Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172
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Par Virginie Pissoort,
chargée de campagnes chez Nature & Progrès
Ce 17 janvier, les négociations sur les nouvelles techniques génomiques ont repris au niveau européen. Toujours sans aucune consultation de la population sur ces OGM de seconde génération que la Commission européenne propose de mettre « sans filet » sur le marché. Or, la proposition de compromis de la Pologne ne résout pas toutes les lacunes du texte initial. De son côté, le président du Mouvement Réformateur voit les choses sous un prisme bien éloigné des inquiétudes de Nature & Progrès.
En tant qu’association concernée par les impacts de notre système alimentaire sur notre environnement et notre santé, Nature & Progrès s’intéresse, depuis la naissance de cette problématique, aux OGM et nouveaux OGM. Se donnant les moyens d’une expertise sur un sujet très technique, l’association veut informer les citoyens et agriculteurs sur le dossier, les aider à décrypter les enjeux à la lumière des connaissances scientifiques et d’une analyse des intérêts et positions des parties prenantes, et mettre en débat la question des (nouveaux) OGM et de leurs impacts. Ce rôle de médiateur doit donner la possibilité à quiconque de défendre sa position auprès des politiques et d’exercer ses droits en tant que citoyen concerné par ces questions.
Juste après notre interpellation d’il y a un an (lire notre analyse n°9/2024), le dossier de la dérégulation des nouvelles techniques génomiques (NTG) ou « nouveaux OGM » avait connu une avancée significative au niveau du Parlement européen, avec l’adoption d’un texte relativement moins mauvais que celui initialement proposé par la Commission européenne. Les députés européens ont maintenu l’étiquetage obligatoire de tous les produits NTG et leur interdiction en agriculture biologique.
Breveter, ou non, les nouveaux OGM ?
Au niveau du Conseil de l’Union européenne, les Etats ne parviennent pas à s’entendre sur un texte, nonobstant la détermination de la présidence espagnole (2023) puis belge (janvier-juin 2024) de parvenir à une majorité qualifiée avant la fin de leur mandat. Le caillou dans la chaussure des négociateurs est la question de la brevetabilité de ces NTG, et donc, la question de l’accessibilité aux semences dans une configuration déjà oligopolistique. Aujourd’hui, les cinq grandes entreprises semencières concentrent plus de 60 % du capital semencier dans le monde.
Alors que les Parlementaires européens ont voté un texte qui interdit purement et simplement la brevetabilité des NTG, la Présidence belge avait proposé de n’exclure de la brevetabilité que les NTG de catégorie 1. Ces derniers, qui regroupent les plantes comprenant moins de 20 modifications génétiques, seraient considérés comme équivalents aux végétaux conventionnels. La Hongrie a timidement repris le flambeau. Plutôt opposée à la dérégulation, elle n’a pas mis beaucoup d’ambition pour sceller un texte. Il faut savoir que la réglementation des brevets dépasse les Etats membres de l’Union européenne puisqu’elle concerne 39 Etats européens réunis au sein de la Convention européenne sur les brevets.
Des centaines de demandes de brevets ont d’ores et déjà été déposées à l’Office européen des brevets. Elles concernent la technologie NTG la plus répandue, CRISP CAS9, et des semences modifiées issues de cette technologie.
La Présidence polonaise sème la confusion
Contre toute attente, la Pologne, sans doute préoccupée de laisser le Danemark s’emparer du dossier en juillet 2025 avec une vision encore plus libérale en la matière, a sorti un texte tout à fait novateur. Mais novateur ne veut pas dire porteur. Les retours du premier round de négociations ce 20 janvier laissent à penser que la partie sera serrée. Car à force de vouloir contourner l’obstacle de la brevetabilité, c’est l’imbroglio juridique et la confusion qui semblent émerger davantage que la solution.
Pour les NTG de catégorie 1, la Pologne propose que le produit final issu de nouvelles techniques génétiques, c’est-à-dire la variété modifiée ou l’introduction de caractéristiques spécifiques (résistance à la sécheresse, …), puisse être breveté. Mais dans ce cas, il serait soumis à une obligation d’étiquetage « protégé par un brevet » ou « demande de brevet en cours ». Les États membres auraient la possibilité de restreindre ou d’interdire la culture d’une telle variété sur leur territoire mais pas sa commercialisation, et ce, dans le souci de maintenir le marché unique. Ce tour de passe-passe, qui n’interdit pas les brevets mais qui vise à en limiter la portée, suppose la création d’une lourde procédure de vérification de l’existence de brevets sur les plantes NTG, qui repose entièrement sur la Commission européenne.
Sans garantie que cela ne fracturera pas davantage un marché déjà fragmenté, ni que cela bridera le monopole des grandes entreprises semencières, cette proposition alambiquée et complexe sème la confusion plutôt que le réconfort d’un compromis satisfaisant.
Les problèmes persistent
Mais concentrée sur l’épineuse question des brevets, la version amendée par la Pologne ne résout pas les principales faiblesses de la proposition de la Commission européenne, et ce, au préjudice des agriculteurs et agricultrices bio et conventionnels et des consommateurs. En l’espèce, elle n’apporte aucune proposition concrète sur : (1) l’absence de justification scientifique solide à la distinction entre les deux catégories de NTG ; (2) l’absence de toute sorte d’évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement de la majeure partie des NTG (les NTG 1) ; (3) l’absence d’étiquetage systématique des produits issus de ces nouvelles technologies, des semences aux produits finis, pour tous les NTG (sauf les semences brevetées) et (4) l’absence d’identification de méthodes de détection et de traçabilité de ces nouvelles technologies, clairement identifiées et utilisables pour tous les NTG. Seul point positif : la Pologne maintient l’interdiction des NTG 1 en agriculture biologique. Cependant, l’absence de règles de coexistence claires et des balises exposées ci-dessus rend, dans les faits, cette absence de NTG dans le bio illusoire. Pour Nature & Progrès, cette proposition reste donc inacceptable.
Sécuriser l’abstention de la Belgique
Jusqu’ici, la position officielle de la Belgique sur ce dossier était l’abstention. Au carrefour des enjeux agricoles, environnementaux et de santé publique et au croisement des compétences fédérales et régionales, compte tenu des couleurs politiques à la table des discussions, c’est l’abstention qui prévaut, faute de consensus. Abstention sur un dossier qui, encore aujourd’hui, ne fait pas l’objet de débat démocratique au sein de la société. A la suite d’une interpellation en commission parlementaire en septembre dernier, la Ministre de l’agriculture wallonne, Anne Catherine Dalcq, avait répondu que la Wallonie n’avait pas encore adopté de position sur le projet européen, mais que celle-ci « prendrait en compte les avis de toutes les parties prenantes et … de leur sûreté pour la santé humaine, animale et pour l’environnement. » (1). Jusqu’ici, nous n’avons pas eu vent de consultations. Or, les négociations avancent. Pas de position claire au niveau régional. Et au niveau fédéral, un gouvernement en affaire courante, qui maintient a priori l’abstention. Mais l’absence de gouvernement au niveau de Bruxelles-Capitale (historiquement contre la dérégulation) et les négociations de l’Arizona laissent entrevoir les risques de voir cette position évoluer et un « oui » l’emporter.
Afin d’assurer une opposition belge – ou, au minimum, le maintien de l’abstention – sur le dossier, Nature & Progrès a lancé, via les réseaux sociaux, une importante mobilisation citoyenne. Un dossier d’information a été diffusé afin que chacun et chacune puissent comprendre les enjeux qui se trament autour de la question des NTG et la nécessité d’interpeller les ministres. Afin d’encourager l’action des citoyens face à un dossier très technique, un courrier-type adressé aux politiques a été proposé (2). Il demande aux ministres de prendre en compte les lacunes du texte proposé par la présidence polonaise et de voter contre – ou, au minimum, s’abstenir – le projet de dérégulation des OGM.
Un MR favorable aux NTG
Le président du Mouvement Réformateur, Georges-Louis Bouchez, a répondu à ces courriers (3). Si sa réaction n’est pas vraiment surprenante, elle manque de justesse et d’honnêteté intellectuelle, à moins que ce ne soit d’une connaissance approfondie du dossier.
En effet, Georges-Louis Bouchez commence par reprendre les arguments sur les vertus des NTG pour lutter contre le changement climatique (plus faibles besoins en eau, limitation de l’émission de CO2…), pour réduire l’utilisation des pesticides, pour augmenter les rendements, etc. Autant d’arguments avancés par l’industrie comme une litanie depuis que les OGM existent, mais qui n’ont jamais fait leur preuve dans la pratique. Il s’emberlificote ensuite sur le principe de précaution, invoqué à juste titre par la société civile pour s’assurer que des balises soient maintenue dans le cadre de ces techniques génomiques. Il évoque l’absence de preuve de la nocivité des NTG alors même que ce principe de droit européen permet de légiférer en cas de doutes (et non de preuves) sur la non-nocivité des produits. Il poursuit en indiquant que « le principe de précaution invite plutôt à réglementer sans tarder les NTG ». Erreur ou ignorance ? Les NTG sont réglementés dans le cadre de la directive actuelle sur les OGM. L’application du principe de précaution préconise justement qu’une forme de régulation de ces produits soit maintenue, les techniques fussent-elles nouvelles par rapport aux OGM de première génération.
Sur quoi, il invoque alors un certain courrier signé en janvier 2024 par 35 Prix Nobel, qui indique que « l’interdiction des NTG pourrait coûter 300 milliards d’euros par an à l’économie européenne ». Primo, les NTG ne sont pas, à ce jour, interdits ; ils sont réglementés en tant qu’OGM. Secundo, la valeur et la pertinence de ce courrier est questionnable. Lesdits prix Nobels ne sont pas désintéressés des profits économiques qui pourraient découler de l’utilisation des NTG. Certains sont même en première ligne, comme J. Doudna et E. Carpentier, connus pour avoir inventé la technologie CRISP CAS9 et titulaires de plus de 500 demandes de brevets à travers le monde sur cette technologie. Quant au calcul des 300 milliards d’euros, il serait utile de savoir dans la poche de qui ils seraient perdus et de mettre en perspective le coût économique de la dérégulation des NTG pour toute une série d’acteurs pour qui l’arrivée des NTG serait dommageable : exportateurs dans des marchés opposés aux OGM, secteur bio, semenciers exposés aux licences de brevets, etc. Enfin, Georges-Louis Bouchez s’en remet au député européen du Mouvement Réformateur, Benoit Cassart, issu du monde agricole, comme si la casquette d’agriculteur éleveur de bovins validait scientifiquement une position sur les techniques d’édition du génome pour les végétaux.
Loin de convaincre, la réponse du dirigeant inquiète. La question des brevets sur les nouveaux OGM est centrale dans la mesure où elle attire avec elle un intérêt économique énorme pour une série d’acteurs – chercheurs, multinationales semencières… – qui ont « le bras long » et influencent les négociateurs. Or, l’intérêt de toute la société est en jeu ! Une réelle mise en débat de la réglementation touchant les nouveaux OGM s’impose, en incluant les citoyens, les agriculteurs et des acteurs scientifiques indépendants. Sans compter, on ne le dira jamais assez, que des alternatives existent !
Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172
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Par Claire Lengrand,
rédactrice pour Nature & Progrès
Fondée sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans, la Charte des communes paysannes invite les citoyens, les paysans et les élus locaux à s’allier afin d’instaurer des politiques publiques mettant en œuvre les droits paysans dans les communes wallonnes et bruxelloises.
« Imaginez un pays… déserté par ses paysans. Plus de pieds ni de mains dans la terre, plus aucune trace de pas sur le sol, plus de sol à observer ni de ciel à inspecter, plus de traditions, plus d’histoires à conter… ». C’est par une succession de mots décrivant une contrée lacunaire, privée des humains œuvrant à rendre sa terre fertile et ses paysages nourriciers, que débute la Charte des communes paysannes.
Protégeons nos paysans
Selon l’Organisation des Nations Unies (ONU), les petits exploitants produisent un tiers des aliments consommés dans le monde. Au niveau mondial, on estime à 510 millions le nombre de petites fermes (de moins de 2 ha) sur un total de 608 millions, soit 84 %. Dans l’Union européenne, elles représentent 70 % de l’ensemble des fermes. Selon La Via Campesina, le plus grand mouvement représentant les paysans dans le monde, environ 60 millions de personnes travaillent dans la pêche artisanale et l’aquaculture et entre 100 et 200 millions de pasteurs entretiennent 25 % de la surface terrestre mondiale.
Si ces paysans et paysannes sont des piliers de notre souveraineté alimentaire, ils souffrent de la concurrence de l’agrobusiness qui baisse les prix des denrées alimentaire, de l’accaparement des terres au profit de l’agriculture industrielle, de la répartition inéquitable des subventions de la Politique Agricole Européenne et des changements climatiques. La survie de l’agriculture paysanne nous concerne tous, à travers la production alimentaire, par l’entretien des milieux naturels qui constituent notre environnement de vie et qui rendent notre planète habitable, mais aussi par le maintien de zones rurales vivantes et du lien social entre les habitants de ces zones isolées.
En réponse à l’industrialisation de l’agriculture et à ses dérives, l’association Nature & Progrès s’est fondée sur base de la définition et de la défense d’un modèle alimentaire reposant intégralement sur l’agriculture familiale, soit la paysannerie. La défense des droits des paysans rentre donc dans ses préoccupations premières, car face aux nombreuses menaces pesant sur celles et ceux qui nous nourrissent, il est nécessaire d’agir.
La déclaration des droits des paysans
Le 12 octobre 2023 fut un jour historique pour la cause paysanne au niveau mondial. Lors de la 54e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, une large majorité des Etats-membres, dont la Belgique, a voté en faveur d’une résolution afin de poursuivre la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans, paysannes et autres personnes travaillant en zone rurale (plus communément appelée UNDROP). Pour assurer son suivi, un groupe de travail composé de cinq experts indépendants a été mandaté pour une période de trois ans. Cette déclaration, approuvée le 17 décembre 2018 par l’ONU, fut le fruit d’un combat de longue haleine mené par l’ONG La Via Campesina, considérée comme le plus important mouvement de paysans producteurs d’aliments au monde. De portée universelle, elle entend répondre, à travers 28 articles, aux nombreuses difficultés auxquelles le monde paysan est confronté.
La Via Campesina analyse que parmi ses 28 articles, « l’UNDROP réaffirme non seulement des droits humains existants, mais introduit également de nouveaux droits spécifiques aux paysans : parmi eux, le droit à la souveraineté alimentaire (article 15), le droit à la terre et aux autres ressources naturelles (article 17), le droit à un environnement sûr, propre et sain (article 18), le droit aux semences (article 19) et le droit à la diversité biologique (article 20) ». La déclaration comprend également des droits humains collectifs, une innovation sociale importante sa basant sur le fait que certains droits n’ont pas de sens en dehors du collectif et que leur caractère justiciable dépend de la continuité et de la cohérence du collectif.
Depuis mai 2024, un groupe de travail a donc pour rôle de promouvoir une diffusion et une mise en œuvre efficaces et généralisées de l’UNDROP et d’identifier, de partager et de promouvoir les bonnes pratiques et les enseignements tirés de la mise en œuvre de l’UNDROP.
Agir localement pour un impact global
En Wallonie, le Mouvement d’Action Paysanne (MAP) s’est inspiré de cet outil juridique pour rédiger sa propre déclaration : la Charte des communes paysannes. Rédigée à l’occasion des élections communales (de 2018 puis de 2024) par le MAP aux côtés de paysans, citoyens et associations partenaires, cette charte s’adresse en priorité aux élus politiques communaux. Ces derniers, qui disposent d’une large autonomie dans le cadre de leurs compétences, peuvent montrer l’exemple et influer auprès des instances supérieures. « Même si cette charte, tout comme l’UNDROP, n’est pas légalement contraignante, on espère qu’à long terme, des choses concrètes en résultent », soulève Johanne Scheepmans, chargée des formations au sein du MAP.
La charte ambitionne surtout de faire connaître l’UNDROP et de l’appliquer localement.
Elle reprend pour cela dix droits paysans y figurant : les obligations générales des Etats, la liberté d’association, les droits à la participation (aux politiques locales), à l’alimentation et à la souveraineté alimentaire, à un revenu et à des moyens de subsistance décents et aux moyens de production, le droit à la terre, à un environnement propre, sûr et sain à utiliser et à gérer, le droit aux semences, à la diversité biologique, à l’éducation et à la formation.
Les communes peuvent adhérer à une ou plusieurs mesures, ainsi qu’à d’autres aspects se trouvant dans l’UNDROP.
Allier forces paysannes et citoyennes
Passer par l’échelon local permet aussi d’impliquer le citoyen et, ainsi, de créer des alliances entre les différents acteurs d’un territoire. « En Belgique, les paysans et les paysannes sont trop peu nombreux pour pouvoir agir seuls. N’oublions pas qu’il y a deux générations en arrière, nous étions tous paysans. Si, aujourd’hui, tout le monde ne produit pas de la nourriture, tout le monde mange et a une responsabilité dans la manière dont l’alimentation est produite. », rappelle Johanne Scheepmans.
Quels types d’actions peuvent être mises en place ? Si certaines mesures nécessitent des moyens financiers, comme la rénovation d’un hall, les communes peuvent valoriser leurs propres ressources. « Ce sont de petites choses qui, l’air de rien, peuvent aider. Par exemple, beaucoup de nos producteurs sont diversifiés. Un maraîcher qui a un surplus de tomates pourrait bénéficier d’un local mis à disposition par la commune à ce moment-là. Cela permettrait de soutenir la transformation », illustre Johanne. La charte regorge d’autres propositions : faire un état des lieux afin d’évaluer l’autonomie alimentaire d’une commune et voir comment répondre aux besoins des habitants, tester la Sécurité Sociale de l’Alimentation, créer une régie communale paysanne, préserver les terres nourricières des projets d’urbanisation, favoriser l’installation de projets paysans ou agroécologiques, cartographier les potagers partagés, prévoir des espaces à cultiver dans les lotissements et quartiers, etc.
Agir au plus vite
On le voit : il y a mille et une manières d’agir collectivement pour améliorer son environnement proche et assurer sa subsistance. La Charte en est la preuve. Depuis sa création en 2018, quelques communes y ont adhéré. Mais dans l’ensemble, « les choses bougent lentement alors que l’urgence se situe à plein de niveaux », regrette Johanne Scheepmans, qui rappelle que la survie de la paysannerie est en jeu : « Avec les crises se succédant, on veut pouvoir garantir de nourrir nos habitants. » Les associations paysannes ne baissent pas les bras pour autant. De nouvelles actions sont prévues cette année, dont l’organisation de formations destinées aux citoyens désireux de porter la charte auprès des élus de leur commune. « Ce sera aussi l’occasion d’expliquer le suivi qui va être fait, avec une évaluation fixée le 17 avril, journée internationale des luttes paysannes », précise Johanne.
A nous, citoyens !
Association initiée par des citoyens, des paysans et des artisans, Nature & Progrès milite pour un système agricole à taille humaine, respectueux de la nature et des hommes. Oui, nous voulons que nos campagnes grouillent d’hommes et de femmes plongeant les mains dans la terre pour nous nourrir de manière saine, en travaillant avec la nature et non contre elle, en contribuant à la beauté de nos paysages et à la préservation de la biodiversité. Paysans et paysannes constituent notre identité culturelle, les racines de nos sociétés.
L’agriculture paysanne est la seule à pouvoir garantir l’échelle locale et humaine indispensable à un travail de la terre « en bon père de famille », pour notre santé et celle de la Terre. C’est donc tout naturellement que l’association soutient la mise en œuvre de la déclaration des droits des paysans de l’ONU ainsi que sa déclinaison belge initiée par le MAP. Nous pouvons tous, en tant que citoyens, interpeller nos élus pour faire avancer la cause paysanne par les multiples leviers qu’ils ont sous la main.
AGISSONS ! Et si nous utilisions cette charte pour interpeller nos élus locaux et leur proposer de soutenir l’agriculture familiale, bio et locale, que nous souhaitons préserver ? Elle regorge d’idées, parfois simples à mettre en œuvre. Partagez-nous vos démarches ! (sylvie.laspina [at] natpro.be)
Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172
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Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef chez Nature & Progrès
Après nous, les mouches ? Les politiques actuelles ont un impact sur l’habitabilité de notre planète à long terme. Comment défendre les droits des générations à venir ? Qui peut le faire, et sur base de quels arguments ? Plusieurs affaires en justice couronnées de succès démontrent l’importance que nous, citoyens, nous impliquions dans ces actions, pour notre santé et celle de la Terre, aujourd’hui et surtout pour demain.
« La terre n’est pas un don de nos parents, ce sont nos enfants qui nous la prêtent ».
C’est avec ce proverbe indien que Matthieu Liénard inaugure sa conférence intitulée « Quels droits pour les jeunes de demain en matière de justice environnementale ? » au Salon bio Valériane, le 8 septembre 2024. Nous, humains, modifions aujourd’hui durablement les conditions de vie de notre Terre pour les générations à venir. Certains ont décidé de nommer notre époque « anthropocène » pour marquer le fait que l’Humain est devenu un déterminant de l’évolution de la planète, surpassant les forces de nature. Pensons au climat, aux polluants éternels… Comment faire en sorte que les politiques prennent en compte les effets sur le long terme de leurs décisions actuelles ? Matthieu Liénard nous apporte un éclairage sur cette question.
Générations futures et développement durable
L’idée de prendre en compte les générations futures n’est pas récente. En 1892 déjà, la convention de sauvegarde des baleines y fait référence, selon le principe que si l’on tue toutes les baleines aujourd’hui, les générations futures ne pourront plus en tuer pour s’en nourrir. On est alors loin des préoccupations environnementales. La Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, se concentre sur la dignité de l’entièreté de l’humanité, venue et à venir, ce qui prend implicitement en compte les générations futures. C’est en 1987, dans le rapport Brundlandt, que la notion de développement durable est définie avec la volonté de ne pas compromettre les générations futures. Ces outils juridiques ont peu à peu introduit les notions qui ont permis ensuite l’émergence de textes législatifs sur lesquels on peut aujourd’hui se baser.
Incompatibilités juridiques
Défendre les générations futures à travers la loi présente deux grandes difficultés. La première est la notion de temps long, peu compatible avec les politiques court-termistes et avec le droit qui est, par essence, momentané. Cependant, le principe de non-régression empêche de revenir en arrière sur certaines législations, constituant un garde-fou précieux. La seconde difficulté est de défendre le lien de cause à effet entre une pratique ou une politique et ses conséquences retardées sur les générations suivantes. Le dommage n’est pas encore subi, et, de plus, il n’y a pas de victime car les générations futures n’ont pas de personnalité juridique, pas de représentant en justice pour défendre leurs intérêts.
Qui pourrait défendre les générations futures ?
Parmi les acteurs publics, on pourrait se tourner vers l’ONU mais elle ne représente que 193 des 197 pays de l’humanité. Par ailleurs, il y a de grandes différences entre les pays, qui ne sont pas représentés de manière égale. Les Etats eux-mêmes seraient de mauvais représentants en raison de leurs politiques court-termistes et de leurs intérêts divergents avec ceux de l’humanité. Du côté des acteurs privés, les particuliers démontrent un intérêt personnel et direct à agir, ce qui est peu compatible avec la représentation de générations futures. C’est au niveau des associations que l’intérêt collectif et celui des générations futures peut être défendu.
Des arguments et des succès
Plusieurs arguments peuvent potentiellement être évoqués en justice pour défendre les intérêts des générations futures : (1) le principe de précaution, (2) le droit à la vie et à un environnement sain, (3) le droit à la vie privée et familiale, (4) l’interdiction de discrimination, (5) la responsabilité civile et (6) l’intérêt supérieur de l’enfant. On n’a pas encore beaucoup de recul sur la prise en compte de ces différents arguments par la justice, mais différents procès nous éclairent sur les plus prometteurs.
« L’affaire Urgenda » est l’un des plus brillants dossiers en matière climatique. En novembre 2012, la fondation Urgenda demande à l’Etat réduire de 40 % les émissions de CO2 entre 1990 et 2020. Elle saisit le tribunal de première instance de La Haye en 2015 en invoquant plusieurs principes de droit international, dont le droit international du climat. Le juge néerlandais prononce une décision historique. Dans cette affaire clôturée définitivement en 2019, les Pays-Bas furent contraints à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 25 % à l’horizon 2020.
Le droit à la vie privée et familiale a été utilisé avec succès dans « l’affaire des vieilles dames » en Suisse. Une association représentant plus de 2.500 femmes âgées a revendiqué le statut de victime, attaquant leur pays pour violation des droits humains en raison de l’inaction contre le réchauffement climatique. « Nous, les personnes âgées, nous sommes le groupe de population le plus fortement touché par l’augmentation des canicules, car les atteintes à notre santé et notre mortalité sont particulièrement élevées. Nous devons également agir aujourd’hui pour protéger les générations futures contre des effets encore pires. Nous menons une action en justice, parce que tout ce qui nous est cher est en jeu », peut-on lire sur le site internet de l’association. Les commissions juridiques du Conseil national et du Conseil des Etats ont introduit un appel au Conseil fédéral.
« L’affaire climat » en Belgique a été couronnée de succès. L’asbl regroupe plus de 70.000 citoyens. Estimant que la Belgique ne tient pas ses promesses internationales en matière de climat, l’association entend changer la donne en intentant une action en justice contre les quatre gouvernements belges compétents. Avec succès. Le 30 novembre 2023, la cour d’appel impose à l’État fédéral belge et aux régions bruxelloise et flamande de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % à l’horizon 2030.
Le « Farmer Case », plainte introduite en mars 2024 par un agriculteur, Hugues Falys, avec le soutien de plusieurs associations (dont Greenpeace, Fian Belgium et la Ligue des Droits humains) contre la firme TotalEnergies repose sur la responsabilité civile. Invoquant l’impact des changements climatiques sur l’agriculture, Hugues Falys demande à la justice que TotalEnergies répare les dommages dont il a été victime et participe financièrement à la transition. Il demande également à la justice de contraindre la multinationale à sortir des énergies fossiles afin d’éviter des dégâts futurs. L’affaire est en cours.
Rien sans les citoyens
Si l’importance de protéger les générations futures des impacts de nos politiques actuelles est évidente, le cadre législatif et juridique doit encore être affiné. Le rôle de nos associations citoyennes dans ces enjeux est primordial : il s’agit des seuls organismes capables de parler au nom des générations futures ! Des associations et des fondations ont agi pour contraindre leurs pays ou des firmes privées à adopter des mesures contre le changement climatique. Elles ont démontré que c’est possible. Voici une raison de plus pour que le citoyen prenne à bras le corps les enjeux environnementaux et climatiques et s’investisse dans ces causes pour notre santé et celle de la Terre, aujourd’hui et surtout pour demain.
