Zéro-déchet : réagir à une folie ingérable

Il y a quelques années, un ami m’a fait découvrir un petit film amateur tourné, en 2004, à Buis-les-Baronnies dans la Drôme provençale. La caméra suit un homme exceptionnel, espiègle, rieur et simple. Un improbable héros obsédé par les objets jetés. Incapable d’accepter le sort qui leur est réservé, il les sauve et les collectionne. Tout : des vieux journaux, des livres, des hamburgers pourris, des roues de vélo, des téléviseurs, des frigos, des chaussures, par centaines, par milliers…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Partout dans sa maison, à l’extérieur et même sur des terrains publics. Cette accumulation compulsive, aussi appelée syllogomanie, est considérée par les psychologues comme un trouble du comportement, parfois associé à une maladie plus large appelée “syndrome de Diogène”.

Folie ? Peut-être. Mais comme le préconisent certains anthropologues : pour comprendre une société, il faut s’intéresser à ce qu’elle rejette dans ses marges, à ce qu’elle laisse derrière elle, à ce qu’elle ne veut pas voir. Et si les « syllogomanes », ces rassembleurs de “déchets”, nous parlaient de notre folie collective ?

Une croissance exponentielle

Déchet ? Attendez. De quoi parle-t-on ? Selon une approche juridique, un déchet est “toute matière ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire” (1). C’est donc ce qu’on abandonne, ce qui est considéré comme inutilisable. Le geste de sortir les poubelles – qui nous est devenu familier – n’a cependant pas toujours existé. Selon le sociologue Baptiste Monsaingeon, “on peut parler d’une invention du déchet au tournant du XIXe / XXe siècle. Jusqu’à cette période-là, en tout cas dans les villes, on ne peut pas à proprement parler de déchets, c’est-à-dire de choses abandonnées si l’on s’en réfère à la définition juridique du déchet aujourd’hui. Les matériaux étaient alors en perpétuelle circulation”. C’est avec l’industrialisation de la production que naît le déchet, c’est-à-dire “ce qui reste” et qu’il faut cacher, enfouir, entasser dans une décharge, selon les pratiques alors en vigueur. On entre dans une nouvelle phase vers les années septante et quatre-vingt. C’est l’apparition du recyclage et du tri sélectif. “À cette époque, poursuit le sociologue, on se rend bien compte qu’on ne peut plus remplir les trous jusqu’à saturation, que, notamment, les polymères de synthèse restent visibles malgré les tentatives de contrôle de ces décharges et qu’il est donc urgent de maîtriser la situation.” Mais rien n’y fait. Au contraire même. “Les statistiques le démontrent : à partir du moment où l’on commence à penser la gestion des déchets en termes de rationalisation, c’est-à-dire le tri sélectif et l’incinération dans le meilleur des cas, les volumes enregistrés de déchets n’ont fait qu’augmenter et en particulier les quantités de matériaux destinés aux filières de recyclage. C’est particulièrement évident dans la production des plastiques. À partir du moment où l’on met en place des filières consacrées aux polymères de synthèse, aux plastiques d’emballage notamment, on se rend compte que le flux de production ne fait qu’augmenter de façon assez exponentielle.” Plus on veut le gérer, plus le déchet est considéré comme objet à traiter, à recycler, à trier… Plus il y en a !

Les chiffres actuels sont vertigineux. Ils donnent la nausée. Dans l’Union européenne, deux milliards et demi de tonnes de déchets sont produits chaque année. La part la plus importante revient au secteur de la construction (35%) et aux industries extractives (28%). Les déchets des ménages représentent 8% de cette production (2). Le plastique, symbole de modernité durant des décennies, a envahi notre environnement au point de devenir le marqueur physique d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène. Le recyclage, longtemps perçu comme une solution-miracle, se révèle aujourd’hui totalement inefficace. Seuls 14% des plastiques sont intégrés à un cycle de recyclage et, dans ce chiffre, 4% sont perdus dans le processus, tandis que 8% sont destinés à ce qu’on appelle un circuit ouvert, c’est-à-dire une réutilisation pour un autre produit qui, lui, sera jeté. “Bilan des courses : seuls les plastiques de type bouteilles en PET (polyéthylène téréphtalate) – qui ne représentent qu’un pourcentage très faible des plastiques consommés – peuvent se plier aux contraintes du recyclage en boucle fermée et être régénérés pour une utilisation identique. (3)” Une étude publiée par la revue Nature, en 2013, prévoit, par ailleurs, selon le scénario dit du Business as usual, si les tendances actuelles se poursuivent, un triplement de la production de déchets d’ici la fin du siècle : de quatre millions de tonnes par jour à douze millions de tonnes par jour.

L’individu face au Poubellocène

On parle d’Anthropocène, mais peut-être faudrait-il utiliser un terme plus direct. Le sociologue Baptiste Monsaingeon, dans son ouvrage Homo Detritus (4), raconte comment “dans les années 1970, des géologues français avaient proposé, sur le mode de l’humour, une classification des couches stratigraphiques les plus récentes distinguant un Poubellien supérieur (avec des plastiques) d’un Poubellien inférieur (avant les plastiques). Si ce sont bien nos déchets qui fondent la preuve indubitable de l’entrée dans cette nouvelle époque, ne faudrait-il pas plus simplement parler de Poubellocène ?

Face à un tel désastre écologique, on comprend mieux le succès du mouvement “zéro-déchet” qui a pris de l’ampleur, ces deux dernières années, supplantant dans l’espace médiatique les célèbres Colibris de Pierre Rabhi. Le zéro-déchet est-il un nouvel avatar de cette culture des “petits gestes”, d’une écologie cantonnée à la sphère privée ? Sans doute en partie. Bea Johnson, l’autrice d’un best-seller sur le sujet, ne nie pas les difficultés et les impacts sur la vie d’un foyer : « Au fur et à mesure de ces années, on a pu s’apercevoir des avantages du mode de vie « zéro déchet ». Au départ, vous n’allez pas remarquer les économies de temps parce qu’au début, se désencombrer prend du temps… même savoir dire non prend du temps. On a l’habitude de toujours dire oui à ce qui nous est tendu. Passer chaque tiroir en revue, chaque pièce, pour mettre en place des produits réutilisables, mettre en place des alternatives… Ce n’est qu’une fois que tout cela devient automatique que l’on peut gagner du temps. (5) » L’obstacle est plus lourd qu’il n’y paraît. Une évidente charge mentale accompagne l’engagement dans une démarche zéro-déchet. Ce n’est qu’après quelques années, dit Bea Johnson entre les lignes, que cette charge mentale peut disparaître.

Le changement est social

Si l’on s’engage dans cette démarche en imaginant qu’elle va changer le monde, le risque est grand de se heurter à la désillusion face à l’inertie collective. On diminue, peut-être significativement, sa production domestique de déchets, tout en sachant qu’on ne représente qu’une proportion infime de l’ensemble des consommateurs qui, eux-mêmes, ne participent qu’à hauteur de 8% à la grande poubelle du monde. Le burn-out militant n’est pas loin. “J’ai beau regarder autour de moi, raconte une militante, depuis quatre ans d’engagement pour la transition et le zéro-déchet : un iceberg de dix milliards de tonnes s’est détaché de la banquise au Groenland, le glyphosate en a repris pour encore cinq ans, les animaux marins étouffent sous le plastique, les gens utilisent encore des poches plastiques à usage unique alors qu’elles sont censées être « interdites », la boulangerie proche de chez moi jette cent kilos de pain invendu par semaine, les pauvres oiseaux se font flinguer par les lobbys de la chasse… Alors quoi, il ne faut juste pas regarder le reste du monde ? Ouah, mais quelles sont belles ces autruches ! (6)”

Charge mentale, sentiment d’impuissance… La démarche zéro-déchet est-elle une illusion en matière de changement social ? Si on la considère uniquement comme une démarche écocitoyenne reposant sur la volonté et la conscientisation des individus, certainement. Le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelle que ce n’est pas par l’exhortation morale ou rationnelle qu’on se met à changer de pratiques mais quand les conditions concrètes, matérielles de notre vie sont bousculées. “Par exemple, on observe que ce sont des changements biographiques d’ordre structurel qui entraînent une modification durable des modes de vie : déménagement, séparation ou mise en couple, arrivée ou départ d’un enfant, obtention ou perte d’un emploi, etc. Il s’ensuit que seule une profonde transformation de l’organisation sociale et de ses règles de fonctionnement semble à même d’engendrer des révisions massives de comportements individuels. Il paraît donc urgent de politiser le changement en cherchant à modifier prioritairement non pas les comportements individuels mais les institutions sociales à travers lesquelles les individus intériorisent des principes de classement de ce qui compte, des critères d’évaluation de ce qui est légitime, principes et critères qui gouvernent le goût pour certaines pratiques et l’aversion pour d’autres. (7)”

À l’écoute des déchets

Pour autant, ne comptez pas sur moi pour jeter la pierre aux personnes qui prennent le taureau, ou plutôt la poubelle, par les cornes. Le zéro-déchet ne sauvera pas le monde en tant que morale écocitoyenne, non. Mais la critique facile du zéro-déchet, encore moins. Il y a une nuance de taille entre le colibri invité à « faire sa part » – qui ressemble à un repli résigné sur des petits mondes isolés de l’intérêt général – et la radicalité de la formule zéro-déchet qui n’est pas destinée à s’arrêter à l’échelle domestique. Au contraire même : avant ce récent engouement citoyen, l’expression s’appliquait surtout à des programmes collectifs coordonnés sur des territoires. Le réseau Zero Waste Europe compte quatre cents villes et municipalités, essentiellement implantées en Italie et dans le nord de l’Espagne. L’une des expressions-phares de ce réseau affirme que « le zéro déchet, c’est un voyage plus qu’une destination« .

Aussi Baptiste Monsaingeon, pourtant critique face à l’obsession hygiéniste de nos sociétés occidentales, note-t-il les potentialités et la nouveauté de ce mouvement. “Je suis à la fois stupéfait et stimulé par ce mouvement du zéro-déchet. C’est surprenant de voir comment en quelques années le déchet est devenu un truc sexy, une affaire susceptible d’intéresser tout le monde y compris celui qui n’est pas forcément intéressé par les questions environnementales ou politiques. Il y a donc une sorte de mode du zéro-déchet qu’il est intéressant d’étudier. (8)”

Il y a une différence de taille, remarque-t-il, avec les petits gestes de tri et de consommation responsable car “le zéro-déchet, compris en fait comme une « réduction du recyclage » vise aussi à réduire au maximum la mise en décharge et en incinération. Se lancer dans le zéro déchet implique de se mettre à l’écoute des déchets, d’en prendre soin. Si l’on regarde de près les praticiens et les associations locales du zéro déchet, on constate que, loin d’être des individus aveuglés ou à distance des déchets, ce sont des gens qui passent les mains dedans, notamment dans la pratique du compostage. Cette attention à quelque chose qui était jusqu’à présent jeté à la poubelle m’intéresse.” Mais il rejoint tous ceux qui, aujourd’hui, insistent sur l’indispensable passage à l’échelle politique. “Si le zéro-déchet s’arrête à l’échelle domestique et du foyer, c’est vain. L’enjeu est clairement politique, technique et économique. C’est uniquement à travers la mise en place de collectifs, de mouvements élargis politiques et critiques que des mouvements sont possibles.

De la honte à la norme

Alors, le zéro-déchet, c’est bien ou c’est pas bien ?”, demandera le citoyen en attente d’un avis binaire bien tranché. Mauvaise question, répondrait le sage. Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur la meilleure façon de passer de l’individuel au collectif et inversement ? Quelles sont les passerelles possibles ? Quoi qu’on en pense, et même si la tendance récente est plutôt d’attribuer l’entière responsabilité du désastre écologique aux seules grosses entreprises capitalistes, on ne peut s’exonérer tout à fait de notre rôle de consommateur. “J’estime qu’acheter, c’est voter. Si l’on achète sa nourriture en emballage, c’est une façon de voter pour l’emballage. Tout un tas de gens se disent : « Ce n’est pas à moi de changer les choses, c’est aux politiques ou aux fabricants. » Sauf que le fabricant ne fabrique que ce que le consommateur achète. Et justement, plus on achète en vrac, plus il se développera (9).” Première passerelle.

Par ailleurs, moi qui suis bien loin du zéro-déchet, je ressens de plus en plus de honte à ouvrir un emballage plastique, à m’en débarrasser dans une poubelle publique comme si j’avais bien fait mon devoir. Et cela, à cause des ami.e.s autour de moi, grâce à eux plutôt, qui manifestent au quotidien que d’autre solutions existent, qui ne coûtent pas plus cher. De la honte, et je dirais même : de la culpabilité. Aucun mot n’a plus mauvaise presse que celui-là aujourd’hui. On se sent coupable de trouver un avantage au sentiment de culpabilité. Mais réfléchissons-y une seconde. Leonard Cohen, sur un plateau de télévision, en 1992, affirmait déjà à contre-courant : “la culpabilité, c’est un très bon moyen pour savoir quand quelque chose n’est pas bon !

Ramenée à la question des déchets, et même si évidemment la cause première de l’existence d’emballages se situe du côté des entreprises qui les produisent, il me semble souhaitable qu’une nouvelle norme sociale puisse s’installer, qui rende honteux celui qui jette énormément. Dire cela n’a rien de sexy, et c’est peut-être presque scandaleux dans une société d’individus qui n’en finissent plus de chercher à s’exonérer de toute responsabilité. Pourtant, si tout le monde aujourd’hui a intériorisé l’interdit de jeter ses déchets par terre, c’est bien parce qu’une nouvelle norme sociale a vaincu l’ancienne. Or la destinée des déchets sur cette planète nous apprend que jeter un emballage dans une poubelle, au fond, c’est le jeter par terre, mais ailleurs. “Cachez ce déchet que je ne saurais voir.

Le zéro-déchet peut donc aussi avoir cette fonction d’instauration d’une norme sociale, qui ne tombe pas du ciel ni du bon plaisir du quidam, même si cela choque les hédonistes que nous sommes ou ceux qui aimeraient pouvoir concentrer toute la culpabilité sociétale uniquement chez les plus riches qu’eux. Deuxième passerelle : merci mes ami.e.s zéro-déchet, de donner l’exemple et de me faire honte, gentiment et indirectement. Cette honte ne me tue pas, elle nous rend plus forts collectivement.

Épilogue : “c’est pas trop joli”

A Buis-les-Baronnies, le sympathique syllogomane Christian Guienne n’est plus. Le “Diogène des Baronnies” (10) est décédé, en décembre 2009, après avoir été placé d’office, par sa tutelle et la municipalité, à l’hôpital psychiatrique de Montélimar. J’ai regardé trois fois le petit film (11) qui le suit à la trace, lui et ses montagnes de déchets. Devant ce qu’il appelle son « dépôt de frigos », parmi les oliviers et la broussaille, il rit et réfléchit tout haut, de son accent chantant : “C’est pas trop joli, mais c’est curieux quand même… C’est unique en son genre. Personne ne le fait. Y a que moi qui ai eu l’idée de mettre les souliers là.

Deux frigos (jetés) sont remplis de chaussures (jetées). C’est curieux, oui. Les Diogène et les « syllogomanes », en quelque sorte, sont aussi dans une logique zéro-déchet. Leurs folles collections, crasseuses et ingérables, mettent sous nos yeux ce que nous croyons disparu alors que ce n’est que jeté, caché, éloigné. En un mot : ingérable.

Notes

(1) Article 2, 1° du décret wallon du 27 juin 1996 relatif aux déchets.

(2) Source : Eurostat.

(3) Nathalie Gontard, “Déchets plastiques : la dangereuse illusion du tout-recyclage”, L’Obs, 4 février 2018.

(4) Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, mai 2017.

(5) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(6) “Burn-out du Colibri”, 4 février 2019 : https://lesmouvementszero.com/2019/02/04/burn-out-du-colibri/

(7) Jean-Baptiste Comby, “Les limites de la morale éco-citoyenne”, Lava, 1er octobre 2018. https://lavamedia.be/fr

(8) « Appréhender les déchets comme un symptôme, et non comme une maladie », interview de Baptiste Monsaingeon, Alter Échos n° 453, 24 octobre 2017, propos recueillis par Manon Legrand.

(9) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(10) France Culture, émission Sur les docks par Irène Omélianenko, Portraits (2/4), le « Diogène des Baronnies », 26 avril 2011.

(11) https://vimeo.com/666346 : The Collector, par Martin Hampton.

Pas de grosses bêtes sans les petites…

Les moustiques nous exaspèrent, les mouches nous agacent et leurs mal-aimés rejetons nous répugnent plus encore. Pucerons, chenilles et chrysomèles sont les pestes de nos cultures, etc. Mais passées ces petites détestations, nous n’oserions même pas imaginer à quoi ressemblerait notre monde sans les insectes !

Par Morgane Peyrot

Introduction

C’est pourtant une triste nouvelle qu’a révélée le journal Le Monde, du 11 février dernier. D’après une étude tirée de la revue scientifique Biological conservation, les chercheurs sont unanimes : la quasi-totalité des insectes pourrait avoir disparue de la surface du globe en cent ans ! Plus de 40% des espèces seraient aujourd’hui menacées d’extinction, avec une hausse d’environ 1% chaque année. Ce chiffre, évoluant à une vitesse fulgurante, dénote un déclin colossal et exponentiel que les spécialistes n’hésitent pas à qualifier du « plus massif épisode d’extinction depuis la disparition des dinosaures ». Voilà qui a de quoi faire frémir, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de la première sonnette d’alarme. Malgré les cris d’alerte lancés par les entomologistes depuis des dizaines d’années et les pamphlets qui se multiplient dans la presse, la situation ne semble guère évoluer, alors que nous devrions tous nous en inquiéter. Car s’il semble plaisant de ne plus avoir à nettoyer son pare-brise après chaque trajet en voiture, il faut noter que c’est au prix d’une crise écologique mondiale. Certes, ils sont minuscules et paraissent insignifiants, la plupart d’entre eux suscitant même la peur et le rejet. Souvent on ne leur prête guère attention et on ne se demande même pas qui ils sont, ni ce qu’ils font, avant de brandir tapettes à mouches et produits en tous genres pour se débarrasser de ces indésirables. Or, sans ces petits êtres indispensables, tout l’équilibre des écosystèmes planétaires s’effondrerait, et dans sa suite l’humanité tout entière…

Un lien puissant avec les plantes

Plantes et insectes sont l’exemple même de la complémentarité. De leur duo découle l’engrenage du cycle de la vie. Car les végétaux constituent la ressource primaire essentielle à tous les êtres vivants pour se nourrir, se loger ou se soigner. A titre d’exemple, le service de pollinisation offre près de 70% de la diversité de nos ressources alimentaires. Sous nos latitudes, 80% des plantes à fleurs sont « entomogames », ce qui signifie qu’elles dépendent des insectes pollinisateurs pour se reproduire. Et ils sont nombreux ! Outre l’abeille domestique hyper-médiatisée, il y a près de vingt-cinq mille espèces d’abeilles sauvages dans le monde, dont deux mille en Europe et trois cent cinquante en Wallonie. Sans oublier tout le cortège de papillons, de coléoptères et de syrphes, petites mouches à l’allure de guêpes ou de bourdons que l’on élimine souvent par confusion. Ces pollinisateurs sont bien plus efficaces que les habitantes de nos ruches et sont indispensables à de nombreuses plantes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car les insectes interviennent dans tout le cycle de développement du végétal. Y compris les insupportables phytophages dévoreurs de salades ! Dans la réalité d’un écosystème, ils empêchent la prolifération des espèces à tendance « envahissante », ils régulent la croissance des végétaux et les rendent plus résistants par la pression de sélection qu’ils exercent. Il y a aussi les décomposeurs, dont de nombreuses larves de coléoptères, ou encore certains asticots. Ces insectes ont une activité cruciale pour l’environnement : sans eux le paysage n’aurait pas fière allure : il serait jonché de détritus, de cadavres et de matière fécale. De plus, ils entretiennent la fertilité du sol en rendant la matière organique bio-disponible – sous forme de minéraux – pour les plantes qui peuvent ainsi les absorber. Les plantes ne sauraient être sans cette multitude de services rendus. Réciproquement, tous ces insectes, qui se nourrissent de pollen, nectar, d’organes végétaux morts ou vivants, et les utilisent pour faire leur nid ou nourrir leur couvain, ne peuvent survivre sans ces dernières…

Pour preuve de l’importance des décomposeurs, voici la drôle d’histoire des plaines de l’Australie qui, après l’introduction de bovins par les colons à la fin du XVIIIe siècle, finirent littéralement noyées sous les excréments. Les bousiers locaux, habitués aux déjections de marsupiaux n’ayant pas trouvé celles des vaches à leur goût, aucun travail de décomposition ne fût entamé. Plus d’un million d’hectares finirent alors ensevelis, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement et l’économie. Sous ces montagnes de déchets amoncelés, plus aucune plante ne pouvait pousser, privant ainsi la faune autochtone de ressources et les vaches de leur pâture. Pour remédier au problème, l’importation de bousiers depuis Pretoria et Montpellier a été nécessaire… durant près de quinze ans !

Une ressource alimentaire privilégiée

Les insectes sont aussi une source de nourriture nécessaire à de nombreuses communautés animales. Notamment les oiseaux, dont la plupart des spécimens, même granivores à l’âge adulte, utilisent les insectes pour fournir à leurs petits un apport de protéines. Privés drastiquement de ces denrées, leur population commence à en pâtir – en plus d’être affectés par l’usage des pesticides, et la destruction de leurs habitats. En témoignent nos campagnes silencieuses… D’après des études du CNRS et du Muséum National d’Histoire Naturelle, rapportées en 2018, plus d’un tiers de l’avifaune a disparu du paysage agricole, ces vingt dernières années, dont certains représentants de façon drastique telle la perdrix grise dont les effectifs ont chuté de 80 à 90% depuis les années 1990 ! Avec eux les crapauds, les chauves-souris et même d’autres insectes carnivores commencent à subir le même sort… Ce cercle vicieux est un véritable calvaire pour la faune sauvage, et il pourrait l’être également pour certains peuples entomophages qui consomment traditionnellement les insectes depuis des générations. C’est le cas dans de nombreux pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et chez les Aborigènes d’Australie. Loin d’être un cliché, les fameux « criquets grillés » sont toujours monnaie courante sur les étals des marchés, en Thaïlande, au Nigéria, au Guatemala, etc. A ceux-ci se mêlent de nombreux autres insectes, en particulier les coléoptères, les chenilles, et beaucoup d’autres larves. Selon les estimations de la FAO, les insectes seraient le pain quotidien d’environ deux milliards d’individus dans le monde, ce qui n’est pas rien ! Ils représentent un réel moyen de survie dans les régions où les conditions climatiques sont rudes comme le désert du Sahara. Si tous viennent à disparaître, comment les populations autochtones remplaceront-elles ces précieux apports de protéine et de nutriments dans leur alimentation ?

Aider les insectes ?

Cela n’était qu’un petit tour d’horizon des services rendus à l’environnement et à l’humanité par les insectes, sans évoquer leur utilisation dans la médecine, l’industrie textile, etc. Il est probant qu’ils sont partie intégrante de notre quotidien et que la situation actuelle nous prépare à un avenir catastrophique si nous ne changeons pas notre regard et nos habitudes à leur égard. S’il est clair que de réelles mesures doivent être appliquées à l’échelle gouvernementale, nous pouvons tous agir en leur faveur, chacun à notre échelle, pour les soutenir, notamment au jardin ! Vous pouvez commencer par aménager un espace accueillant pour tous ces insectes, à condition bien sûr de respecter le principe de la réduction des interventions, ce dont nous n’avons pas l’habitude, toujours occupés que nous sommes à « entretenir » et à « gérer » notre environnement. Ne cherchez pas à obtenir un endroit trop propre car feuilles mortes et brindilles abriteront coccinelles et chrysopes, friandes de pucerons. Préservez des zones de friche, laissez pousser l’herbe et les fleurs autochtones, cela favorisera les pollinisateurs et les prédateurs comme les guêpes parasites, dévoreuses de chenilles. Enfin, variez les essences et les offres d’habitats. Si vous leur proposez nourriture et logis, les « auxiliaires » trouveront leur place et se chargeront naturellement des « nuisibles » et même des champignons, telle la coccinelle à vingt-deux points (Psyllobora vigintiduopunctata) qui se nourrit d’oïdium ! Cela vous donnera également le plaisir de faire la rencontre de nouveaux amis qui ne manqueront pas de vous étonner et de vous émerveiller : vous pourrez observer autour de vous la minutie des abeilles sauvages, l’agilité des syrphes, ou encore la grâce des chrysopes. Vous pourriez bien finir par les trouver beaux, les accepter, et pourquoi pas, les aimer ?

Les bénéfices du "jardin sauvage"

Le manque d’insectes prédateurs et pollinisateurs dans les cultures rend le monde agricole dépendant de l’agrochimie, avec les graves conséquences que nous connaissons… Aujourd’hui, les bienfaits d’une agriculture plus « naturelle » ou plus « sauvage » ne sont plus à démontrer. Dans la revue Science, du 22 janvier 2016, une étude d’ampleur internationale menée par l’INRA, prouvait que l’abondance des pollinisateurs sauvages expliquait, à elle seule, une différence de rendement de l’ordre de 20 à 31% pour les petites parcelles ! D’autres études ont montré une corrélation entre la présence de carabes et la réduction du nombre d’adventices, etc. La proximité des haies, des massifs fleuris mais également des friches se révélait favorable tant à la biodiversité qu’à la productivité. Alors, n’ayez plus peur du « désordre », faites confiance à la nature en osant la spontanéité ! Vous ne le regretterez pas en récoltant les fruits de votre petit havre d’abondance et d’équilibre.

Repenser notre rapport au vivant !

Plus que jamais d’une brûlante actualité, la question des semences vient de faire l’objet d’une thèse de doctorat auprès du Département des Sciences et Gestion de l’Environnement de l’Université de Liège. Cette thèse s’intitule « Construction d’une demande de justice écologique. Le cas des semences non-industrielles. » Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec son auteur, Corentin Hecquet, qui évoque les effets du verrouillage du système semencier, sur l’agriculture biologique notamment…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

Que nous dit-il ? Qu’en matière de semences végétales, le cadre réglementaire européen impose une norme de standardisation dite DHS, pour distinction – homogénéité – stabilité, indispensable pour inscrire la semence concernée au catalogue qui autorise sa mise sur le marché. Ceci concerne essentiellement l’industrie semencière car, malgré l’instauration d’un régime dérogatoire, peu de praticiens de la « biodiversité cultivée » enregistrent aujourd’hui leurs variétés. La thèse envisage donc quatre cas d’étude – BioNatur (Brésil), Semailles (Belgique), Kokopelli (France), et Kaol Kozh (Bretagne – France) – montrant les stratégies variées et parfois même opposées que développent ces praticiens – ambiguïté, essaimage, désobéissance, contournement… – afin de mettre en circulation leurs semences et de rendre visibles leurs revendications face à l’injustice générée par la DHS. Par manque de reconnaissance et d’ouverture à la participation, tout leur travail formule une véritable demande de justice écologique. Leurs stratégies ne déverrouillent pas le système semencier conventionnel mais, conclut Corentin Hecquet, l’effritent tout de même considérablement…

Le verrouillage du système semencier

« Les arbres fruitiers n’ont pas connu le même verrouillage législatif que les potagères et les céréales, explique Corentin ; les questions que j’aborde concernent donc exclusivement les potagères. J’ai toujours eu l’intuition que ce verrouillage parlait de notre société, des parallèles très simples pouvant être tentés avec la question de la diversité sociale, de la diversité humaine, toutes les questions de cadrages et de standards… Il est possible de risquer de nombreuses comparaisons, depuis le système éducatif jusqu’au standards d’ameublement, etc. Quelle place laisse-t-on encore au droit à être différent ? Je ne crois pas le moins du monde, concernant les potagères, à quelque grand complot ourdi par le système semencier mais plutôt à l’accumulation, à la sédimentation d’un ensemble d’éléments socio-historiques. Les sédiments, au fil du temps, créent un certain type de sol ; dans le cadre de la semence potagère, nous aboutissons, métaphoriquement parlant, à un sol extrêmement asséché.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la modernisation de l’agriculture et de l’ensemble du système agricole fut financée, entre autre, par les Etats ; en France, l’INRA poursuivit la question de l’amélioration variétale en se référant à la définition de la « bonne semence » qui dut se conformer à la fameuse norme DHS. Si l’on se réfère à la valeur taxonomique la plus basse qui est la variété – par exemple, une pomme de terre ‘Belle de Fontenay’ ou une pomme de terre ‘Cwène di gâte’, une tomate ‘Cœur de bœuf’ ou une tomate ‘Green Zebra’ -, une variété doit toujours être clairement distincte d’une autre variété. La grande majorité des maraîchers et des jardiniers ne verront aucun problème à cela : s’il est marqué ‘Green Zebra’ sur le paquet de semences qu’ils ont acheté, c’est qu’ils ont envie d’obtenir une ‘Green Zebra’ et pas une ‘Cœur de bœuf’… La question de l’homogénéité, par contre, crée évidemment un problème aussitôt qu’on parle de biodiversité : il s’agit du fait qu’au sein de la variété, tous les individus doivent être identiques, aussi bien sur la plante que sur le fruit. Il s’agit d’une description poussée du phénotype – on regarde l’écart entre les feuilles, leur couleur, le type de tige, etc. -, d’un véritable formatage, d’une standardisation. La stabilité enfin – et c’est un autre point de tension – est le rêve d’Hibernatus : on vous congèle pendant cent ans, vous réapparaissez et tout va bien… On s’obstine ainsi à ignorer, ou à nier, que vous n’êtes plus adapté à votre nouveau milieu. La stabilité est donc l’idée que la variété sera absolument identique, dans cinq, dix, vingt ou cinquante ans… »

La possibilité de critères différents

« Pour pouvoir circuler entre deux professionnels, poursuit Corentin Hecquet, toute semence doit être inscrite au Catalogue officiel. Ce registre des « bonnes semences » est donc le premier outil du verrouillage, et la conséquence de cela est la création d’un marché qui pose la question de la rémunération. Apparaît donc le deuxième outil du verrouillage, le certificat d’obtention végétale (COV), stabilisé depuis les années soixante, qui permet à celui qui a développé une variété – l’obtenteur – d’obtenir des royalties chaque fois que sa semence est vendue. Basés sur la DHS, le catalogue, qui verrouille l’accès, et le COV, qui verrouille la rémunération, créent un marché captif rémunérateur. Pour les céréales, s’ajoute la VATE – valeur agronomique, technique et environnementale – qui doit démontrer que la variété proposée est plus intéressante que ses prédécesseurs.

