Industrialiser le bio ? Mais jusqu’où
Jusqu’où les méthodes industrielles appliquées à l’agriculture biologique sont-elles compatibles avec son cahier des charges ? Est-il tolérable que de nouveaux acteurs la rejoignent avec la seule ambition de lui faire admettre leurs propres méthodes, souvent très marquées d’un point de vue idéologique, au risque de la dénaturer totalement, alors qu’ils en méconnaissent parfois jusqu’aux principes essentiels ? Et qu’adviendra-t-il de l’éthique même de la bio si la demande des consommateurs venait à exploser ? Grande distribution, administration publique et monde de la recherche sont-ils prêts à changer aussi aisément leur fusil d’épaule ? Il y a là malheureusement toujours matière à s’interroger…
Contributions de Dominique Parizel, Mathilde Roda, Julie Van Damme
Introduction
Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’industrie et de méthodes industrielles ? Outre les sens, plus anciens, liés à l’habileté et au savoir-faire, le Dictionnaire de la langue française (achevé en 1872) de Paul-Emile Littré donne du mot « industrie » la définition suivante : « opérations qui concourent à la production de richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière ; l’industrie agricole s’applique principalement à provoquer l’action productive de la nature ou à en recueillir les produits ; l’industrie commerciale crée de la valeur en mettant les produits à la portée du consommateur ; l’industrie manufacturière est celle qui, en transformant les choses, leur crée de la valeur. » Mais que peut signifier « provoquer l’action productive de la nature » ? Comme si la nature n’était pas, en elle-même et par elle-même, intrinsèquement productive, suffisamment productive, et comme si elle n’était pas le meilleur régulateur possible de toute forme de production ? A l’heure où l’on prétend, par exemple, séquestrer dans le sol le carbone excédentaire dans l’atmosphère, ne tombe-t-il pas sous le sens que la photosynthèse est et restera le moyen le moins onéreux de le faire, tant d’un point de vue économique qu’énergétique ? Beaucoup cherchent encore l’ingénierie providentielle qui le ferait mieux qu’elle mais sans trop s’interroger sur la source d’énergie qui ferait tourner la machine… Ne cherchons pas midi à quatorze heures : plantons des arbres et protégeons les forêts des méga-feux qui se multiplient ! Et, si nous voulons manger à notre faim, veillons, avant tout, à sauvegarder la fertilité de nos sols…
Mais l’industrie ne l’entend pas de cette oreille. Elle entend tout « optimiser » car les profits que lui offrent la nature ne lui paraissent pas suffisants. Elle emprunte dès lors les pistes d’importants déséquilibres qu’elle s’avère ensuite incapable de rattraper. Mais son ambition est-elle toujours bien de nourrir les humains ? Ou n’est-elle déjà plus qu’une gigantesque usine à profits dont plus personne – et certainement pas, semble-t-il, nos décideurs politiques – n’arrive plus à stopper la course folle à travers nos champs. La présente étude n’a donc qu’une seule ambition : montrer l’urgence d’une réflexion profonde sur tout ce que l’agro-industrie pervertit en permanence, sur son mépris profond des capacités de la nature à bien faire les choses, à les faire beaucoup mieux qu’elle. Cela, dans notre simple intérêt de consommateurs évidemment mais surtout afin de mieux nous amener, de manière très globale, à reconnaître et reconsidérer la valeur immense, la qualité extrême de tout ce qui vit et coexiste autour de nous… Non, la vache au champ ne peut se résumer à un tas de viande ou à une citerne de lait, non, la plante sauvage ne doit pas être piétinée et arrosée de Roundup uniquement parce que nous ne supportons pas son voisinage, oui, la couche fertile de notre planète est sans doute le seul horizon de prospérité offert à l’humanité, oui, la biodiversité qu’héberge et nourrit notre terre sera un des éléments essentiels de notre survie…
1. Les nouveaux “progrès” de l’agro-industrie
Bien sûr, avec la pandémie de Covid-19, tout le monde a un peu la tête ailleurs… N’empêche : s’imaginer que l’Europe, pendant ce temps, oppose une résistance farouche aux forces de la malbouffe serait vraiment se bercer d’illusions. Face aux bonnes intentions de la Commission, la pression des lobbies sur certains états membres fait même resurgir les pires démons d’un passé pourtant pas si lointain. Autant de nouvelles crises alimentaires et sanitaires seraient-elles ainsi déjà annoncées ? Notre bio sera-t-elle épargnée ?
Dire qu’”ils” rêvent encore de retrouver la “confiance du consommateur”. “Ils”, ce sont les puissants lobbies de l’industrie agroalimentaire et leurs amis politiques qui plaident pour eux dans le but de sauver çà et là quelques poignées d’emplois précaires. Et de vendre bon marché une nourriture de qualité plancher à tous ceux qui n’ont ni le portefeuille ni la volonté de mieux s’informer pour trouver autre chose… Ou qui préfèrent affûter leur cancer de la peau sous le brûlant soleil de n’importe quelle destination low-cost… Ainsi va le monde… Mais bon. A moins pouvons-nous encore nous réfugier dans le bio.
Nouveaux OGM et impossible étiquetage Free OGM
L’industrialisation de l’alimentation a toujours de fervents partisans qui n’y voient qu’une matière inerte et interchangeable, un assemblage moléculaire composé de protéines, de glucides et de lipides. Eventuellement agrémenté, par pur souci de marketing, de l’un ou l’autre complément à la mode, de l’un ou l’autre arôme de synthèse qui font s’envoyer en l’air les papilles, comme dans la rave-party d’un samedi soir. Mais rien de plus. L’objectif est bien de casser le marché, pas de booster la forme et la santé de celui qui achète. Mon bon monsieur, faut bien mourir de quelque chose, affirmait mon voisin ! Mourir pour des idées, disait Brassens, d’accord mais de mort lente… Si seulement cela pouvait être vrai aussi pour la bouffe.
Ainsi les OGM annoncent-ils leur grand retour, sans que plus personne ne semble s’en émouvoir, nimbés de la respectabilité technologique que revendique pour eux de gros lobbies scientifiques, flamands entre autres. Nous vous en parlions dans les précédents numéros de Valériane et, malheureusement, nous fûmes à peu près les seuls à le faire… L’OGM a fini par lasser, même les plus écologistes d’entre nous. Et les plus sociaux, dans la tempête mondiale du coronavirus, sont déjà satisfaits de garantir aujourd’hui à ceux qui souffrent un simple accès à la nourriture, peu importe laquelle… L’épicerie sociale, qui collecte les invendus – et les invendables – des grandes surfaces, a donc de beaux jours devant elle. Vive la charité !
De grandes firmes transnationales mettent donc au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM : transgénèse, “édition du génome”… Elles poursuivent toujours la même ambition de breveter tout ce qui se cultive, de faire main basse sur ce que fait très bien la nature à leur place, depuis la nuit des temps. Avec cette obligation insoutenable pour l’agriculteur d’avoir à racheter, chaque année, ses semences, au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour ensemencer la récolte suivante, avec cette dépendance toujours accrue aux pesticides… Ces nouveaux OGM sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde – dont les USA et l’Australie – et le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour avoir également les mains libres en Europe… Pour rester maîtres de l’alimentation vendue à leurs concitoyens – et, principalement, parce que l’introduction d’OGM reste permise dans l’alimentation animale -, plusieurs pays ont mis sur pied une labellisation Free OGM. Mais l’expérience, tentée également en Belgique, semble faire long feu devant le faible intérêt des autorités de notre pays… “Nous n’allons quand même pas hypothéquer l’exportation de grandes quantités de viande de porc pour quelques étables wallonnes qui s’intéressent au Free OGM…”, déclara un gros bonnet de l’industrie de la viande !
Farines animales : souvenons-nous du prion !
