Résilience, quelle résilience ?

« Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ne voient la nécessité que dans la crise… » Jean Monnet

Introduction / contextualisation
Par Dominique Parizel

En crise, incontestablement, nous le sommes, personne ne semble plus vouloir s’obstiner à contester cela. Nous n’avons même que l’embarras du choix : guerre en Ukraine accentuant la crise énergétique – même si aucune pénurie ne semble encore à craindre -, crise sanitaire – nous en sortons, ou presque ? -, crise politique – les populismes sont là et bien plus près de nous qu’on ne veut souvent l’admettre -, crise économique – bonjour l’inflation ! -, crise climatique, crise de la biodiversité, crise agricole, crise de foie (après les Fêtes)… Nous vivons tellement de crises – sans voir en quoi elles sont éventuellement complémentaires, en quoi ce sont éventuellement les mêmes… – qu’au fond, elles nous indiffèrent dans le cadre douillet de nos comportements quotidiens, elles ne semblent jamais devoir nous imposer d’amener quoi que ce soit de différent dans nos vies. Sauf quand, par le plus grand des malheurs, soudain la fatalité nous frappe !
Cette fatalité, cette terrible incertitude, cette grande injustice qui perpétuellement nous menace, cette impossibilité d’imaginer autre chose que ce que nous sommes et d’être autre chose que ce que nous vivons jour après jour, est une incommensurable source d’angoisse pour nos concitoyens. Beaucoup d’entre nous la nient et se drapent dans l’indépassable nécessité de ce qu’ils font, de ce qu’ils ont toujours fait. L’économie doit tourner, j’ai besoin de ma voiture pour aller travailler, je râle abominablement quand je suis dans l’embouteillage, je n’admets jamais que je suis moi-même une part significative de cet embouteillage ! La chose qui m’étreint ne trouve pas de solution. Le serpent se mord la queue. Le cancer me ronge. Mais comment pourrait-il en être autrement, les mêmes causes produisant immanquablement les mêmes effets et leur accumulation les amplifiant et les démultipliant ?
Les plus conservateurs se rassurent en mettant juste quelques emplâtres sur la jambe de bois : la magnifique Tesla électrique ne me privera pas de ma rutilante limousine où je roule seul et trop vite, la prolongation du nucléaire me donnera l’énergie pour produire les objets inutiles qui finissent à l’incinérateur mais m’enrichissent au passage, la conviction qu’il est possible de limiter l’utilisation des pesticides ne remettra jamais en question le modèle agricole qui déglingue les sols et la planète… Nous en sommes pas des bœufs, n’est-ce pas ? Le carbone, nous le stockerons, coûte que coûte, manu militari s’il le faut. Nous avons notre standing à conserver. MAGA, hurle Trump !
D’autre admettent la nécessité de se préparer mais sans savoir exactement à quoi. Ils appellent cela la « résilience » et on en parle beaucoup. Issu de l’anglais, ce terme fut d’abord employé en physique des matériaux, désignant leur capacité à absorber de l’énergie, à résister à un choc. Soit ça passe – et ça plie ! -, soit ça casse mais il est évidemment très intéressant de savoir jusqu’où ça peut tenir et pourquoi… Dans le domaine de la psychologie, Boris Cyrulnik popularisa ce terme, en France, signifiant – pour faire simple – la capacité d’un individu à surmonter les traumatismes, l’aptitude à continuer une vie satisfaisante en dépit de circonstances, d’événements qui soudain la bouleversent. Pour ce qui nous concerne, en matière environnementale, le terme s’emploie pour les écosystèmes ou les biotopes, ou toujours les individus, afin d’exprimer leur potentiel à se rétablir, après qu’un événement extérieur en a perturbé le fonctionnement ordinaire. Ce potentiel inespéré qui permet de continuer à vivre, par exemple, après un tremblement de terre, des inondations, une sécheresse intense… Toutes ces catastrophes qu’on nous annonce aujourd’hui bien plus fréquentes et qui peuvent être, entre autres, attribuées au dérèglement du climat…
Question essentielle, par conséquent : qu’est-ce qui peut contribuer à nous rendre plus résilients, individuellement et collectivement ? C’est évidemment très difficile à dire… La résilience tient autant de la prévoyance bien ordonnée – au sens où le comprennent, par exemple, les Femmes prévoyantes socialistes – que de l’instinct de survie – ce qui nous reste lorsque nous ne pouvons plus fuir, lutter ou nous replier sur nous-mêmes… Longtemps, Nature & Progrès s’est efforcé d’imaginer – dans la droite ligne d’une bio qui devait pallier aux dérives de l’agriculture chimique -, l’ensemble des comportements citoyens qui pourraient s’avérer salutaires en cas de « gros pépin » engendré par un progrès mal pensé. Pendant très longtemps, aux yeux des écologistes, le symbole même de ce « gros pépin » fut l’accident nucléaire. Que pouvait-on bien trouver afin d’être à même de survivre – physiquement et symboliquement – à un effondrement de ce genre ? Les plus anciens se souviennent de séries de BD comme Simon du fleuve, d’autres lisent encore Jeremiah… Voilà, en gros, ce que nous décrivons dans la première partie de cette étude, où nous essayons de faire le point sur bon nombre d’attitudes, certes rassurantes, mais qui n’ont qu’une puissance limitée de sauvegarde, eu égard à la grande diversité de situations qu’une résilience bien pensée devrait être aujourd’hui en mesure d’anticiper. Qu’on se rassure toutefois : si certaines propositions, peut-être, prêteront à sourire, toutes ne tiennent pas du pur fantasme – certaines sont même tout simplement ce que faisaient nos chers aïeux pour préparer l’arrivée de l’hiver ! D’autres nous prennent de vitesse : en témoigne l’initiative allemande – les Allemands sont bien connus pour être des gens prévoyants et organisés ! – de proposer gratuitement à la population une brochure poétiquement intitulée « Katastrophen Alarm » et qui n’a pas, bien sûr, son équivalent dans la Belgique incrédule où rien de fâcheux – voyons, vous n’y pensez pas ? – ne peut jamais se produire… Son but est simplement de fournir à la population quelques éléments de solutions concrets et réfléchis, au cas où surviendrait inopinément un problème grave.
Car des problèmes graves, de plus incontestablement liés à l’état du climat, nous commençons à en croquer ! Ils surviennent évidemment là où nous ne les attendions pas, comme la tartine qui tombe toujours sur la moquette du côté de la confiture. Rassuré qu’il était, entre sa mer du Nord et l’or bleu de ses Ardennes, le Belge moyen n’aurait jamais imaginé devoir se poser la question qui donne son titre à la seconde partie de la présente étude : « Et si l’or bleu venait à manquer ? » Que l’été 2021 fut marqué, en Wallonie, par des inondations particulièrement dramatiques rend, en effet, d’autant plus incroyable le fait que notre région ait connu, l’année d’après, un des pires épisodes de sécheresse de son histoire… Nous étions pourtant avertis : la crise climatique se traduirait, dans nos régions, par une alternance de précipitations intenses et de moments caniculaires. Etions-nous prêts ? Certainement pas. Quelles leçons tirons-nous, individuellement et collectivement ? C’est ce que nous allons tenter d’apercevoir, en prodiguant, au passage, l’un de nos conseils les plus anciens et les plus précieux : et si nous conservions jalousement, dans des citernes domestiques, le peu d’eau de pluie qui nous tombe encore sur la tête ? Notre bonne vieille « drache nationale » sera-t-elle une composante essentielle de notre résilience ? Il ne tient vraiment qu’à nous d’y songer sérieusement…

1ere partie
« Se préparer au pire ! »

Financière, climatique, énergétique, sanitaire… Les crises sociétales se multiplient mais, par effet domino, elles s’aggravent aussi l’une l’autre. En butte à une précarité grandissante et généralisée sur fond d’effondrement(s) (1), il est indispensable pour tout citoyen de gagner en résilience, en autonomie, de sortir de sa « zone de confort » et d’anticiper les catastrophes qui s’annoncent. Plus le temps de se faire peur donc. Voici le Plan B face aux pénuries…
Les catastrophes naturelles de ces deux dernières années sont inédites, brutales et d’une ampleur jamais vue auparavant. Outre les pertes humaines à déplorer, les dégâts matériels « astronomiques » grèvent progressivement les dettes de l’Etat : cinq milliards d’euros rien que pour les récentes inondations en Wallonie. Qui avait vu l’iceberg arriver ? Même les très prudentes compagnies d’assurance semblent avoir été prises de court. Que dire alors de la crise de la Covid-19 et de son interminable cortège de promesses suivies d’autant de rebondissements, d’improvisations, de tergiversations, voire de mesures contradictoires ? « Gouverner, c’est prévoir », dit l’adage. Certes, nos dirigeants politiques font ce qu’ils peuvent, essayant de trouver un juste équilibre entre l’avis parfois radical des « experts » et la gestion socio-économique du pays. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, dépassés, ceux-ci semblent de plus en plus réduits à subir les événements dramatiques qu’à les anticiper.
En cas de catastrophe majeure, il existe en Belgique un service de secours fédéral pour venir en aide à la population : la Protection civile. Ses effectifs, récemment revus à la baisse (!), sont répartis dans deux unités opérationnelles : Crisnée et Brasschaat. Leurs équipes spécialisées sont là pour venir en appui aux forces de police, de pompiers ainsi que des autorités communales et provinciales.

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La Protection civile belge

Le sigle de la Protection civile belge est facilement reconnaissable : un triangle bleu au centre d’un cercle orange. Le triangle bleu représente l’équilibre – cette couleur symbolisant la sécurité et la protection – et le cercle orange le chaos et de détresse. Si vous possédez un SmartPhone, téléchargez l’application 112 BE. Elle présente plusieurs avantages par rapport à un simple appel aux numéros 112 ou 101 :
1. Vous ne devez plus mémoriser les numéros d’urgence et vous ne risquez donc plus de les oublier si vous êtes en proie à la panique ;
2. Grâce à cette application, les services de secours peuvent vous localiser plus facilement. En effet, l’application transmet votre position à la centrale d’urgence avec laquelle vous êtes en communication, et l’actualise toutes les trente secondes ;
3. A condition de les avoir enregistrées au préalable, dès l’instant où il prend votre appel, l’opérateur dispose de certaines informations médicales sans que vous ne deviez les lui donner. Un problème de mobilité – moins valides -, un souci cardiaque, vous êtes sujet à certaines allergies – médicaments -, épileptique, diabétique… Il peut ainsi les transmettre plus rapidement aux services de secours qui viennent vous sauver.
Appeler avec l’application 112 BE est entièrement gratuit… mais ne fonctionne évidemment qu’en Belgique !

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Hélas, déployer les grands moyens, aussi efficaces soient-ils, ne s’avère pas toujours suffisant, en cas de force majeure. Tout le monde aura pu amèrement en faire le constat lors des dernières inondations. En pareil cas de figure, les services de secours – pouvant difficilement être présents partout en même temps ! – ont été complètement débordés. Le plus important reste finalement de pouvoir compter essentiellement sur soi-même. La solution développée dans ce dossier est d’inciter tout un chacun à préparer consciencieusement et surtout bien à l’avance, son « plan d’urgence » à domicile. Une fois qu’une crise majeure survient – inondation catastrophique, méga-feu, accident nucléaire, etc. -, il est trop tard pour commencer à prendre ses précautions…

Surabondance rime avec insouciance

En Allemagne, pays fortement touché par les inondations catastrophiques – un euphémisme -, le gouvernement a très bien compris l’intérêt d’anticiper ce genre de situation afin d’adoucir la détresse et la souffrance des citoyens. Une brochure intitulée « Katastrophen Alarm » (2), disponible gratuitement, a été éditée à cet effet et distribuée à la population. Une première qui n’a, à notre connaissance, pas encore son équivalent en Belgique. Elle propose des éléments de solutions, simples, concrets et réfléchis. Le message, un brin glaçant, est on ne peut plus clair : « dorénavant, chaque ménage doit se préparer au pire »…
A propos, qu’entend-t-on exactement par résilience ? C’est la faculté à se remettre d’un traumatisme qu’il soit psychologique ou physique. Puisque les futures catastrophes climatiques sont désormais inévitables et que celles-ci s’ajoutent à toutes celles que nous redoutions déjà, il n’est pas encore trop tard mais il est grand temps de s’y préparer sérieusement. Sortons la tête du sable !
Avec leurs rayons de vivres réassortis en permanence, les supermarchés ont fini par accoutumer les consommateurs à la surabondance. Contrairement à toutes les générations qui nous ont précédés, nous avons appris à ne pas nous préoccuper du lendemain. Trois générations ont passé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une époque où nos (arrière-)grands-mères remplissaient avec hantise leurs placards de réserves de nourriture dans l’attente du prochain conflit – en moyenne un tous les quarante ans ! Provoquant souvent la risée des jeunes générations nées au cours des Trente Glorieuses, ces femmes prévoyantes et sages avaient pourtant tellement raison…

Eviter les achats-panique !

Dans la foulée de la crise sanitaire, sont apparues les premières pénuries, un phénomène que nous n’avions jamais connu auparavant. Bois, acier, papier et autres matières premières ont commencé à manquer un peu partout, plombant les productions industrielles. La pénurie de micro-processeurs, par exemple, ces minuscules pièces d’un centimètre carré, a mis partout les chaînes de production à l’arrêt, notamment dans le secteur automobile. Du coup, les délais de livraison se sont allongés, les prix ont flambé, tandis que le manque de containers, l’engorgement des ports, l’explosion du prix du fret maritime, du prix de l’énergie en général, le manque de transporteurs, la mise en quarantaine des travailleurs… ont encore aggravé la situation.
A tous ces problèmes de logistique, parfois très complexes pour les entreprises, s’est encore ajouté le flux des marchandises aujourd’hui tendu à l’extrême. Le just in time est une politique commerciale qui repose sur les prévisions de la demande et la minimisation des stocks. Hélas, il augmente fortement les risques de rupture d’approvisionnement en cas de crise. Or celles de la Covid-19 et du Brexit sont venus tout bousculer de manière totalement imprévue, semant la pagaille un peu partout dans le monde.
Certes, tous ces retards ralentissent la reprise économique. Mais est-ce là le point le plus préoccupant ? Que se passerait-il si, pour une raison ou pour une autre, le problème d’approvisionnement devait s’étendre au secteur alimentaire ? A l’annonce du premier confinement, on se souviendra encore longtemps chez nous de ces frénésies d’achat pour… de simples rouleaux de papier hygiénique !
Ridicule, le phénomène est pourtant bien connu sous le nom de « prophétie auto-réalisatrice » : la peur du manque qui, ceci étant dit, semble inscrite dans nos gènes, entraîne souvent la pénurie alors qu’au départ, elle n’était que virtuelle. Des mouvements de panique semblables ont été vécus, en mars 2020, aux Etats-Unis, avec une ruée sur les stocks de nourriture disponibles. Chez nous, lait, beurre, blé, pâtes, concentré de tomates, etc. avaient déjà commencé à manquer au début de la crise de la Covid-19. Il ne faut pas grand-chose pour que les rayons des magasins se vident… quand ils ne sont pas dévalisés ! La surabondance affichée par la grande distribution n’est, en fait, qu’une vaste illusion commerciale. Mieux vaut ne pas s’y fier et miser davantage sur l’autonomie alimentaire. C’est justement là que réside le cœur de notre Plan B…

« Je te survivrai » (3) ?

Ce genre de scénario catastrophe, aux effets relativement limités jusqu’ici, risque de devenir de plus en plus fréquent, pour ne pas dire de plus en plus sévère. Si seulement il pouvait servir d’avertissement, d’occasion pour expérimenter la transition, un changement en profondeur de notre société d’insouciance… A commencer par la redécouverte d’autres pistes de comportements, dans la droite ligne du bon sens élémentaire de nos ancêtres : autoproduction, apprentissage et transmission des savoirs et des savoir-faire d’antan, prévoyance, débrouillardise, sobriété, partage, réseaux de solidarité, recyclage systématique, etc.
Oubliez les gros clichés sur les survivalistes nord-américains, la kalachnikov en bandoulière (4), ou sur ces milliardaires qui se font construire des bunkers postapocalyptiques. Il ne s’agit pas ici de céder aux délires catastrophistes mais simplement de se tenir prêt. On les appelle les Preppers. Ce ne sont pas des gens paranoïaques mais des citoyens lucides qui se préparent à affronter la fin de notre société thermo-industrielle, telle qu’on l’a connue jusqu’ici. Pas la fin du monde – ce grand mythe biblique – comme on l’entend parfois mais juste la fin d’un monde, de notre monde. Sacrée nuance !
Comment s’y préparer ? Plus une société est complexe, plus elle est fragile et donc vulnérable. Une simple coupure d’électricité, une rupture du réseau Internet ou une interruption dans l’acheminement de carburants peut rendre toutes les choses de la vie, même les plus simples, extrêmement compliquées, surtout si de tels ennuis se prolongent. Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de l’extrême dépendance. L’Etat-providence sera-t-il toujours à nos côtés pour nous porter assistance et satisfaire nos – énormes – besoins ? « Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter d’être assistés ou de lui confier la responsabilité d’être résilient, explique Joël Schuermans, rédac’ chef du magazine Survival, il faut pouvoir compter essentiellement sur soi-même, anticiper les problèmes et trouver des solutions… »

Stockage, de la cave au cellier ?

Pour anticiper une catastrophe de grande ampleur, la chose la plus élémentaire consiste à jouer les hamsters : assurer ses réserves de nourriture. A la maison, la pièce qui s’y prête le mieux reste la cave. Les maisons anciennes ont généralement l’avantage d’avoir été bien mieux conçues que celles d’aujourd’hui. Autonomes et dépourvues de frigidaire à l’époque, elles recelaient de pièces de stockage destinées à la conservation de toutes sortes d’aliments…
Une cave se doit d’être sèche, obscure et fraîche. Quitte à ressembler à « une petite épicerie » aux yeux des sceptiques, un foyer doté de telles réserves permet de rester serein en cas de crise aiguë et, le cas échéant, de rassurer les membres de sa famille ou de ses proches. Bien avant de songer à se garder de bons petits plats, ce sont les réserves de boissons – non alcoolisées ! – qui s’avèrent les plus indispensables à la survie. De fait, s’il est possible de tenir trois semaines sans manger, un être humain ne tient pas plus de trois jours sans boire ! Aussi, faut-il tabler sur environ quatorze litres d’eau potable – ou potabilisée – par personne et par semaine. Mieux encore, pour ceux qui disposent d’un jardin fruitier, faire presser ses fruits et en stériliser le jus afin de constituer une belle réserve. Pas cher et très salutaire !
Les adeptes de stages de survie se donnent comme objectif de pouvoir tenir six mois, voire un an, avant de sortir de chez eux. Plus modeste, une réserve de victuailles bien pensée devrait permettre à un simple ménage de tenir au minimum deux semaines, le temps que les échoppes puissent se réapprovisionner normalement.
En temps normal, les réserves stockées en cave « tournent » tout le temps : on prend le pli d’alimenter le fond des étagères et on se sert par devant. Le remplacement se fait au fur et à mesure, pensez donc à dater soigneusement les bocaux maison ! Ne comptez pas trop sur le frigidaire ou sur le surgélateur. En cas de panne de courant généralisée et prolongée, à moins d’être équipé de panneaux solaires et de batteries domestiques, les énormes électroménagers auxquels nous sommes si habitués, ne vous seront d’aucun secours. Pire, une fois décongelées, les vivres devront être consommées tout de suite, sans pouvoir être recongelées…
L’idéal reste, bien sûr, d’habiter à proximité d’un agriculteur bio ayant une ferme en polyculture-élevage – voir évidemment la liste des producteurs labellisés Nature & Progrès publiée dans Valériane n°151 – et qui commercialise ses produits en circuit court. A moins, bien sûr, que nous ne subissions une pollution chimique ou nucléaire, la grippe aviaire ou la peste porcine, et j’en passe et des meilleures…

Quelques exemples de provisions indispensables

Emballés hermétiquement – attention aux rongeurs ! – et soigneusement rangés sur les étagères, s’empilent les traditionnels paquets de pâtes. Très nutritives, on peut y ajouter les sachets de lentilles. Pensez aux bocaux de conserve maison réalisés par lactofermentation avec les légumes du potager (5) : pois chiches, haricots, carottes… Ajoutons à cela quelques terrines maison, un échantillonnage de plats préparés en bocaux – ratatouille, blanquette de veau, choucroute, soupes… -, le tout complété par diverses conserves assez classiques disponibles dans le commerce. N’oublions pas les réserves de riz concassé, les boîtes de sardines, le coulis de tomates, les bidons d’huile ou encore du beurre clarifié. Tout cela conserve très bien.
Vous êtes un cueilleur de champignons averti ? Desséchez donc votre récolte de cèpes, girolles et chanterelles au dessiccateur – en vente dans tous les magasins bio. Ils prendront très peu de place. Prévoyez aussi suffisamment de farine bio pour faire votre propre pain. Mais attention à la vermine ! Pensons même – pourquoi pas ? – au dessert : bocaux de cerises, pêches et poires au sirop, confitures, miel, café soluble et lait concentré sucré, lait en poudre pour le bébé, tablettes de chocolat, bouteilles de sirop, bière maison – kit de fermentation – et vins de fruit… Pour les coups vraiment durs, une caisse de produits lyophilisés viendra compléter l’épicerie domestique. Ils sont plus chers mais se conservent presque indéfiniment – une vingtaine d’années. Tant que j’y pense, n’oubliez pas les croquettes du p’tit chat !
Conservés en cellier, les aliments suivants se conservent moins longtemps mais permettent néanmoins de passer l’hiver : courges du jardin, tresses d’oignons et d’échalotes suspendues, caisses de patates douces, pommes de terre associées astucieusement aux pommes de longue conservation – ‘Gris Braibant’, ‘Godivert’, ‘Reinette Hernaut’, ‘Président H. Van Dievoet’… -, variétés de poires d’hiver – ‘Jules d’Airoles’, ‘Comtesse de Paris’, ‘Beurré de Naghin’… – alignées sur claies, bacs de châtaignes et de noix du jardin. Réserver l’endroit à température la plus stable – 10 à 12°C – pour les fromages durs de longue conservation : tome de Savoie, roquefort, beaufort…
Dans la partie totalement obscure, on peut encore placer des bacs pour le forçage des racines de chicons, afin de bénéficier d’une sorte de potager d’hiver. Ne perdons pas de vue les légumes qui ne nécessitent aucun moyen de conservation car ils passent l’hiver dehors : les poireaux, les choux et les topinambours. Quant aux œufs frais, ils peuvent se récolter quasi toute l’année au poulailler. Point besoin d’ajouter qu’en période de vaches maigres, mieux vaut vivre à la campagne et s’adonner aux joies de la permaculture bio, plutôt que de céder aux hypothétiques facilités de la ville…

Et les biens non-alimentaires ?

Nous n’imaginons plus assez à quel point notre société dépend des sources d’énergie, et de l’électricité en particulier. Une panne généralisée… et le chauffage ne démarre plus ! Du coup, il n’y a plus d’eau chaude non plus. Zut, le PC est à l’arrêt et la machine à café reste muette. Mais là n’est pas le plus grave : le distributeur de billets ne fonctionne plus non plus – pensez donc à avoir, chez vous, une petite réserve de cash ! -, tout comme la pompe à essence. Inutile de préciser que tout le monde est plongé dans l’obscurité car personne évidemment n’a songé à stocker des bougies. Alors on fait quoi ?
En cuisine, à défaut de plaques chauffantes, il faudra probablement se rabattre sur le réchaud de camping. Pensez donc aussi aux stocks… de boîtes d’allumettes, vous allez en avoir besoin. Parmi les ustensiles de secours qui doivent figurer dans le « kit de survie familial », il y a aussi la radio. Elle sera solaire-dynamo. La radio reste, en effet, le principal dispositif qui permet de se tenir au courant lorsqu’une catastrophe majeure survient. Multifonctionnel, le modèle Panther, par exemple, permet non seulement de recharger son téléphone portable grâce à une prise USB mais aussi de s’éclairer grâce à une ampoule LED incorporée. Une minute de manivelle suffit pour écouter les news pendant un quart d’heure. Dans le commerce, on trouve encore d’autres articles conçus spécialement pour les situations de détresse, du banal couteau suisse Victorinox multifonction, au couteau Semptec muni d’un allume-feu au magnésium.
Toujours au « rayon du boy-scout débrouillard », à l’intention de ceux qui sont équipés d’un poêle à bois, on trouve le bois de chauffage dont il faut toujours garder un stock sous la main, de quoi pouvoir se chauffer en hiver, au cas où le chauffage serait inutilisable.

C’est quand le pendule s’arrête qu’on entend son tic-tac…

On ne se rend vraiment compte du luxe que représente l’eau courante… que lorsqu’il n’y en a plus ! En cas de coupure annoncée de l’eau de distribution, pensez donc à remplir tous les grands récipients disponibles, comme la baignoire, les bidons, les seaux… Pour se pourvoir en eau potable, hormis l’eau minérale en bouteille, il existe des gourdes filtrantes LifeStraw ou encore des filtres portables Katadyn Pocket qui s’avèrent parfois très utiles, une fois qu’on est coincé au milieu de nulle part. On les trouve, dans les magasins de camping ou de bushcraft : A.S. Adventure ou Décathlon…
Le manque d’hygiène est à l’origine de nombreuses maladies. S’il devient impossible de se doucher, se laver les mains reste le geste le plus important. Pensez donc à stocker du savon, du dentifrice, une trousse de toilette, quelques flacons de détergent, des sacs poubelle et… les désormais célèbres rouleaux de papier hygiénique ! Last but not least, il est également bon de garder à portée de main une trousse de premiers soins. Doivent y figurer, les médicaments personnels prescrits par votre médecin, des analgésiques, des remèdes contre la diarrhée, les refroidissements, les vomissements, un désinfectant pour les plaies, des compresses, des pansements, une pince à épiler, un thermomètre, une paire de ciseaux, etc.
Les stocks disponibles en pharmacie sont souvent très limités. Aussi, conserver des antibiotiques peut sauver des vies. Quant aux fameux comprimés d’iodure de potassium, ils sont gratuits et à votre disposition en pharmacie, en cas d’incident nucléaire. Hélas, la pharmacienne de mon village m’a confessé que bien peu d’habitants lui en ont demandés. Heureusement que ce genre d’accident « n’arrive jamais »… Le déni ferait-il donc partie des réflexes de survie d’Homo sapiens ?

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Toujours garder les documents importants à portée de main !

Lors des inondations catastrophiques de juillet 2021, beaucoup de sinistrés ont dû quitter leur habitation dans la précipitation, sans même savoir ce qui allait advenir de leurs biens. Miraculeusement indemnes, certains se sont retrouvés court-vêtus sur leur propre toit, sans même être en mesure… de prouver leur identité !
En temps utile, il est donc indispensable de rassembler tous les documents importants et de les conserver dans un endroit sûr ou, mieux encore, dans une mallette étanche, à portée de main. Idéalement, devraient y figurer au moins des copies des documents suivants :
– actes de naissance, mariage, décès… pour chacun des membres de la famille,
– livrets d’épargne, contrats bancaires, actions, titres, polices d’assurance, ainsi que les attestations de rente, de retraite ou de revenus, les derniers avertissements-extraits de rôle du SPF Finances…
– diplômes scolaires, universitaires et autres certificats, contrats de location, de leasing, testaments et autres procurations…
– cartes d’identité, passeports, permis de conduire et papiers du véhicule, ce dernier ayant été, le plus souvent, emporté au loin par la rivière en crue…
– extraits du plan cadastral, preuves de paiement des primes d’assurance, en particulier pour la retraite, preuves d’inscription à l’ONEM, factures prouvant des facilités de paiement, etc.
– et, bien sûr, votre fameux Pass sanitaire ou vaccinal, prouvant votre vaccination à la Covid-19, puisqu’on risque toujours de l’exiger à l’entrée de l’un ou l’autre service d’urgence…

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En guise de conclusion (temporaire)

Bon. Pas de panique. Il est très difficile d’imaginer ce qui pourrait engendrer une authentique situation de détresse, et de savoir par conséquent ce qu’il est vraiment utile de faire, dès maintenant, pour bien s’y préparer. Il n’est, bien sûr, jamais inutile d’y avoir un peu songé en temps opportuns, sans sombrer pour autant dans l’anxiété permanente, ce qui serait la pire des choses pour notre santé mentale… Mais quand même. Nous l’avons évoqué : une certaine insouciance ressemble aujourd’hui trop souvent à du déni. Diverses formes de vigilance et de prévoyance citoyennes paraissent même devenues indispensables. Evitons en l’occurrence de nous caricaturer nous-mêmes : bien sûr que les membres de Nature & Progrès sont avertis de ces questions et savent comment cultiver et conserver leurs propres aliments… L’autarcie et le repli sur soi, sachons le reconnaître, seraient sans doute, par conséquent, des tentations bien dangereuses en cas de crises redoutables.
Il y a donc – nous les avons énumérés – de simples préparatifs à effectuer sereinement, de vrais réflexes salutaires qu’il nous faut acquérir sans délais, une capacité nouvelle que nous devons travailler en nous-mêmes afin de réagir efficacement face à des situations qui seront forcément inédites et que nous sommes, le plus souvent, totalement incapables de prévoir. Nos meilleures chances, ne nous y trompons pas – et la tragédie des inondations l’a clairement démontré -, résideront dans nos ressources humaines et morales, en termes de solidarité, d’altruisme et d’entraide. A cela aussi, nous devons nous préparer…

2e partie
« Et si l’or bleu venait à manquer ? »

Comment peut-on encore gaspiller l’eau potable en l’utilisant négligemment aux toilettes ou en remplissant sa piscine, quand partout la terre se craquelle ? Dans une Europe en voie d’assèchement, elle est devenue une ressource rare, forcément de plus en plus chère et… source de conflits…
Quelles pistes devons-nous aujourd’hui adopter pour une gestion responsable, équitable et résiliente de l’eau ? De quoi s’adapter aux effets de plus en plus préoccupants du dérèglement climatique. Ces quelques petits conseils doivent-ils être prodigués aux seuls ménages ? Ou devons-nous aussi prendre en considération l’empreinte hydrique de notre industrie ? Voire celle de notre agriculture intensive, si gourmande en eau ? Voilà ce que se propose d’examiner cette seconde partie de l’étude…

Les deux faces d’une même pièce

Après s’être longuement penché sur la façon de prévenir et de contrer les inondations, voilà que l’actualité de l’été 2022 nous pousse soudain vers l’autre ornière : affronter les sécheresses à répétition ! Eh bien oui, juillet 2021 et juillet 2022 évoquent à eux seuls les effets désastreux du Changement climatique. Inondations record et sécheresse historique ne sont en réalité… que les deux faces d’une seule et même pièce. Dans son 6e rapport daté du 9 août 2021, le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) annonce sans sourciller que le changement climatique est en train de se généraliser, de s’accélérer et de s’intensifier. A l’avenir, les vagues de chaleur seront plus fréquentes, plus longues, plus sévères, surtout en Europe, région où tous ces changements s’exerceront de manière deux fois plus violente qu’ailleurs. Excusez du peu !
Dans le sud de la France, le mois de juillet dernier aura été le plus sec depuis le début des relevés météorologiques. Un phénomène associé à des vagues successives de sécheresse et de pics de chaleur extrêmes, entrainant à leur tour des effets dramatiques sur la végétation forestière, vulnérable au stress hydrique avec risques accrus d’incendie à la clé, parfois incontrôlables, comme en Gironde ou en Dordogne.
En réaction à ce scénario peu réjouissant pour l’avenir de la planète, la rhétorique habituelle exige de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Tout le monde est maintenant bien d’accord là-dessus, mais il faudra aussi désormais – et c’est le thème de ce dossier – pouvoir s’adapter à tous ces changements. Car ceux-ci sont, hélas, irréversibles. N’en déplaise aux sceptiques, il n’y a pas de retour attendu « à la normale » avant… quelques milliers d’années !

« Iceberg droit devant capitaine ! »

A vrai dire, les climatologues – traités jusqu’ici au mieux de grincheux ou de catastrophistes – ne s’attendaient pas à un tel coup d’accélérateur. Ils sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur des événements. L’horizon 2030-2040 ? Il est pulvérisé ! L’augmentation du nombre de périodes de sécheresse, tant en fréquence qu’en intensité rend la question de l’eau de plus en plus préoccupante, avec – on s’en doute – des effets catastrophiques sur notre approvisionnement, sur l’ensemble des écosystèmes, sur notre agriculture et notre alimentation en particulier.
La situation est même à ce point alarmante, qu’à la COP 27 qui s’est tenue en Egypte, l’ONU nous demande de nous préparer… aux vagues de chaleur. Sympa ! Depuis l’accord de Paris, l’espoir de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C est, en effet, largement dépassé et considéré comme « hors d’atteinte ». Nous courons droit vers les +2,8°C. Un brin désabusé, Antonio Guterres, Secrétaire Général de l’Organisation, en tribun désappointé de la lutte contre la crise climatique, ne mâche pas ses mots : « Nous nous dirigeons droit vers une catastrophe mondiale », affirme-t-il sans détours. Beaucoup de régions de la planète, touchées par les méga-sécheresses occasionnelles, risquent de devenir des zones définitivement sèches… Et donc tout simplement invivables pour l’être humain (6).
Cet été, les Européens ont tiré la langue en affrontant le manque d’eau potable. Rien qu’en France, nonante-trois départements sur nonante-six ont connu des restrictions dans l’usage de l’eau dont soixante-six concernant l’eau potable. Tous les prélèvements non-prioritaires y ont été interdits : arrosages de jardins, d’espaces verts, de terrains de golf, lavage des voitures et bien sûr le remplissage des piscines… Des restrictions d’eau qui, pour l’heure, sont toujours en cours dans certaines régions.