Le verrouillage du système crée donc de l’exclusion car les semences qui ne sont pas DHS sont ipso facto bannies, comme celles qui sont issues de sélections in situ, année après année au niveau du champ. Nous parlons ici de sélection massale, de la création de populations au sein desquelles sont prélevés des individus pour les ressemer. Ce type de sélection, effectuée par des praticiens – des paysans, des agriculteurs, des jardiniers… -, travaille sur base de critères de sélection différents. Si on veut, par exemple, prolonger la saison, on recherchera des plantes précoces ou tardives… En réalité, ces praticiens conservent un potentiel d’adaptabilité. L’observation nous apprend que les formes organiques sont plus en rondeur mais la pensée rationnelle nous impose des formes ayant des angles droits : c’est l’histoire de l’œuf cubique qui serait tellement plus aisé à commercialiser ! On n’imagine pas le « manque à gagner » qu’il y a à manipuler les œufs tels qu’ils sont… Mais ce qui fait exister un œuf, c’est précisément cette forme incroyable qui n’est pas un paramètre du marketing, lequel ne pense qu’à la gestion de l’espace. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux types de réalités mais simplement d’admettre leurs existences conjointes et de comprendre comment l’une et l’autre fonctionnent. Or le verrouillage du système semencier exclut arbitrairement un type de semences, un type de pratiques – la sélection en champs, année après année, et l’échange entre praticiens des variétés – et surtout un type de personnes avec leur identité… Ce verrouillage est donc ressenti comme une grave injustice car ce qu’ils font est utile et légitime mais n’est pourtant pas pris en compte.

Aujourd’hui, plus de 90% des produits bio concernés par les potagères sont issus de semences hybrides. Un hybride est le croisement de la sélection de deux lignées pures. L’effet hétérosis fait que ce croisement accroît la productivité mais, quand on recroise deux hybrides ensemble – c’est le principe de Mendel -, on retrouve des caractères des parents, des grands-parents et des lignées supérieures. Le problème n’est donc pas qu’on ne puisse pas reproduire des hybrides mais plutôt que le résultat obtenu ne correspond pas à la variété hybride de départ. Les hybrides sont donc un complément du verrouillage qui fait qu’un producteur doit racheter, chaque année, la semence à son fournisseur… »

Critique du verrouillage

« Deux critiques apparaissent par rapport au verrouillage, explique Corentin Hecquet, elles sont elles-mêmes en tension. Il y a, d’une part, une critique venue des biotechnologies qui engendrent notamment le développement des OGM ; elle est orientée vers le brevet qui restreint encore les droits. La législation européenne stipule, en effet, qu’on ne peut pas attribuer de brevets sur le vivant mais précise, à l’alinéa juste en-dessous, qu’il peut y en avoir sur la manière de montrer la présence de certaines caractéristiques, sur des valeurs taxonomiques toutefois supérieures à celle de la variété. Du coup, on octroie aujourd’hui des brevets sur le vivant ! Le site https://www.no-patents-on-seeds.org/ est très actif à ce sujet. Le brevet est très restrictif car, avec le COV, un obtenteur pouvait utiliser gratuitement une autre variété d’un de ses collègues, tandis que le brevet est un droit intellectuel qui menace énormément de choses…

D’autre part, on trouve, depuis les années 2000, une critique émanant des semences non-industrielles, la crise des OGM ayant constitué un événement très fédérateur d’où émergea la proposition nouvelle de défendre des semences hétérogènes, même si leurs populations présentent une certaine forme d’homogénéité. Ces variétés s’adaptent aux conditions qu’elles rencontrent et il est donc possible de travailler comme on le faisait du temps de nos grands-parents. En agriculture, une génération a sauté qui a cru à la modernité et a laissé se perdre un certain nombre de pratiques. La critique relative aux OGM, a donc contribué à forger, à renforcer une nouvelle identité paysanne. Ces questions sont récentes et les rares acteurs belges concernés étaient affiliés au réseau français, le Réseau Semences Paysanneswww.semencespaysannes.org. L’idée d’une structuration locale n’a donc, chez nous, pas plus de cinq ans ; c’est comme cela qu’est né le Réseau Meuse-Rhin-Moselle auquel participe Nature & Progrès

Justice écologique

« En tant que sociologue, poursuit Corentin Hecquet, j’ai donc observé comment, vivant une injustice, ces nouveaux praticiens organisent malgré tout la distribution de leurs semences, comment ils réclament surtout justice par le biais même de leurs pratiques. S’ils ne le disent jamais explicitement, j’ai vu combien cette demande de justice écologique les rassemble. Il ne s’agit pas de justice environnementale qui consiste à adopter des mesures et des normes favorables à l’environnement mais bien de justice écologique qui rajoute des droits aux droits, posant même la question de l’inclusion des non-humains dans les questions de droit. Elle a quatre dimensions : celle de la distribution des biens et des maux environnementaux, celle de la reconnaissance, celle de la participation et celle de l’expérimentation. Me paraît essentielle, s’agissant de semences, l’articulation entre la reconnaissance – tant l’identité même des nouveaux acteurs de la semence n’est pas reconnue – et la participation – car il n’y a actuellement aucune ouverture pour la définition de ce qu’est une « bonne semence ». Ou, plus encore, de ce que sont des bonnes semences, le pluriel représentant mieux encore l’indispensable diversité… Par leurs pratiques, ces nouveaux acteurs de la semence montrent qu’il y a d’autres manières de la produire que l’industrie et d’autres réseaux pour la mettre en circulation que l’économie de marché. Une telle approche crée de la complexité mais, de nos jours, il ne faut surtout pas faire l’autruche face à la complexité qui est une chose difficile mais passionnante.

L’idée, en potagères, ne serait évidemment pas que tout le monde fasse les semences de tout. Et c’est bien ce qui impose l’idée de réseau, assorti d’un système de répartition de la production entre semenciers et maraîchers. Il y a beaucoup trop de risques à vouloir tout faire : s’épuiser soi-même, faire de mauvais croisements qui ne permettent pas de conserver les variétés, oublier d’une répartition en différents points d’ancrage est la meilleure garantie qu’une perte éventuelle puisse toujours être compensée par ce qui est conservé ailleurs… Il peut y avoir une source, ou une multi-source, mais jamais de centre dans un réseau. La présence de coordinations est, par contre, très importante mais hélas, ces structures sont difficiles à financer car il n’y a ni véritable projet ni objectif économique. Or ce qui est structurel est de moins en moins soutenu, c’est la dure réalité d’un nombre croissant d’associations. »

Interroger davantage notre rapport au vivant

« La justice écologique montre combien notre rapport au vivant doit changer, souligne Corentin Hecquet, en permettant de sortir des oppositions entre nature et société. L’être humain est toujours partie prenante du tout ; tous, nous avons donc intérêt à chercher des collaborations même si nos « lignes politiques » semblent diverger. Un de mes cas d’étude montre des maraîchers collaborant sur base de principes communs – des semences appartenant au collectif avec une gestion par les usagers – mais qui ne s’empêchent d’avoir des réalités et des contraintes différentes en termes de commercialisation : circuit court, circuit long ou vers des restaurateurs… Ces contraintes les amènent éventuellement à sélectionner sur base de critères différents. Tous partent de la même souche mais la valorisent, le cas échéant, d’une autre manière en fonction de la demande qui leur est formulée. Trop souvent, ces réalités opposées sont sources de conflits alors que ce qui les rassemble est le refus des hybrides, la réappropriation de pratiques et surtout la volonté de favoriser la biodiversité cultivée. Il faut pouvoir identifier l’enjeu qui est le plus important et définir les stratégies qui vont de pair, même s’il y a toujours des limites à ne pas franchir et des débats à nourrir. L’articulation entre reconnaissance et participation a permis l’émergence d’un public qui est devenu acteur de la situation. Grâce à lui et à la publicisation qu’il donne à la question, celle-ci peut monter à l’agenda politique. Il y a aujourd’hui un véritable enjeu sur la biodiversité cultivée mais elle n’est pas à l’agenda politique alors qu’elle constitue pourtant une réponse potentielle à d’autres questions qui le sont, comme le changement climatique.

Quant au consommateur membre de Nature & Progrès – souvent quelqu’un qui a une pratique de culture bio dans son propre jardin -, il devrait questionner davantage ceux qui lui fournissent son alimentation, sur la question des hybrides, par exemple, sur celle de l’origine des semences des légumes qu’on lui vend… S’agissant du vin qu’ils boivent, les consommateurs veulent souvent connaître le cépage mais, concernant les légumes, beaucoup ignorent qu’il existe, par exemple, des variétés de courgettes… Moi-même, je ne soupçonnais pas, avant de commencer ma thèse, que la proportion de semences hybrides était si importante en bio. Il y a donc un débat essentiel à avoir sur la provenance de la vie, et donc de la semence, sur notre rapport au vivant. Alimenter le déverrouillage, c’est d’abord créer du débat, en relation avec les pratiques nouvelles… Car la pratique est essentielle ! »

Climat : l’heure est – plus que jamais – à l’action !

Ils manquèrent lourdement de courage, nos politiques ; nos jeunes foulèrent maintes fois le pavé pour leur exprimer qu’ils ne voulaient pas vivre dans un monde au climat pourri. On les comprend même si leurs revendications – nombreux furent les pisse-froid qui leur adressèrent un gros doigt ! – manquaient souvent de netteté. Maintenant que les élections ont rendu leurs verdicts, il faut agir. Mais pour faire quoi ? Eh oui, nous sommes en crises : crise climatique, environnementale, écologique, énergétique… Et toutes ces crises sont globales, interconnectées. Impossible d’en attaquer une sans tenir compte de toutes les autres. Nature & Progrès vous invite donc à chercher un peu de lumière dans cet épais brouillard…

Par Fabrice de Bellefroid

Introduction

L’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère et le réchauffement climatique que cela entraîne – ce qu’on appelle la crise climatique – est, au sens où il concerne le globe terrestre dans son ensemble, un phénomène global, mondial, transnational. Il dépasse de très loin nos replis nationalistes ou régionalistes et doit donc être abordé dans des réunions mondiales, comme les COP. Il nous oblige à revoir, tous ensemble, la plupart de nos petites habitudes, ce qui exige sans doute de revoir entièrement notre système démocratique et de représentation. Une démocratie mondiale semble une chose très compliquée à mettre sur pied mais ce seront bien nos représentants, porteurs de mandats clairs, qui se réuniront pour discuter du climat en notre nom… Même à des niveaux plus locaux, la démocratie restera sans doute, pour une bonne part, représentative vu que beaucoup de personnes ne trouvent pas, en elles-mêmes, les ressources suffisantes pour participer à la « chose publique », principalement à cause de leurs problèmes personnels : santé, argent, famille…

L’effet de serre, comment ça marche ?

L’effet de serre, qui menace aujourd’hui l’humanité par le réchauffement climatique, est un processus précis, appelé ainsi par analogie avec ce qui se passe dans une serre, où la température monte dès que le soleil donne. Les principes physiques ne sont toutefois pas identiques car, dans la serre, l’air se réchauffe sous le rayonnement du soleil mais pas plus qu’en dehors ; l’air y étant isolé de la masse de l’atmosphère, il ne peut se mélanger et donc se refroidir. Même en absence de vent, c’est la convection – « l’air chaud monte » – qui brasse l’air et force mélange et refroidissement. L’effet de serre climatique, quant à lui, est dû à l’absorption physique de rayonnement par des molécules. Le rayonnement solaire est composé, au niveau du sol, de la gamme complète des longueurs d’ondes, du lointain infrarouge au proche ultraviolet – les longueurs d’ondes de plus basses et plus hautes fréquences sont absorbées ou arrêtées par l’atmosphère. Le rayonnement du soleil est très majoritairement réémis par la terre dans la gamme de longueurs d’ondes infrarouges, particulièrement favorables pour un certain nombre de gaz présents dans l’atmosphère qui absorbent ce rayonnement. Quand une molécule absorbe le rayonnement de la longueur d’onde qui lui correspond – on parle de « résonance » -, elle monte son énergie vibratoire – atteint un état « excité » – qu’elle garde un certain temps. D’autres longueurs d’onde augmentent simplement l’énergie de translation des molécules, donc la température. Le rayonnement est donc piégé et la température augmente. Quand une molécule à l’état excité reçoit encore du rayonnement, rien ne se passe ; elle ne l’absorbe pas et il continue donc son chemin. A l’échelle de l’atmosphère s’ajoute une accumulation : dans la très haute atmosphère, très froide, le rayonnement réémis par une molécule qui redescend de son état excité à son état stable rencontrera très probablement une molécule non encore à l’état excité qui l’absorbera. Dans la basse atmosphère, déjà chaude avec beaucoup de molécules à l’état excité, le rayonnement réémis va retourner vers la terre et atteindre sa surface, la réchauffant à nouveau. Au final, du rayonnement infrarouge sera donc piégé dans l’atmosphère, en quantité d’autant plus grande qu’il y avait de gaz à effet de serre présents. Notons que l’effet de serre est ce qui permet de rendre la planète terre habitable, la température moyenne de sa surface étant de +15°C, au lieu des -18°C, donc glacée, qu’elle connaîtrait sans effet de serre. Les GES sont principalement la vapeur d’eau, le gaz carbonique (CO2), le méthane, et le protoxyde d’azote. L’eau dans l’atmosphère est un important facteur d’effet de serre, aussi bien en tant que molécule de vapeur d’eau qui intercepte le rayonnement infrarouge que sous forme de gouttelettes d’eau – les nuages – qui jouent alors le rôle de miroir, renvoyant directement le rayonnement de la terre vers le sol. C’est ce qui explique qu’il gèle beaucoup moins, au sol, par temps couvert que par une nuit de pleine lune. L’augmentation de la température à la surface de la terre augmentant l’évaporation de l’eau, une plus grand quantité de vapeur d’eau se trouve dans l’atmosphère et augmente aussi bien l’importance des nuages qui renvoient le rayonnement vers le sol que la quantité de molécules capables de piéger le rayonnement infrarouge. Vu la très courte durée de séjour d’une molécule d’eau dans l’atmosphère – de l’ordre de la semaine – et la très grande variabilité de sa teneur en fonction de multiples paramètres, la vapeur d’eau n’a pas de valeur comparative en tant que GES mais est bien, en la matière, la première substance en importance : 70 à 80 % de l’effet de serre est dû à l’eau. L’augmentation de la teneur en vapeur d’eau et les plus grands écarts de températures en fonction des couvertures nuageuses expliquent des pluies de plus en plus torrentielles et l’augmentation de la puissance des cyclones.

Des évolutions très difficiles à prévoir

Les autres GES, quant à eux, sont simplement des pièges à rayonnement mais, en fonction de leur constitution – atomes et liaisons entre eux au sein des molécules -, ils n’ont pas la même capacité de piégeage du rayonnement infrarouge. Le CO2 est donc pris comme référence afin de pouvoir comparer leurs différentes capacités. Vu que leur durée de vie dans l’atmosphère varie d’un constituant à l’autre et que cela a une influence importante, il faut aussi donner une durée de référence. Les chiffres sont donc donnés ici en équivalent CO2 sur cent ans. Ainsi pourra-t-on constater que le méthane est vingt-cinq fois plus puissant que le CO2, le protoxyde d’azote… deux cent nonante-huit fois !

L’atmosphère est un milieu complexe qui régule énormément de choses. L’ozone est aussi un GES et on voit encore là la subtilité du milieu atmosphérique : la couche d’ozone est utile quand elle est bien située et pas trop importante. Sa couche naturelle est stratosphérique – en haute atmosphère – et intercepte le rayonnement de très haute énergie qui peut dégrader l’ADN. C’est pour la protéger que les gaz organo-fluoro-chlorés ont été réglementés car ils la détruisent et provoquent ainsi les « trous dans la couche d’ozone ». Quand elle est d’origine humaine, la couche d’ozone basse – troposphérique – participe fortement à l’effet de serre et est même irritante pour les voies respiratoires.

Les évolutions du climat sont très difficiles à prévoir vu la complexité de l’atmosphère et des différents facteurs qui l’aggravent ou la minimisent. L’augmentation de la vapeur d’eau augmente, par exemple, l’importance des nuages qui sont aussi des miroirs par le haut, donc qui renvoient du rayonnement solaire directement dans l’espace, avant qu’il ne pénètre dans l’atmosphère. Les calottes polaires font la même chose sauf qu’elles, elles diminuent, mais à des latitudes différentes et donc avec des incidences de rayonnement solaire différentes. L’augmentation de la température de l’atmosphère fait remonter la ceinture de pluies, et les nuages qui y sont liées, de l’équateur vers les pôles. Ceci modifie les rayonnements qui pénètrent l’atmosphère. Les nuages s’élèvent et arrêtent donc le rayonnement à des altitudes différentes mais cette élévation de l’altitude augmente aussi le volume où est piégée la chaleur…

Les trois principaux GES – le gaz carbonique, le méthane et le protoxyde d’azote – sont des composants normaux de l’atmosphère, en quantité infimes, mais ils augmentent avec les activités humaines. L’augmentation du premier est principalement due à la combustion des énergies fossiles, les deux autres à l’intensification de l’agriculture. En admettant que des mesures soient prises pour arrêter ces augmentations, que pouvons-nous imaginer afin de faire redescendre les teneurs atmosphériques de ces GES. C’est une chose dont il est nécessaire de parler car personne n’est en mesure de prévoir l’ »effet retard » de ces augmentations, c’est-à-dire comment évoluera sur du long terme – quand la terre aura épuisé toutes ses capacités d’absorption – la température de l’atmosphère avec les teneurs actuelles. Jusqu’à présent, c’est principalement l’augmentation de la température des océans qui modère l’augmentation de température, ce qui occasionne d’autres problèmes, soit dit en passant…

Le mirage technologique

Les énergies fossiles que nous avons utilisées – et utilisons toujours – ont été accumulées pendant cinq cent millions d’années ! Le monde occidental en a brûlé une certaine fraction – qui reste difficile à estimer – en cent cinquante ans. Cette accumulation avait été réalisée par la vie sur terre grâce au processus de photosynthèse, puis enfouie dans le sol par des processus géologiques et compressée, ce qui explique la densité énergétique du pétrole. Seule la photosynthèse, par la captation du carbone, peut nous aider à lutter contre le changement climatique ! Il est donc crucial d’arrêter de relâcher du carbone piégé, c’est-à-dire des énergies fossiles ; il est peut-être encore temps de limiter le réchauffement à 1,5 ou 2°C – nous augmentons de 0,2°C par décennie ! – mais il sera très difficile de faire redescendre fortement les teneurs en GES acquises. Notre monde matérialiste et technologique nous promet, bien sûr, toujours que la science inventera la solution providentielle mais on ne sait que trop bien ce qu’il en est des promesses technologiques censées « sauver » l’humanité : pesticides de la « Révolution Verte » et OGM qui allaient faire disparaître la faim dans le monde – le lecteur de Valériane sait ce qui arrive aux paysans et à l’environnement dans les pays qui ont pris le risque des cultures OGM -, ou idéologie nucléaire pour qui la fission est une solution théoriquement tentante mais sans doute impossible à réaliser techniquement – le porte-parole du programme ITER vient, une fois de plus, de promettre des tests à l’échelle 1 après soixante ans de recherche intensive. Pour le moment, tout ce qu’on arrive à faire ressemble à de vagues prémices dans des microbulles confinées magnétiquement… Nous n’avons donc pas cent ans de recherche devant nous en ce qui concerne le stockage du carbone !

D’autres graves problèmes se posent déjà : on cite, pour stocker le CO2, dans le sol, le chiffre trois à cinq cents Watts par tonne. Il serait évidemment absurde de consommer des énergies fossiles pour capter du CO2 et ce seraient donc forcément des énergies propres qui seraient utilisées. Mais en utiliser pour séquestrer du CO2 signifierait surtout que tous les autres besoins sont tous couverts par de l’énergie propre. Est-ce le cas ? Si la réponse est négative, il vaut mieux arrêter toute production d’énergie polluante avant d’utiliser de l’énergie pour capter du CO2. Cette énergie propre – solaire et biomasse – exige de la place – des champs de panneaux solaires et des surfaces de culture de la biomasse – et des recherches doivent être menées pour en améliorer les performances et les processus de fabrication, et surtout pour penser dès la conception le recyclage de ces moyens de production. Sera-ce compatible avec nos besoins en alimentation ? Et le plus grand danger n’est-il pas de laisser croire que nous pouvons continuer sans rien changer puisqu’une solution technique va, de toute façon, venir régler le problème. Comme par magie…

Qu’est-ce qui nous empêche, avant tout, de nous passer de l’inutile ?

La première manière de ne pas augmenter les émissions de GES est d’arrêter toutes les émissions non indispensables. Et Dieu sait s’il y en a ! Notre société de consommation fabrique énormément de choses peu utiles, voire même carrément inutiles, qui entraînent toutes sortes d’autres consommations, d’énergie notamment. D’énormes gaspillages sont monnaie courante, un peu partout. Même s’il y a eu parfois des adaptations, ces derniers temps, la plupart des choix techniques et industriels sont avant tout des choix économiques : c’est leur rentabilité qui prime, pas leur impact environnemental !

Certes, quand il existe un moyen d’un peu concilier les deux, des avancées ont été possibles, mais beaucoup trop faibles… Un procédé industriel doit d’abord être durable – dans le sens du développement durable, pas dans celui de sa seule durée – avant d’être rentable pour l’industriel qui le met en œuvre. S’il n’est pas rentable économiquement et que le produit fabriqué est pourtant nécessaire, c’est à la société qu’il appartiendra de se positionner – le produit est-il vraiment indispensable ? – et de prendre en charge le surcoût éventuel, dans le cadre du développement d’une économie collective, associative. Le réseau électrique est un bon exemple : pour tout kWh consommé dans une maison, il faut en produire quatre à la centrale. La différence est perdue, dans le transport essentiellement. Or le fait que le consommateur soit, à tout instant, en mesure d’exiger tout le courant qu’il désire – on lui a fait croire qu’il pouvait tout exiger, que le client était roi ! – impose la mise en place d’un réseau stabilisé à grande échelle, donc avec des grosses unités de production réparties sur l’ensemble du territoire, et d’importants moyens de transport, aménagés sur de longues distances, qui amènent un rendement final de 25%.

Rappelons que cette analyse s’intéresse aux changements climatiques et dénonce le problème de la combustion des énergies fossiles, le moyen le plus direct d’envoyer du CO2 dans l’atmosphère. Comment ne pas déplorer qu’à peu près toutes nos productions utilisent toujours une énergie qui est, le plus souvent, d’origine fossile ? De plus, nous utilisons énormément d’autres ressources fossiles : tous les minerais – pour les métaux, entre autres – qui sont extraits du sol à grand renfort d’énergie. Les engrais minéraux, les isolants qu’utilise le bâtiment, nos propres déplacements, tout cela utilise d’énormes quantités d’énergies fossiles. Extraire le pétrole lui-même exige aussi de plus en plus d’énergie… Tout cela plaide en faveur de l’arrêt de l’extraction d’énergies fossiles. Nous ne parlons même pas ici de raisons environnementales, les mines et le traitement des minerais étant le fait d’industries qui ont un impact majeur sur l’environnement ! Tout doit donc être mis en œuvre pour économiser ces extractions ; tout processus de fabrication d’un produit fini doit prendre en compte le recyclage efficace de ses constituants, avec le moins d’étapes possibles. Ce qui est fait par une marque de photocopieurs semble aller dans le bon sens : vu les avancées technologiques permanentes, il lui parut illusoire, voire même dommageable, de chercher à concevoir une photocopieuse à durée de vie très longue. Elle deviendrait, en effet, rapidement un problème, devenant peu performante par rapport à ce que le progrès technique propose. Certains composants majeurs – moteurs électriques, ossature métallique – sont donc conçus, dès le départ, pour être réutilisés. Dans la même logique – même s’il faut plutôt bannir la voiture individuelle et que ceci n’est donc rien d’autre qu’un exemple qui se veut parlant -, il faudrait pouvoir remplacer un moteur ancien par un moteur moderne, plus économe et moins polluant, sans changer l’intégralité du véhicule et de ses nombreux gadgets, par ailleurs inutiles…

Seule, la photosynthèse…

Partons donc du principe que nous ne ferons plus augmenter les teneurs en GES de l’atmosphère – que s’il y a quand même émission, il y a automatiquement captation – et que nous limiterons le plus possible nos émissions – car, même quand il y a captation, il y a toujours un délai plus ou moins long entre les deux, en raison de la photosynthèse.

Tablons ensuite sur le fait que seule la photosynthèse sera à même de nous aider à faire un peu diminuer les teneurs en GES de l’atmosphère… Gardons-en cependant une partie pour produire notre alimentation car elle en a toujours été la base, directement ou indirectement, puisque tout ce que nous mangeons, hormis le sel, est vivant et en est donc issu, de près ou de loin. Une partie devra également être dévolue à la biomasse énergie, pour la cuisson des aliments mais peut-être aussi pour le chauffage, dans les pays à hiver long et à temps couvert. Comme chez nous… Gardons-en peut-être également un peu pour le refroidissement, au moins pour la conservation de nos aliments…

La biomasse est considérée comme ayant un bilan neutre si la part utilisée est toujours remplacée par de la biomasse en croissance. Le reste de celle qui est produite par la photosynthèse devra donc être optimisée pour stocker du carbone. Pour piéger du carbone, un système à une dynamique positive est nécessaire, c’est à dire un système qui ne soit pas en équilibre. Une forêt primaire ou une prairie permanente le sont et ne stockent donc plus ! Par contre, il y a un potentiel de stockage, en agriculture, dans les sols cultivés. Nos sols malmenés, dans leurs teneurs en humus, peuvent nous aider en remontant leurs taux ! L’autre opportunité consiste à piéger le carbone dans un matériau, issu de la biomasse, qui ne soit ni brûlé, ni composté. C’est le cas du bois dans la construction !