Mais il y a pire encore. Souvenez-vous. En ce temps-là, les vaches twistaient dans les champs, virevoltaient, titubaient et s’effondraient sur elles-mêmes… La cervelle en marmelade ! Quel était ce fléau divin qui s’abattait soudain sur nos animaux domestiques ? Dieu n’y était pour rien et elles n’avaient pas non plus “fumé la moquette”, c’était juste l’agro-industrie qui avait encore frappé ! Car nourrir décemment un animal, c’est-à-dire le nourrir conformément à sa nature, paraît une tâche insurmontable pour elle. Pas rentable ! Nécessités économiques obligent, ce n’est pas l’industrie qui s’adapte à l’animal mais l’animal qui doit s’adapter à l’industrie. A moins, évidemment, qu’elle n’ait adopté le cahier de charge bio… Et l’ami des animaux qui étudie avec soin ce que mangent chiens et chats de compagnie – et même le canari ! – avale sans peine une préparation de viande à base de bœuf, de cochon ou de volaille sans se soucier, le moins du monde, de ce que les animaux qu’ils furent un jour ont bien pu ingurgiter de leur vivant. Enfin, de leur vivant, c’est peut-être beaucoup dire…
En donnant à manger à nos animaux d’élevage… des farines animales, l’industrie se rendit responsable de la maladie dite “de la vache folle”, sans que cela l’émeuve le moins du monde ! Fut-elle punie pour un tel crime envers la nature ? Bien au contraire : de nouvelles protéines animales vont prochainement être, à nouveau, utilisées pour nourrir des porcs et des volailles. Après en avoir brièvement interdit l’usage, l’Europe leur reconnaît à présent maints avantages face aux protéines de soja, les trouvant même utiles pour lutter contre la déforestation et le changement climatique (1). Tels de pauvres bêtes aux méninges trouées, les technocrates bruxellois en oublient même qu’il n’y a qu’un pas de l’encéphalite spongiforme bovine (ESB) à la maladie de Creutzfeldt-Jakob qui affecte les humains et les tue, au terme de souffrances abominables. Car c’est la même protéine dégénérée, nommée prion, qui perturbe leurs organismes, et singulièrement les connexions neuronales dans leurs cerveaux, par la formation de plaques amyloïdes, ceci n’étant d’ailleurs probablement pas sans rapport avec la maladie d’Alzheimer (2). Le professeur Stanley Prusiner mérita son Prix Nobel de médecine, en 1997, pour avoir décrit l’action de ces étranges protéines, repliées sur elles-mêmes, que sont les prions. Mais bouffée par le prion du capitalisme, l’Europe, elle, n’a déjà plus de mémoire du tout…
On ignore toujours, en effet, comment de tels prions se forment et comment ils agissent, ce qui n’empêcha toutefois pas les technocrates susnommés d’étudier, dès 2008 une “sortie de crise” pour la merveilleuse industrie agroalimentaire européenne… La question de l’origine du prion est cependant toujours l’objet d’un débat intense où dominent deux hypothèses. Soit “la maladie provient d’une contamination entre espèces, à partir d’une maladie proche qu’est la tremblante du mouton. Si la possibilité de transmission interspécifique de la tremblante a bien été prouvée expérimentalement, les troubles cliniques associés à la maladie diffèrent cependant très sensiblement de ceux de l’ESB. Soit la maladie est endémique à l’espèce bovine et elle s’est amplifiée au milieu des années 1980 à la suite d’une modification du processus de fabrication des farines : abaissement des températures de stérilisation et suppression de l’étape d’extraction des graisses par solvants. Cette nouvelle procédure n’était pas suffisante pour détruire l’agent de la maladie qui est extrêmement résistant. (3)”
PAT pour les intimes : porcs et volailles
Bref, on n’est à peu près sûr de rien mais l’Europe, elle, n’a jamais douté et les farines animales reviennent donc en douce dans l’alimentation d’animaux d’élevage. Appelez-les désormais “protéines animales transformées”, PAT c’est beaucoup plus sexy. Ces poudres de perlimpinpin new look sont toujours bien des sous-produits d’animaux : pieds de porcs, têtes de volailles, cuirs, peaux, plumes, os… Rien que du bon ! Mais, attention, holàlà, pas de cannibalisme, nous dit-on ! On y avait pensé, dès 2010, et les animaux sont nourris avec des farines mais provenant d’autres espèces, des tests PCR en attesteront – ah, déjà le magnifique héritage de la Covid ! – et pas question, non plus, d’en donner aux ruminants. En attendant d’autres folies de l’industrie puisque, de toute façon, comment ça marche, un prion, personne ne sait et tout le monde s’en fout ? On en veut même toujours beaucoup à Prusiner d’avoir osé postuler l’existence d’un nouvel agent infectieux, en plus des virus, des bactéries et des parasites… Ainsi la brave PAT engraisse-t-elle déjà des poissons depuis 2013 – autant savoir ! – ; PAT fut même étendue, en 2017, à des protéines fabriquées à partir d’insectes. Ma grand-mère me le disait déjà : il faut savoir manger de tout ! Et on passe, à présent aux porcs et volailles : tous les états membres ont voté cela comme un seul homme, début avril, et le nouveau règlement devrait être adopté à l’automne. La Belgique est d’accord et seule la France s’est abstenue. Merci, les gars. Et encore bravo…
“C’est une vision durable, affirma sans rire à L’Avenir une représente de l’AFSCA (4), car l’Europe cherche d’autres moyens pour nourrir nos animaux que le soja massivement importé.” La peste ou le choléra ? “Une pure folie”, rétorqua Marc Fichers, secrétaire général de Nature & Progrès, dans les pages du même quotidien. “En 1990, la filière était déjà bien organisée. Ils étaient au courant du risque ! Mais on est toujours dans la même logique : augmenter les rendements et abaisser les coûts, ce qui est ridicule. Le seul intérêt de cette folie-là, c’est de gagner plus. Mais quand on réduit les frais, on abaisse le niveau de précaution. C’est un manque de vigilance qui avait entraîné la crise de la vache folle, mais surtout un système où chaque centime compte et où la production est très éloignée du consommateur. L’Angleterre a cette même vision. Ils sont déjà à fond pour introduire les OGM…”
Une véritable crise éthique
La vision bio est évidemment aux antipodes de tels bricolages industriels, tant il nous semble humainement beaucoup plus “rentable” de miser, dans le moyen et le long terme, sur la qualité de notre immunité. Est-ce vraiment un luxe d’affirmer cela dans la crise que nous traversons ? En pareil contexte, ce que nous mangeons – et ce que mange ce que nous mangeons – joue évidemment un rôle de tout premier plan. L’argent toutefois ne circule pas de la même façon, selon que nous misions sur la prévention et la résilience – avant que ne surgissent d’autres problèmes – ou que nous “laissions aller” grosse bouffe sur l’estomac et peaux au soleil pour le plus grand plaisir populaire, en tablant ensuite sur la providentielle intervention de BigPharma et consorts… Si nous avons évidemment tous droit au secours de la sécurité sociale quand le malheur nous frappe, il semble particulièrement insupportable aujourd’hui que ceux qui gèrent l’argent public comptent exclusivement sur des soins curatifs hors de prix, alors que de simples politiques préventives – en ce compris la production, la distribution et la promotion d’une alimentation digne de ce nom – sont aisées à mettre en œuvre et tellement moins onéreuses. Hélas, faire tourner l’argent dans l’univers doré du capital roi privilégie souvent l’incurie et l’insouciance d’un consommateur désinformé – celui qui consomme à en être malade – à la prudence d’un citoyen averti et soucieux de lui-même et de sa bonne santé. C’est aussi la leçon à tirer de la crise du Covid et il devrait y avoir des lois contre ceux qui encouragent l’irresponsabilité de celui que nous venons de citer en premier ! Car tout cela nous engage dans une logique perverse : sois heureux, toi que voilà vacciné, dépense à la mesure de la consolation que tu mérites, et tombes-en malade, tu sais pertinemment que l’état paiera pour te soigner… Et valse la monnaie, et valsent les billets… Ceux qu’empruntent aujourd’hui les états pour faire face à leurs obligations ne seront pas perdus pour tout le monde. Ainsi se creusent les abîmes d’inégalités dont se nourrit notre monde moderne.
Exagération ? A peine. L’importante prévalence des cas graves de Covid-19 présentant surpoids et obésité, indique à quel point la pandémie a “écrémé” la population de ses individus les plus faibles, du strict point de vue de leur immunité. Il n’y a aucun cynisme à constater cela : si pareille évidence est d’une infinie tristesse sur le plan humain, elle est malheureusement d’une implacable rigueur d’un point de vue organique. Certes l’obésité est une pathologie multifactorielle qui a des causes génétiques, énergétiques, environnementales… Elle témoigne cependant d’une grande précarité où les pratiques alimentaires jouent un rôle de tout premier plan. Refuser de voir la corrélation avec la nourriture industrielle, les méthodes qu’elle emploie et les pratiques alimentaires qu’elle engendre, c’est laisser flamber une pandémie dont les effets seront absolument incomparables avec ceux de la Covid-19. C’est pourtant ce que s’obstine à faire aujourd’hui l’Europe avec sa politique agroindustrielle absolument néfaste pour l’humain…
Notre bio est-il pour autant menacé ?