« Quand tu portes ton propre seau d’eau, tu te rends compte de la valeur de chaque goutte… »

Et en Belgique ? Faute d’eau potable au robinet, de nombreuses communes wallonnes n’ont eu d’autre alternative que d’être approvisionnées par camions-citernes de soixante mille litres chacun. Cet automne encore, en Ardenne, ils font la navette depuis le barrage de Nisramont pour pallier au manque d’eau dans certaines zones de captage. Du jamais vu ! Un surcoût environnemental dont on se serait évidemment bien passé… Les sources seraient-elles moins bien approvisionnées que par le passé en raison d’un déficit pluviométrique ? Ou peut-être, au fil du temps, les besoins de consommation sont-ils devenus de plus en plus importants ? Les deux assurément. Selon la fédération professionnelle des opérateurs d’eau, un ménage moyen de trois personnes ne consommerait que cent quatre mètres cubes d’eau potable par an, un chiffre qui serait même revu à la baisse, ces dernières années en raison notamment de la performance des appareils économes en eau. Bonne nouvelle donc ? Pas sûr…
Car, à notre petite consommation, s’ajoutent d’abord les pertes liées au vieillissement de notre réseau de distribution – jusqu’à 20% ! La « Stratégie Intégrale Sécheresse », S.I.S., lancée à l’initiative de la ministre Céline Tellier, approuvée par le gouvernement wallon en juillet dernier, a notamment retenu, parmi ses nombreuses mesures, d’améliorer la performance du réseau d’eau potable en réduisant les fuites. Avec nos quarante mille kilomètres de réseau – de quoi faire le tour du globe – il y a encore du pain sur la planche !
Pour être tout-à-fait honnête, il faudrait cependant préciser que nos besoins en eau ne se limitent pas à l’écoulement du robinet de la cuisine et à celui de la salle de bain. Selon l’ONG Water FootPrint Network (7), l’empreinte hydrique du Belge serait quand même une des plus importante au monde… si on veut bien tenir compte de nos consommations indirectes, incluant ne serait-ce que la quantité d’eau nécessaire pour faire pousser les aliments que nous mangeons et celle qu’il faut pour fabriquer les vêtements que nous portons. Les chiffres cités en la matière laissent rêveur. La fabrication d’un hamburger ? Mille litres d’eau ! Celle d’un simple jean ? Dix mille litres… Notre hyperconsommation pèse lourd sur les réserves en eau et, même si la consommation journalière du ménage belge est relativement sobre par rapport à celle des autres Européens, il en consomme malgré tout bien trop. Et il y a fort à parier qu’à l’avenir, restrictions et coupures d’eau se feront de plus en plus pressantes…

« Tirer une chasse d’eau potable sera bientôt une aberration totale, voire une hérésie »

A domicile, les principaux postes de consommation d’eau potable se trouvent aux toilettes – 31% – et à la salle de bain – 36%. Se rajoutent à cela, la consommation pour la lessive – 12% -, l’entretien – 9% – et la vaisselle – 7%. En comparaison, l’utilisation en cuisine pour l’alimentation et les boissons apparaît, somme toute, presque négligeable – 5%. De tels pourcentages laissent entrevoir l’énorme potentiel que représente, par exemple, la récupération systématique de l’eau de pluie. Au moins 60% de notre consommation domestique – salle de bain + toilettes – pourrait ainsi être facilement satisfaite, sans compter les usages en extérieur… Mais on mesure surtout pourquoi laver chaque semaine sa voiture, sa terrasse ou son trottoir, arroser copieusement ses vertes pelouses avec de l’eau potable sont devenus des gestes peu éco-responsables, de plus en plus mal vus par l’entourage, surtout quand les pluviomètres restent désespérément vides.
Au nord du pays, comme chez nos voisins néerlandais, le problème devient vraiment très préoccupant. D’année en année, en plus d’être fortement exposé aux pollutions agricoles dont sont responsables les élevages intensifs, le niveau des nappes phréatiques baisse dangereusement. Selon le World Resources Institute, la Flandre est de plus en plus exposée au manque chronique d’eau. Au niveau mondial, même la Namibie ferait mieux ! Ceci explique pourquoi la politique menée en Flandre pour valoriser l’eau de pluie est si différente de celle menée jusqu’ici en Wallonie. Elle est même diamétralement opposée !
En Wallonie, l’inquiétante sécheresse de 2022 fut visible surtout au niveau des cours d’eau historiquement bas, où la pratique du kayak et celle de la pêche furent interdites. Mais notre inquiétude n’aura été, en fin de compte, que fort limitée. Les précipitations de l’automne et de l’hiver précédents avaient été suffisamment abondantes pour permettre de recharger les nappes. C’est dans ces réservoirs souterrains naturels, situés essentiellement dans les zones calcaires, qu’est essentiellement prélevée notre eau de distribution – à raison de 79,2%.
Seules quelques dix-huit communes wallonnes, afin d’éviter tout gaspillage, ont été contraintes de prendre des mesures pour restreindre leur consommation d’eau. De leur côté, pour atténuer les effets du réchauffement sur notre approvisionnement, les hydrologues ne manquent pas d’imagination. Parmi les bonnes idées formulées dans la S.I.S., notons la lutte contre l’imperméabilisation et le soutien à l’infiltration des eaux à très grande échelle, en généralisant par exemple la plantation de haies et de bandes boisées. De telles mesures permettent aux eaux pluviales de recharger davantage les nappes phréatiques, plutôt que de s’engouffrer directement dans les caniveaux…
Plutôt que de puiser sans cesse dans les nappes phréatiques, il faudrait peut-être aussi penser à réutiliser les eaux usées. Une fois épurées, elles pourraient très bien servir à l’irrigation des cultures…
En ville, où le moindre mètre carré est asphalté et bétonné, il serait judicieux de créer des trames bleues et vertes en périphérie. Quant aux particuliers, il serait bon de doter chacune de leur habitation d’une grande citerne d’eau de pluie…

« Chacun tire l’eau à son moulin »

Généraliser la récupération de l’eau de pluie est une réponse particulièrement intéressante à développer, d’autant qu’à l’instar des autres mesures énumérées ci-dessus, elle atténue également les pics d’écoulement lors de fortes pluies, surtout en ville. Par effet tampon, cet effort de récupération sera de nature à éviter le débordement des égouts et celui des stations d’épuration, tout en diminuant indirectement les risques de débordement des rivières. Les deux phénomènes, sécheresses et inondations, sont ainsi définitivement liés.
Hormis sa précieuse gratuité, ce don de la nature qu’est l’eau pluviale présente encore de nombreux autres avantages d’un simple point de vue domestique. Exempte de calcaire, elle prolonge notamment le fonctionnement des appareils ménagers : machines à laver, machines à café, bouilloires, conduites d’eau, robinetterie et pommeaux de douche… Très douce, l’eau de pluie est idéale aussi bien pour laver le linge que la vaisselle. Plus besoin par conséquent d’adoucisseur, de produits anticalcaires ou de détartrage, sans compter l’économie substantielle en savons divers et détergents non ou peu biodégradables.
« Et contrairement à ce qu’on peut lire sur les fiches pratiques publiées par Aquawal, relève Eric Simons, de la société Airwatec, spécialisée en filtration et traitement des eaux, l’eau de pluie n’est pas mauvaise pour la peau. Tant qu’elle n’a pas atteint le sol, celle-ci est de très très bonne qualité. » On a longtemps jeté systématiquement le discrédit sur l’eau de pluie – tiens, tiens, ce qui est gratuit serait-il forcément moins bon? – mais une fois filtrée, sa qualité est vraiment remarquable : pas de chlore, pas de nitrates, pas de résidus de pesticides…
« En revanche, de plus en plus de produits chimiques se retrouvent dans les nappes phréatiques dont la qualité n’arrête pas de se détériorer. La situation n’est plus la même que dans les années soixante et évolue sans cesse, souligne encore Eric Simons, aujourd’hui des traces d’antibiotiques et de perturbateurs endocriniens par exemple s’y retrouvent. Or, il n’existe aucune méthode, aucune membrane d’osmose pour s’en débarrasser ! »
En France, d’après le journal Le Monde, des substances issues de la dégradation des pesticides épandus durant des décennies sur les terres agricoles, ont fini par percoler jusque dans les nappes phréatiques. Ces produits – parfois entre-temps interdits à la vente et/ou à l’usage – se sont fragmentés et recombinés en nouvelles molécules, connues désormais sous le nom de métabolites. On estime à présent, que douze millions de personnes auraient au moins épisodiquement consommé une eau « non conforme », polluée par ces substances aux noms barbares. Parmi elles, le chloridazone desphényl dérivé d’un herbicide utilisé dans la culture de betteraves. Avec des concentrations maximales régulièrement dépassées, le principe de précaution aurait dû être appliqué. Un prochain scandale sanitaire en suspens ? Voilà qui en dit long en tout cas sur l’étendue de la contamination de nos ressources en eau par les pesticides mais aussi sur les lacunes dans la surveillance de la qualité de l’eau potable – jusqu’ici, la plupart de ces substances dont la toxicité reste inconnue ne sont tout simplement pas recherchées -, sans parler du désarroi de nos élus et des autorités sanitaires contraints d’imaginer, en urgence, de nouvelles normes moins restrictives pour éviter de devoir interdire la consommation d’eau de distribution dans certaines régions…
Aujourd’hui, pour des raisons écologiques mais pas seulement, un nombre croissant de consommateurs se tournent vers l’eau de pluie et optent pour le placement d’une citerne afin de satisfaire au moins une partie de leurs besoins domestiques. Obligatoires en Flandre et à Bruxelles lors de la construction, les nouvelles habitations en sont désormais systématiquement équipées. En Wallonie, il n’a pas semblé nécessaire au législateur de les imposer car de nombreux constructeurs s’en sont équipés spontanément, soit par souci de rentabilité, soit parce que les autorités communales, en particulier celles qui sont régulièrement en déficit hydrique, conditionnent simplement l’installation d’une citerne au permis d’urbanisme, tandis que parfois, d’intéressantes primes sont octroyées…
Reste cependant un problème de taille : si l’eau de distribution est un des produits alimentaires les plus contrôlés – trente mille analyses par an -, par des prélèvements opérés sur les lieux de captage ou directement au robinet du consommateur, en passant par les zones de stockage – d’après la Société Publique de Gestion des Eaux (SPGE), les normes de qualité sont même supérieures aux exigences légales – il n’y a évidemment guère de garanties apportées pour les eaux dites « alternatives », à savoir l’eau de pluie, l’eau de puits et l’eau de source. Chargée de micro-organismes – virus, bactéries – et de différentes matières en suspension lors de son parcours – toit, gouttière, citerne -, l’eau de pluie est impropre à la consommation en tant que telle. Quant aux eaux de puits ou de source, après avoir ruisselé sur les terres agricoles, elles peuvent malheureusement être chargées en nitrates et en résidus de pesticides. Pour des raisons sanitaires évidentes, ces eaux pourraient donc, en principe, n’être destinées que pour l’usage externe sans risques sanitaires : le jardin, la serre, l’entretien du logement, le lavage de la voiture, à la buanderie ou encore aux toilettes.

« Creusez un puits avant d’avoir soif »

Précisons encore que si les propriétaires de citernes d’eau de pluie ne doivent pas les déclarer, ceux des puits sont soumis à d’autres obligations : couvercles fermés à clef, compteurs volumétriques, taxes pour le rejet d’eaux usées, etc. Quant au forage, la tâche doit être exécutée par un professionnel agréé et, cette fois, c’est le permis d’environnement qui est requis. Dans tous ces cas de figure, afin d’éviter toute contamination du réseau publique d’eau potable par une eau qui ne le serait pas, Aquawal a tout prévu. À l’intérieur de l’habitation, c’est le « Code de l’eau » qui s’applique, en reprenant les règles à respecter. Toute connexion physique entre le réseau de distribution et autre « réseau alternatif » est interdite, notamment par un jeu de vannes ou de clapets anti-retour. Ces réseaux doivent donc faire l’objet de raccordements distincts.
Comme la potabilité de l’eau recueillie à la sortie des gouttières peut être mise en doute, le particulier se voit généralement contraint a priori de ne valoriser son eau de pluie qu’à la buanderie, au garage ou au jardin. Même limité uniquement à l’usage des toilettes – ce qui représente quand même un tiers de la consommation d’un ménage – l’utilisation de l’eau de pluie représente déjà une jolie économie. Fort heureusement, il existe des dispositifs compacts et relativement bon marché pour traiter l’eau, ce qui permet d’élargir davantage le champ des applications, le tout avec une sécurité accrue d’utilisation. Le kit Cintropur TRIO-UV triple action – filtration des particules, traitement par charbon actif et stérilisation UV – que nous avons testé, assure par exemple un traitement intégral particulièrement intéressant.
Extraite de la citerne par une aspiration flottante, le traitement de l’eau se fait, dans un premier temps, par filtration mécanique à l’aide d’une « chaussette » – un tamis de 25μ -, afin de retenir les particules les plus fines. L’eau est ensuite traitée au charbon actif à base de noix de coco, puis est finalement stérilisée par rayonnement UV. L’eau de pluie peut alors être valorisée à hauteur de 95%, et être utilisée en toute sécurité, pour toutes les applications sanitaires de la maison : lave-vaisselle, lave-linge – sept mètres cubes par an -, bains, douches, lavabos, jacuzzis… Et même la piscine – soixante mètres cubes ! – Ces piscines dont les ventes ont littéralement explosé avec la succession d’étés caniculaires. Le serpent est en train de se mordre la queue !
Contrairement aux processus chimiques de désinfection par l’ajout de chlore, la stérilisation par rayonnement UV est un moyen physique germicide, sans risque de surdosage et sans sous-produits toxiques. Durant le passage de l’eau, les bactéries, les virus et les protozoaires sont neutralisés. L’eau de récupération débarrassée de son goût et de ses odeurs désagréables de citerne devient pure bactériologiquement. Notons cependant que cette eau n’est toujours pas considérée comme 100% potable tant que les paramètres chimiques n’auront pas, eux aussi, été vérifiés et jugés satisfaisants. Ainsi, écologie rime-t-elle aussi avec économie pour le budget du ménage. Mais ceux qui n’ont pas envie de se lancer dans une telle entreprise, peuvent déjà commencer par une utilisation minimale de l’eau de pluie au jardin, le plus simple consistant, par exemple, à raccorder, sur la terrasse, une descente de gouttière à une cuve ou à un tonneau, via un collecteur à filtre WISY qui envoie à l’égout feuilles, mousses et invertébrés indésirables. L’appoint en eau propre est tout sauf négligeable. Les récipients de mille, voire deux mille litres, sont peu onéreux et aisément disponibles en jardineries…

Des citernes et des primes : nos meilleurs « tuyaux »…

Pour ce qui est du stockage, il existe plusieurs types de citernes. Les modèles aériens en polyéthylène, imputrescibles et résistants au gel, montent jusqu’à dix mille litres. Certains peuvent aussi être enterrés et même jumelés. Hélas, ces derniers sont assez onéreux : trois mille cinq cents euros pièce, hors travaux de terrassement…
La formule idéale semble plutôt être la dépose dans le sol, lors de travaux de construction ou de restauration, de citernes en béton de dix mille voire vingt mille litres… Budget : deux mille cinq cents euros, hors terrassement. L’investissement est donc relativement vite amorti. Avec les citernes en béton, l’acidité de l’eau stockée est en plus rapidement neutralisée. Notons aussi que la plupart des gens qui recourent à l’eau de pluie regrettent généralement de ne pas avoir opté, dès le départ, pour une citerne de plus grande capacité…
Pour récupérer l’eau de pluie, mieux vaut encore que le toit soit pentu et recouvert de tuiles car la superficie de captage est plus grande. Les toits plats couverts de membranes collées à chaud, ne sont pas adaptés à la récupération de l’eau de pluie ; ils exhalent une odeur de goudron. En période de canicule, les algues ont tendance aussi à y proliférer et à boucher les filtres. En Wallonie, la pluviosité est variable d’une région à l’autre, mais la moyenne est d’environ huit cent cinquante millimètres par an, soit huit cent cinquante litres par mètre carré. Pour récupérer entre quarante-cinq et nonante mètres cubes par an, la superficie totale du toit devrait idéalement être comprise entre cinquante et cent mètres carrés en projection horizontale.
Aujourd’hui, tous les nouveaux raccordements à l’eau de distribution entrainent obligatoirement la visite d’un certificateur agréé pour l’obtention du CertIBEau. Ce certificat garantit la conformité des installations au « Code de l’eau » : sécurité sanitaire des installations intérieures en eau potable et préservation de l’environnement pour les rejets d’eaux usées.
Le prix approximatif d’une pompe auto-amorçante WILO, de type MC305, pour récupération de l’eau de pluie est de 640,- euros, celui d’un kit de filtration Cintropur TRIO UV est de 720,-€. Le prix moyen TVA incluse de l’eau de distribution incluant le « Coût Vérité de la Distribution » (CVD) et le « Coût Vérité de l’Assainissement » (CVA) avoisine actuellement les six euros le mètre cube ; il avait doublé entre 2004 et 2014, mais voilà qu’après une période de stabilisation, celui-ci repart de nouveau à la hausse…
En Région bruxelloise, il existe des primes à l’installation de citernes d’eau de pluie. De cent à… mille sept cents euros, à Saint-Josse notamment, selon certaines conditions liées en particulier aux revenus des intéressés.
Côté Région wallonne, pas de primes à attendre… sauf dans certaines communes. Pour leur installation ou leur rénovation, les communes de Burdinne, Donceel, Remicourt, Stoumont, Thimister et Wasseiges, Namur, Somme-Leuze, Rochefort, Braine l’Alleud, Plombières, Fauvillers, Libramont et Vielsalm, remboursent jusqu’à cinq cents euros. C’est toujours bon à savoir !

Agriculture : à quand la Transition durable ?

Alors que partout les besoins en eau explosent, l’ONU estime que mondialement, ils devraient encore augmenter de 90% d’ici 2050 – par rapport à 2017. Le déficit menace désormais un quart de la population mondiale, régulièrement sujette à un stress hydrique extrême. Parmi les différentes grosses consommations d’eau, on trouve bien sûr les besoins directs liés à la consommation domestique, notamment dans les grandes villes – 8% -, elles-mêmes étroitement tributaires de la croissance démographique : nous sommes, depuis mi-novembre, huit milliards d’êtres humains. Mais il y a aussi les besoins indirects comme ceux liés à l’industrie – 22% -, ainsi que le secteur de la production d’énergie, son corollaire. Pourtant c’est surtout le secteur agricole qui doit retenir nos préoccupations. Dans le monde, 70% de la consommation d’eau est destinée à l’irrigation des cultures.
Comment adapter durablement cette énorme consommation aux conséquences des grands bouleversements climatiques qui s’annoncent, tout en répondant efficacement à des besoins alimentaires planétaires toujours en croissance ? De nombreux éléments de réponse sont déjà bien connus. Aussi ne ferons-nous ici que les ébaucher. Dans les pays émergents, ce sont désormais les nouveaux modes de consommation alimentaire qui se taillent la part du lion. Les populations, autrefois peu développées, mangent de nos jours davantage de viandes et de laitages. Or pour produire un seul kilo de viande de bœuf, il faut… quinze mille cinq cents litres d’eau ! Un régime alimentaire clairement intenable s’il fallait l’étendre à huit milliards d’habitants.
Chez nous, la fabrication de biocarburants cristallise, à elle seule, toute l’absurdité de notre société de consommation : la fabrication d’une tonne équivalent pétrole – 1tep – d’éthanol à partir de maïs nécessite… un quart de million de litres d’eau ! La même tep de biodiesel à partir de soya nécessite cent soixante mille litres. C’est donc bien notre mode de vie gourmand en ressources et notre hyperconsommation compulsive qui – a fortiori si elles sont exportées dans le sud – pèsent le plus sur les réserves d’eau de la planète.

Calamités agricoles

Depuis quelques années déjà, nos cultures se heurtent à l’irrégularité et à l’imprévisibilité des précipitations, tandis que les périodes de sécheresse ne cessent de se prolonger. Entre le moment où les agriculteurs ont besoin d’eau et le moment où elle tombe du ciel, le décalage peut être fatal aux cultures. Et comme il fait de plus en plus chaud, irriguer les cultures demande davantage d’eau dont une partie toujours plus importante s’évapore. Il ne s’agit plus de simples caprices de la météo, mais bien de transformations profondes d’un climat qui déstabilisent structurellement les pratiques : « l’avenir n’est plus écrit par le passé ». Sont évidemment montrées du doigt, les cultures très gourmandes en eau, comme les immenses champs de maïs, qui sont aussi les plus fragiles. Avec toutes les conséquences que cela implique principalement sur l’élevage…
En France, des manifestations, parfois violentes, voient le jour : depuis les sécheresses, l’accaparement de l’eau devient une source majeure de conflits. Certains parlent carrément de « guerre de l’eau ». Les méga-bassines, installées par des agriculteurs, – dans les Deux-Sèvres notamment – au mépris des réalités hydrologiques, sont prises à partie, les opposants invoquant la confiscation, au seul profit de quelques-uns, d’une ressource vitale, d’un bien commun. Désormais, les conflits qui concernaient seulement les cultures, touchent aussi les terrains de golf, les terrains de foot, les piscines, les jacuzzis, les pelouses, les parcs publics…

Une précieuse ressource qui subit de plein fouet le changement climatique !

Une première conclusion semble s’imposer afin d’anticiper des conflits qui risquent de dégénérer rapidement : il est indispensable de réduire nos consommations et de mettre en place une gestion équitable de cette ressource fragile et limitée qu’est l’eau. Mais comment faire ? Voici quelques pistes souvent évoquées ; nous laisserons, quant à nous, le soin aux gens de terrain de les investiguer plus en profondeur et d’en débattre sereinement :
– augmenter l’offre par davantage de pompages souterrains et de déviations de rivières ? Irriguer davantage, alors que le thermomètre s’affole, ne saurait résoudre toutes les difficultés auxquelles est confrontée l’agriculture. Les risques d’évaporation et d’assèchement, de dérèglement de systèmes hydriques complexes compenseront sans doute bien mal notre manque de résilience agricole face aux extrêmes climatiques…
– modifier nos consommations en limitant, par exemple, drastiquement les produits de l’élevage ;
– modifier les périodes de semis et de récoltes afin de mieux adapter les choix de cultures à l’évolution générale du climat et singulièrement des températures saisonnières…
– introduire de nouvelles cultures mieux adaptées au dessèchement des sols. Le sorgho serait-il apte, par exemple, à remplacer les cultures de maïs pour l’alimentation animale ?
– tabler davantage sur les enseignements de l’agroécologie, en introduisant davantage de biodiversité au sein de nos cultures afin de mieux lutter contre les maladies et les ravageurs ?
– pratiquer des semis sur sols non labourés et opter résolument pour un couvert végétal permanent afin de limiter le ruissellement des eaux, au moment de la saison sèche ?

Le débat a commencé, l’urgence est là…

Conclusion
Par Dominique Parizel

Notre quête de résilience, individuelle et collective, dépend avant tout de la conscience que nous avons de l’état du monde, tel que nous sommes en mesure de le percevoir. Cet état de conscience est éminemment dépendant des circonstances particulières que vit chacun d’entre nous, constamment altéré par les nécessités prioritaires du quotidien. Nous voyons en quoi notre faculté à concevoir la résilience s’inscrit irrémédiablement dans un insupportable monopoly d’inégalités, comment elle est sans arrêt en butte aux privilèges et aux conservatismes de toutes natures, aux combats d’arrière-garde les plus vains et les plus insensés, aux certitudes et aux incertitudes du monde scientifique… Pour ces différentes raisons, toute forme de résilience ne peut sans doute se construire que dans la formulation et la confrontation d’idées et d’expériences. Elle est l’imagination, la créativité du désespoir. Mais nous ne pouvons rien sans elle… Cet enjeu fondamentalement sociétal qui n’est, dans un terme incertain, rien d’autre que les conditions mêmes de la prolongation – ou pas ! – de nos vies inscrit d’évidence ces discussions, ces échanges dans le champ d’une citoyenneté active, dans le champ de l’éducation permanente. Car sa démarche, au fond, n’est intrinsèquement qu’inquiétudes et controverses de chaque instant, individuelles et collectives, sur un sujet absolument fondamental, un sujet total : « comment survivre ? » On perçoit, dès lors, beaucoup mieux à quel point cette hantise de l’urgence dépasse er résume toutes les autres préoccupations, et pourquoi il est urgent de la débarrasser de ses superfluités et de ses oripeaux, de rendre son bénéfice accessible à tous ceux et toutes celles qui ont absolument besoin d’entrer dans la chaleur réconfortante de son giron…
Ceux-là, ce ne sont pas nous qui pensons ! Car prendre le temps de penser la résilience est déjà un luxe de riches, d’instruits, peut-être même d’oisifs. Dans quelle tour d’ivoire sommes-nous donc encore confinés pour trouver seulement le loisir d’y réfléchir ? D’autres crèvent, à nos portes, de froid et de misère. D’autres périssent en Manche ou en Méditerranée. D’autres bouffent les pesticides que nous exportons sur le champ où ils triment … D’autres jouent au foot dans l’airco du Qatar, d’autres lancent leur Tesla vers un avenir radieux… D’autres meurent encore pour la grandeur d’un empire… Notre destin dépend surtout de la complexité du monde !
Des épisodes récents, et très malheureux, ont démontré, dans la population, un incontestable potentiel de solidarité. Mais quelles sont ses limites ? De tels élans seraient-ils éventuellement organisables par la puissance publique ou sera-t-il toujours préférable, au contraire, que celle-ci évite de s’en mêler, s’auto-limitant à une fonction très générale de protection des populations et d’aide aux personnes en détresse ? Cette solidarité généreuse et spontanée, qui naît parmi les citoyens en problèmes, ne risque-t-elle pas d’être, le cas échéant, l’alibi le plus détestable que trouveraient les états pour en faire de moins en moins, et laisser la porte ouverte à des acteurs privés qui n’hésiteraient pas à tirer profit du malheur ?
Les élans de solidarité, les dons de soi les plus désintéressés, sont-ils de l’ordre du prévisible ? Témoignent-ils d’une réelle capacité collective de résilience déjà tapie au plus profond de nos âmes ? Participent-ils de réflexes communautaires face à l’insupportable, voire de réflexes de l’espèce lorsque sa sauvegarde est en jeu ? Comment cultiver, au plus profond de nous, individuellement et collectivement, ce qui ressemble néanmoins à une incoercible bonté ? Autant de questions qui ne peuvent sans doute guère s’offrir à la réflexion de nos concitoyens que dans un cadre d’éducation permanente… Car qui serons-nous dans l’épreuve ? Préférerons-nous la lâcheté à la fraternité ? Serons-nous prêts à donner un seul bol de soupe ?

Notes :
(1) Pour ceux qui les auraient déjà oubliés : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, éditions du Seuil, 2015.
(2) « Katastrophen Alarm, Ratgeber für Notfallvorsorge und richtiges Handeln in Notsituationen », Bundesamt für Bevölkerungsschutz und Katastrophenhilfe.
(3) Pour détendre un peu l’atmosphère : fine allusion, que les « moins de vingt ans » ne peuvent pas relever, au tube eighties de Jean-Pierre François qui passerait, de nos jours, pour une provocation post-Covid et provax : https://www.youtube.com/watch?v=oG2FM3Hzz1U…
(4) Bon, d’accord, entrée en fraude par quelque vilain terroriste, les Rambo de service préférant de loin leurs fusils d’assaut M16…
(5) Branchez-vous, par exemple, sur l’ »Académie de la fermentation » : https://academiefermentation.com. Marie Senterre donne également des cours, en ligne ou en présentiel. Contact : marie@academiefermentation.com
(6) Les résultats de cette étude ont été publiés dans la revue Nature Reviews Earth & Environment.
(7) Water Footprint Network : www.waterfootprint.org/en/

Le climatologue était aussi poète

L’histoire que vous allez peut-être lire est bien triste et fort sombre. Mais pensez-y à deux fois avant de conclure qu’il y aurait là un message pessimiste. Les tourments du personnage principal ne sont pas les vôtres. Que lui auriez-vous dit, si vous aviez eu l’occasion de boire un thé avec lui, dans son appartement encombré de livres ?

Une nouvelle de Guillaume Lohest

Le climatologue François Van Ybsen avait été un enfant timide, un adolescent solitaire, un étudiant appliqué, un chercheur fiable, un spécialiste reconnu. Cette remarquable ascension ayant atteint son apogée lors de quelques plateaux TV prestigieux – France 2, France 3, BFM et quelques autres -, il avait considéré, avec lucidité et courage, que son heure était passée. Une polémique, au passage, avait écorné son image – un aller-retour Paris-Montréal pour une conférence de prestige à Trois-Rivières -, ce qui l’avait encouragé dans cette voie. N’étant pas hargneux de nature, il avait préféré battre en retraite et consacrait donc son existence, depuis plusieurs années, à faire son travail avec sérieux au sein de l’Université de Bourgogne. Il acceptait toutes les invitations à intervenir dans les lycées, les associations et les centres culturels de petites villes anonymes, à la condition expresse qu’ils soient situés dans un proche périmètre autour de Dijon et, autant que possible, accessibles en train. Loin des lumières médiatiques et du sentiment d’utilité publique qu’elles lui avaient conféré, il se réconfortait dans la conviction d’être à présent un intellectuel engagé mais humble.

Au fil des années, sa pensée avait changé. Au contact de publics tour à tour sincères, chaleureux, dubitatifs, bouleversés, révoltés, indifférents, ou tout cela à la fois, sa vision du monde s’était assouplie et sa propre parole s’était libérée. Alors que les petites formules journalistiques l’incitaient autrefois à adopter une posture strictement scientifique, le naturel des gens qui le questionnaient aujourd’hui l’avaient rendu, par effet-miroir, plus spontané lui aussi. Il n’était pas seulement climatologue au fond, il était aussi un être humain, sans réponse à tout, incapable de prédire l’avenir. Résultat des courses : on l’aimait bien. Il ne mâchait pourtant pas ses mots. Sa franchise étant toujours doublée de bonhommie, il était considéré comme un joyeux pessimiste. Quand on lui demandait s’il était encore possible de respecter les accords de Paris, il répondait sans détour, non mais peu importe, chaque dixième de degré compte. Il ajoutait parfois que, sans doute, nos efforts ne permettraient d’éviter qu’un petit millier de tornades et de canicules, ce n’était pas grand-chose, mais c’était déjà ça.

Cette petite notoriété régionale ne passait pas inaperçue dans les cénacles politiques. Ainsi, ce qui devait arriver arriva. Un soir de février, une jeune candidate aux élections municipales sonna à la porte de son appartement. Elle avait une proposition à lui soumettre. François Van Ybsen accepta de la faire entrer, il lui sembla quand elle passa la porte qu’elle sortait tout juste de la douche car elle était accompagnée d’une vague d’air tropical aux fragrances exotiques. Un temps désarçonné, il se reprit : je devine la raison de votre visite, je préfère vous avertir que ce sera non car vous savez, je ne comprends pas trop les codes politiques mais je vous en prie mademoiselle, je vous sers quelque chose, un verre de vin, un thé, une orangeade – le climatologue était aussi vieux jeu -, c’était déjà trop tard : deux mois plus tard François Van Ybsen était sur les listes électorales.

Demain Dijon, c’était le nom de cette coalition de centre-gauche qui entendait renverser la majorité en place. A priori rien de révolutionnaire, mais une ambition tout de même : imiter les formules gagnantes des quelques métropoles qui étaient passées au vert. Transports publics gratuits, cantines scolaires en bio et soutien aux petites entreprises qui s’inscriraient dans un label d’économie circulaire. D’après une enquête sociologique locale, l’électorat devrait suivre. Le maire sortant avait eu quelques propos maladroits sur les animaux domestiques et la ville s’en était émue. On avait fermé les yeux sur quelques attributions de marché public un peu opaques, on ne lui pardonnerait pas de s’être moqué des caniches. Au sein de Demain Dijon, l’enthousiasme était palpable. On se félicitait déjà des inaugurations de pistes cyclables à venir. Personne ne pouvait soupçonner le drame qui allait frapper la campagne électorale, et certainement pas Van Ybsen qui se découvrait une seconde jeunesse médiatique. Les télévisions locales l’adoraient. Un présentateur, en l’introduisant sur son plateau, avait annoncé : “voici l’homme qui fait entrer le GIEC dans votre salon”. Et c’était vrai. Quand ils l’écoutaient, les Dijonnais n’avaient pas l’impression d’avoir affaire à un scientifique austère mais à l’oncle le plus sympathique de la famille.