Et ensuite ? Eh bien, croyez-le ou non, c’est rigoureusement tout ! On peut, bien sûr, s’habiller avec des fibres végétales ou animales plutôt qu’avec des fibres synthétiques issues de la pétrochimie, on peut remplacer ses couverts en inox ou sa manne à linge en plastique par du bois ou par des objets en vannerie… Cela a le même impact mais avec une durée de vie trop limitée, malheureusement, pour qu’on puisse vraiment parler de stockage ; cela fait donc plutôt partie des mesures à prendre pour limiter les émissions. Comment estimer qu’une durée de stockage soit pertinente ? C’est assez simple : une poutre en bois ou un mur en paille, c’est du carbone stocké au moins durant toute la vie de la maison. Le stockage sera prolongé si la poutre est réutilisée ; il s’arrêtera si la poutre est brûlée ou compostée.

Deux thèmes qui nous sont chers : construction et agriculture…

Construire en écobioconstruction, à l’aide de matériaux locaux, doit être une priorité absolue. Les sympathisants de Nature & Progrès savent pourquoi nous privilégions l’habitat bois-terre-paille : son impact sur le changement climatique s’ajoute à l’absence d’émissions toxiques à l’intérieur de la maison et lors de la construction. De plus, ce système est très accessible économiquement, pour autant qu’on construise soi-même.

Un mètre cube de bois brut stocke une tonne d’équivalent CO2. Un mètre cube de paille mise en œuvre – soit une masse d’environ cent kilos dans un mur réalisé en ballots, comprenant récolte, pressage, transport, etc. – stocke vingt-six kilos équivalent CO2. Un mètre cube de laine de chanvre – soit une masse d’environ vingt kilos – stocke neuf kilos équivalent CO2. Une maison à ossature bois de deux cents mètres carrés, avec murs en paille et enduits de terre, va ainsi stocker des dizaines de tonnes équivalent CO2… A cela s’ajoute bien sûr le gain de substitution, c’est-à-dire le remplacement par le bois et la paille de matériaux exigeant beaucoup d’énergie grise pour leur élaboration – béton, acier, aluminium, isolants issus de la pétrochimie – et qui sont donc émetteurs de CO2.

L’habitat doit être densifié. Les lotissements à la campagne avec leurs villas quatre façades – en plus souvent mal isolées – seront impossibles à maintenir, aussi bien pour leur impact en chauffage et pollution qu’en tenant simplement compte de la mobilité de leurs habitants. Or, dans la perspective d’un habitat bien isolé, en ce compris tout le bâti existant, pas besoin de penser chauffage ! Une belle épine hors du pied, tant le chauffage qui recourt à la biomasse est polluant, la combustion du bois émettant des composés organiques volatiles et des microparticules… Si cependant du chauffage est nécessaire, notamment en attendant que tout soit correctement isolé, seules les grosses unités ont un bon rendement. Elles pourraient être équipées de filtres pour capter leurs émissions de suie. Des habitats regroupés, serrés, avec des volumes rationnels pour avoir un rapport surface extérieure – volume intérieur qui soit le meilleur possible, seront chauffés par des réseaux de chaleur. Le standard « zéro émission » est quasiment déjà d’application, en construction neuve, mais vu l’énergie grise nécessaire à la construction et étant donné l’état du bâti wallon et bruxellois, la priorité doit évidemment être mise sur l’isolation des habitats existants, en visant les mêmes règles de densification de l’habitat. La densification de l’habitat est évidemment une thématique en soi ; elle doit se comprendre à plusieurs niveaux qui vont de la conception de l’habitat en lui-même – seules les pièces de vie sont isolées, la rationalité est très aboutie… – jusqu’à son implantation dans le paysage – abstenons-nous désormais de bétonner d’immenses surfaces agricoles…

Les isolants, bien sûr, seront « bio-sourcés ». Même si la paille est importante pour la fertilité du sol, la moitié de la quantité produite peut être soustraite, aux processus habituels, pour des fins d’isolation, à condition qu’on développe les engrais verts. Le chanvre cultivé sera systématiquement une variété qui produit des graines, afin que la surface participe quand même à l’alimentation. La concurrence entre production d’alimentation et production de biomasse risque de rester longtemps une question épineuse.

La charte de l’écobioconstruction de Nature & Progrès attire aussi l’attention sur la prise en compte de la mobilité dans l’implantation de l’habitat, sur l’intérêt du chauffage par rayonnement par rapport aux autres modes de chauffage – pour autant que du chauffage soit nécessaire -, sur l’importance d’une conception bioclimatique et de l’utilisation de la lumière naturelle, sur l’épuration des eaux usées, etc. Les projets de construction manquent souvent de cohérence et de globalité. Par exemple, pourquoi les ventilations mécaniques contrôlées – difficiles à éviter en habitat « zéro émission » même si elles consomment de l’électricité – ne sont-elles pas systématiquement reliées à un « puits canadien », ce qui permettrait d’éviter bon nombre de conditionnements d’air ? Les décisions doivent désormais être prises en mettant la priorité sur l’impact climatique environnemental, dans la cadre global d’une réflexion sur une tout autre manière de vivre…

La construction sera, principalement, l’action humaine appelée à piéger du carbone. Approfondissons, dès lors, la question de la biomasse forestière. Les forêts en sylviculture dynamique sont celles qui stockent le plus de CO2. Plus ça pousse vite, plus ça stocke ! Pareille sylviculture doit toutefois demeurer respectueuse de l’environnement. Restons également attentifs au simple fait qu’un bois qui a poussé trop vite présente des performances technologiques amoindries. La sylviculture va devoir s’adapter au changement climatique ; des défis colossaux se présentent à elle : des événements climatiques extrêmes – sécheresses et tempêtes – plus nombreux la mettent à mal, maladies et ravageurs indiquent que certaines essences ne sont plus « en station », c’est à dire que les conditions topo-pédoclimatiques et le régime hydrographique ne correspondent plus aux standards de l’espèce. Tout simplement parce que le climat a changé ! Des boucles de rétroactions existent aussi : la chaleur et l’augmentation de la teneur en CO2 de l’air sont a priori favorables à la photosynthèse et donc à la croissance de la forêt. Cependant, quand il fait trop chaud, nos espèces forestières arrêtent leur respiration, en fermant leurs stomates, donc leur photosynthèse. Et une trop forte augmentation du CO2 s’avère toxique.

Mais attention ! Ce qui vaut chez nous ne vaudra pas partout ! Dans les régions où le bois est rare, voire inexistant, étant donné que le transport de marchandises – sans pétrole et sur de longues distances – sera une gageure, ce ne sera pas le piégeage du carbone qui sera privilégié mais l’ingéniosité d’une ossature ou d’une charpente la plus économe possible en ce précieux matériau. Ce ne seront donc que les pièces de bois prêtes à assembler qui seront déplacées. L’observation de l’habitat traditionnel de telles régions montre, le plus souvent, le chemin le plus juste à emprunter.

En agriculture, il existe bien sûr un important potentiel de stockage de carbone dans les sols. Il s’agit d’augmenter la quantité de carbone qui y est fixée par la vie du sol, sous la forme de complexe organo-minéral. Le potentiel est énorme mais nous sommes évidemment très loin du compte : nos sols n’arrêtent pas de voir diminuer leurs teneurs moyennes en carbone ! D’abord parce que les surfaces de sol vivant diminuent gravement, ensuite par manque pur et simple de discernement de la part de ceux qui les exploitent. Une prairie, par exemple, fixe plus de carbone qu’une forêt ; il n’est donc pas toujours opportun de vouloir reboiser une prairie… Beaucoup de pratiques agricoles détruisent la matière organique du sol sans la remplacer, la plupart des pesticides affaiblissent dramatiquement la vie du sol, les engrais minéraux la sur-activent au détriment de ses réserves par les déséquilibres qu’ils provoquent, les plantes dopées aux engrais font moins de racines qui sont pourtant les parties qui restent et qui se décomposent dans le sol même quand la récolte est exportée… Pour rester vivant et en bonne santé, la vie du sol a besoin d’apports réguliers de matière organique fraîche d’origine aussi bien végétale qu’animale. Augmenter la teneur en carbone des sols n’a pourtant que des avantages, que ce soit pour la fertilité, la rétention d’eau et de nutriments, la facilité qu’il offre pour le travailler et qui permet l’économie de mécanisation et, partant, d’énergie…

Le carbone aussi peut être augmenté, en agriculture, en ramenant l’arbre dans le milieu agricole. Reconnaissons que c’est uniquement pour rationaliser le travail mécanique – et ne pas griffer la carrosserie du beau tracteur pour lequel on s’est endetté – que les arbres et les haies sont encore et toujours arrachés sans honte ni scrupule. Cela n’a strictement aucune base agronomique, bien au contraire. Le microclimat, induit par des haies judicieusement espacées, augmente les rendements et limite le lessivage des nutriments des cultures ainsi que le ruissellement de l’eau… Des épisodes climatiques de plus en plus violents vont rendre leur présence vitale pour forcer l’eau à pénétrer dans le sol plutôt que s’écouler, en torrents, vers les rivières et les fleuves. Ou la grand-rue du village… De plus, les arbres et les haies piègent durablement le carbone, rappelons-le, c’est plus qu’un détail. Ces haies seront avantageusement plantées d’arbres de grande taille afin de faire du bois d’œuvre. Enfin, l’entretien des haies produit une abondante biomasse qui pourra être valorisée.

D’autres aspects de l’agriculture sont étroitement en lien avec le réchauffement climatique. Ne traverse-t-elle pas une époque où elle est, en même temps, un nœud de problèmes et autant de promesses de solutions ? Les engrais minéraux – de très gros consommateurs d’énergie fossile – doivent être abandonnés. La solution est de planter des légumineuses qui ont non seulement un enracinement profond, permettant de piéger beaucoup de carbone, mais fixent aussi l’azote de l’air, permettant le remplacement des engrais solubles. Un autre enjeu crucial sera de rendre l’agriculture réellement productrice d’énergie et non consommatrice. Chaque calorie produite a exigé plusieurs calories pétrole. On est actuellement autour de huit ! Pour qu’elle devienne productrice d’énergie, il faut qu’une calorie consommée produise plus d’une calorie. Il ne s’agit donc pas de diviser un impact mais de l’inverser ! La traction animale y aidera sans doute mais sans oublier qu’il faut un hectare de terre pour nourrir un cheval et que la concurrence avec l’alimentation humaine est bien là… Si, de nos jours, on préfère utiliser le kW, pourquoi mesura-t-on longtemps la puissance d’un moteur avec des ch – des « chevaux » – ou des CV – des « chevaux vapeurs » ? Tout simplement parce que l’énergie connue fut d’abord celle de la traction animale. Un « cheval », c’est 735,5 W, ce qui correspond à la force de traction qu’un bon cheval peut tenir dans la durée, une sorte de moyenne donc. Mais, bien sûr, il est capable de produire un bref effort beaucoup plus puissant. Aujourd’hui, le standard de puissance d’un tracteur dépasse vite les 100 CV mais la notion qu’il faut détailler pour comprendre et comparer n’est pas la puissance mais l’énergie, en ajoutant la notion de temps pendant lequel la puissance est développée. Un cheval qui développe sa puissance de 735,5 W pendant une heure aura produit une énergie de 0,735 kWh. Si nous ramenons cela à l’énergie humaine, un sportif de bon niveau en endurance – un coureur cycliste à 30 km/h – va produire 0,200 kWh. Rien du tout en regard d’un seul litre de pétrole qui produit 10 kWh…

Pour continuer sur le bilan énergétique de l’agriculture, d’autres unités d’énergie doivent être utilisées, comme le mégajoule (MJ) ou la kilocalorie (kcal) : 1kcal = 0,005 MJ = 0,0012 kWh – puisque 1 kWh = 3,6 MJ – car c’est ainsi qu’on comptabilise l’énergie alimentaire. Le froment grain représente 14 MJ/kg, la pomme de terre 2,9, des œufs 6. Le bilan est négatif chaque fois qu’on consomme plus d’énergie que ce qui est contenu dans l’aliment. Il faut en consommer moins pour que le bilan soit positif.

Nous avons vu que les deux gaz à effet de serre important à côté du CO2, le méthane et le protoxyde d’azote, sont liés à l’agriculture. Le méthane a deux sources : les ruminants, dont les éructations entériques sont composées de méthane, et toute décomposition anaérobie de matière organique. Diminuer la consommation de viande – c’est dans l’air du temps ! – est donc une évidence en ce qui concerne les élevages concentrationnaires. Toutefois, la place du ruminant – le seul capable de retirer directement de l’énergie de l’herbe – est très importante et le restera, notamment pour la fertilité des sols. Une alimentation stable, équilibrée et à base d’herbe, est importante pour limiter la production de méthane. Une importante marge de progression apparaît donc si on limite le nombre de bêtes nécessaires et leur alimentation, si on sait éviter les décompositions anaérobies dont on laisse s’échapper le méthane… Ce n’est pas le cas chez nous mais une rizière inondée, par exemple, est une grosse source de méthane. La biométhanisation produit du méthane qui est alors utilisé en cogénération : le gaz produit est brûlé dans un moteur adapté qui fait tourner un alternateur lequel produit de l’électricité. La chaleur produite pour le refroidissement du moteur à combustion est utilisée par ailleurs. Une telle solution ne peut toutefois être utilisée qu’à proximité d’un gros besoin en chaleur et en sachant bien que le résidu de la biométhanisation peut être épandu sur les sols mais qu’il ne participe pas à la vie du sol – la matière carbonée ayant déjà été digérée et ne pouvant plus servir pour les micro-organismes. Ce résidu est plus proche d’un engrais minéral et doit donc être utilisé avec modération car les pesticides, on ne le sait que trop bien, sont l’indispensable béquille des engrais solubles…

Le protoxyde d’azote, enfin, vient du cycle de l’azote dans les sols et intervient dans certains cycles de nitrification – dénitrification. Il est fortement influencé par la teneur en azote – la fertilisation azotée – et le type de substance azotée. Sa longue durée de vie dans l’atmosphère et sa puissance en tant que GES en font un acteur important. L’agriculture bio extensive, avec du bétail à l’herbe, a un bilan intéressant en la matière. Les minéralisations rapides par un travail du sol intensif seront évitées ; il faut aussi raisonner la course à la protéine et les excès d’azote que cela suppose…

Concluons, si nous le pouvons…

Délais de publication obligent, ce dossier fut réalisé avant les élections du 26 mai. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance car des décisions drastiques et urgentes sont, de tout façon, à prendre sans tarder et ce seront des élus tout neufs, ceux que le scrutin aura désignés, qui seront appelés à le faire, quelles que soit leur panachage idéologique et la vigueur de leurs colorations politiques. Nous leur détaillerons ce texte, qui qu’ils – ou elles – soient. Auront-ils – ou elles – plus de courage que leurs prédécesseurs ? Prendront-ils de vraies mesures, c’est-à-dire pas ces petites adaptations qui compensent les excès, sans vraiment remédier au problème de fond, ou faudra-t-il rapidement retourner dans la rue ? Car c’est bien le fonctionnement de la société dans son ensemble qu’il nous faut à présent revoir, vu les relations étroites qui existent entre toutes les composantes d’un monde extrêmement complexifié…

Depuis 2017, Nature & Progrès approfondit les raisons pour lesquelles, malgré les constats inquiétants, nous refusons le changement. Ces raisons sont liées à nos fonctionnements humains, pas très rationnels, comme des peurs, de la paresse, du déni. N’est-il pas dès lors absurde – et dangereux – d’attendre que ce soit l’État qui nous impose ses règles ? Le vrai problème n’est-il pas avant tout individuel ? Nous aurions pu commencer notre raisonnement en posant que « les gens heureux ne consomment pas » car énormément de dérives viennent de la société de consommation. La mettre à mal parce que de plus en plus de gens ne l’aiment plus est peut-être une piste intéressante ? Qu’est ce qui coupe les gens de leur bonheur, sinon l’évidence que nous vivons dans un monde frustrant ? Tout nous incite à consommer mais, bizarrement, nous n’en tirons plus aucune joie…

Le monde d’aujourd’hui nie l’individu, le réduit à un numéro, à une gueule pour caméra à reconnaissance faciale. Le beau progrès sécuritaire ! Mais le nouveau citoyen de 2019 n’a de cesse de revendiquer sa différence, de hurler qu’il existe avec sa créativité entropique. Car c’est forcément entropique et exponentiel : chaque fois qu’une initiative ‘déplaît’ à la majorité, une règle surgit pour la cadrer, exigeant une nouvelle créativité pour continuer à rencontrer la légitime aspiration à faire reconnaître l’unicité de son âme d’humain. C’est donc d’un vivre ensemble XXL dont nous avons besoin, d’une intelligence collective qui reconnaisse à chacun sa personnalité irréductible tout en permettant, évidemment, la vie en société…

La maxime « ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre » peut sans doute nous aider à avancer. Personnellement, je reprendrais plutôt celle de Gandhi « sois le changement que tu souhaites pour le monde« . Car moi qui vous parle, l’auteur de ces lignes, qui revendique des mesures drastiques de réduction des GES, je n’ai même pas prévu d’arrêter d’utiliser ma propre voiture, dès demain matin. Je réfléchis pourtant sérieusement mais seulement à le faire… après-demain ! Tout cela demande donc à chacun un intense travail sur soi-même ! Fini de rechercher son identité à l’extérieur en présentant une belle façade – de sa maison ? -, une jolie voiture hybride ou même électrique, une race de chien qui sort de l’ordinaire… Ce travail sur soi seul-e face au climat permettra vraiment de passer du plaisir – la dopamine, oui, oui, toujours plus – au bonheur – l’ocytocine, ne pas abuser non plus. L’intérêt de l’ocytocine, c’est que c’est aussi l’hormone d’attachement, celle qui renforce le sentiment d’appartenance, celui de faire partie d’un tout – l’humanité mais aussi le tout plus grand qui nous dépasse -, et qui tombe donc à point nommé pour nous aider à contrer l’individualisme à tout crin. Si nous sommes tous ensemble montés dans une bien mauvaise galère, nous pouvons encore tous ensemble faire pression sur le gouvernail afin de changer de cap…

Paroles d’écoféministes

« Il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre »

Ceux qui partagent, avec nous, l’évidence qu’aujourd’hui le monde bascule doivent échanger des vécus, des horizons, des pratiques, des idées, des récits et même des émotions… Leurs regards pourront être variés, voire contradictoires, car l’avenir est plus que jamais incertain. L’écoféminisme est un mouvement pluriel, mondial et multiforme, inscrit très profondément au cœur des évolutions en cours. En voici une brève évocation sur base d’entretiens avec Sophie Hustinx et Anaïs Trigalet.

Par Guillaume Lohest

Introduction

Greta Thunberg, Anuna De Wever, Adélaïde Charlier… Cela n’aura échappé à personne : en première ligne des mobilisations pour le climat, on voit énormément de jeunes femmes. Autre combat : le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, des manifestations et des grèves ont eu lieu dans le monde entier, particulièrement impressionnantes en Espagne et en Amérique du Sud.

Autre combat, vraiment ? De plus en plus de voix mettent en évidence les liens historiques et philosophiques existant entre les oppressions subies par les femmes et les détériorations infligées à la planète, à l’environnement. À la racine de tout cela, le patriarcat et le capitalisme, qui imprègnent notre culture occidentale et provoquent des ravages conjoints. L’écoféminisme, dont on parle de plus en plus ces dernières années, est un mouvement pluriel et mondial, multiforme, à la fois militant et spirituel, qui met en mots et en récits cette articulation pour y réagir en retissant des liens détruits.

Mais puis-je en parler, moi qui suis un homme ? Sans doute. N’étant toutefois pas impliqué dans des collectifs écoféministes ou militants, j’ai préféré donner la parole à des femmes qui se reconnaissent dans ce mouvement ou s’y intéressent de près. J’ai donc interviewé Sophie, écoféministe active notamment au sein du groupe « Les so.u.rcières pour le climat », et Anaïs, chargée d’études dans le domaine de l’éducation permanente, qui est touchée et interpellée par de nombreuses écoféministes, sans pour autant se revendiquer comme telle. Entre leurs témoignages, je glisserai des extraits glanés au fil des lectures qu’elles m’ont conseillées.

Comme une révélation

Ma première question concerne leur rencontre personnelle avec ce mouvement. Comment en sont-elles venues à s’intéresser à cet angle d’approche ? « Tout a commencé dans une librairie qui était sur le point de fermer, raconte Sophie. Je suis tombée nez à nez avec le livre de Starhawk, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique. Je me suis demandée : c’est quoi ce machin, ce mélange bizarre ? Je me suis débrouillée pour acquérir le dernier exemplaire qu’ils avaient et quand je l’ai commencé, ça a été une révélation. Pour la première fois, j’avais l’impression que quelqu’un mettait des mots sur quelque chose d’essentiel que je ressentais. Starhawk met le doigt sur le fait qu’on vit dans un monde de dominations. Ces dominations, il faut pouvoir les identifier, les nommer, en observer les impacts sur nous, et dans un second temps en ressortir, imaginer autre chose, rêver un autre système. C’est la base de son discours : la magie, l’alchimie consiste à transformer, à se projeter dans quelque chose d’autre par l’action politique. » Sophie n’en reste pas là. Dans la foulée, apprenant via une amie que Starhawk est justement de passage en Belgique pour deux journées, elle s’investit comme bénévole dans la préparation et l’organisation de cette rencontre. « Je me souviens qu’elle a commencé par parler du traumatisme des sorcières dans l’imaginaire occidental. Cela a libéré des émotions très fortes, chez moi et autour de moi. Nous prenions conscience que ce traumatisme n’a pas été traité dans notre histoire, que nous étions encore habitées par cette peur d’être détruites, de subir de la violence si on sort du rôle qu’on nous demande de jouer. »

Quant à Anaïs, elle a commencé à s’intéresser à l’écoféminisme en participant à un séminaire organisé à l’ULB avec la philosophe française Émilie Hache. « Ça m’a questionné et enthousiasmé ! J’y ai découvert que les femmes avaient souvent été en première ligne des mobilisations environnementales. Il y a cet exemple fameux de manifestation au Pentagone en 1980, face à la menace de guerre nucléaire en pleine guerre froide. En raison de la place particulière auxquelles les femmes ont été assignées dans le patriarcat, dans ce qu’on appelle le ‘care’, le soin aux autres, les femmes ont été historiquement plus sensibles aux problèmes de pollution qui pouvaient entraîner des maladies, ou aux difficultés d’accès aux ressources… Ce sont donc elles qui se sont le plus souvent mobilisées. Cela a été une découverte pour moi de comprendre que les femmes avaient été en première ligne, porteuses de ces luttes. »

La « Déclaration d’unité » (1), proclamée lors de la Women’s Pentagon Action en 1980, affirmait déjà clairement : « Nous savons qu’il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre et nous avons l’intention de vivre de cette manière dans nos quartiers et dans nos exploitations agricoles de ces États-Unis, et parmi nos sœurs et frères de tous les pays du monde !« 

Une même logique d’oppression

« Un autre élément qui me parle, enchaîne Anaïs, c’est la prise de conscience que la domination de la nature et l’oppression des femmes ont été menées conjointement, au sein du modèle capitaliste. C’est aussi lié à la révolution scientifique qui a eu lieu à partir des XVIe et XVIIe siècles. On a développé une vision mécaniste de la nature, ce qui a permis qu’on puisse l’exploiter davantage dans un cadre capitaliste. » Cette vision a remplacé progressivement une autre manière de considérer la terre, plus organique, qu’on peut schématiser par la métaphore de la terre nourricière, de la terre-mère qui prévaut dans de très nombreuses cultures. Anaïs me renvoie à un article de Carolyn Merchant qui détaille ce changement de représentation : « La conception organique qui a prévalu depuis les temps anciens jusqu’à la Renaissance, dans laquelle le principe féminin jouait un rôle positif significatif, fut graduellement sapée et remplacée par un état d’esprit technologique qui se servait des différents principes féminins en les exploitant. Parallèlement à la mécanisation croissance de la culture occidentale au XVIIe siècle, la terre nourricière et cosmique a été remplacée par la machine (2). » En résumé, comme l’écrit Émilie Hache, « c’est la même culture qui entretient un rapport de destruction à l’égard de la nature et de haine envers les femmes, c’est donc cette culture dans son ensemble qu’il s’agit de changer (3). »

Mais par quelle voie entamer ce changement ? Plusieurs écoféministes reprennent à leur compte le terme d’empowerment, ce mot impossible à traduire qui signifie à la fois autonomisation, récupération d’un pouvoir d’agir individuel et collectif. « Il s’agit de réagir à ce que Starhawk nomme la mise-à-distance, m’explique Sophie. Le constat de base de l’écoféminisme, c’est qu’on vit dans un système de destruction qui a été alimenté par la coupure des liens : les liens à nous-mêmes, à notre corps, à la nature, aux saisons, aux rythmes. Et c’est cette coupure, cette mise à distance qui permet la domination, le pouvoir sur ce quelque chose qu’on a séparé de nous. Cela, il faut l’identifier, le nommer, accepter que cela fait partie de nous. Il s’agit donc de le sortir de nous et d’apprendre autre chose, que Starhawk appelle le pouvoir du dedans. » Cela se traduit par une autre façon d’être en relation et d’être au monde. La philosophe Catherine Larrère le résume ainsi : « Dans leur combat contre une logique de domination qui s’applique aussi bien aux femmes qu’à la nature, les écoféministes en appellent à l’adoption de nouveaux rapports, non hiérarchiques, non dominateurs. C’est là qu’elles se réfèrent aux éthiques du care. Il s’agit, explique Karen Warren, de passer à une éthique « qui fasse une place centrale à des valeurs de soin [care], d’amour, d’amitié et de réciprocité appropriée – des valeurs qui présupposent que nos relations aux autres ont un rôle central dans la compréhension de qui nous sommes« (4). »

Naturaliser les femmes ?