Nature & Progrès a régulièrement recours à des actions en justice pour protéger les droits des citoyens, notamment le droit à un environnement sain. Jusqu’ici, l’association n’a jamais eu besoin de faire appel au concept de protection des générations futures car ses recours sont d’ores et déjà recevables, étant donné son mandat et son objet social spécifique. Pour toute action en justice, il faut démontrer d’un intérêt à l’action. L’intérêt à agir de Nature & Progrès en matière de pesticides et OGM découle de ses statuts et de son objet social : défendre l’environnement et l’agriculture biologique. Cependant, la multiplication des arguments évoqués lors d’actions en justice offre autant de cordes à dresser à son arc pour atteindre nos objectifs : protéger les générations futures et leur assurer un environnement sain, une planète habitable.
Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172
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Par Mathilde Roda,
animatrice chez Nature & Progrès
A la ferme d’Esclaye, l’expérimentation se poursuit : plutôt que d’être séparés du troupeau à la naissance, une vingtaine de veaux laitiers gambadent avec leur mère. Véritable (r)évolution en termes de bien-être et d’éthique, ce modèle intéresse un nombre croissant d’éleveurs. Mais est-il transposable ?
A la ferme d’Esclaye, producteurs sous mention Nature & Progrès, l’idée de développer une filière d’élevage de veaux laitiers sous la mère a germé en 2021 (lire notre analyse n°21 en 2022). Elle répond à leur besoin de se réapproprier leur filière et d’assumer la vie de l’ensemble de leurs animaux d’élevage. Cette alternative s’inscrit également dans un contexte de sensibilité de la société aux questions du bien-être des animaux d’élevage.
Lait = veau
Pour produire du lait, il faut qu’une mère s’associe à un père (mâle reproducteur ou semence via l’insémination artificielle) pour donner un jeune. La mise-bas est, en effet, nécessaire au déclenchement de la production de lait par la vache, par la brebis, par la chèvre… Une fois la lactation enclenchée, c’est le prélèvement régulier du lait, par le jeune ou par le fermier, qui permettra de maintenir la production laitière pendant plusieurs mois, potentiellement, même, plus d’un an. En élevage bovin, et pour la majorité des élevages ovins et caprins, les jeunes sont séparés de leur mère à la naissance afin que tout le lait puisse être valorisé par l’éleveur. Les veaux sont le plus souvent vendus à des marchands avant une semaine de vie pour rejoindre des filières d’engraissement intensives. Le veau est aujourd’hui considéré comme un co-produit peu rentable, finissant dans les conditions peu enviables de centres d’engraissement.
Ces pratiques posent aujourd’hui de plus en plus question dans la société pour des raisons de bien-être animal et d’éthique. Des associations de protection animale comme Gaia (1) ou L214 (2) dénoncent le stress psychologique du veau et de la mère lorsque leur lien est rompu par les pratiques d’élevage. Des personnes refusent aujourd’hui de consommer du lait pour boycotter ces pratiques qui nient l’instinct le plus basique des animaux : l’attachement d’une femelle pour son petit, et le besoin du jeune de vivre avec sa mère. Pour Nature & Progrès, l’optimisation du bien-être animal est une valeur importante, qui figure dans la charte de l’association, définie par les membres producteurs et consommateurs de l’association (3).
Pourquoi n’élèverait-on pas des veaux au pis de leur mère, comme cela se passait dans des conditions naturelles chez les premières vaches issues de la sélection de l’auroch, avant l’industrialisation de l’élevage ? Les questions de rentabilité sont le plus souvent avancées par le secteur laitier.
Changer de paradigme pour le bien de tous
La question des conditions d’élevage des veaux taraude certains éleveurs. Ce fut le cas de la famille Henin, agriculteurs à Beauraing. En 2021, ils ont décidé d’essayer de faire autrement en laissant quelques veaux téter leur mère. L’expérience, reproduite et amplifiée plusieurs années de suite, démontre que développer l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère apporte des réponses concrètes à de nombreuses problématiques. Bien plus qu’une affaire de sensibilité relative au bien-être des animaux, c’est aussi un facteur de réussite et de durabilité d’un système d’élevage. Par exemple, des études sur des ovins ont montré qu’améliorer la qualité de vie des animaux les rendaient moins craintifs, plus aptes à apprendre des comportements nouveaux et améliore leur réactivité immunitaire (4).
De plus, en laissant les veaux téter l’excédent de lait, l’éleveur peut se permettre de sauter une traite, ce qui allège la charge de travail et offre plus de flexibilité dans les horaires. En combinant cette méthode avec le regroupement des vêlages, la traite peut être mise en pause en fin d’année, libérant l’éleveur pour d’autres tâches à la ferme. Ce système s’inscrit dans le concept du One Welfare, qui intègre le bien-être des animaux et celui de l’éleveur en une approche globale.
Ces pratiques permettent de gagner en résilience et en diversification au niveau de la ferme et ont plusieurs impacts positifs pour la société : diminution des transports d’animaux et d’aliments, promotion de la prairie peu consommatrice d’intrants, meilleure attractivité du métier d’éleveur et production de viande éthique.
Qu’en pensent les éleveurs ?
En mars 2022, Nature & Progrès éditait une brochure présentant les résultats de l’essai pilote à la Ferme d’Esclaye (5). Sa large diffusion a permis de faire connaître cette initiative innovante, de mettre la puce à l’oreille d’autres éleveurs. L’association en ensuite exploré l’intérêt et le potentiel de valorisation des veaux en sondant des éleveurs laitiers intéressés par la technique. L’objectif est de comprendre leurs motivations et leurs craintes ; et d’envisager les actions à mener pour essaimer l’initiative dans d’autres élevages.
La principale motivation des éleveurs interrogés est l’amélioration du bien-être animal dans une démarche de cohérence globale du métier d’éleveur. Ils mettent en avant le fait que les animaux peuvent exprimer leur comportement naturel, ce qui diminue le risque de comportements déviants. La meilleure santé des veaux et des vaches contribue tant à leur bien-être qu’à la rentabilité de la ferme. Ils notent plus de flexibilité dans l’organisation des tâches liées à la traite, avec la possibilité, même, de passer en monotraite (traire une fois par jour au lieu de deux), ce qui rejoint la nécessité d’améliorer la qualité de vie et de travail des éleveurs laitiers. Sont également souvent pointés les facteurs en lien avec la relation au consommateur, principalement l’amélioration de l’image de l’élevage. On observe un intérêt porté à la production de viande comme piste de diversification ; une viande de qualité qui peut être valorisée de manière différenciée auprès d’un consommateur demandeur d’une meilleure prise en compte du bien-être des animaux.
Les craintes exprimées par les éleveurs sont principalement liées au changement de système de production par rapport à une situation établie. Elles sont en partie justifiées par un manque de connaissance de la pratique et de ses implications. Pour un éleveur habitué à rechercher un maximum de production laitière, la baisse des volumes provoque des craintes. L’engraissement des animaux n’est pas non plus un métier facile à réinvestir, et sa rentabilité à grande échelle pose encore des questions. Un nouveau modèle d’élevage qui ne tiendrait pas la route économiquement n’est souhaitable ni pour les producteurs, ni pour les consommateurs. Il est donc indispensable de s’assurer de la faisabilité des pratiques innovantes avant d’en faire la promotion. Marc-André Henin invite à regarder au-delà du seul chiffre de production laitière : « Il ne faut pas regarder ce que vous avez et qu’il va vous rester, mais regarder ce que la pratique donne comme modèle global, si on peut en vivre, et bien ». Des éleveurs soulèvent aussi le besoin d’adapter les infrastructures de production. Mais sont aussi relevées des problématiques liées à la commercialisation de la viande issue de ce système d’élevage : les filières ne sont pas encore développées ni sécurisées, ce qui implique des risques économiques importants si la viande n’est pas valorisée à la hauteur de son potentiel. On observe une diminution, d’année en année, de la consommation de viande, ce qui correspond aux recommandations de nombreux scientifiques face aux enjeux climatiques et environnementaux. Comment faire comprendre aux consommateurs les plus-values de l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère ? Comment aborder avec le grand public la vie des veaux dans le schéma classique, un sujet encore tabou dans le secteur agricole ?
Dynamiser le secteur
Les réponses des éleveurs révèlent un besoin d’accompagnement sur la gestion d’un troupeau mixte laitier-viandeux. Une visite de ferme ou une discussion avec un éleveur pratiquant l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère pourrait suffire à lever une partie des appréhensions. Cependant, peu d’élevages-témoins existent à l’heure actuelle. Afin d’encourager de nouveaux éleveurs à expérimenter ces pratiques, il serait nécessaire de prévoir un soutien financier qui compenserait les éventuelles pertes, et permettrait à la ferme d’assurer son équilibre.
De plus, une partie des inquiétudes repose sur la gestion des débouchés et la sensibilisation du consommateur, alors que l’intérêt pour une viande « éthique », respectueuse des animaux et des éleveurs, constitue une opportunité. Sécuriser la filière, la rendre attractive pour les éleveurs et les rassurer sur la rentabilité économique est indispensable. Le consommateur doit être informé et sensibilisé, mais ce dernier point est sensible tant il est compliqué d’expliquer la plus-value du système d’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Les subtilités techniques sont difficiles à aborder, notamment parce qu’elles soulèvent des questions éthiques.
Un modèle d’avenir
Notre étude révèle un intérêt notable, au sein d’une partie du secteur laitier, pour l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Il met en avant l’amélioration du bien-être animal et celui de l’éleveur comme un tout indissociable, ainsi que la diversification vers la production de viande, comme une voie prometteuse.
L’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère offre un autre modèle, une autre manière d’aborder le métier d’éleveur laitier, un calcul différent de la rentabilité de son exploitation. Il ne faut pas se contenter de compter les litres de lait perdus, mais prendre en compte la flexibilité et la diminution du temps de travail, la satisfaction individuelle et l’étonnante facilité de gestion du troupeau qui ressortent des expériences des éleveurs engagés dans la démarche. Ces aspects remportent l’intérêt d’une majorité d’éleveurs sondés.
A travers cette étude, Nature & Progrès met en évidence qu’il est nécessaire de revoir les bases d’une ferme viable : les chiffres économiques doivent bien entendu tenir la route, mais aussi le bien-être des animaux et des éleveurs, et la cohérence des pratiques avec les aspirations sociales. Il faut encourager les éleveurs à ne plus chercher à maximiser le nombre de litres de lait produits par an sur leur ferme, mais à élargir leur vision aux autres paramètres économiques (valorisation de la viande, qualité à mettre en avant…), écologiques (valorisation des herbages, bien-être et santé des animaux…) et sociaux (acceptabilité des pratiques, bien-être et santé des éleveurs…).
En vue de permettre l’essaimage d’un modèle plus vertueux pour les producteurs et les consommateurs, Nature & Progrès met en évidence quatre autres pistes de développement : (1) le soutien aux éleveurs qui souhaiteraient expérimenter la technique sans compromettre la viabilité de leur ferme, (2) le développement d’un accompagnement technique adapté ou d’un lieu de partage d’expérience, (3) la structuration d’une filière avec des prix justes et des débouchés variés et stables, et (4) l’établissement d’une communication renforcée autour de la pratique, à destination des citoyens et des acteurs de la filière.
Projets ANR Emofarm et Psysheep. Cités dans Bien-être des animaux d’élevage – l’INRA engagé pour concilier sensibilité des animaux, travail de l’éleveur et regard de la société. INRA, 8 pages.
L’alimentation bio locale, un truc de bobo ? L’accessibilité de l’alimentation que nous prônons, chez Nature & Progrès, depuis près de 50 ans, est souvent mise en question. A défaut d’arriver à résoudre, une bonne fois pour toutes, le problème de la pauvreté et des inégalités sociales, il est nécessaire de miser sur une transition de l’alimentation collective pour favoriser l’accès du plus grand nombre à une alimentation de qualité. Cette étude s’intéresse aux freins et aux leviers permettant de concrétiser cette évolution.
L’étude dresse un portrait du secteur de l’alimentation collective et de ses évolutions. La pression financière a généré une détérioration de la qualité des repas servis en cantines. Le nombre de repas pris dans les écoles s’est réduit. Des cuisines ont fermé, passant le relais à des sociétés de catering. Certaines écoles ont même cessé de proposer une restauration. Le secteur de l’alimentation collective a besoin d’une transition, de pouvoir valoriser l’origine et la qualité de ses produits, la saveur de ses repas.
Peut-on nourrir toutes les collectivités avec des produits bio et locaux ? L’offre bio locale, bien développée et organisée, peut globalement répondre à la demande, à part celle des plus grandes sociétés de catering qui commandent des volumes trop importants. Les règles des marchés publics, passage obligatoire pour l’approvisionnement des cantines publiques, sont cependant une réelle entrave aux collaborations avec les producteurs bio locaux étant donné leur lourdeur et complexité administrative, ainsi que l’interdiction de cibler une origine locale. Enfin, les contraintes de ressources humaines, de compétences et d’équipement en cuisine représentent également un frein à la transition. Passer en bio local signifie de changer une manière de fonctionner bien ancrée dans la formation et dans les habitudes des professionnels. Finalement, la première contrainte semble être le prix de cette transition, à la fois celui des ingrédients bio locaux, mais aussi le surcroît de travail en cuisine.
Plusieurs solutions ont été identifiées au cours de cette étude, et mériteraient d’être approfondies par nos pouvoirs publics. La plus ambitieuse, qui permettrait de donner un élan à la filière bio locale, serait d’imposer une part – et, à terme, la totalité – d’ingrédients bio locaux dans les repas préparés par les collectivités. Une mesure déjà prise en France et dont les premiers résultats sont prometteurs. Nature & Progrès revendique la mise en place d’une politique alimentaire engagée vers l’agriculture bio et locale. Si ces mesures semblent coûteuses, car il est nécessaire de soutenir financièrement cette transition, elles seraient accompagnées de nombreuses plus-values : amélioration de la santé publique et environnementale, création d’emploi local, renforcement des filières agricoles, etc. N’est-il pas temps de sortir du court-termisme et de décloisonner les budgets publics pour mettre en place une politique alimentaire ambitieuse et transversale, sur le long terme, pour notre santé et celle de la Terre ? Chez Nature & Progrès, nous le croyons ! Deux leviers ont été identifiés pour encourager cette transformation politique : la diffusion et la vulgarisation d’études scientifiques sur les externalités de l’agriculture biologique, et l’inscription du droit à l’alimentation dans la Constitution belge et/ou européenne.
Bio et précarité alimentaire, une question de bon sens
A l’heure où de plus en plus de personnes peinent à boucler leurs fins de mois, Nature & Progrès invite à un pari fou : osons le bio. Fou, car il peut sembler indécent d’évoquer une alimentation connue pour être « plus chère » quand il s’agit de parler de pauvreté et d’aide alimentaire. Mais finalement, pas si fou que ça, quand on y réfléchit vraiment. La bio est la meilleure solution aux enjeux de la précarité alimentaire.
Un droit à l’alimentation bafoué
Selon la Fédération des Services Sociaux, à ce jour, 600.000 personnes ont recours à l’aide alimentaire en Belgique, dont 300.000 en Wallonie et 90.000 en Région de Bruxelles-Capitale. A raison de 2,3 personnes par ménage, on peut donc dire qu’un ménage belge sur dix fait appel à ce soutien. Ces chiffres résultent d’une hausse de 30 % en cinq ans, expliquée par les différentes crises : Covid-19, inondations, guerre en Ukraine, inflation, etc.
L’un des droits fondamentaux de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme n’est pas respecté.
« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires. » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, 1948, Art.25)
Notons que cet article fait référence à un niveau de vie suffisant, soit à une capacité financière de chacun.e à assumer, en toute autonomie, ces différents domaines, dont le plus fondamental est l’alimentation. Les dons alimentaires sont une béquille, une solution d’urgence indéniablement utile, mais qui s’est généralisée et banalisée. Les organisations d’aide alimentaire s’essoufflent, reposant sur un bénévolat de plus en plus rare, des approvisionnements se réduisant comme peau de chagrin tout en devant répondre à une demande de plus en plus importante.
Notre société a besoin d’une véritable politique visant à lutter efficacement et de manière structurelle contre la pauvreté, en donnant la parole et en tenant compte des besoins des principaux concernés. Il est plus que temps de se pencher sur de véritables solutions permettant à chacun.e de se nourrir sainement, dans la dignité, et en toute autonomie.
L’aide alimentaire cantonnée aux produits industriels
Aujourd’hui, l’aide alimentaire repose principalement sur deux types d’approvisionnements : les produits relevant du Fonds social européen (FSE+), représentant 37 % des volumes[i], et les invendus de l’agro-industrie (22 % des volumes) et de la grande distribution (32 % des volumes).
L’enveloppe FSE+, gérée par le Service public fédéral de programmation Intégration sociale (SPP IS), permet l’achat de produits de base de longue conservation auprès de l’agro-industrie européenne : lait, farine, pâtes, conserves, etc. Voici comment l’Etat subsidie indirectement l’industrie grâce à une enveloppe colossale : vingt millions d’euros en 2023 ! On est bien loin d’une alimentation de qualité reposant sur des produits frais (mais périssables), biologiques et locaux !
Les invendus alimentaires, eux, permettraient de diversifier l’aide avec des produits frais. Mais, avouons-le, ces aliments sont quand même un peu défraîchis puisque invendables, et les acteurs de l’aide alimentaire ont d’ailleurs interpellé la presse en novembre 2023. « Nous avons l’impression d’être la poubelle des grands magasins », témoigne l’asbl La Petite Maison du Peuple de Colfontaine dans un article de la RTBF[ii]. En France, l’Agence de transition écologique ADEME estime à dix millions de tonnes la nourriture perdue ou gaspillée chaque année. Les invendus des commerces représentent 14 % du gaspillage, équivalant à trois kilos de nourriture par personne et par an. Cette ressource se tarit en raison des stratégies anti-gaspi – très « greenwashing » mais aussi économiques – développées par les grandes surfaces, et la valorisation de ce type de produits par des start-ups anti-gaspi (Nous anti-gaspi, Too Good To Go, etc.).
Le modèle d’aide alimentaire sous la forme de distribution de colis est une réponse d’urgence à la situation des personnes : il faut donner quelque chose à manger à une personne dénutrie. Quand il est question de vie ou de mort, d’une sous-nutrition ayant des impacts sur la santé, le quoi et le comment sont secondaires. Toute la problématique est que l’aide d’urgence tend à devenir structurelle à défaut d’autres alternatives. C’est dans ce contexte, quand la béquille s’éternise, que les défauts du « quoi » et du « comment » prennent de l’importance. L’association ATD Quart Monde (2019)[iii] en témoigne :
« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ».
Bio & local : « Transformer le cercle vicieux en cercle vertueux »
Dans ce contexte, comment peut-on imaginer renforcer l’accès des publics précarisés à des produits de qualité, paysans, bio, locaux, généralement considérés comme des produits « bio-bobo », plus chers ? Rares sont les acteurs coutumiers des questions sociales qui osent s’aventurer dans ce genre d’idée. De nombreuses structures sociales écartent d’emblée les produits bio locaux et se concentrent sur d’autres sources d’approvisionnement, conventionnelles et industrielles, jugées plus accessibles. Certains acteurs plus hardis ont réfléchi la question.
Le CBCS (Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique) (2013)[iv] met en avant toute la cohérence d’opter pour des produits issus d’une agriculture locale et de qualité dans les dispositifs d’aide alimentaire. « Si des critères de durabilité sont insérés dans les cahiers des charges relatifs aux achats de vivres [relatifs à l’aide alimentaire] de manière à soutenir les produits de qualité issus de l’agriculture paysanne locale, on pourrait transformer le cercle vicieux en cercle vertueux. »
« Fournir des vivres de qualité à ceux qui ont le plus besoin de cette qualité, soutenir l’agriculture paysanne locale, pourvoyeuse d’emplois, et réduire la précarité ».
Le pape François interpelle, dans son encyclique « Laudato Si »[v] : « Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. »
« Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. »
Le concept d’écologie intégrale appelle à ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnement de l’autre. Renforcer l’accès des publics en situation précaire à des produits bio et locaux coule donc de source, pour résoudre la grande crise que nous vivons.
Associer aide alimentaire et producteurs bio locaux, est aussi une des recommandations exprimées dans le Mémorandum 2024 de la Concertation Aide Alimentaire[vi]. « De nouvelles expériences de collaboration entre des organisations d’aide alimentaire et des producteurs locaux ont été mises en place, souvent à la grande satisfaction des deux parties : les premiers pouvant offrir des produits de qualité aux bénéficiaires, et les seconds bénéficiant d’un prix juste et rémunérateur pour leur labeur. Ces expériences doivent être évaluées, soutenues et déployées partout où cela est possible ».
Production bio locale et alimentation des personnes fragilisées tendent donc à se rapprocher, deux mondes partageant des défis importants, et qui gagneraient à travailler ensemble pour le bien de tous. Mais reste la question épineuse du prix : chacun se demandera donc comment faire pour assurer à la fois un prix correct pour le producteur, et un prix accessible pour le plus grand nombre. Une équation insoluble ?
Résoudre l’équation des prix
Toute personne qui le souhaite devrait avoir accès à une alimentation bio et locale. L’équilibre à respecter est le suivant : le revenu du consommateur doit – au moins – correspondre au prix des aliments. On peut donc actionner deux leviers : le premier est d’augmenter le revenu via des mesures de lutte contre la pauvreté, et le second est de réduire le prix des aliments, mais sans, bien entendu, rogner sur les revenus des producteurs. Les rapports du Secours Catholique[vii] et de l’Insee[viii] en France attirent l’attention sur le fait qu’un producteur est, assez souvent, lui aussi, un consommateur en situation précaire qui a besoin de revenus pour s’alimenter.
Si 10 % des Français ont besoin de l’aide alimentaire pour se nourrir, plus de 20 % des agriculteurs ne vivent pas de leur métier et ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté.
Lutter contre la pauvreté
La solution la plus évidente aux questions d’accessibilité financière de l’alimentation est de lutter contre la pauvreté. Si chacun pouvait disposer d’un revenu suffisant pour couvrir ses besoins essentiels, la question ne se poserait pas. Aujourd’hui, les situations sont contrastées. Les travailleurs, salariés ou indépendants, disposent de revenus. Pour certains, ces rentrées sont trop faibles pour assurer les besoins de base. Les chômeurs et les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale reçoivent un coup de pouce qui est rarement suffisant pour couvrir l’ensemble des besoins. Et enfin, une frange de la population ne dispose d’aucun revenu, étant dépendante d’une autre personne ou étant à la rue. Notre société a évolué vers un système très inégalitaire, où de nombreux travailleurs se retrouvent sous pression, partent en « burn out » et rêvent d’un temps partiel, et où d’autres personnes ne trouvent pas d’emploi, partent en « bore out » et rêvent de se rendre utiles, de prendre leur place dans la société.
En Wallonie[ix], 64 % des personnes âgées de 20 à 64 ans disposent d’un emploi tandis que 5,5 % sont au chômage. Les autres 30,5 %, dits « inactifs », ne sont pas sur le marché de l’emploi (étudiants, homme ou femme au foyer, prépensionnés, etc.). En 2022, 26 % des salariés travaillaient à temps partiel et 5 % occupent un second emploi.
L’idée d’un revenu universel fait doucement son chemin, de même que celle d’une sécurité sociale alimentaire. Elles reposent sur le même principe : fournir aux citoyens un revenu de base suffisant pour couvrir les besoins essentiels. Plus précisément, la sécurité sociale alimentaire repose sur trois piliers. Le premier est relatif à l’universalité de la mesure : tous les citoyens seraient concernés. Le second est la mise en place d’une cotisation proportionnelle au revenu, constituant une caisse commune. Enfin, le troisième pilier, appelé « conventionnement démocratique », stipule que les aliments achetés avec ce pécule (en France, ils imaginent un montant de 150 euros par personne et par mois, soit environ la moitié du budget alimentaire moyen) doivent répondre à certaines conditions (normes environnementales, sociales…) définies démocratiquement.
La mise en place d’un revenu universel et d’une sécurité sociale alimentaire dépend d’orientations politiques. L’idée se propage, séduit de nombreuses personnes. Un lobby se met en place pour mobiliser les décideurs[x]. Cependant, rien ne peut avancer tant que les politiques ne sont pas convaincus et ne prennent pas de mesures. Aucune initiative citoyenne ne peut, en effet, effectuer des prélèvements sur les revenus.
Réduire le prix des aliments bio locaux
Si l’on dispose de peu de moyens pour augmenter les revenus des citoyens, il faut alors activer le second levier : réduire le prix des aliments bio locaux pour les rendre accessibles. Ne tombons cependant pas dans le piège : écraser les prix aux dépens du revenu des acteurs de la filière n’a aucun sens. Il faut alors avoir recours à des fonds publics ou privés pour rétablir l’équilibre. Ces fonds peuvent être utilisés de manière directe pour acheter des vivres ou de manière indirecte pour réduire les frais de la filière. Il peut s’agir de donner l’accès à des terres, à des bâtiments ou à des équipements et de réduire le coût de la main d’œuvre (bénévolat, emplois subsidiés, etc.).
De nombreuses aides sont possibles pour réduire le coût de l’alimentation : des subsides privés, comme des fondations ou des dons de particuliers, et des subsides publics. Outre la question de la pérennité de ces dispositifs, en lien avec la viabilité sur le long terme des initiatives, se pose la question de la concurrence avec les acteurs existants, et le risque de déforcer le maillage des initiatives de distribution. Plusieurs interpellations ont été recueillies dans le cadre du Réseau RADiS. Rappelons en effet que ce projet mené par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys vise à favoriser l’accessibilité du bio local pour le plus grand nombre en région dinantaise. La fondation finance une grande partie du travail des chargées de mission. Il est question de créer des lieux de vente, comme une épicerie mobile, en ayant recours à des fonds privés et publics, à du bénévolat ou à d’autres formes de travail subsidié.
Des craintes ont été exprimées lors d’un sondage. « Le gros problème, je trouve, est la concurrence qui se fait entre les producteurs, les épiceries et les réseaux qui fonctionnent avec des bénévoles. Les structures qui travaillent avec des bénévoles cassent le marché pour les épiceries qui, elles, doivent se payer et donc faire une marge. »
« Je trouve ça dommage que, pour un marché aussi petit mais qu’il est nécessaire de développer davantage face aux grosses industries, ce ne soit pas plus solidaire, plus équilibré. Tout le monde se tire dans les pattes et c’est à celui qui tiendra le plus longtemps debout au péril de sa propre rémunération ».