Portée par son climatologue star, la liste “DD”, comme l’avait rebaptisée la presse locale, était annoncée gagnante par tous les instituts de sondage. De semaine en semaine, les chiffres s’amélioraient. On allait vers un triomphe. Dans l’enthousiasme de cette excellente dynamique, François Van Ybsen s’aventura à proposer une nouvelle idée lors d’une réunion de tous les candidats. À vrai dire, pas une idée concrète, il était et restait un intellectuel avant tout, mais une intuition qui demandait à être prolongée. Il en avait donc fait part à ses colistiers qui se chargeraient, eux, de transformer l’essai. Une mesure-choc pourrait définitivement propulser Dijon au rang de capitale verte de l’Europe. Rien que ça.

On peut être climatologue et aimer la littérature, n’est-ce pas ? C’était le cas de François Van Ybsen. Comme il était vieux garçon, il avait du temps à revendre. Lors des longues soirées d’hiver et des non moins longues après-midis d’été, il lisait avec boulimie. Tout y passait : romans policiers, classiques français, classiques américains, récits de voyage, bandes dessinées, essais philosophiques… Son péché mignon, toutefois, restait la poésie. Secrètement, il avait même écrit des vers. Exigeant envers lui-même, il avait cherché à améliorer son inspiration en s’abreuvant de théorie et d’histoire littéraire. Il s’était mis en quête de la meilleure technique d’écriture avec autant de fougue et de minutie qu’il avait étudié, autrefois, les écarts de température entre les crêtes et les vallées du Morvan. Son budget lecture, c’est aujourd’hui assez inconvenant à dire, dépassait de loin celui qu’il consacrait à l’alimentation. Aussi, sur le bureau de chêne qu’il avait hérité de sa grand-mère, ce n’était que piles et colonnes d’ouvrages spécialisés sur les troubadours, les grands romantiques, le surréalisme, la métrique des poètes grecs. C’est au milieu de ces colonnes, doucement illuminées par l’éclat tamisé d’une antique lampe de bureau, qu’il avait été frappé d’une évidence littéraire et philosophique qui ne l’avait plus jamais quitté. Cette révélation avait eu lieu une dizaine d’années avant les élections municipales que Demain Dijon était en passe de remporter, remporterait sûrement si l’on parvenait à traduire en mesure concrète cette idée abstraite, mais parfaite, que le climatologue s’apprêtait à partager aux candidats réunis dans l’arrière-salle d’une brasserie végétarienne assez tendance. Avant d’en venir à cette fameuse idée, François Van Ybsen leur raconta dans quelles circonstances elle l’avait frappé.

Ce jour-là, il avait participé à une rencontre avec des lycéens de Semur-en-Auxois. Il s’était senti gagné par une énergie de travail débordante dans l’autobus de retour vers Dijon, sans doute causée par le sentiment du devoir accompli. Après un repas spartiate, portion de riz blanc accompagnée d’un légume cru, il s’était attablé pour lire et annoter un ouvrage de référence co-écrit par l’un de ses collègues de l’université de Bourgogne, La versification française de Rutebeuf à Raymond Queneau. Comme il en avait l’habitude, il avait branché Radio Classique afin d’augmenter sa concentration, un bruit de fond à peine perceptible, juste assez pour remarquer qu’il entendait ce soir-là des pièces de Monteverdi. Après deux heures de lecture, il s’était relevé pour nourrir Arrhenius, son chat, et il lui semblait aujourd’hui que c’est en contemplant le félin absorbé par sa pâtée de saumon que les premières traces de sa révélation lui étaient apparues. De retour dans la lecture, il s’était arrêté sur une phrase. Alors ses points de vue sur la vie et sur la liberté avaient éclaté au grand jour.

Les candidats de Demain Dijon n’avaient pas osé l’interrompre mais semblaient soulagés que le climatologue en vienne enfin au fait. Il leur lut la phrase décisive. Un négociant en vins bio, assez reconnu dans la profession, quatrième sur la liste, demanda une seconde lecture pour bien saisir l’idée. Comme on goûte le vin, précisa-t-il, en plusieurs étapes. Van Ybsen répéta donc, en s’arrêtant plusieurs fois aux entournures de cette phrase compliquée contenant tant de promesses pour l’avenir de l’écologie politique dijonnaise.

“Balzac a écrit que la fantaisie du poète devait danser tout en ayant des fers aux pieds, métaphore fulgurante qui signifie, pour tout artisan de langage, que seule la contrainte génère de la création, que c’est grâce aux limites formelles imposées à la démesure de son désir d’invention que peut naître une création artistique, qu’il s’agisse d’un sonnet de Pétrarque (limite de la forme sonnet), d’un buste de Michel-Ange (limite de la matière et de sa résistance) ou d’un madrigal de Monteverdi (limite des cinq portées musicales).”

Le négociant en vins souriait, il avait l’air égaré dans une rêverie. La jeune candidate qui sentait le gel douche, celle qui avait convaincu Van Ybsen de les rejoindre, fit un geste vague signifiant qu’elle avait besoin d’éclaircissements. Le silence risquait de virer au malaise. Le candidat principal à la mairie, un homme chauve et dynamique portant des lunettes turquoise, débloqua la situation avec un peu d’humour : fais comme si nous étions ces lycéens de Semur, François, explique-nous.
Il expliqua donc.

Cette phrase, voyez-vous, nous parle de la contrainte créatrice. Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout simplement que c’est à l’intérieur de certaines limites qu’on peut exercer sa liberté. Cela vaut pour la poésie, bien sûr, mais aussi pour la liberté en général. Les enfants, par exemple. Ceux qui ont une abondance de jouets ne sont-ils pas aussi les moins imaginatifs, donc les moins libres ? Attention, il ne s’agit pas de prôner la pauvreté ou la privation, loin de là, mais seulement de faire naître la créativité par la contrainte. Ce qui est intéressant, c’est qu’il faut une juste dose de contrainte : ni trop, ni trop peu. Nous pourrions transposer cette idée en politique. Au lieu d’accumuler mille et unes petites réglementations vertes qui finissent par ennuyer tout le monde, notre société gagnerait à s’imposer deux ou trois contraintes fortes qui créeraient un cadre de liberté beaucoup plus grand. Deux ou trois interdictions assez puissantes pour faire basculer la société dans une conception de la liberté beaucoup moins superficielle. Car les gens pensent spontanément que la liberté, c’est faire ce qu’on veut, acheter ce qu’on veut, se déplacer comme on veut, où on veut, quand on veut. Les gens ne voient pas qu’il y a toujours des limites à la liberté. Un des rôles de la politique est de mettre ces limites au bon endroit pour qu’elles soient les plus claires et les plus justes possible.

Les candidats de la liste Demain Dijon regardaient leurs pieds. Tous leurs efforts furent insuffisants pour transposer l’idée du climatologue en proposition concrète. François Van Ybsen proposa alors quelques exemples, tout à fait caricaturaux et peu réalistes, affirma-t-il, mais qui pouvaient illustrer l’idée. S’il était interdit de rouler seul en voiture, cette seule loi pourrait porter en elle une foule d’adaptations créatives et originales. Si la propriété privée était limitée à un logement par individu. Si la publicité était purement et simplement supprimée. On l’arrêta. Avec des Si, on mettrait Dijon en pot de moutarde. C’était vraiment, vraiment intéressant comme vision des choses, mais impossible à mettre en pratique. Le climatologue était d’accord, il ne s’agissait que d’une intuition générale, il comptait sur ses colistiers pour trouver quelque chose de réaliste. On parla longtemps. Il fut finalement décidé de créer un groupe de travail sur la question, mais pas avant l’élection. Le mieux serait peut-être de faire une expérience lors de la législature, dans un quartier-témoin par exemple. François Van Ybsen rentra chez lui avec un sentiment mitigé. Il donna sa pâtée à Xénophon – le chat qui avait succédé à Arrhénius – et lut un roman policier estonien pour se changer les idées.

Le lendemain soir, au journal télévisé local, le négociant en vins bio fut interviewé dans le cadre d’une série qui proposait des “portraits de candidats”. Quand on lui demanda s’il avait une proposition innovante à mettre en avant pour la ville, il se lança dans une explication compliquée sur la contrainte créatrice pour limiter les gaz à effet de serre. Il reprit l’exemple de l’interdiction de la voiture avec passager unique, l’agrémenta de la possibilité de refaire des dimanches sans voitures systématiques, comme au temps du choc pétrolier. Bien sûr, il était trop tôt pour ce genre de mesures et il fallait tenir compte de toutes les situations particulières mais l’urgence climatique était telle qu’il faudrait un jour y penser. François Van Ybsen, quand on l’interrogea plus tard pour l’enquête, ne se souvenait plus de la fin de l’interview.

Le surlendemain, c’est-à-dire le lendemain de son interview télévisée, le négociant en vins bio participa à un débat électoral dans un gymnase. Dès l’entame de la discussion, qui porta principalement sur un plan de stationnement pour le centre-ville de Dijon, le modérateur l’interrogea sur ses propos de la veille. Était-il anti-voiture ? Comment ferait-on pour aller visiter sa mère en maison de retraite le dimanche, si les voitures étaient interdites ? Le débat vira au procès, le négociant en vins ne cessant d’affirmer qu’il n’avait rien contre les voitures, qu’il voulait seulement ouvrir la discussion, tandis que le candidat du maire sortant s’érigeait en défenseur du Français moyen et de la petite Peugeot qui ne fait pas de mal à une mouche, contrairement aux Chinois qui rouvrent des centrales à charbon. Il y eut des invectives, du brouhaha. En quelques jours, la presse locale avait fait de Demain Dijon le “parti qui voulait interdire la voiture”. Un journaliste avait mené l’enquête, était remonté aux sources de cette idée et avait publié un entrefilet intitulé “Le climatologue était aussi poète”. La courbe des sondages s’inversa, on parla de dictature verte et d’écologie punitive. Le maire sortant fut réélu à une confortable majorité.

Quelques mois plus tard, les élections municipales n’étaient plus qu’un vague souvenir lorsque le négociant en vins bio dut conduire sa vieille Citroën Berlingo au contrôle technique. Dans la file d’attente des véhicules, quelqu’un le reconnut et l’apostropha. On l’insulta. D’autres automobilistes s’en mêlèrent. Le négociant en vins tenta de dédramatiser, il avait le défaut de croire qu’en expliquant bien les choses, tout peut toujours s’arranger. Il s’emmêla les pinceaux, à nouveau, dans la contrainte créatrice. Quand il évoqua les bustes de Michel-Ange et la résistance opposée par le plâtre au sculpteur, le conducteur d’une gigantesque Mitsubishi eut l’impression que le négociant se foutait de sa gueule, il sortit de ses gonds et le frappa au visage. Les employés du contrôle technique tentèrent de s’interposer, une bagarre générale éclata. Les poings, les pieds et les crachats se mêlaient aux invectives. Quand le calme revint enfin, on découvrit que le négociant en vins bio ne respirait plus. Son doux visage rêveur était posé, tuméfié, contre le pneu Michelin de son utilitaire. Un filet de sang, semblable à la robe d’un Syrah du meilleur terroir, s’écoulait de ses lèvres.

François Van Ybsen était en congé maladie depuis plusieurs semaines lorsque ce dramatique incident parvint jusqu’à ses oreilles. Déprimé, incapable de se lever le matin, il ne trouvait plus de sens à poursuivre ses missions académiques. Il écrivait un peu, en fin de matinée, se traînait le reste de la journée dans son appartement en laissant la radio allumée, suivi par son chat Xénophon qui imitait l’humeur sombre de son maître en miaulant pour un rien. Lorsqu’il apprit la mort de son ancien colistier, le climatologue appela sa sœur qui vivait aux Pays-Bas. Il lui confia qu’il était à plat, qu’il ne croyait plus du tout à la possibilité d’atténuer quoi que ce soit au dérèglement climatique, qu’il était à la fois honteux de lui-même, triste pour le monde et indifférent à tout. Sa sœur, qui n’avait rien d’une fine psychologue, lui dit qu’il avait bien raison, que c’était foutu depuis longtemps, elle lui rappela qu’elle l’avait d’ailleurs dit avant tout le monde, les gens ne changent pas, jamais, ils veulent la télé, des chaussures de marque, les vacances et la loi du moindre effort. Après avoir raccroché, François Van Ybsen considéra sa vie, sa carrière, ses idées, et en conclut qu’elles ne valaient plus rien. Il se pendit dans l’heure après avoir écrit un long texte en alexandrins, qu’il ne signa pas de son nom mais avec la formule dont l’avaient affublé les médias locaux : “L’homme qui faisait entrer le GIEC dans votre salon”. On ne sait si cette coquetterie était faite de remords, d’ironie ou d’un reste de fierté.

Son corps fut découvert quelques jours plus tard. Le hasard voulut que cette rencontre macabre échût à un ancien de ses étudiants qui s’était reconverti, par conviction, dans la livraison à domicile de paniers paysans, locaux et de saison…

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Ce texte est une fiction. Le choix des noms et des lieux de cette nouvelle est purement aléatoire et ne vise aucune ville française en particulier, ni Dijon ni aucune autre…

La maison-entrepôt – S’affranchir du consumérisme

Il m’est venu l’idée saugrenue de raconter l’histoire de nos objets familiers, des armoires et des pièces de notre quotidien. En quelque sorte, l’histoire consumériste de nos murs et des choses que nous plaçons délibérément dedans. Peut-être apercevrons-nous alors comment le consumérisme nous entraîne vers l’abîme en épuisant, lentement mais sûrement, les ressources de la planète où nous vivons…

Par Alain Maes

Au premier jour de cette histoire, je me suis réveillé dans une maison de ville de douze pièces, plus les caves et un grand jardin, tous amoncelés d’objets en tous genres. Au deuxième jour de cette histoire, je décide de quantifier l’accumulation à laquelle presque personne, et sûrement pas moi-même, ne semble pouvoir échapper. Je désire juste donner une visibilité comptable à ces « collections ». Il me faut, pour cela, choisir une pièce dans laquelle je puisse me glisser et inventorier les panoplies sans bousculer les hôtes que je visite. La cuisine s’est offerte comme une évidence.

Inventaires

Au troisième jour, pour dénombrer, j’établis une pyramide des âges de la population belge de vingt à quatre-vingt-quatre ans. Appartenant à la classe moyenne, je recrute préférentiellement dans cette population les cuisines à rencontrer. Afin de donner du corps à cette recherche, j’en choisis trente-sept de tous styles et de toutes les nuances.
Au quatrième jour, pour les affronter, je dessine un bordereau sur lequel tous les objets sont représentés. Au cinquième jour, j’arpente ma première cuisine : une fourchette, une poêle, une boîte de cure-dents, une paille, une pince à glace, un robot multifonctions – avec tous ses accessoires – valent toutes et tous pour un. Je compte tout ce qui permet de cuisiner et tout ce qui permet de manger. Je ne compte pas les aliments ni les produits d’entretien. Mais bien les lavettes, les nappes, les chaises, les caisses en carton pour le rangement des accessoires de la cuisine, pour peu que de près ou de loin ils alimentent nos estomacs, au sens propre comme au figuré… Je ne comptabilise aucune décoration, sauf s’il s’agit d’un objet destiné autrefois à la bouche. Ceci dit, et de manière anecdotique, lorsqu’un mousqueton est rangé dans le tiroir avec les fourchettes, par exemple, je le compte. Je prends des notes sur le bordereau, je comptabilise. Mes « clients » sortent les objets un à un, ils les nomment et je les note. Je fais autant de « barres » qu’il y a d’assiettes, de bols, de gaufriers, d’économes, de tasses, de pinces à escargots, de pics à zakouskis, de cuillères en bois, de presse ail, de passoires, d’entonnoirs… En moyenne, il me faut d’une heure trente à deux heures pour compter une cuisine « raisonnable ».

Je compte, je compte…

Mais attention, je ne compte pas les ustensiles de la cuisine rangés dans les pièces éloignées. Parfois, j’ai transigé pour quelques « brols » entreposés dans la salle à manger toute proche. Mais j’ai évité les garages comme la peste. Bien que cela m’ait été proposé à plusieurs reprises, jamais je ne suis descendu à la cave ni monté au grenier.
Je compte, je compte tant et plus et les objets murmurent, ils parlent ! Ces objets induisent des remarques auprès de mes intervenants. Les objets abondants et surabondants, oubliés, obsolètes, cassés, improbables, redondants ou encombrants, tous ces objets libèrent la parole. Mes hôtes échafaudent des justifications. Devant l’étalage de leurs objets, chacun, chacune se sent obligé obligée de justifier quelques achats, quelques collections, quelques égarements, quelques victoires… Presque toutes et tous commentent, par exemple, l’existence des objets familiaux, leurs raisons d’être essentielles.

« On ne sait même pas pourquoi on les a achetés »
« J’ai acheté ça pour autre chose »
« Aaah ! (horreur) »
« Des bougies Amnesty »
« Une poêle qui ne sert jamais, je vais la benner ! »
« Je n’ai jamais utilisé ces trucs-là ! »
« Cadeaux de Noël ! »
« J’en ai que cinq (déçue) ? »
« Trop de choses affectives »
« Riez mais il y a une explication… »

Paroles des hôtes consternés, ravis et impassibles. Sur ces entrefaites, des hôtes « joueurs » m’ont tenté à compter quelques maisons entières, pour l’expérience, pour savoir. Une idée saugrenue que j’ai saisie à pleines mains. Je révélerai les résultats de cette poursuite d’enquête dans le prochain Valériane. Pour l’heure, je garde le cap, je termine la cuisine. Comme un mouvement perpétuel, il y a toujours le petit dernier, l’objet chéri, encore frais, le dernier arrivé qui sera bientôt le prochain retraité, le prochain désamour.
Le jour le plus long est le sixième jour. J’ai des milliers d’entrées, une quantité d’informations considérable. J’ai observé mes barres, j’ai regroupé, comparé, rassemblé, croisé les datas. La liste des objets de la cuisine contemporaine est très longue.

Paramètres

Le septième jour, je sors du bois sans déjeuner. Sur trente-sept cuisines, la variété des façons de vivre est aussi grande, dans une même tranche d’âge, que les accumulations d’objets sont variables. La « grande variable insaisissable » qui nous occupe est le mode de vie de chacun, de chacune. C’est lui et lui seul qui détermine l’amplitude des variations sur le long terme, sur une vie. À peine cinq pour cent des hôtes ont manifesté – dès mon arrivée – une résistance au système consumériste. Mais « résister » est un concept « météorologique », lui aussi variable. Le dire et le faire sont deux « commandes » mentales dont les résultats sont parfois éloignés. La quantité d’objets varie dès lors, parfois du simple au double, jusqu’au quintuple, aussi pour les personnes en résistance. Puis d’autres paramètres, plus factuels, entrent en jeu. Vivre seul ou vivre en couple requiert une cuisinière. Autrement dit, nos objets ne sont pas toujours multipliés par autant de personnes vivant sous un même toit, et pourtant… Le nombre d’enfants dans la maisonnée et leur âge sont un autre paramètre qui influe sur l’achat d’objets spécifiques, comme les biberons, les bavoirs et les chaises hautes qui bientôt seront des encombrants… Il y a aussi les familles recomposées et les gardes alternées des enfants qui consomment des objets spécifiques dans deux habitations. Il y a les « nouveaux » couples qui se voient en alternance chez l’un puis chez l’autre, deux cuisines et deux maisons, et deux entrepôts pour le même prix ! En fin de parcours, il y a aussi les héritages…
Aussi, un paramètre très terre-à-terre ne doit-il pas nous éloigner d’une certaine vérité. À trente ans, le pouvoir d’achat du jeune reste fragile, alors que celui de ses ainés est au plus fort. Dans cette enquête, une chose n’est pas à discuter : plus les femmes et les hommes prennent de la bouteille, plus ils accumulent. Inversement, moins ils sont vieux, moins ils en ont dans les bras.

Relativiser

Parler de moyennes, dès lors, doit passer par tous les filtres que je viens d’évoquer. Combien d’objets de cuisine avons-nous dans les jambes ? Les scores des deux familles les plus éloignées sont distants d’un ratio de quatorze ! La première compile 143 objets pour deux jeunes de moins de trente ans sans enfant, alors que l’autre compile 2.019 objets pour un couple de retraités, avec deux enfants fantômes (1). Notez que, malgré cet écart – vertigineux -, ces deux couples mangent à leur faim tous les jours de l’année et le second n’est pas obèse… La double page illustrée visualise trois réalités différentes parmi les trente-sept étudiés (2). Abandonnons les familles pour quelques moyennes par personne : la tranche d’âge 20/24 ans possède 165 objets, la 30/34 ans en possède 211, la 50/54 ans en possède 280, la 60/64 ans en possède 357 et la 70/74 ans en possède 464. Aux extrémités, les deux scores les plus éloignés sont distants d’un ratio de huit ! Un jeune de vingt-huit ans possède 73 objets, et un autre jeune de trente-huit ans en possède 581.
Le septième jour toujours, digérant le repas dominical, me revient l’idée – pas neuve – qu’un dessin supplémentaire vaut mieux que toutes les colonnes de chiffres du monde. Pour vous permettre de visualiser pleinement nos entassements, je vous propose de distinguer les « objets de cuisine » des « objets de la table ». Les premiers servent à cuire le repas. Leur nombre met en adéquation les casseroles et les becs de cuisson disponibles sur la cuisinière. Les « objets de la table » sont des multiples, leur nombre met en adéquation les services complets – assiettes, couverts, verres – et les places assises autour de la table, le lieu du repas.
Pour la tranche d’âge 35/59 ans, la moyenne représentée dans l’illustration ci-contre, nous montre que nous disposons de trois fois plus de contenants que de place disponible sur la cuisinière. Les terrines du four, elles, sont quatre fois plus nombreuses que le four peut en accueillir. Nous disposons d’autre part, pour les « objets de table », de vingt-trois services complets – en bleu -, plus une belle réserve « au-cas-où » – en noir… Malheureusement, la place disponible autour de la table – en moyenne de 1,55 mètre carré – autorise seulement six personnes, ou huit mais serrées… C’est trois fois trop peu de place. La tranche d’âge des 24/34 ans est plus raisonnable, elle dispose d’à peine plus d’outils que de places disponibles avec, elle aussi, une belle marge d’ »au-cas-où »… La tranche d’âge 60/84 ans dispose, de son côté, de quatre fois plus d’ »objets de cuisine » mais de cinq fois plus de services complets que sa table peut en recevoir, le tout avec des réserves dignes des plus belles foires d’antiquaires. En veux-tu ? En voilà ! Notre besoin de posséder est le moteur cardinal du consumérisme, faut pas chercher midi à seize heures, goûter oblige…
Le soir du septième jour, je constate – comme vous, je pense – que nous possédons, toutes et tous, bien plus que de raison. Que diviser notre panoplie par deux ou par trois n’entraverait en rien notre « confort », que du contraire peut-être. Car ces objets en abondance convoquent beaucoup d’armoires à remplir qui demandent elles aussi de grandes maisons garnies de pièces à aménager… C’est un cycle sans fin. Nous verrons cela dans le prochain article…
Dernier fait marquant : avec autant d’accessoires de cuisine, aucun hôte ne m’a invité à sa table… Vous me diriez bien pourquoi ?

Conclusion

L’arithmétique est un élément de base de la prise de conscience. Nous adulons tellement les chiffres que nous arrivons trop souvent à ne plus rien leur faire dire du tout… Pourtant, l’arithmétique vient à notre secours si nous arrivons à comprendre que cent c’est plus que dix, et que cent c’est beaucoup trop si nous n’avons besoin que de dix. Pourtant, la folie du profit qui emporte notre monde nous répète sans arrêt que nous avons sûrement besoin de cent, alors même que nous savons très bien qu’il ne nous faut pas plus de dix !
Cette folie s’appelle la croissance, c’est elle qui régit encore nos économies et notre monde. Il faut aujourd’hui tout faire, d’urgence, pour en sortir rapidement. Nous venons de démontrer cette évidence d’une manière on ne peut plus concrète. Et il n’y a strictement rien à ajouter !

Notes :
(1) Les « enfants fantômes » sont les enfants, devenus grands, qui ont quitté la demeure familiale, bien entendu sans prendre avec eux les objets de leur croissance.
(2) L’entièreté de cette recherche a donné lieu à la publication d’un ouvrage, intitulé Une vie discrète, dont je réserve les derniers exemplaires encore disponibles aux bibliothèques. Pour votre curiosité, cet ouvrage est néanmoins consultable gratuitement sur le site https://issuu.com/alainmaes

Le bouturage d’arbres comme méthode low tech pour reboiser

Facile à mettre en œuvre par tout un chacun, le bouturage peut apporter une solution complémentaire particulièrement appréciable pour permettre au simple citoyen de soutenir l’élan insufflé par l’action du Gouvernement wallon, Yes We Plant ! N’attendons pas. Allons-y gaiement…

Par Françoise Hendrickx

Yes We Plant propose, depuis septembre 2019, de planter quatre mille kilomètres de haies : des haies vives, des alignements d’arbres et de taillis, ainsi que des vergers, à concurrence d’un million d’arbres. Cette campagne s’adresse aux citoyen.ne.s, associations, agriculteurs.trices, entreprises, écoles et organismes publics… Des milliers de participants ont déjà choisi de s’engager chez eux, en groupes dans leur quartier, leurs communes, en ville ou à la campagne, pour recréer et densifier notre patrimoine de « trame verte » mis à mal par l’urbanisation et la mécanisation agricole. Planter pour structurer les espaces, diversifier et embellir les paysages, revitaliser la fécondité et la fertilité de nos environnements !

Regagner en biodiversité

Embrayons sur l’excellent article qui précède : les haies fonctionnent comme de véritables réseaux de communication du vivant. C’est un maillage écologique déterminant pour la vie et pour la migration des oiseaux, la vie d’innombrables mammifères, insectes et plantes… Or près d’un tiers de nos espèces indigènes sont en mauvaise santé ! C’est un geste fort que d’agir pour limiter cette dégradation et regagner en biodiversité… En milieu agricole, les rangées d’arbres ou d’arbustes agissent comme des tampons contre les extrêmes climatiques devenus récurrents, elles stabilisent les sols, les berges des rivières, elles limitent l’érosion tout en ramenant l’eau verte – cette humidité optimale des sols qui recharge notamment les nappes phréatiques -, elles captent une part importante du CO2, elles protègent contre le bruit…
A la différence des clôtures de barbelés, les haies vives abritent les cultures, les prairies et le bétail, du soleil, du vent et des intempéries. Les troupeaux peuvent se nourrir de haies diversifiées et fourragères – aubépine, érable champêtre, charme, frêne, noisetier, saule, ronces… Les bêtes profitent ainsi des bienfaits des plantes comestibles qui les entourent : les tanins des feuilles facilitent leur digestion de la cellulose de l’herbe, ils ont un effet vermifuge, apportent vitamines, sels minéraux et oligo-éléments, et majorent la qualité de leur viande ou de leur lait… Avec un écarteur adéquat, le bétail broute, taille et entretient toute la partie basse des haies. Voilà bien du circuit court et profitable pour tous !
Comme expliqué dans l’article qui précède, différents plants peuvent être choisis pour assurer différents étages : ce qui est, en soi, une véritable haie est une stratification verte et variée. S’ils sont conduits en hautes tiges, certains arbres peuvent rythmer la haie tous les quinze à vingt mètres. A la taille, cela donnera du bois de chauffage et du bois d’œuvre. Et, aux récoltes, le plaisir des ressources nourricières de terroir, de nouvelles sources de revenus, d’abondance et de résilience…

Bouturer, en plus de planter

La Région Wallonne subsidie des plants, en mottes ou à racines nues. Il faut donc creuser des tranchées ou des fosses, ce qui demande un peu d’équipement, de faire appel à des bêcheurs ou à une pelleteuse. Par ailleurs, les pépiniéristes manquent de stock pour répondre à la demande et tout le monde pourrait ne pas être servi. Le bouturage pourrait donc apporter une appréciable solution complémentaire pour soutenir l’élan insufflé par Yes We Plant ! Bouturer consiste à enfoncer directement en terre des bouts de branches d’arbres. Des fagots de branches aoûtées – celles qui ont poussé l’année-même -, soigneusement coupées, un bâton ou une tige robuste pour pratiquer les trous d’accueil sur une profondeur de trente à cinquante centimètres. Et hop-là, c’est parti !
Voilà donc un modus operandi plus low-tech, plus accessible, susceptible de motiver les citoyens dans le cadre d’activités familiales, bénévoles ou de temps de loisirs. Mais il conviendra également d’identifier des demandeurs d’ »enfoncements de boutures » -particuliers, propriétaires privés, exploitants agricoles, propriétaires publics, co-propriétaires, etc. – et des lieux – zones, bordures, etc. On pourrait trouver ensuite des intermédiaires qui relayent ces demandes. Imaginer même des Maisons du Tourisme, des marches ADEPS, des clubs de randonnées, des team building de ressources humaines, des formations dédiées ou des écoles, ou aller voir du côté des missions des cantonniers pour prendre un rôle actif dans cette synergie…
On pourrait aussi bouturer pour constituer des pépinières préalables. Des initiatives telles que Plantons des arbres et des haies ! – Planteurs d’Avenir ASBL (planteursdavenir.be) sont inspirantes. Il en va de même de collectifs moins formalisés. Puisque le bouturage constitue un clonage d’un plant mère, il ne participe pas à la diversité génétique des plants autant que la germination de graines, noyaux et fruits dont l’ADN est chaque fois unique. On pourrait aussi – pourquoi pas ? – partir des fruits et semer noyaux et graines. Les communes de Mettet, Anhée, Florennes et Onhaye souhaitent créer un parc naturel qui ambitionne notamment la plantation d’arbres et de haies, ainsi que l’accompagnement des agriculteurs vers un autre modèle de métier et de pratiques. Le bouturage pourrait y avoir tout son intérêt pour faire équipe avec le grand public à des moments dédiés.

Les arbres qui se prêtent au bouturage

Mais quels sont les arbres, arbustes et buissons se reproduisent par bouturage ? Suite aux échanges avec différents professionnels et avec des membres actifs de Nature & Progrès, chacun s’accorde à dire que « beaucoup d’arbres et arbustes se bouturent aisément, comme le saule… » Mais qui sont-ils exactement ? Après quelques recherches, j’ai pu en trouver quelques autres. La liste n’est, bien sûr, pas exhaustive… Pointons donc :
– les saules, à l’exception notoire du saule marsault pourtant très abondant. Apports pour la vannerie, hormones de bouture, soulagement de douleur – un principe actif est repris dans l’aspirine -, ses chatons sont comestibles…
– les peupliers,
– le sureau noir. Avec des tiges possédant un talon, de préférence en novembre, à l’extérieur. Retirer les feuilles qui se trouvent à la base de la bouture et conserver celles à l’extrémité,
– l’érable negundo qui n’est cependant pas indigène et peut être toxique pour le bétail…
– le noisetier : il requiert une humidité quasi permanente au démarrage,
– la viorne obier : en fin d’été, couper l’extrémité d’une tige herbacée non fleurie d’environ dix à quinze centimètres, retirer toutes les feuilles sur la moitié inférieure et planter la tige dans un châssis rempli de terreau et de sable. Maintenir le sol frais, l’enracinement prend deux mois,
– la bourdaine ou bourgène (Frangula alnus) : cet arbuste pousse soit sur des terrains humides et acides, soit sur des terrains secs et calcaires ; son écorce est utilisée comme purgatif. Sa taille peut atteindre cinq mètres,
– l’aulne : c’est le plus simple ! Les boutures de bois sec, à l’automne, sont quasi immanquables. Prélever des tronçons de rameaux de soixante centimètres à un mètre de long. Façonner des fagots et en faire tremper la base dans l’eau. Planter ces plançons au printemps, directement dans le sol. Il est possible aussi de prélever des rejets racinés au pied du tronc,
– le sorbier, le tilleul, le tremble, le frêne… Beaucoup d’espèces peuvent fonctionner en marcottage préalable,
– le figuier, le grenadier, l’actinidia – kiwi -, la vigne…
– le pommier MM 106, le plus utilisé en porte-greffe vu sa robustesse, sa polyvalence et sa mise à fruits rapide et abondante. Le cognassier… Pour les autres pommiers, pruniers, cerisiers et poiriers, le résultat n’est pas garanti. Mais cela ne coûte rien d’essayer…
– les petits fruitiers : cassis, caseilliers, groseillers, mûriers, mûroise – mix de mûrier et de framboisier -, groseillers à maquereau, gojis…

Comment s’y prendre pour bien bouturer ?