Quand on parle d’écoféminisme, une ombre plane. C’est celle, déjà ancienne, de l’accusation d’essentialisme qui est faite à cette approche. Autrement dit, les écoféministes induiraient l’idée que les femmes et la nature vont de pair, que les femmes sont plus proches de la nature par nature, justement. Ce qui reviendrait, en quelque sorte, à renforcer la vision patriarcale plutôt qu’à la combattre. Anaïs n’est pas d’accord avec cette accusation, mais elle a conscience de la difficulté à faire percevoir la nuance. « Je crois que c’est essentiel que des femmes puissent se revendiquer de la nature sans être immédiatement soupçonnées d’essentialisme. En tant que femme, je veux pouvoir me revendiquer de la nature. Mais c’est un lien à construire, pas une essence prédéterminée. Je ne suis pas plus proche de la nature parce que je suis une femme, je le suis d’une manière dont femmes et hommes devraient l’être. Ça reste une question difficile pour moi aujourd’hui. C’est délicat à exprimer, mais mon intuition, c’est que le fait que les femmes se revendiquent de la nature n’est pas révoltant, n’est pas soupçonnable. » Sophie est plus catégorique : « Je trouve que la critique de l’essentialisme n’est pas du tout valable. Car ce qui a fait que les femmes se sont davantage préoccupées de la nature, ce n’est pas une ‘essence’ mais le fait de subir en parallèle des mécanismes de domination et de contrôle. On retrouve ces logiques d’oppression à d’autres niveaux dans le racisme ou dans les problématiques sociales. » Le véritable souci avec cette accusation, c’est qu’on reste dans un dualisme, dans une séparation entre la nature et la culture qui n’est plus pertinente, me fait remarquer Anaïs. « Ce n’est pas parce que les femmes ont été assignées à une place de soin, sur le versant soi-disant “inférieur” du dualisme nature/culture, que nous devons nous revendiquer de la culture et nous mettre à rejeter la nature. Ce qui est problématique, c’est cette dualité, et le fait de considérer un pôle comme supérieur à l’autre. » Le féminisme classique a conçu l’émancipation des femmes comme un arrachement à cette assignation à la nature. L’écoféminisme, sans renier cette possibilité, tente de l’inclure dans une vision plus large qui ne conditionne pas cette émancipation au maintien du schéma dualiste qui déprécie la nature et légitime son exploitation. Pour les écoféministes, « Il ne s’agit de revenir ni à une nature originelle ni à une féminité éternelle, écrit Émilie Hache – ni d’aucun retour à ce mouvement étant par définition impossible -, mais de se réapproprier (reclaim) le concept de nature comme nos liens avec la réalité qu’il désigne (5). »

À ce stade de notre conversation, je glisse à Sophie que je suis mal à l’aise vis-à-vis de ces pratiques qui fleurissent dans les mouvances de l’écoféminisme et de l’écopsychologie, et qui consistent à se regrouper uniquement entre femmes, ou uniquement entre hommes. N’est-ce pas, tout de même, favoriser une forme de naturalisation, une forme de démarcation assez archaïque, pour ne pas dire réactionnaire, entre hommes et femmes ? « Ce n’est pas du tout l’idée, me répond-elle. La base d’un cercle de femmes ou d’hommes, c’est simplement de se rassembler à partir de là où on en est. On a, par exemple, des cercles de femmes blanches et des cercles de femmes noires. Simplement parce qu’on n’est pas au même niveau de domination. On a plus ou moins de privilèges. L’idée c’est de déconstruire ces (non-) privilèges entre soi, pour pouvoir après rencontrer les autres, dans un nouveau type de relation de coexistence et de respect. »

De la place pour tout

Mais si on tourne le dos à la modernité, à la raison, peut-être même à la science, sur quoi se base-t-on pour cette libération ? Quand je pose cette question à Sophie, sa réponse me désarçonne un peu. « C’est comme s’il y avait quelque chose de beaucoup plus grand qui était emprisonné dans une sorte de toile, qu’il s’agit de desserrer, pour libérer l’ensemble. Cela peut faire peur parce que beaucoup d’écoféministes proposent de se plonger en soi, de libérer des émotions plutôt que de les “gérer”. C’est un processus qui doit se faire dans un cadre de bienveillance sécurisant, qui permette de retisser des liens avec soi, avec les autres, etc. C’est pour ça qu’on voit aujourd’hui des cercles de femmes ou des cercles d’hommes. C’est une très grande remise en question, ça peut être hyper-angoissant, ça peut remettre en question son rôle, son couple, sa façon de travailler, sa façon d’être. Rêver l’obscur, c’est aussi accepter de traverser cette phase de peur. » Comment faire le tri, alors, entre le spirituel, le psychologique, le scientifique, le politique ? J’entends la réponse intérieurement : il n’y a pas de tri à faire ! OK, mais comment s’assurer, en tout cas, qu’on ne mélange pas tout, qu’on ne s’illusionne pas, qu’on ne suit pas une sorte de gourou ? « Parce qu’à tout moment, ce qui fait sens, c’est de tisser du lien », me répond Sophie. Je sens qu’il demeure en moi une réserve, qui n’a cependant pas de prise sur le caractère multiforme et inclusif de l’écoféminisme. Anaïs fait écho à cela : « Je discutais récemment avec une amie qui me faisait un très beau retour. Ce qu’elle apprécie dans cette approche, c’est le pragmatisme des femmes, qui ne s’enferment pas dans la théorie. Cela leur permet d’être très libres dans leur pensée, dans leur mode d’action. Il y a donc de la place pour tout. Le mouvement n’est pas divisé, grâce à cette approche pragmatique. » Sophie confirme : « L’écoféminisme utilise tous types de savoirs et réhabilite en particulier la dimension symbolique. On vit dans une société où les visions académiques dominent les autres types de discours. Quand on parle de magie, quand on passe par des rituels, ce sont des symboles. Ainsi en va-t-il de la figure de la sorcière. D’où vient le fait qu’on la représente avec une cape et un chapeau ? C’est parce que des femmes cherchaient à résister à l’appropriation des terres. Elles étaient donc pourchassées et pour ne pas être vues, elles se déguisaient. » Un livre récent de la journaliste Mona Chollet (6) réhabilite cette figure de la sorcière auprès d’un large public. Signe sans doute que les représentations sont en train de se modifier.

Convergence des luttes ?

Comment expliquer cet heureux retour en force des luttes féministes ? « Les femmes ont trouvé des façons décisives de se relier, suggère Sophie. Avec le boom des nouveaux moyens de communication, de nombreuses personnes qui n’étaient pas visibles le deviennent. La vague MeToo a quand même libéré beaucoup de paroles. Partout dans le monde, il y a un éveil des femmes. Je le vois en Inde ou en Turquie, par exemple. De plus en plus de femmes, par rapport aux violences qui leur sont faites, disent : maintenant, ça suffit. Internet, les réseaux sociaux, les podcasts disponibles sont autant de moyens par lesquels les femmes sortent du contrôle exercé sur eux et acquièrent une conscience collective globale. Par exemple, la femme qui a fait la bande dessinée sur la charge mentale (7), cela a reçu un immense écho. Plein de femmes se sont dites : mais en fait je vis cela moi aussi. Le fait que quelqu’un ait trouvé des mots pour nommer un vécu, ça relie. »

Assiste-t-on à une sorte de révolution écoféministe, au sens d’un mouvement inclusif qui se manifeste dans le monde entier, par des luttes politiques, par des pratiques collectives, par la naissance de nouveaux rapports au monde, la réaffirmation d’une sensibilité voire d’une spiritualité ? Est-ce un tournant décisif pour les enjeux écologiques ?

« L’écologie monte, conclut Anaïs, et le féminisme monte aussi, en termes de mobilisations. Mais l’articulation entre les deux ne va sans doute pas encore de soi. Mon sentiment est qu’il y a encore énormément de chemin à faire, pour que le mouvement féministe s’approprie les enjeux écologiques et inversement. Il y a des signes de convergence mais ce n’est pas encore évident. En moi-même, à mon niveau personnel, je sens que c’est encore en construction. »

Aller plus loin…

Nul besoin d’être femme, ni écologiste, ni même membre actif-ve d’une vieille association telle que Nature & Progrès pour partager l’urgence et la force de la démarche. Et désirer l’approfondir. Reclaim est une anthologie proposée par la philosophe Émilie Hache (8). Elle permet de découvrir les textes des principales figures du mouvement, parmi lesquelles Susan Griffin, Starhawk, Joanna Macy, Carolyn Merchant, certains textes donnant l’impression qu’ils ont été écrits hier, aujourd’hui même, en réaction à la situation qui est la nôtre…

Notes

(1) Voir : www.wloe.org/unity-statement-1980.78.0.html

(2) Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre » dans Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016.

(3) Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016, introduction, p. 20.

(4) Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », Cahiers du Genre, vol. 59, n°2, 2015, pp. 103-125

(5) Reclaim, idem., p. 22.

(6) Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La Découverte : Zones, 2018.

(7) Cf. blog d’Emma Clit : https://emmaclit.com

(8) Reclaim, recueil de textes écoféministes, Éditions Cambourakis, 2016, 412 p.

La caractérisation des variétés des espèces potagères

La plupart des jardiniers, même bio, s’interrogent peu au sujet de leurs semences potagères. L’important travail d’observation nécessaire au maintien du socle de caractéristiques propres aux variétés traditionnelles et patrimoniales qu’ils aiment utiliser leur échappe donc souvent. La nécessité préalable de caractériser ces variétés n’est-elle pas cependant une condition sine qua non de cet intérêt ? Mais de quoi s’agit-il ? Et pourquoi l’importance de ce travail majeur tend-t-elle encore à leur échapper ?

Par Philippe Delwiche et Marlène Moreau

Introduction

La caractérisation préconisée par l’UPOV (Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales) peut se définir comme une méthode internationale et standardisée qui permet la description des variétés et donc la distinction de leurs caractères propres au sein des autres variétés d’une même espèce. La caractérisation vise notamment à mettre en exergue les éléments marquants de la diversité phénotypiques, comme la taille, la forme, la couleur des feuilles et des fruits, la période de maturité, l’architecture des plants ou des grappes de fruits… L’UPOV prévoit des fiches de description – dites fiches UPOV – qui permettent de compiler ces différentes observations pour une large gamme d’espèces. L’objectif poursuivi est principalement de fournir un guide de caractéristiques à observer en vue de permettre l’inscription des variétés considérées au Catalogue officiel, ou en vue de l’obtention d’un COV (Certificat d’obtention végétale).

La lente érosion des variétés traditionnelles

L’inscription d’une variété dans le « Catalogue Officiel des Espèces et Variétés » est indispensable pour sa commercialisation et c’est de cette inscription que les industriels de la semence tirent actuellement leur situation de monopole. Différents tests doivent être réalisés en vue de cette inscription. Ils portent sur les caractères phénotypiques de la variété. Ils sont dits DHS pour :

– Distinction : la variété doit être distincte de celles qui sont déjà inscrites ;

– Homogénéité : la variété doit être uniforme par rapport à l’ensemble de ses caractères ;

– Stabilité : la variété doit rester identique à elle-même suite aux multiplications successives.

Ces critères DHS permettent d’obtenir un COV, c’est-à-dire un quasi brevet industriel qui protège, pour vingt-cinq ans, la variété de la concurrence et permet l’inscription au Catalogue officiel. Ainsi, le marché des semences est-il dûment verrouillé et réservé aux seules variétés pouvant être appropriées par un COV. La majorité de ces variétés de légumes aujourd’hui inscrites sont des hybrides F1, c’est-à-dire issus de deux variétés distinctes mais qui ne sont pas stables. D’éventuelles plantes de la génération suivante présenteraient donc des caractéristiques totalement disparates et produire des semences au départ d’hybrides F1 n’aurait donc aucun sens. Le jardinier ou le maraîcher qui en utilisent doivent, par conséquent, racheter leurs semences, chaque année, au semencier qui les produits.

Publié en 2006, le Catalogue français des espèces et variétés potagères permet d’évaluer l’érosion des variétés traditionnelles au profit des hybrides :

– asperge : 23 hybrides et 2 traditionnelles ;

– aubergine : 28 hybrides et 4 traditionnelles ;

– carotte : 82 hybrides et 12 traditionnelles ;

– chicorée witloof : 36 hybrides et 1 traditionnelle ;

– chou brocoli : 8 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou de Milan : 21 hybrides et 5 traditionnelles ;

– chou-rave : 2 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou rouge 7 hybrides et 2 traditionnelles ;

– concombre 39 hybrides et 3 traditionnelles ;

– enfin, pour la tomate : 390 variétés hybrides et 19 variétés fixées, dont la ‘Saint-Pierre’, la seule de cette longue liste à être parfois cultivée par les jardiniers bio…

Pour l’agro-industrie, la fabrication d’une variété ne vise qu’à augmenter la rentabilité et à faciliter sa commercialisation, sans jamais se soucier des qualités gustatives et nutritives. Pour ne prendre qu’un seul exemple, concernant la tomate, le caractère « durée de conservation » évalue la fermeté sur des fruits cueillis alors que la couleur verte a disparu sur la moitié de leur surface ! Et l’observation peut se prolonger pendant cinquante-six jours. Il est donc possible d’acheter aujourd’hui, dans la grande distribution, des tomates cueillies… deux mois plus tôt !

Se réapproprier le travail de caractérisation

Il est très important de distinguer les objectifs qui animent les artisans-semenciers – les « sentinelles » actives dans la sauvegarde du patrimoine – et les jardiniers, de ceux que poursuivent l’UPOV et, avec elle, les géants de l’agro-industrie qui recherchent un monopole commercial.

Pour les défenseurs de la biodiversité cultivée, la caractérisation présente différents intérêts. Elle participe, tout d’abord, au maintien des variétés populations, mais sans les brider, afin de permettre une coévolution, sous l’action des terroirs et de l’Homme. Il s’agit de s’assurer que les variétés multipliées sur le long terme correspondent bien à un socle de caractéristiques lié à la variété de départ, et de fixer des balises à une sélection conservatrice in situ qui sera nécessairement « évolutive » par rapport à son environnement. Leur grande résilience leur permet, en effet, de s’acclimater, de s’adapter au milieu, tout en répondant à des pratiques et des besoins locaux, aux attentes du consommateur, en ce qui concerne les qualités nutritives et gustatives, mais aussi au grand défi que représente la perspective d’une adaptation au changement climatique.

Ce travail est également utile en vue de la réinscription de certaines variétés au sein du catalogue national. Dans ce cas, la caractérisation est importante afin de pouvoir les comparer avec des variétés figurant dans la littérature semencière ancienne, dans le but de prouver leur origine régionale, comme le requiert la réglementation. C’est d’ailleurs à un retour de cet exercice, réalisé avec l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’, que sera consacrée la deuxième partie de cet article. Enfin, pour les férus d’histoire, ce travail de caractérisation permet aussi de retracer l’histoire passionnante de nos variétés à travers les siècles.

Les variétés locales ou patrimoniales sont des variétés population qui sont apparues dans une région, ou dans la ceinture verte d’une ville, et qui ont subi la sélection naturelle pendant des décennies – comme la chicorée frisée ‘de Namur’ – et même pendant des siècles – comme la carotte ‘Yellow belgian carrot’. Elles peuvent également avoir été introduites et, en s’adaptant à leur nouveau terroir, avoir perdu leur nom et une partie de leurs caractères, comme la variété allemande apparue dans la ceinture verte de la ville de Bautzen, ‘Bautzener Dauer’, devenue ‘Blonde de Laeken’ lorsqu’elle fut adoptée par les maraîchers et les consommateurs bruxellois.

 

Variétés population et lignées pures

Il existe plusieurs types de variétés au sein de chaque espèce potagère. Une variété est constituée d’un ensemble de plantes qui présentent des caractères communs, visibles et invisibles, qui la distinguent des autres variétés de la même espèce.

Les variétés population – aussi appelées anciennes, locales, de pays, de ferme ou traditionnelles – sont les plus anciennes : elles existent depuis les débuts de l’agriculture et sont à l’origine de toutes les variétés modernes. Pour les espèces potagères, elles sont majoritairement issues d’un travail collectif de maraîchers installés dans la ceinture verte des villes dont elles portent souvent le nom. Elles sont multipliées en pollinisation libre, sélectionnées par sélection massale et leur grande diversité génétique permet, par une constante évolution, de s’adapter à des conditions de sols, de terroirs et de climats qu’il est difficile d’imaginer.

Prenons pour exemple le haricot, originaire d’Amérique, et qui n’est déjà plus une plante sauvage lorsqu’il est introduit en Europe, à la fin du XVe siècle. Sa culture est déjà recommandée, en 1560, dans l’ouvrage Della Agricoltura de l’agronome italien Giovanni Tatti. Lors du processus de domestication en Europe, un caractère va freiner sa progression vers le nord du continent : sa sensibilité à la photopériode qui, sous les tropiques, ne lui permet de fleurir que pendant les périodes de jours courts. Sous nos latitudes, où les jours sont longs en été, le haricot ne fleurit qu’en octobre, lorsque les jours raccourcissent et il n’a donc pas le temps de terminer son cycle de vie. La souplesse d’adaptation des variétés population et la sélection vont permettre de supprimer totalement, en quelques siècles, toute sensibilité à la photopériode et d’obtenir une floraison qui s’effectue indépendamment de la longueur des jours. A tel point qu’en Suède, un pays ou le soleil ne se couche plus à l’approche du solstice d’été, les « Brunabönorfrån Öland« , quatre variétés traditionnelles de haricot brun ‘Bonita’, Karin’, ‘Katia’ et ‘Stella’ sont cultivées sur l’île d’Öland. Patience et longueur de temps !

Pour Jean Pierre Berlan, les variétés populations sont les seules qui méritent le terme de variété puisqu’il n’hésite pas à déjà parler de clone à propos des lignées pures. Les lignées pures sont issues d’individus, prélevés parmi les variétés population, qui présentent les caractères recherchés. Isolés et multipliés entre eux, pendant plusieurs générations, ils produisent une majorité d’individus identiques mais munis d’un patrimoine génétique fortement amoindri par une consanguinité prolongée. Les premières lignées pures furent plutôt sélectionnées par des obtenteurs qui n’étaient plus des maraîchers ou des paysans mais des semenciers, comme les Vilmorin.

Nous l’avons dit : les hybrides F1 sont obtenus par le croisement de deux variétés différentes de lignées pures qui fournit des individus très homogènes et d’une grande vigueur par l’effet d’hétérosis. Contrairement aux variétés population et aux lignées pures, les hybrides sont instables dans leur descendance et impossible à reproduire par le jardinier. Les critères de sélections de ces variétés ne visent qu’à satisfaire la filière du maraîchage industriel et de la grande distribution.

 

Génotype et phénotype

Le génotype est l’ensemble de l’information génétique d’un individu, alors que le phénotype est l’ensemble des caractères observables – vue, goût, odorat… – de l’individu. Il constitue l’expression du génotype qui ne produit donc qu’en partie le phénotype.

Exemples : de vrais jumeaux possèdent un génotype identique. L’un d’eux, souvent dans la maison, reste blanc de peau alors que l’autre passe ses journées au soleil et possède une peau bronzée : à génotype égal, le phénotype « couleur de la peau » est différent. Le phénotype est donc le reflet du génotype, auquel s’ajoute l’influence du milieu et du climat. Pour les variétés des espèces légumières, la sélection ne peut s’effectuer que sur les caractères observables :

– résistance au froid, à la chaleur, à la sécheresse, à l’humidité, aux maladies… ;

– précocité, port végétatif, rendement… ;

– couleur, forme, tendreté, goût… ;

– aptitude à la conservation…

A titre d’exemple : la caractérisation de l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’

Le ‘Rouge pâle de Huy’ apparaît, au plus tard, à la fin du XIXe siècle, dans le catalogue du marchand-grainier Auguste Dony, d’Antheit (1898). Au début du XXe siècle, ce sont les marchands Collette-Ronchaine, de Huy (1900), Alexis Perwez, de Statte (1905), Collette-Mühlen, de Huy (1909), Athanase Guyaux-Hankenne, de Huy (1923), Gonthier, de Wanze (1924), Lafontaine, de Statte (vers 1930), ainsi que la coopérative socialiste Les Campagnards, de Tihange (1921), qui le commercialisent. On voit donc que cette variété population fut sélectionnée et maintenue par une importante communauté de maraîchers-semenciers cultivant les terres de la ceinture verte de la ville de Huy. Dans les années 1970-1980, les dernières terres maraîchères sont avalées par l’urbanisation mais la maison Gonthier propose toujours l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ dont la semence est produite en France, sans doute par ou pour le semencier Vilmorin-Andrieux. Celui-ci le propose, en effet, dès 1947, dans son Dictionnaire des plantes potagères. Il disparaît du catalogue Gonthier lors d’une première faillite, en 1995.

Dans le cadre du sauvetage de notre patrimoine légumier et du projet Biodomestica, Laurent Minet, du CTH Gembloux, obtient, en 2014, un lot de graines conservées par le centre de recherche agronomique de Wageningen, aux Pays-Bas. Celles-ci proviennent de la maison Simon Louis Frères & Cie, de Bruyères-le-Châtel en Ile-de France, un important producteur de semences potagères. Cette présence en France n’est pas étonnante, l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ y ayant connu un succès certain jusque dans la région de Bordeaux. Le travail de multiplication et d’observation peut donc commencer au CTH Gembloux.

En 2018, une belle parcelle est dédiée à notre oignon chez l’artisan-semencier Semailles et nous nous réunissons, avec Laurent, pour effectuer la caractérisation. Il est nécessaire, dans un premier temps, de vérifier si la variété retrouvée correspond bien à la variété d’origine ; nous nous limitons pour cela à l’observation du bulbe qui est la seule partie de la plante quelque peu décrite et illustrée dans les documents anciens à notre disposition. Il est à noter que ces catalogues de graines, revues horticoles et livres de jardinage anciens sont importants pour ce travail mais ils apportent également la preuve historique de l’existence d’une variété patrimoniale, indispensable à l’inscription, par la Région Wallonne, dans la liste D des anciennes variétés destinées au jardinage amateur.

Une fois établie l’adéquation entre le lot reçu et la variété recherchée, la caractérisation se poursuit en observant les caractères mais que la documentation ne permet pas d’appréhender. Caractères propres au bulbe – nombre de points végétatifs par kilo, teneur en matière sèche… – ou aux feuilles – port, cassure, longueur… – ainsi qu’à l’époque de maturité et à la tendance à la montaison. Pour certaines espèces potagères, il est nécessaire d’effectuer ces observations en plusieurs étapes, en tenant compte des stades de croissance, et sur deux ans, en ce qui concerne les espèces bisannuelles. Ce travail terminé, les variétés patrimoniales peuvent intégrer le catalogue des artisans-semenciers et c’est alors aux jardiniers amateurs de les adopter et d’en assurer la pérennité.

Aux semences, citoyens !

Standardiser à jamais les principales variétés potagères est la grande ambition commerciale de l’industrie semencière. Les hybrides F1 permettent ainsi de les vendre et revendre, année après année, à qui veut encore s’amuser à les cultiver – alors qu’il est pourtant si facile de les acheter, sous plastique, en grandes surfaces… Mais l’industrie cherche-t-elle vraiment à améliorer la vie des gens ? Jamais de la vie ! L’industrie veut juste du profit et c’est son talon d’Achille, le citoyen l’a enfin compris. N’ayant de cesse de déconstruire ce que sa grande crédulité a docilement avalé des décennies durant, il s’aperçoit que la semence non plus, ce n’est pas tout à fait ce qu’on lui avait toujours dit…

La semence boucle le cycle de la vie végétale, au champ comme au jardin. A travers elle se joue la capacité d’une plante à s’adapter à des conditions spécifiques, à travers elle se détermine tout ce qui doit être conservé et tout ce qui doit évoluer, de la fourche à la fourchette… Aussitôt qu’ils intègrent cela dans l’intimité profonde de leurs pratiques, dès que la connaissance et le savoir-faire oubliés arrivent jusqu’à eux, jardiniers et maraîchers refusent de laisser cette prérogative essentielle aux seuls industriels. Car ce patrimoine est en grande partie le leur. Cette grande diversité variétale locale est précisément celle qu’avaient cultivée pour eux leurs ancêtres. Au nom de quoi laisser, sans réagir, l’industrie faire main basse sur un bien aussi précieux ? C’est un non-sens qui saute alors aux yeux. Encore faut-il maîtriser tous les tenants et aboutissants de cette démarche salutaire. En cela réside la vraie gageure…

Politique Agricole Commune : Priorités stratégiques wallonnes pour l’après 2020

Nature & Progrès défend l’agriculture biologique depuis sa création, dans les années septante. Depuis lors, la crise écologique, pourtant déjà bien présente, n’a fait que s’amplifier. Le défi climatique installe aujourd’hui la bio en position de seule véritable alternative agricole. La révision de la Politique Agricole Commune (PAC) européenne est donc un moment charnière afin de mettre en avant quelques propositions qui nous semblent vitales pour l’avenir de nos sociétés…

Par Marc Fichers

Introduction

Quelles sont les lignes de force que trace notre Code wallon de l’agriculture ? Il rappelle tout d’abord que la fonction nourricière est la fonction première de l’agriculture wallonne, puis il affirme avec force que la forme d’agriculture à encourager est familiale, à taille humaine, rentable et pourvoyeuse d’emplois. La Wallonie doit donc s’orienter vers l’écologiquement intensif, c’est-à-dire vers une agriculture qui s’appuie sur les processus et les fonctionnalités écologiques afin de produire sans compromettre l’aptitude du système à maintenir sa propre capacité de production. Elle doit mieux utiliser les fonctions des écosystèmes, les processus écologiques, l’information et le savoir afin de minimiser les intrants, et de remplacer les intrants synthétisés chimiquement.

Un tel code ne peut, bien entendu, jamais se poser en outil d’exclusion, il ne peut en aucun cas se permettre de balayer les exploitations agricoles qui ne satisfont pas à ses définitions. Le Code wallon de l’agriculture doit toutefois être une source d’inspiration lorsqu’il s’agit de définir les lignes à suivre pour orienter la PAC européenne, à l’horizon 2025. La production agricole est basée sur la vie du sol ; elle évolue donc lentement et cinq années restent un horizon très court pour tracer des perspectives nouvelles.

La PAC dépasse toutefois la production agricole au sens strict ; elle concerne le monde rural dans sa diversité. Voilà donc la première constatation qui, certainement, s’impose : alors que l’objectif premier de l’agriculture est bien de nourrir, et que l’ensemble des aides apportées au monde agricole émanent des pouvoirs publics, les simples citoyens sont les grands absents de ces débats sur la production de ce qui fera leur assiette. Or la sensibilité du consommateur a fortement évolué sur les questions alimentaires ; il semble donc naturel qu’il ait son mot à dire dans la réflexion concernant les orientations futures de la PAC.

Reconnecter le monde agricole avec la société civile

Aux yeux de Nature & Progrès, la PAC doit impérativement se positionner comme l’outil majeur du redéploiement, dans nos campagnes, d’une agriculture à taille humaine, pourvoyeuse d’emplois et respectueuse de l’environnement. Il nous paraît indispensable que cette agriculture s’appuie sur l’autonomie de fermes de type familial qui doivent demeurer les unités de base de la production agricole mais également de la transformation et de la commercialisation des denrées. La ferme, ainsi conçue, est le lieu naturel où se rencontrent et se connaissent le paysan et le citoyen ! Une telle généralisation du circuit court de l’alimentation reste le seul et unique mode d’organisation du système alimentaire qui soit de nature à rendre au citoyen la confiance qu’il a perdue face à tout ce qui compose aujourd’hui son menu quotidien, souvent industrialisé jusqu’au plat préparé.

L’agriculture doit être réaffirmée dans son rôle de secteur primaire de notre économie car le travail avec le vivant n’a aucune vocation à s’industrialiser, d’une part, et car il n’est pas normal, d’autre part, qu’une denrée de la grande distribution rémunère des services pour les deux tiers de son prix, en moyenne, au détriment de la survie même du monde agricole. Gageons donc que le bénéfice d’un retour au circuit court est un bienfait global pour nos sociétés, depuis le renforcement de liens de proximité élémentaires jusqu’à l’amélioration de la santé publique, en passant par une pédagogie du réel compromise par l’urbanisation galopante… De plus, la plus-value économique apportée par la transformation et la valorisation locales de productions de grande qualité reste sans doute très largement sous-estimée.

Quelques points précis pour que la PAC aille dans ce sens

L’examen des différents points composant ce qu’il faut bien appeler un règlement peut, bien sûr, s’avérer fastidieux. Nous nous en tiendrons donc à l’essentiel :

– A des paiements directs sur base de la surface, il faut substituer des paiements directs sur base des postes occupés car nos fermes wallonnes sont des gisements d’emplois peu qualifiés, et non des territoires à monocultures mécanisées. Le secteur bio montre clairement que la prospérité d’une ferme autonome réside avant tout dans la plus-value apportée à ses productions, celle-ci se traduisant toujours par un besoin croissant de main-d’œuvre…

– Les subventions de la PAC doivent rester des aides conjoncturelles, elles ne doivent pas devenir un revenu en soi. Il faut donc s’orienter vers la mise en place de plafonds de subvention assortis d’une dégressivité.

– La PAC parle d’« agriculteur actif », là où notre Code wallon ne connaît que le terme d’agriculteur. La bio, qui est un secteur innovant et rentable, concerne maintenant 10% des surfaces et 10% des agriculteurs, mais les agriculteurs qui l’ont démarrée, il y a quarante ans étaient, l’étaient pour beaucoup à titre complémentaire. Il est donc important d’ouvrir la définition d’« agriculteur actif » aux agriculteurs à titre secondaire, laissant ainsi une porte ouverte à l’installation progressive…

– La « conditionnalité » des aides au respect de certains ensembles de règles – environnementales notamment – doit devenir beaucoup plus ambitieuse ! Quel est, en effet, l’agriculteur qui refuserait aujourd’hui d’être accompagné pour que ses cultures soient plus en lien avec son environnement, alors que la production agricole n’a eu de cesse, depuis des décennies, de se désolidariser de la nature ? Ce qui ne fut qu’un « verdissement » de la PAC doit donc être largement accentué et certainement orienté vers un travail d’information des agriculteurs : si le recours aux pesticides, par exemple, venait à ne plus être autorisé – comme c’est le cas en bio -, ils devraient alors veiller à mieux prendre soin de leur sol et y permettre un large développement des auxiliaires utiles… Une telle dédramatisation des pratiques plus respectueuses de la nature pourrait notamment accélérer l’évolution de subventions aux investissements agricoles : ne vaut-il pas mieux cofinancer, par exemple, un outil de désherbage mécanique plutôt qu’un pulvérisateur ? N’est-il pas préférable, dans le même ordre d’idées, de limiter la taille des terres, surtout dans les cultures peu accueillantes pour la biodiversité : pommes de terre, betteraves, etc.

