Etre l’acteur de sa propre souveraineté alimentaire
Changer d’alimentation, s’engager dans le sens d’une alimentation durable… Tout cela est bien. Mais concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Boycotter résolument la pub et ses mensonges ? Renoncer à la grande surface et au peu de transparence de ses produits ? Comment le citoyen, perdu dans la grande ville, peut-il s’y prendre ? A fortiori, si ses revenus sont plutôt limités ? Aujourd’hui, des coopératives s’organisent. BEES coop, à Schaerbeek, est l’une des d’elles…
Par Dominique Parizel
Introduction
« Nous voulions donner l’accès à une alimentation de qualité à des prix abordables pour tout le monde, explique Quentin Crespel, en offrant également une alternative globale – avec une gamme de produits complète – à la grande distribution classique. Notre première idée fut de créer une épicerie avec des prix différenciés mais trouver des critères objectifs de différenciation afin de dire qui pourrait y avoir accès était un vrai casse-tête. Nous avons alors découvert le modèle de la Park Slope Food Coop, une coopérative de seize mille membres qui fonctionne, depuis 1973, à Brooklyn – voir www.foodcoop.com -, à New York. Son chiffre d’affaire par mètre carré est beaucoup plus important que celui de n’importe quel supermarché de la ville… Un projet parisien, La Louve – voir https://cooplalouve.fr – s’en est inspiré et il existe aujourd’hui une cinquantaine de projets de « supermarchés » participatifs en France ! C’est un véritable changement d’échelle dans les alternatives de consommation. Pourtant, sous la forme d’une coopérative, un tel modèle n’est pas une chose neuve ; il suffisait juste de le remettre de l’ancien au goût du jour. »
L’originalité de BEES coop
« La condition sine qua non pour pouvoir faire ses courses chez BEES coop est d’être coopérateur, poursuit Quentin. La part s’élève à vingt-cinq euros et nous leur demandons d’en prendre, si possible, quatre, même si une seule part donne déjà accès à tout puisque la coopérative fonctionne sur le mode « une personne, une voix ». Nos coopérateurs sont tenus de travailler pendant deux heures quarante-cinq toutes les quatre semaines ; ce système de shifts est une forme de bénévolat qui permet au client d’être réellement partie prenante du magasin où il fait ses courses. Le statut même de la coopérative, qui tombe sous le coup de la loi sur le volontariat, permet de faire cela : les sociétés à finalité sociale sans but lucratif peuvent ainsi être assimilées à des associations sans but lucratif. Il n’y a aucune sortie de capital : les parts sont éventuellement remboursées au prix d’achat, il n’y a ni ristourne, ni dividende… Sur deux millions de chiffre d’affaires annuel envisagés, nous espérons dégager un bonus qui sera une garantie pour la viabilité de la coopérative. Mais si ce bonus est trop élevé, nous pourrions envisager de baisser la marge bénéficiaire sur la vente des produits, pour le plus grand bonheur de nos coopérateurs… Nous sommes donc soumis à l’impôt des personnes morales (IPM) plutôt qu’à celui des sociétés (ISOC). La finalité sociale de notre projet – qui est de rendre l’alimentation saine et durable accessible au plus grand nombre – comprend également une partie éducative et une partie de partage de connaissances. BEES coop est propriétaire de son bâtiment et a contracté pour 850.000 euros d’emprunts, en collaboration avec Triodos mais aussi avec Crédal et Hefboom, deux coopératives qui parient sur nous… Enormément d’activités sont donc organisées dans nos murs : nous voulons questionner l’acte de manger aujourd’hui et l’énorme impact qu’ont les choix individuels sur le système alimentaire global. Nous utilisons le point de vente comme lieu de rencontre afin de créer de la cohésion et de la diversité sociale. La plupart des clients-coopérateurs viennent à pied, à vélo ou en transports en commun ; ils font des achats réguliers plutôt que de « grosses courses », comme c’est souvent le cas en grandes surfaces. En partenariat avec Bruxelles-Mobilité, nous développons donc, par exemple, un projet de mise à disposition de vélos-cargos à assistance électrique, permettant au coopérateur d’être raccompagné chez lui avec ses achats, ce qui permet d’éviter complètement le recours à la voiture. Nous cherchons donc à innover dans tous les aspects liés au système alimentaire… »
Producteurs partenaires, distribution intégrée
« Nous sommes très conscients du fait que les producteurs avec qui nous travaillons doivent être intégrés au sein de la coopérative, affirme Quentin Crespel, et qu’il appartient à la coopérative de s’engager vis-à-vis d’eux, tout en les laissant libres de diversifier leurs débouchés car ils ne doivent pas avoir à pâtir d’un problème que vivrait la coopérative. Nous travaillons, par exemple, avec différents maraîchers et nous cherchons aujourd’hui des formules qui permettraient à nos coopérateurs d’aller travailler avec eux. Des shifts de coopérateurs – pour désherber, par exemple – permettraient de faire baisser considérablement le coût de certaines productions… D’une part, tout le monde s’y retrouverait économiquement ; gageons, d’autre part, que l’intégration du consommateur à la réalité d’une production agricole transformerait fondamentalement sa vision des choses, sa compréhension des prix, etc.
