L’agriculture biologique se développe. Rien ne semble – et c’est heureux – pouvoir stopper sa marche en avant ni freiner l’adoption de ses produits par un nombre croissant de consommatrices et de consommateurs (1). Mais les méthodes chimiques continuent pourtant d’empoisonner nos vies et de tuer les pollinisateurs. Qui peut expliquer pareil paradoxe ? Voici quelques tentatives d’explication…
Par Marc Fichers
Plus d’un quart de siècle d’actions et de revendications, dans les milieux apicoles et environnementalistes, en vue de voir interdits ces dangereux tueurs d’abeilles n’auront pas suffi ! Tout avait été dit, semblait-il, lors d’un colloque organisé, par nos soins, il y a plus de quinze ans, décrivant l’effet terrible des insecticides néonicotinoïdes sur les pollinisateurs. Et pourtant…
Triste saga
Nous savons, depuis tout ce temps, que les néonicotinoïdes agissent à très faible dose et déstructurent les ruchers, qu’ils « travaillent » à dose « sublétales » et sont ainsi la menace majeure qui guette nos abeilles, et nos pollinisateurs d’une manière général. Pour les autres insectes, on ne sait pas exactement. Personne ne les a encore étudiés !
Un quart de siècle d’un combat désespéré dans le monde apicole pour arriver enfin à une interdiction, par l’Europe, des trois principales matières actives – imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame -, une interdiction liée aux risques graves qu’elles font courir aux abeilles. Qu’à cela ne tienne : la Belgique a courageusement « dérogé », par quatre fois déjà, à cette interdiction européenne. Cela sans raison précise, si ce n’est de sauvegarder un secteur agroindustriel, entre autres sucrier, qui continue de laisser croire aux agriculteurs que l’avenir est dans la lutte chimique et qui refuse obstinément, depuis plus de vingt ans, de développer les alternatives aux pesticides (2). Et elle persiste dans son erreur funeste : un nouveau dossier s’ajoute aujourd’hui à la pile, celui du sulfoxaflor, encore un néonicotinoïde tueur d’abeilles – comme s’il n’y en avait déjà pas assez ! – autorisé uniquement en milieu confiné. Le ministre fédéral belge de l’agriculture n’a pas hésité à « déroger » à nouveau, en autorisant ce pesticide pour la culture de la betterave, en 2021. La Belgique, apparemment, ne connaît rien d’autre, en la matière, que des « situations d’urgence » (3), le ministre fédéral belge de l’agriculture considérant, en l’occurrence, que « la production végétale menacée ne peut être protégée du danger par d’autres moyens raisonnables ». Nous montrons pourtant, dans la suite de ce dossier, que des alternatives à ce pesticides existent et sont efficaces !
De telles dérogations salissent l’image de la Belgique ! Elles laissent également planer l’espoir que de tels poisons sont encore une voie d’avenir, en dépit des interdictions européennes. Plutôt que d’explorer et de proposer des alternatives au secteur agricole, ainsi que le propose Nature & Progrès, plutôt que de travailler à l’amélioration de ces alternatives en mettant des moyens pour une telle recherche, notre pays se complait à entretenir l’illusion que l’avenir se trouve encore dans le chimique. Il s’engage dans une impasse et il le sait ! Nous le lui répétons depuis de nombreuses années : le citoyen ne s’y retrouve plus ! D’un côté, on prétend vouloir développer la biodiversité et, de l’autre, on « déroge » à qui mieux mieux à l’interdiction de dangereux pesticides. De qui se moque-t-on ? Nos abeilles, chers élus, dépérissent ! Les populations d’insectes et d’oiseaux périclitent ! Le rapport sur l’état de l’environnement publié par la Région wallonne est particulièrement clair :
« Les effectifs des espèces associées aux milieux agricoles sont en déclin continu depuis 1990 et présentent la diminution la plus flagrante : ces espèces ont perdu plus de la moitié de leurs effectifs (- 60 %), au rythme moyen de 3,0 % par an. Ce déclin concerne tout autant les espèces liées aux grandes cultures que les espèces associées aux prairies (4). »
Or, par la faute de « dérogations » ineptes, la Belgique tord toutes les règlementations acquises de haute lutte pour permettre aux pesticides chimiques – et non des moindres ! – d’être répandus sur nos champs… mais aussi dans nos habitations puisque ces funestes molécules sont également utilisées pour lutter contre les puces de nos chiens et de nos chats !