– Les alternatives aux pesticides doivent faire l’objet de programmes de recherches spécifiques mais également de structures d’autoformation des agriculteurs. La bio – l’a-t-on assez dénoncé ? – est très longtemps restée le parent pauvre de la recherche agronomique, ce qui n’a pourtant pas empêché ses techniques de production d’évoluer constamment. Deux conclusions à cela : d’abord, la bio n’a vraiment pas coûté cher à la collectivité, en regard de ce qu’elle lui rapporte – en comparaison, le coût de l’agriculture industrielle est incroyablement élevé -, ensuite, les échanges et la collaboration entre agriculteurs se sont avérés beaucoup plus efficaces qu’une concurrence stérile. Néanmoins, les aides à la formation de la PAC doivent également accompagner les structures de formations autonomes des agriculteurs. La formation agricole doit également être le premier maillon de l’évolution des agriculteurs vers l’autonomie. L’agriculteur de demain sera autonome… ou il ne sera pas !

"Nourricière", vous avez bien dit "nourricière" ?

Au sujet des pommes de terre précisément, est-il encore judicieux d’aider, en Wallonie, la culture de trente-cinq mille hectares de patates principalement destinées à l’exportation ? Deux mille hectares sont, en effet, largement suffisants pour nourrir les populations wallonne et bruxelloise… Notre propos n’est pas ici de choquer les inconditionnels de la frite mais bien d’être cohérent avec le principe d’une agriculture nourricière. Or, tant d’un point de vue économique qu’écologique, il paraît ridicule de produire des patates pour les exporter, là où d’autres spéculations seraient sans doute plus rentables et moins dommageables pour l’environnement…

Mais, si l’agriculture nourricière devient notre priorité, ne faudrait-il pas s’interroger avant tout sur les aides accordées à la culture céréalière ? Un quart de nos céréales est aujourd’hui transformé… en bioéthanol ! Et trois petits pourcents seulement terminent en farine… Ceci signifie que la plus grosse partie de la production céréalière n’est pas directement destinées à l’estomac du Wallon, même si nos céréales servent à nourrir. Enfin, admettons qu’elle nourrisse principalement volailles et cochons car, en ce qui concerne les bovins, ces braves ruminants, l’optimum est quand même de les laisser manger de l’herbe, n’est-ce pas ? Nature & Progrès est donc favorable à la suppression des subventions qui favorisent les exportations, surtout si celles-ci sont le fait de structures industrielles qui ne sont pas gérées par des agriculteurs… Et, à plus forte raison, si elles sont destinées à concurrencer les productions vivrières des pays du sud…

Constatons également que plus sont isolées les composantes d’un secteur, plus la déstructuration le guette. Les producteurs laitiers se sentent, par exemple, bien seuls quand ils livrent leur lait aux laiteries. L’autonomie n’est donc pas l’isolement ; elle suppose l’échange de savoir-faire et la collaboration. Des éclaircies apparurent, dans le secteur laitier, avec l’auto-transformation du lait et, plus encore, avec l’installation de très petites coopératives de producteurs, comme Biomilk qui regroupe une quarantaine d’agriculteurs depuis 2002. Les réflexions sur la PAC ne doivent donc pas se limiter à l’aide aux agriculteurs en difficulté mais doivent surtout concerner les structures qui préparent l’avenir en unissant les forces.

Mesure-t-on assez, enfin, le risque que courent les spéculations qui ne survivent plus qu’avec l’aide de subventions ? Si l’élevage bovin viandeux, par exemple, n’est plus rentable que grâce aux primes, n’est-il pas grand temps de réorienter celles-ci pour qu’elles encouragent précisément à plus d’autonomie ?

Revenons-en au consommateur…

Ajuster la production à la consommation est une question éminemment moderne. La Politique Agricole Commune gagnerait donc à être davantage réfléchie comme une Politique Alimentaire Commune car nous sommes tous – agriculteurs et consommateurs – au cœur d’un vaste système alimentaire commun dont il faut pouvoir appréhender l’extrême complexité. Quoi qu’il en soit, une agriculture qui se bornerait à produire, sans tenir compte du double critère de qualité et de proximité aujourd’hui imposé par le marché, ne semble plus défendable. Il ne faut donc plus la subventionner. Mais le sens précis qui doit être donné à ce nouveau critère ne pourra être défini qu’avec l’apport des voix de tous les acteurs du système, pas seulement les agriculteurs donc mais aussi les consommateurs, les habitants des villes et des villages qui décriront, ensemble, l’agriculture qu’ils désirent voir émerger, demain, sur le territoire où ils vivent… Nature & Progrès redoublera d’efforts en ce sens.

Bail à ferme : une réforme pour la forme

Il y a quelques temps déjà que Nature & Progrès plaide pour une réforme du bail à ferme, pour une réforme qui aide vraiment le monde paysan à s’engager pleinement dans la voie de productions de qualité. Il y a quatre ans, un colloque organisé par nos soins traçait les grandes lignes d’une réflexion qui devait faire d’une loi dépassée un outil majeur pour une agriculture moderne. Depuis, l’attelage gouvernemental wallon a voulu franchir le Rubicon ; il s’est malheureusement foulé une patte en plein milieu du gué…

Par Dominique Parizel et Marc Fichers

Introduction

Donc, on nous annonce une réforme stratégique pour l’agriculture wallonne qui facilitera l’accès à la terre et harmonisera les relations entre bailleurs et preneurs. A quoi d’autre, en effet, un bail pourrait-il bien servir ? Dès son entrée en vigueur prévue pour le 1er janvier 2020, le nouveau bail à ferme wallon renforcera, nous dit-on, le modèle familial cher à notre région et facilitera l’accès des jeunes à la terre… On se réjouit de voir cela.

Ce qu’on y trouve de neuf…

Certes, le bail « à perpète » n’existe plus ; c’est bien le moins qu’on pouvait attendre. Désormais, un bail classique, liant preneur et bailleur pour neuf ans, ne pourra être renouvelé que… trois fois ! Obligatoirement écrits et enregistrés, les baux nouveaux seront accompagnés d’un état des lieux et la sous-location sera interdite. Le droit de préemption pour les agriculteurs âgés de plus de soixante-sept ans bénéficiant d’une pension de retraite et sans repreneur sérieux sera supprimé, de même que les cessions privilégiées abusives. Deux nouveaux types de baux verront le jour : bail de courte durée conclu pour une période de cinq ans afin de couvrir des situations particulières comme la liquidation d’une succession ou la sortie d’une indivision, bail de « fin de carrière » permettant aux deux parties de poursuivre d’un commun accord au-delà du troisième renouvellement et jusqu’au moment où le preneur aura atteint l’âge de la retraite. Deux nouvelles mesures enfin entendent favoriser l’accès des jeunes à la terre : des avantages additionnels si le preneur à moins de trente-cinq ans lors de la conclusion du bail, des baux de carrière et de longue durée soutenus via des incitants fiscaux. Tout cela prendra la forme d’une réduction sur les droits de donation et de succession dus sur les terres soumises au bail à ferme.

Dernière précision, et non des moindres : un propriétaire pourra ajouter une clause de lutte contre l’érosion, les pouvoirs publics – communes, CPAS… – pourront ajouter des clauses environnementales pour favoriser les produits locaux, la bio, le maraîchage, etc.

Quatre longues années de consultation

Nature & Progrès s’est donc investi, depuis quatre ans, dans de longues discussions sur la régionalisation de la loi sur le bail à ferme. Cette loi, pour rappel, encadre la location des terres agricole, et deux tiers des terres agricoles sont sous ce régime en Belgique. A l’occasion d’un colloque qui eut lieu en mai 2015, dans le cadre de notre projet « Echangeons sur notre agriculture », Nature & Progrès a réuni l’ensemble des acteurs de la question : propriétaires, agriculteurs locataires, notaires, sociétés de gestion agricole et de nombreuses associations, comme Terre-en-vue, etc. La journée fut suivie de nombreuses rencontres entre producteurs et consommateurs, organisées un peu partout en Wallonie, dans le but de dégager des pistes originales susceptibles d’inspirer nos politiques en vue d’une révision historique.

Il apparut rapidement, lors des consultations, que la loi sur le bail à ferme ne remplissait plus son rôle, à savoir la mise à disposition de terres à destination d’une agriculture familiale et nourricière. Les nombreuses évolutions de l’interprétation de la loi l’avaient, en effet, transformée en un contrat de moins en moins intéressant, voire carrément rebutant pour les propriétaires. Il était devenu quasiment impossible, par exemple, pour un propriétaire de mettre fin au bail signé avec un agriculteur et transmis de génération en génération au sein de sa famille. Les propriétaires préférèrent, dès lors, se tourner vers des sociétés de gestion agricole, tandis que les locataires en fin de carrière prirent l’habitude de sous-louer la terre à plein tarif, tout en conservant leur accès aux primes agricoles (1).

Depuis quatre ans, en participant à divers groupes de travail, Nature & Progrès s’est donc efforcé de faire évoluer cette législation en poursuivant des objectifs précis :

– redonner vie au bail à ferme en le rendant à nouveau attrayant pour les propriétaires et les locataires, nécessité étant de conclure de nouveaux baux afin de favoriser une agriculture moderne et respectueuse ;

– opter pour un bail écrit obligatoire, un contrat clair entre les différentes parties car les baux oraux étaient devenus trop courants sans qu’on n’en connaisse bien souvent ni le début, ni les souscripteurs ;

– répondre à la demande des citoyens en rendant possible la mise en location de terres sous clauses environnementales définies de commun accord entre le preneur et le bailleur.

De plus en plus de petits propriétaires ne recherchent pas en premier lieu un revenu locatif – à partir de deux cents euros par hectare et par an ! – mais désirent que leurs terres soient exploitées dans le strict respect de leurs convictions personnelles : en bio, par exemple, avec le maintien des haies, des arbres, des prairies, etc. Car même si locataire et propriétaire s’entendent sur ces conditions, la loi sur le bail à ferme ne permet pas, au nom de la « liberté de culture », de les mettre par écrit. Elle ne garantit donc pas leur respect ! Tout au plus la remise en état du bien en fin de bail. Le bail à clauses environnementales répond donc à l’évolution de notre société. Des sociétés de gestion agricole l’ont d’ailleurs bien compris puisqu’elles proposent des modèles de gestion des terres comportant des clauses environnementales. Chez Nature & Progrès, nous préférons que la culture de la terre reste confiée… à des agriculteurs et, si possible, des jeunes ! Nous voulons aussi que la terre soit accessible à tous ceux qui sont intéressés par l’agriculture mais qui n’ont pas – ou plus – de liens familiaux directs avec le secteur agricole.

Et tout ça pour ça ?

Après quatre années de rencontres et de négociations avec les représentants du ministre wallon de l’agriculture, un texte de réforme du bail a enfin été adopté par le gouvernement. Il a poursuivi depuis son petit bonhomme de chemin au Parlement… Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce texte nouveau ne révolutionnera pas les campagnes. Mais c’était peut-être son objectif…

La perpétuité du bail, par exemple, qui rebute tant les propriétaires, et empêche la mise en location de terre, a été remplacée par une période de seulement… trente-six ans ! Cette période suscitera-t-elle un engouement nouveau des propriétaires pour mettre leur terre en location ? Rien n’est moins sûr ; nous sommes même prêts à parier que c’est un fameux coup dans l’eau de la mare aux canards… Et si une mesure a bien prévu la possibilité d’introduire des clauses environnementales dans le bail, elle n’a rien d’une aubaine mais n’est qu’une aimable « mesurette » laissée aux gestionnaires de biens publics. Les clauses environnementales n’ont pas été permises, en effet, aux propriétaires privés et c’est vraiment regrettable car cela eut vraiment répondu à l’évolution de notre société où l’intérêt pour la consommation de produits issus de l’agriculture biologique, faut-il encore le dire et le répéter, ne cessent d’augmenter… Or, s’ils sont propriétaires, les consommateurs de ces produits ne souhaitent pas que leurs biens soient gérés d’une façon contraire à leurs convictions. Le risque est donc important que les sociétés de gestion agricole continuent à se développer, privant ainsi les petits agriculteurs biologiques d’un légitime accès à la terre. Ce qui ressemblait à une bonne intention n’est donc, au fond, qu’une véritable occasion ratée…

L’intérêt pour une gestion écologique des terres va pourtant continuer à croître et cette tendance majeure de notre temps aura pour simple conséquence qu’une nouvelle, une vraie, réforme de la loi sur le bail à ferme devra prochainement être remise en chantier. Que d’efforts en pure perte… Que de temps perdu…

(1) Voir notre dossier intitulé « Réflexions et pistes pour favoriser l’accès à la terre de nos agriculteurs modèles« , téléchargeable sur https://agriculture-natpro.be/dossiers/brochures/

Le jour se lève sur une nouvelle agriculture wallonne !

A quelques semaines d’élections capitales, il est grand temps de faire les bilans. Voici donc un aperçu global de la vision de Nature & Progrès pour l’avenir de l’alimentation et de l’agriculture wallonne. Elle comporte différentes revendications précises que nous ne manquerons pas de détailler auprès des nouveaux élus… En espérant qu’elles auront l’heur de les inspirer avant d’agir !

Par Sylvie La Spina

Introduction

L’agriculture européenne est à bout de souffle ! Le modèle agricole d’après-guerre atteint aujourd’hui ses limites. Si le progrès technologique et scientifique, et la politique agricole menée, ces dernières décennies, ont permis d’accroitre les rendements en Europe, ils n’ont pas rempli les objectifs premiers de la politique agricole commune (PAC) repris dans le Traité de Rome (1957) :

– « Augmenter la productivité de l’agriculture » : là, le pari peut paraître réussi si on considère que les rendements agricoles ont doublé, voire triplé, en cinquante ans. Néanmoins, une part de cette hausse de productivité est issue de pratiques non durables et entame de manière dramatique le potentiel du sol. L’utilisation de la fertilisation chimique, si elle permet des croissances végétales plus rapides en court-circuitant les processus longs de minéralisation du sol, entraîne une sensibilité accrue des plantes aux maladies (1), résolue par l’utilisation de pesticides. Néanmoins, fertilisants, fongicides, insecticides et travail mécanique excessif causent un déclin de la vie du sol, allant vers une perte de fertilité importante dans les sols cultivés de manière intensive (2). L’usage des pesticides a pollué – et pollue encore ! – les eaux de surface et souterraines (3) et provoque le déclin de nombreux maillons de nos écosystèmes, par exemple les insectes (4).

– « Assurer un niveau de vie équitable à la population agricole » : si le travail physique en agriculture s’est fortement allégé avec le développement de la mécanisation, force est de constater que les conditions de rémunération des producteurs ne se sont pas améliorées grâce à la politique menée ces dernières décennies. Un grand nombre de producteurs survivent aujourd’hui grâce aux aides octroyées par la politique agricole européenne. En 2016, les aides octroyées dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC) représentaient entre 117 et 503 % du revenu par unité de travail, pour les agriculteurs wallons (5). Cette situation n’est pas valorisante pour les producteurs qui se sentent « assistés » plutôt que de recevoir la juste rémunération qui est directement en lien avec la commercialisation de leurs produits.

– « Stabiliser les marchés » : la mise en place de systèmes de régulation des marchés et de la production – quotas… – a permis, pendant un temps, de stabiliser les prix et les marchés. L’Europe se dirige cependant, depuis une vingtaine d’années, vers une ouverture des marchés, provoquant des fluctuations importantes de prix que subissent de plein fouet les producteurs. Les accords internationaux fragilisent encore la condition des producteurs. La politique d’exportation est instable, notamment en cas de fermeture de marchés : embargo russe…

– « Garantir la sécurité des approvisionnements » : si le consommateur européen semble à l’abri de pénuries alimentaires, la sécurité de l’approvisionnement alimentaire pose question car ceux-ci dépendent, à présent, de productions alimentaires délocalisées. Les denrées alimentaires voyagent d’un bout à l’autre de la planète, des régions abandonnent certaines cultures pour se spécialiser dans des denrées destinées à l’exportation. Force est de constater que notre agriculture ne nous nourrit plus ! La Wallonie dépend largement de l’importation de céréales alimentaires tandis que la majorité des céréales wallonnes partent en énergie ou en fourrages. Notre région produit un million et demi de tonnes de pommes de terre sur trente-huit mille hectares (6) et se targue d’être le premier exportateur mondial de produits à base de pommes de terre !

– « Assurer des prix raisonnables aux consommateurs » : si le prix de vente au consommateur des produits issus de cultures ou d’élevage intensifs est relativement faible, c’est sans compter les externalités de ce mode d’agriculture : impacts environnementaux – pollution, perte de biodiversité, perte de fertilité naturelle des sols, émission de gaz à effets de serre, etc. – et sociétaux – développement de maladies associées à la pollution par les pesticides, augmentation de la stérilité, etc. Le « pas cher », au final, nous coûte extrêmement cher, et souvent plus cher, globalement, que les produits issus de l’agriculture extensive ou biologique (7). Par ailleurs, les défis climatiques imposent une nouvelle manière de considérer notre modèle agricole, en misant davantage sur le local et sur la réduction de l’émission des gaz à effet de serre. Force est de constater que le modèle agricole prôné jusqu’ici n’a pas tenu ses promesses et qu’il est grand temps d’évoluer.

L’agriculture : un projet de société

Depuis ses origines, Nature & Progrès rassemble producteurs et consommateurs pour réfléchir aux questions agricoles et alimentaires, et définir un modèle durable pour notre santé et celle de la Terre. Impliquer les consommateurs dans l’évolution de l’agriculture, c’est garantir un modèle agricole en accord avec notre société, c’est renouer avec une production locale pour une consommation locale. C’est surtout instaurer une véritable relation de confiance entre producteurs et consommateurs et, mieux, un véritable partenariat. La confiance ne se décrète pas et le consomm’acteur, s’il est heureux, offre un prix juste au producteur, conforme à la qualité de l’aliment qu’il lui fournit. Et le producteur retrouve ainsi la fierté de remplir sa mission nourricière, mais aussi toutes les autres : entretenir nos paysages, développer notre biodiversité, tisser les liens sociaux de nos villages (8)…

Nature & Progrès prône donc une production bio locale qui répond à la demande des consommateurs. L’alimentation biologique a de plus en plus de succès auprès des consommateurs, au point que l’offre ne suffit pas, notamment en légumes et fruits. La bio a connu une croissance importante dans notre région : 11,8 % des fermes et 9,7% de la SAU wallonnes sont actuellement en bio. Le Plan Stratégique Bio wallon a débloqué des moyens humains et financiers en vue d’atteindre 18% de la SAU en 2020 et les indicateurs montrent que ce chiffre sera atteint. Il est donc important d’envisager maintenant l’augmentation à 30% de la SAU en maintenant un référentiel réglementaire élevé. Nature & Progrès demande que des moyens soient affectés afin d’accompagner la conversion vers l’agriculture biologique, qu’une attention particulière soit mise sur la qualité du bio via l’adoption de normes strictes afin de se protéger du bio low-cost qui pourrait envahir notre marché.

Les dossiers prioritaires

– Une Wallonie sans pesticides

Les pesticides n’ont jamais tenu leurs promesses ! Leurs impacts sur l’environnement et sur la santé sont aujourd’hui indéniables et extrêmement inquiétants ; l’ampleur des dommages constatés mérite une réaction urgente et ambitieuse. Oui, notre agriculture peut se passer des pesticides chimiques de synthèse, comme le démontre quotidiennement le travail des agriculteurs biologiques et les nombreuses alternatives recensées par notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons » : itinéraires techniques, avancées des outils mécaniques, ou même de nouvelles manières de produire comme l’illustre le Plan Bee pour le sucre. Nature & Progrès demande donc que les moyens soient mis en œuvre – recherche, encadrement, formation… – pour supprimer – et non réduire ! – les pesticides chimiques de synthèse de notre environnement.

– Une agriculture locale pour un consommateur local

Nature & Progrès défend la nécessité d’une agriculture wallonne répondant aux besoins alimentaires des citoyens locaux (9). Dans ce but, il est nécessaire d’encourager la production de céréales à des fins alimentaires – céréales panifiables et orge brassicole – plutôt qu’énergétique ou même fourragère. Le redéploiement d’outils de transformation adaptés – meuneries et micro-malteries travaillant à façon – est essentiel pour redévelopper des filières wallonnes qui vont du grain à la table.

– Des élevages liés au sol

L’élevage doit faire face à de nombreux défis : crise des prix, coûts de production élevés, réduction de la consommation de viande et préoccupations de consommateurs concernant les impacts des élevages sur le climat et le bien-être des animaux.

Pour Nature & Progrès, les bovins doivent être élevés en systèmes herbagers, reposant un maximum sur le pâturage et sur l’herbe. Non seulement les systèmes herbagers sont les plus économiques pour les producteurs mais ils maximisent surtout l’impact positif de l’élevage sur l’environnement et le climat – entretien des prairies permanentes riches en biodiversité et importants puits de carbone -, et le bien-être des animaux. Les races dominantes actuelles sont hyperspécialisées et peuvent difficilement se contenter de l’herbe, notamment dans les régions à sol et à climat plus difficiles. Selon une étude du CRAW (10), les bovins de race Blanc Bleu Belge élevés selon le schéma conventionnel consomment autant de céréales que des porcs, soit deux cents grammes par kilo de viande valorisable. Nature & Progrès encourage donc l’élevage de races mixtes, permettant de valoriser autant le lait que la viande et qui sont – selon les résultats du projet BlueSel (11) – plus rentables que les races spécialisées, dans le modèle herbager. Par ailleurs, ces races permettent de mieux valoriser les veaux, ce qui est une solution au problème éthique majeur de l’élimination des veaux en élevage laitier spécialisé. L’élevage des monogastriques doit également être mieux connecté au cycle de la ferme – davantage d’autonomie alimentaire – et liés au sol – parcours extérieurs. Les besoins comportementaux des animaux doivent être respectés. Selon Nature & Progrès, la consommation de viande blanche devrait être réduite par rapport à celle de viande rouge, étant donné la consommation en céréales de ces animaux qui est concurrente avec l’alimentation humaine. Selon le modèle défini par Nature & Progrès, l’élevage de monogastriques devrait être une activité de diversification des fermes et non leur activité principale, à l’origine d’élevages de grandes tailles et engendrant une situation économique instable pour le producteur, en cas de crises sanitaires, économiques, etc.

– Favoriser l’autonomie des producteurs

Les producteurs wallons sont principalement fournisseurs de matières premières pour l’industrie, généralement localisée en Flandre. Les éleveurs en vaches allaitantes sont naisseurs mais peu engraissent leurs animaux. Cette situation maintient les producteurs dans une situation de dépendance par rapport aux industries et les empêche de profiter de la plus-value sur leurs produits. Il est donc primordial, aux yeux de Nature & Progrès, d’encourager l’autonomie des producteurs dans leur activité de culture ou d’élevage, mais aussi dans la valorisation de leurs produits.

Pour ce faire, il est nécessaire de mettre les moyens en œuvre pour aider les producteurs à se diversifier et à réaliser par eux-mêmes, ou via un partenariat, la transformation de leurs produits. Ceci peut se faire par la création de coopératives et par la mise en place de groupements de producteurs. Dans le cas de la valorisation de la viande, Nature & Progrès soutient la nécessité de remettre en place des possibilités d’abattage de proximité ou à la ferme – camion mobile d’abattage, tir en enclos… -, étant donné la raréfaction des outils d’abattage wallons. La découpe de la viande ne doit pas être oubliée car elle constitue également un maillon faible de la filière (12).

– L’accès aux terres agricoles

En vue de maintenir et d’encourager une agriculture familiale et artisanale, l’accès aux terres agricoles est une chose primordiale. Deux obstacles majeurs doivent toutefois être mis en évidence : le manque de souplesse du bail à ferme qui provoque un désengagement des propriétaires de terres, passant alors par des sociétés de gestion ou gardant simplement leurs terres inoccupées, et l’érosion constante du pool de terres agricoles disponibles en Wallonie, par les phénomènes d’artificialisation, que ce soit pour le logement ou les activités économiques. Nature & Progrès prône donc l’inclusion de clauses environnementales dans les baux à ferme, en accord avec le propriétaire et le producteur. Ce bail à ferme doit également sortir de la quasi-perpétuité. Par ailleurs, Nature & Progrès soutient l’idée de la création de zones nourricières protégées, comme celles qui sont mises en place en Suisse, afin de protéger les terres agricoles et les consacrer à une agriculture visant à rencontrer les besoins alimentaires locaux (13).

A travers ces différentes recommandations, Nature & Progrès revendique une agriculture biologique, locale, nourricière et familiale, fruit d’un partenariat étroit entre les producteurs, les transformateurs et les consommateurs wallons. Riche de son patrimoine et de son savoir-faire, la Wallonie est en première ligne pour répondre à ces objectifs. Un défi à relever ensemble !

Notes

(1) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la métanalyse de Veresoglou S.D., Barto E.K., Menexes G. et Rillig M.C. 2012. Fertilization affects severity of disease caused by fungal plant pathogens. Plant Pathology 62 (5) : 961-969.

(2) Nombreuses références scientifiques dont la revue de Kalia A. et Gosal S.K. 2011. Effect of pesticide application on soil microorganisms. Archives of Agronomy and Soil Science 57 (6) : 569-596.

(3) Consulter notamment le rapport du Service Public de Wallonie sur l’Etat de l’environnement wallon (2017) – Fiches EAU 8 « Micropolluants dans les eaux de surface » et 14 « Pesticides dans les eaux souterraines ».

(4) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la méta-analyse récente de Sánchez-Bayo F., Wyckhuys K.A.G. 2019. Worldwide decline of the entomofauna : A review of its drivers. Biological Conservation, 232 : 8-27.

(5) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir tableau III.8 en annexe).

(6) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir annexe II.2)

(7) Voir notamment les analyses de True Price : www.trueprice.org

(8) L’implication de la société civile dans les questions agricoles est mise en avant par le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §3, point 4)

(9) La fonction nourricière de l’agriculture wallonne pour la consommation locale a été définie comme prioritaire dans le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §2 et Art.D1er, §3, point 1)

(10) Van Stappen F., Delcour A., Gheysens S., Decruyenaere V., Stilmant D., Burny Ph., Rabier F., Louppe H. et Goffart J.-P. 2014. Etablissement de scénarios alternatifs de valorisations alimentaires et non alimentaires des ressources céréalières wallonnes à l’horizon 2030. Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement. 18 : 193-208

(11) Vanvinckenroye C., Walot Th., Bontemps P.-Y., Glorieux G., Knoden D., Beguin E. et Le Roi A. 2016. Le Blanc-bleu-mixte. Dossier technico-économique de base.

(12) Le code wallon de l’agriculture prévoit de favoriser l’autonomie des agriculteurs et des exploitations agricoles, individuellement ou collectivement, en termes de production, de transformation et de commercialisation (Art.D1er, §2, point 8). Il vise également la diversification de la production agricole (Art.D1er, §2, point 12)

(13) Le code wallon de l’agriculture met en évidence la nécessité de conserver les surfaces affectées à la production agricole (Art.D1er, §2, point 7)

Pas de béton pour nos cochons !

Ce début d’année 2019 voit naître, en Flandre, la désormais autoproclamée « plus grande porcherie bio belge ». Les porcs de la société Biovar.be sont destinés au groupe Colruyt. Nature & Progrès est évidemment très interpellé par l’apparition de ces nouveaux élevages de porcs « tout béton ». Ils sont à la limite de la certification en agriculture biologique et s’éloignent, en tout cas, dangereusement de la philosophie de la bio qui est la nôtre.

Par Sylvie La Spina

Introduction

Nature & Progrès, association de producteurs et de consommateurs biologiques, demeure sidérée par ce nouveau modèle de porcherie « tout béton » où tant les espaces intérieurs qu’extérieurs directs sont artificialisés. Pourtant, la réglementation européenne précise que « des aires d’exercice permettent aux porcins de satisfaire leurs besoins naturels et de fouir. Aux fins de cette dernière activité, différents substrats peuvent être utilisés » (R889/2008, Art 11, point 6). L’élevage industriel en question propose bien à ses porcs… quelques brins de paille !

Fouir ! Là-bas fouir !

On nous rétorquera peut-être que les substrats en question ne sont pas définis dans la réglementation. Toutefois le simple bon sens veut que des surfaces en béton ne soient pas adaptées. Et les quelques brins de paille servant de litière aux porcs sont évidemment insuffisants pour leur permettre d’assouvir leur besoin naturel de fouir. Sur son site Internet – www.biovar.be -, l’élevage se dit pourtant « plus que bio », notamment en ce qui concerne le bien-être animal. « Chaque animal a le libre choix de manger, de boire et de bouger à tout moment« , ce qui est bien heureux et par ailleurs obligatoire selon la réglementation biologique. « Chaque promenade extérieure offre une vue imprenable via une séparation en mezzanine ouverte » : on voit, en effet, sur les quelques photos mises en ligne une vue imprenable sur quelques mètres carrés de béton. Et de hautes barrières en plastique.