Pendant ce temps, les vaillants hérauts de l’éden chimico-industriel continuent de propager leur argumentation aussi creuse qu’éculée (5), faisant mine d’offrir quelque caution scientifique à de vieilles illusions totalement démenties par les faits. Car une agriculture dont l’essence n’est plus de nourrir l’homme au mieux de ses possibilités est philosophiquement un impensable, une aporie funeste, un cul-de-sac de l’intelligence, qu’absolument rien ne justifie… Il n’y a pas d’issue à l’agriculture industrielle, elle nous mène immanquablement au chaos – un interminable chapelet de crises – et à la mort – celle de nos terres, de nos bêtes, la nôtre…
Mais notre bio ? Serait-elle sur une île ? Comment pourrait-elle ne pas subir le ressac des conceptions ineptes qui sont le quotidien de l’agroindustriel ? Ce que nous démontre, hélas, l’aventure un brin surréaliste de la vitamine B2 OGM. Un épisode bien étrange et bien malheureux dont nous devrons évidemment tirer toutes les leçons…
2. L’introuvable vitamine B2 pour coco.tte.s
En janvier 2021, avec le cas de la production de la vitamine B2, l’émission #Investigation de la RTBF mettait en lumière les conséquences de la dépendance d’une filière à la délocalisation et l’hyperspécialisation. Les fabricants d’aliments pour volailles wallons utilisent, en effet, de longue date un prémix – une sorte de complément alimentaire qui contient entre autres de la vitamine B2 – pour la préparation de leur produit. Et il s’est avéré que la bactérie utilisée dans le processus de fabrication et d’obtention de la vitamine était issue d’un organisme génétiquement modifié…
Or la réglementation bio est on ne peut plus claire : “L’utilisation d’OGM, de produits obtenus à partir d’OGM et de produits obtenus par des OGM dans les denrées alimentaires ou les aliments pour animaux […] est interdite dans la production biologique” (6). La non-conformité, révélée par le système de contrôle, atteste de la fiabilité du mécanisme de certification bio. A partir de ce constat, en application de la réglementation européenne, les Etats membres ne sont plus censés apposer le label bio sur leur volaille nourrie à la vitamine synthétisée à l’aide de la bactérie incriminée. La Wallonie a alors demandé une dérogation, étant donné la pénurie européenne occasionnée par l’incapacité des – ou du – fournisseur(s) de distribuer un produit conforme. Cette demande a logiquement été refusée par l’Europe. Pas de dérogation donc pour les producteurs wallons mais un délai, le temps qu’une vitamine B2 conforme au règlement soit approuvée.
Trouver une solution sans tarder
Rappelons que lorsqu’on ne respecte pas certains critères du cahier des charges, on ne perd pas automatiquement la certification bio, cela dépend de la gravité et de la récurrence de la non-conformité. Or, ici, on parle de quantité infinitésimale d’OGM utile à l’optimisation du processus de fabrication mais qui n’est plus présent au moment de l’extraction de la vitamine à proprement parler.
“Le temps qu’une vitamine B2 conforme au règlement soit approuvée par l’Europe”, implique qu’une source alternative de vitamine B2 soit identifiée et disponible… Pour la Wallonie, c’est en mars 2019 que la mission de trouver une solution satisfaisante est confiée au Centre wallon de Recherches Agronomiques (CRA-W) par son ministre de tutelle de l’époque (7). Un premier délai de trois mois est donné au centre pour trouver la perle qu’un projet européen multi-acteurs (8) a mis plusieurs années à approcher. Un groupe de travail est alors mis en place, à l’initiative du directeur du CRA-W. On y retrouve les principaux fabricants d’aliments wallons (au nombre de sept) – et souvent flamands -, des scientifiques du CRA-W et des universités (sept), des représentants de la filière avicole et des représentants des producteurs – trois, dont Nature & Progrès ne fait pas partie, et pas davantage en tant que représentant des consommateurs – et de l’encadrement – deux. Les discussions commencent par une présentation de mise en garde des dommages sur la croissance des animaux carencés en vitamines B2 qui peuvent notamment présenter des boiteries. Ensuite, les acteurs économiques de la filière, concernés au premier chef, font état de leurs pérégrinations et proposent de mettre à disposition un poulailler pour lancer des tests sans tarder.
A l’issue de cette première réunion, il est convenu d’une part, de faire analyser toute une série d’aliments actuellement utilisés et de matières premières, sources potentiellement riches en vitamine B2 proposées par les acteurs autour de la table et identifiées dans la littérature. D’autre part, un protocole d’essai est à affiner par un sous-groupe de travail en vue de tester des rations enrichies par les sources alternatives identifiées comme les plus prometteuses. La poudre de lait écrémé, la luzerne et la levure de bière seront retenues. Lors de cette première réunion, des producteurs évoquent d’autres pratiques que celles de l’intégration (9) : une exploration efficace du parcours extérieur, la complémentation de la ration de poules pondeuses en fin de cycle avec des graines germées, etc. Une phrase est vaguement actée, à ce propos, au procès-verbal. Car, la Cellule transversale de Recherches en Agriculture bio (CtRAb), appelée plus communément la Cellule Bio du CRA-W, est également présente à cette première réunion. Elle soutient et souligne des solutions plus systémiques évoquées par des producteurs de volaille qui ne sont pas réellement prises au sérieux. A tel point qu’un groupe de travail parallèle sera réuni clandestinement pour plancher sur des alternatives plus approfondies, et pas uniquement pour envisager un produit de substitution qui semble de toute façon incapable de satisfaire à tous les avantages – essentiellement économiques – de la B2 de synthèse non conforme.
L’officiel et l’alternatif
Dans ce groupe animé par le CtRAb, l’objectif est de respecter et de privilégier la volonté d’autonomie chère au secteur bio. Les réflexions aboutissent à documenter les pratiques alternatives de quelques producteurs, dans ce sens, et à la mise en place du suivi d’un essai in situ (10), avec des graines germées en guise de complément. Une proposition directement balayée dans le groupe de travail officiel et qui n’est d’ailleurs même pas reprise au procès-verbal de la réunion. Pour la réaliser, impossible donc de compter sur les scientifiques spécialistes de la volaille du CRA-W qui restent focalisés sur l’essai principal. Il faudra ruser, à la Cellule Bio, pour faire entrer une stagiaire et faire valider son sujet de stage. Des bâtons dans les roues lui seront mis, à chaque étape de la collaboration, avec le laboratoire en charge du suivi scientifique principal. Mais grâce à sa persévérance, à la collaboration sans faille du producteur volontaire pour documenter le pratique dans son poulailler, et à la bienveillance et la cohésion de l’équipe autour d’elle, les résultats sont implacables : la quantité de vitamine B2 augmente de plus de 80% en moyenne entre des graines sèches de céréales et de protéagineux et des graines germées (11). De plus, dans l’essai réalisé chez un producteur sur un lot de deux cents poules pondeuses nourries avec leur aliment habituel sans prémix – et donc sans vitamine B2 – mais avec un complément de mélange fermier de graines germées, malgré une ponte globale diminuée d’un œuf tous les 3,5 jours, un rapide calcul économique permet même de mettre en évidence une réduction des coûts de 34,5 euros pour ce lot.
Du côté du groupe de travail officiel, on apprend, d’une part, grâce aux analyses de laboratoires, que certains aliments – à base de prémix – contiendraient beaucoup moins de vitamines B2 qu’attendu, sans pour autant causer de tort ni aux animaux ni aux rendements économiques des volailles. D’autre part, notamment grâce aux essais menés à Ciney, la dose minimale de vitamine B2 pourrait au moins être réduite jusqu’à 2,5 mg/kg alors que les recommandations des fournisseurs tournent autour de 7.