Les clés de la réussite :
– enfoncer suffisamment et dans le bon substrat : en sol peu compacté, humide et maintenu humide – en pot, dans un mélange de sable et de terreau,
– choisir le bon moment : en automne, en début ou en sortie d’hiver.
– choisir le bon endroit qui ne sera pas piétiné, fauché ou tondu, qui offrira l’espace suffisant pour le développement des plants et leur entretien,
– avoir un objectif connu et désiré, impliquant un suivi et une gestion adaptée…

Distinguons enfin trois types de bouturages :
1- les boutures de tige ou de tête, idéales pour les herbacées et les arbustes à fleurs. Travailler sur des rameaux non fleuris, enfoncer deux nœuds en terre et laisser dépasser un ou deux nœuds, au-dessus…
2- les boutures en plançons, variante du bouturage de tête. La différence réside dans la grande taille de la bouture qui s’installe directement à son emplacement définitif. Intéressante pour les saules, les frênes et les peupliers.
Tailler en biais à 45°, avec un sécateur propre et bien aiguisé, pour prélever des rameaux de l’année bien aoûtés, sains, droits et vigoureux d’une longueur de deux mètres. Avec une tarière ou une barre à mine, faire des trous d’au moins un mètre de profondeur – soit la moitié de la longueur des branches prélevées qui sera entièrement effeuillée. Agrandir le diamètre du trou, si le sol est trop compacté, et garnir le fond de graviers pour assurer un bon drainage. Introduire toute la partie effeuillée des plançons, refermer avec de la bonne terre ou du terreau, bien tasser. Placer un tuteur pour maintenir la branche droite. Arroser régulièrement pour la bonne formation des racines.
3- Les boutures à crossette ou boutures à talon. Elles s’appliquent à arbustes à feuillages persistants, vigne, figuier.
Prendre dix à vingt centimètres d’une branche aoûtée d’un à un centimètre et demi de diamètre, avec un morceau d’un à deux centimètres de la branche avec l’écorce à laquelle elle était rattachée. Le tout forme un T ; il sera enterré aux quatre cinquièmes.
Tailler en biais à 45°, avec un sécateur propre et bien aiguisé, choisir des rameaux sains, droits et vigoureux. Supprimer les feuilles du bas, s’il en reste, et les pousses latérales, sans abîmer les bourgeons, à la base des feuilles. Garder un petit feuillage terminal… Mettre dans la terre jusqu’au-dessus du T. Rabattre la terre puis tasser. Arroser puis garder le sol humide mais sans excès d’eau. Si la bouture est mise en pot, placer celui-ci dans un endroit mi-ombragé, à l’abri des vents. Replanter au printemps ou à l’automne suivant, selon le développement racinaire. Dans le cadre d’une haie, espacer les boutures de deux mètres. La plantation se pratique en automne. Les boutures commenceront à pousser au bout de quelques semaines… Alors, cet automne, bouturons des arbres pour créer des haies…

Conclusion

L’action du Gouvernement wallon répond à une nécessité si forte que l’élan qu’elle génère dépasse la capacité de production des pépinières… La nécessité écologique dépasse donc de très loin la capacité économique ! Que faire en pareil cas ? Très simple : se souvenir que mère nature est la première qui subvient à nos besoins. Certes, ceci demande une solide dose d’humilité que, très souvent, nous n’avons plus. Ce ne sont pas tant les haies qui nous manquent, ni la production de nos pépiniéristes, c’est surtout notre propre capacité à nous reforester l’âme. Relisons L’homme qui plantait des arbres, de Jean Giono. Ensuite seulement, nous commencerons peut-être à comprendre de quoi il retourne vraiment…

À la rencontre de l’entreprise citoyenne

Les trois entreprises que nous vous présentons aujourd’hui sont des partenaires de Nature & Progrès depuis un bon moment déjà. Elles appuient et inspirent concrètement notre action, et nous les en remercions. Nous avons donc cherché, en conversant avec quelques-uns de leurs dirigeants, à nous forger une image plus juste de leur responsabilité sociétale et environnementale. Au-delà du cliché « entrepreneurial » – qui rime un peu trop fort avec « seigneurial » -, nous avons voulu questionner et observer en quoi ces communautés, plus ou moins étendues, d’individus évoluent par la force des circonstances et se transforment à présent en véritables entreprises citoyennes.
Qu’entendons-nous par-là ? Le fait évident, tout simplement, que l’entreprise, au même titre que chacun d’entre nous, joue un rôle déterminant face aux diverses crises que nous affrontons, qu’elle est un acteur important de la transition écologique. Mais comment cela se traduit-il pour elle, au jour le jour, voilà ce que nous avons tenté d’apercevoir… Plus encore que les séries d’actes, à caractère souvent symbolique, posés au nom de ces différentes « maisons », de ces différentes marques, nous sont apparus de nouveaux modes d’organisation qui, dans un souci primordial de bien-être au travail, régissent aujourd’hui leur obligation d’efficience. Car le monde de l’entreprise, nul ne peut l’ignorer, est avant tout soumis aux réalités implacables de l’économie.
Pourtant, leur « capital humain » – plus que leur capital tout court – apparaît désormais comme leur meilleur atout pour traverser les tempêtes annoncées. Les « patrons » que nous allons vous présenter le savent mieux qui quiconque et c’est donc sur lui qu’ils investissent aujourd’hui, avec une bienveillance qui pourra surprendre. Plus les nouvelles générations y pénètrent, plus les entreprises sont scrutées quant à la réalité de leurs valeurs et de leurs engagements. Au premier rang desquels figurent évidemment le climat et l’environnement. Mais pas seulement : les questions de gouvernance et les questions de genre sont là également, avec force, au tout premier plan… Le rapport de l’entreprise à sa propre autonomie et à ses propres limites sont également des notions qui semblent de plus en plus incontournables.
Alors ? L’entreprise de demain sera-t-elle écologique et citoyenne ? Parions qu’elle le sera…

Par Dominique Parizel et Benoît Lespagnard

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Asdaex – www.asdaex.com
Intégrateur de logiciels spécialisé en automation, informatique industrielle et hospitalière, ainsi qu’en analytique

« Il n’y a pas de Planète B, affirme d’emblée Francis Martin, un des quatre fondateurs d’Asdaex. Nous sommes une société de services, une société de personnes où les employés passent le plus clair de leur temps derrière des ordinateurs. Nous servons principalement le secteur des sciences de la vie – pharmaceutique, biotechnologies, medtech et hôpitaux – et nous constatons que la préoccupation environnementale est de plus en plus clairement exprimée chez eux. Très fortement parmi les nouvelles générations, bien sûr, mais la prise de conscience a aussi gagné les générations plus anciennes. Et c’est très bien comme cela… Deux choses doivent évidemment être distinguées, en ce qui nous concerne : nos convictions, d’une part, et l’ensemble des opportunités que nous pouvons saisir pour les rencontrer mais aussi, d’autre part, la dimension strictement égoïste qui concerne la valeur intrinsèque de l’entreprise et celle des gens qui la composent. La problématique environnementale fait, de plus en plus, partie de nos valeurs propres, sous la pression surtout de nos plus jeunes collaborateurs mais aussi d’une prise de conscience généralisée. Fort heureusement, l’action voulue par ceux et celles qui composent Asdaex rencontre très bien la nécessité économique. Et la collaboration avec des associations telles que Nature & Progrès est une excellente opportunité pour nous, de telles organisations apparaissant, à l’égard des entreprises, comme Jiminy Cricket sur l’épaule de Pinocchio. Elles les rappellent aux dures nécessités environnementales. »

Au service de la planète

« Comment les spécificités du métier d’Asdaex peuvent-elles être mises au service de la planète ? Pour donner un peu de contexte, explique Francis Martin, prenez l’exemple des cryptomonnaies – comme le bitcoin par exemple – qui sont de véritables catastrophes environnementales car la puissance de calcul qu’elles requièrent est toujours plus élevée afin d’empêcher qu’elles puissent être « hackées ». Ces monnaies sont donc extrêmement énergivores, le bitcoin nécessitant aujourd’hui, à l’échelon mondial, autant d’électricité qu’un pays comme la Suisse, ainsi que nous le rappelle le mathématicien Jean-Paul Delahaye ! Plus généralement, travailler dans le cloud – c’est-à-dire utiliser des serveurs distants – ne doit pas être un prétexte pour négliger les problèmes d’environnement car c’est toujours mobiliser quelque part des centres de calcul très énergivores. Nous avons donc la responsabilité de revisiter régulièrement nos pratiques pour être sûrs de ne pas consommer trop. À cet effet, Asdaex réalise un audit avec une société externe afin d’évaluer la bonne utilisation de ses infrastructures informatiques et de les optimiser si c’est possible. Pour chacun de nos projets, par exemple, nous créons un espace digital où est stockée toute l’information utile ; il n’est cependant pas possible de faire cela pour chaque projet, en laissant exister les anciens. Un système d’archivage permet donc de consommer moins.
Asdaex, c’est un autre aspect spécifique de notre métier, conseille également à ses clients des architectures informatiques adaptées à de nouvelles installations, lorsqu’il s’agit de nouvelles usines par exemple. La consommation énergétique doit être inscrite dans la logique même de ces architectures. À sécurité égale, nous conseillons le coût environnemental le plus acceptable. L’industrie que nous servons jouit de belles marges financières et sa capacité d’investissement permet une réflexion très approfondie en matière de responsabilité sociétale. Ainsi, la prise de conscience, believe it or not, est-elle très forte dans le secteur pharmaceutique de notre pays ! Sans doute parce que les gens qu’il emploie sont, en interne, de véritables acteurs de la cause… De manière plus générale, un gain énergétique important peut être fait en revisitant les méthodes de production. Les entreprises pharmaceutiques le font et mettent en place de véritables indicateurs de performance non-financiers qu’elles n’hésitent pas à communiquer et qui sont de nature à acquérir de plus en plus d’importance. C’est donc, de leur part, un engagement véritable, ce qui est rassurant. De manière plus générale encore, pareille démarche demande bien sûr un peu d’investissement. Mais peut-être le choc énergétique que nous vivons actuellement forcera-t-il encore davantage de décideurs à se préoccuper de ces questions ? Quelles que soient finalement leurs motivations, pourvu que cela soit bon pour la planète… »

Les valeurs de l’entreprise

« Nous devons tous lutter contre les coûts environnementaux cachés, s’insurge Francis Martin ! L’impact de la culture de la consommation immédiate de ces trente dernières années doit absolument être rendu visible pour les consommateurs. Regarder une série sur l’une des plateformes disponibles ? Quelle difficulté y aurait-il à patienter quelques jours ou à optimiser le transport des marchandises ? À acheter un support physique plutôt que de regarder « en direct » – avec une qualité d’image parfois médiocre qui est, à mes yeux, un recul de vingt ans… L’ensemble des plateformes de téléchargement, sans parler de contenus « moins recommandables », représentent une portion extrêmement importante de la bande passante, selon l’Institut Belge du Numérique Responsable ! Il y a vraiment matière à s’interroger sur cette consommation énergétique aberrante…
Chez Asdaex, sûrs que les petits ruisseaux font les grands fleuves, nous tablons sur de petites initiatives, en sensibilisant, par exemple, nos collaborateurs à travers des commandes de fruits – chacun bénéficiant, par ailleurs, de chèques-repas. Ces fruits bio et locaux – même si nous avons parfois des bananes – sont également de saison, cela va de soi, mais nous prenons soin de bien expliquer la démarche, à tous et à chaque fois… Et c’est pareil s’agissant de l’hôtel à insectes que nous avons installé, en collaboration avec Nature & Progrès. Nous en expliquons longuement les tenants et les aboutissants. Nous sommes une société en forte croissance et nous accueillons donc beaucoup de nouveaux collaborateurs qui nous interrogent sur les valeurs de l’entreprise. Notre valeur essentielle est la confiance ! Et au-delà, viennent la transparence, la communication, le respect de la parole donnée… Les questions environnementales, tout comme les questions de genre, sont ainsi régulièrement abordées. Le nombre de femmes engagées – et, par conséquent, la diversité de la réflexion au quotidien – est important pour notre entreprise et nous nous efforçons en permanence d’en recruter davantage, même s’il est plutôt difficile d’en trouver dans les métiers de l’automation, de l’informatique industrielle, etc. Je dirais, mais c’est peut-être affaire de perception, qu’elles sont plus sensibles que les hommes aux questions écologiques, ce qui est positif pour nous car cela transforme notre regard sur les choses et nous assure une large diversité d’idées nouvelles…
Nous avons, chaque jeudi, une « happy hour » où chacun s’exprime et échange librement ; les idées fusent et circulent. Nous organisons aussi un « événement » collectif, trois fois par an, où je veille à ce qu’ils ne se passe jamais dans un esprit de compétition – jamais de classements, de vainqueurs ni de perdants… – car nous privilégions les comportements coopératifs, et non les comportements compétitifs. Ce sont toujours des moments qui me permettent de discuter, avec l’un et l’autre, de manière informelle. Le choix d’un cadre naturel génère souvent des réflexions originales et des questionnements nouveaux qu’il faut être capable d’entendre… Quelqu’un m’a dit : il faudrait faire un compost pour les déchets organiques de la maison ! J’ai trouvé l’idée excellente et j’ai demandé à cette personne de venir me trouver si elle avait besoin d’un budget – Asdaex dispose, à cet effet, d’un budget en relation avec le bien-être au travail… Beaucoup d’idées apparaissent mais il n’y a pas toujours quelqu’un pour les prendre en charge. Certains comportements peuvent être imposés – les gobelets en plastique, par exemple, ont été remplacés par des bouteilles réutilisables – mais c’est encore beaucoup mieux si un projet qui suscite l’adhésion trouve quelqu’un qui a envie de s’y investir pour le bien de tous. J’apprécierais que ce genre de choses – mise en œuvre incluse – reflète vraiment une volonté collective, plutôt que d’être perçue comme un service rendu par l’employeur, au risque de se banaliser rapidement… »

Le vent de tempête qui brise le moulin

« Asdaex, conclut Francis Martin, ne sera jamais une société cotée en bourse car nous voulons continuer à maîtriser, nous-mêmes, les orientations importantes. La croissance de l’entreprise n’a jamais été un objectif à nos yeux ; nous visions une vingtaine de collaborateurs, endéans les trois ou quatre ans, afin d’être crédibles économiquement. Nous sommes soixante-quatre ! C’est dû au succès de nos projets chez nos clients, pas à la volonté de croître pour croître. Nous suivons une logique à moyen terme de respect et de confiance. Nous ne recrutons pas de mercenaires… Asdaex tient à se prémunir de ce qu’on nomme le treadmill effect : le vent entraînant un moulin, lui permettant d’acquérir une certaine vitesse… Mais les actionnaires de sociétés cotées en bourse veulent toujours un peu plus et font tourner le moulin toujours un peu plus vite. Si vite qu’à la fin, il risque de voler en éclats ! L’efficacité opérationnelle a souvent, en contrepartie, un coût humain. Plus l’entreprise est grande, plus ce coût humain est anonymisé par le nombre d’employés : s’il y en a beaucoup, impossible de les connaître tous.
En tant qu’économiste, je connais évidemment tout ce qui est effet d’échelle. Tout n’est évidemment pas compatible avec la petite entreprise. Fabriquer des voitures de série sans grandes entreprises n’est pas envisageable, raison de plus pour que la dimension environnementale et de respect de la planète y soit extrêmement présente. Une dimension qui est cependant beaucoup plus facile à installer dans une petite entreprise, pour peu que les patrons y soient sensibles… Sans doute faut-il aussi conserver une confiance suffisante dans la technologie. Elle rend d’énormes services pourvu qu’on lui pose les bonnes questions. Elle n’est jamais que ce qu’on en fait, n’étant pas intelligente en tant que telle… Ce qui nous ramène immanquablement à nos valeurs et à nos responsabilités. Ici et maintenant… »

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Honesty – www.honesty.be
Une tribu de spécialistes, un autre regard sur l’immobilier

« J’ai personnellement été atteint par la maladie de Crohn, une inflammation du tube digestif, explique Ludovic Guiot, administrateur-délégué d’Honesty. Ayant pu constater l’impact sur mon propre corps d’une nourriture mal appropriée, j’ai prêté une meilleure attention à mon alimentation et à mon hygiène de vie. Une réflexion plus globale sur l’environnement a naturellement suivi et est devenue une véritable démarche familiale. Ma conception du plaisir a également évolué et je m’efforce, autant que possible, d’écarter de ma vie tout ce que je n’aime pas. Deux choses ont donc fait que ma maladie est en rémission : qualité de la nourriture et bonheur d’aller vers ce qui me plaît. Beaucoup de gens ne mettraient jamais une essence frelatée dans leur réservoir mais n’hésitent pas à se nourrir de façon déplorable… »

Les lois de l’attraction

« En tant que patron d’entreprise, poursuit Ludovic Guiot, je m’efforce aussi d’amener mes collaborateurs à éviter ce qui ne leur plaît pas dans leur job. Cela peut sembler étrange mais cette réflexion est pourtant fondamentale : si le travail ne convient pas, pourquoi ne pas en changer ? Ouvrir de telles perspectives est une excellente manière d’améliorer le confort des collaborateurs. Les mentalités doivent évoluer : il faut arrêter d’être dans le devoir, dans le paraître, et il faut, pour cela, identifier correctement sa propre envie et savoir où on est bon. C’est d’ailleurs souvent lié ; il est clair que, si on aime, on sera bon dans ce qu’on fait. Et le reste suivra, je crois aux lois de l’attraction. Nous sommes des moteurs pour tout ce qui nous arrive de positif et de négatif mais il n’est pas toujours aisé de le faire comprendre à notre entourage : famille, amis, collègues… Il ne faut donc pas craindre d’amener autrui à de telles réflexions. En tant que patron, je dois le demander à ceux que j’emploie : peut-être n’est-ce plus la fonction ou l’entreprise qui te conviennent ? Je dois aussi ouvrir la possibilité de réfléchir autrement. C’est pourquoi Honesty travaille avec une association nommée Emploi Mode d’Emploi (EME) – www.eme-conseil.be – qui recherche les modalités de l’épanouissement personnel dans l’entreprise et, par conséquent, une amélioration du travail.
Mieux encore : Honesty va entamer un grand virage, dès le début de l’année prochaine ! Nous voulons nous réorganiser afin qu’il n’y ait plus un responsable ultime mais que des pôles de compétences soient mis à la disposition de tous et que l’autonomie de chacun soit accrue au point de faire disparaître, à terme, toute forme de structuration hiérarchique. Je vous invite, à ce sujet, à lire Reinventing Organizations, de Frédéric Laloux – une version traduite, résumée et illustrée, est disponible aux éditions Diateino -, dont l’idée est d’évoluer vers des fonctionnements de ce type. Pour améliorer le travail de chacun, il ne suffit pas de mettre un billard ou un kicker dans la cafétaria – je caricature – mais il faut laisser la liberté d’action la plus étendue possible aux collaborateurs et ne pas laisser planer l’impression que quelqu’un est susceptible, à tout moment, de les contrôler… Nous voyons aujourd’hui, chez Honesty, à quel point nos collaborateurs sont jaloux de leur autonomie. Trop de gens ont encore souvent, dans leur tête, l’impression qu’une telle autonomie n’est pas légitime. Il faut absolument réagir, face à de telles peurs, en mutualisant la réflexion, en rendant plus disponibles les ressources liées à des fonctions ou à des compétences, de sorte que n’importe quel collaborateur n’ait plus jamais besoin du patron pour arriver à la bonne décision. »

Priorités et valeurs

« Avant cela, n’importe quelle « boîte » doit évidemment définir ses priorités, ses valeurs. Chez Honesty, affirme avec fierté Ludovic Guiot, c’est la bienveillance ! Quelqu’un d’hyper-compétent, mais qui n’est pas bienveillant, n’a pas sa place chez nous. C’est la base. Le métier, ensuite, devient une sorte de la logistique… Je n’avais jamais imaginé qu’Honesty serait une entreprise avec onze bureaux et une quarantaine de collaborateurs. Ce sont les opportunités, les rencontres de personnes amenant des projets, qui décident du destin d’une « maison » comme la nôtre. Et pas une stratégie déterminée de longue date. Il me semble donc préférable, dans cet esprit, que les décisions et les évaluations se fassent entre collègues : fixer, par exemple, de nouveaux objectifs à qui est insuffisant ou irrespectueux, ou carrément prier cette personne d’aller voir ailleurs… Nous n’engageons jamais sur base d’un diplôme ou de compétences spéciales mais surtout sur base de la personnalité. Et, par rapport au métier spécifique de l’immobilier, nous formons nous-mêmes ces nouveaux arrivants. Neuf personnes sur dix sont dans cette situation-là, chez nous…
Il est confortable de rester dans ses habitudes. Faire partie de ceux qui décident de fonctions et de priorités paraît trop ardu à beaucoup de gens qui n’y sont pas prêts. Nous devons donc d’abord déterminer comment bien négocier ce tournant. Honesty veut avant tout conserver son humanité, même si le structure grandit. Aux Pays-Bas, la première entreprise de soins de santé à domicile emploie plusieurs milliers de personnes mais tout se fait en autonomie, jusqu’à former la concurrence pour lui expliquer ce qu’il faudra faire demain… La volonté, au lieu d’expédier simplement les gens dans des homes, est d’amener tous ceux qu’elle sert à davantage d’autonomie, en expliquant, par exemple, comment renforcer les liens avec la famille et les voisins. Toutes les questions émanant du terrain peuvent être posées par des groupes d’infirmiers, à des juristes ou à des médecins, sans qu’aucune structure pyramidale n’existe pour diriger tout cela… Le « boss » n’est plus là que pour certaines questions d’ordre très général. Et ceci est possible, même dans des « boîtes » de très grande taille…
Nous axons notre communication sur la « tribu Honesty » afin de souligner notre grande solidarité interne, dans un monde de l’immobilier qui est encore très concurrentiel, où les commerciaux, dans certaines entreprises, se bagarrent entre eux pour s’arracher les affaires… Ce n’est pas le cas chez nous ! Toutefois, l’inconvénient de la tribu, c’est que ses membres sont parfois plus durs encore que ne le serait le patron : un nouvel engagé doit prouver, par exemple, qu’il mérite bien de faire partie de la communauté. D’une manière générale, la tribu sanctionne beaucoup plus vite… »

S’adapter au monde qui change

« Aujourd’hui, les gens veulent de la liberté, de l’autonomie, constate Ludovic Guiot, travailler à temps partiel afin de garder du temps pour eux. Pourquoi serait-ce un problème, du moment que le travail est fait ? Aller chez le dentiste avec un enfant ? Chez nous, il ne faut même pas en faire la demande, ni même prendre congé… L’organisation du travail ne doit plus être du ressort de patron. Et c’est faisable dans toutes les entreprises mais, pour cela, il faut avant tout de la pédagogie, il faut changer la culture de travail. La rentabilité doit évidemment toujours être au rendez-vous mais n’est-ce pas justement cette souplesse, cette légèreté qui rend aujourd’hui le travailleur plus efficace dans son boulot ? Comment ce travail doit-il être évalué ? Chez nous, pas de chiffres, personne n’a d’objectif ! Le rapport humain est toujours prépondérant, ainsi que les rapports avec les clients. Je n’évalue donc personne individuellement mais le brainstorming est collectif sur ce qu’il est nécessaire d’améliorer.
Quel est le service qu’un agent immobilier peut rendre ? Notre rôle est d’abord de donner les bons conseils par rapport à un patrimoine. Garder ou vendre ? Quel est le prix de vente idéal ? Comment aborder la vente, en scindant, par exemple, le bien pour mieux le valoriser ? Il faut toujours, après réflexion, préférer le bon conseil au conseil intéressé, opter pour la relation à long terme dans l’intérêt du client…
Quand des collaborateurs qui ont de vraies compétences quittent l’entreprise, eh bien, c’est terrible pour l’entreprise ! Mais si ces mêmes collaborateurs s’épanouissent dans l’entreprise et peuvent être partie prenante de son destin, quelles raisons auraient-ils encore de la quitter ? Je pense donc que notre nouvelle organisation sera très attractive pour des gens qui arrivent dans le métier que nous faisons. Or l’enjeu principal aujourd’hui est justement de trouver les bonnes personnes. Et nombreux sont ceux qui acceptent à présent, de renoncer à une partie de leur salaire pour des questions de valeurs… Mieux encore : plusieurs patrons de PME – en électricité, chauffage, peinture – ont postulé, ces derniers mois, chez Honesty, alors que leur entreprise tournait bien. Ils peinent à trouver des gens formés ! Et les candidats ne manquent pourtant pas mais ce sont les formateurs, qualifiés et passionnés, qui font aujourd’hui défaut. Il est urgent de réfléchir autrement, en offrant d’autres perspectives au maçon, par exemple, dont on sait très bien que la pénibilité du métier ne lui permettra pas de travailler sur chantier jusqu’à soixante-sept ans. D’autres, à quarante-cinq ans, souhaitent changer de métier mais ne peuvent pas se le permettre financièrement… Pourquoi ne pas leur assurer un revenu ? »

La solidarité fera la différence

« Nous regrettons que le public, d’une manière générale, soit encore insuffisamment sensibilisé à ces questions, conclut Ludovic Guiot. Nous-mêmes devons mieux communiquer à ce sujet car on imagine rarement que l’écologie et l’aspect humain des choses puissent toucher une société immobilière. Mais il faut dire que le milieu de l’immobilier a été considérablement assaini depuis vingt-cinq ans… L’écologie est avant tout une histoire d’humanité. Je me souviens d’une réflexion de Pierre Rabhi qui place le respect de l’humain au centre, tout le reste n’étant que conséquences logiques. J’ai entendu dire qu’aujourd’hui, 70% des Belges font un job qu’ils n’aiment pas. C’est souvent une question d’éducation car on formatte, dès l’école, sur base de notes largement arbitraires, on drille à une performance qui est pipée d’avance. Et tout est à l’avenant : vous devez mériter à l’égard des autres ! Certes, il faut du courage mais, quand on aime vraiment ce qu’on fait, est-ce encore bien du courage ? En tant que parent, comme en tant que patron, c’est de voir les individus se « casser la gueule » qui est terriblement dur. Nous pouvons juste nous efforcer qu’un problème ne se répète pas, chercher la pédagogie ou la formation continue adéquates, donner à la personne le moyen de trouver elle-même la solution qui lui convienne…
Je pense donc que le travail en groupe permet d’oser davantage, induit des processus de correction plus crédibles et plus efficaces… Alors qu’être morigéné par la hiérarchie est toujours absolument contreproductif. Le rôle du patron aujourd’hui est difficile à jouer, à tel point que je me présente souvent comme un simple collègue. « Un collègue qui décide », dis-je alors sous forme de boutade… Sûr que c’est toujours la solidarité qui fera la différence ! »

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Civadis – www.civadis.be
Solutions IT pour les autorités locales

 » Depuis quelques années, raconte Marc Breuskin, directeur des projets spéciaux et des partenariats, Civadis s’engage dans une action sociale liée aux cadeaux de fin d’année qui sont destinés à remercier notre clientèle. Nous demandons à notre personnel de faire des suggestions d’actions à caractère local et construites autour d’objectifs précis. Nous examinons alors, avec leurs promoteurs, comment y associer Civadis et c’est ainsi que nous avons fait le choix de Nature & Progrès afin de présenter une démarche en faveur de la biodiversité menée en commun : l’installation d’hôtels à insectes dans le cadre du Plan Bee. Une communication spécifique fut réalisée, en complément des cadeaux, et nous développons aussi, avec nos employés, les raisons qui motivent notre choix, un représentant de l’association partenaire étant ainsi convié afin d’en parler, ce qui peut inciter, si elles le souhaitent, les personnes concernées à prolonger la démarche… Soucieux de choisir nos cadeaux dans un cadre d’économie locale, nous optons souvent pour du chocolat, ce qui permet un vrai partage chez nos partenaires plutôt que de concerner exclusivement l’une ou l’autre personne…
Nos clients sont essentiellement des pouvoirs locaux, notre travail consistant à leur fournir des logiciels adaptés à leurs besoins. Ces logiciels sont installés sur leurs propres machines et nous ne pouvons donc qu’être de bon conseil en ce qui concerne les consommations énergétiques, dans le cas d’utilisations éventuelles de datacenters, sans que cette problématique concerne directement Civadis. Notre maison-mère en possède, quant à elle, et vient d’installer une éolienne afin de viser le bilan le plus neutre possible. Nous faisons nous-mêmes, bien entendu, très attention à nos propres consommations et à tout ce qui concerne l’ajustement, après la pandémie, de notre espace de travail qui est relativement grand. Nous réfléchissons aussi à l’introduction de nouvelles sources d’énergie, telles que les panneaux solaires… »

Adapter la politique de mobilité

« La question du sens, précise Sophie Demoitié, directrice financière et des relations humaines, oriente le choix que fait notre comité de direction pour la thématique associée aux cadeaux de fin d’année. Or les défis écologiques préoccupent toujours plus nos collaborateurs. Il est donc important qu’une société comme la nôtre mette l’accent sur les problématiques sociétales et environnementales. Cette image positive est destinée bien sûr à notre clientèle mais elle réaffirme aussi, en interne, les valeurs auxquelles Civadis est très attaché. Nos plus jeunes collaborateurs sont particulièrement sensibles à ces questions, l’évolution des mentalités est très claire à sujet. Sans aller jusqu’à donner toutes priorités à l’environnement, les candidats à l’engagement chez Civadis nous interrogent régulièrement sur le sens que nous donnons aux fonctions proposées. Nous travaillons principalement pour les communes et les CPAS – et donc pour la population dans son ensemble -, nos priorités sont donc naturellement orientées vers le service public et vers le local.
Nous réfléchissons, Marc l’a évoqué, à investir dans le photovoltaïque et à mettre en place des systèmes originaux permettant à nos collègues d’orienter davantage leurs choix de mobilité vers des vélos ou des véhicules électriques. Tous pensent spontanément, par exemple, sur ces questions, à recourir davantage à des véhicules partagés. Le cadre de travail dont Civadis est propriétaire, à Rhisnes près de Namur, est très verdoyant et très aéré mais est malheureusement mal desservi par les transports en commun. Afin d’innover dans notre politique de mobilité, nous avons donc adressé un questionnaire à tous les collaborateurs afin de mieux comprendre leurs souhaits et leurs usages réels, les habitudes de mobilité qu’ils seraient prêts à modifier, ou même s’ils seraient éventuellement prêts à déménager pour bénéficier de conditions de travail différentes… Les résultats de cette enquête et l’analyse de l’état de notre flotte actuelle de véhicules nous permettra de proposer une gamme de solutions que chacun pourra combiner en fonction de son cas particulier. Nous évoluerons également, dans notre plan de rémunérations, en ne proposant plus systématiquement le véhicule de société. Nous sommes aussi très attentifs au bien-être des collaborateurs : l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, par exemple. Nos différentes antennes – Marche, Leuze-en-Hainaut et Herstal – offrent également des solutions aux collaborateurs qui viennent de loin. Nous mettons donc au point une sorte de « plan cafétaria » où la voiture serait davantage comprise comme un outil parmi d’autres. La pertinence du passage à l’électricité de notre flotte de voitures de société reste, pour l’heure, très complexe à évaluer, concernant notamment l’aspect fiscal et vu le coût d’un véhicule électrique, en regard de la valeur de revente de nos véhicules à moteurs thermiques. Chez nous, la voiture reste un véritable outil de travail, beaucoup de collaborateurs se rendant quotidiennement en clientèle, mais à partir de juillet 2023, quoi qu’il en soit, nous passerons à l’électrique. Le rechargement – notamment pour ceux qui habitent en appartements – reste une question complexe, le planning de charges devant être plus structuré que pour les voitures à essence. Pour l’heure, Civadis est équipé de deux doubles bornes et le passage général à l’électricité ne pourra se faire qu’avec l’installation d’un réseau plus important, c’est pourquoi nous pensons à construire un carport muni de panneaux photovoltaïques et d’un nombre de bornes nettement plus conséquent. »

Des évolutions rapides

« Recharger la voiture sur le réseau, quand on rentre chez soi, est évidemment toujours le mauvais choix, précise Marc Breuskin, car c’est aussi le moment où l’électricité coûte le plus cher. Celui qui dispose de panneaux photovoltaïques a tout intérêt à recharger ses batteries, pendant l’après-midi, quand rien d’autre ne tourne chez lui. Un bon schéma serait peut-être d’équiper les surfaces de parkings en panneaux photovoltaïques – dans les supermarchés, par exemple -, de manière à recharger des batteries qui y seraient disponibles. Ceci permettrait sans doute de mieux adapter la consommation à la production électrique. Nous sommes encore dans une phase pilote à cet égard et il est certainement un peu tôt pour faire déjà des choix trop catégoriques, dans la mesure où la technologie – et notamment l’autonomie des voitures – évoluent à grand pas. J’ai eu vent, par exemple, d’un projet où un robot de chargement vient se coller aux voitures en stationnement sur un parking…
Le télétravail est un des outils qui a également évolué très vite, et les solutions qu’il offre sont aujourd’hui pleinement exploitées pour nos réunions. Toutes nos salles sont équipées de systèmes performants. Civadis offre aussi, à ses collaborateurs, la possibilité de trois jours de télétravail par semaine, ce qui est très apprécié même si de nouvelles questions se posent en matière d’esprit d’équipe et de consolidation des liens sociaux. Les logiciels que nous proposons intègrent aussi, de plus en plus, les outils digitaux, à l’intention des administrations que nous servons afin de gérer leurs propres process. Tout ce qui est factures, bons de commandes, etc. est aujourd’hui systématiquement dématérialisé. Tout ce qui peut être récupéré via des messageries permet d’éliminer beaucoup de papier. L’amélioration du dialogue entre citoyen et administration est également au cœur de nos produits, ce qui contribue également à donner du sens au travail qu’offre Civadis : il ne s’agit pas uniquement d’outils de base mais d’une modernisation complète du contact avec les institutions, dans l’intérêt de tous nos concitoyens. Travailler pour nous consiste donc à rendre un réel service à la population. Mais, attention, proposer une solution ne la rend pas pour autant exclusive et chacun doit rester libre de ne pas accepter les solutions électroniques ; ceux qui ne sont pas prêts doivent pouvoir continuer à recevoir les différents éléments de manière traditionnelle. Ajoutons enfin que Civadis change très régulièrement de matériel informatique qui ne reste, chez nous, qu’entre trois et cinq ans. Nous disposons ainsi d’équipements que nous donnons à des écoles ou à des associations. Ce matériel reste adéquat pour l’usage qui en sera fait, même s’il ne correspond plus à nos standards professionnels de performance…
Chacun d’entre nous est acteur d’avenir, conclut Marc Breuskin ! Il ne faut pas attendre spécialement que les politiques ou les entreprises « fassent quelque chose ». Chacun doit « faire quelque chose ». Un peu d’attention suffit pour ne pas subir le changement. »

Nul doute, à présent, que le capital humain soit la ressource essentielle de l’entreprise citoyenne. Ce constat implique donc clairement que le facteur de changement de nos entreprises soit la bienveillance qu’elles témoignent à l’humain, bien plus que la course au profit. Cette course aujourd’hui les épuise, la valorisation de la compétence humaine au contraire les régénère, les fait revivre. Encore un logiciel à modifier d’extrême urgence…

Nourrir notre résilience !