Cette concurrence est d’autant plus puissante quand les initiatives d’accessibilité alimentaire sont destinées au tout public, car la cible comprend inévitablement les clients des initiatives privées. Faut-il, dès lors, limiter ces soutiens à des initiatives réservées à des publics fragiles ? Dans son Memorandum 2024, la Concertation Aide Alimentaire revendique une évolution des mesures prises en faveur d’une alimentation de qualité pour tou.te.s vers une inconditionnalité, soit, l’accès à ces aides pour tous, sans critères distinctifs. La sélection des bénéficiaires s’est généralisée du fait que l’aide alimentaire est insuffisante en quantité et qu’il faut trouver un équilibre entre le nombre de personnes aidées et les quantités distribuées à ces personnes. Elle est cependant source de clivage social et renforce le sentiment d’assistanat. La sélection vient aussi de l’idée conçue que les problématiques sont individuelles – « C’est de ta faute si tu es dans cette situation » – et que l’on ne considère pas le défi comme collectif et solidaire. Cela renforce la concurrence entre les personnes. Justifier ses besoins est parfois rabaissant et revient souvent à « se déshabiller », ce qui est contraire à la dignité et au respect des personnes.
Soutenir via les collectivités
Une solution, pour ne pas en revenir à la conditionnalité de cet accès, est de destiner les soutiens à un approvisionnement des collectivités, comme les écoles, les maisons de repos, les hôpitaux, etc., ce qui revient à poser la question du rôle des collectivités dans ces questions essentielles.
Les leviers actionnables au niveau des acteurs publics sont nombreux. Les communes peuvent renforcer l’accès à la terre en mettant à disposition des parcelles dédiées à alimenter les cantines. Certaines communes françaises vont plus loin en créant des régies agricoles gérées par des employés, le plus souvent en alliant production et réinsertion socio-professionnelle. La transformation des produits peut être réalisée dans des cuisines de collectivité communales alimentant les différentes cantines publiques ou les services de distribution de repas liés aux CPAS. Le secteur de la restauration recherche des talents. Pourquoi ne pas donner goût à ces métiers aux personnes fragilisées qui pourraient en faire, par la suite, leur métier ? Les possibilités sont nombreuses et vertueuses, tant au niveau écologique que social.
Objet et structure de l’étude
Nature & Progrès est une association de producteurs et de consommateurs convaincus de la nécessité de développer un système alimentaire vertueux pour la santé, pour l’environnement et pour la société. En réaction au développement d’un modèle agro-industriel intensif et polluant, l’association mûrit et défend, depuis de nombreuses années, un idéal coconstruit par les producteurs et les mangeurs, et concrétisé par une septantaine d’agriculteurs et d’artisans porteurs de la mention Nature & Progrès.
Cette alimentation, encore réputée trop chère, pose la question de son accessibilité financière pour le plus grand nombre. Une question souvent considérée comme le point faible du bio-local prôné par Nature & Progrès.
La présente étude s’intéresse à l’accessibilité des produits bio locaux par le prisme de l’alimentation collective, en évaluant les possibilités de transition de ce secteur. Nous sommes tous concernés par l’alimentation dans les crèches, les écoles, les maisons de soins et de repos, et dans certaines entreprises. Nous défendons, par cette idée, le droit de chacun et de chacune à une alimentation de qualité, un besoin essentiel, tant du point de vue de la santé que du respect des personnes.
Nous commencerons par faire connaissance avec le secteur particulier de la restauration hors-domicile, d’en comprendre les dynamiques et le fonctionnement (Chapitre 1). Ensuite, nous nous poserons la question de la crédibilité de notre idéal, celui de fournir l’ensemble de l’alimentation collective avec des produits bio et locaux. Le secteur bio est-il capable, est-il prêt ? (Chapitre 2). Nous identifierons ensuite, à travers de nombreux témoignages d’acteurs (repris dans les références), les différents freins à la transition des cantines vers une alimentation bio et locale (Chapitre 3) avant de nous pencher sur des leviers d’action (Chapitre 4) et d’émettre notre proposition (Conclusion).
Chapitre 1 : Nos cantines ont besoin d’une transition
Crèches, écoles, maisons de repos, cantines d’entreprise… La restauration collective est partout autour de nous. Du foyer à la cuisine collective, puis à la prise en charge par des sociétés de catering, elle s’est transformée parallèlement à notre société. Les promesses de ce secteur quant à la qualité des repas et à leur accessibilité ne sont pas tenues, et le système semble au bord de la rupture. La nécessité d’une transition vers le bio local est une évidence !
Faisons connaissance avec le secteur des cantines. Dans cet article, un coup d’œil dans l’Histoire nous permettra de comprendre les mutations du secteur. Les quelques chiffres du secteur wallon seront complétés par des statistiques disponibles en France. Enfin, un cas concret permettra d’illustrer le propos : celui de la région dinantaise, territoire d’action du Réseau RADiS. Une étude réalisée par le Bureau Economique de la Province de Namur (BEP) expose la situation des cantines scolaires de cinq communes de la région dinantaise (Dinant, Yvoir, Onhaye, Hastière et Houyet). Les résultats interpellent et appuient la nécessité d’une transition.
L’alimentation collective ? C’est quoi au juste ?
La restauration collective est une branche de la restauration hors foyer. Elle se distingue de l’Horeca par le fait que le consommateur ne paie pas le prix réel du repas. Ce dernier est au moins partiellement pris en charge par la structure porteuse, qui peut être scolaire (écoles, universités), sociale ou de santé (maisons de soins, maisons de repos, CPAS, prisons…) ou liée au travail (cantine d’entreprise ou d’administration).
On estime à 7.000 le nombre de cantines présentes en Wallonie et à Bruxelles[xi]. Elles couvrent, en Wallonie, 200.000 repas chauds par jour[xii].
La restauration collective s’est fortement développée depuis l’après-guerre. Anciennement, les repas étaient pris à la maison. L’évolution de la société vers la mise au travail des femmes, l’augmentation de la distance entre le lieu de travail ou de scolarité et le domicile et la diminution du temps consacré au repas de midi favorisèrent le système « de la gamelle et de la cantine » : les travailleurs et les écoliers emportaient leur repas pour le manger dans un local mis à disposition par l’employeur ou par l’école. Une évolution vers un service de soupes puis de repas chauds eut lieu, en particulier dans le milieu scolaire. A l’époque où l’école n’était pas encore obligatoire, les cantines stimulaient les parents à scolariser leurs enfants et étaient vues comme un moyen de lutter contre la précarité alimentaire des enfants issus de familles pauvres. L’instauration de la cantine bouleversa des habitudes millénaires. Claude Fischler[xiv] écrit en 1996 : « Alors que, tout au long de l’évolution historique, on a assimilé la maison au foyer, c’est-à-dire à la cuisine, l’alimentation s’identifie de moins en moins nécessairement à l’univers domestique ».
De la cuisine à la société de catering
Les repas ont, dans un premier temps, été réalisés dans des cuisines mises en place dans les établissements. Mais face aux coûts et à la lourdeur de la préparation des repas, des collectivités ont décidé d’avoir recours à des prestataires externes, les sociétés de catering. En France, ce service est apparu en 1934[xv], avec succès : le nombre de repas fournis par ces sociétés a été multiplié par 4,5 entre 1973 et 1990[xvi]. Aujourd’hui, si aucune statistique précise n’est disponible en Wallonie, le secteur[xvii] estime que la moitié des cantines sont « autogérées », et que l’autre moitié passe par des prestataires externes. En France, 40 % des repas servis proviennent de sociétés de catering. Cette moyenne cache cependant des disparités en fonction des secteurs. Toujours en France, ce chiffre s’élève à 70 % si on ne considère que les écoles du niveau fondamental (maternelle et primaire)[xviii].
En région dinantaise, l’étude du BEP révèle que quasiment toutes les écoles ont externalisé la production de leurs repas.
De la ragougnasse aux plats aseptisés
La qualité des repas proposés à la cantine a eu – et a souvent toujours – mauvaise réputation. Lors de l’Ancien Régime, des soupes légères, des légumes cuits à l’eau et des fromages desséchés étaient servis dans les hospices aux personnes en situation précaire. Plus tard, les cantines étaient synonymes de repas monotones, souvent lourds et indigestes, avec l’obligation, bien entendu, de « manger toute son assiette », qui a terrorisé plus d’un enfant. De la ragougnasse, on est passé aux plats aseptisés garants d’une meilleure sécurité alimentaire. Pierre Perret[xix] nous le raconte en chanson.
Je comprends pas maman que ça t’affole
Ça qu’on mange à la cantine de l’école
Ils l’ont bien précisé tout est pulvérisé
Traité piqué aseptisé ça peut pas nous peser
Crois-moi qu’avec toutes ces vitamines
Le chlorate et la pénicilline
Qu’y a dans les épinoches
Et les chipolatas
Y a pas un astibloche
Qui viendrait y faire sa casbah
Un manque de qualité perceptible
D’après une étude de la Fédération Wallonie Bruxelles menée en 2006[xx], un enfant sur trois, à peine, a recours au service de repas chaud dans les écoles primaires. En région dinantaise, à peine 10 à 15 % des élèves des écoles maternelles et primaires prennent des repas chauds à l’école. Les élus communaux témoignent de la mauvaise qualité des repas proposés par différentes sociétés de catering : « Des soupes trop liquides, des repas fades, trop salés, peu appétissants… ». Les plaintes ne tarissent pas, mais les écoles ne sont pas en position de négocier vu le faible volume de la commande. En réalité, elles peinent à trouver des opérateurs : peu d’offres sont récoltées lors des appels lancés dans le cadre de leurs marchés publics (procédure utilisée par les acteurs publics en vue de désigner leurs fournisseurs).
A quel prix ?
Le projet Réalisab, en France, a évalué les composantes et le prix réel d’un repas de collectivité[xxi]. Les ingrédients comptent pour un quart des frais, le personnel dédié (fabrication et distribution des repas, encadrement des élèves, gestion…) pour la moitié, suivent ensuite le fonctionnement et les investissements. Un repas pris en collectivité revient en moyenne à 8,20 euros, mais seule une partie des frais est prise en charge par le consommateur. Qui finance le reste, et combien ?
Source des chiffres : Réalisab
En gestion concédée, la plupart du temps, les communes proposent le repas au même prix que celui facturé par la société de catering, mais elles financent le personnel nécessaire à la gestion et à la distribution. Une partie du prix réel est donc pris en charge par les pouvoirs publics. C’est le cas des écoles de la région dinantaise, d’après l’étude du BEP : le prix des repas varie de 3,55 à 4,75 euros (maternelle et primaire, incluant potage, repas et parfois dessert) et est le plus souvent facturé au prix de la société de catering par les communes aux parents d’élèves.
Pour les collectivités équipées de leurs propres cuisines, des financements publics interviennent dans les frais de fonctionnement (salaires des ouvriers, frais d’énergie…) et de bâtiment. Les subsides étant le plus souvent insuffisants pour couvrir les frais, les écoles ont recours à d’autres sources de financement publiques ou privées.
Malgré le fait que l’enseignement soit, dans notre pays, parmi les mieux financés d’Europe, la tendance est à la rationalisation des coûts afin de maintenir un équilibre financier acceptable et de garantir la gratuité de l’enseignement pour tous. La pression sur les prix est donc bien réelle.
Le droit de chaise, révélateur des pressions financières
De nombreuses écoles appliquent un « droit de chaise » – appelé aussi « taxe tartine » imposant aux parents d’élèves de participer financièrement aux frais relatifs au temps de midi. La Ligue des Familles[xxii] a évalué que 4 écoles du niveau fondamental sur 10 réclament le droit de chaise, et que la facture s’élève mensuellement, en moyenne, à 17 euros en maternelle et 20 euros en primaire. Ce droit de chaise ne peut être réclamé que lorsque les coûts de surveillance du temps de midi dépassent les subsides prévus par la Fédération Wallonie-Bruxelles. La demande de nombreux acteurs est d’évoluer vers une prise en compte du temps de midi comme activité scolaire, permettant une prise en charge complète par la Fédération Wallonie Bruxelles.
Promesse tenue ?
Un enfant sur cinq arrive à l’école le ventre vide. Une famille belge sur quatre rencontre des difficultés à nourrir ses enfants.
L’ampleur de la pauvreté est alarmante autant que silencieuse, et demande des mesures urgentes et structurelles. La restauration collective publique, basée sur un système de solidarité, est présentée comme un levier pour renforcer l’accessibilité du plus grand nombre à une alimentation saine. En effet, une participation financière permet aux bénéficiaires de ne payer qu’une partie des frais liés à la conception et à la distribution du repas. L’évolution du secteur lui permet-elle d’encore tenir ses promesses ?
Oui, aujourd’hui, on peut dire que les cantines scolaires permettent à des enfants issus de familles pauvres de consommer, pour une somme raisonnable, un repas complet par jour, quatre fois par semaine, et ce n’est pas négligeable. Manger, c’est bien. Mais une alimentation de qualité, c’est mieux ! Comme dans le cas de l’aide alimentaire, la tension générée par la limitation des aides publiques amène à distribuer aux enfants des produits industriels à bas coût, provenant des quatre coins du monde et préparés, de plus en plus souvent, dans des cuisines-usines.
De nombreux acteurs soulignent la mauvaise qualité des aliments. Nous ne parlons pas ici de la qualité bactériologique, qui grâce à l’AFSCA, est bien surveillée. En ce qui concerne la qualité nutritive, si les cuisines doivent respecter des équilibres nutritionnels, de nombreux autres paramètres tels que les teneurs en pesticides, par exemple, ne sont pas prises en compte. Sinon, tous les repas seraient bio ! La qualité gustative pose elle aussi problème. Or, un aliment non consommé n’a aucune valeur ! Ce phénomène accroit le gaspillage alimentaire et provoque un détournement du mangeur, quand il en a la possibilité.
Face à la chute vertigineuse des commandes de repas chauds, les écoles sont en recherche de solutions. Si certaines écoles envisagent douloureusement un arrêt de ce service solidaire (elles étaient déjà 18 % en 2006 d’après une enquête de la FWB), d’autres souhaitent reprendre en mains la confection des repas. Ici aussi, l’étude du BEP est révélatrice : les cinq communes interrogées s’intéressent à la possibilité de reprendre en mains la préparation des repas, en vue de les rendre plus qualitatifs et plus attractifs pour les enfants.
Une transition indispensable !
Le secteur de l’alimentation collective meurt à petit feu et doit se réinventer. Une transition vers une alimentation de qualité, bio, locale, goûteuse, porteuse de sens, n’est-elle pas une solution pour redonner vie aux cantines ? Oui, c’est une évidence ! Mais les producteurs bio sont-ils à la hauteur de la demande potentielle ? Les filières sont-elles assez solides et développées pour fournir les collectivités, soit un potentiel de 200.000 repas par jour en Wallonie ?
Chapitre 2 : Notre secteur bio est-il à la hauteur ?
En Wallonie, 200.000 repas sont servis, chaque jour, dans les cantines. Passer la restauration collective en bio local représente un fameux défi ! Si la production bio semble suffisante, la transformation et la distribution sont étudiées à la loupe par le secteur. Se posent des questions de localisation, de rentabilité mais aussi d’échelle, et donc du modèle alimentaire que nous souhaitons.
L’idée bouillonne dans les villes et dans les campagnes : révolutionner l’alimentation des cantines par une transition complète vers une alimentation de qualité, respectueuse de notre santé et de celle de la Terre. Certains diront une alimentation « durable ». Chez Nature & Progrès, nous parlerons d’alimentation « bio et locale », à laquelle nous pourrions encore ajouter quantité d’adjectifs pour exprimer nos idéaux : artisanale, équitable, en circuit court, etc.
Le laboratoire Sytra de l’Université Catholique de Louvain[xxiii] a estimé les quantités de produits agricoles nécessaires pour alimenter les collectivités wallonnes : 1.500 tonnes de froment, 11.000 tonnes de pommes de terre, 7.600 tonnes de pommes et de poires, 4.700 tonnes de petits pois, carottes et haricots verts, 1,5 millions de litres de lait, 9 millions d’œufs, etc. Pour mener à bien la transition, il y a du pain sur la planche pour nos agriculteurs bio ! Sont-ils à la hauteur ?
Les producteurs sont prêts !
Produisons-nous assez de produits bio locaux pour fournir les cantines ? A l’échelle régionale, d’après les projections du laboratoire Sytra, le développement du secteur bio semble suffisant pour la majorité des produits à l’exception de certains légumes. Stéphanie Goffin, coordinatrice du pôle « Alimentation durable » de Biowallonie – l’asbl d’encadrement du secteur bio en Wallonie -, nous rassure : depuis cette étude réalisée en 2019, la production de légumes en grandes cultures a augmenté.
D’autres échelles, plus petites, peuvent être considérées.
L’« hyperlocal », au niveau d’une province voire d’une commune, permet de resserrer les liens avec les producteurs, de favoriser le circuit court et la solidarité, et facilite la logistique. Mais peut-on, à une échelle aussi petite, produire les quantités et la diversité nécessaires aux repas des collectivités, et assurer la régularité d’approvisionnement ?
Etant donné que chaque région agricole possède ses spécificités de productions, liées notamment aux types de sols et de climats, il semble difficile de se reposer entièrement sur cette échelle. On assiste cependant à une multiplication des initiatives qui stimulent la production locale. En France, en prenant comme modèle la commune de Mouans-Sartoux, de nombreuses communes initient des régies agricoles pour nourrir leurs collectivités.
Si la production bio wallonne semble suffisante pour alimenter les collectivités du territoire, l’étude du laboratoire Sytra suggère que c’est au niveau des maillons suivants, la transformation et la logistique, que le secteur doit placer ses efforts.
Régies agricoles : l’exemple inspirant de Mouans Sartoux[xxiv]
Mouans-Sartoux est une petite commune – 10.000 habitants – du département des Alpes Maritimes. C’est la crise de la vache folle, à la fin des années 1990, qui a fait prendre conscience aux élus d’une nécessité de manger autrement. La commune se met à la recherche de produits bio locaux pour alimenter ses cantines scolaires – 1.100 repas par jour -, avec peu de succès. En 2005, elle fait jouer son droit de préemption pour sauver un domaine agricole de quatre hectares des convoitises de promoteurs immobiliers. Après avoir fait réaliser une étude de faisabilité, la régie agricole est lancée en 2010 avec l’engagement d’une agricultrice. La production de légumes démarre, grandit, se diversifie, s’adapte au calendrier scolaire via l’installation de tunnels de culture puis l’investissement dans un surgélateur. La régie produit 85 % des légumes utilisés par les cantines, tandis que les petits producteurs locaux sont favorisés, autant que possible, pour fournir les autres produits. Le 100 % bio est atteint depuis 2012.
Et le prix ? Il a descendu ! Les collectivités ont réduit de 80 % le gaspillage alimentaire en 5 ans et elles proposent un repas végétal par semaine. La régie agricole représente un coût pour la commune, davantage que l’achat de légumes bio à l’extérieur. Cependant, il s’agit d’une volonté et d’un choix politique, car outre la production alimentaire, la régie présente une plus-value sociale. Elle est investie par les enfants et participe au projet pédagogique, elle crée de l’emploi et elle permet de s’extraire d’une dépendance alimentaire. Les surplus sont valorisés à l’épicerie sociale pour favoriser l’accessibilité du bio aux ménages les plus modestes.
Cet exemple a inspiré de nombreux autres projets : on compte aujourd’hui une vingtaine de régies agricoles en France, sur 0,4 à 12,5 hectares, alimentant chacune 50 à 1.500 convives[xxv]. Ces initiatives démontrent que les pouvoirs publics ont leur carte à jouer pour favoriser le bio local dans les collectivités. Et pourquoi ne pas en profiter pour favoriser la réinsertion socio-professionnelle, comme aux Jardins de la Hulle du CPAS de Profondeville ?
Développer la transformation
Les produits commandés par les cuisines sont, en partie, pré-transformés. Dans le cas des légumes, les produits frais (dits « de 1ière gamme ») représentent moins de la moitié des commandes, les acteurs privilégiant les légumes prédécoupés, soit surgelés (3ième gamme), soit sous atmosphère contrôlée (4ième gamme). Il n’est donc pas tout de produire des carottes ou des pommes de terre, encore faut-il les transformer ! C’est ici que le bât blesse : d’après Sytra, la Wallonie manquerait de légumeries pouvant assurer ce service. Des moyens financiers importants ont donc été mis en œuvre en Wallonie pour créer ces outils de transformation.
Quand les légumes font leurs gammes…
La 1ière gamme correspond aux légumes frais et commercialisés en l’état ;
La 2ième gamme correspond aux légumes en conserves ;
La 3ième gamme correspond aux légumes surgelés ;
La 4ième gamme correspond aux légumes épluchés et lavés, crus et conservés sous atmosphère contrôlée.
Enfin, la 5ième gamme correspond aux légumes épluchés, cuits et emballés sous vide (en sachets plastiques)
Source : Manger Demain
Et pourtant, la légumerie d’ADMbio, coopérative de producteurs de la région liégeoise, a fermé ses portes il y a quelques années. Elle transformait des produits bio locaux en potage collation livré aux écoles de la région. Celle installée dans les bâtiments de la Fabrique circuits courts à Namur a été longtemps sous-utilisée, et c’est encore le cas de l’outil disponible dans le hall-relais Agrinew de Marche-en-Famenne. Comment expliquer ce manque de succès ? Plusieurs légumeries sont en cours de création grâce aux subsides délivrés dans les appels à projet de relocalisation de l’alimentation en Wallonie. Vont-elles suivre le même chemin ?
Afin de mieux comprendre la situation de ce secteur et d’accompagner les porteurs de projet, la Cellule Manger Demain coordonne depuis plusieurs années un groupe de travail sur les légumeries. Leur analyse[xxvi] publiée en 2022 est révélatrice. D’une part, une enquête réalisée auprès des collectivités montre que peu se soucient de la provenance des légumes achetés ou de leur caractère biologique. Serait-ce un critère trop secondaire, ou un manque de traçabilité dans l’offre des grossistes ? D’autre part, un comparatif des prix de légumes à destination de la restauration collective est éloquent. Les légumes surgelés revendus par le grossiste Solucious sont souvent bien moins chers que les produits frais bio proposés par Interbio et que les produits de quatrième gamme non bio proposés par Végépack. De nombreuses cantines se fournissent donc au moins cher, de légumes surgelés disponibles toute l’année et nécessitant moins de travail en cuisine.
Source : Manger Demain
Un seul acteur produit des légumes bio surgelés en Wallonie. D’après la Cellule Manger Demain, « La surgélation est une technique lourde, onéreuse et complexe impliquant une logistique adéquate dont le coût global constitue davantage un obstacle qu’une solution pour les acteurs de terrain. Plus qu’économique ou technique, la difficulté est aussi environnementale. Par contre, il y a moins de gaspillage alimentaire et une conservation qui passe de sept jours à trois mois. Faut-il donc favoriser la circulation sur le marché des collectivités de produits locaux surgelés ? Les vertus nutritionnelles de ce mode de conservation font également débat. »
La situation n’est donc pas si simple : créer des légumeries afin de fournir aux collectivités les gammes de légumes qu’elles recherchent pose de nombreuses questions liées à la rentabilité, à la localisation et à l’échelle. Ce constat est rejoint par une seconde étude réalisée par le laboratoire Sytra[xxvii] :
« Avec l’émergence et le potentiel foisonnement de ces initiatives, se pose la question de leur nombre et taille optimales, leur répartition géographique, leur rentabilité économique, etc. »
D’après Ho Chul Chantraine, co-auteur de l’analyse de la cellule Manger Demain, les outils de transformation se développeront une fois que le débouché sera présent et stable, assurant leur rentabilité. Plutôt que de financer des légumeries qui ne sont pas utilisées, il suggère que l’argent public soit investi dans des aides structurelles à l’achat de produits bio locaux par les collectivités, à l’instar du « coup de pouce dans l’assiette[xxviii] » – finançant à hauteur de 70 % les achats de produits alimentaires bio locaux par les cantines.
Développer la logistique
Les contacts directs entre collectivités et producteurs sont rares, car multiplier les fournisseurs demande davantage de travail. En France, 80 % des achats de la restauration collective passent par des grossistes[xxix]. Le laboratoire Sytra, qui a mené une enquête auprès des acteurs wallons, rejoint ce constat. Or, l’offre des grossistes en produits bio est faible, et la gamme bio locale, quasiment inexistante. L’origine de la plupart des produits bio proposés par les grossistes n’est pas spécifiée.
Les initiatives se développent néanmoins. Des acteurs livrant habituellement les magasins bio ont diversifié leurs activités pour atteindre de nouveaux acteurs. C’est le cas d’Interbio, un outil professionnel de commercialisation actif depuis une quinzaine d’années. Cette entreprise privée travaille avec une dizaine de producteurs bio locaux, surtout des maraichers en grandes cultures, et complète la gamme avec des produits issus d’autres régions. André Lefevre, fondateur et gestionnaire de l’entreprise, est intéressé de travailler avec les collectivités. Cependant, les commandes sont irrégulières et concernent souvent de petites quantités de produits. Pour des raisons de rentabilité, le distributeur ne fournit que les clients réguliers qui commandent pour un minimum de 450 euros. Etant donné que la flotte de camions de 15 à 50 tonnes, investie pour fournir des magasins, est peu adaptée pour se faufiler dans les villes, Interbio collabore avec Restofrais pour les livraisons dans Bruxelles. Depuis quelques années, la coopérative Paysans-Artisans s’est également lancée dans une activité de « petit grossiste » de produits locaux à destination des magasins et des collectivités.
Pour fournir des collectivités, il est donc important que le secteur puisse se structurer en réseau, favorisant les collaborations entre producteurs. Ce partenariat présente de nombreux avantages : mutualiser l’offre, en diversité, volumes et régularité, et se donner les moyens, collectivement, d’une expertise logistique, commerciale et de gestion des commandes. Afin de répondre aux enjeux logistiques, les collectivités pourraient, elles aussi, s’associer pour atteindre les volumes nécessaires à la rentabilité de la filière. Ceci leur permettrait par ailleurs de lancer des marchés en commun, sur base de valeurs et de critères partagés.
Nos politiques sont-ils prêts ?
Le secteur bio est-il prêt à fournir la restauration collective ? Feu vert chez les producteurs, qui attendent cette opportunité avec impatience pour écouler leurs produits. Le développement d’outils de transformation piétine devant le manque de demande, essentiellement en raison des tarifs imbattables des grossistes classiques industriels. Les acteurs logistiques sont présents, mais éprouvent des difficultés face à la demande irrégulière de petites quantités.