Malgré des résultats encourageants, on sent que, du côté des “alimentiers”, la solution la plus satisfaisante serait une alternative de substitution. C’est-à-dire un produit aux caractéristiques similaires dont l’intégration aux rations changera le moins possible la formulation de l’aliment. Ces acteurs évoquent d’ailleurs une société asiatique qui tente de produire de la vitamine B2 par fermentation ou encore le produit d’une société allemande capable de fournir une forme liquide. Dans ces deux voies, les blocages se situeraient plutôt à un niveau d’ordre législatif : matière première et non additif pour le premier, agrément en alimentation humaine food et non animale feed pour le second…
Deux ans plus tard…
Deux ans plus tard, le groupe de travail constate que les produits de substitution ont fait leurs preuves au niveau technique. Le produit allemand contiendrait jusqu’à 10.000 mg/kg et engendrerait un surcoût inférieur à 5%, selon les chiffres du dernier essai mené par le CRA-W, tout comme celui d’une autre firme. L’utilisation de ces produits par la filière dépasse maintenant le CRA-W puisqu’il s’agit d’enjeux incombant à l’industrie et à la législation comme évoqué plus haut. La seule chose que propose encore le CRA-W est un protocole pour optimiser l’utilisation des graines germées pour les plus petits élevages avec la création d’un référentiel : une sorte de table qui permettrait aux éleveurs de faire leur propre germination et d’intégrer cela dans l’alimentation des animaux. Une recherche-validation, tant demandée par le secteur pour valider l’expérimentation dans les fermes bio, est reprise par le laboratoire qui ne voulait pas en entendre parler en avril 2019. A l’heure qu’il est, alors que la CtRAb se vide de ses dernières ressources, faute de financements, l’unité réfractaire à la bonne idée de départ devrait bénéficier d’un beau budget pour poursuivre les recherches…
Cette saga révèle la dualisation du secteur de l’agriculture biologique avec, d’un côté, des filières optimisées qui permettent de répondre à une demande croissante et se confrontent aux limites du cahier des charges, et parfois aux travers de l’industrialisation. De l’autre, des élevages qui paraissent presque marginaux, travaillant avec les fondements du cahier des charges. On doit, par conséquent, regretter que l’ensemble des acteurs qui gravitent autour des éleveurs – en l’occurrence, dans ce cas précis, la recherche – ne puissent investiguer chacune des deux voies avec autant de ferveur et qu’il faille se cacher pour légitimer la seconde.
Au-delà de ce gâchis inhérent au CRA-W, le cas de la vitamine B2 met en évidence à quel point il paraît difficile d’envisager des alternatives systémiques qui dépassent le simple remplacement d’un produit par un autre.
Les conclusions qui s’imposent
Cette difficulté à envisager des solutions qui dépassent l’échelle de la parcelle ou de la ferme est également un frein majeur en matière de suppression des pesticides, comme en témoignent les arguments régulièrement évoqués pour se passer de glyphosate ou de néonicotinoïdes : “nous n’avons pas d’alternatives”, “donnez du budget à la recherche pour qu’elle nous en trouve”, “et, en attendant, prolongez les dérogations…” A l’aune du cas de la vitamine, c’est l’assurance que ces situations d’impasse se prolongent éternellement, ou que la seule solution soit l’assouplissement de la législation d’un autre côté, ce qui ouvre une brèche à d’autres dérives. Dans le cas de la B2, la CtRAb a forcé à crédibiliser l’alternative systémique des graines germées qui n’a plus pu être ignorée par les “acteurs dominants”.
En poursuivant le parallélisme avec les pesticides, les alternatives existent bel et bien, à l’image de celles que le projet Echangeons sur notre agriculture, de Nature & Progrès, a pu mettre en évidence. Mais le régime sociotechnique dominant actuel préfère les ignorer, vu l’ampleur des changements de système qu’elles impliquent et les acteurs qu’elles concernent, au-delà de la sphère de la production. Chaque acteur pourrait cependant retrouver sa place – et son compte – dans la réorientation de l’énergie investie dans le lobbying législatif vers un changement profond du système qui préserve la diversité des filières vertueuses !
Rappelons, pour conclure, que la détection de cette entorse au règlement bio n’a été possible que grâce au système de certification, ainsi qu’à la législation en matière d’OGM. Dans un monde où la nouvelle génération de ces organismes ne serait plus reconnue comme tels, même les produits certifiés bio pourraient contenir des OGM. Et ce type de fraude passerait alors “sous le radar”…
3. Les défis de notre agriculture et la réponse industrielle : l’avis d’un producteur
André Grevisse gère, depuis 1990, le domaine Bio-Vallée, à Habay-la-Vieille (12). Il élève, sur cent cinquante hectares, des bovins de race Aberdeen Angus, reconnue pour sa qualité bouchère exceptionnelle. Il est signataire de la charte éthique de Nature & Progrès Belgique et également membre du Conseil d’administration de Nature & Progrès Belgique…
– André, comment en es-tu venu au bio ?
J’ai été certifié en 1998, j’avais alors un élevage conventionnel de blanc bleu et je cherchais déjà une autre race, depuis quatre ou cinq ans, car cela n’allait plus… Nous avions beaucoup de cultures de maïs et nous n’arrivions plus à maîtriser certaines adventices. Un agronome m’a dit, un jour, que c’était la nature qui se rebellait. Cela a fait tilt dans mon esprit.
Il y avait donc le côté de la nature où je pouvais constater tout ce qui n’allait pas au niveau de la végétation, puis il y avait aussi le côté économique où je voyais que nous n’étions pas maîtres de notre destinée puisque nous attendions que des gens viennent nous acheter nos produits, nos animaux et notre viande, sans que nous ne fassions l’effort de les vendre nous-mêmes. Avoir une ferme en autonomie avait toujours été un leitmotiv, pour nous ! Autonomie alimentaire et autonomie économique, surtout une autonomie de vente en l’occurrence…
J’ai donc transformé, petit à petit, le fonctionnement de ma ferme. Puis j’ai eu la chance de rencontrer Michel Sencier, par l’intermédiaire de l’UNAB, et c’est lui qui m’a réappris tout ce qu’il y avait dans l’agriculture ! J’ai pris une grosse baffe quand il m’a dit, au début qu’il venait chez moi, qu’il allait me réapprendre à charruer. J’avais déjà la quarantaine… Passer à la bio, c’est faire abstraction de tout ce qu’on a appris, c’est écouter puis essayer. Et, quand on voit que cela marche, eh bien, on continue… Il ne faut pas avoir peur des autres autour de soi ; il faut faire ce qu’on croit juste en pensant d’abord à l’économie de la ferme car il faut que le projet soit viable. On s’intéresse ensuite à l’écologie, puis à l’économie du consommateur, puis au goût des aliments, puis à l’absence de résidus… Et puis, on est lancé !
– Tu es actuellement représentant à l’assemblée sectorielle bio du Collège des producteurs, et administrateur chez Nature & Progrès. Quelle est, de l’intérieur, ta vision du fonctionnement global du secteur bio ?
Il me semble très important de recentrer les débats autour de ce que nous voulons faire. Notre cahier de charges – qui était extrêmement bien ficelé – a été pris en mains par les différentes administrations et les différentes instances politiques – régionales, fédérales, européennes. Et c’est alors que les dérives sont arrivées car les producteurs ont progressivement perdu la maîtrise de leur label. Beaucoup d’acteurs l’intègrent aujourd’hui parce qu’ils y voient une nouvelle opportunité économique – une manne financière même, pour certains – et la première chose qu’ils font est de s’attaquer au cahier des charges !
Ils se démènent, sur le terrain juridique, pour qu’on les autorise à faire ce qu’ils ont envie de faire. Le label bio est probablement le seul label que de nouveaux acteurs rejoignent avec l’ambition de le changer. C’est totalement inacceptable et dangereux. Les représentants du secteur doivent donc se montrer intransigeants sur les bases mêmes de la démarche bio et ne pas admettre que des nouveaux venus cherchent à se soustraire à leurs impératifs. Venir à la bio, c’est avant tout reconnaître que son cahier des charges balise l’agriculture de l’avenir.
– En tant que producteur, je suppose que tu observes avec une certaine méfiance la place croissante que prennent, dans le secteur bio, les élevages à caractère plus industriel ?