« Toutes les catégories d’animaux vivent en groupe » : c’est aussi une obligation de la réglementation européenne sur l’agriculture biologique, le cochon étant un animal sociable. Peut-être le comprenez-vous comme nous : dans le discours de Biovar.be, l’associé de Colruyt, tout est affaire de communication et d’application minimale des règles. C’est totalement contraire à l’esprit du bio qui guide les choix de nos agriculteurs. Rappelons donc ce que doit l’élevage biologique des porcs selon Nature & Progrès.

« La production biologique est un système global de gestion agricole et de production alimentaire qui allie les meilleures pratiques environnementales, un haut degré de biodiversité, la préservation des ressources naturelles, l’application de normes élevées en matière de bien-être animal […]« , précise encore le règlement européen R834/2007 relatif à l’agriculture biologique. Aux yeux de Nature & Progrès, un élevage biologique doit respecter les besoins naturels des animaux. Or les cochons ont besoin de fouir : c’est un comportement inné lié à leur régime alimentaire et à leur mode de vie. L’accès à des terres ou à d’importantes couches de paille est donc absolument recommandé pour laisser les animaux assouvir leur instinct. Conservons donc un élevage lié au sol dans notre région où les prairies sont dominantes.

Dans la bio telle que la prône Nature & Progrès, les cochons sont élevés à l’extérieur et rentrent quand les conditions sont défavorables. Dans le modèle industriel, les cochons vivent à l’intérieur et peuvent parfois sortir « en promenade ». Voilà une différence de philosophie particulièrement marquante ! Nature & Progrès plaide donc pour des élevages de porcs ou de volailles en diversification et non en activité principale. Pour tirer un revenu suffisant de ce type d’élevage, il semble, en effet, indispensable d’élever un grand nombre d’animaux, ce qui est difficilement compatible avec le bien-être animal, la prévention des maladies, l’autonomie des fermes – en amont et en aval de l’élevage – et les aspects écologiques – la gestion des fumiers. Les porcs ont la faculté de valoriser les « déchets » de production, tels que le son des céréales ou le petit lait de la fromagerie. C’est dans ce sens qu’un élevage porcin peut s’associer avec les activités de fermes biologiques liées au sol, en polyculture-élevage. A la ferme de Stée, près de Ciney, par exemple, les porcs valorisent le petit lait issu de la transformation en fromages des laits de vaches, de brebis et de chèvres. Les éleveurs ont également développé une boucherie pour proposer la viande de porcs au magasin de la ferme.

Le bien-être des porcs

Pouvoir exprimer les comportements propres à l’espèce est, pour tout animal, une des composantes cruciales du bien-être. Les porcs explorent leur environnement et manipulent des objets pour la recherche d’endroits attractifs pour se coucher, pour acquérir des connaissances générales sur leur domaine vital et pour chercher de la nourriture. Cette dernière activité, aussi dénommée « fouille alimentaire », est un comportement majeur chez le porc. Quand les porcs domestiques peuvent vivre en liberté dans un cadre boisé, ils passent les trois quarts de leur temps actif à effectuer des comportements de fouille alimentaire, même quand ils sont nourris à satiété. Les fouilles consistent à pâturer, retourner, trouver et renifler des objets. Ce comportement a évolué au cours des millénaires, permettant aux porcs de trouver de la nourriture toute l’année. La sélection naturelle a favorisé ceux qui fouissaient le plus et ces comportements sont maintenant fixés, y compris chez le porc domestique moderne.

Pour amener les porcs à combler leurs besoins de fouille, les éleveurs doivent donc mettre à leur disposition des substrats qui incitent à ce comportement, idéalement comestibles et pouvant être mâchonnés et fouillés avec le groin. Si les besoins d’exploration et de fouille ne sont pas rencontrés, les porcs expriment leur frustration en mordant tout ce qui se trouve à leur portée, notamment la queue de leurs congénères. Cette anomalie comportementale, nommée « caudophagie », est ainsi plus fréquente dans des élevages sur caillebotis que dans des élevages installés en plein air ou sur une importante couche de paille. En plein air, les cochons se roulent dans la boue pour se protéger des parasites et du soleil ; ils sont, en effet, très sensibles aux coups de soleil et ont besoin de réguler leur température dès qu’il fait chaud. Une bonne couche de boue leur permet de se rafraîchir plus efficacement que des bains d’eau. D’où le procès en malpropreté qui leur est trop souvent fait…

Une volonté d’industrialisation de l’agriculture biologique

Dans le cadre de la révision du règlement bio européen, les pressions se font d’ores et déjà ressentir pour officialiser, dès 2021, un mode d’élevage « tout béton » dans le secteur bio. L’idée est de ne plus fournir qu’un caillebotis extérieur aux animaux, et donc de s’orienter vers le 100% béton. Les producteurs et les consommateurs de Nature & Progrès opposeront un non ferme et catégorique à cette volonté.

Le développement d’élevages biologiques intensifs et à grande échelle est lié au souhait des grandes surfaces – ici, Colruyt – d’offrir de la viande biologique locale au consommateur, ceci au prix le plus bas possible, grâce à une filière intégrée et à des économies d’échelle. Ces circuits gérés par des investisseurs sont, semble-t-il, plus faciles à mettre en place que ceux de groupements d’éleveurs. Pour travailler avec les grandes surfaces, il est, en effet, nécessaire de fournir, avec régularité, des produits standardisés. Or pareille démarche est ardue pour nos producteurs artisanaux wallons, elle tend à appauvrir la spécificité de nos élevages. Pour cette raison notamment, Nature & Progrès prône le circuit court et la préservation de l’artisanat, tant dans les métiers de l’élevage que dans ceux de la boucherie. Nous nous posons également la question de l’opportunité, pour un distributeur, de s’investir dans le développement d’outils de production agricole. Nous pensons que la production agricole doit rester dans des fermes familiales et nourricières Nous sommes également convaincus que les grandes enseignes doivent strictement se cantonner à faire leur job : distribuer !

Chez les producteurs bio labellisés Nature & Progrès, l’élevage de porcs n’est pas une activité dominante. Elle est toujours associée à d’autres activités d’élevage ou de culture, et souvent à de la transformation fromagère. En effet, le petit lait issu de la production de fromages est donné aux cochons qui valorisent ce « déchet » en viande. Les éleveurs sont, pour la plupart, en autonomie au niveau de l’alimentation de leurs cochons : des surfaces de céréales sont cultivées pour compléter la ration.

A l’heure où le radicalisme « végan » nous rappelle, souvent avec raison, que nos biftecks et nos côtelettes sont trop souvent la cause d’intolérable souffrances, Nature & Progrès veut entreprendre l’effort pédagogique nécessaire pour que toute la viande produite ne soit pas jetée dans le même sac. Cet effort commence évidemment avec la dénonciation des industriels opportunistes qui se moquent totalement de l’esprit des choses et de leur raison d’être. Seule compte, à leurs yeux, une labellisation à moindre frais, au détriment de tous les éleveurs scrupuleux qui jouent le jeu de la qualité et de l’éthique. Disons-le clairement : flirter délibérément avec la limite réglementaire est une forme de sabotage que nous ne tolérerons pas !

Sources

– site Internet de Biovar.be (www.biovar.be)

– site Internet du projet européen Welfare Quality (www.welfarequality.net/en-us/home/)

« les porcs doivent avoir un accès permanent à une quantité suffisante de matériaux permettant des activités de recherche et de manipulation suffisantes, tels que la paille, le foin, la sciure de bois, le compost de champignons, la tourbe ou un mélange de ces matériaux qui ne compromette pas la santé des animaux » (Directive UE 2008/120/CE, Annexe 1, par.4)

« Les océans s’élèvent, nous aussi ! »

Le monde bascule ! Echangeons dans l’urgence vécus, horizons, pratiques, idées, récits et même émotions. Les regards portés sur les ruptures en cours sont variés, contradictoires, car l’avenir lui-même est plus que jamais incertain. « Les océans s’élèvent, nous aussi« , disait crânement une pancarte aperçue lors d’une manifestation de jeunes élèves pour le climat. Les générations futures prennent les choses en main. Peut-on imaginer plus belle raison d’espérer ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

C’était presque devenu une expression vide. Tous l’utilisaient ! Les vrais écologistes mais aussi les faux, les entreprises, les politiciens, les professeurs. On l’entendait partout : à la radio, à la TV, en conférence. Tout le monde était d’accord : il fallait penser aux générations futures. C’était pratique. Personne ne savait à quoi elles allaient ressembler. Elles n’étaient juste pas nées ! C’était plus ou moins proche ou, mieux, vaguement lointain. Mais un jour, à force de laisser passer le temps, tandis qu’on inventait des éco-gestes et des petites solutions techniques individuelles à l’ombre de nos revenus assurés et de nos standards de vie légèrement verdis, tandis que le CO2 continuait d’être émis chaque année un peu davantage, tandis que les espèces disparaissaient de plus en plus vite, un jour donc, alors qu’on n’arrêtait pas de parler à leur place sans agir à la mesure des menaces, les générations futures sont arrivées. Elles parlaient déjà ! Elles se sont mises à brosser l’école pour manifester. Elles nous ont regardés avec ahurissement. C’est qu’elles avaient démasqué nos petits efforts ridicules. Nous la génération « développement durable », nous les installés qui avions pu réfléchir sereinement à la qualité de notre isolation thermique en dégustant des bières bio dans une ambiance hyper-sympa, nous étions grillés. Nous avions l’air de quoi, en 2018, quand le dernier rapport du GIEC prévenait que pour maintenir le réchauffement climatique sous le seuil des 1,5°C, « il faudrait modifier rapidement, radicalement et de manière inédite tous les aspects de la société » ? Nous avions l’air de quoi avec nos écopacks, nos tomates-cerises du potager et nos moteurs hybrides ?  Les générations futures, elles, avaient eu le temps de comprendre l’ampleur des bouleversements et combien dérisoires étaient nos verdissements. Oui, nous avions l’air con.

Une Suédoise de quinze ans à la COP24

Les images ont fait le tour du monde, et elles ont bien fait. En décembre 2018, nous découvrons Greta Thunberg. Presque encore une enfant, le visage fermé, résolu. Cette jeune Suédoise – rien à voir avec une certaine coalition belge ! – a commencé à brosser l’école en septembre dernier. Tous les vendredis, elle se rend devant le Parlement suédois pour exiger du gouvernement une action plus radicale contre le réchauffement climatique. Cela a attiré les médias, d’autres jeunes l’ont rejointe. Son discours est simple et direct. Il fait mouche. « La biosphère est sacrifiée pour que certains puissent vivre de manière luxueuse, martèle-t-elle sans trembler lors de la COP 24. C’est la souffrance de nombreuses personnes qui paie le luxe de quelques autres. » En Suède, la jeune militante a fait l’objet d’attaques de l’extrême-droite et de climato-sceptiques, l’accusant d’être manipulée par sa mère, une chanteuse d’opéra connue pour ses positions engagées. Celle-ci assure que ce n’est pas le cas, que c’est même plutôt la contraire, sa fille les ayant convaincus de changer de régime alimentaire et de ne plus prendre l’avion.

Avec les dirigeants présents à la COP 24, elle ne prend pas de pincettes : « Vous parlez de croissance économique verte et durable parce que vous avez peur d’être impopulaires. Vous parlez de poursuivre les mêmes mauvaises idées qui nous ont mis dans cette situation. Alors que la seule réaction logique est de tirer le frein d’urgence. Vous n’êtes pas assez matures pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau-là, vous nous le laissez à nous, les enfants. » L’accusation est forte. Elle ne concerne pas seulement l’aveuglement ridicule dans l’économie verte, elle pointe aussi la responsabilité de la parole hypocrite, du mensonge politicien, du dogme de la communication positive. C’est presque une leçon d’éducation renversée. Les enfants disent à leurs parents : arrêtez de nous raconter des histoires, arrêtez de nous faire croire au Père Noël du développement durable. Et ce que Greta Thunberg dit, en substance, c’est qu’il s’agit non pas d’une question d’économie, mais de politique. « Nous ne pouvons pas traiter une crise si nous ne la traitons pas comme telle. Nous devons laisser les énergies fossiles dans le sol. Et nous devons nous concentrer sur l’équité. Nous ne sommes pas venus ici pour supplier les dirigeants du monde de s’inquiéter. Vous nous avez ignorés par le passé et vous nous ignorerez encore. Nous sommes à court d’excuses et nous sommes à court de temps. Nous sommes venus ici pour vous dire que c’est l’heure du changement, que ça vous plaise ou non.« 

Élèves australiens, belges et suisses dans la rue

Il semble que les premiers écoliers à avoir suivi l’appel de Greta Thunberg soient les Australiens. Le vendredi 30 novembre, des grèves ont été organisées à travers tout le pays, l’un des plus importants émetteurs de gaz à effet de serre par habitant du monde. Le premier ministre australien, Scott Morrison, a en effet renoncé à inscrire dans la loi les engagements de réduction des émissions. Il avait également méprisé l’engagement des jeunes en déclarant, quelques jours avant la mobilisation : « Ce que nous voulons, c’est plus d’apprentissage et moins d’activisme dans les écoles. » (2)

Les douze mille cinq cents jeunes belges qui ont manifesté à Bruxelles le jeudi 17 janvier ont, eux aussi, attiré l’attention du monde entier. Leur message principal, inspiré de Greta Thunberg, est d’une simplicité déconcertante. L’un d’entre eux, Piero Amand, déclarait ainsi sur les ondes de La Première : « Ce qu’on dit c’est : pourquoi aller en cours si on n’a pas d’avenir ? » Certaines réactions des générations « passées », si l’on peut se permettre cette provocation de langage, ont été d’une condescendance et d’une médiocrité hallucinantes. Du même type que celle du premier ministre australien… Les jeunes devraient plutôt apprendre à devenir de bons scientifiques ou de bons ingénieurs, voyez-vous ! On a même vu circuler dans la presse des réactions climato-sceptiques, sous-entendant que les jeunes devraient se méfier du discours médiatique ambiant sur le réchauffement climatique. Entre ces défenseurs de l’ancien monde de la croissance et l’attente des élèves en grève, l’opposition est totale. « On attend des mesures drastiques, radicales, pour changer la société en profondeur« , dit encore Piero Amand.

Le lendemain de cette manifestation belge, on apprenait que huit mille étudiants s’étaient rassemblés à Lausanne, quatre mille à Genève et plusieurs milliers dans d’autres villes suisses, également pour réclamer des politiques climatiques plus radicales. « Il y a urgence, parce que la politique des petits gestes du quotidien ne suffit plus, affirme l’un de ces étudiants, Léo Tinguely. Il faut penser à changer les modes de production et de vie » (3).

Tant en Belgique qu’en Suisse, les jeunes pensent que c’est le début d’un mouvement. Ils ont bien l’intention de poursuivre les actions durant plusieurs mois. Le 24 janvier, trente-cinq mille jeunes ont défilé dans les rues de Bruxelles ! C’est trois fois plus que la semaine précédente, dix fois plus que quinze jours plus tôt. Leur mobilisation suit une courbe exponentielle.

Le droit des générations futures

Outre la grève et les manifestations, un autre puissant levier a été actionné en faveur des générations futures : celui du droit. Aux États-Unis, un groupe de vingt-et-un enfants et jeunes, âgés de neuf à vingt ans, a déposé une plainte contre le gouvernement en août 2015. Celle-ci a été jugée recevable le 10 novembre 2016 par Ann Aiken, une juge fédérale de l’Oregon. Les plaignants s’estiment victimes d’une discrimination contrevenant aux droits constitutionnels. Ils accusent l’État d’avoir poursuivi le développement des ressources et de l’industrie fossiles en connaissance de cause : cela fait plus de cinquante ans que les gouvernements successifs reconnaissent le rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique. Ce dont il s’agit, précise l’arrêt rendu par la juge Aiken, est de « déterminer si les plaignants sont fondés à réclamer des actions au gouvernement et si une juridiction peut ordonner à l’État son comportement, sans contredire la Constitution (…). Ce dossier implique que l’action ou l’inaction des mis en cause a si profondément détérioré notre planète qu’elle menace les droits constitutionnels des plaignants à la vie et à la liberté. » (4)

Baptisé « Youth vs. United States » – la jeunesse contre les États-Unis -, ou parfois « Juliana vs. Government« , ce procès « fait partie d’une campagne de l’association Our Children’s Trust, basée dans l’Oregon, pour obliger les États et le gouvernement fédéral à prendre des mesures concrètes et contraignantes pour lutter contre les changements climatiques. » (5) Plusieurs fois suspendu puis repris à la suite de recours successifs de l’administration Trump qui tente de l’orienter sous l’angle du respect des lois environnementales, ce procès pourrait bien constituer une première mondiale. Il ferait entrer dans les pratiques juridiques ce que plusieurs chercheurs tentent de théoriser depuis quelques années : les droits fondamentaux des générations futures. C’est le cas de la juriste Emilie Gaillard, maître de conférences à l’Université de Caen. « Pour les juristes, explique-t-elle, intégrer les générations futures dans leur univers, c’est accepter de réaliser une révolution copernicienne. En fait, le Droit, de manière tout à fait naturelle, a été pensé pour régir les relations entre les hommes actuellement vivants entre eux. C’était au droit de demain de s’occuper de l’avenir. Mais aujourd’hui, cela n’est plus possible. » (6) C’est le philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage majeur Le Principe Responsabilité publié en 1979, qui a attiré l’attention sur le fait qu’en entrant dans une civilisation technologique pouvant mettre en danger les générations futures, l’humanité se trouvait face à des questions éthiques tout à fait nouvelles. Emilie Gaillard résume ainsi sa démarche : faire entrer ces nouvelles questions éthiques dans le Droit. « C’est comme si le Droit était pensé en deux dimensions. Mon travail, c’est d’y intégrer la dimension transgénérationnelle et de le faire passer en 3D.« 

De la lutte des classes à la lutte des générations ?

Longtemps, on a pu se demander pourquoi un enjeu aussi grave que le réchauffement climatique ne donnait pas naissance à un mouvement social digne de ce nom, avec des mobilisations massives et des grèves comme cela commence à être le cas aujourd’hui. L’une des réponses possibles était : parce qu’aucun groupe social ne se sentait directement menacé. Il s’agissait d’une lutte abstraite, différée en quelque sorte, alors qu’historiquement, toutes les grandes mobilisations collectives faisaient converger l’intérêt général avec les intérêts immédiats et urgents de groupes sociaux précis – les ouvriers, par exemple, ou la population noire aux USA, ou des peuples luttant pour leur indépendance dans les anciennes colonies…

Ce qui semble se dessiner avec les grandes mobilisations étudiantes pour le climat, c’est qu’une ligne de conflictualité politique inédite s’ajoute à toutes les autres. Une génération entière accède à la conscience, directe et concrète cette fois, de toutes les conséquences qu’elle aura à subir de son vivant. Cette génération accède en même temps à une « conscience d’elle-même », comme autrefois on parlait de « conscience de classe ». Forte de cette conscience, elle serait alors en mesure de se dresser – radicalement ! – contre le vieux monde politique paralysé dans des trajectoires catastrophiques. La grève et le droit sont deux armes qui ont fait leurs preuves. Les générations futures s’en saisissent. Et c’est une excellente nouvelle politique. Elle a, en tout cas, de quoi secouer une vieille association comme Nature & Progrès : cette profonde inquiétude est évidemment depuis longtemps la nôtre, nous qui avons promu la bio pour compenser ces déséquilibres aujourd’hui mis en lumière par le réchauffement climatique. Mais la détermination dont tous ces jeunes font preuve aujourd’hui est-elle toujours la nôtre ? Ou nous serions-nous assoupis, chemin faisant, sous un soleil toujours plus chaud ?

Notes

(1) Discours de Greta Thunberg à la COP 24 à Katowice (Pologne), le 14 décembre 2018.

(2) Aurore Coulaud, « Climat : les jeunes australiens en pleine rébellion contre le gouvernement« , Libération, 5 décembre 2018.

(3) « Des milliers de jeunes dans les rues pour sauver le climat« , 20minutes.ch, 18 janvier 2019.

(4) Elisabeth Schneiter, « Les jeunes et la justice pourraient faire plier Trump sur le climat« , Reporterre, 14 novembre 2016.

(5) Elisabeth Schneiter, « Aux États-Unis, la Cour suprême entrave le procès des jeunes pour le climat« , Reporterre, 23 octobre 2018.

(6) Pour un droit des générations futures !, conférence d’Emilie Gaillard, TEDxRennes, visible sur Youtube.

Notre avenir électrique

Pour permettre à nos concitoyens d’envisager sereinement la sortie de la Belgique du nucléaire – la Loi de 2003 prévoit déjà la fermeture de Doel 3 en octobre 2022 et celle de Tihange 2 en février 2023 -, Nature & Progrès a récemment donné la parole à deux ingénieurs spécialisés dans ces questions. Christian Steffens, ingénieur industriel et consultant indépendant, et Yves Marenne, directeur scientifique à l’ICEDD (Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable) ont, tour à tour, répondu à nos interrogations… Mais que faut-il en retenir ? Quels sont les points de convergence et de divergence qui sont apparus à cette occasion ? Qu’en pense Nature & Progrès ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Nos deux spécialistes s’accordent sur la nécessité de respecter la loi de sortie du nucléaire votée en 2003, le seul objet de négociation entre partenaires politiques pouvant éventuellement être la prolongation de quelques années de l’une ou l’autre unité de production. Rappelons ici que les sept unités dont dispose la Belgique – trois à Tihange, près de Huy, et quatre à Doel, près d’Anvers – ont été construites aux frais du contribuable belge et sont aujourd’hui largement amorties. Le coût de l’électricité qui y est produite est donc relativement faible, ce qui rend ces vieilles centrales extrêmement profitables pour leur actuel exploitant. Ces machines ayant toutefois largement dépassé la durée d’exploitation initialement prévues, vouloir les utiliser jusqu’au bout de leurs possibilités fait courir des risques toujours plus élevés aux populations, générant chez elles une anxiété de plus en plus insupportable…

Libéralisation ?

« Pousser » encore un peu les vieilles centrales semble donc être à présent le seul enjeu politique réel. Car, s’agissant d’en construire de nouvelles, nos experts sont formels : « plus aucun exploitant privé dans le monde, dit Christian Steffens, ne veut se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires, sauf bien sûr si un état s’en mêle… » Sécurité oblige, l’électricité nucléaire est toujours plus chère à produire : 120 euros du MWh, en moyenne, estime-t-il, ce qui est beaucoup plus onéreux que l’éolien, par exemple, lequel oscille entre 50 et 90 euros du MWh… Yves Marenne confirme que « personne – sauf peut-être à la NVA ? – ne parle plus de construire un nouveau réacteur car, si on voulait le faire, on ne voit pas quelle commune l’accepterait sur son territoire, ni qui serait l’investisseur prêt à déposer sur la table les milliards nécessaires. » Et Yves Marenne de poursuivre, en constatant à quel point tout retour sur investissement doit aujourd’hui être rapide : « je ne vois pas, contrairement à ce qui est pourtant souvent affirmé, comment le nucléaire pourrait être compatible avec le libéralisme économique ambiant. Dans nos pays européens, en tout cas, et plus encore en Belgique…« 

Christian Steffens rappelle que, depuis la libéralisation du marché de l’énergie, la véritable gestion du réseau est assumée par Elia qui doit disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. « En plus du prix du KWh payé au fournisseur, précise-t-il, apparaissent donc, sur la facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail, souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution.« 

Yves Marenne précise que certains fervents du nucléaire prêchent même pour un retour en arrière par rapport à la libéralisation du marché de l’énergie, souhaitant une re-monopolisation voire une renationalisation, afin que l’état puisse apporter sa garantie dans un marché devenu trop périlleux pour l’investisseur privé.

Effet de serre ?

En termes d’enjeu climatique, Christian Steffens rappelle que le nucléaire ne représente qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! « Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale, dit-il, puisque réduire la consommation énergétique de 1,5% à l’échelle de la planète – ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus – ne poserait aucun problème technique…« 

Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme la Belgique, il est clair que remplacer, même temporairement, le nucléaire par du gaz augmentera un peu nos émissions de CO2. « Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, précise l’expert, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle globale…« 

Yves Marenne est sur la même longueur d’onde, rappelant d’abord que l’ensemble des problèmes environnementaux ne peuvent se réduire exclusivement à la question du climat, avant d’ajouter qu’en effet, « il paraît difficile, dans le timing actuel, de ne pas passer par une phase de renforcement de notre consommation de gaz naturel, ce qui fera donc augmenter nos émissions de gaz à effet de serre, au moins temporairement. » Il voit quand même là la meilleure solution pour permettre la sortie de la Belgique du nucléaire, lequel pose à notre population d’autres problèmes, sans doute nettement plus graves et hypothèque nos capacités d’investissement dans le renouvelable…

Remplacement ?

Christian Steffens insiste, on le sait peu, sur le fait que la consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, la puissance appelée par le réseau variant entre 5 et 13 GW selon le moment. Notre consommation d’énergie électrique est ainsi, pour l’ensemble du pays, d’environ 80.000 GWh par an.

« De nouvelles applications vont devoir être rencontrées, ajoute-t-il, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu… » « En matière de mobilité, précise Yves Marenne, l’électricité n’offre pas la même facilité d’usage que les carburants fossiles, elle induira donc un nouveau rapport du consommateur à l’énergie. » Difficile dès lors d’imaginer de quoi notre avenir sera fait. Et méfions-nous de ceux qui, mus par leurs propres intérêts, prétendent avoir une boule de cristal entre leurs mains… Mais que se passera-t-il quand le nucléaire s’arrêtera ?

« Vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable, affirme Christian Steffens. Nous devons d’abord comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé !« 

C’est élémentaire, le Watt qui n’est pas à produire – le NegaWatt – est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il est aussi beaucoup moins cher…

« Mettre en route des capacités équivalentes à celles d’une centrale qu’on ferme est une vision simpliste, confirme Yves Marenne. Des centrales nucléaires à l’arrêt, il y en a à peu près tout le temps et leur taux de disponibilité est toujours plus réduit vu leur âge. Nos capacités d’importation étant toujours plus importantes, nous ne devrons pas obligatoirement démarrer un équivalent gaz quand une centrale nucléaire sera définitivement mise à l’arrêt. A mon avis, le monde du 100% renouvelable sera un monde beaucoup plus électrique et donc beaucoup plus interconnecté…« 

Cela signifie-t-il qu’en attendant de disposer des capacités renouvelables suffisantes, nous pourrions consommer le nucléaire des autres ? « C’est oublier, précise Yves Marenne, que le nucléaire français est aussi vieillissant que le nucléaire belge et que nous ne devrons plus trop compter sur lui dans l’avenir…« 

Consommateur ?

Principale divergence entre nos deux experts : la capacité à imposer une limite au consommateur. « Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, affirme Christian Steffens, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage. Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses !« 

Yves Marenne, quant à lui, n’affiche pas tout à fait le même volontarisme : « Je ne table personnellement pas trop sur une forte diminution de notre consommation à l’échelle de la société ; je crois que c’est un vœu pieux même s’il est vrai que la consommation d’électricité n’augmente plus, en Belgique, ces dernières années…« 

L’éducation du consommateur sera-t-elle donc le paramètre le plus difficile à faire évoluer ? Faudra -t-il redouter des augmentations de prix qui affecteront surtout les moins nantis ? Mais la solution pour réduire leur consommation ne résiderait-elle pas justement dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies ?

« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe Christian Steffens ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à consommer mieux. Il me semble donc normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat devrait, par contre, consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins !« 

Même son de cloche chez Yves Marenne : « une baisse générale de la TVA favoriserait les gros consommateurs et ceux qui en ont le plus besoin sont justement des gens qui consomment peu – une telle mesure ne les cible donc pas ! – et il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’elle soit suffisante pour leur venir réellement en aide. Cette baisse me paraîtrait donc inefficace, d’autant plus que, la TVA se répercutant dans l’index, elle retarderait d’autant l’indexation des salaires. Le débat sur la taxation du carbone reste très important à mes yeux car c’est une des voies permettant d’envoyer un signal, non pas directement sur la consommation énergétique mais sur les émissions de gaz à effet de serre qui devront immanquablement être rendues globalement plus chères.« 

Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?