Actuellement, BEES coop est engagée avec une grosse coopérative bio de Hesbaye pour les carottes, choux, navets, oignons, pommes de terre, etc. Bref, tout ce qui nécessite de la mécanisation… A côté de cela, nous collaborons avec deux maraîchers : Gaël Loicq – dont je viens de parler – d’Anderlecht, et De Groentelaar de Pepingen. Nous travaillons aussi avec PermaFungi et les Champignons de Bruxelles qui nous livrent des pleurotes et des shiitakebio produits en ville. Un troisième maraîcher, néerlandophone également, devrait bientôt nous rejoindre. Cette production est évidemment toujours complétée par des grossistes qui peuvent juste garantir une origine belge ou hollandaise ; les grossistes sont une solution de facilité mais ils imposent leurs prix. Si nous pouvions mettre en place une plateforme qui faciliterait la collaboration logistique entre acteurs des circuits courts, nous pourrions leur donner une meilleure visibilité des coûts de transport. Cela améliorerait leur rentabilité, libérerait du temps pour produire et pour se focaliser sur l’activité principale. De plus, cela porterait une plus grande efficacité environnementale du point de vue de la distribution. BEES coop participe, à cet effet, au projet de recherche Choud’Bruxelles, en co-création entre le réseau des GASAP et Qalinca, le centre de recherche en logistique de l’ULB. Le but est de mutualiser et de rendre plus efficace une logistique en circuit court, avec le réseau des GASAP et les cantines universitaires de l’ULB. Nous cherchons à réduire l’impact environnemental des livraisons, en développant un système performant de livraisons en circuit court. La proximité producteur-consommateur, c’est bien, mais si chacun prend sa voiture pour visiter ses producteurs, les dégâts environnementaux seront plus importants. Colruyt et ses camions remplis à 99% reste un modèle de logistique efficace… La grande distribution n’a pas que des défauts ; elle a même beaucoup de choses à nous apprendre, à condition de sortir de sa logique du profit à tout prix… »
Des débuts prometteurs, des problèmes à résoudre
« Nous avons mille six cents membres et avançons à grands pas sur notre approvisionnement, se réjouit Quentin. Une grande partie des produits secs et des produits emballés est livrée par différents grossistes. Nous sommes très attentifs à mettre en avant certains produits artisanaux ; certains nous sont proposés par les grossistes eux-mêmes et nous cherchons aussi en direct. Les tout petits ateliers de boulangerie sont souvent trop chers pour nous. Ils ne proposent, en effet, pas de prix distributeurs et appliquent une marge identique pour la vente directe et pour les revendeurs. Nous travaillons donc avec Le bon pain, à Haren, qui est du bio semi-industriel. Nous complétons la gamme avec l’atelier Graine de Vie, à Nethen, qui livre deux fois par semaine la moitié des pains dont nous avons actuellement besoin.
Pour la viande, emballée sous vide, nous travaillons avec la coopérative Fermière de la Gaumequi nous propose malheureusement encore beaucoup de non-bio. Donc, le dilemme est simple : soit nous continuons de soutenir cette coopérative en lui demandant d’évoluer dans le sens qui nous convient, soit nous cherchons ailleurs mais la question des abattoirs complique beaucoup la donne… Nous devons passer par un atelier de découpe et par une chaîne de distribution entièrement certifiés bio et cela engendre beaucoup de surcoûts. Nous faisons donc le choix de travailler sur le développement des filières avec la coopérative Fermière de la Gaume. Les choses avance lentement mais sûrement… De plus, une viande préparée – haché, saucisse, etc. -, même emballée sous vide, doit être consommée dans les trois jours, ce qui est vraiment très court pour des produits qui valent entre dix et vingt-cinq euros le kilo. D’autre part, nous sommes en recherche de producteurs, principalement pour les fruits belges, l’année ayant été mauvaise en production de pommes et de poires. Nous sommes pour l’instant contraints de passer exclusivement par des grossistes…
Nos coopérateurs disposent d’une farde où ils peuvent inscrire les produits qu’ils aimeraient trouve en magasin ; a priori, nous aimerions tout accepter, avec la seule limite que le produit en question se vende, ou pas. BEES coop développe son propre étiquetage, intuitif et évolutif, en fonction de l’origine du produit, du mode de production et des conditions de la distribution :
– absence de cercle = pas bio,
– tiers de cercle = agriculture raisonnée ou producteur de confiance,
– deux tiers de cercle = certifications bio dans le cadre de la réglementation européenne,
– cercle complet = Demeter, Nature & Progrès, ainsi que d’autres labels très exigeants au niveau social…
En parallèle, nous indiquons évidemment l’origine, ainsi que l’éventuelle certification équitable (Fair Trade, etc.). Aujourd’hui, le consommateur ne se satisfait plus de la seule labellisation bio, mais l’ensemble des informations qu’il serait utile de lui fournir est extrêmement complexe. Le marché montre clairement que de plus en plus de gens viennent vers le bio mais que la grande distribution et l’économie classique répondent à cette demande a minima. »
90% bio !