Ces firmes d’intégration ont d’abord pour objectif de vendre un maximum ; elles travaillent d’ailleurs en relation directe avec la grande distribution. Or ces mastodontes de la distribution cherchent, depuis longtemps, à accaparer le rôle et l’image du monde agricole. Quand Leclerc, en France, parle par exemple du “produit de nos fermes”, quand Carrefour vante le “bio le moins cher”, quand Colruyt met en place des porcheries dont les porcs ne sortent pas, on voit bien l’effort qu’ils font pour s’approprier, à moindre frais, la qualité de notre production. Tous savent pertinemment que beaucoup d’agriculteurs, en bio, travaillent vraiment bien, avec toute la philosophie bio en tête, mais qu’eux ne seront jamais capables de suivre à un tel niveau. Un dirigeant de groupe agroalimentaire est d’abord là pour rétribuer ses actionnaires, pas pour se soucier des agriculteurs et de ce qu’ils font. Il est donc difficile d’avoir confiance dans de tels fonctionnements et même dans les personnes qui les représentent. Faire passer l’argent avant la qualité n’est pas acceptable en bio. Il paraît que de grands chefs d’entreprises sont en train de changer leur fusil d’épaule. Je demande à voir. Je ne suis pas opposé à ce qu’ils rentrent chez nous mais à condition évidemment qu’ils suivent notre cahier des charges, tant dans la lettre que dans l’esprit, et que leur préoccupation première ne soit pas de le transformer. L’attrait actuel des produits bio n’est pas un effet d’aubaine dont ils peuvent profiter. Que le public soit de plus en plus sensible à la sauvegarde de l’environnement et à la sauvegarde de sa propre santé est le fruit d’un travail de longue haleine et d’une approche rigoureuse du métier d’agriculteur. Personnellement, je laisserai toujours une porte ouverte mais je demeure néanmoins très frileux parce que je me rends compte, après vingt ans dans le bio et dans ses instances, que c’est la facilité à faire de l’argent qui prime chez de tels acteurs plutôt que la volonté de s’engager pour transformer les choses et mettre en œuvre le règlement tel qu’il existe, tel qu’il a été conçu par ceux qui ont pratiqué l’agriculture biologique avant eux.
– Comment as-tu vécu, en tant que producteur de volaille, le cas particulier de la vitamine B2 d’origine OGM, évoqué dans l’article précédent, et le processus qui a suivi pour chercher une solution au problème ?
Je me suis retrouvé “sur mon cul”, comme l’ensemble des producteurs concernés, passez-moi, s’il-vous-plaît, l’expression. Nous ne pouvions en aucun cas imaginer, après tous les scandales sanitaires que nous n’énumérerons plus, qu’”ils” oseraient encore introduire des substances interdites dans le bio ! Ma seconde réaction fut évidemment d’interroger mon fournisseur d’aliments afin de savoir s’il y en avait, ou pas, dans ce qu’il me vendait. A mon très grand soulagement, mon fournisseur était l’un des rares à ne pas en avoir dans ses produits ! Certains autres agriculteurs ont essayé d’imposer à leurs propres fournisseurs de ne plus en mettre, et cela n’a pas été simple pour eux… De plus, nous nous sommes fait traiter de “non-professionnels” et d’ignorants par tous les pontes de la bio – administration, recherche, etc. – mais les solutions que nous avions proposées, il y a deux ans et demi, sont finalement celles qui sont adoptées aujourd’hui ; autant de temps perdu qui a permis à certains de gagner encore beaucoup d’argent entre-temps… Je ne fais jamais de politique mais je me rends compte aujourd’hui, en tant que simple producteur, que le pouvoir politique wallon en place soutient ouvertement le non-respect du cahier des charges bio ! Je tiens vraiment à ce qu’on le dise et je pense que de nombreuses personnes sont parfaitement conscientes du problème mais qu’on ne les laisse pas s’exprimer. Au niveau européen, la dérogation demandée à la Commission européenne dans le but de “légaliser” ces vitamines a été refusée, par deux fois, celle-ci recommandant aux états d’être vigilants et intransigeants. Mais, en réalité, elle ne joue pas le jeu puisqu’elle ne sanctionne jamais personne et que, si un Etat membre venait à sanctionner un producteur d’aliment, c’est lui qui en pâtirait le premier en se voyant imposer des amendes pour n’avoir pas fait respecter le cahier de charges. C’est d’une lâcheté absolument dramatique. Cela m’énerve ! Mais celui qui rend public le problème est considéré comme un dégueulasse qui va mettre la filière en l’air. Alors que la responsabilité repose sur les marchands d’aliments. Il faut le dire haut et fort ; on veut de la transparence, eh bien, en voilà, de la transparence ! Quand je demande que nous soient données les formules des prémix qu’on introduit dans les aliments pour volailles – c’est pareil pour les porcs et les bovins mais c’est juste un peu plus complexe en volailles -, il y a toujours quelqu’un pour invoquer le secret industriel, ou bien pour me dire de lire des étiquettes qui n’existent pas. En tant que client, j’exige qu’un marchand me dise tout ce qu’il y a dans ce qu’il me vend et je veux pouvoir le faire vérifier, moi-même, par de vrais spécialistes en qui je peux avoir confiance. Pas par de simples commerciaux qui ne savent rien de rien. J’ai interrogé tout le secteur pour voir ce qu’il en pense, les organismes de contrôle, l’administration, le cabinet du ministre et même la SOCOPRO et le collège des producteurs, j’ai juste obtenu une réponse… de Nature & Progrès ! Mais également d’IEW et de mon propre fabricant d’aliments qui m’a détaillé tous les ingrédients qu’il utilise. A mes yeux, le secteur bio doit avant tout reposer sur la transparence totale, sur l’entraide, sur le partage inconditionnel des techniques et des savoir-faire. Être bio, c’est chercher à faire progresser l’ensemble des acteurs et des agriculteurs, et pas à préserver la culture du secret. Nous n’en sommes pas là. Nous avons donc encore manifestement de gros problèmes dans l’alimentation des volailles aujourd’hui.
– Sur le terrain, tu produis toujours de la volaille ?
J’ai eu la visite de l’AFSCA, au lendemain d’une grosse réunion concernant la volaille ! Un hasard ? Elle m’a trouvé plein d’irrégularités… Je n’ai donc plus fait une seule volaille depuis un an et demi. Pour quelqu’un qui faisait entre mille et mille cinq cents volailles par an, on m’impose les mêmes règles que pour des lots de vingt mille. Alors que je faisais des lots de deux cent cinquante, en yourte et donc à l’extérieur. C’est une aberration, et tout ce qu’on nous demande est à l’avenant. Cela n’a aucun sens…
On m’a juré ses grands dieux que je n’étais pas le “lanceur d’alerte” qu’on punissait de son audace. Je sais d’ailleurs à quel point l’AFSCA est nécessaire, surtout parce que la grosse industrie se met à travailler avec des produits qui ressemblent à nos produits bio. Avec une qualité de départ qui occasionne moins de risques sanitaires, moins de maladies… Des firmes mettent toujours des nitrites dans leurs charcuteries – même en Wallonie mais sous licence flamande -, cela m’interpelle. Certains transformateurs profitent de l’AFSCA pour introduire ces nitrites dans la conservation de leurs produits. Cela me gêne… Ceci étant dit, l’AFSCA est nécessaire et elle doit faire son travail, même si sa politique devrait être différente pour les plus petits élevages. Il n’y a pas de juste milieu et c’est toudis lès p’tits qu’on spotche…
La crise du Covid et la sécheresse n’ont évidemment rien arrangé, l’an passé, et nous avons eu énormément de boulot avec notre magasin à la ferme… Mais la volaille est vraiment un produit qui me manque et je ne trouve pas aujourd’hui, au niveau des producteurs wallons, une qualité comparable à la nôtre. Nous avons des remarques de nos clients quand nous écoulons des produits qui viennent de filières un peu plus industrialisées. Les poulets que nous faisons ont entre 95 et 125 jours, avec des races spécifiques assez difficiles à trouver parce qu’elles sont peu demandées et que les couvoirs ont des difficultés à créer des petits lots. Nos poulets font trois kilos mais nous en vendons des demis si les clients le demandent… Cela manque dans les rayons de mon magasin et je me refuse à vendre un produit que je ne peux pas cautionner.
– Quelles sont, à ton avis, les solutions à mettre en œuvre pour produire un poulet bio aujourd’hui ?