Sortir du nucléaire, c’est maintenant ! Il faut le faire !

« Techniquement et économiquement, dit Yves Marenne, entamer notre sortie du nucléaire d’ici moins de quatre ans ne pose pas de problème majeur ! » « Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire Christian Steffens, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique !« 

Prolonger, prolonger encore, de vieilles machines industrielles sans prendre aucune option nette sur notre avenir énergétique. Est-ce bien sérieux ? La position de Nature & Progrès, sur la question du nucléaire, est depuis toujours celle du monde écologiste. Et elle semble de plus en plus largement partagée, la filière nucléaire apparaissant de plus en plus opaque. Avec elle, c’est l’ancien monde qui montre aujourd’hui ses limites, sans doute parce qu’il s’est trop longtemps imaginé ne pas en avoir…

2025 : la fin du nucléaire belge est proche !

Les premières centrales nucléaires belges fermeront définitivement leurs portes dans moins de quatre ans : Doel 3 en octobre 2022, Tihange 2 en février 2023 ! Gageons donc que les partisans du statu quo nucléaire ne vont pas désarmer dans la campagne électorale de 2019. Quels arguments devons-nous leur opposer ? Voici l’avis d’un spécialiste en la matière : Yves Marenne, directeur scientifique à l’ICEDD (Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable).

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Depuis quelques années, rappelle Yves Marenne, le climat est devenu le principal argument de l’industrie nucléaire. Le Forum nucléaire, par exemple, estime que nucléaire et renouvelable font partie, ensemble, de la solution aux dérèglements climatiques. Rappelons cependant que l’ensemble des problèmes environnementaux ne peuvent se réduire exclusivement à la question du climat ; d’autres graves questions se posent que Nature & Progrès connaît d’ailleurs bien mieux que moi…

Dans le timing actuel, c’est-à-dire avec sept centrales fermant entre 2022 et 2025 – tout aurait sans doute été très différent si on avait respecté le timing initial -, il paraît difficile de ne pas passer, ne serait-ce que temporairement, par une phase de renforcement de notre consommation de gaz naturel. Être ainsi contraints et forcés de produire notre électricité à l’aide de centrales TGV – turbines, gaz, vapeur – fera croître notre consommation de gaz naturel et donc augmenter nos émissions de gaz à effet de serre, au moins temporairement. C’est mathématique ! »

Vers des énergies renouvelables…

« En complément d’une production renouvelable croissante, le gaz naturel est juste la meilleure solution temporaire pour permettre la sortie du nucléaire, continue Yves Marenne, celui-ci posant, on ne le sait que trop bien, toute une série de questions principalement liées aux risques inhérents à des centrales vieillissantes et à la gestion des déchets nucléaires. Le tout est, bien sûr, de voir combien de temps durera cette solution temporaire. Des solutions renouvelables viendront remplacer progressivement le gaz naturel ; rappelons ici la résolution du Parlement Wallon, du 28 septembre 2017 – votée à l’unanimité ! -, qui fixe l’objectif du 100% renouvelable pour la Wallonie en 2050 ! Etre sérieux vis-à-vis de cet objectif-là suppose donc, à terme, la sortie totale du nucléaire et même des centrales TGV. Je ne table personnellement pas trop sur une forte diminution de notre consommation à l’échelle de la société. Je crois que c’est un vœu pieux même s’il est vrai que la consommation d’électricité n’augmente plus, en Belgique, ces dernières années…

La question du stockage de l’énergie sera un des principaux problèmes posés par le renouvelable, outre qu’il est intermittent et en partie non-prévisible. L’offre d’énergie renouvelable ne collera pas nécessairement avec la demande, et des solutions de stockage à grande échelle seront certainement nécessaires ; c’est une des conclusions de l’étude 100% renouvelable à laquelle collabora l’ICEDD en 2011 (1). Mais quelles seront-elles ? Il y aura bien sûr les solutions journalières, de type Coo qui délivre grosso modo la puissance d’un réacteur nucléaire pendant cinq heures, donc très insuffisante s’il n’y a pas de vent ni de soleil pendant quinze jours. Son rendement est correct, de l’ordre de 75 à 80% pour le cycle complet. De telles infrastructures devront être développées ; on parle, par exemple, d’aménager un troisième bassin supérieur à Coo.

D’autres solutions vont certainement apparaître : les batteries sont souvent évoquées même si les ressources chimiques qu’elles vont nécessiter – notamment le lithium et le cobalt – poseront d’importants problèmes en termes d’éthique et de ressources. Ces batteries, de toute façon, n’offrent également de solutions que sur un horizon de temps qui est de l’ordre de la journée, ou de quelques journées… Et si nous nous orientons vers une société principalement basée sur le renouvelable, nous aurons aussi besoin d’un stockage inter-saisonnier. L’excédent d’énergie produit, a priori plutôt en été parce que nous aurons beaucoup de soleil, devra pouvoir être consommé pendant l’hiver. »

Pourquoi pas des gaz de synthèse ?

« Nos nouvelles centrales continueront peut-être à ressembler à des centrales TGV, annonce l’ingénieur, mais en brûlant des gaz de synthèse, ce qui signifie que les infrastructures ne devraient pas nécessairement être remplacées… Cette piste d’un stockage inter-saisonnier de l’énergie sous la forme de gaz de synthèse semble être une des plus réalistes, à l’heure actuelle, même si elle reste encore très chère. Le premier de ces gaz auquel on pense est l’hydrogène obtenu par électrolyse de l’eau, au moment où l’on a précisément de l’électricité en excès : l’eau est ainsi dissociée en ses deux composants de base qui sont l’oxygène et l’hydrogène, celle-ci étant un combustible qui peut être stocké, pendant de longues périodes, dans des réservoirs car sa densité énergétique est très élevée. Un ajout de carbone peut alors être envisagé afin de recréer artificiellement du méthane de synthèse (CH4) qui est le composé principal du gaz naturel, voire des combustibles liquides capables, par exemple, d’alimenter des moteurs. Tout cela est bien d’origine renouvelable puisqu’il s’agit simplement d’eau et d’un excédent d’électricité, mais la source du carbone pose évidemment question car, si elle est fossile et qu’on la brûle, on ne fera qu’accroître les problèmes d’effet de serre… Certains imaginent alors capter du carbone atmosphérique mais c’est encore plus cher car la concentration de carbone dans l’air n’est, pour de telles applications, pas très importante. Par contre, dans les fumées d’une cimenterie, par exemple, c’est autre chose… Nous ne sommes encore aujourd’hui qu’aux prémices de tels processus mais il est clair que, pour tenir les engagements climatiques – ce qui semble être la volonté, en Europe en tout cas -, les industriels y réfléchissent déjà, anticipant ainsi la question de la taxation du carbone qui se posera inévitablement, un jour ou l’autre…

Le rendement complet de ces productions de combustibles de synthèse reste bien sûr globalement mauvais – de l’ordre de 25% – si on en refait ensuite de l’électricité en les brûlant dans une centrale TGV. De telles solutions auront donc un coût plus élevé que ce que nous faisons actuellement. Où sera alors l’équité, l’accessibilité en matière énergétique ? La décision de sortir du nucléaire fut prise en 2003 mais les investissements significatifs dans d’autres filières n’existent pas encore de manière significative parce que le cadre institutionnel et politique de cette sortie n’est toujours pas suffisamment stable et sécurisant. Il eut fallu, depuis le début, tenir un discours clair et mettre en place les mécanismes de garantie pour les nouveaux investissements. Si cela avait été fait, les nouvelles centrales seraient déjà prêtes et le basculement vers d’autres combustibles serait déjà une réalité. »

Encore du nucléaire ?

« Aujourd’hui, certaines voix – plus tellement en Wallonie – posent encore la question de la pertinence de la sortie du nucléaire, constate Yves Marenne ! Dire cela revient uniquement à envisager la prolongation de vieilles machines dépassées. Personne – sauf peut-être à la NVA ? – ne parle plus de construire un nouveau réacteur car, si on voulait le faire, on ne voit pas quelle commune l’accepterait sur son territoire, ni qui serait l’investisseur prêt à déposer sur la table les milliards nécessaires. Personne ne sait d’ailleurs exactement combien cela coûterait car, entre le moment où le projet serait annoncé et celui où les premiers KWh seraient produits, entre dix et vingt ans auraient passé… De mon point de vue, le nouveau nucléaire n’a donc plus sa place, d’un point de vue économique, dans le marché libéralisé tel qu’il existe aujourd’hui et où les retours sur investissement doivent être très rapides. A moins qu’un état ne consente à donner une garantie, comme ce fut le cas pour les deux réacteurs construits par EDF, à Hinkley Point en Angleterre : une garantie de rachat du MWh – de l’ordre de 92,5 £ sterling pendant trente-cinq ans, soit plus de 105 euros – fut alors donnée. Une pure folie, financée par le consommateur…

Le nouveau nucléaire est donc hors de prix, entre autres parce que les normes de sécurité se renforcent sans arrêt, ce qui est bien normal : la sécurité, cela coûte de l’argent ! C’est également le gros problème du nouveau réacteur français de Flamanville dont les coûts augmentent au fur et à mesure de la construction, notamment parce que celle-ci fut entamée avant la catastrophe de Fukushima… Le nucléaire veut montrer qu’il est parfaitement sûr et cela le rend extrêmement cher. L’investissement dans du nouveau nucléaire est incertain et risqué – et n’intéresse donc pas les investisseurs qui veulent des bénéfices sûrs et rapides – car si un nouvel accident majeur survient quelque part dans le monde – ce qu’évidemment personne n’espère ! -, le coup d’arrêt des filières nucléaires serait massif et sans doute définitif. Les fervents du nucléaire, comme l’ancien ministre belge de l’énergie Jean-Pol Poncelet (2), prêchent donc pour un retour en arrière par rapport à la libéralisation du marché de l’énergie, et souhaitent une re-monopolisation, voire même une renationalisation, pour que l’état puisse apporter sa garantie dans un marché devenu trop périlleux pour l’investisseur privé. La libéralisation a, en effet, séparé production, distribution et fourniture, là où tout était auparavant empilé et du ressort de la même et unique société qui vendait tout en bloc. Une telle séparation des tâches rend aujourd’hui les décisions d’investissement beaucoup plus compliquées… Je ne vois pas, contrairement à ce qui est pourtant souvent affirmé, comment le nucléaire pourrait être compatible avec le libéralisme économique ambiant. Dans nos pays européens, en tout cas, et plus encore en Belgique… »

Stockage, interconnexion et gestion de la demande

« Mettre en route des capacités équivalentes à celles d’une centrale qu’on ferme est évidemment une vision simpliste, affirme l’ingénieur. Des centrales nucléaires à l’arrêt, il y en a à peu près tout le temps et leur taux de disponibilité est toujours plus réduit vu leur âge. Nous augmentons nos capacités d’importation d’électricité, avec la France et les Pays-Bas notamment ; nous élargissons aussi nos capacités d’échange avec l’Angleterre, entre autre avec le projet Nemo, un gros câble qui relie la Belgique au Royaume-Uni depuis le 31 janvier, et le projet Allegro fera la même chose vers l’Allemagne dès 2020… Nos capacités d’importation étant toujours plus importantes, nous ne devrons pas obligatoirement démarrer un équivalent gaz quand une centrale nucléaire sera définitivement mise à l’arrêt. Les mauvaises langues diront évidemment qu’on devra importer de l’électricité nucléaire, de France par exemple, alors que nous avions la même chez nous mais c’est oublier que le nucléaire français est aussi vieillissant que le nucléaire belge et que nous ne devrons plus trop compter sur lui dans l’avenir. Interconnecter les réseaux et faciliter les échanges d’électricité au niveau de l’Europe apporte des réponses aux problèmes d’intermittence du renouvelable et permet d’améliorer le fonctionnement du marché européen de l’électricité : lorsqu’il y a, par exemple, trop de vent en Mer du Nord, il faut être en mesure d’évacuer cette puissance électrique, par exemple dans le sud de l’Europe où il n’y en a peut-être pas et où précisément la demande en électricité serait forte… Ce sont des projets à long terme mais qui nécessitent aussi de nouvelles lignes à haute tension, avec leurs potentielles pollutions électromagnétiques, ce que pourrait évidemment critiquer Nature & Progrès ! A mon avis, le monde du 100% renouvelable sera un monde beaucoup plus électrique et donc beaucoup plus interconnecté, avec tout ce que cela va supposer d’infrastructures diverses qui seront également contestées…

En plus de l’interconnexion et du stockage, l’autre option souvent oubliée est la gestion de la demande, c’est-à-dire l’adaptation du comportement des consommateurs – industriels, résidentiels ou autres – à un flux d’énergie variable. Le paradoxe réside dans le fait que le nucléaire est le grand initiateur de ces questions car il présente le défaut symétrique du renouvelable : le renouvelable est intermittent et ne colle pas avec la demande, le nucléaire est constant – quand il fonctionne ! – et ne colle pas avec la demande non plus ! Or, pour un réseau électrique, trop ou trop peu d’énergie, c’est exactement le même problème. Quand on en a trop, il faut absolument la consommer et c’est bien pour cela que la centrale de Coo fut construite dès le démarrage du programme nucléaire afin d’absorber exactement l’équivalent d’un jour de production d’une centrale nucléaire. C’est pour cela aussi que nos autoroutes furent soudain éclairées pendant la nuit et que des formules tarifaires apparurent qui permettaient aux particuliers de stocker, pendant la nuit, l’électricité nucléaire en excès, sous forme d’eau chaude sanitaire, par exemple. Mutatis mutandis, nous pouvons très bien imaginer aujourd’hui des systèmes de tarification semblables permettant de mieux épouser l’offre variable d’énergie, c’est-à-dire incitant les consommateurs à acheter leur énergie quand il y en a beaucoup et à mieux contrôler leurs dépenses quand il y en a peu. Avec des prix qui seraient évidemment adaptés à cette disponibilité variable… »

L’avenir énergétique de la Belgique

« Dans une telle vision, insiste Yves Marenne, l’autonomie énergétique belge devient clairement une vue de l’esprit ! Notre étude 100% renouvelable, citée ci-avant – qui n’imaginait de forte baisse de la demande dans aucune de ses hypothèses -, montra qu’une Belgique où tout deviendrait renouvelable, en ce compris les transports et le chauffage, est parfaitement envisageable. Et c’est d’ailleurs aussi ce que prend en compte la résolution du Parlement Wallon que nous avons déjà mentionnée. Par contre, l’autonomie énergétique paraît inaccessible pour la Belgique, en raison de l’exiguïté de son territoire et des faibles ressources renouvelables dont elle dispose, en ce compris le peu de place dont nous disposons en Mer du Nord pour développer de l’éolien offshore : nous ne pourrons en produire que relativement peu par rapport à nos besoins. Le reste du territoire est, quant à lui, trop densément peuplé avec une trop forte demande énergétique… 100% renouvelable et autonomie énergétique sont donc deux objectifs incompatibles dans le cas de la Belgique ; il sera toujours nécessaire d’importer de l’électricité et sans doute d’autres formes d’énergie, comme des gaz de synthèse. Rappelons que nous vivons, aujourd’hui, avec 90% d’importations, sous forme de pétrole et de gaz naturel essentiellement ! Reste donc à savoir d’où ces importations viendront mais sans doute seront-elles largement intra-européennes… Toute forme d’autonomie énergétique belge devrait immanquablement passer par une réduction très forte de notre consommation, ce qui semble difficile d’un point de vue sociétal et problématique d’un point de vue économique. Et autant cela paraît éventuellement possible au niveau des consommations individuelles, autant cela semble difficilement envisageable d’un point de vue collectif, dans un horizon prévisible en tout cas… Il y a quarante ans qu’on parle d’économies d’énergie et les résultats observables restent très limités…

Un des problèmes vient du fait que notre société, et la très grande majorité d’entre nous, s’est habituée à vivre dans un grand confort énergétique. Les générations qui nous ont précédés n’ont jamais connu une telle abondance. Même les rois et les princes d’autrefois ne pouvaient pas improviser un city trip de quelques jours à Venise pour quelques dizaines d’euros… Il faut se rendre compte que nous avons, en permanence, quelques « esclaves énergétiques » à notre service qui garantissent notre confort. L’utilisation rationnelle de l’énergie (URE) peut être poussée plus loin encore dans le résidentiel mais il ne serait pas juste d’envisager la problématique énergétique globale à travers le seul prisme de la consommation individuelle. Nos maisons pourront être passives, voire même à énergie positive ; une bonne isolation et des panneaux photovoltaïques nous amèneront sans doute à produire plus d’électricité que nous n’en consommons. Par contre, imaginer des industries « passives » n’a pas de sens ; cela n’existe pas. Surviendront donc toujours des limites thermodynamiques qui seront indépassables. L’autonomie énergétique à tout prix, dans un horizon raisonnable, semble donc illusoire car, même si cela est peut-être techniquement possible, cela nous coûtera tellement cher que le choix d’importer de l’énergie restera certainement préférable.

Hélas, travailler sur une baisse volontaire de la demande a montré toute son inefficacité. Mais, au fond, qu’est-ce qui doit baisser ? Notre consommation électrique ou nos émissions de gaz à effet de serre ? Les climatologues nous disent combien la deuxième option est aujourd’hui prioritaire, raison pour laquelle le lobby nucléaire continue à se profiler comme un des acteurs de la solution, en feignant d’ignorer le risque qu’un parc nucléaire vieillissant fait prendre à notre monde… Mais, pour réduire les émissions de GES, on peut soit faire baisser la consommation, soit augmenter la consommation d’origine renouvelable. Jusqu’où faut-il pousser l’efficacité énergétique ? A quel moment sera-t-il préférable, et moins coûteux, de faire appel à des énergies renouvelables pour couvrir un « talon » de consommation incompressible ? La réponse à cela n’est pas simple. Elle dépendra, entre autres, de l’évolution des prix des énergies renouvelables qui sont en forte baisse ces dernières années… »

La transition énergétique sera politique et sociale… Ou ne sera pas !

« Fait-il baisser la TVA sur l’électricité de 21 à 6% ? Une baisse générale de la TVA favoriserait les gros consommateurs, s’insurge Yves Marenne, et ce ne sont pas nécessairement ceux-là qui en ont le plus besoin. Ceux qui en ont le plus besoin sont des gens qui consomment peu – une telle mesure ne les cible donc pas ! – et il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’elle soit suffisante pour leur venir réellement en aide. Cette baisse me paraîtrait donc inefficace, d’autant plus que, la TVA se répercutant dans l’index, elle retarderait d’autant l’indexation des salaires. Le débat sur la taxation du carbone reste très important à mes yeux car c’est une des voies permettant d’envoyer un signal, non pas directement sur la consommation énergétique mais sur les émissions de gaz à effet de serre qui devront immanquablement être rendues globalement plus chères. Toutefois, ainsi que l’ont très bien laissé entendre les « gilets jaunes », la transition énergétique sera politique et sociale, ou ne sera pas… Tout simplement parce qu’une taxation des énergies fossiles ne sera même pas ressentie par les plus aisés, alors que cela représentera une véritable catastrophe pour ceux qui peinent déjà à boucler leurs fins de mois ! Une telle taxe ne peut donc s’envisager que moyennant des mécanismes très efficaces de redistribution qui aideront les petits revenus, soit à consommer moins, soit à isoler mieux leurs maisons, etc. A ce prix seulement, on trouvera collectivement de nouveaux gisements d’efficacité énergétique. On sait à quel point il est désormais délicat de « taper dans le portefeuille » mais il faut rappeler qu’il y a déjà des pays où une telle taxation fonctionne très bien : en Suède, par exemple, on est à plus de cent euros la tonne de CO2, via le prix des carburants… »

Une évolution inexorable du quotidien

« Des évolutions importantes de notre quotidien vont avoir lieu, constate Yves Marenne, quels que soient nos choix individuels. Basculerons-nous rapidement vers la voiture électrique ? Cela reste difficile à dire mais les constructeurs sont déjà très attentifs à ne pas trop bousculer les habitudes de consommation et à permettre son utilisation presque comme celle d’une voiture classique. On annonce, par exemple, des électriques dont l’autonomie atteindrait plusieurs centaines de kilomètres… La mobilité va donc sans doute évoluer, mais jusqu’où ? La voiture électrique émergera sans doute la première, les constructeurs faisant de gros efforts notamment sur les batteries, ce qui posera de gros problèmes de ressources rares, j’en ai déjà parlé. En matière de mobilité, l’électricité n’offre pas la même facilité d’usage que les carburants fossiles, elle induira donc un nouveau rapport du consommateur à l’énergie. Faire de petits trajets professionnels quotidiens restera une tâche tout-à-fait accessible pour elle, elle « accompagnera » la mise en place progressive d’une mobilité différente dans les villes, incluant notamment les questions de la vitesse et du parking… Mais ce sera probablement une tout autre voiture qui devra être utilisée pour partir en vacances vers une destination lointaine – si toutefois nous continuons à partir pour des destinations lointaines – et des solutions locatives seront probablement développées pour ces occasions-là. Les voitures à hydrogène pourraient aussi faire leur apparition, même si elles nécessitent le développement d’infrastructures dont le coût semble a priori exorbitant… Par contre, le gaz naturel comprimé (CNG) apparaîtra sans doute comme une option intéressante si, comme nous le disions, les gaz de synthèse renouvelables venaient à connaître un certain succès, à condition évidemment que le carbone qui les compose ne soit pas d’origine fossile. Mais, bien plus que le carburant, c’est peut-être l’arrivée de la voiture autonome qui constituera le principal bouleversement dans notre façon de concevoir la mobilité ! Nous passons là déjà dans une vision prospective et, en fait, personne ne sait encore exactement ce qui va se passer… »

C’est maintenant, il faut le faire !

« Techniquement et économiquement, conclut l’ingénieur, entamer notre sortie du nucléaire d’ici moins de quatre ans ne pose donc pas de problème majeur ! Pour y arriver, un des grands enjeux politiques est de mettre en place les mécanismes qui vont sécuriser les investissements nécessaires dans de nouvelles infrastructures : les mécanismes de rémunération de capacités, ou Capacity Remuneration Mechanisms (CRM). Ceci n’est toujours pas voté au niveau fédéral et cet aspect des choses est absolument majeur ! C’est peut-être compliqué de le faire « en affaires courantes » mais on en a vu d’autres, n’est-ce pas… Nécessité fait loi !

De quoi s’agit-il ? Rien de bien sorcier : les propriétaires de centrales au gaz doivent avoir aujourd’hui l’assurance que leurs machines tourneront suffisamment pour être rentables, qu’elles valent bien la peine d’être construites même si, le cas échéant, elles ne tourneront peut-être pas beaucoup puisque la capacité renouvelable va augmenter… Il ne s’agit pas de rémunérer uniquement la production en tant que telle, mais aussi la capacité installée, le simple fait qu’elles soient disponibles, autrement dit l’assurance que donneront ces nouvelles centrales de pouvoir tourner en cas de besoin – par exemple, quand il n’y aura ni vent, ni soleil. Et là, le temps commence à presser si nous voulons être en ordre de bataille en temps utiles… Ces mécanismes doivent impérativement être prêts dans les délais les plus brefs afin que nous puissions ensuite penser à mettre la clé sous la porte de nos sept vieilles centrales nucléaires, en l’espace de trois années seulement, entre 2022 et 2025 ! Les investisseurs détestent l’incertitude mais tant qu’ils n’investissent pas, nous ne pouvons rien préparer… Or il n’est pas improbable, vu nos difficultés chroniques à décider, que l’une ou l’autre centrale soit – pour ces raisons, dira-t-on – finalement prolongée jusque 2030, voire 2035… »

Prolonger, prolonger encore, sans prendre aucune option sur l’avenir. Est-ce bien sérieux ? Notre position, à ce sujet, est depuis toujours celle du monde écologiste. Gageons qu’elle est de plus en plus largement partagée, et pas seulement pour de pures raisons idéologiques. L’ancien monde montre aujourd’hui ses limites, sans doute parce qu’il s’est trop longtemps imaginé ne pas en avoir…

Notes

(1) Disponible sur : https://www.plan.be/admin/uploaded/201212190938210.Backcasting_2050_FinalReport_12_12_12.pdf

(2) Voir : Jean-Pol Poncelet, L’Europe à tous vents. Chronique d’une ambition énergétique manquée, Académie Royale de Belgique, 2017.

L’énergie bon marché a fait son temps

Les élections de mai 2019 seront cruciales, et notamment en matière d’énergie. Aux termes de la loi de 2003, notre pays doit sortir complètement du nucléaire pour la fin de l’année 2025. Mais les premières centrales devront déjà fermer leurs portes dans le courant de la législature 2019-2024 : Doel 3 en octobre 2022, et Tihange 2 en février 2023 ! Serons-nous prêts ? Voici l’avis d’un spécialiste : Christian Steffens, ingénieur industriel, consultant indépendant en énergétique, électricité et électronique, et spécialiste des questions nucléaires…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Ce qu’un lobbying au service d’intérêts privés produira comme effets n’est évidemment pas de mon ressort, précise d’emblée notre expert. Cela relève davantage de l’analyse politique, de la socio-psychologie et… de la boule de cristal. Toutefois, en tant qu’ingénieur, et d’un point de vue strictement scientifique, je dois d’abord rappeler que le nucléaire n’apporte aucune solution aux graves questions climatiques. De telles questions ne peuvent évidemment s’envisager qu’à l’échelle de la planète entière. Or, à l’heure actuelle, le nucléaire représente à peu près 9% de la consommation totale d’électricité dans le monde qui, elle-même, concerne seulement 16% de l’énergie totale consommée. Le nucléaire ne représente donc qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale. A l’échelle de notre planète, réduire notre consommation énergétique de 1,5%, ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus ne nous poserait aucun problème technique… Et cela nous permettrait d’arrêter toutes les centrales nucléaires du monde ! Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme le nôtre, avec notre traditionnelle mentalité d’inertie et de non-décision, il est clair que simplement remplacer notre nucléaire par du gaz augmentera quelque peu nos émissions de CO2. Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle planétaire… »

Changer de paradigme plutôt que s’obstiner à remplacer une capacité par une autre…

« Nos sept réacteurs nucléaires belges, poursuit Christian Steffens, quand ils ne sont pas à l’arrêt pour cause d’entretiens, réparations, pannes, fissures ou… sabotage, fournissent à peu près la moitié de notre consommation annuelle d’électricité. Et l’électricité, en Belgique, c’est environ 20% de notre consommation énergétique totale. Le nucléaire belge, ce n’est donc, au mieux, qu’un dixième de toute l’énergie consommée dans le pays. Or réduire de 10% notre consommation énergétique ne poserait absolument aucun problème d’ordre technique ou « civilisationnel » ! Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage ! Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme, et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses ! Quatre années, c’est court mais suffisant pour mettre ces politiques en place… Bien sûr, certains ergoteront peut-être sur le remplacement des capacités de production perdues. Mais la question ne se pose pas de manière aussi simpliste tant il est fréquent d’arrêter temporairement des unités de production, grosses ou petites, nucléaires ou pas, ne serait-ce que pour des impératifs de maintenance. Il est alors indispensable de s’assurer que le réseau électrique reste toujours équilibré, et que la demande est toujours satisfaite. L’enjeu est donc de produire, le plus exactement possible, ce qui est consommé, ni plus ni moins. Dans ce cadre, l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) joue un rôle essentiel : il faut, d’une part, s’abstenir de consommer ce qui n’est pas indispensable, et, d’autre part, généraliser l’efficacité énergétique. La véritable intelligence, le vrai respect des prochaines générations réside donc dans le fait de consommer le minimum et de ne produire que ce dont nous avons vraiment besoin. Nous n’en sommes pas encore là ! Notre société de consommation est un univers de l’inutilité où la production des biens – que ce soit de l’électricité, des voitures, de la viande ou des tomates – n’est pensée qu’en fonction des bénéfices escomptés par les fabricants, et non en fonction des besoins réels des gens ! Notre consommation est dopée, sans tenir compte des limites physiques du monde où nous vivons. C’est donc ce modèle-là de consommation qu’il nous faut abandonner, et nous orienter vers une réduction de la demande, tout en garantissant évidemment une qualité de vie convenable à toutes et tous. Les impératifs climatiques, la capacité d’absorption de pollution de la planète, l’épuisement de la biodiversité et des ressources naturelles nous poussent – à relativement brève échéance – dans le sens de cette sobriété raisonnable. C’est donc la situation d’ensemble de notre monde qui doit être prise en compte, et pas une soi-disant obligation de remplacer de vieilles machines en fin de vie par d’autres. Voilà ce qu’il faut aujourd’hui avoir le courage politique d’expliquer à nos concitoyens. Nous n’avons, tout simplement, plus d’autre choix ! Elargir le débat est donc indispensable : il ne s’agit pas seulement de retrouver ponctuellement les MegaWatts de remplacement de la centrale qui ferme, mais bien de maintenir en équilibre – à court, moyen et long terme – un réseau électrique capable de rencontrer les besoins réels d’une société en pleine évolution ! »

Nos besoins, mais quels besoins ?