Le groupe local de Namur de Nature & Progrès compte parmi les plus anciens. Sa composition a cependant été récemment renouvelée et ses nouveaux membres ont tenu à prendre eux-mêmes la plume afin de dresser l’état des lieux de leur action. Excellente initiative ! Ecoutons donc attentivement tout ce qu’ils ont à nous dire…

Par David Sokol et Michel Berhin

La « locale » namuroise de Nature & Progrès, recrée et relancée en 2016, est un doux mélange d’anciens et de nouveaux… Quelques membres le sont depuis quelques années, voire de très longues années – presque quarante ans pour notre doyenne fraichement pensionnée, trésorière de la locale mais également organisatrice de voyage « bio » en France et d’ateliers sur la lactofermentation et les soins par l’argile – et d’autres ont rejoint le joli groupe, depuis trois ans et demi… Cette particularité est intéressante car elle permet de mixer nos différents profils, nos générations, et nos dynamiques et attentes respectives. Parmi certains des projets mis en place par notre locale, nous citons entre autres, le cycle « Les dessous du vin : du label au terroir » et un autre cycle intitulé initialement « Effondrement ?!…, Exerçons notre pouvoir d’agir ici et maintenant ! »
Mais peut-être avant tout, vous expliquer notre mode de fonctionnement… Dans notre locale, il n’y a ni président, ni secrétaire. Nous travaillons en réflexions collectives et en partage des tâches, encadrés par Valérie, notre animatrice. Il n’y a pas de règles pour la récurrence/fréquence de nos réunions. Ce sont nos projets qui définissent le rythme et la fréquence de nos rencontres. Certes, la « crise » a ralenti – oui, encore… – la concrétisation de certaines activités, abîmé la motivation de certains, laissé émerger les difficultés à traverser l’époque actuelle pour d’autres… Mais nous ne nous sommes pas laissés abattre. Ah non !

Visio ma non troppo

Durant cette période covid, malgré une bonne série de réunions en vidéoconférence dès que cela fut possible, nous nous rassemblions et, depuis un moment nous nous rassemblons, en chair et en os, pour la grande majorité de nos réunions, de nos échanges. Pour notre plus grand plaisir, aussi. En effet, rien ne remplacera jamais des moments partagés ensemble plutôt que des face à face par le truchement des écrans. Bien entendu, les moyens modernes nous permettent souvent de gagner en rapidité et en efficacité, mais il est bon également de rappeler ici qu’ils nous éloignent parfois de l’essence profonde des rapports humains, sociaux.
Au fil du temps, bien que ne nous voyant quasiment qu’autour de projets menés au sein de la locale, une forme d’amitié se développe et cela, avec beaucoup de simplicité et d’authenticité. La moyenne d’âge de l’équipe de la locale ayant légèrement baissé, ces dernières années, force est tout de même de constater que cela reste un challenge de convier et de convaincre de plus jeunes membres à venir nous rejoindre. Et pourtant, réside bien là l’une des possibilités de dynamique vertueuse et nourrissante d’une locale : mixer les générations qui la constituent. La vie d’un groupe étant très organique, nous sommes persuadés que les projets menés ces dernières années permettront à de jeunes recrues d’approcher et de rejoindre, pour un bout de chemin, l’équipe de notre belle locale de Namur.

Revenons-en aux projets !

– Divine boisson

L’un d’entre eux, fut le cycle intitulé « Les dessous du vin : du label au terroir ». Ce cycle a été initié en 2019 et réalisé en 2020 par la locale de Bruxelles, avec le support d’un membre de la locale de Namur. Plutôt sympa de voir deux locales collaborer ! Ravie du succès de ce cycle en région Bruxelloise, la locale de Namur se l’est également approprié. Elle l’a réalisé sur son territoire namurois en 2021. Et cela malgré la crise covid, en présentiel, tout en respectant et en jonglant avec les consignes dictées au moment de la réalisation de ces projets. Cela n’aurait pas eu lieu sans l’enthousiasme et le dynamisme de la coordinatrice de ces deux locales. Merci à Valérie d’avoir permis ces échanges, rencontres, collaborations…
Ce cycle offrait, en quatre rencontres, la possibilité au public de mieux s’y retrouver et d’identifier les enjeux interpellant autour de cette question du « bon vin ». En effet, le cheminement du cycle nous mène à des réflexions globales et systémiques sur les méthodes culturales, modes de production et de transformation, les différents labels et types d’appellations, la lecture et la compréhension des étiquettes… Autant d’aspects qui souvent pourraient faire tourner la tête des consommateurs, bien plus – tout autant ? – que l’effet du nectar lui-même ! Entre projections, échanges sur nos représentations, rencontres, discussions et débats avec des acteurs viticoles de cette filière… Il faut avouer que ce cycle permet de faire généreusement tout le tour du sujet « vin ». S’il est vrai que l’histoire de la vigne se confond avec celle de l’humanité, force est de constater que ce cycle était bien utile pour éclaircir la vision du public sur ce qu’est le vin, et ce qu’il est devenu aujourd’hui. L’envie de travailler et de réfléchir sur ce sujet fut la lecture « coup de poing », par certain-es de nos bénévoles, du livre de G.-E. Séralini : Le goût des pesticides dans le vin.

– Collapse

Le deuxième cycle qui nous a rassemblés était intitulé : « Effondrement !?… Notre pouvoir d’agir ici et maintenant ! » Cette idée de cycle autour de la collapsologie – la théorie de l’effondrement global et systémique de la civilisation thermo-industrielle, considéré comme inéluctable à plus ou moins brève échéance, et des alternatives qui pourraient lui succéder, n’oublions surtout pas cette seconde partie – a émergé lors d’une réunion de la locale, il y a environs trois ans. Il aura fallu ruser pour réussir à concrétiser une partie des activités imaginées pendant la crise sanitaire. La Covid ne nous a, en effet, pas permis d’organiser l’entièreté des activités en présentiel. Certaines ont donc eu lieu… virtuellement, à distance. Si cette option en ligne ne convient pas nécessairement à tout le monde, force est de constater que nous aurons tout de même réussi le challenge d’accueillir un public d’âges très variés. Car oui, les contraintes qui était celles de l’époque nous ont obligé à jongler avec certaines activités parfois obligatoirement en ligne, parfois en présentiel, afin de respecter le plus possible les règles imposées par nos dirigeants du Codeco. Malgré cela, quel bonheur de constater que la bonne humeur et la bienveillance furent toujours au rendez-vous et ce, malgré les sujets potentiellement anxiogènes que représentent les questions soulevées par ce cycle. Oui, on va probablement dans le mur ! Comment, dès lors, atténuer la marche globale, voire sortir du rang pour faire émerger un autre monde…

De l’éco-anxiété à la résilience

Après une série d’activités d’échanges sur le constat de la situation actuelle de notre planète et de ses limites, des différentes formes d’effondrements déjà en cours et en prévision – à venir -, mais aussi sur notre manière de vivre et d’appréhender tout ceci au point de vue émotionnel… Il était ensuite temps de réfléchir à des actions concrètes et des leviers permettant – même modestement – d’agir pour bâtir un avenir le plus désirable possible. Parmi les nombreuses idées à déconstruire, il y a celle des écogestes. En effet, beaucoup d’êtres humains estiment qu’ils sont parfois illusoires et quasiment inutiles, vu leur modestie, face à l’ampleur de la situation et des dégâts que nous avons causés et que nous causons sur notre environnement.
Il fut donc heureux de constater que chaque geste compte, que tout changement d’habitude, aussi insignifiant qu’il puisse paraître à l’origine, peut permettre de réels changements chez nous et dans notre entourage. Le seuil de basculement d’une attitude serait à situer autour des 25%. Nous sommes des expérimentateurs, des passeurs et des éveilleurs… Du comportement individuel passons au collectif…

Besoin de récits mobilisateurs

Bien sûr, la charge émotionnelle et le désarroi que l’on peut ressentir en prenant profondément la mesure de la situation, en prenant conscience de la situation et de la dégradation du vivant – une phase compliquée à vivre… – semblent inévitables. L’anxiété et le malaise qui peuvent s’installer, consciemment ou parfois inconsciemment, ne sont pas à prendre à la légère. Toutes et tous, nous vivons ces moments à notre manière, et à notre rythme. Avec un peu de recul, il nous semble essentiel de pouvoir échanger avec notre entourage autour de ces questions parfois lourdes qui nous remuent parfois violemment à l’intérieur de nous. La part émotionnelle est donc à prendre généreusement en considération.
Ensuite, selon nous et aussi selon certains scientifiques et penseurs dont les écrits et les paroles nourrissent et ont inspiré ce cycle, vient le moment de l’action. L’action oui, mais de préférence pas n’importe comment et pas uniquement de manière individuelle. Car certes, si chaque geste que nous posons personnellement à un impact, il est certain que les solutions d’avenir résident dans le collectif, dans une autre manière d’être et de « faire ensemble ». Se mettre en projet ensemble, échanger sur nos expériences, oser concrétiser des idées novatrices et qui bouleversent les schémas de fonctionnement habituel… Ces différentes expériences vécues permettent de faire émerger des récits positifs, des exemples dont on parle, et qui permettent parfois d’inspirer, de (ré)-émerveiller, de faire appel à notre créativité pour participer à la construction ce « monde d’après », bien plus inspirant qu’un hypothétique et non souhaitable « retour à la normale »…

Résilience alimenterre

Actuellement, toujours encadré-es et soutenu-es activement par Valérie, nous sommes en train de travailler sur une suite à ce projet… « La résilience alimenterre » fera l’objet de nos prochaines réunions et programmation d’activités. Nos méthodes allient réflexions et actions, outils didactiques variés – projection de documentaire, rencontres d’acteurs de terrain sur site, world café… Parfois autour d’un bon vin – bio, bien sûr, et avec modération ! -, d’un bon pain au levain et de bons fromages de nos producteurs locaux. Déjà plein d’idées et d’envies en tête…

Un Terre-Neuve au soleil

Cet été, dans le Sud de la France, j’ai été témoin d’un événement qui ressemble fortement à celui qui est raconté dans cette nouvelle. Les noms des lieux, les caractères des personnages et l’esprit général de cet événement ont été modifiés, si bien qu’il s’agit d’une pure fiction. Certaines questions qui entourent cette petite histoire, pourtant, demeurent valables dans la réalité comme dans la fiction.

Par Guillaume Lohest

Il est dans les dix-sept heures quand le jeune Noé V., venu passer l’été dans le hameau provençal de sa grand-mère paternelle, tombe nez à nez avec un immense chien allongé de tout son long sur le chemin empierré du plateau de la Tour-Gardinelle. Sa peur est contrôlée ; il n’est plus cet enfant épouvanté par le moindre caniche, mais tout de même, l’animal est de taille. Heureusement, il semble accablé par la chaleur et profondément endormi. Noé procède à un contournement prudent, le chien l’ignore, le voici de l’autre côté. Il entame alors la descente vers le hameau.
Quinze minutes plus tard, il franchit le seuil de la maison. Sa grand-mère est dans la cuisine, au frais. Elle écoute une radio locale un peu démodée qui diffuse des chansons des années quatre-vingt. Apercevant son petit-fils, elle lui lance le petit mot habituel, ce qui donne d’habitude le signal d’un apéritif complice, à l’ombre du figuier, dans le jardin. La dernière fois qu’il est venu, voici trois ans, il était encore un enfant. Maintenant qu’il a seize ans, Mamé lui autorise enfin le panaché.
« Alors ? », dit-elle de sa voix rocailleuse.
Noé, qui a passé l’après-midi à jouer aux cartes à la Tour-Gardinelle, n’a pas grand-chose à raconter. Si ! Il y a bien ce vautour qu’il a vu tournoyer à basse altitude, tout proche de lui. « Attends, je te montre » dit-il en se souvenant d’avoir photographié le charognard. Mais sa poche est vide. Son smartphone a dû rester sur la table du café.
— Il faut que je remonte, mamé. On peut reporter l’apéro d’une heure ?
— Va, mon grand. Je sais qu’à ton âge, on ne peut pas se passer de ces petits machins. Et je sais aussi pourquoi tu en as tant besoin. Va donc.
Elle a compris, dès les premières minutes du séjour de Noé, que son petit-fils était amoureux. Son téléphone est donc l’objet le plus précieux du monde, parce qu’il est le canal par lequel lui parviennent les mots de Leila, sa copine restée en Belgique pour un job d’été. La mamé sait. Elle comprend, elle n’en rajoute pas. C’est ça, une mamé. Comme une mère, sans les soucis qui vont avec.

***

Noé remonte le sentier vers la Tour-Gardinelle. Arrivé au sommet, il lui reste vingt minutes de plateau. C’est encore une vraie fournaise. Des herbes, jaunies par la sécheresse, remonte une chaleur épaisse qui pourrait terrasser un gorille.
En distinguant à nouveau, de loin, la masse informe du gros chien endormi, Noé est gagné par une sensation étrange. À présent tout proche, deux petits mètres, une certitude s’installe en lui. L’énorme animal est exactement dans la même position que tout à l’heure. Il n’a pas bougé d’un millimètre. S’armant d’un brin de courage, Noé pose son pied contre le flanc du chien et pousse légèrement. Aucune réaction. Il appuie plus fort, lui donne carrément un coup de pied. Toujours rien. Cela ne fait aucun doute : le mastodonte est mort.
Malgré la chaleur, Noé poursuit son chemin à toute allure. Il doit prévenir le propriétaire du chien, sans doute quelqu’un de la Tour-Gardinelle. Ses amis pourront certainement l’aider. Il se dirige vers le café qu’il a quitté une heure plus tôt. Arthur et Philémon ne sont plus là, mais Victor est fidèle à sa réputation de pilier de comptoir en devenir. Il est en grande discussion avec la serveuse, une femme dans la cinquantaine dont la peau est tellement cuite par le soleil qu’elle vire au violet.
— Il y a un énorme chien mort sur le plateau ! interrompt Noé à bout de souffle.
Victor et quelques clients se tournent vers lui. On l’interroge. À quoi ressemble ce chien ? Où Noé l’a-t-il aperçu ? Est-il certain qu’il n’est pas simplement endormi ?
— Je lui ai shooté dedans ! répond le jeune homme. Il est plus gros qu’un Saint-Bernard, presque un ours. Il a le poil brun et assez long.
— C’est Winston, tranche un client entre deux gorgées de bière.
— Merde, lâche la serveuse cramoisie.
— Qui est Winston ? demande Noé.
— Le chien de tout le monde, ou de personne, explique Victor. Il a été abandonné ici par un couple de Hollandais, il y a deux ans. C’est surtout Antoine qui s’en occupe, mais il est apprécié et soigné par tout le village.
— Il faut dire qu’il ne dérangeait personne, toujours à moitié assommé par la chaleur. Il aboyait à peine.
— C’est un Terre-Neuve, précise l’amateur de bière en vidant son verre d’un trait. Il a dû succomber à cette canicule de malheur. Les jeunes, attendez-moi là, on va monter le charger dans mon pick-up.
— Je préviens Antoine, propose la serveuse.
— Merci, Élise.
— On ne bouge pas d’ici, Georges, répond Victor sans consulter Noé.
Georges, c’est l’ancien maire, qui tire son autorité de son enracinement. Natif de la Tour-Gardinelle, aujourd’hui la soixantaine, il parle peu et bien, avec un accent du Sud délicat qui s’est arrêté juste au seuil de la caricature. Noé le connaît depuis l’enfance et n’oserait pas le contredire. La mamé va s’inquiéter et l’apéritif risque de sauter, mais il ne peut pas se dérober. Ses jambes tremblent encore un peu de sa course sur le plateau et ses mains sont moites. De toute façon, il aurait été incapable de redescendre. Il sent qu’il se passe quelque chose. Cette histoire n’est pas anecdotique pour les habitants de la Tour. Ce Winston semble être une mascotte un peu spéciale.

***

Vers dix-neuf heures, Georges, Victor et Noé, aidés par Élise, déposent la vieille couverture contenant le corps imposant de Winston sur la petite place qui borde le café de la Tour-Gardinelle. Le chien a toujours l’air endormi. C’est troublant. Élise le caresse comme s’il vivait encore. Une larme coule lentement le long de son nez. Victor aussi semble affecté par cette mort soudaine. Décidément, cet animal était aimé.
— Où est Antoine ? s’inquiète Georges.
— Pas là, dit Élise. Son fils va arriver.
— On ne doit pas traîner. Avec cette chaleur, le corps va vite commencer à sentir et à pourrir. Il faut l’enterrer avant la tombée de la nuit.
— Peut-être qu’il est préférable d’appeler les pompiers…
— Jamais de la vie, tranche Georges. C’est notre affaire, on s’en occupe. Julien pourra dire un petit mot et les enfants Fournier feront un morceau de musique, ils l’aimaient bien aussi.
— Julien ? Ça ne plaira pas à tout le monde. Il est gentil mais il est diacre. Les gens ont leurs principes, tu sais bien.
— Je m’en fiche. Mais on verra. Le silence et la musique, c’est bien aussi.
Élise se relève.
— Je fais passer le message. Vingt heures trente à l’ancien lavoir.

***

Petit à petit, l’ombre gagne du terrain sur la placette. Autour du corps affalé de Winston, les habitants forment un petit attroupement. Ils sont bientôt dix, quinze, à distribuer une dernière caresse ou à se remémorer quelque effroi de touriste à la vue de ce géant. Cela ressemble à une veillée funèbre. Autour d’un chien ? Pourquoi pas. Qui a dit que seuls les êtres humains étaient susceptibles d’avoir une âme à accompagner sur l’autre rive ? Quitte à n’être sûr de rien, autant élargir le bénéfice du doute à d’autres vivants.
L’attente dure. On ne trouve pas le fils d’Antoine. De fil en aiguille, la conversation s’étire et dérive.
— C’est le réchauffement climatique qui l’a tué.
— Mh.
— Depuis combien de temps son corps était-il soumis à cette canicule ? Un mois ? On n’avait pas connu ça depuis trente ans. Je vous le dis, Winston est mort du réchauffement climatique.
— On est obligé de parler politique maintenant ?
— Oui, c’est vrai, il est mort. C’est ainsi. Pourquoi chercher la petite bête ?
— Parce que c’est trop facile, autrement. Combien d’autres chiens, d’autres animaux, d’autres cultures vont devoir crever avant qu’on modifie nos façons de vivre ?
— Les gens ne changent pas, ils ne changeront jamais. On vit comme on s’est habitué à vivre, c’est comme ça. Le réchauffement climatique, on ne l’évitera pas, on peut tout juste s’y adapter.
— Je suis d’accord.
— Tiens, Louis a repeint ses châssis, je n’avais pas vu.
— Et les conversions ? Ça existe, non ? Regardez la famille Fournier. Des petits Parisiens qui n’avaient jamais vu un olivier, et qui se retrouvent à la tête de l’élevage de chèvres le plus reconnu de la région.
— C’est l’exception qui confirme la règle. Pour un Fournier qui change de vie, tu en as dix mille qui continuent leurs commandes en ligne sur Ali Express et qui se ruent sur les promo barbecue du Leclerc.
— Tu nous déprimes. Moi je crois que des petits Fournier, il y en a quand même de plus en plus.
— Il n’y en aurait qu’un seul, ça suffirait déjà à ne pas tout à fait désespérer de l’humanité.
— Wow, c’est la mort de Winston qui vous rend si spirituels ? Ce n’est qu’un chien. Si on ne l’enterre pas tout de suite, il va commencer à puer.
— Merci pour cette belle parole, l’ami. On peut toujours compter sur ton sens des réalités.
Noé, embarqué dans cette histoire malgré lui, a fini par appeler sa mamé pour lui expliquer la situation en deux mots. Il a promis de revenir avant qu’il fasse nuit noire. Comme c’est lui qui a découvert le corps, il jouit d’un statut particulier dans la petite assemblée. De temps à autre, on lui demande des détails. Il est le premier des témoins, ce n’est pas rien.
— Et tu dis qu’il était allongé au milieu du chemin ?
— Oui, j’ai dû le contourner, je pensais qu’il dormait.
— Il aura sans doute eu une attaque cardiaque après s’être couché.
— Tiens, des Slovènes.
— Quoi ?
— La Nissan, là-bas, c’est une plaque slovène.
— Mais on s’en fout, des Slovènes, mon vieux. Qu’ils viennent faire tourner nos commerces, ça nous arrange.
— Quelle idée, aussi. Un Terre-Neuve en pleine Provence ! Son destin était écrit. On le voit tous baver et souffler depuis deux ans.
— Et puis ?
— Eh bien… nous sommes tous un peu responsables.
— Ce sont les Hollandais qui l’ont abandonné ici !
— Bien sûr, mais tout de même. On s’est attaché. On l’a gardé par égoïsme. Il aurait été mieux au Danemark ou en Norvège. C’est un chien sauveteur, il aurait dû pouvoir réaliser ce à quoi sa race le destine.
— Voilà que les chiens auraient des vocations, maintenant. Le soleil nous a tous un peu tapé sur la tête, on dirait. Un chien, c’est un chien.
— Justement, parlons-en ! Les humains ont sélectionné les races, pas seulement en matière de chiens d’ailleurs. Les vaches, les moutons, les chevaux, les chats, les plantes, les blés, tout. Au bénéfice de qui ? L’être humain se croit maître et possesseur de la nature, comme disait… qui encore ? Pascal ? Voltaire ?
— Descartes, imbécile.
— En tout cas, c’est ça le problème. Cela n’a rien à voir avec le réchauffement climatique. Les chaleurs normales d’ici, c’était déjà trop pour Winston.
— Tiens, Géraldine a mis des fleurs à son balcon. Elles n’étaient pas là hier.
— On s’en fout, des fleurs de Géraldine.
— C’est joli, quand même.
— Pas faux. Un degré de moins, ça reste caniculaire. Inutile de mêler le réchauffement climatique à ça.
— Mais oui, je vous l’ai déjà dit, vous cherchez de la politique là où il n’y en a pas. Vous êtes pénibles.
— Ah, des Belges. Je les aime bien, moi, les Belges. Ils sont sympas.
— Un point pour toi, Noé.
— Ah oui, juste. Mais tu es venu tellement souvent qu’on te considère comme un gars d’ici.
— En tout cas, c’est une belle mort. Ça me fait penser à la chanson de Jean Ferrat, Je voudrais mourir debout, dans un champ, au soleil…
— Tu chantes faux.
— Pauvre Winston.
— Il se couchait toujours en plein milieu de la ruelle qui monte vers l’église. Certains touristes renonçaient même à la visiter.
— Sûrement des Allemands. Ils ont peur de tout, les Allemands.
— Et son odeur, misère ! Elle, au moins, on ne la regrettera pas.
— Moi, je dis que c’est quand même le réchauffement climatique qui l’a tué. C’est trop facile sinon.
— Tu es têtu comme une mule, mais ça ne te donne pas raison.
— Ah, voilà le fils d’Antoine.
Le visage du petit Émile, qui doit avoir onze ans à peine, n’est déjà plus qu’un torrent de larmes tandis qu’il se penche sur Winston. Ses pleurs, impossibles à contenir, font un bruit rauque et déchirant. Ceux qui attendaient là font un pas en arrière. Les pudiques se mettent un peu à l’écart. Les sensibles se laissent gagner par le chagrin d’Émile. Les autres attendent, en silence. Après de longues minutes étranges, le garçon dit :
— Papa nous rejoint à l’ancien lavoir. Il est d’accord pour le diacre et pour la musique des Fournier. Il a juste dit de ne pas tirer en longueur.
— On va faire comme il a dit, conclut Georges.

***

Vers vingt-et-une heures, les cinquante-six habitants de la Tour-Gardinelle, Noé V. et quelques touristes, habitués du lieu, écoutent un jeune diacre partager du bout du lèvres quelques considérations hésitantes sur la création, les humains, les animaux et les plantes. « Quelles que soient nos convictions », prend-il soin de préciser, « Winston était un ami fidèle et quelque chose en nous comprend qu’il n’est pas insensé de lui rendre ce petit hommage… ». Arthur, Victor et Georges ont apporté une énorme caisse en bois qui fera office de cercueil improvisé. « C’est pour éviter que les sangliers ne le déterrent » a dit Georges. À trois, ils s’occuperont de creuser et de mettre la caisse sous terre, à une cinquantaine de mètres du vieux lavoir.
Tout de même, il fait nuit depuis un quart d’heure quand Noé rejoint sa mamé sous le figuier du jardin. En sirotant leurs panachés, il lui raconte toute l’histoire et les discussions de la placette. Il a bien réfléchi sur le chemin du retour, c’est vrai que ce n’est pas une question de réchauffement climatique. Un Terre-Neuve, c’est une race canadienne, c’est plutôt ça, ce n’est pas fait pour vivre dans le désert. Après un long sourire tendre, sa mamé mime une petite grimace :
— Et si c’était moi qu’on avait retrouvée morte sur le plateau ? Tu aurais dit cela aussi ?
Noé sort son smartphone de sa poche, l’y remet, se gratte l’arrière du crâne. Les grillons redoublent leur chant. On entend quelques chiens aboyer, plus bas dans le hameau.

Détenir un animal est une vraie responsabilité

Toujours plus soucieuse du bien-être animal, la Région Wallonne, sous l’action de la ministre Céline Tellier, rend effectif le « permis de détention d’un animal de compagnie ». La mesure, qui semble surtout vouloir mettre des freins à la prolifération des « nouveaux animaux de compagnie » (NAC) et aux achats faits sous le coup de l’émotion, ne doit cependant pas être une barrière au développement du « petit élevage » promu, depuis plusieurs décennies déjà, par Nature & Progrès. Explications.

Synthèse d’une réflexion collective

Depuis le 1er juillet – avec une période d’adaptation courant jusqu’au 30 septembre -, la Wallonie impose la présentation d’un extrait du « fichier central de la délinquance environnementale et du bien-être animal » pour acquérir – c’est-à-dire acheter, adopter ou recevoir – un animal de compagnie. Commerces, refuges et élevages sont donc désormais tenus d’exiger ce document avant toute transaction. Faire cadeau d’un animal ne sera, par exemple, plus possible sans la présence du/de la bénéficiaire, un des objectifs de ce « permis de détention » étant notamment de laisser un délai de réflexion aux nouveaux adoptants ou acheteurs afin de limiter les risques ultérieurs de maltraitance. En ce qui concerne les chiens et les chats, un agrément en tant qu’éleveur occasionnel est également obligatoire dès qu’une gestation est en cours et une portée imminente. En tant qu’éleveur agréé, les personnes détenant ces animaux devront donc également solliciter le permis, en cas de vente…

Un document délivré par les communes

L’extrait du fichier central – le « permis de détention » – est délivré par les administrations communales, ou par le Service Public de Wallonie pour les personnes non-domiciliées en Wallonie. Ce document – qui n’est toutefois pas requis si l’acquisition de l’animal se fait à des fins économiques, l’acquéreur étant, par exemple, inscrit à la Banque Carrefour des Entreprises – établit que l’acquéreur n’est pas sous le coup d’une interdiction de détention, ou déchue de son permis de détenir un animal de compagnie, des peines qui peuvent être prononcées par un juge ou par un fonctionnaire sanctionnateur.
Notons ici que nombre de Wallons déjà condamnés pour avoir persécuté des animaux est très réduit ; il ne doit pas dépasser la septantaine de personnes, qui sont d’ailleurs autant des professionnels – dans des exploitations agricoles en déshérence, par exemple – que de simples amateurs. Vu ce nombre très restreint, une surveillance policière classique sera certainement plus efficace pour leur interdire tout contact avec des animaux, quels qu’ils soient, qu’une législation appelée à manipuler des réalités qui restent encore assez mal définies. De toutes façons, s’il existe de vrais pervers parmi eux, il sera, hélas, très difficile de les empêcher – sauf à les colloquer et à leur passer la camisole de force – d’arracher les ailes des mouches et les pattes des fourmis…
La sauvegarde des animaux et le bien-être animal semblent donc bien être les principaux objectifs de la mesure. Sont concernés : chiens, chats, chevaux, chèvres, oiseaux, hamsters, souris, poissons, poules, lapins, furets… Mais surtout l’ensemble des NAC, l’acronyme qui définit les « nouveaux animaux de compagnie » : rongeurs, lézards, reptiles, serpents, tortues, amphibiens, insectes… Et nous en passons, des plus bizarres et des plus hostiles… En France, une famille sur vingt en posséderait ! Si la définition de l’ »animal de compagnie » dont il faut s’assurer du bien-être reste particulièrement floue, la régulation de la détention de NAC – et leur commerce, par conséquent – semblent être ici en ligne de mire. Et c’est heureux…

L’importance du « petit élevage »

Détenir un animal est défini comme « le fait d’avoir en possession, quel qu’en soit le titre, un animal, et ce, de manière régulière ou provisoire ». Sont principalement visés, par la nouvelle obligation wallonne, la catégorie d’animaux voués à « tenir compagnie » et l’achat d’une poule, par un particulier, pour obtenir quelques œufs ne requerra pas d’extrait du fichier central. C’est du moins ce qu’indiquent les réponses aux questions, le FAQ publié sur le portail wallon du bien-être animal dont l’adresse figure ci-dessous. Et c’est une bonne nouvelle ! Redisons tout net que le « petit élevage » occupe une place très importante au sein de l’économie domestique, telle que la conçoit Nature & Progrès. La capacité à autoproduire la nourriture fait, pensons-nous, partie des meilleures solutions à la malbouffe. L’autonomie des mangeurs par rapport à l’agro-industrie est ainsi reconnue, chaque jour un peu plus, comme un impératif de santé publique. Les contraintes sanitaires lui ont cependant déjà porté de rudes coups et il eut été dommage que des obligations administratives récurrentes s’ajoutent à ces difficultés. Le « petit élevage » est bien plus qu’une simple activité de loisir car il améliore incontestablement la vie de ceux qui le pratiquent, tant du point de vue économique que de la qualité alimentaire. Relevant le plus souvent d’un savoir-faire traditionnel, il ne s’improvise pas et suppose sensibilisation et apprentissage, échanges nombreux et respect des spécificités propres à l’animal élevé. De nombreux documents furent édités, à ce sujet, par Nature & Progrès – et de nombreux articles publiés dans votre revue Valériane – afin de bien informer sur les conditions à respecter pour mener à bien ce type d’entreprise chez soi. Les espèces concernées ne semblent pas directement destinées à « tenir compagnie » mais rien ne permet toutefois d’affirmer que les deux objectifs ne puissent pas être remplis en même temps. Est-il encore utile de les présenter ? Quelques gallinacés et quelques gros oiseaux, bien sûr, l’un ou l’autre cochon peut-être, le lapin, quelques poissons de rivière… Les escargots aussi et les abeilles, cela va sans dire, même si on ne les mange pas…
Toutes ces espèces, en règle générale, n’entrent ordinairement pas dans la maison. Le chien non plus, direz-vous, tant qu’il était surtout caractérisé par sa fonction : chien de chasse, chien de berger ou simplement compagnon de « balades natures » qui retourne ensuite à la niche… Quant au chat, tant qu’il ne daigne pas montrer le bout de ses moustaches, il est difficile de dire s’il est vraiment là, ou pas… Nous avons ainsi pratiquement fait le tour du petit monde animal, tel qu’il exista, autour de nous, jusqu’il y a peu. Quand le « grand partage » entre homme et animal était toujours extrêmement affirmé…

Qu’est-ce qui a changé ?