D’après les acteurs interrogés, le secteur bio est prêt à fournir les cantines. Stéphanie Goffin ajoute : « Lorsque la Wallonie a lancé le « coup de pouce dans l’assiette », un véritable boum de la demande a eu lieu.Le secteur bio a parfaitement su y répondre, grâce aux producteurs, transformateurs et distributeurs déjà actifs ». Pour conforter ces acteurs, il est donc nécessaire d’activer et de pérenniser la demande de la restauration collective en produits bio locaux. Ho Chul Chantraine plaide pour un soutien structurel :
« Il faut du courage politique, car il s’agit d’une question de santé publique. Il faut mettre l’argent dans les assiettes. »
Stéphanie Goffin s’interroge : le frein est-il uniquement financier et technique, ou ne serait-il pas aussi humain ? Ces questions ne sont-elles pas une bonne excuse pour ne pas changer ses habitudes ? La chargée de mission prône une nécessaire revalorisation du métier de cuisinier dans la restautation collective.
Chapitre 3 : Une diversité de freins
L’alimentation durable a le vent en poupe, mais est-elle forcément bio ? Force est de constater que la certification ne fait pas toujours partie des critères de choix des collectivités et de leurs prestataires, et que ces dernières années, le frein financier revient au-devant de la scène. Le changement des pratiques en cuisine est difficile, tout comme les contraintes administratives liées aux marchés publics. Explorons l’une après l’autre ces différentes entraves à la transition des cantines vers une alimentation bio et locale.
Un manque d’intérêt des grands acteurs
Les sociétés de catering sont des entreprises proposant un service de préparation des repas, soit au sein de leur cuisine centrale, soit dans les infrastructures du client via la mise à disposition de personnel. Le segment des sociétés de catering est aujourd’hui dominé par quatre grandes entreprises européennes : Compass Group, Sodexo, Elior et Api Restauration. En France, elles se partagent 82 % du chiffre d’affaires du secteur, laissant 13 % aux acteurs nationaux et régionaux et 5 % à des acteurs locaux[xxx]. Ces grands groupes brassent des volumes importants. Leur approvisionnement via une centrale d’achats repose sur quelques grossistes. Les trois distributeurs généralistes principaux pour les cuisines de collectivités, identifiés lors de l’enquête du laboratoire Sytra (Université Catholique de Louvain) auprès des acteurs du secteur sont BidFood, Java et Solicious. Les distributeurs s’approvisionnent eux-mêmes chez d’autres distributeurs, chez les transformateurs, via des grossistes (ou coopératives de producteurs) ou directement chez les producteurs.
D’après Biowallonie, la Belgique compte sept sociétés de catering certifiées bio, ce qui signifie qu’une partie des ingrédients qu’elles utilisent sont bio. On y retrouve trois des grandes entreprises européennes, Compass Group, Sodexo et Api Restauration, ainsi que des entreprises plus locales : DuoCatering, Les Cuisines Bruxelloises et TCO Services.
Parmi ces acteurs, seuls les deux derniers semblent réellement tournés vers les produits bio et locaux. Les autres sociétés n’indiquent pas le bio dans leurs objectifs de développement.
D’après leurs certificats bio disponibles sur biocerti.be, ils ne préparent que quelques ingrédients bio, le plus souvent des produits secs non locaux (riz, pâtes, boulgour, quinoa, haricot rouge, pois chiche…) ou des fruits exotiques (banane, kiwi, pamplemousse…).
La Directive (UE)2022/2464[xxxi] oblige les grandes entreprises européennes à publier des informations en matière de durabilité. Le rapport de responsabilité sociale et environnementale doit préciser, en ce qui concerne les critères environnementaux (art.29ter) : l’atténuation (réduction de l’émission de gaz à effet de serre) et l’adaptation aux changements climatiques, les ressources aquatiques et marines sollicitées, l’utilisation des ressources et l’économie circulaire, la pollution engendrée et les atteintes à la biodiversité et aux écosystèmes. A peu de choses près, ces chapitres sont repris dans les rapports, avec peu de références à l’agriculture biologique, incarnant pourtant une réponse à plusieurs de ces enjeux.
Valentine Boone, responsable durabilité au sein de Sodexo (leader belge de la restauration collective), explique que si le bio n’est pas la valeur première mise en avant par l’entreprise, c’est parce que les produits bio sont peu demandés par leurs clients. Sodexo intervient en effet dans environ cinq cents cuisines en Belgique, dont la moitié en Flandre. Le Nord du pays semble moins intéressé par les productions certifiées bio et durables. La majorité des clients sont des entreprises et des maisons de repos et de soins. Le public scolaire, plus souvent demandeur de produits durables, ne représente que 5 % de leur chiffre d’affaires. Davantage d’efforts sont mis dans la provenance des ingrédients : 60 % sont d’origine belge.
Une alimentation durable est donc plus facilement associée à : plus locale, plus végétale, respectant le bien-être animal, peu émettrice de gaz à effet de serre… mais pas forcément au bio !
Place des produits bio dans les sociétés de catering certifiées en Belgique.
La liste des produits bio est issue du certificat bio de l’entreprise disponible sur le site biocerti.be.
· Sodexo
Selon leur « rapport de responsabilité d’entreprise 2023 », 18 cuisines sont certifiées bio sur site. Il n’y a pas de chiffres sur les approvisionnements biologiques.
· Compass group
D’après leur site internet, ils servent 180.000 repas par jour sur 260 sites en Belgique. Leur rapport de durabilité 2023 ne fait aucune allusion à des objectifs bio.
Boulgour, chapelure, couscous, farines, fonio, lasagne, lentille verte et rouge, pâtes, (protéines de) soja, quinoa, riz, sucre de canne, polenta, millet, farine de pois chiche, tofu, seitan, tempeh, son d’avoine, blé vert, épeautre.
· Api restauration
Ils préparent 12.500 repas par jour en Belgique. Selon la « déclaration de performance extra-financière » du groupe, pour l’année scolaire 2022-2023, les approvisionnements comprennent 7 % de produits bio et 7 % de produits en circuit relativement court (« ancrage territorial »).
Quinoa, boulgour, haricot rouge, pois chiche, lentille, maïs surgelé, steaks hachés, yaourt, banane, carotte, patate douce, persil tubéreux, panais, kiwi – poivron vert surgelé, tofu, pâtes, chipolata volaille, petit beurre.
· Aramark
D’après leur site internet, ils servent plus de 65.000 repas par jour. Pas d’allusion à des produits bio.
Peu de données sont disponibles sur l’entreprise. D’après une interview accordée à Biowallonie, ils servent plusieurs milliers de repas par jour à une cinquantaine d’entreprises belges.
L’entreprise fournit 20.000 repas par jour. D’après le représentant de l’entreprise, 35 % des approvisionnements sont certifiés bio. Les ingrédients sont très variés.
L’entreprise fournit quelques 23.000 repas par jour. Lors d’une conférence à un colloque organisé par Biowallonie, une représentante a fourni quelques chiffres sur l’approvisionnement du service. 50 % des produits sont bio, et les potages livrés sont 100 % bio.
Banane, boulgour, clémentine, haricot blanc et rouge, huile d’olive, kiwi, lentille corail, verte et blonde, mandarine, millet, œufs frais, orange, orge, pâtes, poire, pois chiche, pomme, quinoa, semoule, tomates pelées en boite, vermicelles, concentré de tomate, omelettes, boulettes de volaille, lait, burger de bœuf, carotte, potage, yaourt, chocolat.
Le prix
Lors d’une table-ronde organisée par Nature & Progrès au Salon Valériane, une participante s’exprime :
« Je pense que s’il n’y a pas de demande de produits bio de la part des parents dans les écoles, c’est parce que les parents ont peur du coût. »
Le consommateur est en effet habitué aux différences de prix entre bio et conventionnel en grandes surfaces, ce qui est rebutant. Or, une telle différence ne s’applique pas sur le repas pris en cantine, car le passage en bio ne concerne que les quelques pourcents du prix du repas relatifs aux ingrédients transformés. Les autres frais (personnel, infrastructure…) ne sont que peu changés. Ne vaudrait-il pas mieux communiquer sur les prix potentiels de repas bio locaux pris en cantine, afin que le consommateur en prenne acte et puisse évaluer si le surcoût est trop important pour lui ?
Le prix semble le principal frein d’après les acteurs interrogés.
« Un repas scolaire est vendu quatre euros. Ça reste compliqué » témoigne Céline Ernst, représentante de TCO Services.
Lorsqu’ils remettent une offre, les prestataires n’osent pas prendre le risque de proposer des ingrédients trop chers, de peur d’être recalés en raison du prix.
La disponibilité des produits
La disponibilité des produits pose également question.
Céline Grégoire, diététicienne à la maison de repos Notre Dame de Huy, témoigne des difficultés rencontrées pour trouver un fournisseur de pain dans un rayon de quelques kilomètres. Le boulanger doit avoir la capacité de fournir du pain pour environ 200 personnes par jour, en assurant une livraison assez tôt pour le servir au petit déjeuner. Il y eut beaucoup de refus à leurs sollicitations.
Pour les plus gros acteurs, comme Sodexo, toutes les commandes pour la Belgique sont réalisées via une plateforme d’achats. Les volumes demandés sont donc conséquents, et ce sont des grossistes comme BidFood qui répondent à la demande. Valentine Boone témoigne cependant d’évolutions au sein de leur clientèle.
« On recommande aux cuisines de passer par le catalogue (issu de la plateforme d’achats) pour la majorité des achats, mais pour l’hyperlocal, on conseille de passer par des plateformes de distribution, des petites coopératives, des associations de producteurs. L’avantage c’est que quand on commande dix brocolis, ce n’est peut-être pas le producteur A mais le producteur B de la coopérative qui les fournira. Il faut être sûr d’être approvisionné, et ce, malgré les aléas de la production. C’est la solution qu’on a trouvée, et petit à petit, on a de plus en plus de sites qui rentrent dans ce système ».
Dans de nombreuses collectivités, les menus sont établis un mois à l’avance, ce qui empêche d’être réactif et de se coller aux réalités des maraichers.
Les marchés publics
Les collectivités publiques sont soumises à l’obligation de passer par des marchés publics pour désigner leurs fournisseurs de matières premières ou de plats préparés. Tous les acteurs de la restauration collective s’accordent à pointer les modalités de ces marchés comme un frein majeur à une collaboration entre acteurs bio locaux et cantines.
Les marchés publics reposent sur quatre grands principes. La non-discrimination prévoit l’égalité de traitement de tous les opérateurs économiques, qui doivent donc disposer des mêmes informations et dont l’offre sera analysée de manière objective. La transparence assure l’absence de favoritisme. La mise en concurrence permet au pouvoir adjudicateur de contracter aux conditions les plus favorables du marché, dans l’intérêt public. Un nombre suffisant de fournisseurs et prestataires doit donc être consulté. Enfin, le principe de proportionnalité assure que les critères de sélection, d’attribution et les spécifications techniques doivent toujours être liées et proportionnées à l’objet du marché. Dans tous les cas, le cahier des charges du marché ne peut faire allusion à un critère géographique, considéré non-conforme au principe de non-discrimination.
Les marchés publics représentent un obstacle de taille, tant pour les pouvoirs publics que pour les producteurs et transformateurs souhaitant y répondre : lourdeur administrative, difficultés de compréhension du langage juridique, difficultés à remplir tous les critères, etc. José Orrico, représentant des Cuisines bruxelloises, témoigne : « Lorsqu’on lance une procédure de marché, elle est extrêmement complexe. Souvent, on n’a pas de réponse de coopératives ni de producteurs.La collectivité est un levier important pour pouvoir accéder à un changement dans l’alimentation des enfants et des personnes âgées. »
« On aimerait avoir une liberté un peu plus grande sur une part du marché où cette loi serait allégée. Quand on s’adresse à des structures qui ont un visage plus humain, on doit tenir compte d’autres critères que le financier, qui sont aujourd’hui difficiles à intégrer ».
« Il faut des changements au niveau législatif. C’est un parcours du combattant » complète Davide Arcadipane, de l’intercommunale ISOSL.
Les coopératives de producteurs et plateformes de distribution partagent également leurs difficultés. « Les marchés publics incluent souvent des fruits et légumes exotiques, ce qui nous empêche d’y répondre car nous travaillons uniquement avec des produits locaux » interpelle Camille Delvaux, représentante de Made in BW, une plateforme logistique de distribution de produits locaux comptant 130 producteurs. « Il y a une complexité administrative des marchés publics des deux côtés, celui qui émet le marché et celui qui y répond » observe Jorge Ercoli, représentant de Mabio, coopérative de distribution de produits bio d’une quarantaine de producteurs.
En fonction des montants et des types de service dont il est objet, le marché public peut être réalisé suivant différentes formules. Certaines permettent de se passer de publication et d’interroger directement des prestataires potentiels choisis par le pouvoir adjudicateur, ce qui permet de cibler une offre locale. Dans les autres cas, il s’agit d’être créatif et de jouer sur certains critères du cahier des charges pour garantir une origine locale, sans la demander explicitement : cueillette des fruits et légumes à maturité, exigences ou préférences de races animales locales… La Cellule Manger Demain propose une expertise et du conseil pour aider les pouvoirs publics à introduire l’alimentation durable et locale dans leurs marchés publics. Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, n’y croit pas. Pour lui, intégrer des clauses durables dans les marchés publics impliquant de gros volumes – ce qui est le cas des structures qu’il accompagne en milieu urbain – est quasiment impossible.
Enfin, Valentine Boone dénonce aussi de nombreuses contradictions dans les cahiers des charges d’acteurs publics.
« Ils veulent des produits bio, de saison, les plus locaux possible, mais ils demandent aussi des courgettes et des potirons toute l’année ! ».
Ces acteurs sont-ils suffisamment informés sur les réalités de la production et de la transformation alimentaire ?
Les réalités des cuisines
Un frein essentiel est lié au personnel de cuisine. De moins en moins de personnes souhaitent travailler dans la restauration, la main d’œuvre est difficile à trouver, notamment depuis la crise du covid. Chez Sodexo, de nombreux chefs sont issus de l’HoReCa. Ils ont rejoint l’alimentation collective pour disposer d’horaires compatibles avec leur vie de famille.
Valentine Boone témoigne : « Le défi des projets durables, c’est qu’on change une manière de fonctionner. Par exemple, apporter plus de végétal dans les menus, c’est un réel changement culturel. Ce n’est pas dans les habitudes des consommateurs ni de nos chefs, qui ont appris à bien faire leur viande. Si on n’est pas derrière eux et si on ne les accompagne pas, le changement est voué à l’échec. Le bio, ou le frais, c’est pareil. Il faut trouver la perle rare qui a la motivation. »
La formation des cuisiniers est un point crucial. Selon Marie Legrain, le secteur évolue mais il y a encore du travail. « C’est comme pour nous, consommateurs, ce sont des changements d’habitudes. Il ne faut pas essayer de faire la révolution du jour au lendemain. Il faut que les cuisiniers comprennent le pourquoi du projet, il faut les intégrer dans une démarche de réflexion en amont, sinon ils vont freiner des quatre fers, et ça se comprend. » La coordinatrice de la Cellule Manger Demain sensibilise aux réalités de la transition en cuisine : « Ce sont des projets complexes et coûteux en termes de ressources humaines. »
« Si on veut une alimentation durable, on va travailler du frais, de saison, du local. En cuisine, ça demande des ressources humaines en conséquence, sinon, on va retomber dans des modèles que l’on veut éviter, c’est-à-dire des assembleurs de sachets surgelés. On se complique la vie parce qu’on y croit. Ce n’est pas simple, mais c’est beaucoup plus riche. Il faut toute une équipe motivée autour du projet. »
Les collectivités manquent souvent de ressources humaines pour la préparation des repas, ce qui est un obstacle au changement des pratiques. Par ailleurs, les installations sont souvent vétustes, les cuisines, sous-équipées. Ces freins financiers sont autant d’obstacles pour assurer la transition des collectivités vers une alimentation bio et locale.
Les freins à la progression de l’alimentation bio locale étant identifiés, que peut-on mettre en œuvre pour lever ces obstacles ?
Chapitre 4 : Augmenter la part du bio local dans les collectivités
Les entraves à la transition de l’alimentation collectives vers le bio local ont un dénominateur commun : le manque de moyens financiers, que ce soit pour l’achat des produits de qualité, la valorisation et la formation du personnel de cuisine ou l’investissement dans les infrastructures. N’est-il pas temps de développer une politique alimentaire ambitieuse et résolument engagée vers l’agriculture biologique et locale ?
Compenser la hausse des prix
Nous l’avions vu dans le Chapitre 1, les ingrédients ne représentent que le quart du prix d’un repas, soit, en moyenne, deux euros. Passer à une alimentation bio, locale et en circuit court, aurait donc un impact relativement limité sur le prix des repas : cinquante centimes d’euro, à peine ! Mais, nous l’avons vu également, les pouvoirs publics disposent de peu de marges budgétaires pour prendre totalement en charge ce surcoût.
Economiser ailleurs
Plusieurs collectivités françaises ont choisi de faire la chasse aux dépenses inutiles et de consacrer les économies réalisées au passage à une alimentation bio locale.
Dans une table-ronde organisée par Ecotable, une entreprise de l’économie sociale et solidaire accompagnant la transition de la restauration vers l’alimentation durable en France, Laure Verdeau, directrice de l’Agence bio, s’exprime :
« Chez les restaurants engagés, peu importe l’inflation, quand on a décidé de mettre du bio au menu, on joue sur tous les leviers. Le prix du bio n’est qu’un pixel de la photo. La grande photo, c’est le projet d’établissement et comment on gère tout, de l’énergie au gaspillage, pour retrouver des marges et mettre du bio. »
Plusieurs leviers permettent aux collectivités de réduire ou d’annuler le surcoût de produits bio : gaspiller moins, cuisiner plus en évitant les produits hyper-transformés, acheter de saison, en direct, en vrac… Dans le cadre de ce même événement, Ariane Delmas, dirigeante des Marmites Volantes, rapporte les pratiques de leur cuisine collective pendant la poussée d’inflation des produits alimentaires : « On met moins de biscuits achetés bio et on fait plus de cakes maison parce que ça nous coûte moins cher. On met du citron ou des pépites au lieu de ne mettre que du chocolat, et les enfants se régalent. »
Xavier Anciaux relaie quelques constats réalisés par la ville de Liège.
« Avant de démarrer sa transition alimentaire, la ville a fait une étude sur le gaspillage : 60 % des soupes finissaient à l’égout, 55 % du poids de l’assiette allait à la poubelle. Une école était livrée pour 20 élèves, et 30 élèves mangeaient dessus car les portions étaient souvent trop grosses. »
« Il y a déjà de la marge pour la transition en gérant mieux les doses. » Le Collectif Développement Cantines Durables propose de réduire – sans pour autant les supprimer – la part de produits carnés, qui pèsent lourd dans la balance économique.
Un plan d’action global doit donc être mis en place par la collectivité et/ou par la société de catering qui s’occupe de la préparation des repas.
Imposer une part de produits bio locaux dans les collectivités publiques
Votée en octobre 2018, la loi Egalim prévoyait une évolution de l’offre des collectivités françaises vers une part d’au moins 50 % de produits de qualité durable, dont 20 % de produits biologiques pour 2022. Si l’ambition n’a pas été totalement remplie, il est important de noter l’ascension impressionnante des chiffres. Alors qu’en 2019, les produits bio ne représentaient que 2,9 % des ingrédients de la restauration collective, cette part a doublé en à peine deux ans, passant à 6,6 % en 2021. Si à peine 4 % des cantines proposaient du bio dans leur menu en 2007, ce chiffre est passé à 65 % en 2019[xxxii]. Les cantines autogérées sont légèrement plus engagées (67 %) que les cantines en gestion concédée (60 %), les acteurs publics (78 %) le sont davantage que les privés (53 %). Les produits bio proposés sont à 72 % d’origine France et à 50 % d’origine régionale, ce qui montre l’importance du choix de produits locaux[xxxiii]. Imposer des pourcentages de produits bio locaux dans toutes les collectivités semble donc porter ses fruits.
Serait-ce une idée à appliquer dans la Fédération Wallonie-Bruxelles ? C’est un avis partagé par Valentine Boone. « Tant que nous ne disposons pas de véritables directives politiques dans toutes les régions, l’ensemble du marché continuera à rédiger des cahiers des charges « à la carte ». En Wallonie et à Bruxelles, des entités comme la cellule Manger Demain et Good Food permettent d’instaurer un cadre. Nous avons d’ailleurs observé une évolution positive dans les appels d’offres ces dernières années. » Imposer un certain pourcentage, voire la totalité, de produits bio locaux dans les collectivités permettrait de renforcer nos filières. Etant donné toutes les externalités négatives de l’alimentation conventionnelle, industrielle et mondialisée, le retour sur investissement serait immédiat : en termes de santé publique, de santé environnementale, de développement de l’économie locale et de l’emploi… Qu’attendons-nous ?
Pour Marie Legrain, les aides publiques dédiées à l’alimentation durable sont un investissement gagnant sur le long terme.
« Le coup de pouce du local dans l’assiette, le Green Deal cantines durable coûtent, mais ils font faire des économies à long terme. L’alimentation durable a beaucoup moins d’externalités, beaucoup moins de coûts cachés. Elle pèse beaucoup moins sur la société en termes de frais de santé, biodiversité, environnement… C’est un calcul d’austérité à long terme ! ».
Xavier Anciaux partage cet avis. « Il y a du capital dans lequel on peut aller chercher, ce sont ces externalités négatives. On investit maintenant dans l’alimentation, et on réduit les frais de santé. Diabète, cancer, obésité sont des maladies liées au mode de vie et à l’alimentation. On va financer cette transition par des gains en soins de santé, en biodiversité, par la création d’emploi ».
« La ville de Liège a investi pour un million de marchandises alimentaires cette année. 600.000 euros restent en province de Liège, et la plus grande partie est consacrée au bio. »
Vers des repas gratuits à l’école ?
De nombreuses aides publiques existent pour intervenir dans l’introduction de produits durables et locaux dans les collectivités. Et si les aides publiques s’orientaient vers une gratuité des repas à l’école ? Cette mesure incitative permettrait d’augmenter le nombre de repas pris à la cantine, et donc d’atteindre une masse critique suffisante pour développer l’offre, que ce soit via une société de catering ou une cuisine de l’établissement. Comme pour toutes les aides publiques, si une telle mesure se met en place, il faut veiller à sa pérennité afin de ne pas mettre en danger toutes les structures qui se développeraient pour développer la filière.
La gratuité des repas pour les écoles maternelles et primaires est déjà en cours dans les écoles à discrimination positive. Marie Legrain partage son avis sur cette mesure. « Ça fait un grand boost dans le nombre de repas pris à l’école. Il y a beaucoup d’avantages, mais on observe qu’il y a beaucoup plus de gaspillage. Parfois les parents commandent les repas et les enfants ne se présentent pas, ou ils se présentent mais ne mangent pas. Comme c’est gratuit, ça déprécie la valeur de la nourriture. » La coordinatrice de la Cellule Manger Demain préfère l’approche de la sécurité sociale alimentaire, qui préserve la valeur de la nourriture, et où chacun cotise proportionnellement à ses revenus. Pour Rob Renaerts, gérant de Coduco, offrir des repas à des familles qui ont les moyens financiers de les payer n’a pas de sens. Il préfère également l’option d’un tarif basé sur les revenus.
Pérenniser les aides publiques
Les aides publiques sont les bienvenues pour soutenir une alimentation bio locale dans les collectivités. Actuellement, des enveloppes budgétaires sont mobilisées dans les secteurs de la santé, de l’environnement et du développement durable à travers différentes politiques (voir encadré). Cependant, ces politiques sont court-termistes, susceptibles de changer, notamment à chaque législature. Cette instabilité est inconfortable, voire dangereuse pour les filières qui s’investissent pour nourrir les collectivités.
Marie Legrain relaie la situation des producteurs. « Il faut diminuer la prise de risque pour les agriculteurs. C’est aux politiques à réfléchir à long terme. Si on veut durablement encourager l’offre, il faut assurer la demande. Le plan de relance a été une grande chance, en Wallonie, pour le circuit court. Mais il a un début et une fin. Le « coup de pouce du local dans l’assiette » doit être un levier financier mis en place de manière structurelle. Il répond à un déséquilibre entre les moyens que les consommateurs ont à mettre dans leur alimentation, y compris les consommateurs les plus fragilisés – et on sait qu’il y en a de plus en plus -, et la volonté de rémunérer les producteurs correctement et avoir des produits de qualité. »
« Le jour où ça s’arrête, tout s’écroule comme un château de cartes. Il y aura peut-être quelques écoles qui continueront mais ça restera à la marge. Or nous voulons une transition de masse. Il faut une politique à long terme ».
Des politiques publiques en faveur de l’alimentation durable dans les cantines
Des soutiens politiques se développent, au fil des années, pour favoriser la progression des collectivités vers une alimentation durable.
· Un programme européen finance des fruits, légumes et produits laitiers dans les écoles, en favorisant, par un système de points, les produits issus du circuit court, de coopératives, achetés à un prix juste, certifiés bio ou cultivés selon les principes de la lutte intégrée. En Belgique, en 2023, ce subside a permis à 776 écoles participantes de fournir à leurs élèves une vingtaine de collations gratuites par an.
· Le Green Deal Cantines Durables, initié en 2019, favorise la transition des cantines et une relocalisation de l’assiette via une labellisation volontaire (avec obligation de résultats) en bénéficiant d’un accompagnement de la Cellule Manger Demain et de plusieurs subsides permettant d’acheter des produits et du matériel.
· Le programme Collation Soupes gratuites finance la distribution de potage-collation (ou autres collations saines) gratuit aux enfants de 73 écoles maternelles et primaires situées dans des zones à indice socio-économique faible. Ce subside est géré par le Collectif Développement Cantines Durables. C’est dans ce cadre que notre Réseau RADiS fournit des potages à plusieurs écoles de la région dinantaise.
· Le Gouvernement wallon a également mis en place des repas chauds gratuits dans les écoles à encadrement différencié (une école sur quatre). Cette mesure, démarrée en 2018 par un projet pilote avec les classes maternelles spécialisées, s’est progressivement étendue à tout le fondamental, ordinaire et spécialisé. La subvention octroyée aux écoles est de 3,7 € par repas et par élève. De plus, une intervention de 40 € par élève et par an est prévue pour financer l’achat de matériel et le personnel nécessaire à l’organisation des repas. En 2024, on voit une pérennisation de ce subside via un décret avec un budget de 21 millions d’euros.
Deux labels permettent aux collectivités de mettre en avant leurs actions pour renforcer la durabilité des repas.
· En Wallonie, 351 cantines (7 %) sont à ce jour signataires du Green Deal Cantines Durables, 119 sont labellisées. Le label implique l’utilisation obligatoire de 5 à 15 produits bio selon le niveau de reconnaissance (nombre de « radis »). L’ensemble des signataires représente 4,3 millions de repas par an, majoritairement dans le secteur de l’enseignement (79 %) et de la santé (19 %).