Il est parfaitement possible de remplacer cette vitamine B2 OGM par de la levure de bière ; il y a toujours la possibilité des graines germées. Si on prend l’exemple de l’avoine qui, en germant, multiplie par mille, en quelques jours, les quantités de vitamine B2 qu’elle contient, eh bien, le tour est joué. Si le microbiote des animaux est correctement stimulé, en les mettant à l’extérieur le plus tôt possible, tout ira bien. Deux mètres carrés à côté d’une yourte suffisent… Le corps est capable de suppléer à ses propres manquements, de créer lui-même la vitamine qui fait défaut, si tous les éléments nécessaires sont à sa disposition. Or, dans une ferme, la volaille était l’animal qui mangeait tous les restes… Pour faire mousser tous les “grands professionnels” que je voyais autour de moi, j’ai dit un jour, en réunion, que ma grand-mère laissait sortir les poussins, avec leur mère-poule, dès le premier jour… Je sais très bien qu’il n’est pas possible de faire cela, aujourd’hui, dans des grands élevages. Mais le principe même de la bio reste, malgré tout, d’essayer de rester le plus proche possible de la nature. Du point de vue industriel toutefois, la volaille est un produit qui ne coûte pas cher et qui va vite à produire, une véritable aubaine que leur fournit la nature ! Un gars qui a trois abattoirs bio, en France, pousse à l’abattage à 56 jours car il s’est rendu compte, avec l’aide de grandes surfaces, qu’il y a là un créneau pas cher pour une tranche de la population tranquillisée par l’achat bio. Plus un poulet prend de l’âge et plus il coûte en aliment, donc autant le tuer le plus tôt possible ! Mais plus un animal est mangé jeune, plus le consommateur absorbe d’hormones naturellement présentes chez le poulet en croissance, ce qui n’est sans doute pas trop bon pour sa santé. En porcs et en bovins, comme en volailles, il est donc indispensable, me semble-t-il, de tuer des animaux arrivés à maturité sexuelle. Quand le coq commence à chanter, on peut l’abattre.
Pour la volaille, comptez 90 jours environ…
– Le poulet est devenu une véritable “machine de guerre”, avec des races spécialement sélectionnées pour les filières intégrées, et dont les besoins alimentaires sont aujourd’hui déterminés par les sélectionneurs, et plus par les éleveurs. Or “changer les règles” du bio, c’est toujours pour les appliquer à cette même race qu’on abat à 71 jours… Une race rustique qui vit plus longtemps, plus naturellement, peut-elle se passer d’être boostée, comme celle-là doit l’être ?
J’ai pu tester différentes choses, en dix ans de pratique, et je me rends compte que le comportement des volailles est très différent en fonction de l’alimentation qu’on leur donne. Avec certains aliments, de certaines firmes, la volaille dort pratiquement toute la journée ! Les animaux restent couchés toute la journée alors que, chez ma grand-mère, on les voyait passer toute leur journée à gratter le sol pour voir ce qu’il pouvait y avoir à trouver… Alors, on nous invente des variétés de triticale providentielles mais si la volaille n’est même pas capable d’aller chercher elle-même ce dont elle a besoin sur son parcours extérieur, il ne faut pas s’étonner ensuite que sa digestion pose problèmes et qu’il faille ajouter toutes sortes de “graines de perlimpinpin”, comme je les appelle… Quand M. Winandy, lors d’une des premières réunions sur la volaille, a demandé aux “alimentiers” s’il y avait d’autres “graines de perlimpinpin” dans leurs aliments, ils ont évidemment juré leurs grands dieux que non. Mais, vu le comportement qu’ont certaines volailles avec certains aliments, je suis bien forcé d’avoir de gros doutes, et m’affirmer qu’elles dorment justement parce que leur alimentation est bien équilibrée, je ne pourrai le croire que lorsqu’on m’aura fourni tout l’étiquetage du mélange. Mon combat pour le respect total du cahier des charges est, avant tout, un combat pour la protection des agriculteurs car, à l’exception de quelques-uns qui sont très bien informés, 95% des producteurs de volailles ignorent totalement de quoi l’aliment est composé ! C’est totalement scandaleux.
– Nombreux sont ceux, en effet, qui oublient vite combien la transparence est une des valeurs fortes du bio mais idéalement, dans ton esprit, qu’est-ce qu’il faut pour faire un poulet bio, à un niveau professionnel ?
L’alimentation est une chose, la façon de faire en est une autre. Je me rends compte que le fermier prend en charge l’investissement du bâtiment ; il prend aussi en charge tout le risque. Et, comme dans le conventionnel, ce sont les autres qui récoltent les œufs au bout de la filière… Un fermier qui se bornerait à produire, disons, quatre mille poulets par an, et à les vendre lui-même, avec une marge hyper-confortable, prendrait beaucoup moins de risques qu’avec le fonctionnement intégré actuel.
– Itinéraires Bio a réalisé un dossier très intéressant sur l’alimentation des monogastriques qui doit inciter les producteurs à faire eux-mêmes leur propre alimentation pour volaille (13), des solutions offertes sur un plateau d’argent pour se passer totalement des fabricants d’aliments !
Ils ont rendu visite à un producteur français installé depuis longtemps, puis à un autre qui a réalisé son propre poulailler, sur le modèle du premier, et qui n’est installé que depuis trois ans. Chacun a ainsi pu mesurer le travail à accomplir ! C’est une formation remarquable. On constate, plus que jamais, que Biowallonie (14) a vraiment un rôle important à jouer… Je n’oublierai jamais une des premières réunions organisées par Biowallonie où les firmes avaient proposé de mettre 5% d’acides aminés de synthèse dans l’alimentation des volailles. J’avais pratiquement été le seul à réagir et j’avais même été traité d’”intégriste bio”. Lorsqu’à la fin de la réunion, les participants éleveurs avaient été invités à se prononcer à bulletins secrets, 95% d’entre eux étaient d’accord avec moi. Ma remémorer cet épisode me donne toujours de l’espoir. Mais cela indique aussi à quel point les agriculteurs, même en bio, se sentent tenus par les firmes qui les fournissent. Mais peut-être craignent-ils aussi de se marginaliser toujours davantage ? J’insiste sur ceci : ce ne sont pas ceux qui ont dénoncé la fraude à la vitamine B2 OGM qui mettent en danger le secteur de la volaille ! Ceux qui posent aujourd’hui de graves problèmes, ce sont les “alimentiers” qui n’ont pas respecté le cahier des charges bio. Ils sont entièrement responsables et il est indispensable que tous les acteurs en soient bien convaincus ! Le fait d’avoir dissimulé le problème a fait plus de mal que de bien car il pèse beaucoup plus de suspicion encore, sur l’ensemble de la filière, le jour où le problème est enfin révélé. Le consommateur final se demande ce qu’on lui cache d’autre, dès lors qu’on lui a caché cela.
– Les protecteurs des animaux se soucient du bien-être des gros animaux, des animaux proches. Mais se préoccupent-ils suffisamment de la volaille ? Est-ce que les industriels se soucient assez du bien-être animal ? On a parfois l’impression que non…
Dans le cadre du bio, en général, j’aurais tendance à dire qu’ils s’en préoccupent. On ne trouve pas les dérives que certaines grandes surfaces ont pu commettre, avec leurs usines de porcs, par exemple. Le principe est de se rapprocher le plus près possible de l’éthologie de l’animal, de le ramener au plus près des conditions qui sont les siennes dans la nature. Je prends toujours l’exemple de la poule qui se met à l’abri, quand il fait chaud, car c’est un animal de sous-bois ; pourtant, d’instinct, elle court sans arrêt d’un endroit à un autre afin de se mettre à l’abri des rapaces et de tous les autres prédateurs possibles… L’éleveur doit donc recréer, pour elle, des conditions de ce type et je pense que beaucoup de compléments alimentaires peuvent être évités si elle peut trouver elle-même, dans ce type d’environnement, toutes les choses dont elle a besoin. La nourrir de sorte qu’elle ne doive pas sortir – j’ai appris, l’autre jour dans une réunion avec le CRA-W, que 80% des animaux d’élevage, même en bio, ne sortent jamais ou ont peur de sortir ! – n’est plus du bio, à mes yeux… Cela ne respecte tout simplement pas le cahier de charges ! On opte, dans des cas pareil, pour une alimentation inadéquate, qu’il a fallu complémenter, et qui empêche l’animal de vivre dans sa condition naturelle. Cela me semble hyper-important !
– Avec tous les problèmes d’épizooties, de grippe aviaire, etc., on peut se dire que l’industrie aura tout intérêt, un jour ou l’autre, à se passer des animaux. C’est trop compliqué pour elle et elle préférera se diriger vers de la viande artificielle, des œufs artificiels, etc. Qu’en pense-tu ?
A l’heure qu’il est, l’artificiel lui coûte encore trop cher. Nous autres, éleveurs, pâtissons beaucoup de ce qui se fait, en Amérique par exemple… La polyculture-élevage, à mon sens, doit sauver l’agriculteur, tant d’un point de vue économique qu’écologique. Un peu de tout, où tout apporte à tout… L’activité de la ferme doit être fondée sur des cycles. Jadis, poules et poulets gratouillaient partout, y compris sur les tas de fumier, sans que cela ne pose jamais le moindre problème. Tout est lié. Il faut trouver l’équilibre entre le sol, les plantes et les animaux. La volaille, dans ce contexte, ça court partout. Mais, aujourd’hui, toute cette vie, cela va déranger tout le monde, y compris dans nos villages… Attention ! Le microbiote de l’homme est à l’image du terroir dans lequel il vit. Donc, si l’homme moderne envisage de survivre, on peut se dire qu’il a vraiment tout loupé jusque maintenant…
4. Être ce que l’on mange, manger tel qu’on est !