Très paradoxalement, si l’homme sent qu’il doit absolument retrouver sa place au sein du vivant – et redéfinir un juste rapport avec le monde animal -, la consommation d’animal-bibelot n’a jamais été aussi forte, aussi irresponsable et éhontée. Le marketing animalier est le vrai problème. Et c’est bien lui qu’il faut impérativement modérer. On nous a tellement vanté le « petit compagnon » qui allait éduquer nos enfants à notre place – mais une telle charge est souvent trop lourde pour un enfant qui n’a pas un adulte dans son dos -, on nous a tellement vendu le thérapeute placide, le confident discret, le fidèle parmi les fidèles, celui qui est capable de ce qu’on n’oserait attendre d’aucun humain… Se profilait, là-derrière, le marchand d’animaux esclaves et de pet-food, même en bio. Mais que de « petits compagnons » en surpoids ne croise-t-on pas ? N’est-ce pas là une forme aiguë de maltraitance ? Que dire alors des humains ? « Les armes ne tuent pas, prétend-on, parce qu’elles n’appuient pas elles-mêmes sur la gâchette »… Et la bouffe ne tue pas tant qu’on n’en gave pas les individus. Mais qu’est-ce que gaver ?
Notre monde moderne ne s’interdit aucune forme de business. Aucune forme de morale ne peut être opposée au gogo qui a le désir d’acheter. Ainsi va le monde ! Tant qu’il y aura un amateur, il y aura toujours un fournisseur pour alimenter les fantasmes les plus délirants ! Vous aviez déjà un aquarium rempli d’espèces exotiques ? Offrez-vous maintenant un zoo à domicile ! C’est facile mais un ours ou une girafe, évidemment c’est un peu grand et ça peut faire du dégât. Un lionceau, c’est mignon mais cela grandit trop vite… Alors, il reste les NAC, ou même des races génétiquement créées pour qu’elles plaisent à l’homme, voire carrément des races volontairement handicapées afin qu’il soit plus encore plus flatteur de leur venir en aide…
Les NAC sont une création des années quatre-vingt, époque bénie où on s’est mis à vendre n’importe quoi, à n’importe qui, dans n’importe quelles conditions. Une séquelle, une de plus, de l’argent-roi ! Dans cette euphorie inarrêtable du grand marché mondialisé, personne ne se soucia évidemment des conséquences inéluctables. En termes d’ordre public, cela a plutôt alimenté les pires « légendes urbaines », comme les boas jetés à l’égout qui remontaient dans les toilettes des particuliers ! Passons… On s’inquiéta bien de piqûres ou de morsures très problématiques, puis de transmission de zoonoses – avec la Covid, évidemment, on comprend mieux – et d’interactions malheureuses avec la faune locale et avec l’environnement. Le bien-être animal, c’est encore une tout autre affaire… Si on le définit comme le respect de l’éthologie propre à l’espèce, on ne peut en déduire qu’une chose : l’écrasante majorité d’entre eux n’ont juste rien à faire là ! La reconnaissance croissante de la capacité animale à ressentir douleur, plaisir et émotions occupe toujours plus de place au sein de nos législations. Tout animal mérite ainsi une vie qui le satisfasse et a, par conséquent, droit au respect. De plus, la mise en évidence d’authentiques « cultures animales » suggère l’urgente nécessité de les préserver de toute perturbation à caractère anthropique. S’obstiner à individualiser l’animal dans une stricte fonction d’accompagnement n’en serait-elle, assurément, pas une ?

Alors, que faire ?

L’idée demeure profondément ancrée que la prohibition de l’alcool, aux Etats-Unis dans les années 1920, fut la meilleure façon de donner envie d’en boire. Cette idée – leitmotiv du libéralisme triomphant – est largement fausse. Limiter drastiquement le commerce des NAC sera probablement une nécessité en termes de sauvegarde de la biodiversité et de limitation des risques de pandémie. Le récent film de Marie-Monique Robin – accompagné d’un livre du même nom -, intitulé La fabrique des pandémies, ajoute une pierre – de taille ! – à l’édifice… Mais nous n’en sommes pas encore vraiment là. Pour l’heure, on n’interdit rien, on se borne à ajouter une étape qui contrariera – est-ce vraiment tout ce qu’il est permis d’espérer ? – l’achat impulsif, l’achat émotif : la petite boule de poil en guise de doudou ou le monstre velu, et tellement plein de pattes, qui fera de vous un punk authentique… Mais peut-être faudrait-il quand même réfléchir à ne plus vendre en « animaleries » ce qui est culturellement susceptible d’être mangé – les poules essentiellement ? La vente de ces animaux à même d’améliorer l’ordinaire de nos assiettes et de transiter par nos estomacs doit, nous semble-t-il, relever de la seule compétence d’éleveurs agréés.
Peut-être faudrait-il également chercher, un peu plus loin, à rééduquer notre rapport au monde animal et, singulièrement, à cette petite chose qui n’en est justement pas une : l’indéfinissable « animal de compagnie ». La présence animale est-elle appropriée à notre espace intime ? Cette place lui convient-elle vraiment ? Que dit-elle de nous ? Répondre catégoriquement à ces questions est difficile. Des animaux accompagnent des personnes dont la santé est défaillante, du purement physique à toute la gamme du psychologique et de la santé mentale La présence de poules et de lapins domestiqués font beaucoup de bien aux résidents d’établissements pour personnes âgées. C’est sans doute un mieux ? La vigilance reste toutefois de mise car, même là, des formes sournoises de maltraitance peuvent rapidement apparaître…
Au-delà de ces questionnements qui sans doute resteront ouverts longtemps encore, Nature & Progrès tient à rappeler avec fermeté que ces nouvelles mesures wallonnes, certainement très positives en ce qui concerne le bien-être animal en général, ne doivent pas s’appliquer au « petit élevage » nourricier. L’autoproduction alimentaire, sous toutes ses formes, doit au contraire être promue avec vigueur auprès de nos concitoyens, tant elle est susceptible d’améliorer leur quotidien.

Portail du bien-être animal en Wallonie :
http://bienetreanimal.wallonie.be

Une politique alimentaire, et vite !

Y a-t-il encore un pilote dans l’avion de notre politique alimentaire et agricole ? On ne peut plus le nier : nous assistons à la lente agonie de notre modèle alimentaire… Le citoyen en pâtit, jour après jour, et l’agriculteur aussi ! Chez nos voisins bataves, la tension monte. Et la police tire… Il est grand temps qu’une politique alimentaire ambitieuse soit mise en place. Et, pourquoi pas, un vrai ministère de l’alimentation ?

Par Marc Fichers et Mathilde Roda

A Heerenveen, aux Pays-Bas, le 5 juillet dernier, la police hollandaise a ouvert le feu sur une manifestation d’agriculteurs ! Certes, dira la police, il ne s’agissait là que de coups de semonce et personne n’a été blessé (1)… N’empêche, un tracteur a quand même été touché…
Que voulaient les agriculteurs ? Ils protestaient, depuis un bon mois déjà, contre le projet de réduction drastique des émissions d’azote voulu par leur gouvernement qui aura probablement pour conséquence la fermeture de nombreuses exploitations et une réduction du bétail de 30% au moins (2). Car le secteur agricole néerlandais est aussi polluant qu’il est puissant : quatre millions de bovins, douze millions de porcs, cent millions de poulets… Cinquante-trois mille exploitations dont les deux tiers dépassent les seuils d’azote acceptables !
Or l’excès d’azote pollue énormément, eau, air, sols et écosystèmes. Les faits sont là, incontestables, depuis des décennies. Mais tous les responsables successifs ont mis la tête dans le sable…

Un revirement particulièrement radical

Depuis le 10 juin, la décision gouvernementale néerlandaise secoue le secteur agricole batave qui se sent directement visé. Et pour cause ! Les Pays-Bas – comme la Flandre ou la Bretagne – ont misé sur les élevages intensifs, principalement destinés à la production de viande pour l’exportation. Nos voisins occupent carrément la deuxième place, derrière les Etats-Unis, du classement des exportateurs agricoles, tous produits confondus (3). Leurs animaux sont principalement nourris d’aliments disponibles sur le marché international. On peut donc aisément supposer que tout cela concerne peu le bio… L’azote chimique, servant à produire des céréales et de soja – importés massivement de là où les fait à moindre coût -, se retrouve dans les lisiers et les fumiers qui sont épandus sur les sols déjà sursaturés, aux Pays-Bas et plus que probablement en Belgique… Une telle surcharge occasionne des pollutions ingérables. Et le monde politique, fidèle à sa funeste habitude, cherche alors dans l’urgence à éteindre l’incendie ou – nettement plus dur ! – à faire face aux conséquences d’inondations catastrophiques. On connaît la chanson ! Anticiper, en gérant des causes qui sont pourtant archi-connues, n’est pas au nombre de ses us et coutumes.
Or la pollution des masses d’eau par l’azote touche aujourd’hui de nombreuses zones agricoles. Même en Wallonie, où le Programme de Gestion Durable de l’Azote Agricole (PGDA) (4) a fort peu tenu ses promesses, le nombre des sites de prélèvement, où la norme de potabilité en nitrate est dépassée, diminue très lentement. Le gouvernement néerlandais a donc cent fois raison d’opter pour un plan de réduction drastique des causes de la pollution. C’est le chemin qu’emprunte également le Gouvernement flamand qui semble prévoir, lui aussi, la fermeture d’élevages intensifs. Tout cela vient malheureusement bien tard…

Qui faut-il blâmer ?

Mais oui. C’est bien la question qui se pose à présent. Qui est le vrai responsable de cette pollution dont nous ne sommes pas près de voir le bout ? L’éleveur qui s’engouffre dans un système productiviste dont on lui chante les louanges depuis bien trop longtemps ? Ou le politique qui lui permet encore ces pratiques dont nous ne connaissons que trop bien les effets néfastes et qui lui fait miroiter, à coup de primes scandaleuses, une rentabilité assurée mais totalement indue et insensée ?
Depuis des dizaines d’années, toutes les politiques agricoles ont soutenu le développement des élevages intensifs, sous prétexte de garantir une production bon marché pour l’industrie de transformation et surtout d’exportation. Les enjeux, environnementaux et humains, ne furent jamais été pris en compte, seule entrant en ligne de compte la production de protéines animales à bas prix. Pourtant, on a beau nous servir le plat à toutes les sauces et écrire le menu dans toutes les langues, une chose est certaine : l’intensification de l’agriculture n’est pas faite pour « nourrir le monde », et moins encore pour nourrir convenablement les gens d’ici, mais bien pour fabriquer une denrée commerciale, exportée aux quatre coins du monde, dans le seul but de faire grossir le compte en banque de quelques puissants actionnaires. Dont le monde politique est – qu’il en soit conscient pas – objectivement le larbin.
Le même phénomène peut être observé, depuis bien longtemps, en ce qui concerne la gestion de l’impact des pesticides. L’exemple des néonicotinoïdes est, dans ce domaine, particulièrement édifiant – voir l’article sur notre action en cours devant la Cours de Justice de l’Union Européenne (CJUE), paru dans Valériane n°156. En Belgique, les ministres successifs de l’agriculture dérogent systématiquement aux interdictions européennes, sans même se soucier des arguments qui sont exigés d’eux pour le faire. Cette question ne les concerne pas. Nourrir les gens ne les concerne plus. Seule compte pour eux la prolongation d’un système à l’agonie dont les pollutions sont amplement démontrées. Un système qui a déjà provoqué des dommages à la biodiversité, d’une manière quasiment irréversible…

De tout urgence, un pilote dans l’avion ! Nous nous crashons !

C’est une situation intenable. Le monde agricole est aux abois. La police, elle, ne s’en tiendra pas aux coups de semonce… Nous le répétons souvent, depuis des années déjà : cette politique de fuite en avant, dans l’utilisation de l’azote et des pesticides, est une politique mortifère. Et, si elle est néfaste pour notre santé et pour l’environnement, elle l’est tout autant pour les agriculteurs car ils sont ainsi maintenus, d’une manière complètement irréaliste, dans l’illusion absurde d’un mode de production sans aucun avenir. Et ceux qui sont responsables d’un tel aveuglement risquent fort d’en payer prochainement le prix fort ! Qu’il y ait un jour des morts sur le champ de bataille – nous ne souhaitons évidemment la mort de personne mais nous savons aussi combien les faits et les gens sont têtus ! – et ce n’est pas aux bio qu’ils auront à rendre des comptes !
Quand un système est à bout de souffle, quand les crises à répétition l’ébranlent au point de mettre les tracteurs dans la rue, quand le climat et le déclin de la biodiversité – dont dépend, faut-il encore le rappeler, la résilience de notre planète ! -, quand tout cela devrait alerter le politique et le faire descendre de sa tour d’ivoire, plus aucune « dérogation » n’est encore acceptable. Mais quand déroger n’est plus possible, quand l’artifice tacticien est balayé par les faits, les premiers impactés sont toujours les agriculteurs ! Bercés par l’illusion que le modèle productiviste actuel survivra à ses innombrables méfaits, ils n’ont jamais été suffisamment sensibilisés à la nécessité d’entamer la transition. Et plus ils tarderont encore, plus elle s’apparentera à un chemin de croix. Peut-être se retrouveront-ils alors, comme leurs confrères hollandais, à devoir affronter, du jour au lendemain, des diminutions de leurs cheptels. Peut-être essuieront-ils alors, dans un combat qu’ils croiront toujours légitime, les tirs de la police ?
Chers agriculteurs, chers collègues, chers amis, ne reproduisons pas les erreurs du monde économique ! Rappelons-nous la crise de la sidérurgie. Au lieu de saisir l’opportunité de changement qui s’offrait à eux, en travaillant à une transition industrielle et à une réorientation professionnelle des « forces vives » vers des métiers d’avenir, les ministres successifs laissèrent la situation pourrir jusqu’à épuisement, à anéantissement total. Cela, sous le vain prétexte de sauvegarder des emplois et donc, pensaient-ils, des électeurs. Cette terrible démagogie mena finalement les travailleurs à une situation bien plus précaire que s’ils avaient été accompagnés, dès le départ, dans la voie du changement inévitable. Or, quand il s’agit de notre alimentation, de notre santé, de notre environnement, une vision plus large devient indispensable, dans le temps et l’espace. Nos agriculteurs font déjà les frais d’un manque de courage politique très grave, d’un défaut de carrures assez larges et de visions assez claires. Qu’adviendra-t-il s’ils persistent dans une bataille perdue d’avance ?

Les politiques du passé, obstinément…

Dans le cadre des négociations visant à définir la prochaine Politique Agricole Commune européenne (PAC), Nature & Progrès se positionna pour obtenir des primes, non plus à la tête de bétail, mais permettant de transiter vers des élevages essentiellement basés sur le pâturage, pour une plus grande liaison au sol, afin que nos animaux consomment des végétaux produits localement. Nous n’avons pas été écoutés ! La prochaine PAC confirmera malheureusement les politiques du passé, en maintenant une production de viande tributaire des importations d’aliments. Or il nous paraît aujourd’hui impensable de pouvoir encore cultiver et élever des animaux sans tenir compte de la gestion des impacts sur l’environnement et sur la santé. Les consommateurs le savent pertinemment puisque, depuis plus de cinquante ans, ils ne cessent de réclamer de plus en plus de produits issus de l’agriculture biologique.
Pour Nature & Progrès, forts de la longue expérience d’un secteur bio qui s’est forgé dans une gestion conjointe par les producteurs et les consommateurs, l’avenir résidera dans le développement, non pas d’une stricte politique agricole, mais bien dans bien d’une réelle politique alimentaire ! Nous l’avions déjà revendiqué, avant la formation du présent gouvernement, en réclamant un grand ministère de l’Alimentation et de l’Agriculture. Seule cette voie sera de nature à rendre à l’agriculture son rôle premier : celui de nourrir les gens le mieux possible. Et pas de fabriquer des produits commerciaux destinés à l’exportation, pour le seul profit d’intérêts particuliers…

Notes :
(1) Lire notamment : « Manifestations aux Pays-Bas : les raisons d’une colère qui enfle », par Hugues Maillot, dans Le Figaro, du 8 juillet 2022 – https://www.lefigaro.fr/international/manifestations-aux-pays-bas-les-raisons-d-une-colere-qui-enfle-20220708
(2) www.rtbf.be/article/plan-azote-aux-pays-bas-pourquoi-la-colere-des-agriculteurs-neerlandais-persiste-11028389
(3) www.capital.fr/economie-politique/les-10-pays-qui-exportent-le-plus-de-produits-alimentaires-dans-le-monde-185738
(4) http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/EAU%2013.html

Citoyens, nous devons choisir l’énergie citoyenne !

Le principe est le même qu’il s’agisse de notre habitat, de notre mobilité, de notre alimentation, ou de notre énergie ! Ne nous laissons pas désapproprier de ce que nous sommes toujours capables de faire nous-mêmes. Ne laissons pas les tiers, les intermédiaires de tous poils nous vendre des « services » dont nous n’avons aucun besoin. Exerçons sans hésiter le contrôle que nous sommes en mesure d’exercer. Exigeons les régulations que nous estimons devoir exiger. Pesons du poids que nous pesons vraiment ! Ce sera déjà pas mal pour vivre mieux les crises qui s’installent…

Par Dominique Parizel

Nous saurons surtout, ce faisant, ce que coûte vraiment ce dont nous avons prioritairement besoin – ni peu de choses, ni les yeux de la tête… – et nous verrons aussi beaucoup mieux les choix que sommes réellement en mesure de faire, en tant que citoyens actifs. Nous comprendrons mieux où et comment nous investir, nous discernerons mieux en qui nous pouvons réellement placer notre confiance. Des choix nouveaux s’imposent au seuil d’un hiver où sobriété rimera plus que probablement avec solidarité. Ils nous diront ce que vaut vraiment l’énergie dont nous avons besoin, et comment y avoir accès… A l’impérieuse condition qu’elle soit citoyenne. Car la proximité et le circuit-court, cela concerne tout autant votre énergie que votre alimentation, votre habitat ou votre mobilité… En doutiez-vous encore ?

Acheter son électricité en circuit court, c’est possible ?

Aller chercher ses œufs à la ferme ou ses légumes à la coopérative maraichère voisine, voilà l’image qu’on a généralement du circuit court. Mais le circuit court, ce n’est pas que des salades ! Le principe s’applique aussi, notamment, à l’énergie. Produire ensemble son électricité sur le modèle coopératif, vendre et consommer soi-même cette électricité, voilà la boucle du circuit court de l’électricité. C’est ce que font quinze coopératives citoyennes wallonnes productrices d’électricité verte, qui se sont associées pour créer le fournisseur citoyen baptisé COCITER, auquel elles vendent leur production.
Les coopérateurs de ces coopératives sont non seulement copropriétaires des outils de production de leur coopérative – éoliennes, centrales hydro ou photovoltaïque, unité de biométhanisation – mais, en plus, ils sont copropriétaires de leur fournisseur d’électricité. C’est un modèle économique unique dans le secteur de l’énergie en Wallonie. Le client de COCITER consomme l’électricité qu’il a contribué à produire grâce à son investissement dans sa coopérative.
Avec sa coopérative, le consommateur a ainsi le contrôle sur son électricité. Il sait d’où elle provient, comment elle a été produite, dans quelles conditions, à quel prix. Bref, voilà une électricité d’origine contrôlée. Il peut aussi, au travers de sa coopérative, participer aux décisions, influencer les choix et les orientations de son fournisseur. C’est la démocratie en action.
Le circuit court permet aussi de mieux maîtriser les prix, et dans le contexte actuel, c’est un atout indéniable. Quand les coopératives associées décident de vendre leur électricité à COCITER, en dessous des prix du marché, COCITER peut répercuter cette baisse dans ses tarifs et faire bénéficier le consommateur d’un prix plus raisonnable. C’est la magie du circuit court : puisque le consommateur final est aussi le coopérateur qui produit, leurs intérêts se rejoignent. Bien sûr, le marché de l’énergie est très régulé ; on ne peut pas faire ce qu’on veut. Et COCITER, comme toute autre entreprise, doit s’assurer une solidité financière suffisante pour pouvoir affronter les tempêtes présentes et futures. Mais comment ne pas être en colère quand on voit certaines grandes entreprises énergétiques se réjouir de l’envolée actuelle des prix et engranger de plantureux surprofits, sans que ce mécanisme pervers soit remis en question ?
Au-delà de la question du prix, c’est le modèle novateur des coopératives d’énergie qu’il faut retenir. Un modèle qui place le citoyen au centre des attentions, qui lui donne de la responsabilité et du pouvoir. Un modèle qui privilégie l’autonomie et la solidarité. Ce modèle vertueux pourrait se développer et se renforcer. Encore faudrait-il que le politique en prenne conscience et prenne les bonnes décisions. Toute crise offre des opportunités de progrès. Il faut s’en saisir.

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Construire l’Europe des citoyens autour des énergies renouvelables !

Electrotechnicien et économiste, Gérard Magnin avait rejoint l’ADEME – Agence Française pour la Maîtrise de l’Energie – en 1985, comme délégué régional de Franche-Comté. Il anima ensuite, pendant plus de vingt ans, l’association de villes européennes, Energy Cities. Nommé au Conseil d’Administration d’EDF (Electricité de France) en 2014, il en démissionna, dès juillet 2016, afin de manifester son désaccord avec l’investissement dans deux réacteurs nucléaires, à Hinkley Point en Angleterre, et plus généralement à propos d’une stratégie qui déplace toujours plus le curseur de l’entreprise dans la direction unique du nucléaire…
Depuis septembre 2016, Gérard Magnin préside Jurascic, une coopérative de financement citoyen d’énergies renouvelables, en Bourgogne Franche-Comté. Invité du Colloque interrégional sur le renouvelable, qui s’est tenu à Eupen, le 17 janvier 2017, les éclairages qu’il y prodigua demeurent particulièrement précieux dans le contexte actuel. En voici un bref aperçu…

La dimension culturelle de l’énergie

Question universelle, l’énergie nous concerne tous, dans toutes les fonctions de nos vies, personnelles, familiales, professionnelles ou associatives. Son organisation révèle des modèles civilisationnels très différents, voire opposés, tiraillés entre les pôles de l’appropriation et du partage. La question du renouvelable est souvent traitée sous un angle exclusivement technologique, opposant des technologies à d’autres technologies. Ses promoteurs surestiment généralement la portée réductionniste d’un tel argumentaire qui privilégie le technique, l’économique ou le financier. Les décideurs locaux sont ainsi les spectateurs passifs d’échanges dont les règles ne seraient connues que des spécialistes…
Les fausses cartes qui tentèrent de faire croire, à Noël 2016, que la pollution à Paris était le fait des centrales à charbon allemandes – et l’effet de l’abandon du nucléaire dans ce pays – nous font entrer dans l’ère des fake news. Aucun vent ne venait, en effet, de l’est…
Pour mieux s’y retrouver entre rationalité pure et subjectivité totale, le promoteur d’énergies renouvelables ne peut se dispenser d’analyser les aspects techniques, économiques et financiers de la question énergétique. Mais ce n’est pas suffisant car le monde de la rationalité pure n’existe pas. Sous-estimer la dimension culturelle – c’est à dire la représentation qu’on peut se faire de ces énergies – le handicape lorsqu’il est confronté à l’incrédulité de la population et des décideurs. Il se prive ainsi d’arguments percutants qui transcendent le sujet technique, en s’adressant à la pensée, voire à l’intimité du citoyen.
La question du sens est fondamentale ! Elle permet de s’interroger sur les raisons de faire ceci plutôt que cela, de savoir pourquoi il ne nous est pas indifférent de faire ceci plutôt que cela. Voici donc quelques exemples, à différents niveaux de notre société, de ce que les énergies renouvelables peuvent apporter de plus.

Nos choix énergétiques à l’épreuve de valeurs universelles

Nous sommes attachés à des valeurs, souvent universelles, qui motivent nos engagements. Il est généralement admis, par exemple, que ce qui provient de la nature fait partie des biens communs de l’Humanité et ne devrait donc pas pouvoir être approprié de façon privée. De plus, nous aspirons tous à la paix plutôt qu’à la guerre, nous attachons de l’importance à notre souveraineté afin de pouvoir maîtriser ce qui concerne notre quotidien et notre avenir. La demande de démocratie, d’équité et de justice, ou encore l’accessibilité pour tous aux commodités essentielles à la vie, nous semblent primordiales, tout comme l’avenir de nos enfants et la solidarité intergénérationnelle. Nous sommes attentifs à la responsabilisation dans nos prises de décisions ; sûreté et sécurité font partie de nos préoccupations de façon croissante, prévisibilité et stabilité nous semblent des nécessités dans un monde aussi incertain. Nous sommes très soucieux du développement économique, en tant que facteur de cohésion sociale, ainsi qu’à notre capacité à inventer le monde qui vient… Voyons dès lors, à la lumière de ces différents critères, ce que promettent les différentes formes d’énergie.

1. Vie sur terre

La combustion des énergies fossiles est largement responsable du dérèglement climatique qui remet en cause la vie telle que l’Humanité l’a organisée sur notre planète. Des centaines de millions de personnes seront ainsi contraintes de quitter leurs lieux de vie et d’abandonner une partie de leur histoire.
En ne ponctionnant pas de ressources carbonées au-delà de ce qui est nécessaire à la production des équipements, les énergies renouvelables sont quasi neutres en carbone. C’est une de leurs vertus les plus connues. Elles ne portent pas atteinte à la vie sur terre.

2. Biens communs

Les réserves en énergies fossiles et fissiles sont très concentrées dans le monde : 50% des ressources en pétrole viennent de quatre pays – et 80% de huit. Il en va de même pour le gaz. Les trois quarts de la production d’uranium proviennent de cinq pays, dont un seul – le Kazakhstan – en produit plus de 40% ! En théorie, ces ressources sont des biens communs de l’Humanité mais, dans les faits, elles sont la propriété des pays en-dessous desquels se situent les gisements ou confisquées par les compagnies qui les exploitent.
Le vent et le soleil sont disponibles librement partout. L’eau souvent. La chaleur du sol toujours. Ce sont, pour l’essentiel, des biens communs qui ne sont pas appropriables de façon privée, en tant que ressources.

3. Paix

Le contrôle de ces ressources est l’objet de tensions géopolitiques intenses souvent causes de guerres, de conflits larvés ou de rapports de domination. La prolifération des matières radioactives et leur utilisation militaire menace gravement la paix.
La dispersion des ressources renouvelables est un facteur de paix. Utiliser localement du vent ou du soleil ne se fait pas au détriment de leur utilisation en un autre endroit du globe. Elles sont disponibles. La prolifération des technologies renouvelables ne porte pas atteinte à la sécurité du monde.

4. Souveraineté

Les énergies fossiles et fissiles ont concentré le pouvoir dans un très petit nombre de compagnies multinationales dont les chiffres d’affaires dépassent, de loin, le PIB de nombreux pays. Leurs stratégies asservissent à leurs intérêts une grande partie de l’Humanité, et même des pays. Elles remettent en cause leur souveraineté, comme c’est le cas en Ukraine !
Contrôler ses sources d’approvisionnement énergétique est une des bases fondamentales de la souveraineté d’un pays ou d’un groupe de pays ; les énergies renouvelables – productibles, transformables et utilisables sur place – sont un facteur important de souveraineté énergétique, surtout pour un pays non-détenteur de ressources fossiles.

5. Démocratie

L’approvisionnement en énergie est une question stratégique pour un pays ou un groupe de pays consommateurs – l’Union européenne, par exemple -, au point que ceux-ci peuvent devenir moins exigeants quant au respect de valeurs universelles dans les pays producteurs. Il en va de même pour les compagnies multinationales dont la compromission avec des dictatures est consubstantielle de leur modèle ; elles sont une source de corruption à tous niveaux. La production nucléaire, centralisée par nature, requiert un sévère contrôle social et politique pour limiter les risques qu’elle génère.
Les énergies renouvelables ne permettent pas à fournisseur incontournable – russe par exemple – de « confisquer » un modèle démocratique. Sécurité énergétique et sécurité démocratique sont ainsi étroitement liées.

6. Equité, justice, accessibilité

La consommation – et surtout la surconsommation – d’énergies fossiles par ceux qui sont capables de payer, induit des augmentations de prix qui s’imposent à tous. Chaque choc pétrolier est d’abord un choc pour les pays émergents, non-producteurs. Pour la première fois dans l’Histoire, une activité industrielle – le nucléaire – se développe à coûts croissants : cent vingt euros le MWh nucléaire, à Hinkley Point à partir de 2025-2027 et jusqu’en 2060, soit plus du double du nucléaire existant. Les énergies fossiles et fissiles nécessitent des réseaux de transport inadaptés, trop coûteux pour desservir des pays à faible densité. Plus de deux milliards d’êtres humains ne disposent pas d’électricité, sans que des solutions alternatives viables soient proposées.
Plus on construit d’installations en énergies renouvelables, plus les progrès techniques et les effets d’échelle réduisent les coûts de production : vingt-six euros le MWh solaire au Chili, soixante euros le MWh pour l’éolien off-shore en Mer du Nord. Et cela va continuer… L’accessibilité à l’électricité renouvelable en fait la solution la plus économique ; l’électricité pour tous est à portée de main, ce qui lui confère une portée universelle. L’électricité renouvelable décentralisée ne nécessitera que de petits réseaux de distribution permettant optimisations et mutualisations locales.

7. Solidarité intergénérationnelle et responsabilité

Les activités industrielles pétrolières, charbonnières et surtout nucléaires laissent aux générations futures des factures énormes pour réparer leurs nuisances ou se prémunir contre leur dangerosité. Les énergies fossiles ne provisionnent pas pour leur renouvellement, comme si on exploitait une forêt sans la régénérer, comme si une entreprise ne provisionnait pas pour maintenir à niveau ses équipements et les renouveler. Se présentant souvent comme une économie de marché, les énergies fossiles sont une économie de prédation sur un stock produit par la nature. C’est pourquoi on les nomme « énergies de stock ».
Les énergies renouvelables ont un impact sur l’environnement, comme toute activité industrielle, mais il est connu, prévisible et limité. Elles ne produisent pas de déchets dangereux et les installations sont réversibles, à un coût modéré ; elles paient pour capter le vent et le soleil, les transformer en électricité, pour renouveler leurs équipements et financer la gestion de leurs déchets ; elles paient pour l’ensemble du cycle. « Énergies de flux », elles se nourrissent de ressources qui se renouvellent sans épuiser le stock, à l’exception de quelques métaux rares.

8. Sûreté et sécurité

Les technologies de grandes tailles ont souvent montré leurs avantages dans un monde révolu. Aujourd’hui, c’est le contraire qui est vrai : ce qui est gros et concentré est vulnérable et peut devenir une cible, y compris terroriste. La dangerosité intrinsèque des grosses installations énergétiques centralisées – et notamment nucléaires – renchérit leurs coûts de production afin de prévenir les accidents ou de réparer les dégâts d’accidents.
La dispersion des installations, leur taille ou leur concept rend les énergies renouvelables plus sûres, exemptes de risques majeurs. La mutualisation des petits risques est plus sûre qu’une concentration de gros risques. Le risque terroriste ne peut alors avoir qu’un impact limité, du fait même de la dispersion des installations et de leur nombre.

9. Prévisibilité

Les prix des énergies fossiles – en particulier pétrolières – surdéterminent notre développement. Erratiques, leurs variations chahutent nos économies depuis un demi-siècle. Ils ne sont pas prévisibles. Prévisible en principe, la production d’origine nucléaire peut s’avérer fragile quand survient un incident générique qui oblige de cesser immédiatement la production.
L’évolution des prix des énergies renouvelables est prévisible et orientée à la baisse, à l’abri des aléas géopolitiques. La production est soumise aux variations climatiques – et c’est un inconvénient – mais elle est prédictible d’un jour à l’autre. La multiplication et la dispersion des lieux de production mutualisent les risques ; la combinaison des formes de production renouvelable, la gestion de la demande, les synergies entre réseaux, le tout associé au stockage sous ses différentes formes, permettra de dépasser les inconvénients.