« BEES coop ne s’est donc pas positionnée comme exclusivement bio même si, dans les faits, 90% de nos produits le sont ! Notre souci premier était, je le répète, de rendre accessible au plus grand nombre l’alimentation saine et durable. La question du prix était donc essentielle ; c’est une tension permanente au sein de notre projet. Nous voulons des produits respectueux de l’homme et de l’environnement mais surtout pas trop chers. Or le prix des grandes surfaces – et plus encore les prix pratiqués dans le hard discount – ne reflètent aucunement la réalité des choses ; ils sont de plus en plus abstraits tout en restant la référence dans la tête de celui qui consomme. Nous devons donc commencer par un travail de déconstruction auprès du mangeur ordinaire. Mais nous ne pouvons pas non plus toucher ce mangeur sans qu’il y trouve d’abord un intérêt financier… La solution imaginée par BEES coop a donc été de faire appel à la force de travail qu’il représente. Un tel système n’est donc pas une fin en soi mais la conséquence du fait que ce qui se passe à côté – dans la grande distribution ! – ne va pas du tout. Toute la question est bien d’attirer à nous un public non-sensibilisé – dont le premier réflexe sera de regarder le prix – en faisant comprendre que ce n’est pas le prix qui est la chose la plus importante.
Mais notre projet est jeune, trois ans seulement. Nous avons d’abord été rejoints par des militants qui ont constitué la base de notre clientèle qui s’élargit, à présent, avec une grande variété de citoyens et beaucoup de familles. Nous sommes loin, dans nos ventes, des habituels clichés du magasin bio : peu de produits macrobiotiques, de lait de brebis, etc. Nous ciblons principalement les gens du quartier et participons d’ailleurs à un projet de recherche visant à faciliter l’accès à l’alimentation durable pour les publics issus de la diversité sociale et culturelle, un projet de recherche de trois ans mené conjointement avec l’ULB… »
Absolument rien d’utopique
« Nous faisons de l’éducation à l’environnement, de l’éducation à l’alimentation ; de nombreuses écoles viennent à nous, dit Quentin Crespel… Cela contribue à notre ancrage local sur Schaerbeek, Saint-Josse et Evere essentiellement. Notre but n’est pas d’ouvrir des magasins partout dans Bruxelles car nous voulons garder une structure à taille humaine. BEES coop évolue donc tranquillement au rythme d’une centaine de nouveaux coopérateurs par mois et cela diminuera sans doute un peu en hiver. Il y aura vraisemblablement une taille critique – peut-être autour des trois mille membres – à partir de laquelle il faudra que d’autres structures identiques se créent dans d’autres communes. Notre modèle est open source et si d’autres sont tentés par l’aventure, ailleurs, notre projet et l’ensemble des documents et logiciels que nous utilisons sont disponibles. Nous ne prétendons pas non plus détenir une recette universelle et idéale ; elle doit être adaptée localement et on peut toujours l’améliorer… Mutualiser l’approvisionnement et optimaliser la logistique entre toutes ces structures sera sans doute le défi suivant. Notre développement est conforme à ce que prévoit le plan financier. Les salariés ont encore trop de travail parce qu’ils n’ont pas encore suffisamment pu déléguer aux coopérateurs ; nous sommes donc en recherche de quelques super-coopérateurs, c’est-à-dire de personnes qui accepteraient de prendre un peu plus de responsabilités dans la structure, qui seraient par exemple à même de réceptionner une livraison…
Pour l’instant, notre plus grande réussite, c’est de faire de l’endroit anonyme où l’on fait ses courses un lieu de rencontres porteur de vraies valeurs. Il existe finalement peu d’endroits, dans une grande ville comme Bruxelles, où les gens peuvent vraiment se parler, partager un projet commun, une expérience réelle qui n’a absolument rien d’utopique… »Nature & Progrèsne peut évidemment qu’applaudir à pareille initiative, même si nous plaiderons toujours pour que la gamme des produits proposés soit intégralement bio. Nous pensons, comme BEES coop, que plus sera forte l’implication du citoyen dans le système qui lui fournit son alimentation, plus il sera à même d’ »informer » et de contrôler la pertinence et la qualité de ses propres choix. La possibilité de démarches collectives de consommation offre également de meilleures opportunités d’ouverture – d’autres choix, d’autres pratiques, d’autre goûts, d’autres cultures … – et de régulation – l’addiction à la malbouffe n’est pas une fatalité… Autant de fonctions sociales que les grandes surfaces ont aujourd’hui totalement délaissées au nom du marketing, du mensonge publicitaire et de la rentabilité à court terme.
BEES coop
19, rue Van Hove à 1030 Schaerbeek
www.bees-coop.be – contact@bees-coop.be