· A Bruxelles, 53 cantines (3 %) sont labellisées Good Food et 16 sont en voie de recevoir le label. L’engagement porte sur l’utilisation de minimum 8 produits achetés en bio pendant toute l’année.
Avec quel succès ?
Contrairement à la France, qui procède chaque année à une enquête de grande ampleur auprès des collectivités en vue d’évaluer la progression de l’alimentation durable, la Belgique ne dispose pas de moyen de suivi. Impossible, donc, de savoir quelle est la part des produits bio et locaux dans les assiettes de la restauration collective.
Une évaluation de la situation des cantines labellisées Cantines durables est réalisée par la Cellule Manger Demain. Elle s’appuie sur le « coup de pouce du local dans l’assiette », un dispositif d’aide financière proposé par la Région wallonne aux signataires du Green Deal. Ce soutien s’élève à 50 % des dépenses en produits locaux (70 % pour les produits bio) à hauteur de maximum 0,5 euros par repas. En 2023, les factures remises par les collectivités demandant ce soutien concernent 1,1 millions d’euros d’achats de produits locaux, parmi lesquels les produits bio représentent 50 % (76 % si on exclut la viande). 78 % des cantines affirment avoir augmenté leur approvisionnement en produits bio grâce à cette aide financière.
Revoir la loi sur les marchés publics
« Même si nous vivons dans le pays de Magritte, l’alimentation n’est pas une chaise de bureau. On est tous d’accord sur ce point. Une chaise de bureau, un vêtement ou encore un album photo, nous pouvons nous en passer. Pour l’alimentation, c’est différent, c’est un bien vital, que ce soit en quantité mais aussi en qualité ! En effet, celle-ci a un impact essentiel sur notre santé. Elle mérite donc un traitement différent d’une marchandise lambda », peut-on lire sur le site internet de la Cellule Manger Demain. L’association travaille, depuis juillet 2022, pour la mise en place d’une exception alimentaire dans les règles de marchés publics, autrement appelée « cadre rénové de la commande publique »[xxxiv]. Une pétition citoyenne a été mise en place, et un plaidoyer a été réalisé en vue des élections européennes de juin 2024. A l’échelle de l’Europe, la campagne « Buy Better Food »[xxxv] réclame des règles en matière de marchés publics qui soient bénéfiques pour l’environnement, pour les consommateurs et les travailleurs, et qui fournissent une alimentation saine à tous les citoyens européens dans les lieux publics tels que les écoles, les hôpitaux et les maisons de retraite.
Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, désapprouve cette initiative. « On ne va pas changer une réglementation qui est basée sur le fondement de l’Union européenne, qui est le libre-échange de biens et de services, parce qu’on veut acheter des produits locaux alimentaires. Je n’y crois absolument pas. » Affaire à suivre…
Sensibiliser
La transition des collectivités vers le bio local implique des adaptations dans des cuisines qui sont déjà sous pression, en sous-effectif, en manque d’infrastructures et de compétences. Pour initier le changement, il faut à la fois que les mangeurs fassent pression sur le pouvoir organisateur, et que le personnel de la collectivité soit sensible et motivé, mais aussi, accompagné et formé.
Les formations proposées par la Cellule Manger demain sont essentielles pour le personnel de cuisine. « On parle de protéines végétales, on parle de choses que certains n’ont jamais appréhendé dans leur métier : comment cuisiner les légumineuses, comment équilibrer l’assiette, car les référentiels ont changé. »
Sodexo a mis en place une dynamique pour former son personnel à une cuisine plus végétale : intégrer plus de légumes et réduire la portion de viande, pour une alimentation plus diététique et plus durable. Une formation a été organisée dans une grande école culinaire par le siège de Sodexo, et chaque pays l’adapte à ses réalités. La formation des premiers chefs belges de la société a eu lieu en juin dernier.
Chez ISOSL, une intercommunale liégeoise active dans les soins de santé et fournissant les repas d’écoles et de crèches, les cuisiniers sont invités à rencontrer les producteurs pour mieux comprendre leur travail et pour dialoguer sur la qualité des produits.
« On a réussi à décloisonner le monde des collectivités avec celui des producteurs. C’étaient souvent des mondes qui ne se parlaient plus. Une de nos réussites est d’avoir remis nos cuisiniers dans les fermes, et inversement, d’avoir permis à des fournisseurs de venir voir ce secteur. »
Les coopératives de producteurs livrant les collectivités mettent également le pied à l’étrier. « On essaie de communiquer au maximum sur les pratiques de nos producteurs, la façon dont les différents aliments sont produits » témoigne Jorge Ercoli, représentant de Mabio.
Chez SAW-B, Xavier Anciaux insiste sur la nécessité que les collectivités s’intéressent aux acteurs de l’approvisionnement bio local pour bien établir leurs marchés publics et mieux coller à la réalité de terrain. « Si on veut 40 légumes différents, découpés de trois manières différentes, pendant toute l’année, aucun maraicher ne sait y répondre. Il faut une société coopérative ou une entreprise qui a la capacité de faire ce type de produit, qui a des producteurs avec elle qui sont capables de produire cette matière première. Un acteur qui a des frigos, des chauffeurs, des camionnettes, qui sait facturer, etc. »
Small is beautiful ?
Et si on remettait en service des cuisines destinées à une transformation hyperlocale de petits volumes de produits bio locaux ? Cette solution présente plusieurs avantages. Le premier, mis en avant par Thérèse Marie Bouchat de la coopérative Paysans-Artisans, est de permettre à de petits producteurs de participer à l’approvisionnement des collectivités. Le second avantage est de bénéficier, grâce aux moindres volumes d’achats, de procédures simplifiées de marchés publics, ce qui permet de les orienter davantage vers des producteurs locaux. Ainsi, la commune d’Onhaye a pu facilement collaborer avec la Ferme Piette, située à quelques kilomètres de ses écoles, pour l’approvisionnement en yaourts bio pour la collation. La proximité des producteurs et des mangeurs renforce les liens sociaux en leur permettant de se rencontrer, dans les champs ou au sein de la collectivité, ce qui est un atout précieux dans la sensibilisation des enfants. Enfin, la cuisine permet de recréer une dynamique locale, comme l’a démontré le Réseau RADiS en région dinantaise : des séances d’épluchage et de découpe des légumes pour le potage-collation ont été réalisées avec les bénéficiaires de structures sociales, qui ont eu beaucoup de fierté à participer à la transition alimentaire des écoles de leurs communes. Ces outils de transformation locale sont aussi, potentiellement, des leviers d’action sociale, via une réinsertion sociale ou professionnelle de publics défavorisés.
Cependant, la juste échelle doit être recherchée. Dans la commune d’Ath, accompagnée par l’asbl Biowallonie, plusieurs cuisines dispersées ont été supprimées en faveur d’une cuisine centralisée afin d’atteindre une échelle plus favorable à la rentabilité. Dans la commune d’Onhaye, Nathalie Lekeux, première échevine, souhaiterait développer une cuisine en vue de préparer les repas des écoles publiques. Elle s’inquiète des contraintes financières et de la gestion du personnel.
« A notre échelle, un cuisinier serait nécessaire. Mais que faire s’il tombe malade ou souhaite partir en vacances ? »
Il faut donc, pour des raisons d’organisation pratique, atteindre une masse critique permettant l’engagement d’une équipe de cuisine pouvant se relayer. Selon Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, un cuisinier peut préparer entre 50 et 80 repas en travaillant de manière manuelle (et de 200 à 300 en utilisant des ingrédients surgelés). Il faut aussi penser à la logistique, c’est-à-dire à la livraison des repas dans les différents établissements. Selon Rob Renaerts, l’organisation pratique est un problème aussi important que celui de la rentabilité.
Et le citoyen, dans tout ça ?
Comment, en tant que citoyen, agir pour une transition de l’alimentation collective vers le bio local ? La question fut posée lors de la table-ronde organisée par Nature & Progrès au Salon bio Valériane en septembre 2024.
L’un des participants propose de rejoindre les associations de parents dans les écoles, afin de porter l’idée et d’encourager la direction, ainsi que toute l’équipe éducative et de cuisine.
« Les perturbateurs endocriniens n’aident pas les enfants à bien réfléchir ! Il y a moyen de se saisir de ces questions. C’est énergivore, ce sont des combats… Que fait-on pour la cantine, comment coopère-t-on avec l’équipe éducative autour des questions de santé et d’alimentation, comment introduit-on ces changements dans l’école… C’est un des moyens où on peut mettre un point de pression supplémentaire. »
En France, une association, Un plus bio[xxxvi], encourage les citoyens à s’investir dans la transition alimentaire de l’école en publiant un guide pratique pour les parents (mais aussi pour les élus), et en donnant des conférences et du conseil. L’association, née en 2002, rassemble également les collectivités engagées et les décideurs pour qu’ils puissent échanger sur leurs pratiques.
Xavier Anciaux insiste sur ce levier.
« Surtout pas de culpabilité personnelle car c’est un problème collectif, donc politique. Il faut faire du lobbying. La meilleure chose à faire c’est de rejoindre des collectifs. Rejoindre une association de parents, rejoindre Nature & Progrès ou un conseil de politique alimentaire ».
Les conseils de politique alimentaire regroupent des personnes intéressées par la transition alimentaire à l’échelle locale. A Charleroi, parmi les six groupes de travail lancés dans ce cadre, un s’intéresse à l’alimentation collective.
Dans le cadre du Réseau RADiS, des bénévoles sont appelés à participer à la préparation des légumes pour la réalisation des potages-collation. Une petite pierre qui permet de soutenir l’initiative. Plusieurs autres coopératives de producteurs reposent elles aussi sur du bénévolat.
Il existe donc plusieurs manières, pour les citoyens, de s’impliquer dans la transition des cantines vers une alimentation bio locale.
Conclusion : Vers une politique alimentaire ambitieuse ?
Depuis sa naissance en 1976, Nature & Progrès milite pour un changement de modèle alimentaire vers une agriculture bio et locale, « pour notre santé et celle de la Terre ». Mais cette alimentation durable et de qualité est vendue à un prix plus élevé que la malbouffe industrielle, alors que ce sont les collectivités qui paient la facture des dégâts sur l’environnement, sur la santé et sur la société de ce modèle agro-alimentaire destructeur. La question de l’accessibilité des produits biologiques et locaux se pose, la bio étant souvent associée à une alimentation de riches et de niche.
Les collectivités constituent un levier important de la transition alimentaire et de son accessibilité pour le plus grand nombre. Une intervention publique permet en effet de combler le trou entre les moyens des consommateurs et un prix rémunérateur pour toute la filière, notamment les producteurs. Le secteur de l’alimentation collective a évolué de manière défavorable ces dernières décennies. La pression financière a généré une détérioration de la qualité des repas. Le nombre de repas pris dans les écoles s’est réduit. Des cuisines ont fermé, passant le relais à des sociétés de catering. Certaines écoles ont même cessé de proposer une restauration. En tant que citoyens, nous sommes tous concernés car nous, nos enfants, nos parents passons tous par des cantines : des crèches, des écoles, des maisons de soins ou de repos… Revendiquons le droit à une alimentation saine et de qualité dans les collectivités, pour toutes et tous !
Le secteur de l’alimentation collective a besoin d’une transition, de pouvoir valoriser l’origine et la qualité de ses produits, la saveur de ses repas. Le prix des ingrédients bio locaux semble être le premier obstacle des acteurs de l’alimentation collective, même s’il ne représente, in fine, que l’équivalent de cinquante centimes par repas. L’offre bio locale est bien développée et organisée, et peut globalement répondre à la demande des collectivités, à part celle des plus grandes sociétés de catering qui commandent des volumes trop importants. Les règles des marchés publics, passage obligatoire pour l’approvisionnement des cantines publiques, sont une réelle entrave aux collaborations avec les producteurs bio locaux étant donné leur lourdeur et complexité administrative, ainsi que l’interdiction de cibler une origine locale. Enfin, les contraintes de ressources humaines, de compétences et d’équipement en cuisine représentent également un frein à la transition. Passer en bio local signifie de changer une manière de fonctionner bien ancrée dans la formation et dans les habitudes des professionnels.
Plusieurs solutions ont cependant été identifiées au cours de cette étude, et mériteraient d’être approfondies par nos pouvoirs publics. La plus ambitieuse, qui permettrait de donner un élan à la filière bio locale, serait d’imposer une part – et, à terme, la totalité – d’ingrédients bio locaux dans les repas préparés par les collectivités. Une mesure déjà prise en France et dont les premiers résultats sont prometteurs.
Une intervention publique pour favorise l’accès à des repas bio locaux dans les écoles, en se basant par exemple sur les principes de solidarité de la sécurité sociale alimentaire, permettrait un engagement des parents, augmentant la part de repas pris à l’école, et permettant d’arriver aux volumes nécessaires à une meilleure balance économique de la filière.
Si ces mesures semblent coûteuses, car il est nécessaire de soutenir financièrement cette transition, elles seraient accompagnées de nombreuses plus-values : amélioration de la santé publique et environnementale, création d’emploi local, renforcement des filières agricoles, etc.
Nature & Progrès demande une évolution de la vision des politiques vers une meilleure prise en compte des externalités de nos systèmes alimentaires. Misons sur une agriculture et une alimentation vertueuses et responsables, pour les générations futures. N’est-il pas temps de sortir du court-termisme et de décloisonner les budgets publics pour mettre en place une politique alimentaire ambitieuse et transversale, sur le long terme, pour notre santé et celle de la Terre ? Chez Nature & Progrès, nous le croyons !
Comment parvenir à un changement de cap politique vers un engagement pour une agriculture et une alimentation bio et locale ? Nature & Progrès s’intéresse à deux leviers.
Le premier est d’apporter des chiffres et études scientifiques apportant la preuve que l’investissement dans le bio local est gagnant par rapport aux externalités du modèle alimentaire dominant actuel. Une étude réalisée en France par l’ITAB (Institut technique de l’agriculture biologique) en 2016, et actualisée à la demande du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires en 2024, a chiffré les externalités de l’agriculture biologique. Les chercheurs se sont basés sur quelques 800 articles scientifiques, avec l’appui de différents organismes de recherche (INRAE, INSERM, ISARA). Les résultats de cette recherche – et d’autres menées dans les pays voisins – gagneraient à être diffusés et vulgarisés vers les politiques et les citoyens. Et pourquoi ne pas réaliser une telle étude pour le territoire belge ?
Le second levier consiste à inscrire le droit à l’alimentation dans la Constitution belge et européenne. En France, Magali Ramel, docteure en droit public et chercheuse, défend cette idée. « Le droit à l’alimentation est consacré en droit international. Il a été pensé pour lutter contre la faim dans le monde, défini et largement travaillé au niveau de la FAO. Mais c’est un droit qui n’est pas reconnu aujourd’hui dans les pays développés. » Que changerait l’inscription du droit à l’alimentation dans la Constitution de pays comme le nôtre ? « Reconnaitre un droit a une incidence juridique : c’est reconnaitre que l’enjeu de l’accès à l’alimentation engage la responsabilité des pouvoirs publics. L’enjeu n’est alors plus individuel ou dans les mains des associations. » Cette avancée juridique porterait donc la responsabilité de fournir une alimentation durable pour toutes et tous sur les politiques. Elle envisage l’accès à la nourriture, non pas comme un besoin, mais comme un droit, permettant aux citoyens d’avoir recours à la justice si aucune aide ne leur est apportée. « Toutes les politiques publiques, qui concernent la production, le commerce, le droit des semences, le foncier, la propriété intellectuelle, le marketing… devront s’accorder à cet enjeu de donner accès à tous à une alimentation durable. » Voici donc un moyen d’encourager – voire de forcer – le développement d’une politique transversale sur le long terme. « Venir contraindre les politiques publiques à engager leur responsabilité contribuera à faire bouger les systèmes alimentaires, plutôt que de laisser le changement reposer sur la seule responsabilité individuelle de consomm’acteurs », complète la chercheuse.
Nature & Progrès compte donc utiliser ces deux leviers pour encourager les politiques publiques à miser sur l’agriculture biologique et locale, et la rendre accessible pour tous, notamment via le levier de l’alimentation collective.
Références
Personnes-ressources
Xavier ANCIAUX
SAW-B, chargé de projet
Interview, 21 août 2024
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, 6 septembre 2024
Davide ARCADIPANE
ISOSL, chargé de projet
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Valentine BOONE
Sodexo, responsable développement durable
Interview, 19 août 2024
Thérèse-Marie BOUCHAT
Paysans-Artisans, gérante
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Ho Chul CHANTRAINE
SAW-B, chargé de projet
Interview, 6 mai 2024
Ariane DELMAS
Les Marmites volantes, dirigeante
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Comment rester engagé dans une période inflationniste » organisée par Ecotable, 22 avril 2024
Camille DELVAUX
Made in BW, chargée de projet
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Sylvie DESCHAMPHELEIRE
Collectif Développement Cantines Durables, directrice
Interview, 21 février 2024
Jorge ERCOLI
Mabio, chargé de projet
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Céline ERNST
TCO Services, chargée de projet
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Stéphanie GOFFIN
Biowallonie, coordinatrice du pôle alimentation durable
Interview, 23 avril 2024
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024
Céline GREGOIRE
Maison de repos Notre-Dame de Huy, diététicienne
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024
André LEFEVRE
Interbio, gérant
Interview, 24 avril 2024
Nathalie LEKEUX
Commune d’Onhaye, Première échevine
Interview, 21 août 2024
José ORRICO
Cuisines Bruxelloises, représentant
Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Rob RENAERTS
CODUCO, gérant
Interview, 23 septembre 2024
Marie LEGRAIN
Cellule Manger Demain, coordinatrice
Interview, 28 août 2024
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024
Magal RAMEL
Docteure en droit public et chercheuse
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Le droit à l’alimentation : bientôt dans la Constitution » organisée par Ecotable, 17 jullet 2024
Laure VERDEAU
Agence bio, directrice
Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Comment rester engagé dans une période inflationniste » organisée par Ecotable, 22 avril 2024
Publications
[i] En 2022 pour la Belgique selon la Fédération belge des banques alimentaires. En savoir plus : www.foodbanks.be
[iv] Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique. 2013. Alimentation de qualité. Un accès pour tous ! Bis, Bruxelles information sociales (169), 44 pages. https://cbcs.be/bis-no169-2013-alimentation-de/
[v] Le Pape François. 2015. Laudato Si’. Editions Embrasure. 268 pages.
[vi] La Concertation Aide Alimentaire rassemble les organisations actives dans l’aide alimentaire en Région bruxelloise et en Wallonie : épiceries sociales, restaurants sociaux, centres de distribution de colis, frigos solidaires, plateformes d’approvisionnement, etc. Concertation Aide Alimentaire. 2023. Pour un accès à une alimentation de qualité pour tou.te.s. Mémorandum 2024. 24 pages. https://www.fdss.be/fr/publication/memorandum-2024-de-la-concertation-aide-alimentaire/
[vii] Secours Catholique. 2021. Etat de la pauvreté en France, faim de dignité.
[viii] Institut national de la statistique et des études économiques : www.insee.fr
[xi] Un inventaire des types de collectivités par province wallonne a été réalisé en 2021 par Manger Demain. Manger Demain. 2021. Etat des lieux de l’alimentation durable en Wallonie. Partie IV – Restauration hors domicile, les chiffres clés. 5 p.
[xii] Goffin S. 2020. Approvisionner le secteur de la restauration collective : une opportunité pour le secteur bio wallon. Itinéraires bio 53 : 12-15.
[xiii] Goffin S. 2020. Approvisionner le secteur de la restauration collective : une opportunité pour le secteur bio wallon. Itinéraires bio 53 : 12-15.
[xiv] Claude Fischler. 1996. La « macdonalisation » des mœurs ; dans J.-L. Flandrin et M. Montanari, Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 915 p.
[xv] Lessirard J., Patier C., Perret A. et Richard M.-A. 2017. Sociétés de restauration collective en gestion concédée, en restauration commerciale et approvisionnements de proximité. Rapport. 62 p.
[xvi] Ministère de l’emploi et de la solidarité. 1997. Contrat d’études prospectives Hôtellerie-Restauration-Cafés. 34 p.
[xvii] Biowallonie et Manger Demain. Présentation orale dans le cadre d’un atelier « Du bio wallon en restauration collective : tendances actuelles et à venir « , lors de la journée annuelle de réseautage bio du 22 février 2024.
[xviii] Lessirard J., Patier C., Perret A. et Richard M.-A. 2017. Sociétés de restauration collective en gestion concédée, en restauration commerciale et approvisionnements de proximité. Rapport. 62 p.
[xix] Pierre Perret. 1972. C’est bon pour la santé.
[xxi] Realisab. 2014. La restauration collective peut-elle être un débouché pour vous ? Restauration collective et approvisionnement local, les clés de la réussite. Brochure, 124 p.
[xxii] Ligue des Familles. 2022. Où est passée la gratuité scolaire ? La facture salée de l’école. Etude, 57 p.
[xxiii] Antier C., Petel T. et Baret Ph. 2019. Etude relative aux possibilités d’évolution de l’approvisionnement des cantines vers des modes d’agriculture plus durables en Région wallonne. Rapport, 106 p.
[xxv] Rapport 2022 de l’Observatoire Restauration Biodurable.
[xxvi] Manger Demain. 2022. Les légumeries de produits de 4ième gamme locaux, une réelle opportunité ? 24p.
[xxvii] Amrom, C., Baret, P., Courtois, A.-C., Montois, R., Riera, A. 2022. Soutenir la relocalisation de l’alimentation en Wallonie : cartographie et analyse de l’offre alimentaire. UCLouvain.
[xxxii] Agence Bio et CSA Research. 2019. Mesure de l’introduction des produits bio en restauration collective. Rapport présenté sous forme de slides. 80 p.
[xxxiii] Agence Bio et CSA Research. 2019. Mesure de l’introduction des produits bio en restauration collective. Rapport présenté sous forme de slides. 80 p.
L’eau : une ressource précieuse soumise à de nombreuses pressions. Face aux multiples défis à relever pour améliorer sa qualité et sa disponibilité auprès de tous les vivants, l’hydrologie régénérative est une discipline innovante misant sur de bonnes stratégies d’aménagement des territoires. Cette approche, à rebours de la logique « d’adaptation », creuse son sillon en Wallonie après avoir fait ses preuves dans plusieurs pays.
Par Claire Lengrand, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
En 2023, nous avons « officiellement » franchi la sixième limite planétaire sur les neuf définies par le Stockholm Resilience Centre : le cycle de l’eau douce. Il comprend « l’eau bleue », celle qui s’écoule dans les cours d’eau, les lacs et les nappes en direction de la mer, et « l’eau verte », puisée dans les sols par la végétation et en partie renvoyée à l’atmosphère par évapotranspiration[1], contribuant à 60 % des précipitations.
Des cycles perturbés
Hausse des températures, artificialisation des sols, pollution générée par les activités industrielles et agricoles sont quelques-unes des causes participant à la détérioration des cycles de l’eau. En atteste le dernier Diagnostic environnemental de la Wallonie concernant l’état des masses d’eau. Les sécheresses saisonnières, de plus en plus fréquentes, impactent notamment les milieux aquatiques tandis que les épisodes pluvieux de forte intensité perturbent les cours d’eau, provoquant une forte érosion ainsi que la perte de nombreuses espèces animales et végétales.
Pour autant, aussi inquiétante la situation soit-elle, rien n’est (encore) irrémédiable : des solutions existent. Parmi elles, l’hydrologie régénérative a récemment été mise en avant en Wallonie. Du 8 au 12 avril 2024, cinq passionné∙es engagé∙es à des degrés divers dans des projets et du conseil liés à l’agroécologie, la permaculture et l’hydrologie régénérative ont organisé un cycle de conférences et des rencontres de terrain autour de cette pratique émergente.
Ralentir, infiltrer, stocker et évapotranspirer
Mais de quoi s’agit-il ? Si le terme « hydrologie régénérative » est assez récent, son origine remonte aux années 1950 avec la création du Keyline Design par Percival Alfred Yeomans, un agriculteur et agronome australien. Cette pratique agricole consiste à analyser la topographie d’un paysage afin d’identifier les courbes de niveaux d’eau et de l’organiser suivant plusieurs facteurs (climat, relief, nature du sol, etc.). Le but étant de mieux répartir les eaux de ruissellement, de limiter l’érosion des sols tout en rendant la terre plus fertile et les écosystèmes plus résilients.
Cette pratique s’est, depuis, élargie pour devenir l’hydrologie régénérative, « la science de la régénération des cycles de l’eau douce par l’aménagement du territoire » selon la définition donnée par l’association française Pour une hydrologie régénérative, créée en 2022 à la suite des épisodes de sécheresse extrême dans la Drôme et partout en France. Cette science s’appuie sur le triptyque eau-sol-arbre et repose sur quatre principes : ralentir le cycle de l’eau, favoriser son infiltration pour mieux la stocker et ainsi permettre son évapotranspiration. « L’idée est de recréer des paysages type bocagers (…), créer des points humides, mais aussi réhydrater les points secs, et stimuler le tout avec un sol vivant qui sera plus à même d’absorber et d’infiltrer l’eau de pluie », explique l’ingénieure hydrologue Charlène Descollonges dans une interview accordée au collectif Aquagir.