Un élève modèle
La Belgique est totalement imprégnée par l’idéologie « chimique », la plupart de nos scientifiques sont toujours formattés dans ce moule. Mais la Belgique est aussi littéralement imprégnée de chimie, chaque Belge individuellement contenant en lui un grand nombre de ces molécules… Tout notre environnement est pollué par ces poisons, ainsi que l’ont montré les études Expopesten et PROPULLP, menées par l’ISSeP (5). Les pesticides se retrouvent finalement dans nos lieux de vie ! La ministre wallonne de l’Environnement l’a encore récemment mis en évidence (6), grâce à l’analyse de la présence de pesticides dans le sang et dans l’urine de 828 de nos concitoyens wallons. 90% des échantillons contenaient des métabolites d’insecticides pyréthrinoïdes et organophosphorés. Un quart contenaient du glyphosate, et 20 % des pesticides interdits depuis des dizaines d’années… Preuve que nous n’avons certainement pas fini de déguster ! Nature & Progrès avait d’ailleurs interpellé la ministre, dès son arrivée au gouvernement wallon, sur la nécessité de revoir la législation concernant les modalités d’utilisation des pesticides. Nous sommes donc dans l’attente de règles claires qui empêchent la dispersion de pesticides dans l’environnement. Car qu’est-ce qui peut justifier, en fin de compte, le fait que des produits dont la dangerosité est avérée puissent être ainsi disséminés en dehors des lieux traités ? Or il ne suffit manifestement pas que les conditions d’épandage soient normalisées et les pulvérisateurs régulièrement contrôlés… Cela s’apparente à une contamination, pure et simple, qu’aucune forme de nécessité ne peut plus aujourd’hui justifier : un pesticide est autorisé pour un lieu donné et contre un ravageur donné, rien ne justifie sa dissémination, d’autant plus que – répétons-le ! -des alternatives non chimiques existent et ont démontré leur efficacité.
Et nous n’incriminons pas ici les seuls agriculteurs : ce sont les fabricants qui devraient être poursuivis pour pollution de l’environnement. Quand le scandale de l’amiante a éclaté, personne n’a imaginé poursuivre les couvreurs ! Ce sont bien les firmes qui fabriquaient les matériaux de recouvrement à base d’amiante qui ont été d’emblée montrées du doigt. Comment se fait-il qu’en matière de pesticides, les seuls incriminés soient les utilisateurs ? D’autant que le coût environnemental et de santé est à charge de la collectivité alors que les bénéfices sont pour les fabricants (7) !
A l’heure qu’il est, la Belgique fait toujours partie du trio de tête des pays européens gros utilisateurs de pesticides (8). La Wallonie, quant à elle, a récemment octroyé une dérogation – une de plus ! – à Infrabel pour l’utilisation de glyphosate, et les justifications avancées ne laissent en rien supposer qu’il n’y aura pas de reconduction l’an prochain, alors que cet herbicide est, de plus en plus souvent, mis sur la sellette et qu’aucun moyen n’a été mis en œuvre pour rechercher et développer des alternatives. Le rendement économique, comme le rappelle fort à propos la ministre, ne peut cependant prévaloir sur les dégâts occasionnés à l’environnement et à la santé (9)… Mais alors, pourquoi pareille dérogation ?
Non content d’être un « gros consommateur » de pesticides, de « déroger » à tour de bras, de polluer l’environnement et nos maisons – via les colliers antipuces, notamment -, la Belgique est maintenant connue comme le plus gros exportateur – une « plaque tournante » du trafic – de pesticides interdits vers les pays du Sud, ainsi que nous le verrons dans l’article qui suit. Bravo, la Belgique !