10. Développement

Une grande partie des pays producteurs d’énergie fossile vivent de leur rente de production et ne se développent pas ou peu. C’est le cas des producteurs du Moyen-Orient, du Venezuela, de la Russie ou de l’Algérie. L’existence d’une rente énergétique dissuade généralement d’investir dans le reste de l’économie.
Les énergies renouvelables sont produites de façon dispersée ; elles génèrent des travaux de construction et de maintenance. Fournissant de l’électricité là où l’on ne voyait pas de solution proche, elles permettent l’éducation des enfants, la satisfaction des besoins du quotidien, ainsi que l’émergence d’activités économiques nouvelles.

11. Innovation

Les choix énergétiques surdéterminent souvent l’organisation politique des pays, et réciproquement. Les pays les plus nucléarisés – comme la France – sont souvent les plus centralisés, ce qui handicape l’adaptabilité des initiatives locales et les expérimentations qui ouvrent des voies d’avenir. Les moyens mis en œuvre pour préserver un monde ancien ralentissent l’émergence du monde qui vient.
Les pays fédéraux et décentralisés offrent des espaces de liberté et de création à la société, aux autorités locales et aux citoyens. Les innovations essentielles de ces dernières décennies – renouvelables, adaptation des bâtiments, etc. – viennent de ces pays, notamment d’Allemagne. Il en va de même pour l’éclosion des communautés énergétiques locales.

Les énergies renouvelables n’échappent malheureusement pas à l’appropriation – par des grands groupes ou fonds d’investissement – du profit généré par la production et la vente d’électricité renouvelable. Toutefois, les volumes d’investissement nécessaires à la transition des « énergies de stock » vers les « énergies de flux » seront colossaux. Les avantages qui viennent d’être décrits ne doivent donc pas pâtir d’une appropriation des profits qui serait considérée, à tort ou à raison, comme non-éthique ou non-équitable : quels que soient les modes d’investissement et d’exploitation, les énergies renouvelables conservent leurs vertus intrinsèques. Quelques chiffres permettent de mieux cerner la situation :
– selon l’Agence Internationale de l’Energie, les investissements mondiaux dans le solaire et l’éolien dépasseront les trente-deux mille milliards de dollars, d’ici 2040. Les seuls investissements coopératifs ne suffiront donc pas – c’est un euphémisme ! – à faire face dans les délais impartis, mais ils seront invités à prendre leur place ;
– d’ici 2025, une puissance éolienne équivalente à celle de cent vingt réacteurs nucléaires sera installée en Europe. Une grande partie sera installée par des investisseurs et des opérateurs traditionnels mais les citoyens devront y prendre leur part ;
– le désinvestissement des énergies fossiles, de la part des grands fonds d’investissement, au bénéfice des énergies renouvelables est une des conséquences majeures de la COP21. Même si ce changement est encore beaucoup trop lent, il doit être encouragé…
Enfin, une étude – réalisée à la demande de Greenpeace, Friends of the Earth et RESCOOP – montre que la moitié des Européens pourraient produire, de façon individuelle ou collective, tout ou partie de l’électricité dont ils ont besoin pour atteindre 45% de la demande totale ! La production se rapprochera ainsi des lieux de consommation. Cette réalité est proche. Elle nous appartiendra, si nous le voulons.

Ce qui a du sens au quotidien dictera nos choix énergétiques !

Une partie croissante de la population affiche clairement ses préférences : prendre son destin en mains, construire de nouvelles formes de démocratie, mobiliser des communautés territoriales autour de projets concrets, garantir la traçabilité de ce qui est produit, tirer parti des ressources locales, gagner en autonomie… Or les énergies renouvelables offrent l’opportunité unique d’ouvrir un espace d’action pour des communautés énergétiques.

1. Reprendre son destin en mains

Les moyens de produire de l’électricité renouvelable sont d’une taille appropriable par des citoyens. Alors que le monde énergétique du passé était le fait d’acteurs spécialistes dans leurs domaines, la transition énergétique met chacun en situation d’être acteur. Même ceux qui ne connaissent rien à l’énergie peuvent intervenir, dans les économies d’énergie bien sûr, mais aussi dans la production décentralisée.

2. Démocratie pratique

Les démocraties occidentales sont en crise, contestées parce qu’une démocratie formelle – qui se borne au respect de critères juridiques – perd de vue la démocratie réelle – celle qui compte pour les citoyens. Or être partie prenante d’un projet collectif d’énergies renouvelables, c’est justement entrer dans un processus démocratique de discussion, de conviction, de décision, de confrontation aux contraintes et à la complexité, de construction avec d’autres… En résumé, c’est ce qui permet de « faire communauté » autour d’un projet, avec la certitude de voir le résultat d’une action dont on peut être fier.

3. Traçabilité

Les relations marchandes, dans un monde globalisé, rendent les circuits économiques anonymes et de moins en moins lisibles, ce qui crée du doute, voire de l’angoisse. D’où l’émergence de circuits courts alimentaires, de réparation d’équipements, d’épargne et de monnaies locales. Les circuits courts des énergies renouvelables sont donc une nouvelle étape à franchir, avec des liens directs entre producteurs et consommateurs, avec la possibilité d’investir soi-même dans des installations d’approvisionnement. Eux seuls permettent de rendre traçables les circuits énergétiques…

4. Tirer parti des ressources du territoire

Notre économie s’est largement déterritorialisée, les entreprises sont de plus en plus mobiles, détachées de leurs territoires originels. Mais une partie de l’économie, apte à satisfaire des besoins de la vie quotidienne, peut se relocaliser, avec l’intention de maîtriser à nouveau ce qui est à la portée de nos mains. Si les technologies renouvelables permettent une réappropriation territoriale, la crainte émerge cependant de se la voir confisquer par des fonds d’investissement. Des communautés énergétiques – qui affectent leur épargne à des projets d’énergies renouvelables – se forment donc afin de limiter ce risque.

5. Un meilleur équilibre rural-urbain

La fracture entre l’urbain et le rural s’élargit. Le rural se sent floué par l’urbain et l’urbain est souvent arrogant avec le rural. La faible densité de population rurale compromet la viabilité de services à la population mais lui permet aussi d’accueillir des installations d’énergies renouvelables. C’est alors le rural qui fournit l’urbain et l’urbain qui paie le rural, ce qui est de nature à rééquilibrer un peu les relations, ceci n’excluant évidemment pas que des citoyens, entrepreneurs, et autorités locales du milieu urbain viennent investir dans des projets développés en milieu rural…

6. Autonomie

Le numérique renforce la tendance culturelle à l’autonomie, qui devient un marqueur de nos sociétés. La recherche de l’autonomie énergétique s’inscrit donc dans cette tendance. Si ce mot peut connoter du « repli sur soi », il peut surtout être pensé comme un moyen de se responsabiliser à nouveau, de façon individuelle mais aussi collective, quant à l’approvisionnement énergétique, à l’impact écologique du développement local. Les réseaux toutefois sont synonymes de solidarité, de mutualisation des risques, d’ouverture aux autres, à l’inverse d’une attitude voulue comme autarcique qui ressemblerait à une fermeture vis-à-vis d’autrui. Les échanges d’électricité déterminent aussi la base fiscale qui fournit des services à la population. Si cette base devait se réduire et être remplacée par une autre, encore faudrait-il déterminer laquelle…

En route vers une Europe de l’énergie citoyenne ?

Il est indispensable de donner toute sa place à la dimension culturelle de l’énergie, celle qui forge les représentations de sa réalité. Ce sont elles, en définitive, qui déterminent la plupart de nos choix. Toute transition génère des angoisses car on préfère toujours ce qui est connu à ce qu’il faut encore imaginer. Or l’avenir de notre siècle nous est largement inconnu, sauf sur un point au moins : il sera très différent de celui que nous avons quitté !
Mais si l’on part des réalités quotidiennes, des besoins à satisfaire, des potentiels à exploiter, toutes les villes unanimes. Et pas seulement les villes. Les convergences sont presque totales, et pas seulement entre les villes françaises et les villes allemandes, mais dans l’ensemble de l’Europe et bien au-delà. La prééminence des approches « étatico-industrielles » cependant, qui tentent de préserver le monde ancien, handicapent lourdement la recherche de solutions communes.
La capacité des acteurs de terrain, des citoyens – des gens qui ne se connaissent pas et pourtant aspirent aux mêmes choses – est une grande source d’espoir. Le développement de communautés énergétiques locales, ainsi que le mentionne le Energy Package proposé par la Commission européenne, le 30 novembre 2016, et intitulé Clean Energy for Europeans, offre une opportunité unique de construire une véritable Europe des citoyens autour d’objectifs énergétiques communs.

La Ford Explorer d’Anthony Medeiros

Si La désobéissance civile, petit essai du philosophe Henry David Thoreau, se trouvait sur la table basse de votre salon, vous pourriez y lire cet encouragement : “On ne peut attendre d’un homme qu’il fasse tout ; on peut seulement attendre de lui qu’il fasse quelque chose.” Puisque vous n’avez pas ce livre à portée de main, voici une autre histoire. L’un de ses protagonistes, Joshua Gorman, a pris Thoreau au sérieux. Trop ? Jugez-en par vous-même.

Par Guillaume Lohest

Vous avez chaud, vous étouffez presque au milieu de ces boiseries d’un autre temps. Vous regardez les lambris de la salle d’audience et votre regard croise le pygargue à tête blanche qui orne l’emblème de la justice des États-Unis. Vous n’êtes sans doute pas juge de profession, ni américaine de nationalité, ce n’est pas grave car au fond nous sommes tous un peu juges, et tous un peu américains. Votre rôle est plus exactement celui d’une jurée. Vous remplissez votre mandat populaire depuis quelques mois. Une fois par semaine environ, vous empruntez la Cambridge Turnpike vers le Sud-Est et vous avalez les vingt miles qui vous séparent de Boston pour rejoindre la Cour de District du Massachusetts. Sans la climatisation de votre bonne vieille Chevrolet, vous n’auriez pas survécu aux trajets pour les audiences de juin. Il fait mourant en ce début d’été. La petite brise apportée par l’océan Atlantique vous a rafraîchie pendant les quelques pas qui vous ont menée du parking à la Cour. Ce vent tiède hélas ne franchit pas les murs de l’austère bâtiment en briques rouges logé à l’angle de la Courthouse Way et de la Northern Avenue.
Hormis la chaleur, vous vous accommodez plutôt bien de cette mission qu’un tirage au sort a mis en travers de vos habitudes. Au moins, votre voix compte pour quelque chose. Avec les autres jurés, vous partagez une activité exigeante très éloignée de la plupart de vos occupations de tous les jours. On ne vous demande pas d’avoir raison, seulement de vous mettre au service d’une vérité raisonnable. Vous vous découvrez des capacités d’écoute, de compréhension, d’analyse et de délibération. La justice est inaccessible, cela vous aide à mieux la rechercher. Ce devoir démocratique vous apaise en réalité, il vous repose de l’incessante nécessité de vaincre et de convaincre qui anime votre vie. Pour l’obtention d’un marché, d’un poste ou d’un peu d’attention, il faut toujours lutter. Ici non, pensez-vous en vous installant aux côtés des autres jurés. Vous transpirez, votre chemise vous colle à la peau mais votre esprit est tranquille. Ces longues journées d’audience vous plongent dans un état de contemplation active qui ressemble à ces heures d’enfance où vous réalisiez des puzzles interminables. Vous aimiez être égarée, mais libre, dans un univers un peu à part, seule avec des morceaux à assembler.
L’affaire du pneu explosé, comme on l’appelle, occupera la journée entière au moins. Le drame a fait la une des journaux et divise la population en trois sur les réseaux sociaux : les acharnés des deux camps et les incertains dont vous faites partie. Vous n’avez pas eu besoin de vous forcer à entrer dans votre rôle, vous non plus ne savez pas quoi penser de cette histoire. Accident malheureux ? Attitude irresponsable mettant en danger la vie d’autrui ? Concours de circonstance ?
S’il fallait résumer l’affaire en quelques mots, vous pourriez dire ceci. Le 20 septembre 2021 à 7h20, dans la petite ville de Dedham en banlieue sud de Boston, un jeune homme de trente-deux ans appelé Anthony Medeiros a quitté son domicile de la River Street pour se rendre à son travail. Après avoir roulé quelques miles, son pneu avant droit a explosé alors qu’il se trouvait sur une voie rapide à un peu plus de soixante miles à l’heure. Il a perdu le contrôle de son véhicule, une Ford Explorer, et a fini sa course en percutant un arbre. Il a été tué sur le coup.
Cette histoire ressemble à un banal et tragique accident, si on n’y ajoute pas cela : vers 5h du matin, un autre jeune homme répondant au nom de Joshua Gorman avait dégonflé le pneu avant droit de cette même Ford Explorer tandis qu’elle était stationnée dans la River Street.

***

L’avocate des parties civiles est une femme d’environ soixante ans, aux cheveux gris et courts. Elle s’exprime dans un langage châtié avec un fort accent de Pittsburgh, un mélange plutôt inhabituel.
“Les faits, et eux seuls, doivent conduire notre jugement. Or nous tous ici, nous avons été parasités par l’extraordinaire fourmillement de rumeurs et de considérations autour de cette affaire. Je vous demande de faire l’exercice d’une table rase. Nous avons le devoir de laisser de côté tous les aboiements idéologiques qui ont entouré cette affaire. Oubliez l’activisme climatique, bien qu’il y ait matière à nous aventurer sur ce terrain-là. Oubliez l’alibi du geste militant. La vérité toute nue est la suivante : Joshua Gorman a fait courir un danger mortel à Anthony Medeiros en dégonflant délibérément son pneu ce matin-là. Bien sûr qu’il n’avait pas l’intention de provoquer cet accident. Mais encore une fois, tenons-nous en aux faits : il l’a provoqué, lui et personne d’autre. Vous avez pris connaissance des conclusions du rapport scientifique, la pression des pneus était presque à zéro, tout juste suffisante pour ne pas donner l’impression d’un pneu à plat. Si Joshua Gorman avait voulu alerter sa victime sur l’urgence climatique sans mettre sa vie en danger, il aurait dégonflé le pneu jusqu’au bout ! En laissant un peu d’air, il a provoqué la mort d’Anthony.”
Vous vous jouez la scène intérieurement sans difficulté. Conduire une voiture est le geste le plus partagé d’Amérique, aussi n’avez-vous aucun mal à imaginer la perte de contrôle d’un gros véhicule lancé à pleine vitesse. Il paraît que, dans ces circonstances, on peut voir défiler sa vie en quelques secondes. C’est la vôtre qui vous apparaît. Mourrez-vous d’un accident, vous aussi ? Combien de victimes de la route avez-vous connues ? À quoi ressemble un corps broyé par de la ferraille, déchiqueté, inerte, coupé en deux ? On croit toujours que cela n’arrive qu’aux autres. Pourquoi Joshua Gorman n’avait-il pas dégonflé entièrement le pneu ?

***

L’avocat de la défense ne ressemble pas du tout à un avocat de la défense. Vous le verriez mieux en surfeur sur les côtes de l’ouest, avec sa grande taille et ses airs de Brad Pitt. Il n’a pourtant pas l’accent californien. Vous n’avez aucune idée du lieu où il a grandi, mais vous misez sur une grande ville. Chicago ? Atlanta ? Impossible à dire.
“Vous voulez des faits ? En voici. Joshua Gorman est membre d’un mouvement d’activistes climatiques depuis un an et demi. Il a participé à sept actions, toutes semblables à celle du 20 septembre. Lors de toutes ces actions, je dis bien TOUTES, les militants ont déposé un tract sur le pare-brise des véhicules, avertissant les conducteurs du dégonflage d’un ou plusieurs pneus et expliquant les raisons de leur action. Vous avez pu voir plusieurs exemplaires de ces tracts, dont celui utilisé le jour de l’accident. Vous entendrez tout à l’heure d’autres activistes qui confirmeront ce modus operandi. Mon client lui-même a répété à plusieurs reprises qu’il n’avait jamais dérogé à ce principe. La communication est même l’élément central de ce genre de militantisme. Alors je vous le demande : pourquoi M. Medeiros a-t-il démarré ce jour-là ? N’a-t-il pas vu le tract sur son pare-brise ? L’a-t-il pris pour une publicité ? Ce tract s’est-il envolé ? Les données météo du 20 septembre indiquent un vent modéré. Ce fait-là, nous ne pourrons pas le connaître. Nous n’avons plus accès à cette vérité. Est-ce bien l’essentiel ? M. Gorman n’avait aucune intention malveillante envers la victime. La pose de ce tract en est la preuve. Quant au pneu insuffisamment dégonflé, soyons de bon compte. Mon client l’a dit et redit : il a inséré un gravillon dans la valve du pneu puis a poursuivi son chemin. Cette technique a été utilisée sur plusieurs autres véhicules ensuite. Il n’est pas repassé devant la Ford Explorer pour vérifier, soit. Cela ne fait pas de lui un criminel. Il y a chaque année en Amérique des accidents mortels liés à l’explosion d’un pneu. Mon client regrette celui-ci, de toute son âme. Son unique intention était d’alerter l’opinion au sujet du dérèglement climatique qui, dès aujourd’hui et bien plus encore demain, tue et tuera des millions de personnes. Nous demandons au jury de considérer cela. Nous devons parler du climat, car c’est la pièce centrale de cette affaire.”

***

On appelle à la barre une dame aux cheveux très noirs. Elle ouvre une première fois la bouche, rien n’en sort, elle hésite. Dix, quinze secondes passent. Enfin, elle se met à parler, d’une voix lente et ferme. “J’ai perdu mon fils unique. Quel que soit le temps qu’il fera dans dix ans, rien ne me le ramènera. C’est tout ce que j’ai à dire.”
Son avocate semble un peu ennuyée. Elle lui demande si elle peut lui poser quelques questions. La mère accepte d’un hochement de tête.
– Mme Medeiros-Lopez, racontez-nous comment votre fils Anthony s’était procuré cette Ford Explorer.
– Eh bien, c’est-à-dire qu’il a économisé plusieurs années. Jusqu’au printemps de l’année dernière, il se débrouillait sans, ses collègues de la scierie passaient parfois le chercher, ou bien il empruntait ma vieille Toyota. Il a toujours rêvé d’avoir une voiture à lui. Moi je lui ai dit, c’est un trop gros modèle, tu n’as pas de famille, garde ton argent pour autre chose, mais il était résolu mon Anthony, quand il avait une idée en tête… Alors voilà, c’est comme ça qu’il a eu l’Explorer.
– Saviez-vous combien de miles elle avait au compteur ?
– La dernière fois qu’il m’en a parlé, il a dit 6000.
– Une dernière chose, Mme Medeiros-Lopez. Votre fils a-t-il déjà pris l’avion ?
– Ça non, jamais. Moi non plus d’ailleurs.

***

Alors l’avocate s’avance et vous regarde droit dans les yeux, vous et les autres jurés. Son accent de Pittsburgh sonne comme jamais.
“Vous voulez parler de climat, parlons-en. La victime de cette action militante, comme vous dites, et que j’appelle moi une action de vandalisme, a roulé 6000 miles en tout et pour tout, dans toute son existence. Anthony Medeiros n’avait jamais pris l’avion. C’était un simple citoyen américain qui se rendait à son travail en voiture parce qu’il n’avait pas d’autre solution. En quoi avait-il besoin d’être sensibilisé au dérèglement climatique, alors qu’il y contribue sans doute trois fois moins que ces jeunes anarchistes des beaux quartiers qui dégonflent les pneus des grosses voitures sans se soucier de leur propre empreinte carbone ? Je ne nie pas qu’il s’agit d’une cause essentielle. Je veux juste vous dire qu’il existe de mauvaises manières de défendre une cause juste. Sur les cinq dernières années, M. Gorman, lui, a pris trois vols transatlantiques. Je suppose qu’il n’a pas scié les ailes du Boeing avant de prendre place à l’intérieur. Veuillez m’excuser, je n’ai rien contre M. Gorman, mais vous avez parfaitement compris où je voulais en venir.”
Vous avez une pensée pour votre vieille Chevrolet qui vous attend au parking. Peut-être aussi pour votre fils ou votre fille, qui ne sont pas climatosceptiques, qui ont une voiture, des envies de vacances, un barbecue rangé dans l’abri de jardin. L’avocat de l’accusé, le type à l’air californien, reprend la parole.
“Que ferait chacun d’entre vous, s’il avait la certitude absolue que la seule manière d’espérer encore éviter des catastrophes était de désobéir, d’empêcher coûte que coûte ce système économique destructeur de se perpétuer ? Auriez-vous le pouvoir d’annuler votre passé, ce que vous avez fait et vécu, la pollution à laquelle vous avez déjà contribué ? Renonceriez-vous à agir sous prétexte que, jusqu’ici, vous n’agissiez pas ? L’accusation d’incohérence qui pèse sur mon client est injuste. À l’échelle mondiale, les émissions de CO2 n’ont jamais reculé, vous m’entendez, jamais, alors que la prise de conscience est chaque année plus massive. Aucune solution politique, aucune solution économique, aucune solution diplomatique. Que faut-il faire ? Rien, sous prétexte qu’on a déjà pris l’avion ? Ce raisonnement est absurde. La vérité, messieurs les jurés, c’est que le réchauffement climatique tue, les inondations tuent, les tornades, les sécheresses, les famines, les guerres tuent. Pardonnez-moi, mais la voiture aussi tue, directement, violemment. Joshua Gorman n’est pas coupable de vouloir arrêter cela en posant des tracts. Rappelez-vous que l’un des plus éminents Américains de notre histoire, le philosophe Henry David Thoreau, est le père de la désobéissance civile. Si vous envoyez Joshua Gorman en prison, c’est Thoreau lui-même que vous condamneriez une seconde fois. Nous serions de retour au dix-neuvième siècle.”

***

À présent, les heures passent et les témoins défilent, comme autant de morceaux de puzzle à assembler. Vous n’êtes pas au bout de vos peines. On annonce une nouvelle journée d’audience pour demain. Vous regardez vos voisins et voisines, ces onze autres jurés entre les mains desquels repose un verdict très attendu. Vos mains à vous sont moites. La chaleur s’est épaissie. En quittant la salle, vous songez au repas qui vous attend à la maison, le bruit de vos pas se mêle à celui de dizaines d’autres pas, silencieuse et incertaine procession qui devra pourtant rendre justice. Il vous vient peut-être à l’esprit que l’idée de justice est bien fragile, sur cette planète où tant de choses peuvent causer la mort, un pneu qui explose, une artère bouchée, ou encore une mauvaise récolte, un fusil d’assaut, une rivière en furie.
Vous n’êtes sans doute pas juge de profession, ni américaine de nationalité. Ce n’est pas grave car, au fond, nous sommes tous un peu juges, et tous un peu américains.

***

Des collectifs militants, notamment certaines sections d’Extinction Rébellion, en France et au Royaume-Uni, ont réalisé des actions de dégonflage de pneus de véhicules SUV, accompagnées de tracts explicatifs. Toutefois, à ma connaissance, aucune de ces actions n’a entraîné d’accident grave. Les collectifs militants ont par contre été menacés de représailles et de nombreuses plaintes ont été déposées.

NB : Cette histoire est une pure fiction !

Mieux saisir l’essence même de ce que nous faisons !

Sans aucun doute, notre groupe local de Marche compta-t-il toujours parmi les plus dynamiques et les plus imaginatifs… La pandémie semble pourtant avoir fait surgir un gros point de côté chez ce vaillant coureur de fond. Arrêté net en plein effort, le voilà qui récupère lentement son souffle et rassemble sereinement ses idées. Écoutons le bilan que nous fait pour nous Christian Thiry, son coordinateur…

Par Dominique Parizel

« La dame chez qui nous nous rassemblions à l’origine, se souvient Christian Thiry, est aujourd’hui décédée. C’était il y a une vingtaine d’années et c’est chez elle que j’ai notamment fait la connaissance de Jacques Gérard qui était, à l’époque, notre coordinateur. Il organisait surtout des conférences. J’étais arrivé là après l’interpellation d’une de mes collègues qui savait que je pratiquais le jardinage. Claude, mon épouse, et moi-même avons participé, pendant plusieurs années, aux réunions de la locale, sans connaître grand-chose, il est vrai, au fonctionnement global de Nature & Progrès… »

Une concurrence croissante sur les activités traditionnelles

« A cette époque, dit Christian, il s’agissait notamment de conférences sur le jardinage… Avant la pandémie de Covid-19, nous avions aussi accueilli Pablo Servigne, le fameux « collapsologue », puis le climatologue Jean-Pascal Van Yperseele… Mais, à présent, plusieurs autres groupes organisent des conférences, à Marche, et nous devons faire face à une forte concurrence. Pendant une dizaine d’années, nous avons relancé la saison, au mois de février, en organisant des petits déjeuners qui rassemblaient entre cent et cent vingt personnes, des membres de la locale, pour l’essentiel, mais qui pouvaient aussi convier des amis. Nous avons également accueilli les autorités locales à cette occasion ; c’était un peu notre réunion annuelle de relations publiques. Elle a été soudainement arrêtée, il y a deux ans… Nous en prévoyons une nouvelle pour l’automne mais je crains qu’elle ne suscite plus autant d’enthousiasme qu’avant. Nous ne le saurons évidemment qu’en le faisant…
Nous avons également organisé des « bourses aux plantes » et, de manière assez importante, pendant toute une époque, des journées « Portes ouvertes » chez nos membres. Mais, là aussi, une forte concurrence s’est développée depuis, tant au niveau des fermes que des jardins de particuliers… Plusieurs autres organisations sont apparues, même au niveau communal, qui font que nous rencontrons nettement moins de succès. On peut, certes, déceler là un signe que notre travail a été fructueux mais cela n’arrange pas nos affaires aujourd’hui… Même si nous avons toujours su évoluer et nous adapter en fonction des demandes et des époques… »

Un groupe de réflexion très prometteur

« La locale a également organisé des cours de jardinage, pendant cinq ou six ans, précise Christian Thiry. Et ce fut un succès important pour nous : ces cours rassemblaient environ vingt-cinq participants. Les dernières années, nous proposions même un cours, une fois par mois, pendant toute l’année, dans l’idée de tenir un discours de permanence au sujet du jardin. Une tout autre manière de concevoir les choses que « on fait quelques salades en été, puis on remise la bêche et la brouette dès qu’il fait un peu plus froid »… Cela allait à contre-courant de ce qui est encore à la mode pour le moment. Nous incitions aussi ce groupe à prolonger ses réunions, mais de manière autonome : il se réunissait une fois par mois, le dimanche matin, afin d’échanger au sujet de ses pratiques. Philippe Delwiche y fut même invité pour parler de la vie du sol et nous sommes allés visiter son jardin, avec ce groupe-là… Ce groupe aurait très bien pu constituer un groupe permanent de réflexion plus générale, sur le pain par exemple, même s’il n’a jamais évolué en tant que tel, ce qui est peut-être dommage. Chaque année, les « anciens » accueillaient ceux qui venaient d’achever une année de formation, créant ainsi une forme de pérennisation de son effort de réflexion sur le jardinage et l’alimentation. Nos champs d’intérêt s’élargissant même au-delà, nous avons, par exemple, construit des murs de pierres sèches dans le jardin d’un des membres, touchant ainsi davantage à la sauvegarde de la biodiversité et alliant une démarche pratique aux quatre grandes thématiques de réflexion chères à Nature & Progrès. Je regrette qu’en termes d’éducation permanente, cette dynamique n’ait probablement pas été suffisamment exploitée. Notons aussi que ce sont des membres de notre locale qui rédigèrent l’édition de Nature & Progrès relative à la serre en bio… Notre philosophie était alors axée autour de l’autoproduction et du jardinage, mais nous fûmes aussi à l’origine d’un GAC qui a une vingtaine d’années et qui existe toujours. Il fut initié par Jacques Gérard, mon épouse Claude, ainsi que Chantal Van Pevenage. Ce groupement d’achats, qui s’appelle La Capucine, contribua d’ailleurs à la création d’autres structures, comme le premier groupe local de Terre en Vue, et d’un marché fermier à Rochefort. Nous avons aussi participé au festival A travers champs, au groupe semences de Rochefort en Transition, etc. Ce n’est, au fond, qu’un cheminement associatif normal, dira-t-on ; on ne peut certainement pas déplorer que de bonnes idées se développent… »

Tant de questions encore trop rarement abordées…

« Sans doute, chez Nature & Progrès, n’arrivons-nous pas assez à saisir suffisamment l’essence même de ce que nous faisons, risque alors Christian. Avec notre groupe de réflexion, à Marche, nous dépassions de très loin la simple transmission de savoirs et nous efforcions davantage de faire (re)naître et de développer tout ce qui pouvait être mis au service de volontés nouvelles d’autonomie émergeant dans la société dans le domaine de la production et de la transformation des aliments. Ce n’est vraiment pas rien…
Les questions de dynamiques sociales ne sont-elles pas, avant tout, une question d’échelle ? Nous souhaiterions, Claude et moi, relancer au départ de la jolie salle de notre village de cent vingt habitants – Grimbiémont, près de Marche – une réflexion très générale sur l’alimentation. Ce serait bien sûr une démarche touchant au concret, sans quoi les gens ne se déplaceraient pas, de la manière dont Nature & Progrès l’a déjà fait maintes fois au sujet du pain. Seraient évidemment convié un cercle de personnes proches mais surtout les gens du village qui sont sensibles à ces questions-là. Il est important de faire le lien avec ses voisins immédiats, plutôt que de rester dans un « entre-soi » de gens déjà convaincus. Ceci rejoint l’interpellation qui émana de notre groupe au sujet de la participation de nouveaux publics et qui donna lieu à la constitution d’un panel citoyen, puis aux journées de réflexion des 12 et 19 mars. Lorsque plus de groupes locaux, pensons-nous, adhéreront à cette démarche, les questions qu’aujourd’hui tout le monde se pose trouveront alors immanquablement un écho différent. Par exemple, pourquoi ne pas favoriser le petit artisan boulanger ? Faire le pain, est-ce, au fond, un travail individuel ou un travail pour la collectivité ? Les « machines à pain » sont-elles finalement intéressantes ? Faut-il plutôt relancer des fours communautaires dans les villages ? Il y a là de vraies questions de société qui concernent tout un chacun et qui sont bien loin d’être tranchées. Et qui sont même encore trop rarement abordées… »

L’importance de l’échelon communal

« Au niveau de l’alimentation – avec le coût croissant des matières premières -, nous vivons un contexte très difficile, conclut Christian, mais sans doute extrêmement favorable pour Nature & Progrès car l’ensemble des démarches que nous prônons, depuis bien longtemps, ne peuvent plus être ignorées par qui que ce soit. Par rapport à ce qui fut déjà exprimé par deux autres groupes locaux, dans Valériane n°155, nous partageons bien sûr les difficultés liées à l’étendue même des locales, ainsi qu’à la volonté qui est aussi la nôtre de toucher des publics plus divers et moins acquis au niveau des convictions. Avec, bien sûr, l’envie de rajeunir le « noyau porteur » de la locale. Nous sommes un groupe vieillissant, en effet, et les jeunes – avec lesquels nous entretenons d’excellentes relations dans l’environnement direct de Marche – s’engagent avec des démarches très différentes. Il est cependant frappant que les communes trouvent une place très importante dans ces actions. Au risque de me répéter, je crois que l’échelon communal reste une référence importante qui doit être centrale dans notre réflexion sur la géographie du travail des locales. Toutes les communes veulent aujourd’hui un éco-conseiller, et toutes ces personnes lancent des programmes sur lesquels Nature & Progrès a développé, depuis bien longtemps, une expertise et un savoir-faire. Nous devons donc nous efforcer de répondre positivement à toute forme de sollicitation, à condition toutefois que prime l’expression citoyenne sur le « compte-à-rendre » à l’élu local et ses propres intérêts politiques. C’est là une vraie question.
Nous pensons aussi à relancer l’idée de « formations », dans le sens de journées de réflexion sur un sujet précis. Mais, pour l’heure, je ne vois pas qui, au sein du groupe local marchois, va se « mettre au fourneau ». Espérons qu’il s’agit là seulement d’un problème conjoncturel « post-covid » et pas d’une panne définitive d’envie et d’énergie. Cela, seul l’avenir nous le dira… »

Nature & Progrès
Locale de Marche
Christian Thiry
marchenatpro@gmail.com

Repenser l’agriculture à la lumière des outils de l’écoféminisme

L’idée qu’il n’y aurait pas de nouveau modèle agricole possible sans une profonde remise en question des rapports de genre mérite assurément d’être développée. Plus globalement, la libération de la nature peut-elle être pleinement atteinte sans la libération de la femme, des femmes ? Poser la question, c’est certainement y répondre…

Par Maylis Arnould

Tendre vers des techniques agricoles et des modèles de production nourricière plus respectueux de toutes formes de vivant va au-delà d’un simple suivi de la charte de l’agriculture biologique. S’ancrer dans une écologie plus globale, en modifiant également son énergie – provenance et quantité -, sa manière de vendre ou encore les outils utilisés est une première étape déjà largement approuvée et valorisée.
Mais les « relations de pouvoir patriarcales ne disparaissent pas simplement parce-que les gens pratiquent l’agriculture en utilisant des méthodes agroécologiques, et c’est dangereux de l’insinuer (1). » Alors si on allait plus loin ? Si on rajoutait la dimension humaine et sociale à l’écologie ? C’est le défi que se sont lancées de nombreuses personnes, dans le monde entier, qui s’auto-revendiquent ou que l’on peut inclure dans ce grand mouvement encore peu connu qu’est l’écoféminisme.