Un système vertueux
Pour Thierry André, l’hydrologie régénérative fut une révélation. Assureur pendant plus de 25 ans, il a lancé, début 2023, avec deux autres personnes, à Haut-Ittre, le projet Agrécolibre : une activité mêlant élevage de poules pondeuses en pâturage tournant et production bio de fruits, en expérimentant l’agroforesterie syntrophique. C’est lors d’une formation en Keyline Design qu’il s’est rendu compte des bienfaits de cette approche permettant, selon lui, « d’associer la réflexion plutôt que de dissocier, d’intégrer plutôt que de séparer. » Cette dernière se différencie de la logique d’adaptation, qui se traduit notamment, avec la montée des températures, par la plantation de variétés tropicales. « Avec l’hydrologie régénérative, on garde les plantes indigènes et on fait en sorte qu’elles puissent bien pousser », déclare Thierry. Ainsi, l’aménagement du terrain a mûrement été réfléchi : « Pour le pâturage, on a fait une ligne d’arbres en dehors de la courbe de niveau et en tenant compte du creux entre le verger et la partie cultivée. Il y aura des baissières (fossés conçus pour stopper et infiltrer l’eau) à plusieurs endroits, des haies plantées à certains niveaux avec des séparations pour avoir des surfaces plus ou moins équivalentes. »
Ces ouvrages, lorsqu’ils sont bien pensés, offrent de multiples avantages, comme une meilleure productivité, même en période de forte chaleur. « Quand les températures sont trop élevées, beaucoup de plantes arrêtent leur photosynthèse. Elles cessent alors de produire, ce qui peut être catastrophique au niveau économique », rappelle Thierry. Or, « le fait de jouer sur le trio eau-sol-arbre permet de réguler les températures », soulève Nathalie Wathelet, conseillère-facilitatrice en permaculture et « exploratrice des systèmes régénératifs ». Par ailleurs, en densifiant la végétation, clé de voûte de l’hydrologie régénérative, on augmente la part de matière organique dans le sol, ce qui améliore la capacité de rétention d’eau de ce dernier. Résultat : « Les plantes vont mieux pousser, le sol sera mieux structuré, les nappes seront mieux rechargées », énumère Thierry André, qui ajoute que les différents aménagements créés « multiplient les types d’habitats qui vont profiter tant à la micro qu’à la macrofaune. »
Pour Nathalie, l’hydrologie régénérative est « un système vertueux qui bénéficie à beaucoup d’espèces. » « La santé du sol, c’est celle de la plante, de l’animal qui la mange mais aussi la nôtre. Une chose qui traverse tout : c’est l’eau », abonde Thierry. « En favorisant l’évapotranspiration sur son terrain, on a une influence sur les petits cycles de l’eau, et donc chez ses voisins proches ou lointains », avance Christophe Nothomb, ingénieur en eau et assainissement, et qui, depuis plusieurs années, accompagne des porteurs de projet agricole dans leur gestion hydrique. Gardons néanmoins ceci à l’esprit : l’hydrologie régénérative s’apparente davantage à une méthode qu’à une formule magique. Loin du dogme, elle emprunte ses principes à plusieurs écoles : permaculture, agroforesterie, agriculture de conservation des sols, etc. Les spécialistes mettent donc en garde : il faut impérativement s’adapter au contexte local, en fonction des besoins et du projet que l’on souhaite développer.
Passer de l’échelle individuelle à l’échelle collective
Pour l’heure, en Wallonie, seule une poignée d’acteurs et d’actrices privé∙es ont adopté l’hydrologie régénérative. L’objectif poursuivi à travers la création d’une association belge est de faire davantage connaître cette science, tant auprès du grand public qu’au sein des différentes institutions. Et ce afin de « mutualiser les connaissances »,« créer des convergences » mais aussi « faire évoluer les mentalités ».
Car face à la détérioration des cycles de l’eau, il y a urgence à modifier en profondeur nos paysages et nos pratiques. « Il faut remettre un maximum de vie dans le sol, de barrières naturelles vivantes dans le parcellaire agricole et dans le bassin versant pour limiter les risques d’inondations », explique Christophe Nothomb. Et d’ajouter : « En gardant l’eau le plus haut possible dans le bassin versant, on favorise le remplissage des nappes. Celles-ci vont alimenter petit à petit les rivières, ce qui permet de passer de longues périodes sèches. » Par son approche structurelle et systémique, l’hydrologie régénérative pourrait aider à répondre à ces enjeux : « Les solutions pour la sécheresse tout comme le trop plein d’eau sont quasi les mêmes », soutient l’ingénieur, pour qui nous avons « la capacité d’influencer la manière dont vit l’écosystème malgré le dérèglement climatique, à travers une réflexion sur l’aménagement du territoire. »
L’équipe belge, accompagnée de scientifiques, va bientôt se rendre en Slovaquie. Là-bas, le gouvernement a instauré un plan de restauration sur une période de dix ans dans la région de Kosice afin de lutter contre les inondations, en expérimentant les principes de l’hydrologie régénérative. L’occasion de récolter les expériences de terrain, afin de s’en inspirer et voir comment implémenter ces pratiques en Wallonie.
Une nouvelle vision à essaimer
N’avons-nous pas trop souvent considéré l’eau comme une ressource illimitée ? Ne l’avons-nous pas négligée, à travers les pollutions que nous émettons et les politiques d’aménagement du territoire ne prenant pas en compte son comportement naturel ? Les inondations de 2021 l’ont démontré : nous avons, simplement, oublié les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Une erreur monumentale, révélée par les extrêmes climatiques (inondations mais aussi sécheresses) auxquels nous devons faire face.
L’hydrologie régénérative est une nouvelle science qui tente de remédier à ces négligences. Portée par des agriculteurs, des scientifiques et des citoyens, elle se penche sur les réalités locales pour définir les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Permettre, avant tout, l’infiltration de l’eau et son stockage dans les sols, en freinant son passage via la (re)création de méandres dans les rivières, de buttes, de barrières végétales sous la forme d’un couvert dense et de haies, en toutes saisons. En enrichissant les sols en matière organique afin de leur conférer leur rôle d’éponge originel.
Pour Nature & Progrès, la diffusion de ces concepts élémentaires doit être assurée, de même qu’une mise en œuvre par les pouvoirs publics. Le politique doit encourager, via des mesures incitatives, la mise en place de ces techniques chez les agriculteurs, principaux acteurs dans l’entretien des paysages, mais aussi, principales victimes des aléas climatiques. La diffusion et la mise en pratique de l’hydrologie régénérative est un investissement gagnant étant donné les coûts engendrés par les extrêmes climatiques. La région wallonne estime, en effet, les coûts de réparation à la suite des inondations de 2021 à plus de cinq milliards d’euros. Privilégions la stratégie de la fourmi à celle de la cigale de Jean de La Fontaine : il vaut mieux prévenir que guérir !
[1] La transformation de l’eau liquide provenant du sol et des végétaux en vapeur dans l’atmosphère
« Utopistes », » Feignants », « hippies », un bon nombre d’étiquettes à connotation négative sont apposées sur les nouveaux·elles paysan·nes ayant quitté les villes pour retourner plus proche de la nature. Des années 70 à aujourd’hui, celles et ceux qui souhaitent s’installer à la campagne n’y échappent généralement pas, avec des conséquences potentielles sur la réussite de leur projet. Sur quoi se basent ces préjugés et sont-ils réellement le reflet de la réalité ?
Par Maylis Arnould, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
On observe, dans les campagnes, un retour à la terre de « néo-paysan·nes », des personnes issues des villes où elles ont parfois abandonné travail et appartement. Nous ne pouvons pas encore parler d’un exode urbain, mais ce qui est sûr, c’est que le monde rural est en changement. Cette envie de quitter les villes pour une vie avec davantage de sens n’est pas nouvelle.
Le mouvement mai 1968
Les communautés d’après mai 1968 se sont installées en milieu rural dans une vague de liberté, en rupture par rapport au monde capitaliste. Elles investissaient généralement des endroits très reculés, là où les prix étaient attractifs et la présence humaine, faible. N’ayant pas pour but principal une pérennité financière ou un ancrage dans le tissu social, ces communautés rencontrent des difficultés à être acceptées par les populations locales. Danièle Léger explique, dans son article « Les utopies du retour » (1979), que ce sont des lieux d’expérimentations sociales sur le rapport au temps, à l’argent et au travail, ce qui crée une rupture avec les modes de vie locales et nourrit l’imaginaire des habitant·es. On les appelle « ces gens-là », on se demande comment et de quoi ils vivent, on les soupçonne de tous les vices. Ils sont surveillés par les populations locales et le sujet principal des conversations de comptoir. Entre l’hostilité des locaux et les difficultés d’une vie qui demande des efforts physiques et financiers non négligeables, le constat est que, en Ardèche par exemple, 95 % des habitant·es venu·es s’installer à cette époque ne sont pas resté·es.
Néo-paysan.nes d’aujourd’hui
Les néo-paysan·nes ont évolué en fonction des contextes. Dans « Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960 » (2015), Catherine Rouvière observe plusieurs vagues de néo-paysan·nes. La contre-culture « hippie » des années 70 côtoie très rapidement des néo-ruraux qui s’intègrent davantage à la population locale, puis des urbains qui viennent exercer leur métier à la campagne (instituteur·rices, travailleur·euses dans le social, etc.), puis de nouveau des individus portant des valeurs altermondialistes et politiques, mais avec des revendications et moyens d’actions différents.
A partir de la fin du XXe siècle, le mode de vie est fortement lié à des valeurs écologiques et politiques. Les installations sont officielles en passant, par exemple, par des formations professionnelles et la création de groupements agricoles. Dans « Les collectifs de néo-paysans, de la contestation à la fabrication des paysages, détection des méthodes d’actions : expériences personnelles et bricolages » (2023), Louis Camus analyse : « À l’heure actuelle, les néo-paysans représentent 30 % des nouvelles installations agricoles, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Une partie de ces nouveaux paysans s’établit seule ou en concubinage sur des micro-fermes tandis que d’autres font l’expérience de l’installation en collectif. Ces nouveaux paysans revendiquent de pratiquer la paysannerie comme vecteur d’émancipation et d’autonomie, notamment les collectifs qui expérimentent des principes d’organisation horizontale et mobilisent des savoir-faire anciens. » Leurs fermes sont généralement en agriculture biologique et il y a une forte augmentation de femmes qui y travaillent.
Un terreau pour les nouveaux « néo »
Même si les préjugés sont encore persistants, les locaux sont plus accueillant·es, principalement car ces arrivant·es représentent une part importante des installations agricoles. Comme explique Clotilde Rouiller dans son article « Qui sont les néo-ruraux » (2011), « Ces vingt dernières années, le nombre de paysans, de ruraux « historiques », n’a cessé de diminuer tandis que les néo-ruraux ont gagné en légitimité. La volonté des nouveaux venus d’aller vers les autres et de participer à la vie locale représente visiblement la principale condition d’intégration. Selon l’enquête Ipsos, aujourd’hui, plus d’un habitant de zone rurale sur deux exprime une attitude ouverte et non critique à l’arrivée de citadins dans sa commune. La désertification, le vieillissement de la population ainsi que l’urbanisation du mode de vie ont sans doute facilité cette évolution. Alors que, dans les années 1970, les nouveaux arrivants étaient vus comme des intrus par les habitants des petites fermes, aujourd’hui, leur installation passe pratiquement inaperçu. Le brassage est devenu la règle et la rupture entre les modes de vie s’est largement atténuée. »
Les individus qui se sont installés dans les années 70 étaient les précurseurs d’un lien plus étroit entre ville et campagne. Ils ont semé le terreau dans lequel nous cultivons actuellement, au sens propre comme au figuré. Le mouvement de mai 68 a eu un impact très fort sur l’émergence de l’agriculture biologique. Même si l’accueil n’a pas été très favorable et que les communautés n’ont, pour la plupart, pas été pérennes, nous leur devons un héritage conséquent.
Changer les représentations
Si certains acteurs considèrent encore les néo-paysans comme les « illuminés des années 1968 », ce manque de discernement entre les deux mouvements peut porter préjudice au succès d’installation de nouveaux projets agricoles. Dans son livre « Qui va nous nourrir », Amélie Poinssot souligne les difficultés rencontrées par les personnes non issues du milieu agricoles pour obtenir une reconnaissance institutionnelle : accès à des formations, à des aides financières, à des emprunts… Même lorsque le projet est bien réfléchi et démontre sa viabilité, la suspicion se dessine, des preuves sont demandées, etc. Ce parcours du combattant pour les néo-ruraux est dommageable, d’autant plus que le nombre d’agriculteurs décline, que les actifs vieillissent et que peu de jeunes sont encore attirés par la profession. Les terres libérées profitent davantage à agrandir, encore et toujours, les voisins, qu’à être cultivées par de nouveaux porteurs de projets. Cet agrandissement des fermes pousse les agriculteurs à l’endettement étant donné la croissance continue du capital des fermes.
Il est donc temps de changer les représentations. Que le grand public et les institutions changent leur regard sur les projets de néo-paysans. Car si l’utopie d’une vie idéale ancrée dans le milieu naturel reste encore très forte, les individus et les collectifs prouvent aujourd’hui qu’ils peuvent monter des projets concrets et viables. Mieux encore, ils sont porteurs d’innovations techniques et sociales. Ne suivant pas les pas d’un parent agriculteur, ils doivent imaginer leur projet du début à la fin, à partir d’une page blanche, ou presque. Issus de milieux diversifiés, avec des compétences et des connaissances dans d’autres domaines, ils ont un recul important et des idées novatrices. Ils participent à revitaliser les campagnes. On les voit sur les marchés et dans les étalages des petites épiceries de communes qui avaient perdu commerces et écoles. Il·elles apportent des nouveautés, questionnent le rapport aux paysages, à l’agriculture ainsi qu’à la technique. D’inventions low-tech à la revalorisation des semences reproductibles, il y a tout à parier que les connaissances qu’il·elles (re)produisent seront bien utiles dans les années à venir.
Pour Nature & Progrès, il est important d’accorder aujourd’hui aux personnes non issues du milieu agricole et porteuse d’un projet l’attention et le soutien qui leur permettront de s’installer dans nos campagnes. Face aux grands enjeux alimentaires et environnementaux qui sont face à nous, ces nouvelles recrues sont indispensables pour développer une agriculture à taille humaine, familiale et vertueuse pour notre santé et celle de la Terre. Les procédures de reconnaissance, d’accompagnement, de soutien, de financement des projets agricoles doivent être adaptés aux réalités de ces nouveaux porteurs de projet, et il convient de faciliter les processus de reprise de fermes hors du cadre familial.
La lutte contre les pesticides est souvent associée à un combat environnementaliste, une cause « écolo ». Pourtant, l’utilisation de ces substances représente également un risque important et démontré en matière de santé publique. Ce cheval de bataille est l’opportunité de nouvelles alliances pour faire, enfin, bannir ces poisons de nos campagnes et de nos assiettes.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Dans certains cénacles politiques, au sein d’une frange d’agriculteurs ou même dans des échanges sociaux du quotidien, les positionnements contre l’utilisation des pesticides – comme la mobilisation en faveur de la bio – sont réduits à une « marotte d’environnementalistes ». Protéger la biodiversité, préserver les qualités des réserves en eau, conserver des sols vivants sont, il est vrai, autant de préoccupations environnementales liées aux pesticides, mais ce n’est pas tout. Il y va aussi de la santé, de notre santé, de celle des agriculteurs.rices et de leur famille. Détourner le regard de cet enjeu de santé publique alimente un discours polarisant, délétère, servant la rhétorique de l’industrie : agriculture (agriculteurs) versus environnement (environnementalistes et écolos), ou plus vulgairement encore : nourrir les gens et assurer la sécurité alimentaire versus insécurité et hausse des prix alimentaires pour protéger les papillons !
Quand la biologiste Rachel Carson, a sorti en 1962 aux Etats Unis, son livre intitulé « The Silent Spring », un ouvrage décisif dans la prise de conscience et la mobilisation contre l’utilisation des pesticides, elle sonnait pourtant l’alerte tant sur les dégâts de l’utilisation des pesticides sur la flore et la faune, en particulier la santé des oiseaux, mais aussi sur les risques pour la santé des humains. Si d’aucuns considèrent que Rachel Carson a contribué au lancement du mouvement écologiste dans le monde occidental, c’est de santé publique en matière de pesticides que son livre était également le précurseur.
Nature & Progrès, communauté d’acteurs de changement, est souvent logée dans la case des associations de défense de l’environnement. Notre prisme est bien plus large que celui de la nature : il est sociétal et comprend la santé, comme nous le disons et l’écrivons souvent « Nature & Progrès, pour notre santé et celle de la terre ».
L’argument « santé » peine à s’imposer
Sur le plan réglementaire, les risques que représentent les pesticides pour la santé ne sont ni absents, ni récents. Ainsi, l’objectif du règlement européen (UE)1107/2009 sur les autorisations de pesticides est bien de protéger la santé humaine et animale et l’environnement étant entendu que « lors de la délivrance d’autorisations pour des produits phytopharmaceutiques, l’objectif de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement, en particulier, devrait primer l’objectif d’amélioration de la production végétale ».
Le lobby de l’industrie étant ce qu’il est (fabrique du doute, spectre de l’insécurité alimentaire…), des produits comportant des risques pour la santé (reprotoxicité, cancérogénicité, mutagénicité, perturbation endocrinienne, maladies neuro-dégénératives) sont autorisés et commercialisés tous les jours. Ces polluants passent à travers les mailles du filet pour finalement, un jour, trop tard, quand les preuves auront été suffisamment accumulées, finir par être interdits.
Notre publication « Belgique, royaume des pesticides » explique pourquoi et comment ces produits toxiques passent toutes les étapes du screening réglementaire et circulent en toute impunité, sont pulvérisés sur les produits que nous mangerons, près des cours d’eau dans lesquels est puisée l’eau potable, etc. Il est donc grand temps d’en finir avec ces polluants. Mais comment ?
Pesticides, amiante, même combat
En France, la reconnaissance de certaines maladies en tant que maladies professionnelles liées à l’exposition aux pesticides chimiques (maladie de Parkinson, lymphome non hodgkinien, et depuis 2021, le cancer de la prostate) a permis de donner plus de poids à l’argument santé publique dans le discours. Des mutualités de santé françaises ont décidé, l’année dernière, de s’unir pour entamer la bataille contre les pesticides chimiques, inspirées par l’expérience de l’amiante, autorisée pendant des décennies avant d’être définitivement interdite.
Les points de ressemblance entre amiante et pesticides sont éclairants. L’association « Secrets toxiques », une coalition d’organisations mobilisés sur ces questions, en a listé cinq : (1) même à petite doses, amiante et pesticides tuent ; (2) l’expertise scientifique et médicale est (fortement) influencée par les industriels ; (3) la dangerosité est scientifiquement établie, mais la dispersion continue ; (4) une science indépendante d’intérêts financiers privés est indispensable pour gagner une bataille juridique et (5) des maladies professionnelles sont reconnues par la Sécurité sociale (en France).
Nous pouvons encore ajouter à ce parallèle la difficulté à établir un lien de cause à effet systématique, univoque et direct entre l’agent toxique et les dégâts sur la santé humaine, ainsi que les effets différés dans le temps entre l’exposition et ses conséquences. Également, l’enjeu économique : production à faible coût versus coût que représenterait la décision de se passer de ces produits dans le secteur concerné (construction ou agriculture) et de s’engager dans une transition massive. Avec, en filigrane, pour la Belgique, le coût que l’abandon des pesticides pourrait représenter pour un des fleurons de notre industrie dont se targue notre royaume : son secteur chimique et pharmaceutique.
De nouvelles alliances
Dans le sillage des mutuelles françaises, Solidaris et les Mutualités chrétiennes entendent se mobiliser pour faire bouger les lignes. Leur présence à nos côtés sera majeure pour accélérer la lutte contre les pesticides chimiques. Devenue très active également, la cellule « Santé environnementale » de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) n’hésite pas à décrier des décisions en matière de pesticides qu’elle juge dangereuses pour les citoyens. Avec ce bouquet d’acteurs variés de la société civile et les citoyens mobilisés pour leur santé, nous pouvons espérer avancer des pions. Selon un sondage Ipsos réalisé par notre partenaire européen PAN Europe dans six pays européens, dont nos voisins, plus des trois-quarts des gens sont préoccupés par l’impact des pesticides sur leur santé et celle de leur famille.
La double casquette, au niveau régional, du nouveau ministre de l’Environnement et de la Santé devrait permettre des avancées en la matière. On retiendra des prises de paroles de ce médecin, tant à la foire agricole de Libramont qu’à l’inauguration du Salon Valériane, qu’il est déterminé à mettre des choses en place.
Quant à l’argumentaire à développer, au-delà des études scientifiques qui pointent les risques, le principe de précaution, principe juridique fondateur du droit européen (reconnu dans l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne), doit servir de boussole aux décideurs, conformément au règlement européen sur les pesticides qui dispose que « les États membres ne sont pas empêchés d’appliquer le principe de précaution lorsqu’il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l’environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire en l’absence de consensus scientifique des impacts sur la santé ou l’environnement. »
Nature & Progrès poursuit la lutte afin de faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, de les bannir définitivement de notre assiette et de notre environnement. En utilisant à la fois les arguments de l’environnement et ceux de la santé, en nouant les alliances avec les différents acteurs de ce secteur, et en les alimentant de l’expertise qu’elle a accumulée depuis des années, notre association compte bien faire bouger les lignes lors des présentes législatures.
Offrir une fin de vie plus agréable à des poules issues d’élevages intensifs, voilà une idée qui remporte de plus en plus de succès. Mais au-delà des vies sauvées, ce geste pose de nombreuses questions ? Ne soutient-il pas certaines filières d’élevage peu désirables ? Ne contribue-t-il pas à l’appauvrissement génétique de nos petits animaux d’élevage ? Quel modèle de production alimentaire souhaitons-nous défendre à travers un geste aussi simple que celui d’adopter des poules ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Les annonces se succèdent et se ressemblent. La presse locale en fait toujours un large écho. « Sauvez des poules de l’abattoir! ». Des associations et des start-ups se sont créées autour d’opérations de sauvetage, pour faciliter les contacts entre éleveurs et adoptants.
Une meilleure fin de vie
Après une naissance en couvoir, un début de vie bien au chaud dans une ferme spécialisée dans l’élevage des poulettes, c’est à l’âge de 18 semaines que les poules pondeuses rejoignent la ferme qui se concentrera sur la récolte des œufs. La période productive dure jusqu’à 18 mois, soit un peu plus d’une année de ponte intensive. Arrive ensuite le moment de la mue. Le renouvellement du plumage demandant beaucoup d’énergie, la ponte se réduit naturellement. Les poules sont alors « réformées ». Elles rejoignent l’abattoir pour laisser la place au lot suivant, alors qu’il pourrait leur rester quatre à sept années de vie pendant lesquelles la ponte baissera progressivement. Telle est la réalité de quasi-totalité des élevages avicoles professionnels, les exceptions se faisant rares.
La motivation des adoptants de poules de réforme est de prolonger et d’adoucir la vie de ces animaux, notamment pour ceux issus d’élevages en cages – heureusement devenus rares grâce aux actions citoyennes et d’associations de protection animale comme Gaïa – ou au sol. C’est en effet dans les conditions de claustration que les poulettes sont les plus abîmées. Les poules élevées en grand nombre ont, en effet, tendance à arracher les plumes de leurs congénères, ce qu’on appelle le « picage ». Ce phénomène est courant dans les élevages en claustration. Mais même dans les filières plein air et bio, où les animaux ont accès à des parcours extérieurs et disposent de plus de place, il arrive que les poules sortent de leur élevage dans un piteux état.
Comment ne pas être pris de pitié pour ces pauvres êtres ? Les adoptant.e.s au grand cœur sont de véritables mamans ou papas poule : leurs protégées se remplument rapidement et passent une heureuse fin de vie dans un jardin. Pour celles issues de cages ou d’élevages en bâtiment, c’est la première fois qu’elles découvrent la vie en extérieur. Elles peuvent gratter la terre, picorer l’herbe, chercher des vers et d’autres insectes. Tout le monde est donc heureux. Vraiment ?
Une opération lucrative pour les éleveurs
Les poules de réforme ne sont pas données. Un adoptant déboursera entre trois et cinq euros par poule, voire jusque sept euros dans le cadre d’initiatives organisées, le plus souvent bénévolement. Du beurre dans les épinards pour l’éleveur, comparé aux quelques dizaines de centimes d’euros que lui en donne l’abattoir. Quand la presse et les associations attirent des foules d’adoptants, ce sont plusieurs centaines ou milliers de poules qui sont ainsi sauvées, ce qui représente un petit pécule pour l’élevage en question.
Si les consommateurs responsables et les associations de protection des animaux appellent au boycott de la consommation d’œufs issus d’élevages en cage ou au sol, pourquoi ne pas appliquer le même principe de consomm’acteur dans le cas de l’adoption de poules ? Acheter les poules de réforme d’élevages conventionnels, particulièrement en cage ou au sol, ne revient-il pas à soutenir des modes d’élevages indésirables à tous points de vue (bien-être animal, santé humaine et environnementale, etc.) ? Faut-il privilégier le sauvetage de l’individu, ici et maintenant, ou éviter que d’autres vivent dans ces mêmes conditions désastreuses à l’avenir ? 500 poules sauvées d’un élevage au sol, à un prix de trois euros la poule, c’est un don de plus de 1.000 euros pour soutenir ce mode d’élevage !
La généralisation de races industrielles
Les races – en fait, on les appelle des hybrides – élevées chez les professionnels sont toujours les mêmes, des Formules 1 de la ponte, comme la Holstein est la Formule 1 du lait, et le Blanc Bleu Belge, la Formule 1 de la viande. Cette hypersélection d’une poule, à l’origine équilibrée entre ponte et viande, vers des hypertypes de poulets de chair massifs et de maigres poules pondeuses a pour objectif de produire davantage en réduisant les coûts alimentaires. Cet objectif rejoint des préoccupations économiques mais aussi environnementales : moins de céréales à donner aux volailles, c’est moins de terres consacrées à l’alimentation animale, et donc, plus de terres pour l’alimentation humaine ou pour d’autres activités comme la protection de la nature. Mais cette évolution se fait au détriment de la diversité génétique et de la rusticité des animaux. Il est pourtant plus que jamais important de diversifier les gènes des animaux d’élevage, étant donné l’occurrence de plus en plus fréquente de maladies (grippe aviaire, mais aussi, pour les bovins et moutons, la maladie de la langue bleue, etc.) et l’accroissement des stress liés aux changements climatiques (pics de chaleur ou de froid, périodes d’humidité ou de sécheresse intense…) éprouvant la bonne santé des animaux. La rusticité, le plus souvent privilégiée par les agriculteurs bio, est une clé pour la résilience de notre agriculture.
Les élevages de particuliers – nos jardins ! – sont les derniers refuges permettant de sauvegarder des races locales, moins productives mais plus équilibrées et diversifiées. Ce patrimoine génétique est riche, et les individus bien adaptés à un élevage familial. N’est-il pas plus intéressant, plutôt que de sauver des poules industrielles de l’abattoir, de soutenir de petits élevages de races rustiques et locales et contribuer à la conservation de la diversité de la petite basse-cour ? Si l’idée est fortement développée dans le domaine végétal avec les innombrables variétés de semences de terroir, pourquoi ne pas appliquer le même principe aux petits animaux de ferme ? Comme nous cultivons des choux de Jalhay, des haricots Roi des Belges ou des laitues « Blonde de Laeken », pourquoi ne pas élever des poules Ardennaises, des Famennoises, des Barbues d’Uccle ou la Naine du Tournaisis ? Nous aussi, dans nos jardins, nous pouvons être acteurs de la sauvegarde génétique de la faune et de la flore domestiquées, un enjeu de première importance à l’heure des changements globaux, pour plus de résilience individuelle et collective.
Adopter des poules, un geste citoyen
Adopter des poules est un geste intéressant, que ce soit pour renforcer son autonomie alimentaire, pour recycler ses déchets organiques, pour leur faire participer aux travaux du jardin – petit travail du sol, gestion de ravageurs… – ou simplement pour se connecter avec le vivant. Le choix des individus qui rejoindront votre jardin n’est pas anodin : comme tout acte d’achat, il nécessite une réflexion afin d’être cohérent avec les valeurs défendues par chacun.