Nous ne (re-)discuterons pas ici de la place de l’animal dans notre alimentation, ni même dans notre agriculture. Le lecteur voudra bien se référer, pour cela, à l’étude intitulée La juste place de l’animal dans notre monde – Réinventer le contrat domestique, réalisée par Nature & Progrès, en 2019. D’accord ou pas, partons donc de ce fait : nous élevons des animaux pour l’alimentation humaine. Car oui, une partie d’entre nous mange de la viande et/ou du fromage et/ou boit du lait. Mais les animaux qui nous fournissent tout cela, eux, que mangent-ils ? Voici donc une petite réflexion personnelle sur l’alimentation de nos animaux d’élevage…
“On est ce qu’on mange” : cet adage, souvent lié à une volonté d’amener l’humain vers une alimentation plus saine, moins grasse, ne s’applique pas qu’à nous ! L’alimentation animale est une question plus complexe qu’il n’y paraît et qui contient sa propre part de mystère, parfois furtivement révélée au détour d’une crise sanitaro-alimentaire, comme en témoignent les précédentes pages de ce dossier… C’est une question qui montre aussi que, même au cœur de l’action, il est souvent difficile d’avoir accès à des informations pourtant basiques…
De l’élevage à la zootechnie
Jeunes futurs agronomes, on nous apprend la zootechnie, cette science ayant pour objectif d’optimiser les performances de l’animal-machine. Rien de mal à vouloir être productif, bien sûr, tant qu’on reste dans des proportions acceptables… Mais aujourd’hui, la “production animale” semble, de plus en plus, s’éloigner de ce qu’on appelle encore l’”élevage”. Quelle différence, me direz-vous ? En élevage, on cherche à produire de la viande, des œufs, du lait, etc., de manière rentable, tout en restant proche des cycles naturels de l’animal : milieu de vie, temps de croissance, alimentation… Un herbivore pâturera, un monogastrique jouera son rôle de composteur… Car oui, en plus de nous nourrir, ces animaux ont également leur place dans le cycle de la vie en ferme. Alors pourquoi ne pas exploiter cette chance plutôt que – comme pour nos animaux de compagnie finalement – les nourrir à partir de mélanges tout faits dont on ne maîtrise pas la composition ?
L’industrialisation a réduit l’animal au rang de machine à fabriquer de l’aliment. On verse devant lui un sac de nourriture, il le transforme. Cette phrase peut faire réagir : “oui mais, moi, je n’achète pas ma viande au supermarché ! Je vais directement chez mon producteur bio et je ne soutiens pas ce modèle de production animale, je suis une consomm’actrice responsable !” Bon, croyez-moi, j’aimerai pouvoir vous répondre avec un grand “oui” car je suis, moi aussi, de ces gens-là. Malheureusement, le problème est vraiment plus complexe.
Besoins contre performances
La logique, celle qui est défendue par Nature & Progrès et ses producteurs, voudrait qu’on parte de ce que l’animal qu’on élève consomme naturellement “à l’état sauvage”. Par exemple, poules comme cochons – les fameux “monogastriques” – aiment fouiller le sol à la recherche de vers et de petits insectes pour compléter leur alimentation en céréales. Malheureusement, les conditions d’élevage ont coupé les animaux de cette possibilité de satisfaire leurs propres besoins naturels. La règlementation bio stipule pourtant – c’est règlement 889/2008, pour ceux qui veulent creuser que “l’alimentation des animaux doit être assurée par des pâturages, des fourrages et des aliments obtenus conformément aux règles de l’agriculture biologique, provenant de préférence de l’exploitation de l’éleveur, et adaptés aux besoins physiologiques des animaux. Par ailleurs, pour pouvoir couvrir les besoins nutritionnels de base des animaux, il est possible que certains minéraux, oligo-éléments et vitamines doivent être utilisés sous certaines conditions bien précises.”
Par ailleurs, dit-on… Cet anodin “par ailleurs”, sous la pression de ceux qui cherchent à standardiser la production biologique – exactement comme ils l’ont fait pour l’agriculture en générale – se transforme de plus en plus en “en priorité”… L’alimentation animale est réfléchie en rations ayant pour but de répondre aux besoins de performances, surtout en monogastriques où les filières sont très dépendantes des industries. Comme expliqué dans l’article d’introduction, l’industrie s’approprie et cherche à contrôler tout ce que la nature fait très bien pour nous. C’est le propre de l’homme parait-il.
OGM, brevetage du vivant, retour des farines animales sont autant de réponses industrielles aux besoins créés par ces industries elles-mêmes. La liste des additifs et auxiliaires de production autorisés en bio s’allonge sans cesse et les demandes d’homologation pleuvent. Esther de ceci, protéine de cela… Ces prétendues “nécessités” sont justifiées en regard des besoins alimentaires des animaux, on ose même nous prétendre que “c’est pour améliorer leur santé”. Traduction : “il faut répondre aux besoins de leur modèle de production et améliorer les performances des animaux”. Or des animaux qui sortent, qui ont le milieu et l’espace de vie nécessaires à l’expression de leur comportement naturel, à qui on laisse le temps d’atteindre la maturité sexuelle avant de les abattre, de tels animaux ont juste besoin d’être correctement nourris pour remplir leur rôle dans la chaîne alimentaire. Si on abat un poulet à 71 jours – on commence même à entendre parler de 56 jours et on en est déjà à 31 jours en conventionnel… – forcément, il va bien falloir le booster un peu !
L’erreur est humaine, y persévérer est diabolique !
Si l’on veut bien se souvenir que des dizaines d’agriculteurs se sont retrouvés la corde au cou, ces trente dernières années, poussés à l’achat d’intrants et à l’investissement, non seulement par les banques mais aussi et surtout par toutes les firmes qui gravitent autour du monde agricole – pour vendre des pesticides, des engrais chimiques, des aliments pour animaux, du matériel agricole, etc. -, on se demande vraiment comment on peut encore continuer à croire à ce modèle ! Les filières alimentaires se sont tellement mondialisées – et en même temps standardisées – que le producteur qui veut se passer des firmes doit mettre en œuvre une énergie incommensurable, se marginaliser et parfois même mettre en danger sa propre activité, en ramant à contre-courant. L’expérience d’André Grevisse, qui nous livre un témoignage vrai et sincère, l’illustre parfaitement.
Aujourd’hui, seule une poignée d’acteurs contrôle l’ensemble du marché belge de l’alimentation animale. En plus de cette domination commerciale, ils bénéficient d’appui dans les structures de décisions qui leur permettent d’influer sur les normes et les orientations prises par les filières. L’exemple de la vitamine B2, qui vous est conté précédemment, est édifiant à ce sujet ! Face à un constat de tricherie, tout le secteur s’est retrouvé ébranlé puisqu’il n’avait aucune solution de repli. Voilà ce qui arrive quand une filière entière repose quasi-entièrement sur un seul acteur industriel… En réaction, plutôt que de chercher des solutions dans les fermes, de donner la parole aux producteurs, on a cherché à reproduire le même schéma de fonctionnement… que celui qui n’avait pas fonctionné ! Une solution rassurante pour certains ? Personnellement, cela m’horrifie ! Jusqu’où est-on allé pour être à ce point déconnecté de notre agriculture ? Quel est ce schéma mental qui amène à réfléchir à comment faire en laboratoire, avant de songer à valoriser l’expérience de ceux qui font la bio sur le terrain – la vraie au sens de Nature & Progrès – depuis des dizaines d’années ? Seulement voilà : les solutions qu’ils peuvent proposer ne sont pas adaptées aux filières intégrées. Elles répondent aux besoins d’élevages diversifiés, à taille humaine, qui peuvent se permettre une légère perte de rendement en poulets, le temps de trouver le bon équilibre de production. Mais quand toute notre production dépend d’une filière exigeante, en approvisionnement régulier et standardisé, pas le temps de se poser de question… Vite, vite, il faut trouver une nouvelle firme qui remplacera la précédente… Et on repart sur le même modèle qu’avant, comme si de rien était. Comme si cette problématique n’avait pas mis à nu la grande fragilité de notre système agricole…
Quelles sont les solutions qui s’offrent à nous ?