Travailler à une meilleure réglementation
Depuis cinquante ans, Nature & Progrès tourne le dos à l’utilisation des pesticides en développant l’agriculture biologique. Les précurseurs de la bio, on le sait maintenant, ont raison, non pas de suivre les élucubrations de nos élites scientifiques de l’époque, mais simplement de répondre aux attentes quotidiennes de nos concitoyens ! A chacun son domaine : le labo et la bibliothèque aux uns, la vie de tous les jours aux autres…
L’Europe vise à présent 25% de bio en 2030 et le gouvernement wallon actuel s’est engagé pour 30%, la même année. C’est parfait ! Quelle magnifique reconnaissance pour la vision qu’ont eue les précurseurs. Depuis une dizaine d’années pourtant, Nature & Progrès Belgique s’investit aussi pour diminuer la pression chimique dans l’agriculture conventionnelle. Nous avons ainsi développé le projet « Wallonie sans pesticides » qui vise à les remplacer par des alternatives, et à investir dans des moyens de recherche afin de développer les alternatives toujours cruellement manquantes. Nature & Progrès consacre même ses maigres moyens dans cette recherche, via entre autres le Plan Bee. La situation actuelle montre toutefois que c’est évidemment loin d’être suffisant et qu’il faut également s’investir dans le combat politique pour mieux réglementer :
– l’autorisation, tout d’abord : nous ne pouvons évidemment plus tolérer que des « dérogations » soient données arbitrairement pour des produits interdits en raison de leur dangerosité ;
– d’utilisation, ensuite, car des produits aussi problématiques ne devraient plus jamais atterrir dans nos lieux de vie, dans nos maisons et dans notre environnement. Un principe simple doit être adopté : un pesticide ne peut être appliqué dans un endroit donné que si sa non-dispersion peut être garantie ! Si ce n’est pas le cas, eh bien qu’il soit interdit – et qu’il n’y ait évidemment aucune possibilité de « déroger »…
Nature & Progrès portera, cette année, une attention accrue sur ces différents points. Et ce n’est pas de gaîté de cœur ! Nous préférerions sincèrement concentrer toute notre énergie au développement de l’agriculture biologique. Malheureusement, au terme de vingt-cinq années d’actions citoyennes positives pour le monde où nous vivons, nous devons encore supporter que nos responsables « dérogent » à l’interdiction formelle de produits pourtant clairement réputés dangereux. Nous devons encore supporter que des législations inadaptées ou obsolètes sur l’utilisation des pesticides ne garantissent pas leur non-dispersion et que d’authentiques poisons soient retrouvés dans les lieux de vie de nos concitoyens. Face à de tels scandales, non, nous ne parvenons pas à rester les bras croisés…
Mais à qui la faute ? Dans l’étrange concert mondial de l’agrochimie, il est aujourd’hui bien difficile de comprendre exactement qui peut quoi et qui veut quoi (10). Ainsi que le montre l’article qui suit… Une manière habile pour ceux qui nous gouvernent de laisser faire, en déclinant toute forme de responsabilité ? L’état de la planète et du climat ne peut cependant plus souffrir la moindre approximation en matière agricole…
En 2022, Nature & Progrès concentrera ses efforts sur :
– le développement de l’agriculture biologique pour atteindre au plus vite les 30% promis ;
– des actions, entre autres en justice, pour faire cesser les « dérogations » sur les produits interdits en raison de leur dangerosité avérée ;
– des actions afin de faire évoluer les règlementations en matière d’autorisation des pesticides et concernant leurs conditions d’utilisation ;
– la réorientation des moyens toujours dévolus à la recherche et au développement en matière de pesticides vers le développement des alternatives manquantes ;
– la recherche et l’information concernant les alternatives aux pesticides via notamment notre campagne « Une Wallonie sans pesticides, nous y croyons ! ».
Notes :
(1) Les dépenses ménages belges en produits bio ne cessent d’augmenter depuis plus de dix ans : 890 millions d’euros en 2020, soit une augmentation de 13% par rapport à l’année précédente ! En 2020, 96% des Belges ont consommé au moins une fois un produit bio. Voir : https://www.biowallonie/chiffres-du-bio/
(2) Ce qui, pourtant, vient d’être fait par treize fermes qui ont expérimenté la culture de la betterave en agriculture biologique, pendant deux ans, et se sont réunies pour commercialiser un sirop bio. Voir : http://organicsowers.bio
(3) Voir : https://fytoweb.be/fr/legislation/phytoprotection/autorisations-120-jours-pour-situations-durgence
(4) Voir : http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/FFH%208.html
(5) Voir : https://www.issep.be/expopesten-2/ et https://www.issep.be/wp-content/uploads/PROPULPPP_R%C3%A9sum%C3%A9.pdf
(6) Voir : https://tellier.wallonie.be/home/presse–actualites/communiques-de-presse/presses/des-polluants-interdits-depuis-40-ans-se-retrouvent-dans-lurine-ou-le-sang-des-wallons.html
(7) Pour en savoir plus, voir : https://lebasic.com/wp-content/uploads/2021/11/BASIC_Etude-Creation-de-Valeur-et-Couts-Societaux-Pesticides_20211125.pdf
(8) Voir : https://fr.statista.com/infographie/15061/consommation-pesticides-en-europe-par-pays/
(9) Voir : https://www.parlement-wallonie.be/pwpages?p=interp-questions-voir&type=28&iddoc=98246
(10) Lire : Cécile Boutelet et Nathalie Guibert, « Pesticides : la nouvelle hégémonie chinoise », dans Le Monde, du 1/12/2021