Sauver des poules de l’abattoir permet de prolonger la vie des animaux en assurant leur bien-être. Mais il s’agit aussi d’un acte de soutien pour la filière d’élevage qui propose ses volatiles. Pour notre santé et celle de la Terre, choisissons-le bio et vertueux dans les domaines écologiques et sociaux. Et pourquoi pas les éleveurs sous mention Nature & Progrès ?
Adopter des poulettes chez un petit éleveur spécialisé dans les races locales est une autre option. Elle permet de soutenir de plus petits élevages, mieux adaptés au bien-être des animaux, et de contribuer à la préservation de la diversité génétique des espèces de basse-cour. Les nombreuses associations de petit élevage actives en Wallonie et à Bruxelles renseignent volontiers les adresses d’éleveurs passionnés.
Pour Nature & Progrès, association de consommateurs engagés dans la défense d’un modèle de production alimentaire de qualité, pour notre santé et pour l’environnement, il est important de sensibiliser les citoyens aux tenants et aboutissants de gestes aussi simples que celui d’adopter des poules. Car comme le choix alimentaire, il s’agit d’un acte citoyen lié au modèle de société que nous souhaitons défendre.
Emoi chez les producteurs et les consommateurs bio. Des courgettes biologiques ont été rappelées par l’AFSCA en raison de teneurs trop élevées en heptachlore, un insecticide dont l’usage est depuis longtemps interdit. Des faits qui sèment le doute sur la fiabilité du label. La vérité ? Ce pesticide est un polluant persistant, contaminant historique de nos sols. Plus que jamais, mangeons bio. Car l’agriculture biologique démontre que se passer des pesticides chimiques de synthèse est possible. Un argument indispensable pour faire interdire au plus vite ces substances nocives et persistantes dont hériteront les générations futures.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
22 août 2024. L’Agence Fédérale pour la Santé de la Chaîne Alimentaire (AFSCA) procède à un rappel de courgettes bio vendues par Delhaize « en raison d’une teneur trop élevée en résidus d’un produit phytopharmaceutique (heptachlore) ». Même rappel le 7 septembre chez Aldi et le 9 septembre chez Carrefour.
Des doutes sur l’agriculture biologique
L’information, diffusée par l’AFSCA sur les réseaux sociaux et relayée par la grande presse, provoque l’émoi. Dans les commentaires, on peut lire l’indignation d’un consommateur qui se sent trompé et peine encore à croire dans la fiabilité de l’agriculture biologique. « Et ça se prétend bio ? » « C’est bien la preuve qu’ils nous entubent avec leur pseudo bio. » « Mis à part gonfler les prix, c’est aussi bio que je ne suis blonde ! » « Soi-disant bio… Non seulement ces produits sont plus chers, mais en plus, on ne peut pas s’y fier ! » « Je crois que beaucoup produits bio ne sont pas si bio que cela. »
Certains suspectent une agriculture bio moins fiable qu’une autre : celle qui est industrielle, celle qui est vendue par les grandes surfaces ou celle qui provient de l’étranger. « Clairement, le bio industriel, ça n’est pas bio ! » « Comme Delhaize, toutes les grandes surfaces vendent du bio traité avec des produits phytosanitaires. » « Les gens ne comprennent pas que le bio en grand magasin, c’est de la poudre aux yeux. Allez chez les petits marchands locaux, dans les coopératives qui exigent des normes strictes si vous voulez du vrai bio. » « Allez chez le petit maraîcher du coin, lui quand il dit bio, c’est bio ! » « Les seuls légumes réellement bio se trouvent dans mon jardin ».
Et pourtant, l’agriculture biologique est contrôlée rigoureusement par les organismes de certification, surveillés eux-mêmes par la Région wallonne. Qu’elle soit produite chez de petits producteurs ou chez des industriels, en Belgique ou à l’étranger, vendue en grandes surfaces ou dans des épiceries locales, les contrôles et les normes sont identiques. Comment expliquer cette contamination ? L’agriculture biologique est-elle fiable pour nous, consommateurs bio engagés et attentifs à la qualité de ce que nous mangeons ? Peut-on encore faire confiance dans le label que notre association prône depuis ses débuts ?
L’heptachlore, contaminant persistant
Quatre jours après le premier rappel, le 26 août, l’asbl Biowallonie publie un communiqué sur l’origine de la contamination1. Le pesticide détecté dans les courgettes bio, l’heptachlore, est un insecticide organochloré qui a été utilisé principalement contre les insectes du sol et les termites. Classé comme cancérigène possible (groupe 2B du Centre international de recherche sur le cancer – CIRC2), il fait partie des « douze vilains » (The dirty dozen, dont la liste officielle des – en réalité, 17 – contaminants est fournie par le Pesticide Action Network3), une catégorie de polluants organiques persistants parmi les plus nocifs et répandus dans l’environnement. Si une trace d’heptachlore est retrouvée sur un produit alimentaire, celui-ci est impropre à la consommation, qu’il soit bio ou conventionnel.
L’Europe interdit l’heptachlore en raison de sa toxicité dès 1978 (Directive 79/117/CEE). La firme américaine qui produisait le pesticide arrête ses activités en 1987. L’heptachlore fait partie des polluants organiques persistants (POP), polluants majeurs à l’échelle mondiale selon la Convention de Stockholm, un accord international visant à interdire certains produits polluants, entré en vigueur en 2004 et comptant 152 pays signataires (dont la Belgique). Il persiste dans l’environnement et s’accumule le long de la chaine alimentaire.
Pourquoi en retrouve-t-on dans les courgettes bio ? Une pollution historique est incriminée. « Les cucurbitacées captent les traces d’heptachlore résiduelles et les concentrent durant leur croissance en raison de la composition particulière des substances relâchées par leurs racines », explique Ariane Beaudelot, auteure du communiqué de Biowallonie.
Un goût de déjà vu
En mars 2016, Tests-Achats publiait un article4 dénonçant la présence de pesticides chimiques de synthèse dans des pommes et des poires, y compris en bio. L’association fait planer le doute sur la fiabilité de l’agriculture biologique. Un communiqué de presse des Services Opérationnels du Collège des Producteurs nous éclaire alors. « Le chlorméquat, comme le souligne Test Achats, est aujourd’hui banni de la fruiticulture mais reste tristement célèbre par sa persistance dans le bois des arbres. Il continue à être détecté sous forme de microtraces dans les fruits d’anciens vergers de poires aujourd’hui convertis en bio. Une autre source de contamination peut être une dérive de pulvérisation en provenance de champs de céréales non bio où son usage est toujours autorisé. »
Une raison de plus pour consommer bio
Ces contaminations font mal au secteur bio, en raison du discrédit qui se propage au sein des consommateurs. Tandis que les convaincus se doutent qu’une explication sera fournie pour expliquer les contaminations – et celle-ci ne tarde pas à les rassurer sur la fiabilité du label -, les consommateurs plus perplexes se détournent du bio, se sentant victimes d’une tromperie. Les réseaux sociaux relaient comme une trainée de poudre les explications erronées. Pourtant, ces faits confirment l’importance, plus que jamais, de consommer bio. Au plus il y a de traces de pesticides dans les produits bio, au plus nous avons intérêt à en consommer.
Pourquoi ? Parce les polluants éternels, issus d’anciennes pratiques, se trouvent partout, y compris dans les champs bio et dans les jardins. Parce que les pesticides encore utilisés aujourd’hui en agriculture conventionnelle se répandent dans le sol, dans l’eau et dans l’air que nous respirons. En juillet 2024, PAN Europe et Nature & Progrès ont d’ailleurs démontré, analyses à l’appui, que l’on trouve des PFAS aussi bien dans l’eau du robinet que dans l’eau en bouteilles5 Bien entendu, il y a toujours moins de pesticides dans les produits bio ou « maison » que dans ceux issus de l’agriculture qui les utilise directement. Mais outre cette moindre contamination, il est important de manger bio car la seule manière de se protéger durablement de ces poisons, c’est d’œuvrer à leur interdiction. Choisir le label bio, pour un producteur ou pour un consommateur, c’est participer à retirer du crédit à l’agriculture conventionnelle qui prétend que les pesticides sont indispensables pour nourrir le monde.
Consommons bio pour soutenir celles et ceux qui ont opté pour ce mode d’agriculture. Car ce sont les paysans et les paysannes bio qui démontrent au quotidien que l’on peut se passer de pesticides chimiques de synthèse pour produire des aliments sains. Que ces substances toxiques, si elles sont considérées comme indispensables par l’agriculture conventionnelle – qui en persuade nos politiques -, ne le sont pas du tout. Et qu’il est grand temps de les interdire, en vue de préserver notre environnement pour les générations futures. Le nombre de molécules toxiques s’accumulant dans les écosystèmes ne cesse de croître. Pendant que certaines sont enfin interdites, d’autres sont mises sur le marché, avant que la preuve de leur nocivité ne soit apportée et qu’elles soient à leur tour interdites, plusieurs années plus tard. Mais le mal est fait, et ces molécules contaminent nos sols, nos eaux et l’air que nous respirons pendant de longues années encore. Oui, la solution est plus que jamais dans l’agriculture biologique. Il est nécessaire de rétablir la vérité sur les produits bio contaminés afin de rassurer les citoyens sur la fiabilité du bio. Parlons-en, et militons, encore et toujours pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèses et autres contaminants chimiques dangereux, pour notre santé et celle de la Terre.
Très jeune, je me suis sentie concernée par la question de la protection animale. A commencé un cheminement, accompagné de nombreux questionnements, par rapport aux mouvements que j’ai pu croiser. Défendre le bien-être animal, est-ce défendre l’individu ou l’écosystème ? Que penser de l’idée de modifier génétiquement des prédateurs pour les empêcher de blesser et tuer d’autres animaux ? Faut-il devenir flexitarienne, végétarienne ou végane ? Faut-il militer pour l’abolition de l’élevage, ou agir pour améliorer les conditions de vie des animaux ?
Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès
Je suis née dans les années cinquante dans un village qui comptait alors une dizaine de fermes. Celle de mes parents comptait environ cinquante hectares plus une vingtaine de vaches, des cochons, des poules et deux juments de trait. Quand j’étais placée sur son dos, le collier d’épaule de la jument Lisa m’arrivait devant les yeux. Ces paisibles chevaux ont rapidement fait place aux premiers tracteurs et à la mécanisation de l’agriculture qui valut, quelques années plus tard, à mon père de trouver la mort sur la route en allant prendre livraison d’une moissonneuse-batteuse.
Ce qui m’a amenée au bien-être animal
A cette époque, le bien-être animal était une notion dont on ne parlait pas encore. Les animaux étaient visibles dans les champs ou dans les étables. Le contrôle social était tel que chacun se devait de savoir qui se comportait correctement, ou pas, avec les animaux qu’il « possédait ». Mon père était connu comme bienveillant à l’égard de tous : humains, animaux (ou du moins, je veux le croire). Cependant, je le vis pratiquer des actes devenus inconcevables à l’époque actuelle, comme trancher la gorge d’une vache accidentée avec un couteau de cuisine « pour ne pas perdre la viande », et d’autres actes que je n’oserais même pas décrire aujourd’hui, tant ils sont éloignés de la sensibilité qui a cours actuellement.
Ma mère aimait manger de la viande. Vers l’âge de quatre ou cinq ans, quand il me fut dit, et que je compris, que la viande dans mon assiette provenait du veau qui se trouvait quelques jours avant cela dans la pâture, et qu’il me fut dit que cette viande devait donc être succulente, je perdis le plaisir d’en manger pour le restant de ma vie. Cela, même si des bonnes paroles du genre « pour être en bonne santé, il faut manger de la viande » avaient été déversées, déclinées de diverses façons, sur ma bonne conscience, ma vie durant. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de m’impliquer dans les questions de bien-être animal.
Les temps ont changé. La valeur de la vie d’un animal a évolué. Rappelons-nous que la chienne Laïka fut, en 1957, le premier être vivant à décoller pour l’espace. Elle n’en reviendra pas vivante, ce qui était prévu, mais nous nous accordons tous à voir le progrès en matière spatiale.
Entre deux extrêmes, faut-il choisir ?
L’intensification de l’élevage et la recherche de profit par l’industrie agro-alimentaire ont provoqué l’émergence de mouvements animalistes dans les années septante… Je me suis rapprochée de ces derniers dans le but de mieux les comprendre. Même si je ne partage pas l’ensemble de leur idéologie, je remercie les animalistes extrémistes d’avoir révélé au grand public les atrocités commises dans certains abattoirs en France. La prise de conscience qu’ils ont induite dans le grand public quant à la souffrance des animaux de production a mené au développement du mouvement végane. La logique est poussée tellement loin qu’elle va jusqu’à l’excès : les mouvements abolitionnistes de l’exploitation animale voudraient la disparition des animaux pour leur éviter la souffrance.
Cette logique a été appliquée aux animaux sauvages : des associations comme Animal Ethics montrent la souffrance des animaux qui doivent composer avec les maladies, l’angoisse de la prédation et de la mort. Des associations vont jusqu’à prôner la modification génétique des animaux prédateurs pour qu’ils ne tuent plus de proies ! J’y vois là une manifestation de l’orgueil humain qui se place au-dessus de l’environnement pour le réguler et refuse de voir sa propre phobie de la mort.
Animaux-individus ou écosystèmes ?
Une autre découverte éclairante fut le livre Zoopolis : Une théorie politique des droits des animaux écrit par Sue Donaldson et Will Kymlicka (Oxford University Press, 2011). Pour ces auteurs, tous les animaux devraient être protégés par les mêmes droits fondamentaux, différant en fonction de leur appartenance à certains groupes. Ils introduisent la notion d’animaux liminaires, ceux qui vivent en bordure des sociétés humaines, comme les renards, les pigeons, les écureuils qui doivent être conçus comme des résidents permanents. Les animaux domestiqués doivent être envisagés comme des citoyens et les animaux sauvages, qui vivent totalement ou principalement séparés des sociétés humaines, devraient être considérés comme souverains sur leur propre territoire. Cela ouvre matière à réflexion intéressante et développe la notion d’animal-individu.
Ce concept d’animal-individu est celui prôné par les mouvements animalistes actuels modérés ou extrémistes et s’oppose à l’approche environnementaliste de l’animal (principalement sauvage) comme faisant partie d’un écosystème. Cette dernière s’intéresse avant tout à la santé des écosystèmes dont les animaux sont un élément essentiel, et non au sort de chaque animal considéré individuellement.
Welfariste, la voie du milieu
Ma position personnelle aujourd’hui est « welfariste ». S’il m’est impossible de changer la vision suprématiste, en cours dans notre société, de l’humain sur l’animal et sur l’environnement dans son ensemble, je me place du côté de l’amélioration du bien-être des animaux en ne les considérant pas comme des machines à notre service, mais en tenant compte de leur sensibilité et de leur souffrance. Il s’agit d’améliorer leurs conditions de vie là où c’est actuellement possible. S’il m’est impossible d’agir ici et maintenant contre l’exploitation des animaux dans le but du profit de quelques humains, je milite pour la reconnaissance de la sensibilité des animaux et l’amélioration des conditions de vie que nous leur imposons.
Une personnalité m’a énormément inspirée dans ce choix. Il s’agit de Temple Grandin. Diagnostiquée autiste, elle partira du postulat que la sensibilité des autistes est proche de celle des animaux. Lors de visites d’élevages ou d’abattoirs, elle a pu décoder les lacunes amenant du stress chez des animaux : les bruits métalliques du balancement d’une chaine, le changement de couleur au niveau du revêtement de sol… Sa réussite : elle a pu faire un grand pas en matière d’amélioration du bien-être animal en conseillant les professionnels. Elle a également conçu du matériel qui équipera près de la moitié des abattoirs d’Amérique du Nord.
Ce choix de la « voie du milieu » m’a rapprochée de Nature & Progrès. Grâce aux visites du système participatif de garantie, je peux découvrir les élevages bio sous mention, et constater l’importance que le bien-être animal représente dans le quotidien des producteurs. Nous y échangeons sur les techniques et pratiques les plus adéquates.
Mathilde Roda, notre agronome chargée du suivi de la mention Nature & Progrès, témoigne : « On ressent une forte réticence de la part des éleveurs, même les plus attentifs au bien-être de leurs animaux, à aborder publiquement le sujet. Ils n’osent que rarement gratter la surface de l’iceberg et reconnaître : « Oui, je pourrai aller plus loin ». Quitte à expliquer pourquoi ce n’est pas encore le cas. Comme si ce sujet, trop lié à l’affect et peu rationnalisé, était un terrain glissant. Il n’y a qu’au cours des visites du système participatif de garantie que l’on peut ouvertement aborder ce sujet, car c’est moment privilégié où l’on prend le temps de la discussion. Toute évolution passe par un questionnement. On est en droit d’en débattre, de tester les sensibilités de chacun, de les confronter aux réalités économiques. Certaines questions peuvent s’enrichir de ces échanges ».
Un élevage respectueux du bien-être animal est possible
Le welfarisme est la voie qu’a choisi Nature & Progrès. Car l’agriculture biologique sans élevage n’est pas concevable. Les animaux et les végétaux sont dépendants les uns des autres : les fumiers animaux nourrissent la vie du sol, qui rend les éléments nutritifs disponibles pour les plantes, et les cultures fournissent les aliments des animaux, ainsi que leur couchage. Une agriculture sans animaux est le plus souvent dépendante des engrais chimiques de synthèse, qui déséquilibrent la nutrition végétale et rendent les plantes dépendantes des pesticides chimiques de synthèse. Par ailleurs, les producteurs de Nature & Progrès démontrent qu’élever des animaux dans le respect de leur bien-être est possible pourvu que l’éleveur s’en donne les moyens. C’est, par ailleurs, un prérequis indispensable pour produire une viande et des produits laitiers de haute qualité. L’agriculture est un partenariat entre hommes et animaux d’élevage.
2 mai 2024 : le bien-être animal est inscrit dans la Constitution belge. Si cette matière gagne du terrain, force est de constater que les animaux d’élevage semblent relativement épargnés par les législations, par rapport aux animaux de compagnie. Les lobbys de l’agro-industrie brandissent des arguments de rentabilité, de concurrence, et prétendent sauver nos éleveurs wallons.
L’élevage paysan respectueux des animaux : impossible ? Nature & Progrès démontre que non, à travers le modèle qu’elle défend, la bio de ses producteurs, et les multiples innovations sur lesquelles ils travaillent : pratiques vétérinaires alternatives, abattage à la ferme et élevage des veaux laitiers sous leur mère.
En tant que citoyens, consommateurs – pour la plupart d’entre nous – de produits animaux, nous sommes tous concernés par les conditions d’élevage en ferme. Explorons ensemble ce sujet afin de nous positionner et d’agir en tant que citoyens responsables
Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès, Mathilde Roda, animatrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
La plupart des humains sur Terre n’a de contact direct avec l’animal que dans son assiette. Comme chacun le sait, les animaux élevés pour constituer notre nourriture, principalement les vaches, les cochons, les moutons et les poulets, se chiffrent par centaines de milliers dans nos fermes. Heureusement, dans notre société occidentale, les préoccupations en matière de bien-être animal occupent une place de plus en plus importante chez nos jeunes, surtout en milieu urbain !
Ne nous limitons pas aux animaux de compagnie !
De plus en plus de personnes vivent en ville : plus d’une personne sur deux, actuellement, et ce chiffre ne fait qu’augmenter. Loin des campagnes garnies de fermes, les citadins ont généralement un contact avec le monde animal restreint aux seuls animaux de compagnie.
Parlons-en ! Chiens, chats et autres hamsters vivent avec nous. Par l’intermédiaire de sélections, ils ont été morphologiquement modifiés par l’humain pour notre plaisir. Nous leur fournissons le gite et le couvert et, en échange, nous leur demandons d’être présents pour nous. Parfois notre anxiolytique, parfois notre faire-valoir, ils y consentent, dans la plupart des cas. Les soins vétérinaires tirent profit de notre dévotion : on assiste à une évolution de la technicité, allant parfois jusqu’à l’acharnement thérapeutique.
Mais ne limitons pas notre intérêt aux animaux de compagnie. Le bien-être animal doit concerner tous les animaux, y compris ceux de ferme, y compris ceux qui vivent dans la nature. Or, tous ne sont pas égaux face à la maltraitance.
Législation : deux poids, deux mesures
Certains animaux domestiques n’échappent pas à la négligence ou à la cruauté. C’est pour cette raison qu’ont été créées, au XIXe siècle, les sociétés protectrices des animaux. De cette même époque date la loi française de Grammont qui sanctionne les mauvais traitements abusifs commis en public sur les animaux domestiques. Bien que souvent citée comme à l’origine des législations pour les droits des animaux, il est bon de rappeler que le but premier de cette loi fut d’abord de permettre aux citoyens de ne plus voir des animaux se faire abattre dans les mares de sang des tueries, en bord de Seine.
Les législations actuelles ciblent principalement les animaux de compagnie. Non pas parce que le mal-être ou la maltraitance de ces derniers est plus marquante, mais parce que ces derniers sont moins soumis à la puissance des lobbys. Explorons cette différence marquée de traitement des animaux de compagnie et de ferme à travers un exemple parlant : celui des « hypertypes ».
Les animaux de compagnie et de production sont sélectionnés par les humains depuis leur domestication. Au départ, les critères portaient sur la docilité des animaux, sur leur capacité à s’adapter au mode de vie des humains, mais aussi sur leur capacité à fournir un travail (animaux de trait, chevaux de guerre, chiens de protection de troupeaux) ou de nous nourrir (lait, viande, œufs). Plus tard, des critères morphologiques à visée esthétique ou fonctionnelle se sont ajoutés à ces sélections, surtout pour les animaux de compagnie.
Cette hypersélection, menant à ce que l’on nomme des « hypertypes », aboutit parfois à des morphologies incompatibles avec le bien-être animal. Pensez au nez écrasé du bouledogue, à l’origine de problèmes respiratoires, ou à l’arrière-train « trainant » des bergers allemands, entrainant des dysplasies et une mort souvent prématurée. Les animaux de ferme sont aussi concernés ! Pensez aux Blanc Bleu Belge incapables de donner naissance à leur veau sans césarienne, à certaines Holstein hyper-sélectionnées, malades de produire trop de lait, etc.
En Wallonie, une législation a été mise en place concernant les hypertypes pour les animaux de compagnie. Elle vise à interdire la reproduction et la vente d’animaux présentant une morphologie incompatible avec leur bien-être. Par contre, aucune mesure ne concerne les animaux de production. Il est, en effet, plus facile de légiférer sur les hypertypes de chiens ou de chats que sur les bovins, porcs et autres animaux de ferme, chasse gardée des lobbys de l’élevage industriel et de la viande qui protègent d’abord le profit humain.
Impossible n’est pas Nature & Progrès !
Certes, les arguments de ces lobbys semblent difficiles à contrer. Voulons-nous de la viande provenant de nos élevages industriels aux normes belges ou manger de la viande produite ailleurs où les normes sont plus laxistes quant au bien-être des animaux ? Tiens, tiens… Il semble que c’est un argument déjà entendu en matière de protection environnementale, justifiant le maintien des pesticides… Bien sûr, il est crucial de préserver l’emploi des éleveurs locaux dans un contexte où les effectifs de producteurs sont en importante diminution.
Les lobbys ne persuadent-ils pas la population de mangeurs qu’aucune alternative n’existe par rapport au modèle dominant et industriel destiné à produire notre nourriture, que l’augmentation de la production de viande est incontournable afin de répondre à l’augmentation démographique ? En bref, que le changement de modèle serait impossible ?
Chez Nature & Progrès, nous avons toujours refusé ces discours, recherché et mis en place des alternatives dans le respect de notre santé et de celle de la Terre – et de tous ses habitants, humains et non humains, à plumes et à poils. Notre association se penche donc sur la recherche de modèles alternatifs pour un élevage innovant et humain.
Bio et bien-être animal
La bio, née dans les années ’60 et ’70, a tourné le dos à l’industrialisation de la culture (engrais chimiques de synthèse, engrais, sélection focalisée sur le rendement…), mais aussi de l’élevage (spécialisation, sélection intensive, concentration et enfermement des animaux…). La charte de Nature & Progrès, établie par ses membres producteurs et consommateurs, rassemble différentes balises pour un élevage respectueux des animaux, des humains et de la Terre. Une partie de ces règles a été reprise lors de la rédaction des premiers cahiers des charges bio européens en 1991.
Aujourd’hui, un éleveur certifié bio est dans l’obligation de permettre à ses animaux de sortir en extérieur quand les conditions le permettent. La densité des animaux, tant dans les abris que dans les parcours, est limitée en vue d’éviter toute concentration néfaste à leur bien-être et à leur santé. L’attache est strictement réglementée, ce qui assure la possibilité pour les animaux de se mouvoir librement. Les porcs ont accès à des zones de fouissage, soit en pleine terre, soit constituées de litière. Les aliments sont certifiés bio et sans OGM, et une partie doit provenir de la ferme ou d’autres producteurs régionaux. La santé est axée principalement sur la prévention en renforçant le système immunitaire des animaux, avec des méthodes et conditions d’élevage respectueuses des besoins physiologiques et éthologiques des animaux et stimulant leurs défenses naturelles. Toute souffrance doit être évitée pendant toute la durée de vie de l’animal, y compris lors de l’abattage. Les éleveurs bio choisissent des races rustiques, conjuguant productivité – il en faut ! – et une bonne fonctionnalité. Les organismes certificateurs et autorités de contrôle sont chargés de vérifier le bon respect de ces dispositions lors des contrôles, au minimum annuels.
Au-delà de ces règles de base, les recherches menées par les éleveurs vont bon train, pour aller toujours plus loin dans les bonnes pratiques.
Innover, sans cesse !
La prévention des maladies est la base de l’élevage bio. Notre association a été pionnière dans la diffusion de techniques telles que la phytothérapie et l’homéothérapie animale, ou encore, la méthode Obsalim permettant un diagnostic précoce des déséquilibres alimentaires du troupeau. Les formations organisées par Nature & Progrès, aujourd’hui assurées par d’autres acteurs, ont permis aux éleveurs bio de développer une stratégie de soins alternatifs pour assurer le bien-être et la santé de leurs animaux.
C’est à l’occasion de rencontres du projet Echangeons sur notre agriculture, en 2016, que l’idée d’abattre des animaux à la ferme a été proposée par des citoyens et des éleveurs. Elle est née de réflexions en réaction aux fermetures d’abattoirs : les distances entre la ferme et le lieu de mise à mort s’allonge, le stress lié au transport et à la manipulation des animaux compromet leur bien-être et la qualité de la viande. Abattre à la ferme de manière cadrée est une idée réaliste, creusée et soutenue par Nature & Progrès. Nos travaux, ainsi que ceux d’autres organisations en Europe, ont mené à une ouverture législative permettant aujourd’hui, « sous certains conditions », cette pratique en ferme. Mais ces « conditions » font encore l’objet de débats, de recherches, de négociations. Depuis, avec le soutien de la Région wallonne, l’Université de Liège a repris les rênes du dossier, et un projet-pilote est en préparation en Wallonie.