Produire de la viande ou des œufs, de nos jours, c’est dépendre – à plus ou moins grande échelle selon les modèles agricoles – des industries. Elles sont partout, elles nous oppressent, elles veulent changer les règles pour les adapter à leurs exigences. Face à ce constat, je me sens volée, en tant que consommatrice, de l’impact que j’espère avoir sur la société à travers mes choix alimentaires. En tant qu’agronome, je me sens trahie par un système qui déconnecte les différentes parties du vivant et qui – même lorsqu’il s’inspire de la nature – en détourne toujours plus les fonctions pour en manipuler les équilibres. Mais, chez Nature & Progrès, nous ne sommes pas du genre à tomber dans la négativité et à en rester là. En tant que coordinatrice du label Nature & Progrès, je me sens stimulée par l’énergie de tous ces producteurs et transformateurs qui montrent la voie et font entendre leur voix.
L’être humain semble toujours chercher la performance, en dominant la nature. La différence des producteurs de Nature & Progrès, c’est la grande proximité qu’ils entretiennent avec le consommateur, et leur volonté irrépressible de le satisfaire. La performance, ils vont la chercher, ensemble, dans la qualité. Ils ne jouent pas le jeu de la concurrence que l’industrie impose à ses “fournisseurs d’ingrédients” ; ils n’ont pas à subir cette guerre des prix qui existe malheureusement aussi en bio et qui ne sert qu’à justifier un éloignement, de plus en plus marqué, avec les valeurs fondamentales de l’agriculture biologique. Ensemble, ils refusent ce modèle productiviste qui les dépossède de leur droit de produire au plus près des cycles naturels. Avec eux, nous dénonçons donc le dogme de l’unique façon de faire, de la pensée unique de l’industrie. Ouvrons les possibilités qui permettent la multitude de réalités de production animale qui existent en Wallonie. Repensons l’alimentation de nos animaux bio ! Car oui, ce n’est finalement pas si compliqué. Il suffirait, pour cela, que les firmes d’aliments reviennent aux bases de la nutrition animale, plutôt qu’à de la zootechnie… Réfléchir globalement la ration, plutôt que de penser en termes de matières premières auxquelles on vient ajouter ce qu’il manque. Des pistes réalistes sont mêmes avancées par Biowallonie dans le numéro 57 de son Itinéraires bio. Nous vous en parlions. Pourquoi ne pas s’inspirer des professionnels de terrain qui sont à l’écoute des producteurs, au quotidien ?
Je me permets enfin un parallèle plus large : en bio, nous voulons faire des pains avec des farines vivantes, sans additifs. Moi, je veux la même chose pour ma viande : des animaux nourris à l’herbe et aux céréales, sans ajouts de vitamines et d’autres compléments. Et s’il manque quelque chose, ce quelque chose est à trouver dans les fermes, pas dans les usines. Nature & Progrès a encore de beaux jours devant elle, à la tête de la défense de la bio véritable. Comptez sur nous, nous ne comptons pas nous taire – nous ne l’avons d’ailleurs jamais fait ! Une chose dont nous sommes incapables…
Les plaidoyers de Nature & Progrès
Engagés dans divers groupes de travail du secteur bio, Nature & Progrès s’efforce de garder le cap de l’agriculture biologique véritable, c’est-à-dire de celle qui respecte ses valeurs fondamentales. Et cela afin de représenter et de servir au mieux les intérêts de nos membres consommateurs, ainsi que ceux des producteurs et transformateurs biologiques qui sont signataires de notre label éthique.
Que voulons-nous, en ce qui concerne l’alimentation animale ?
– Définir l’alimentation de nos animaux en se basant sur leur comportement naturel.
– Des élevages d’herbivores 100% à l’herbe.
– Des pâtures pâturées, broutées, et pas seulement là pour respecter les règles du cahier des charge alors que, pendant ce temps-là, on nourrit en étable.
– Une réflexion sur la place des monogastriques dans notre alimentation et dans la ferme, où ils jouent le rôle de recycleurs des écarts de l’alimentation humaine – sérum, déchets végétaux. Et s’il mange parfois des protéines animales, ce sont des vers, des insectes, qu’ils trouvent de ci delà en se promenant dans les prairies. Mais jamais sous forme de concentrés.
– Une recherche qui s’intéresse à développer les alternatives agronomiques à la production alimentaire issue des labos, et des alternatives variées pour correspondre à tous les types d’éleveurs bios, notamment ceux en polyculture-élevage.
– La garantie que le chimique et les OGM ne viendront jamais altérer la qualité de l’alimentation bio, grâce à des contrôles rigoureux.
– Une transparence totale des élevages, des coopératives agricoles, des firmes d’aliments.
Conclusion
Pourquoi l’éleveur nourrit-il l’animal ? Par seul souci de son bien-être et de sa survie ? Pas si le but est de l’abattre, bien avant sa maturité sexuelle, dans le seul but d’en écouler la chair au kilo… Mais alors pourquoi ? Sans doute pour qu’il ne crève pas de lui-même avant abattage, et pour qu’il fournisse alors la quantité maximale de matière vendable… Pareille cruauté, pareil cynisme sont-ils vraiment nécessaires pour nourrir les humains ? Certainement pas : nous pouvons, sans problème, manger moins de viande – c’est même chaudement recommandé – et orienter ainsi nos budgets vers l’achat d’une viande de qualité supérieure – ou de pas de viande du tout, diront les végétariens. Notre santé n’en ira que mieux…
De quoi alors peut-il s’agir ? Pardi, de la course au profit qui ronge notre monde, jusque dans le plus reculé de ses recoins ! Est-il vraiment nécessaire de faire encore un dessin ? Cependant, si cette force de corrosion inédite s’attaque à présent aux meilleures solutions que nous ayons trouvées pour sauvegarder l’homme, sa nourriture et sa planète, il n’y a pas cher à donner de la survie de l’espèce humaine. Les utopistes de la bio doivent-ils donc continuer de résister face aux pressions des lobbies de l’agrobusiness ? La réponse à cette question est oui, nous venons d’en faire la démonstration. C’est devenu une question de vie ou de mort pour le monde dans lequel nous vivons. Pouvons-nous encore compter, à cet effet, sur l’appui des mondes économiques, politiques er scientifiques ? C’est bien la question qui reste posée mais nous avons vu qu’il y a là matière à avoir de gros doutes…
Notes
Ont participé à la rédaction de cette étude :
Dominique Parizel, Mathilde Roda, Julie Van Damme (Inter-Environnement Wallonie)
Notes
(1) https://agenceurope.eu/fr/bulletin/article/12682/9
(2) Prions et trimères d’Aß: convergence vers la formation de plaques Alzheimer | INSB (cnrs.fr)
(3) FARINES ANIMALES, Maladie de la « vache folle » et farines animales – Encyclopædia Universalis
(4) Lire le quotidien L’Avenir, du 21 avril 2021.
(5) Lire, par exemple : www.sillonbelge.be/6767/article/2020-11-11/
(6) Article 11 du règlement (EU) 2018/848
(7) A savoir le ministre de l’Agriculture, du Tourisme, de la Nature, de la Forêt, de la Ruralité, du Patrimoine et délégué à la Grande Région, René Collin.
(8) RELACS compte treize pays partenaires à travers l’Europe, avec des acteurs de la recherche, de l’encadrement et de l’entreprise.
(9) L’intégration est une filière qui fournit les aliments, les adresses de constructeurs de bâtiments standardisés et des lots d’animaux, les circuits de commercialisation, etc. pour faciliter le travail du producteur et optimiser les coûts le long de la chaîne.
(10) Chez un producteur volontaire pour mettre à disposition un lot de poules pondeuses en poulailler mobile.
(11) La littérature sur le sujet est encore plus prometteuse, avec des taux de 415% entre le blé et la luzerne secs et germés.
(12) Voir :
http://biovallee.e-monsite.com/
https://agriculture-natpro.be/2017/06/20/andre-a-choisi-laberdeen-angus/
(13) Itinéraires Bio n°57. Voir : www.biowallonie.com/wp-content/uploads/2021/03/Brochure-A4-Itineraire-BIO_web.pdf
(14) Biowallonie est une structure d’accompagnement des acteurs de l’agriculture biologique, avec une attention particulière apportée aux producteurs – qu’ils soient déjà certifiés ou en cours de reconversion, afin qu’ils puissent de développer de manière optimale. Voir : www.biowallonie.com