« La consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, tempère notre expert. Cela aussi, on nous le dit peu… La puissance appelée par le réseau varie, en général entre 5 et 13 GW, suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Notre consommation d’énergie électrique, pour l’ensemble du pays, est d’environ 80.000 GWh par an. De nouvelles applications vont toutefois être rencontrées, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité. Mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu. Elle imposera obligatoirement un meilleur contrôle du nombre de kilomètres parcourus sur nos routes où le gaspillage est, aujourd’hui, absolument incroyable. Envisager, dans ce cadre, une forte réduction de la circulation automobile n’a absolument rien d’absurde car nous parlons bien ici d’un modèle de société qui devra inévitablement évoluer. Plus tôt et plus sérieusement nous entreprendrons cette transition, plus elle nous sera douce et aisée. Plus nous nous obstinerons dans l’immobilisme ou la répétition de nos vieux schémas, plus le choc sera brutal, pénible et douloureux…

Par ailleurs, vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable. Nous devons enfin comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé ! Dans ce cas, on parle de NegaWatt, c’est-à-dire le Watt qui n’est pas à produire car il n’est plus consommé. Le NegaWatt est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il coûte beaucoup moins cher ! »

L’argent, le nerf de la guerre

« Nos centrales nucléaires sont payées depuis belle lurette, rappelle Christian Steffens. Pendant des dizaines d’années, elles ont bénéficié de lourds subsides aux frais du contribuable belge. Puis, chaque MWh vendu a également aussi contribué à leur amortissement. Prolonger encore leur exploitation est donc extrêmement rentable pour Engie-Electrabel et EDF. »

Vu le faible coût de production de leur électricité, on comprend, en effet, aisément pourquoi les exploitants veulent pousser ces vieilles machines le plus loin possible. En construire de nouvelles, d’autre part, semble désormais hors de prix : on navigue, selon les types de centrales, entre 90 et 140 euros du MWh produit, soit environ 120 euros en moyenne. Plus aucun exploitant privé, dans le monde, ne veut donc se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires ! Sauf bien sûr si un état s’en mêle, comme ce fut le cas, par exemple, au Royaume-Uni, où le gouvernement de David Cameron signa un contrat pour la construction de deux EPR, en garantissant à EDF qu’elle pourrait vendre le MWh à un minimum de 120 euros. Autrement dit : chaque citoyen britannique payera cette électricité via ses impôts ! L’autre cas de figure est celui de la Chine où le citoyen n’est pas consulté et où toutes les décisions politiques sont du seul ressort du Parti Communiste. Ailleurs, on ne construit presque plus aucune nouvelle centrale nucléaire… Actuellement, dans le monde, il reste environ quatre cent cinquante réacteurs dont une soixantaine sont déjà à l’arrêt. Une trentaine de centrales sont réellement en construction, en Chine pour les trois quarts. C’est sans doute beaucoup trop peu pour que cette forme d’énergie ait encore un avenir, compte tenu surtout du nombre important de réacteurs qui arrivent en fin de vie…

« En Belgique, précise notre expert, Electrabel mène un lobbying intense pour presser le citron atomique jusqu’à sa dernière goutte, quels qu’en soient les risques pour la population. Toutefois, les pannes et incidents qui se multiplient remettent en cause la rentabilité réelle de ce « vieux nucléaire ». En tenant compte de tous les frais de réparation, d’upgrade et de non-productivité, le coût du MWh avoisine déjà les 50 à 60 euros. Cela reste évidemment beaucoup moins cher que du « nouveau nucléaire » mais cela devient de moins en moins concurrentiel vis-à-vis de l’électricité verte, pour laquelle les coûts de production sont tendanciellement à la baisse. Le gros éolien, par exemple, tourne aux alentours des 50 à 90 euros du MWh produit, en fonction des situations. Les coûts de production sont donc grosso modo comparables. L’exploitant, lui-même, finira par reconnaître que ses vieilles machines nucléaires lui coûtent trop cher, et les fermera in fine de sa propre initiative. Je m’attends à ce qu’Electrabel choisisse d’elle-même de ne pas prolonger l’exploitation au-delà des cinquante ans. Certains chez EDF, en France, parlent quelques fois de soixante ans… Mais cela me paraît totalement absurde et industriellement intenable. Bien sûr, la rentabilité réelle des vieilles centrales nucléaires dépend aussi des normes de sécurité que les organismes de contrôle – AFCN en Belgique et ASN en France – voudront bien imposer aux exploitants… »

Black-out, vous avez dit black-out ?

Vous avez remarqué avec quelle constance les médias font systématiquement peur à la population dès qu’approche l’hiver ? Nous avions déjà pu faire un constat similaire, juste après l’hiver de 2014…

« D’une manière générale, rappelle notre ingénieur, la probabilité d’un black-out n’est jamais nulle. Dans la réalité, comme le veut la formule consacrée, le risque zéro n’existe pas. Mais il n’est pas, pour autant, si élevé que cela. Le principe même d’un réseau électrique est de connecter de très nombreux fournisseurs – qui y injectent leur production – à de très nombreux clients – qui en retirent leur consommation. Si, par exemple, un habitant isolé produit tout ce qu’il consomme à l’aide d’un seul groupe électrogène, il en est évidemment totalement tributaire. Et, en cas de panne de son groupe, le black-out est pour lui : il n’a plus d’électricité du tout ! Si, par contre, plusieurs producteurs et plusieurs consommateurs se connectent, ils mettent en commun tous leurs moyens de production afin de réduire cette dépendance ; ils créent ainsi un réseau où la panne d’un seul groupe électrogène n’affecte que marginalement la fourniture globale car celle-ci peut être plus ou moins facilement compensée par tous les autres. Le réseau électrique belge ressemble à cela mais avec des milliers de producteurs et des millions de consommateurs. Au niveau européen, tous les réseaux électriques nationaux sont interconnectés. Un pays qui manque d’électricité peut donc en importer – dans certaines limites – de chez ses voisins.

Il est évident que plus un réseau comporte de nombreux petits producteurs bien répartis, plus sa stabilité et sa sécurité seront garanties. En effet, la déconnexion accidentelle d’un petit producteur n’affectera guère la puissance totale fournie. Par contre, un réseau alimenté par seulement quelques très gros producteurs sera très fragile car si l’une des grosses unités devait disjoncter, le réseau perdrait une trop grosse partie de sa fourniture… Et les autres unités seraient incapables de la compenser ! Elles disjoncteraient chacune à leur tour et le réseau s’écroulerait comme un château de cartes. C’est cela qu’on nomme le black-out. Or, en Belgique, sur un réseau qui consomme entre 5 et 13 GW, nos sept réacteurs nucléaires en fournissent déjà 6… Le principal facteur de risque de black-out tient donc au fait que nous avons trop misé sur de grosses unités de production nucléaires ! Et nos voisins français connaissent le même problème, en beaucoup plus grave encore. D’autre part, sur un réseau électrique, la production totale doit, en permanence, égaler la consommation totale, afin de garantir une tension et une fréquence stables. Cette consommation varie en permanence – parfois dans de très grandes proportions – suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Mais une centrale nucléaire est très difficilement modulable ; augmenter ou réduire sa puissance ne peut se faire que très lentement, sur plusieurs heures, voire plusieurs jours. La présence conjointe, sur notre réseau, de plusieurs grosses unités peu modulables aggrave aussi, et très fortement, le risque de black-out. »

Produire n’est donc pas tout…

« Pour bien comprendre, un petit retour en arrière s’impose, dit Christian Steffens. En Belgique, nous sommes récemment passés d’un monopole étatique de production et de fourniture d’électricité, à un marché libéralisé. Auparavant, le producteur unique avait également la responsabilité de l’ensemble de la gestion du réseau. Aujourd’hui, alors qu’une certaine concurrence existe entre les fournisseurs, ceux-ci se contentent d’injecter sur le réseau ce que leur clientèle consomme. Et ils ne s’occupent évidemment plus de rien d’autre. La véritable gestion du réseau est maintenant assumée par Elia qui doit donc disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. En plus du prix du KWh payé à notre fournisseur, apparaissent donc, sur notre facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail. Souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution. Et ceci ne fait d’ailleurs qu’accroître encore le risque de black-out.

Techniquement parlant, l’arrêt de grosses unités comme des centrales nucléaires doit évidemment être soigneusement prévu et anticipé. Ces centrales sont régulièrement arrêtées pour des raisons d’entretien et de recharge en combustible. Cela ne pose pas de problème particulier car Elia peut compenser la diminution de puissance d’une unité par une augmentation simultanée de puissance d’autres unités. Une réduction de consommation, par le biais de contrats spéciaux de délestage passés avec certains gros clients industriels, peut aussi faire partie de cette compensation. Contrôler la demande en électricité – en anglais, Demand Side Management – permet, non seulement de gérer l’équilibre du réseau, mais aussi d’aider à réduire la consommation d’énergie. C’est un paramètre essentiel de l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) très utilisée dans d’autres pays : Canada, Allemagne, Danemark, etc.

Pour en revenir à l’équilibre du réseau, ce qui doit être évité, ce sont les variations brutales et conséquentes de production ou de consommation ; elles le déstabilisent et accroissent le risque de black-out. Dans cette idée-là, la loi de sortie du nucléaire de 2003 prévoyait d’arrêter nos centrales progressivement, une à une, entre 2015 et 2025, sans risque pour la stabilité du réseau. Malheureusement, des années d’immobilisme, de tergiversations et d’hésitations politiques ont semé le doute parmi les décideurs industriels qui ont ainsi trop longtemps postposé les investissements nécessaires pour bien préparer la sortie du nucléaire. Finalement, nos sept réacteurs devraient tous s’arrêter entre 2022 et 2025… C’est très serré ! D’un point de vue industriel, cela s’apparente même à une gageure ! Une raison de plus pour fermer, dès maintenant comme prévu initialement, nos trois plus vieilles centrales – Doel 1 & 2 et Tihange 1 – et enfin clairement montrer le cap à suivre aux industriels ! »

A propos, l’électricité, cela se stocke ?

« Stocker est de l’ordre du possible, dit notre ingénieur. Nous disposons déjà de quelques capacités de stockage à la Plate-Taille et à Coo – plus de 1.000 MW. Ces installations comportent chacune un grand bassin supérieur et un grand bassin inférieur. Quand il y a trop d’électricité sur le réseau, on consomme cet excédent pour pomper l’eau vers le bassin supérieur. Puis, quand on manque d’électricité, on laisse descendre l’eau par des turbines qui entraînent des alternateurs. En fait, on ne stocke pas des électrons mais de l’énergie cinétique sous la forme d’une masse d’eau. Lors d’un cycle complet pompage-turbinage, le Rendement Energétique (RE) est d’environ 75%, ce qui signifie que, pour 100 MWh consommés pour pomper l’eau, on n’en retrouve que 75 à la sortie des alternateurs.

Les batteries d’accumulateurs stockent, quant à elles, l’électricité sous forme chimique ; leur rendement est d’environ 75%, quand elles sont neuves, mais il baisse avec l’âge des accus. Stocker de l’électricité dans des batteries ne peut donc avoir d’utilité qu’à très petite échelle, au niveau d’un particulier ou d’une petite industrie, et l’installation doit être très correctement calculée par une personne compétente.

Des recherches sont également menées sur le stockage par volant d’inertie : un moteur électrique fait tourner un gros volant très lourd et, lorsqu’il est lancé, il peut entraîner un alternateur qui restitue l’électricité, avec un rendement comparable. Le recours à l’électrolyse de l’eau est également envisagé afin d’en séparer l’oxygène et l’hydrogène. L’hydrogène est alors stockée, soit pour l’injecter ensuite dans le réseau de gaz naturel, soit pour l’utiliser dans des piles à combustible qui vont produire de l’électricité, soit pour faire avancer des véhicules à l’aide de moteurs thermiques… Bref, l’électricité ne se stocke que via des transformations qui engendrent toujours une perte de rendement avoisinant, le plus souvent, la trentaine de pourcents… »

Bon, alors ? Comment consommerons-nous raisonnablement ?

« C’est toute la question, résume notre expert. Tablerons-nous sur la bonne volonté du citoyen qui a toujours été incité à consommer plus et sans limites ? A terme pourtant, il lui faudra bien changer de paradigme. Au lieu de consommer, à tous moments, tant qu’il le veut parce qu’il y est incité de tous les côtés, que cela ne coûte pas très cher, et que de toutes façons les fabricants vont produire avec joie tout ce qu’il voudra, il lui faudra bien admettre, un beau jour, qu’il vit dans un monde fini, aux ressources limitées… Dans une nouvelle société qui va devoir produire un maximum d’électricité renouvelable, et qui en encouragera donc la consommation quand cette électricité verte sera disponible. Ce consommateur devra prendre l’habitude d’adapter sa consommation en fonction de la disponibilité de l’énergie, ce qui, avec un minimum d’organisation, ne devrait guère réduire son confort… Les prix suivront toutefois cette disponibilité : l’électricité sera moins chère par temps ensoleillé ou venteux, ce qui permettra de démarrer des lessives et certains processus industriels aux bons moments… Par contre, par une nuit sans vent, certaines activités seront mises en veilleuse pendant quelques heures, ce qui, à bien y réfléchir, tombe simplement sous le sens. Quelques petits gadgets technologiques permettront sans doute de démarrer ou d’arrêter automatiquement ces processus suivant les vrais besoins, l’énergie disponible et son prix. »

L’éducation du consommateur sera donc, comme toujours, le paramètre le plus difficile à faire évoluer et les gentilles actions de conscientisation ont sans doute montré toutes leurs limites. Augmenter les prix n’est pas politiquement correct, affecte surtout les moins nantis, et étrangle carrément les plus pauvres. La solution serait-elle dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies d’énergie ? Quel politicien aura pareil courage ?

« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe notre invité ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à réduire leur consommation. J’estime donc qu’il est normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat, par contre, devrait consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins ! La politique sociale ne doit pas se faire en réduisant les prix de l’énergie mais bien en encourageant substantiellement son économie. Bien sûr, annoncer une baisse générale, c’est plus simple et plus accrocheur. Mais c’est totalement contre-productif aux niveaux énergétique et climatique ! »

On fait quoi en attendant ?

« A retarder sans arrêt la fin des vieilles centrales et à tout devoir faire presqu’en même temps, entre 2022 et 2025, il faut s’attendre à quelques difficultés, annonce Christian Steffens. Vu les habitudes consuméristes de la plupart de nos concitoyens et vu la déplorable inertie du monde politique, de nouvelles unités de production d’électricité devront être construites… Priorité absolue doit être donnée à l’Utilisation Rationnelle de l’énergie – efficacité énergétique + économies d’énergie. D’après les dernières études scientifiques fiables et indépendantes, il apparaît clairement qu’elle pourrait nous permettre de réduire notre consommation d’électricité d’environ 30 à 50% sur les trente ans qui viennent.

Et cela, avec des technologies qui existent déjà, sans réduction de la qualité de vie, ni du taux d’emploi, de la production industrielle et du sacro-saint PIB si cher à nos économistes ultra-libéraux. Ensuite, la priorité doit aller à la production renouvelable et verte : éolien, solaire, biogaz, hydroélectricité, géothermie, etc. Bref, tout ce qu’il est possible d’utiliser et dont le bilan environnemental est quasi nul, voire même positif. On devrait aussi exploiter le grisou de nos anciennes mines de charbon ; il s’agit de gaz méthane, identique au gaz naturel, qui peut être utilisé pour les mêmes applications domestiques ou industrielles. Si nous n’en faisons rien, il s’échappe quand-même naturellement des anciens puits de mine et son pouvoir de réchauffement climatique est bien plus important que le CO2 relâché lors de sa combustion. Autant l’utiliser pour nous fournir de l’énergie !

Durant une période de transition – vingt ou trente ans -, de nouvelles unités de production électrique devront donc également être installées, utilisant malheureusement encore un peu d’énergies fossiles. Parmi elles, c’est le gaz naturel qui est le moins polluant. Les centrales Turbines-Gaz-Vapeur – TGV – sont des centrales à cycles combinés qui ont un rendement énergétique de l’ordre de 55 à 60 %, au lieu des 40% des centrales thermiques ordinaires. Ces centrales pollueront un peu, c’est vrai, mais un tel compromis semble aujourd’hui inévitable… Techniquement parlant, nous pouvons nous en sortir sans problème, et sans grand risque de black-out ! Mais il va falloir nous activer sérieusement car nous avons beaucoup trop traîné : si nous avions agi efficacement et de manière ininterrompue, à partir du premier choc pétrolier de 1973, nous vivrions aujourd’hui dans un monde d’énergies vertes et renouvelables, sans nucléaire, sans problèmes énergétiques majeurs, et sans réchauffement climatique… Quand je pense à cela, je sens une certaine colère monter en moi… »

Que conclure de tout cela ?

« Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire l’ingénieur, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique ! »

Bref, notre consommation énergétique pose les mêmes problèmes que celle de toutes les matières premières, de tous les biens de consommation. Ces biens existent seulement en quantités limitées, et chacun d’entre nous doit pouvoir y accéder de manière équitable. Il s’agit de biens communs de l’Humanité, et ils ne sont pas inépuisables…

« Gandhi disait : « Nous devons vivre plus simplement… pour que, tout simplement, d’autres puissent vivre »… C’est à méditer, renchérit Christian Steffens ! Il est bon également de rappeler qu’il n’existe pas de solution miracle mais bien une myriade de petites solutions dont l’addition peut nous permettre de sortir des impasses où nous nous sommes engagés. « Le bonheur est un festin de miettes« . Il est là bien sûr, à portée de la main, ce bonheur énergétique, à condition que nous acceptions de nous baisser pour en glaner les miettes… »

Si vivre dignement est un droit humain, disposer d’énergie ad libitum n’est pas la traduction automatique de ce droit, comme nous avons trop souvent tendance à le croire. Le travail de la terre, ainsi que nous le prônons et le revendiquons chez Nature & Progrès est une école de la sobriété dont l’enseignement doit également s’appliquer à la consommation d’énergie. Sachons ne pas voir là quelque vieille morale paternaliste rétrograde et rétive à toute forme de progrès mais plutôt la sagesse élémentaire que doit aujourd’hui apprendre et promouvoir tout être humain qui veut vivre durablement dans le respect de la planète…

Sommes-nous prêts à affronter un accident nucléaire ?

Vu l’inconséquence et les mensonges obstinés de nos décideurs – pourquoi parler encore de « microfissures », dans les cuves de Doel 3 et de Tihange 2, quand les plus grandes approchent les vingt centimètres ? – et l’allongement de la durée de vie de nos centrales – des décisions plus politiques que techniques ! -, l’attitude la plus raisonnable ne serait-elle pas de se préparer à survivre à un accident nucléaire grave ? En chérissant évidemment l’espoir que cela reste inutile… Mais sommes-nous vraiment prêts ? Y avons-nous seulement pensé ?

Par Fabrice de Bellefroid

Introduction

Dans la suite de la chaîne humaine du 25 juin 2017 qui relia Tihange à la frontière allemande, la locale des Amis de la Terre d’Esneux a invité la doctoresse Odette Klepper à partager son expérience sur les préparatifs que chacun devrait effectuer en prévision d’un possible accident nucléaire. Ezio Gandin, président des Amis de la Terre, introduisit la présentation en faisant le bilan de la situation, en Belgique, autour de la sortie du nucléaire. Remercions ici cette association pour le précieux apport qui a permis cette analyse.

Le danger du nuage radioactif

Seule la situation de première urgence sera abordée ici. Vivre sur un territoire contaminé exige des mesures d’une tout autre ampleur… et, probablement, une créativité infinie ! Enormément de cas de figures théoriques existent quant à ce type d’accident ; on nous le martèle à l’envi : « le risque zéro n’existe pas » ! Mais à quoi rime encore pareille tautologie – l’idée même de risque supposant le « pas zéro » – sinon à tout niveler et à nous dissuader de chercher à séparer ce qui est vraiment extrêmement dangereux de tout le reste, qui l’est – quand même ! – beaucoup moins ?

Vu qu’une centrale nucléaire est un endroit où une chaleur importante est produite par la réaction nucléaire – afin de produire de la vapeur d’eau actionnant des turbines qui font tourner un alternateur produisant finalement le courant électrique -, il y a de fortes chances que l’accident provoque un important dégagement de poussières radioactives. Et c’est ce nuage en mouvement qui sera dangereux pour les populations qui habitent « plus loin », c’est-à-dire au-delà des très fortes contaminations qui pourraient être observées dans les environs immédiats. La radioactivité, c’est l’instabilité de noyaux atomiques qui se décomposent spontanément en d’autres particules et noyaux, en émettant de la radioactivité sous la forme d’au moins un des rayonnements alpha, bêta ou gamma.

Retenons – sans rentrer dans les détails médicaux des contaminations radioactives – que le graphique qui relie cette contamination à l’impact sur la santé prend la forme d’une droite à 45°. Ceci veut dire que, si la dose reçue est doublée, le risque de déclarer une maladie grave sera doublé lui aussi. Pour comprendre – autant que cela soit possible – cette donnée de façon positive, renversons la lecture et partons du principe qu’il faut tout faire pour minimiser la dose reçue et donc, par conséquent, minimiser le risque de maladie. Une attention toute particulière sera donc portée aux personnes les plus fragiles : les enfants et les femmes enceintes.

Que faire pour minimiser la contamination ?

Un long document est disponible, à ce sujet, auprès des services de l’État fédéral. Il détaille les procédures que les autorités doivent suivre, suivant les cas. Selon la gravité de l’accident et la force et la direction du vent, divers scénarios sont envisagés qui prévoient le confinement des habitants là où ils sont – écoles, lieux de travail… – ou pas, l’absorption de pilules d’iode ou pas, l’évacuation plus ou moins rapide ou pas… En cas d’accident, écouter la radio doit être privilégié pour suivre les recommandations des autorités ; pensez donc à vous procurer une radio fonctionnant sur piles car il est très possible qu’un accident grave ait pour conséquence une coupure du courant. Si le nuage de poussières contaminées vient vers vous, restez à l’intérieur de bâtiments en dur – un bloc de béton de vingt centimètres d’épaisseur arrête pratiquement tout le rayonnement dangereux -, dans des locaux avec peu de fenêtres, si possible, en plaçant du papier collant sur les joints des portes et des fenêtres. Prévoyez-en donc un stock largement suffisant !

Le bâtiment en question doit également être équipé pour permettre d’y rester… le temps nécessaire ! Songeons, par exemple, aux écoles dont le local le plus adapté est sans doute la salle de gymnastique mais où les toilettes… se trouvent dans un autre bloc ! Impossible d’en ressortir avec les enfants ! Un ravitaillement suffisant doit également être prévu, dans ce bâtiment, afin de tenir plusieurs jours. De nouveau, il faut sans doute éviter les aliments congelés puisque le risque de coupure de courant est important. Les denrées très stables seront privilégiées qui peuvent être stockées longtemps pour ne pas devoir les vérifier trop souvent : céréales, conserves… Chez nous, grâce à l’eau en conduites enterrées, rien de particulier ne semble devoir être prévu, dans un premier temps, concernant la boisson. Les écoles prévoiront des activités, des jeux pour distraire et occuper les enfants dans le local choisi…

Interpeller employeurs et directions d’écoles

S’il faut sortir, tout doit évidemment être mise en œuvre pour se protéger de l’ingestion ou de l’aspiration de poussières contaminées. Laisser rentrer cette poussière dans le corps, c’est exposer directement l’organisme au rayonnement radioactif – puisque les constituants de la poussière se désintègrent en permanence -, sans possibilité de les en retirer comme sur une peau qu’on laverait par la suite. Les poussières contaminées peuvent être efficacement arrêtées par des masques personnels qui couvrent la bouche et le nez, en épousant bien les contours du visage. La norme à acheter est FFP3 – il faut donc songer à en constituer un stock ! – mais les modèles pour enfants sont difficiles à trouver et ne sont d’ailleurs pas adaptés aux jeunes enfants. Tout sera donc organisé pour ne pas devoir sortir avec eux ! Des combinaisons complètes avec capuchon à usage unique seront également stockés et un sas permettant de mettre et de retirer ces masques et combinaisons sera installé dans le bâtiment afin d’éviter tout apport de poussière contaminée à l’intérieur du local, simplement parce qu’ils sont présents sur les cheveux ou sur les vêtements. Ne rien ramener du dehors, sauf si c’est vraiment nécessaire, et sans le nettoyer soigneusement !

Les circulaires organisant les procédures à appliquer ont souvent été traitées avec une grande légèreté et, même si quelques documents existent, très peu de lieux susceptibles d’être très peuplés en disposent – comme les lieux de travail, les écoles, les hôpitaux… – et ont réellement prévu l’ensemble des mesures adéquates, du choix de locaux réellement opérationnels aux fournitures qui doivent les équiper. Interpeller son employeur ou la direction de l’école de ses enfants est donc une première démarche forte qui permet de vérifier que les procédures sont connues et les locaux choisis adaptés, que tout le matériel utile et le ravitaillement sont prévus en quantités suffisantes. L’ensemble des parents de l’école, l’ensemble des collègues doivent être sollicités pour vérifier qu’ils connaissent bien les procédures ; tous les parents doivent également préparer une petite sacoche au nom de leur enfant ! Gageons que la prise de conscience du risque nucléaire réel poussera alors le plus grand nombre d’entre nous à se positionner enfin contre cette énergie apocalyptique.

Négligence et désinformation coupables !

Les informations concernant la sortie du nucléaire, en Belgique, sont presqu’aussi inquiétantes que l’état de nos vieilles centrales. La loi de priorité nucléaire, qui oblige à utiliser le courant produit par une centrale nucléaire en priorité par rapport aux autres énergies, n’a pas vraiment été annulée. Avec environ 50% de l’électricité d’origine nucléaire, toute la base de consommation est assurée par cette seule énergie, les pointes éventuelles étant comblées par les autres sources. Aucune rentabilité réelle ne semble donc possible, en ce qui les concerne, qui dégagerait des marges substantielles permettant leur développement.

Quand l’Allemagne a choisi de sortir du nucléaire, non seulement la part produite était plus faible – et donc davantage d’autres énergies étaient déjà utilisées – mais surtout la priorité fut clairement mise sur les énergies alternatives, ce qui donna les moyens de les développer. Ne suivons toutefois pas totalement l’exemple de nos voisins allemands qui se tournèrent transitoirement vers le charbon, une énergie qui présente d’autres gros inconvénients. Dans un contexte où la transition vers d’autres sources semble difficile, il incombe à chacun d’entre nous de tendre courageusement vers une limitation maximale de sa consommation d’énergie. Réfléchissons avant d’utiliser les gadgets électriques dont l’utilité est douteuse, veillons à ne pas laisser la lumière allumée en notre absence, traquons les veilles d’appareils électriques ou les chargeurs abandonnés dans la prise et qui consomment sans raisons… Montrons à nos enfants que nous assumons le risque nucléaire, sans faire peser sur eux l’immense responsabilité des générations qui les ont précédés…

 

Attention ! Aborder un sujet aussi grave est terriblement anxiogène pour les enfants ! Il faut donc renoncer à tout « exercice d’entraînement » ou même à leur laisser essayer les masques anti-poussières. C’est à nous qu’il incombe que tout soit en place si l’accident survient, en conservant le vif espoir que la trousse de secours, évidemment, n’ait jamais à servir.

 

Chez Nature & Progrès, la colère est grande. Rappelons ici que le risque industriel ne peut pas être réduit à la seule probabilité de l’accident. Le risque industriel est sa probabilité – faible, il est vrai, dans le cas qui nous occupe -, multipliée par ses conséquences – totalement incommensurables en matière nucléaire. Une perspective littéralement inimaginable, en ce qui nous concerne. En ce qui concerne nos autorités publiques aussi, semble-t-il…