Les producteurs sous mention Nature & Progrès sont souvent les pionniers de nouvelles pratiques. A la ferme d’Esclaye à Beauraing, la famille Henin a lancé une expérimentation : laisser des veaux laitiers sous leur mère. En 2021, cinq veaux ont été nourris au pis et à l’herbe, jusqu’à l’âge de huit mois. Ils ont ensuite été valorisés dans la filière viande. Ce premier test ayant mené à des résultats positifs, la famille Hénin a souhaité poursuivre l’expérience afin de collecter plus de données. Le projet en cours, mené par les éleveurs en partenariat avec l’Université Catholique de Louvain et avec le soutien de la Fondation Baillet-Latour, porte sur le suivi de seize vaches et de leurs huit veaux mâles et huit veaux femelles. Pour compléter ce suivi technique, basé sur les données de production de la ferme, il apparaissait nécessaire d’étudier la faisabilité économique du développement de la filière veaux laitiers, et ce, afin d’encourager la multiplication des élevages s’engageant sur cette voie, et c’est de cette dernière partie que Nature & Progrès à la charge. Les résultats de cette recherche vous seront présentés très prochainement !
Ne sommes-nous pas allés trop loin dans l’animal-machine ? Doit-on continuer de piétiner les animaux sous des prétextes économiques ? Pour Nature & Progrès, il est temps de développer une vision globale de nos systèmes d’élevage, à l’échelle de la société, et non à celle de l’étable.
L’agriculture biologique est officiellement reconnue depuis une trentaine d’années. Ceux qui ont connu ses premières heures prennent, tour à tour, leur pension. Avant de les laisser prendre le large, nous les rencontrons pour recueillir leur avis sur ces trois décennies de métamorphose du secteur bio. Damien Winandy, ancien directeur de la Direction de la Qualité de la Région wallonne, nous partage sa vision de l’évolution de l’agriculture biologique à travers le prisme de la réglementation.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, et Dominique Parizel, rédacteur
L’agriculture biologique est née de la rencontre de producteurs et de consommateurs en réaction aux mutations de l’agriculture (développement des engrais et pesticides chimiques de synthèse, sélection génétique des plantes et des animaux vers un rendement optimal, spécialisation des activités des fermes, reprise en mains de la transformation dans les industries et de la vente par les grandes surfaces, etc.). Au sein de Nature & Progrès France, puis en Belgique, ces citoyens ont défini un modèle agricole alternatif, la bio. Dans les années septante sont nés les premiers cahiers des charges qui posaient les bases de cette agriculture. C’est une vingtaine d’années plus tard que l’agriculture biologique fut reconnue au niveau européen, et que la première réglementation bio fut rédigée, largement basée sur les cahiers des charges des producteurs de Nature & Progrès.
Comment est élaborée cette législation ? Comment tient-elle compte des réalités de terrain ? Comme se comporte-t-elle au fil des années face à un secteur bio en expansion ? Le règlement bio risque-t-il de s’alléger face à la pression des lobbies ? Quels sont les garde-fous et les actions qui permettent de maintenir une bio forte, en cohérence avec ses valeurs ? Comment maintenir la confiance des citoyens pour les produits labellisés bio ? Ce furent les questions abordées lors de la rencontre avec Damien Winandy.
Garantir une qualité différenciée
C’est en 1995 que Damien Winandy, ingénieur agronome au sein du ministère de l’Agriculture – alors fédéral – est chargé de suivre un secteur bio naissant. La réglementation biologique européenne, qui a vu le jour dans le secteur végétal en 1991, était sur le point d’être étendue au secteur de l’élevage, sur lequel il travaillait alors. En 2001, avec la régionalisation de l’agriculture, s’est créée la Direction de la Qualité des Produits, dont il a pris la tête dès sa création, et qu’il a dirigée jusqu’à la fin de sa carrière au 1er mai 2024.
La Direction de la Qualité a pour mission d’apporter aux consommateurs une garantie officielle sur la qualité des productions agricoles. Elle s’occupe du secteur bio, mais aussi des autres labels européens (appellations d’origine contrôlée, indications géographiques protégées), du développement d’un label régional « Qualité plus », de la certification des semences et des plants, de la qualité du lait, du bien-être animal, etc. A la différence de marques privées, ces signes de qualité officiels sont définis dans des cahiers des charges et contrôlés, directement ou indirectement, par la Région.
Ces marques officielles de qualité ont-elles leur raison d’être à côté d’un bio idéal ? Damien Winandy pense qu’elles peuvent constituer une situation intermédiaire entre le conventionnel et le bio, et pourquoi pas, une étape permettant in fine aux producteurs d’opter pour le bio. Il constate que la Wallonie manque de stratégies liées à une approche fine de son territoire, au contraire de la France qui brille dans sa manière de mettre en avant ses produits de terroir. « La difficulté est d’avoir des filières qui se créent et qui se maintiennent durablement malgré l’individualisme bien connu des agriculteurs qui ont tendance à vendre leurs produits là où on leur donne le plus. Il faut établir une confiance mutuelle au sein de toute une filière ».
Une réglementation du bio qui évolue
C’est au sein de la Direction de la Qualité qu’est gérée la réglementation bio européenne et wallonne. Lors des révisions européennes, l’administration y définit la position wallonne après consultation du secteur bio. Elle propose au législateur les arrêtés utiles pour préciser certaines règles laissées à la discrétion des Etats membres.
Allons-nous vers une baisse des normes bio ? L’agronome ne le croit pas. « Chaque changement de législation a généralement donné lieu à un approfondissement en faveur des règles bio. Une série de dérogations temporaires, mises en place pour permettre au secteur de s’adapter à des règles plus strictes, sont, depuis lors, échues. Les agriculteurs se sont adaptés. »
Une Wallonie plus rigoureuse
Le plus souvent, la Wallonie se veut être parmi les bons élèves, avec le souhait de conserver une bio stricte, bien démarquée de l’agriculture industrielle. Par exemple, les règles relatives à la production de miel bio sont aujourd’hui plus restrictives que dans d’autres Etats membres. On peut donc, en Wallonie, aller plus loin que le règlement bio européen, mais la marge de manœuvre se limite à apporter une précision sur les normes décrites dans les textes européens.
La concertation, clé des évolutions réglementaires
Comment parvenir à trancher au niveau réglementaire, ne pas être trop laxiste ni trop strict, rester en lien avec le terrain ? Un comité de concertation pour l’agriculture biologique (CCAB) a été mis en place dès 1992. Il permet au secteur bio de débattre des modifications réglementaires à apporter, que ce soit au niveau wallon ou européen. Le comité est composé de représentants des agriculteurs, des transformateurs, des consommateurs (Nature & Progrès), des organismes de certification et de structures d’encadrement.
Damien Winandy insiste sur l’importance de cette instance de concertation et de sa représentativité. « J’ai toujours aimé travailler avec le secteur bio parce qu’il y a un dynamisme qu’on ne connaît plus dans l’agriculture conventionnelle. Quand une évolution réglementaire est proposée, les syndicats agricoles ont tendance à toujours s’y opposer, ils sont sur un immobilisme complet. En bio, on conserve une capacité d’innovation, de réflexion, de chercher des alternatives.
La volonté d’impliquer le consommateur dans ces réflexions sur l’évolution du bio est clairement exprimée. « Pour moi, Nature & Progrès joue un rôle essentiel dans le comité de concertation. Il ne faudrait pas que l’agriculture bio devienne une agriculture qui ressemble au conventionnel avec des solutions de facilité. C’est là qu’il faut faire entendre ce que veulent les consommateurs, pour équilibrer le dialogue entre toutes les parties. »
Etablir une position commune avec la Flandre
En ce qui concerne l’échelon européen, la position wallonne doit être confrontée à la position flamande afin d’élaborer une position nationale à défendre dans les groupes de travail et au Conseil des ministres. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer vu la disparité de nos modèles agricoles, les compromis sont le plus souvent atteints. « Ils sont aussi en faveur d’un secteur bio fort, ils ne veulent pas détricoter le système. La nuance qu’il y a en Flandre c’est qu’ils travaillent beaucoup plus avec des transformateurs, alors quela Wallonie a le leadership sur la production primaire ».
Quelles solutions à la crise agricole ?
« La revendication majeure des agriculteurs est une rémunération correcte pour leurs produits. Je vois difficilement comment on pourrait, dans le modèle libéral actuel, imposer des prix d’achat plus équitables aux intermédiaires et aux transformateurs. Le nœud de la solution, ce sont les consommateurs, qu’il faut réussir à embarquer et à conserver sur le long terme, et ne pas vouloir une croissance trop rapide au détriment du prix. Il faut pour cela continuer à stimuler les circuits courts ».
Une prochaine évolution est en réflexion : proposer des aides à la transformation bio, car le coût de la certification décourage certains acteurs artisanaux de petite taille. L’administration planche sur une proposition de régime d’aide à soumettre au prochain gouvernement.
Maintenir une bio forte
Damien Winandy est convaincu que l’agriculture biologique doit garder des valeurs fortes. « Les agriculteurs industriels qui passent en bio parce que c’est porteur, qui remplacent leurs engrais chimiques par des engrais organiques sans changer leurs pratiques, ce n’est pas ça qu’on veut. Le bio, c’estun système plus extensif, il faut accepter de produire moins en valorisant mieux. » Pour l’agronome, la réglementation est un outil-clé sur lequel il faut rester vigilant pour maintenir les valeurs de base de la bio et sa philosophie, et garder un mode de production fort et convaincant pour les consommateurs.
En Belgique, Nature & Progrès a toujours défendu l’importance de la certification biologique européenne et agir pour maintenir le cahier des charges le plus ferme possible. La mention Nature & Progrès regroupe une septantaine de producteurs et de consommateurs certifiés bio, adhérant à un cahier des charges et à la charte de l’association, allant plus loin que la législation bio sur des points difficiles à inclure dans une réglementation, car fortement dépendants de la situation unique de chaque acteur. Afin d’assurer la cohérence et de stimuler l’innovation dans chez les producteurs, un système participatif de garantie invite producteurs et consommateurs à se pencher sur chaque ferme pour discuter de son évolution. Il aurait été possible d’abandonner – comme ce fut le cas de Nature & Progrès France – l’obligation de la certification bio pour se reposer entièrement sur le contrôle citoyen. Ce ne fut cependant pas le choix de notre association, qui tient à garder une bio officielle stricte et jouissant d’un contrôle indépendant (par les organismes de certifications, eux-mêmes chapeautés par la région). Pour Nature & Progrès, il est important que la bio garde la confiance du consommateur et continue à offrir au citoyen toutes les garanties d’une agriculture respectueuse de la santé et de l’environnement. C’est la raison pour laquelle l’association s’investit dans les comités de concertation de l’agriculture biologique, participant aux évolutions réglementaires en représentant l’avis des citoyens.
La figure de paysan·ne, dénaturée par celle de l’agriculteur·rice à partir du XIXe siècle, refait surface. Elle n’a jamais vraiment disparu, représentée par quelques individus cachés derrière celles et ceux qui pratiquent l’agriculture moderne. Désormais, les paysans sont visibles, et le clament même haut et fort. « Pas de pays sans paysans » peut-on lire sur la pancarte de producteurs lors d’une manifestation, début 2024. Pourquoi cette évolution ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
Qui sont-ils, ces fameux paysans ? Comment définissent-ils leur mouvement, à quelle « catégorie » de producteurs correspondent-ils ? Pourquoi un renouveau de ce terme aujourd’hui ? Quel avenir, ici et dans le monde ?
Le modèle paysan
Les paysans se positionnent en parallèle – voir en opposition – avec une production basée sur un modèle industriel et capitaliste et avec un modèle d’agriculteur entrepreneur. Rappelons-en les définitions. Selon le dictionnaire Larousse, l’agriculture capitaliste appartient à un « système économique basé sur la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la concurrence. » L’agriculteur entrepreneur, défini dans le livre de Jan Douwe van der Ploeg, Les paysans du XXIe siècle (Editions Charles Léopold Mayer, 2014), « développe une entreprise agricole qui est hautement – voire totalement – intégrée aux marchés, qu’il s’agisse des marchés des intrants ou des marchés des produits. Cela se traduit par un degré de marchandisation élevé. L’exploitation est gérée comme une entreprise : elle suit la logique du marché. Les repères classiques que sont l’autonomie, l’autosuffisance et le cycle démographique de la famille paysanne ne sont plus considérés comme pertinents. L’entreprise agricole est entièrement spécialisée et orientée au moyen de choix stratégiques vers les activités les plus rentables, les autres étant externalisées. Les objectifs à long comme à court terme sont la recherche des profits et leur maximisation ». Aux antipodes de ce modèle, les paysan·nes d’aujourd’hui travaillent dans des fermes plus petites, parfois vivrières, et favorisent la vente locale et la diversification.
Le contexte actuel et le recul que nous avons désormais sur l’impact environnemental des grandes productions de monoculture et de leurs importations amène à repenser le modèle agricole occidental. On observe donc ce que Jan Douwe van der Ploeg appelle une repaysanisation, c’est à dire l’émergence de modes de production différents, plutôt tournés sur l’autonomie et la subsistance. Ces pratiques alternatives prennent des formes diverses, allant de l’agriculteur·rice biologique « classique » aux néo-paysan·nes qui habitent dans des lieux de vie collectifs et écologiques.
Une identité paysanne fièrement revendiquée
Être paysan·ne a désormais – et presque pour la première fois – une connotation plutôt positive. Nous pouvons nous en apercevoir à travers l’émergence d’une réelle identité sociale du statut de paysan. L’identité sociale correspond aux ensembles d’attributs qui permettent d’associer un individu à un groupe. Dans certains cas, cette identité sociale est utilisée par les membres du groupe pour montrer leur attachement à celui-ci. C’est le cas pour les paysan·nes car « Dans le contexte de maintien du processus de « modernisation » de l’agriculture, un certain nombre d’agriculteurs s’identifient eux-mêmes comme paysans et continuent à habiter autrement l’espace et le temps. », explique Estelle Déléage dans son article « Les paysans dans la modernité » (Revue Française de Socio-Économie 9/1, 2012). Face aux difficultés rencontrées par les agriculteur·rices, à la diminution de leurs effectifs ainsi qu’aux changement environnementaux, les pratiques paysannes sont mises en avant comme la meilleure façon de nourrir les populations.
Ces pratiques sont d’ailleurs une des motivations premières de la création de La Confédération Paysanne (CP), syndicat agricole français né en 1986, issu d’une opposition avec le modèle de la ferme entreprise. Comme nous l’explique Jean-Philippe Martin dans son article « À la Confédération paysanne, des paysans écologistes… mais pas végans » (Histoire & Sociétés Rurales 55/1, 2021), « le syndicat adopte une démarche de développement, promouvant une agriculture qui respecterait les sols, l’eau, l’air, les écosystèmes et ne polluerait pas. Cette « agriculture paysanne » serait une nécessité pour une société moderne et solidaire car elle permettrait de nourrir la population, avec une alimentation de qualité, de rémunérer correctement le travail, de maintenir des paysans nombreux sur tout le territoire et de respecter l’environnement. La CP veut réinventer, à partir de la tradition et de la technique, une nouvelle manière de produire qui permette de réhabiliter le métier de paysan. » Que ce soit donc dans une dimension individuelle ou politique, les paysan·nes sont désormais sur le devant de la scène, prêt·es à partager leur utilisation des terres à qui voudrait bien apprendre à cultiver autrement.
La terre et ses trésors au cœur de la vie paysanne
La terre, justement, retrouve sa place centrale dans les modes de culture paysans. Perçue comme une ressource à préserver, le lien entretenu avec elle a toujours été primordial pour les paysan·nes. Il·elles ne sont pas seulement producteur·rices, il·elles sont coproducteur·rices. « La coproduction, l’un des éléments importants définissant la paysannerie, renvoie à l’interaction continue entre l’homme et la nature vivante et à leur transformation mutuelle. Les ressources sociales et naturelles sont constamment modelées et remodelées, ce qui génère en permanence de nouveaux niveaux de coproduction. […] Les interactions avec la nature vivante façonnent elles aussi de différentes manières la sphère sociale : le caractère artisanal du processus de production, l’aspect essentiel de la connaissance d’un métier et la prédominance des exploitations familiales sont tous trois liés de près à la coproduction et à la coévolution de l’homme et de la nature vivante. » (Jan Douwe van der Ploeg, 2014).
La personne qui travaille la terre devient donc partenaire de celle-ci, son but principal étant de l’entretenir et de la faire fructifier. S’intéresser à la vie naturelle, c’est évidemment s’intéresser aux semences. Celles-ci sont des trésors, conservés, multipliés et sélectionnés avec soin. Produire et commercialiser des semences et des plants adaptés aux climats locaux est également une volonté très forte de beaucoup de paysan·nes, car cela garantit leur autonomie et celle de leur environnement (Estelle Déléage, 2012). La défense des semences paysannes reproductibles est une pierre angulaire des mouvements paysans – donc Nature & Progrès – qui militent contre le brevetage et la privatisation du vivant.
Paysans, partout, l’avenir
Les paysan·nes modernes engrangent donc un grand nombre de savoirs et de ressources leur permettant de s’acclimater, dans les deux sens du terme, aux changements à venir ainsi qu’à ceux déjà en cours. Sans rejeter radicalement la modernité et ce qu’elle peut nous apporter à travers les techniques et les outils, ces travailleur·euses de la terre produisent, transmettent et respectent le vivant.
L’agriculture paysanne a encore de beaux jours devant elle, comme nous le rappelle Geneviève Pruvost dans son livre « Quotidien Politique » (La Découverte, 2021) : « contrairement au stéréotype de l’immobilisme des campagnes, les paysans louvoient entre deux mondes économiques – subsistance locale et circuits de vente citadins -, raisons pour laquelle ils ont traversé les époques et se maintiennent sur tous les continents dans un grande variété de régimes économiques et politiques, capitalistes, communistes, démocratiques, monarchiques, autoritaires. »
Nature & Progrès se positionne comme une structure de défense et de promotion de l’agriculture paysanne, un mode de production visant l’autonomie, tant au niveau des intrants (composts, fumiers issus de la ferme, semences autoproduites ou échangées…) que des débouchés (transformation et vente dans les mains du producteur). Les fermes ont pour objectif de nourrir les humains (cultures vivrières destinées à la consommation locale) dans le respect de la terre et du terroir, et en harmonie avec la nature. Ils ne sont pas rares, les producteurs et transformateurs sous mention Nature & Progrès qui se revendiquent paysans et/ou artisans ! Face à une agriculture de plus en plus déconnectée des cycles et besoins locaux, revenons vers son rôle de base : nous nourrir avec des produits sains, pour notre santé et celle de la terre.
Comme les « PFAS », ignorés de la majorité des belges jusqu’au scandale sur la contamination des eaux, l’acide trifluoroacétique (TFA) n’était connu, en Europe, que de quelques spécialistes. Passant sous les radars réglementaires, il se propage dans notre environnement, contaminant nos eaux, y compris potables. Les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès, se penchent sur cette pollution ignorée et revendiquent la mise en place de mesures pour protéger les citoyens.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Afin de rendre plus résistants et plus performants les pesticides, l’industrie a recours aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des polluants éternels. A ce jour, plus de 37 substances actives PFAS sont autorisées en Belgique ; on les retrouve dans des centaines de pesticides.
TFA, un résidu fréquent, mobile et persistant
Notre rapport « Récolte toxique. Des pesticides PFAS dans nos champs et dans nos assiettes » a relevé que de nombreux pesticides PFAS se décomposent en acide trifluoroacétique, le TFA. Un métabolite (produit de dégradation ou de transformation) également particulièrement persistant, mais aussi très mobile et très soluble. Le TFA est aussi utilisé dans des procédés industriels (gaz réfrigérants dits « F », traitement d’épuration des eaux, produits pharmaceutiques, etc.).
Multi-sources, il se propage dans l’environnement – et particulièrement dans l’eau – dans des concentrations bien plus fortes que les autres PFAS. Mais surtout – et c’est une préoccupation majeure-, il est tellement « petit », qu’il est difficile à éliminer des eaux avec les procédés classiques (charbon actif et autres filtres).
L’Europe s’en soucie peu !
Que disent les autorités européennes de cette molécule omniprésente dans notre environnement ? Le TFA a été considéré comme « non pertinent » dans le cadre de l’évaluation de la toxicité des pesticides par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) en 2014. A l’époque, peu d’études existaient sur la toxicité du TFA, et c’est encore le cas aujourd’hui. Quant à la persistance, même extrême, d’un pesticide, quand bien même elle serait combinée avec une mobilité intense, cela ne suffit pas à en restreindre l’utilisation.
Du fait de cette classification dans le cadre du Règlement (CE) n°1107/2009 sur les pesticides, la présence de ce métabolite est légalement acceptée dans l’eau dans des proportions allant jusqu’à 10 microgrammes par litre. Cette tolérance a conduit à une parfaite insouciance vis-à-vis du TFA.
Des réglementations quasiment muettes
La contamination de notre environnement, notamment des eaux souterraines et de surface, par le TFA a bénéficié d’un blanc-seing des autorités de régulation, échappant à tout contrôle sur sa présence et ses seuils, tant dans le cadre de la réglementation sur les pesticides que dans le cadre de celle sur l’eau.
Il existe en effet tout un corpus de règles visant à assurer la qualité de nos eaux, en ce compris l’eau potable, mais pas seulement (eau de surface, eau souterraine, etc…). Avec le problème grandissant de pollution, ces textes évoluent, fort heureusement, mais à l’heure d’aujourd’hui, le TFA ne fait pas l’objet d’une mesure spécifique de la part du régulateur, ni européen, ni national, nonobstant une présence en quantité significative.
En effet, à ce jour, seuls les 500 nanogrammes par litre englobant l’ensemble des PFAS, énoncés dans la directive européenne de 2020 sur l’eau potable, constituent une limite. Elle sera d’application à partir de 2026, même si des éclaircissements doivent encore être apportés sur les méthodes d’évaluation.
Une présence dans quasiment toutes les eaux
Dans le cadre de notre première étude sur la présence du TFA dans les eaux de surface et les eaux souterraines, publiée en mai 2024, et d’une seconde étude sur la présence de TFA dans les eaux potables de juillet 2024, les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès pour la Belgique, ont voulu montrer le caractère généralisé de cette pollution.
Nos études révèlent que sur les 23 eaux de surface en Europe et 9 eaux souterraines, 79 % des échantillons présentent des niveaux de TFA supérieurs à cette limite. En Belgique, la Mehaigne présente même un taux de 2.500 nanogrammes par litre. En ce qui concerne les eaux potables, le TFA est détecté dans 34 des 36 eaux européennes examinées, en ce compris dans 12 des 19 eaux en bouteille analysées. Plus de la moitié des eaux potables du robinet dépassent la norme, avec une moyenne de 740 nanogrammes par litre. Elles deviendraient donc impropres à la consommation, si l’on devait s’en tenir à ce critère. Les résultats des deux prélèvements d’eau potable en Belgique affichent respectivement 1.100 et 340 nanogrammes par litre. Les résultats anonymisés des eaux en bouteille nous montrent qu’il ne suffit pas de se ruer sur les eaux commerciales pour être à l’abri de toute contamination. Comment peut-on y échapper ?
Des risques pour notre santé
Au-delà du problème environnemental que pose la pollution généralisée de nos eaux au TFA, la question des risques pour notre santé est sur toutes les lèvres. Y répondre est aussi complexe que difficile. Le TFA a souvent été présenté comme inoffensif, du fait qu’il est un PFAS à chaine courte. Mais l’histoire regorge de substances admises avant d’avoir été interdites (bisphénol, DDT, …) ou plus fortement réglementées. Ainsi, le PFOA était toléré jusqu’en 2018 à concurrence de 1.500 nanogrammes par kilogramme par jour, avant d’être réévalué par l’EFSA à… 0,7 !
L’évaluation des risques du TFA pour la santé humaine est encore très limitée. Le rôle de perturbation endocrinienne des PFAS est aujourd’hui largement entériné par la science pour certains PFAS, même aux doses les plus infimes. Des expériences menées sur des lapins, par l’industrie elle-même, ont montré des malformations oculaires, avec un risque pour l’humain. La prudence doit donc être de mise. En la matière, cela s’appelle le respect du principe de précaution.
Monitorer le TFA ne suffit pas !
La région wallonne, par l’intermédiaire de la Société Wallonne de Distribution des Eaux (SWDE), a entamé, au printemps 2024, un monitoring de toutes les sources d’eau potable en Wallonie. Dans la région de Bruxelles-Capitale, des prélèvements chifferaient le taux de TFA dans l’eau potable entre 500 et 1.500 nanogrammes par litre. Monitorer est une première étape, certes nécessaire et indispensable, mais qui ne suffit pas. A l’heure d’aujourd’hui, il convient d’agir en stoppant les sources de pollution en amont.
Pour l’agence allemande de l’environnement (UBA), l’utilisation croissante des pesticides PFAS serait la première cause de la présence généralisée du TFA dans les eaux, particulièrement en milieu rural. Du fait qu’il ne se dégrade quasiment pas dans l’environnement, sa concentration augmente de façon inquiétante et difficilement réversible, rien n’étant entrepris en amont pour en limiter l’émission.
Nature & Progrès demande d’interdire tous les pesticides PFAS sur base de leur extrême persistance et mobilité, ainsi que tous les gaz F réfrigérants, et d’inclure les pesticides PFAS dans l’interdiction générale des PFAS adoptée dans le cadre de REACH. Il s’agit aussi de règlementer le TFA spécifiquement. A cet égard, des perspectives existent. L’agence allemande de l’environnement (UBA) a fait une demande auprès de l’EFSA pour faire classer le TFA comme reprotoxique. Un processus d’évaluation est en cours, rendez-vous dans deux ans pour le résultat. Nous demandons de fixer une limite spécifique pour les taux de TFA dans les eaux en s’inspirant de la limite proposée par l’institut hollandais RIVM, de 2.200 nanogrammes par litre.
Enfin, last but not least, il faudra un jour implémenter le principe du pollueur payeur. Il n’est pas juste ni économiquement viable que la dépollution des eaux incombe aux distributeurs d’eau, et in fine, aux consommateurs. Les industries à la source de ces polluants éternels doivent mettre la main au portefeuille et contribuer aux processus coûteux de dépollution auxquels les distributeurs d’eau potable devront faire face.