrigue dans un futur très proche – dix ans – qui ressemble suffisamment fort au présent, le roman ne fait pas du tout partie de la littérature « postapocalyptique ». Nul effondrement ici, pas de hordes barbares cherchant à se nourrir dans un monde dévasté et redevenu sauvage, pas de petites communautés résilientes autogérées cultivant joyeusement la patate douce. Ce rapport à un futur proche est très stimulant pour le débat démocratique car il oblige à se concentrer sur les mutations réellement en cours, et non sur des fantasmes de ruptures globales. Cette échelle temporelle de dix années mène d’ailleurs à la date fatidique de 2030, souvent citée comme ultime échéance pour éviter que le monde bascule dans des enchaînements de catastrophes écologiques irréversibles. L’excellente série anglaise Years and years avait pris le même angle de traitement que Le petit polémiste : une société future légèrement distincte de la nôtre.

A cet égard, une question toute simple peut être posée. Au fond, le risque de basculer vers un modèle de totalitarisme écolo est-il bien réel ? Dans une longue interview à Usbek & Rica, le philosophe Pierre Charbonnier est très clair : « La première question à poser est : est-ce que cela existe ? La réponse est non. Si vous regardez aujourd’hui d’où viennent les propositions politiques les plus anti-démocratiques, elles viennent en général des gens qui veulent sauver des formes de croissance issues du passé. C’est le cas de Donald Trump aux États-Unis avec la croissance fossile, par exemple (3)»

On aurait envie de dire à Ilan Duran Cohen qu’il est certainement pertinent de réfléchir aux croisements entre enjeux écologiques et risques totalitaires, mais peut-être en plaçant les menaces dans leur ordre de réalité et non en les présentant cul par-dessus tête.

Petit polémiste… petit boomer ?

Ce roman mérite d’être lu pour sa radicalité et son inventivité mais pas vraiment d’être pris au sérieux pour son contenu d’anticipation. Non, au contraire, il parle plutôt d’aujourd’hui, dans le sens où son personnage principal est une représentation typique de la cohorte de boomers – et assimilés, peu importe l’âge – qui refusent de regarder en face l’impossibilité que leur monde continue. À la place des limites physiques, posées par le consensus scientifique, à la continuation de leurs modes de vie, ils voient une sorte de religiosité écologique excessive et injustifiée. Cette vision est de bonne foi. Ils ne parviennent pas à voir les choses autrement. Ainsi Conlang décrit-il la jeunesse ayant mené au monde dont il subit la contrainte : « Cette jeunesse n’avait que sa morale en tête, l’égalité absolument, et les dérèglements climatiques dont on ne venait pas à bout, la Terre qu’il fallait ressusciter, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait, ces agriculteurs qu’il fallait punir car ils profitaient de notre bonne terre, ces gamins souhaitaient que leur vie soit juste, comme si c’était possible, c’était facile de les offenser dans la limite du raisonnable. Ils avaient aussi soif de spiritualité, donner un sens à leur quotidien et leur futur, ils cherchaient le divin mais surtout sans Dieu, un concept plus concret, plus cool, moins contraignant. La Planète comme idole suprême convenait à toute cette jeunesse impatiente et implacable. » Ok, boomer. C’est formulé avec style, mais c’est plutôt méprisant pour une génération dont le combat écologiste s’appuie sur un consensus scientifique mondial. On croirait entendre le médecin provocateur Laurent Alexandre quand il titre son dernier livre Jouissez, jeunesse ! C’est un tel déni du caractère catastrophique de la situation qui relève du religieux, et non sa prise en compte par une jeunesse au contraire assez rationnelle pour le coup. La punchline de conclusion du roman, « je préfère être un homme libre dans un monde pollué qu’un esclave respirant de l’air pur » est séduisante mais elle masque mal ce déni d’objectivité, ce point aveugle de toute relativisation des périls écologiques : nous n’allons pas vers un léger souci de pollution de l’air mais vers un monde inhabitable. Se moquer du catastrophisme des plus jeunes, c’est reconnaître à demi-mot qu’on est bien peu familier des rapports du GIEC et de la littérature scientifique contemporaine. Lui trouver un caractère religieux ne signifie qu’une chose : c’est dans les yeux de railleurs, comme ce Conlang, que se trouve l’irrationnel et la dévotion au business-as-usual.

Le petit polémiste donne donc à réfléchir. Non parce qu’on donnerait foi au risque de totalitarisme vert proposé dans le roman mais parce que cette dictature verte, habilement décrite par Ilan Duran Cohen, est un miroir, dans la fiction, d’attachements, de résistances au changement et de discours bien réels aujourd’hui, même s’ils nous semblent en grande partie absurdes et fantasmés. Quoi qu’il en soit, ce roman porte bien son nom : le petit polémiste est à la fois le personnage principal, et le roman lui-même.

Notes

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues du roman d’Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste, Actes Sud, 2020.

(2) Vidéo sur la chaîne Youtube d’Actes Sud : « Rentrée littéraire 2020, Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste. »

(3) « L’écologie est par définition antipopuliste », interview de Pierre Charbonnier dans Usbek & Rica, propos recueillis par Pablo Maillé, 7 mars 2020.