Un nouveau rapport au monde dont la terre a grandement besoin

On en perçoit l’ombre mais il n’a pas réellement de représentations toutes faites. Imaginatif, pluriel, diversifié, complémentaire, inventif… Perçue comme une force, dès le début, « cette pluralité, cette fragmentation, ces contradictions même, étaient tout le temps décrite comme un atout et revendiqué comme un gage d’inclusivité, de tolérance, de résistance à la tentation totalitaire (2). » Nous en entendons de plus en plus parler, depuis quelques années, dans les espaces féministes et écologiques. Ce terme, déjà utilisé par Françoise d’Eaubonne en 1974, était davantage exprimé à travers des actions qu’à travers des mots, particulièrement lors des manifestations et des occupations qui débutèrent probablement autour des années cinquante. Nous pouvons citer, comme exemples, le mouvement Chipko (3) en Inde, en 1986, ainsi que de nombreuses manifestations, aux États-Unis : Mothers for Peace, en 1973, The Abalone Alliance, entre 1976 et 1981, Women Pentagone Action, en 1980, le Seneca Women’s Peace Camp, entre 1983 et 1994, etc. Ou encore, en Angleterre, le camp de femmes de Greenham Commons, en 1981 (4).
Ce mouvement s’incarne autant dans la fabrication de masques, lors d’une manifestation antinucléaire, que dans un rituel non mixte, en pleine forêt, ou encore dans un bouquet de menthe qui sèche au-dessus d’un poêle à bois… L’écoféministe est, pour moi, une boîte à outils dans laquelle chacun et chacune peut mettre ses idées et piocher des ressources… Ces ressources pourront permettre d’appréhender les problématiques modernes d’une manière moins fataliste et de construire ce nouveau rapport au monde dont la terre aurait grandement besoin. Sa critique du capitalisme, de l’agriculture intensive, du colonialisme, du sexisme, du spécisme ou de toutes autres formes de domination, fait la force et la richesse de ce mouvement dans lequel chaque personne peut se retrouver, participer, aider. Comme nous l’explique si bien Jeanne Burgart-Goutal, « le point de départ du mouvement écoféministe fut la prise de conscience que la libération des femmes – but de tous les courants féministes – ne peut être pleinement atteinte sans libération de la nature ; et réciproquement que la libération de la nature, si ardemment désirée par les écologistes, ne peut être pleinement atteinte sans la libération des femmes. »

L’écologie, l’agriculture et le féminisme n’auraient pas de liens, vraiment ?

Certes, il faudrait bien davantage que trois pages pour poser la problématique du pourquoi et du comment nous en sommes arrivés à empoisonner le sol pour nous nourrir, à faire traverser le globe à nos aliments, ou encore à consacrer environ 70% des terres agricoles mondiales aux animaux des élevages intensifs… Pour certaines, le patriarcat n’est pas étranger à l’émergence de l’agriculture conventionnelle, basée sur le « pouvoir sur » (5) et accompagnée d’une volonté de dominer – grosses machines, produits chimiques, rendements excessifs -, dompter, rendre plus docile, s’assurer d’une surveillance permanente. De la même manière que le corps des femmes à été contrôlé – via la gestion de la reproduction notamment -, l’agriculture l’a été via la gestion de ses ressources. Comme l’a montré Carolyn Merchant, en 1980, dans son livre intitulé The Death of Nature, le monde est passé, dans le milieu des années 1900, d’un organisme vivant à une machine morte. Et c’est la fonction nourricière de cette machine qui a amené, dans nos paniers et dans nos champs, les produits phytosanitaires et les graines non reproductibles. Selon elle, nombreuses étaient les croyances en une terre-mère nourricière dont il fallait prendre soin, jusqu’à l’arrivée de la technologie et des outils basés sur l’extraction de minéraux et de métaux (6).
Les changements de pratiques agricoles ont été accompagnés d’une dévalorisation des savoirs assignés aux femmes. Ainsi, s’occuper de l’éducation des enfants, cueillir des plantes, gérer les repas – récoltes, stockage, cuisine – ou organiser les espaces intérieurs – rangements, ménages, etc. – sont des activités qui, de par leur confinement dans l’espace privé et leur caractère éphémère, ont été sous-considérées, voire pas considérées du tout. Comme nous l’avons écrit dans la revue précédente, les femmes se sont alors éloignées de ces fonctions pour aller vers des métiers plus urbains. Ces activités du quotidien sont devenues des professions – babysitter, femmes de ménages… – bien souvent exercées par des femmes issues de l’immigration. Le pouvoir réel de ces activités a été effacé et la transmission de certains savoirs, qui passaient d’une génération a une autre, a presque complètement disparu.
Parmi ces activités, discrètes mais essentielles, nous pouvons donner en exemple la gestion des semences. Vandana Shiva, physicienne et philosophe indienne très connue de l’écoféminisme, explique, dans un ouvrage intitulé « Ecoféminisme » et coécrit avec Maria Mies, que pour les paysan.ne.s du tiers monde – composé.e.s à environ 70% de femmes -, la question des semences est l’une des plus importantes ! Les droits de propriété intellectuelle, ainsi que l’interdiction de conserver et d’utiliser les semences reproductibles, ont eu des effets très négatifs sur ces populations : appauvrissement des sols et des ressources, dépendance des individus vis-à-vis de l’agro-industrie et perte de contrôle des ressources génétiques…

Manger « plus proche » et retrouver le pouvoir de produire

Retrouver un équilibre et une autonomie vis-à-vis de la production et de la consommation pourrait donc être une des solutions à ces problèmes qui impactent, non seulement la nature, mais également les femmes. Geneviève Pruvost, sociologue spécialisée dans des sujets comme le féminisme ou l’écologie, ou encore Maria Mies, évoquent la notion de « subsistance », c’est-à-dire le fait de produire soi-même – ou localement -, en réintégrant l’idée que le quotidien est politique. Au-delà de l’écologie, ou de l’autonomie vis-à-vis de l’agro-industrie, se réapproprier la production de la nourriture peut également être considéré comme un acte féministe. Le fait qu’il n’y ait pas de séparation entre l’espace privé – le lieu d’habitation – et l’espace de travail – le lieu de production – peut permettre de ne pas enfermer les femmes entre les murs du travail domestique et de tendre vers un partage des tâches de subsistances plus égalitaire. L’espace étant partagé, toutes formes d’activités sont valorisées à la même échelle et travailler la terre devient donc tout aussi important que transformer les aliments, par exemple. La terre et l’agriculture deviennent donc partie prenante de la vie quotidienne et de l’habitat, et vice-versa. Comme nous l’explique Maria Mies, « la vision nouvelle d’une société qui ne serait ni exploiteuse, ni coloniale, ni patriarcale n’émane pas d’Instituts de recherche, d’Organismes de l’ONU ou de gouvernements, mais de mouvements de la base, à la fois dans le Sud et dans le Nord, qui ont lutté et continuent à lutter pour leur survie. Et, dans ces mouvements, les femmes davantage que les hommes comprennent qu’une perspective de subsistance est la seule garantie d’une survie pour tous, même des plus pauvres, et non pas une intégration dans le système de croissance industrielle et sa poursuite. »
Cette société, c’est celle qu’essaient de créer beaucoup de personnes, à travers des espaces de vie collectifs, créatifs et écoféministes, particulièrement au-delà des frontières de l’Occident. Nous pouvons citer ici les nombreuses femmes rurales brésiliennes qui se sont appropriées les techniques agroécologiques pour lutter contre des projets d’agro-industrie, en affirmant leur autonomie et en produisant des aliments sains et locaux (7). Citons aussi le « Collectif des femmes du Tamil Nadu » qui a permis, aux femmes marginalisées de zones rurales, de créer de nouvelles exploitations et banques de semences collectives, et de remédier ainsi au problème du manque d’accès des femmes aux ressources productives, ou encore la Rural Women’s Upliftment Society de Manipur, qui a démontré le potentiel de l’agroécologie pour l’autonomisation des femmes, même dans les sociétés sous occupation militaire…

Pas d’agroécologie sans féminisme ?

Au Rwanda, la coopérative des petites agricultrices d’Abishyizehamwe a mis en place une alternative agroécologique pour aider les femmes à mieux s’intégrer dans la production agricole et la vie communautaire. Grâce à un large éventail d’actions, allant de la création de banques de semences communautaires, et d’un centre de développement de la petite enfance, à la collecte de l’eau de pluie, elles ont réussi à faire gagner du temps aux femmes, à prévenir l’érosion des sols, à assurer la résilience climatique, à améliorer leur productivité et à développer leurs capacités économiques et décisionnelles… Au Mali, les paysannes, qui travaillent en agroécologie et sont membres de la coopérative COFERSA (Convergence des femmes rurales pour la souveraineté alimentaire), ont mené à bien des actions de sensibilisation aux bienfaits nutritionnels des aliments locaux – par exemple, le fonio, le mil et le sorgho – et encouragé la population à remplacer leur consommation d’aliments importés, à valeur nutritionnelle faible comme le pain blanc, par leurs produits locaux ! Les femmes ont ainsi amélioré leur accès au marché (8).
Partout dans le monde des personnes se mettent en mouvement pour déconstruire, non seulement la vision dominante de l’agriculture mais également la vision conventionnelle des rapports entre les genres qui demeure trop souvent la nôtre… Nature & Progrès – à l’instar de tout ceux qui veulent à présent renouveler leur rapport avec la terre mère – doit jouer dans ce mouvement un rôle moteur. Sans quoi l’espoir d’une agriculture citoyenne s’éloignerait…

Notes :
(1) Jessica Merino, « Women speak : Ruth Nyambura insists on a feminist political ecology », Ms 15 novembre 2017
(2) Jeanne Burgart-Goutal, « Être écoféministe : théories et pratiques », L’échappée, 2020.
(3) Chipko signifie « embrasser les arbres » : les villageoises luttaient contre un projet d’exploitation commerciale des forêts en enlaçant les arbres pour éviter qu’ils soient abattus (Sidonie Sigrist).
(4) Pour davantage d’informations historiques sur ce mouvement, voir la chronologie figurant en annexe de « Rêver l’obscur », de Starhawk, paru aux éditions Cambourakis et traduit en 2015, ou encore l’article « Cartographie de l’écoféminisme », de Marie-Anne Casselot, dans « Faire partie du monde », paru aux éditions Remue-ménage, en 2018.
(5) Le « pouvoir sur » est une notion théorisée par Starhawk, qu’elle définit comme « le pouvoir du fusil et de la bombe, le pouvoir d’anéantissement qui soutient toutes les institutions de domination ».
(6) Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre », article paru dans « Reclaim, recueil de textes écoféministes », Emilie Hache, 2016.
(7) Pour plus de détails, voir Héloïse Prévost, Gema Galgani Silveira Leite Esmeraldo et Hélène Guétat-Bernard. « Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne », Pour, vol. 222, no. 2, 2014.
(8) Iridiani Graciele Seibert, Azra Talat Sayeed, Zdravka Georgieva et Alberta Guerra, L’agroécologie n’existe pas sans le féminisme, sur https://viacampesina.org/fr/lagroecologie-nexiste-pas-sans-le-feminisme/

Élever les veaux laitiers au pis de leur mère

Produire du lait sans assumer le devenir des veaux, voilà qui tracassait Marc-André et Jean-Philippe Henin. Afin d’accroître l’autonomie de leur élevage, en pleine convergence avec ce que souhaite Nature & Progrès, ils ont cherché à estimer la viabilité de l’élevage des veaux laitiers sous leur mère, évaluant ainsi la possibilité de glisser progressivement vers ce qui est – aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux du profane – un authentique système alternatif, en regard de ce que fait aujourd’hui l’agro-industrie. Ils remettent, en effet, en question l’approche classique de la production laitière, ils osent poser la question du bien-être de l’animal… Et même celle du bien-être de l’éleveur !

Par Mathilde Roda

Nos préoccupations sociétales nous poussent à nous intéresser à la provenance de notre alimentation et même à la manière dont elle est produite. Heureusement, le label bio apporte déjà des éléments de réponse. L’enjeu reste de taille pour les producteurs et productrices, les transformateurs et transformatrices qui souhaitent participer à la sauvegarde de l’environnement et du tissu social. Sans oublier d’autres facteurs d’importance, comme la qualité de vie de l’éleveur, la rentabilité de l’activité et la résilience de la ferme. Et c’est bien sur tous ces points d’attention que l’étude entamée par la famille Henin ambitionne de travailler ! Pour inspirer l’élevage de demain…

La Ferme d’Esclaye et la famille Henin

La famille Henin est installée à la Ferme d’Esclaye, depuis 1929, et y pratique l’élevage laitier. Après la reprise de la ferme, en 2007, Marc-André la convertit à l’agriculture biologique. Sa sœur Anne-Laure et son frère Jean-Philippe le rejoignent, en 2015. Alors que Jean-Philippe et Marc-André gèrent l’élevage avec leur père, Anne-Laure s’est spécialisée dans la production de fromage et de beurre au lait cru. La ferme comprend soixante vaches laitières de race Holstein, un atelier de fromagerie et cent dix hectares de prairies et de céréales pour assurer l’autonomie fourragère. La famille Henin cultive également des céréales panifiables. Marc-André et sa famille ont rejoint le label Nature & Progrès en 2018.

Mieux comprendre les enjeux

Si, lors de sa domestication, la vache était utilisée à différentes fins – viande, lait, cuir… -, l’industrialisation de l’élevage a mené à la spécialisation des animaux. La vache laitière, à force de sélection sur plusieurs générations, est devenue un animal optimisé pour la production de lait. De ce fait, le veau laitier est maigre et donc considéré comme difficile à valoriser en viande. Or, pour produire du lait, la vache doit mettre au monde un veau chaque année. La question se pose donc : quelle place pour les mâles en élevage laitier ? Et quel devenir pour les veaux en surplus, mâles et femelles ?
Le système laitier ne prend pas en charge les veaux laitiers, sauf pour quelques femelles afin de renouveler le troupeau. Si certains pratiquent l’élevage sous nourrice – une vache qui n’est pas traite et qui allaite plusieurs veaux -, classiquement les veaux sont séparés de leur mère au bout de vingt-quatre heures et sont nourris en étable avec du lait en poudre distribué dans des seaux, avant d’être vendus à un marchand de bétail. La suite de leur vie est peu enviable… Ils sont engraissés dans des centres spécialisés, sans voir un brin d’herbe. Ils sont nourris au lait en poudre appauvri en fer pour conserver la blancheur de la viande et sont abattus aux alentours de cinq à sept mois. C’est typiquement cette viande que l’on retrouve dans les hachés des fast-foods ou en grande surface.
Marc-André témoigne : « Pour nous, c’était un cas de conscience. Tous ces veaux qui ne sont pas élevés sur la ferme, qu’on oublie dans l’analyse de la durabilité du système. Ce n’était plus possible. Il y a certes la question du bien-être animal, qui compte beaucoup pour nous, mais aussi la volonté de faire évoluer notre système vers plus d’autonomie. »
De plus, la filière laitière traditionnelle pousse à des vêlages tout au long de l’année, afin de produire du lait de manière continue. En hiver, les vaches sont nourries en étable avec une alimentation qui contient généralement des co-produits de l’industrie agroalimentaire, par exemple de la pulpe de betterave, ou encore des aliments importés, comme le soja. Dans les fermes en autonomie fourragère, cela implique tout de même une gestion intensive des pâturages pour arriver à la qualité de fourrage nécessaire.
Dans sa réflexion agroécologique globale, la famille Henin souhaitait donc introduire un autre élément innovant : le groupement des vêlages au printemps. Le principe est de synchroniser les phases de lactation avec les périodes de production optimales des prairies. C’est ce qui se passe dans la nature : les herbivores sauvages mettent bas au printemps et profitent ainsi d’une herbe riche pendant l’allaitement. Comme l’explique Marc-André : « Dans ce système, les veaux sont sevrés à la fin de l’automne et le troupeau passe l’hiver avec un fourrage grossier, issu d’une gestion extensive des pâturages et d’un fauchage tardif. On a donc des prairies plus diversifiées, qui ont le temps de fleurir pour donner abri et nourriture à de nombreux insectes, oiseaux, petits rongeurs et leurs prédateurs respectifs. De plus, de telles pâtures présentent un meilleur bilan carbone que les prairies gérées intensivement. » Si les veaux mâles sont engraissés sur la ferme, cela implique alors une production de viande saisonnière, groupée à l’automne.

Un projet innovant de recherche en ferme

N’est-il pas temps d’assumer au mieux notre relation à l’animal que nous exploitons pour notre nourriture ? Au vu des enjeux abordés précédemment, il paraît incontournable de se pencher sur la question. A l’échelle européenne, peu de projets ont approfondi l’idée d’élever les veaux laitiers sous la mère. Si certains sortent du lot, la plupart se limitent souvent à l’élevage des femelles. Las d’attendre que la recherche agronomique s’empare du sujet, Marc-André et Jean-Philippe ont décidé de franchir le pas. Convaincus du bien-fondé de leur démarche, ils ont cherché du soutien auprès des citoyens, au travers d’un financement participatif, ce qui leur permit d’entrevoir l’intérêt du public et d’oser se lancer. « Ces personnes ont choisi de soutenir notre projet pour son principe même, sans contrepartie. On trouve ça incroyable ! On craignait que l’absence de retour nous démotive. Là, on est plus que boostés par cette confiance ! », confie Marc-André. Ils ont également été appuyés par la Fondation QiGreen. Grâce à ce soutien, en 2021, cinq veaux sont restés sur la ferme, au-delà des deux ou trois semaines habituelles, pour les engraisser au pis de leur mère tout en trayant ces dernières.

Objectiver et évaluer la viabilité du modèle

Jean-Philippe et Marc-André ont voulu tester un mode alternatif de conduite de leur troupeau sur un petit échantillon. La grande majorité du troupeau a suivi le schéma habituel de la ferme, soit des veaux sous nourrices pendant trois semaines, avant la vente à un marchand, et des vaches traites deux fois par jour, toute l’année. Les cinq veaux voués à être conservés jusqu’à maturité sont nés entre le 13 février et le 10 mars 2021 ; ils sont restés constamment avec leurs mères jusqu’au 13 mars avant d’être séparés en loge commune, pendant la nuit, afin de conserver le lait pour la traite du matin. Les mères ont continué à suivre le troupeau principal pour les traites du matin et du soir. Les veaux les rejoignaient, en prairie, après la traite du matin, puis étaient rentrés en loge commune au moment de la traite du soir et nourris au petit foin. Après le sevrage, aux alentours de huit mois, les trois veaux mâles furent abattus pour produire de la viande et les deux femelles intégrées au troupeau de génisses de renouvellement.
Durant les huit mois de l’expérience, les cinq couples veaux-mères ont ainsi côtoyé le reste du troupeau. Ils ont cependant demandé une gestion particulière pour produire des données permettant aux éleveurs d’évaluer la pertinence d’étendre le modèle au reste du troupeau. Avec l’objectif de diffuser les informations afin de stimuler la recherche et inspirer d’autres éleveurs, plusieurs paramètres ont donc été observés : production laitière des mères allaitantes, comportement à la traite, fertilité, croissance et santé des veaux, modification de l’organisation des éleveurs et bien-être animal.
Pour connaître les détails de ces résultats, nous vous invitons à lire la brochure disponible en ligne sur notre site Internet – www.natpro.be -, dans l’onglet « s’informer > brochures ». Si se baser sur cinq individus pour faire des statistiques n’est pas suffisant, nous pouvons tout de même observer des tendances. Et ce, grâce au suivi méthodique fait par les éleveurs de la Ferme d’Esclaye !

La viande comme co-produit du lait

Les performances des cinq vaches de l’étude montrent une perte de 35% de la production laitière et de 10% de taux de matière grasse en moyenne. Ce qui signifie moins de matière à transformer et donc moins de beurre et de fromage. On a donc une valeur marchande moins élevée pour moins de lait. Si l’on se concentre seulement sur ces résultats, les chiffres peuvent effrayer un éleveur qui compte sur le volume de lait produit pour rentabiliser son activité agricole. Mais le modèle développe une nouvelle source de revenus sur la ferme avec la production de viande comme co-produit de l’élevage laitier, tout en étant plus autonome sur l’alimentation des veaux, qui sont exclusivement nourris au lait de leur mère et à l’herbe.
Le circuit court permet de valoriser cette viande auprès d’un consommateur sensibilisé, qui acceptera une viande de veau plus rosée, plus « goûtue ». Cela requiert du temps pour informer, développer sa filière de vente, expliquer ce qui se cache derrière le prix au kilo. Le modèle conclut à une diminution du temps de traite et ce temps peut servir à travailler au contact avec le client. Mais il est également possible de travailler en filière longue, via le marchand, ce qui correspond à une plus grande frange d’éleveur. Pour cela, il faut peut-être améliorer le rendement carcasse, par exemple en travaillant avec un croisement viandeux-laitier. Au vu des résultats obtenus ici – où l’on obtient des rendements proches de ceux des veaux laitiers de centre d’engraissement -, cette dernière voie est prometteuse !

Une amélioration du comportement des animaux

S’il est difficile d’estimer le bien-être animal sur base d’indicateurs objectifs, il est indéniable que la vie d’un veau en prairie avec le troupeau est proche des conditions idéales. Jean-Philippe l’affirme : « Nous souhaitons aller vers un « laisser-vivre » de nos animaux qui nous permette de gagner notre vie en tant qu’éleveurs. » Et Marc-André de rajouter : « Oui, nous produisons de la viande et du lait, mais nous leur permettons au moins une vie au plus proche de la nature. Nous observons de nombreuses réactions qui montrent que, quand on en offre la possibilité à nos animaux, leur comportement naturel s’exprime. » Parmi les points relevés on peut citer la constante interaction entre la mère et son veau, les comportements de jeux et l’apprentissage plus rapide des veaux sur la vie en pâture, comme le fait de brouter et ruminer.
Du point de vue de la santé des animaux, l’expérience a été positive puisque les vaches n’ont pas requis plus de soin qu’habituellement, et les veaux n’ont eu besoin d’aucune intervention vétérinaire.

Sortir de la routine de la traite

La viabilité d’une activité réside aussi dans la capacité du travailleur à supporter la charge de travail sur le long terme. Et c’est un point fort, mis en avant par la famille Henin : une moindre charge et une meilleure répartition de l’horaire de travail. Le temps libéré permet d’approcher plus sereinement la multitude d’aspects de la fonction d’éleveur, notamment la gestion des fauches en fonction de la météo, ou encore l’observation de ses animaux pour permettre de repérer rapidement les maladies. Et pourquoi ne pas envisager plus de diversification ?
Mais la transition vers un élevage des veaux sous la mère requiert de mobiliser sa capacité d’adaptation. Pour conserver – ou aller vers – son autonomie fourragère, il faut accepter de revoir son modèle de production, en diminuant le troupeau de traite afin d’alléger la pression sur les pâturages. Il faut modifier son approche du travail d’éleveur, en revoyant aussi bien la répartition du temps de travail que la manière de travailler. C’est pourquoi il semble nécessaire de coupler l’élevage des veaux sous la mère à un groupement des vêlages qui permet de concentrer les périodes de traites séparées – le colostrum, produit par les vaches après mise bas, est impropre à la consommation humaine – et de ne pas du tout avoir de traite entre fin décembre et février – période de tarissement des vaches avant mise bas.

Innover et évoluer, producteur et consommateur

Il est indispensable aujourd’hui que la recherche s’empare du projet et que des éleveurs se lancent. Les paramètres évalués ici sur cinq veaux et cinq vaches doivent être testés sur de plus grands cheptels afin d’analyser plus scientifiquement les résultats. « Nous sommes persuadés du bien-fondé et de la rentabilité de notre démarche ! », affirme Marc-André. « Il ne reste plus qu’à approfondir quelques points techniques pour rassurer les éleveurs sur la prise de risque. J’attends beaucoup de la recherche. Ce n’est que le début… »
Cette expérience démontre la compatibilité de l’amélioration du bien-être animal avec la rentabilité de la ferme et le bien-être au travail de l’éleveur. En mobilisant sa capacité d’adaptation, le secteur de l’élevage pourrait montrer qu’il est possible d’évoluer vers des techniques plus en adéquation avec les attentes sociétales. Permettant ainsi au consommateur – s’il peut avoir la certitude que la qualité de vie des animaux est prise en compte tout au long de la filière – de faire le choix de consommer de façon responsable.
Mais il reste un enjeu de taille : la conscientisation à une autre consommation de viande de veau rosé et saisonnière. Jean-Philippe aimerait même aller plus loin : « Si les animaux étaient abattus directement sur la ferme, ils seraient assumés par l’éleveur du premier au dernier jour de leur vie. Le temps dégagé permettrait de les valoriser en circuit court. Ne serait-ce pas le cercle le plus vertueux imaginable dans une ferme laitière ? »
Une vie qui le satisfasse du premier au dernier jour, voilà ce que nous devons aujourd’hui exiger pour tout animal. Une tâche capitale à laquelle s’attèle Nature & Progrès dans son effort quotidien de sensibilisation et de conscientisation du consommateur…

Quelques références pour creuser le sujet :
– Hellec F., Coquil X., Brunet L., Pailler I, 2017. Conception d’une conduite de génisses laitières sous vaches nourrices : pour une intensification écologique des systèmes d’élevage herbager ? Fourrages, Association Française pour la Production Fourragère, 2017, pp.213-222.
– Hellec F., Belluz M., 2018. Grazy-Daizy – Confier des veaux à des nourrices : expériences des éleveurs laitiers biologiques, Core-Organic. Disponible en ligne.
– Weidmann G. et al., 2020. Elevage des veaux sous la mère ou avec une nourrice en production laitière, Fiche Technique n°20, FiBL édition Suisse. 28p. ISBN 978-3-03736-144-3.
– Jourdain G., 2021. Cow Calf Dairies, une initiative britannique pour mettre en avant l’élevage des veaux avec leur mère en élevage laitier, La Voix Biolactée n°102, pp.38-39.
– INRAe, 2021. CO-Concevoir avec les Citoyens un Nouvel ELevage Laitier Ecologique de montagne (COCCINELLE). Disponible en ligne.

Pratiquer l’auto-cueillette pour mettre des légumes de qualité à la portée de tous

L’auto-cueillette est une solution concrète et réaliste pour nourrir qualitativement ceux qui manquent d’argent, une question essentielle dans la quête de l’équité alimentaire que poursuit Nature & Progrès. Elle démontre a contrario du modèle dominant qu’il est possible de faire une agriculture de grande qualité sans exploiter ni l’agriculteur, ni le mangeur. Dans la banlieue liégeoise, sur les hauteurs de Jupille, François Sonnet nous accueille sur le Champ des possibles…

Par Dominique Parizel

François est un maraîcher qui vous parle d’abord musique et de BD ! Car le Champ des possibles, sous-titré Comment je suis devenu paysan, est d’abord un bouquin qui parle d’un virage radical qu’on peut négocier sans valser dans le décor. « Cette BD, dit François Sonnet, raconte mon parcours depuis mon licenciement, en tant que commercial chez AIB-Vinçotte, jusqu’à mon installation comme maraîcher. Beaucoup de gens se questionnent actuellement sur le sens de leur travail et je crois utile de montrer que des transitions inattendues font partie du possible. Je ne m’attendais sûrement pas à devenir paysan. M’y voilà, pour ma septième année déjà… »

Cent membres qui cotisent un euro par jour…

« J’apprends tout le temps, reconnaît humblement François, et je dois encore apprendre beaucoup. Je n’ai fait qu’un an d’études mais j’ai opté pour un système qui me permet d’apprendre encore et qui m’épargne la pression commerciale que subissent la plupart de mes collègues. Il s’inspire de la Community-supported agriculture (CSA), c’est-à-dire d’un système de production agricole soutenu par la communauté, et s’appuie sur l’auto-cueillette : chaque membre vient cueillir lui-même ce qu’il consomme ! Moi, je ne cueille pas pour les autres, sauf les racines pour faire des chicons, en fin de saison. Et rien ne doit rester sur le champ… Il y a également quelques récoltes qui se font en groupe, comme les courges et les pommes de terre.
Les gens paient un abonnement en début d’année ; je peux donc compter sur une bonne centaine de personnes qui constituent le capital sur base duquel je peux travailler. Mon propre revenu est fixe et je démarre donc tranquille… Mes amis de Het Open Veld à Louvain – www.boerencompagnie.be -, qui m’ont inspiré, arrivent à tourner avec un hectare et trois cents membres. Personnellement, je travaille sur six mille cinq cents mètres carrés et mon terrain n’est pas extensible ; plus de cent cinquante personnes, dans mon cas, seraient donc probablement difficiles à gérer… Mais si la demande se développe, cela fera de la place pour d’autres. J’ai participé au mouvement des objecteurs de croissance et ma réflexion s’est immédiatement orientée vers les limites que je voulais mettre à mon propre projet, pour éviter d’en faire de trop… Au Champ des Possibles, l’abonnement tourne donc, bon an mal an, autour des trois cent vingt euros… Le système prévoit un abonnement de base mais chacun est libre de mettre un peu plus afin de mieux soutenir mon travail. Cela permet aussi de contribuer au projet en fonction de ses moyens. Tout est transparent et ma comptabilité peut toujours être expliquée. Nous faisons le point, en fin de saison, sur ce qui a bien fonctionné et sur ce qui doit être amélioré. En fonction de la demande, je diminue ou j’augmente certaines productions dont le sort dépend également de ce que je constate, moi-même, sur le terrain. Le reste est extrêmement simple : quand une production est bonne à récolter, tous les membres sont aussitôt avertis par mail. Sur le terrain, ces productions sont marquées d’un drapeau jaune… »

Le système fonctionne sur la confiance, et fonctionne très bien

« Il n’est pas admissible, s’insurge François Sonnet, que la nourriture de qualité ne soit pas accessible à ceux qui n’ont pas les moyens de payer ou d’être correctement informés. Lors de la journée d’accueil au Champ des possibles, je prends le temps nécessaire pour m’adresser à chacun, pour leur expliquer ma démarche, pour leur dire comment je travaille et en quoi c’est important. Je montre comment bien récolter les légumes, je donne quelques conseils pour bien cuisiner ceux qui ne sont pas forcément familiers. Je sensibilise aussi à la disparition des agriculteurs, au fait que, sans eux, il ne resterait que de l’industriel à se mettre sous la dent…
Dans les villages où il y a peut-être davantage de potagers, ce genre de système ne sera peut-être pas utile mais, en bordure de ville, l’auto-cueillette marche très bien. Dès que les membres sont avertis qu’une production est disponible, ils sont entièrement libres de venir, même quand je ne suis pas là évidemment. Tout fonctionne sur la confiance et tout fonctionne très bien, ce n’est pas une folie de l’affirmer ! L’auto-cueilleur fait parfois une erreur mais jamais de vrai dégât, c’est surtout le producteur qui doit s’efforcer de lâcher prise… Le fait de venir sur le terrain avec les enfants, par exemple, est une forme rare de sensibilisation et de responsabilisation. Les gens prennent ce qu’ils choisissent et s’en contentent évidemment, à l’inverse de la grande surface qui les habitue au légume parfait en apparence, pour d’absurdes raisons de marketing. Ici, l’aspect n’effraie jamais personne : une bestiole dans la salade, c’est la nature, un chou-rave éclaté, ça ne se goûtera pas dans l’assiette… Et celui qui n’aime pas un légume, eh bien, il le laisse simplement sur le champ pour celui qui passera après lui. Au Champ des possibles, nous ne gaspillons quasiment rien. Quand je hisse le drapeau rouge, cela veut dire que les cueilleurs peuvent y aller : il y aura trop, prenez-en ! Notre projet, c’est de nourrir tous nos membres le mieux possible. Il n’y a pas de solution miracle, juste beaucoup de boulot à faire : nous ne sommes pas là pour sortir les plus belles salades ni les plus grosses carottes. C’est le Champ des possibles pour montrer qu’on peut faire différemment, que personne n’est obligé de rester dans un système agricole qui exploite les hommes et la terre. Nous connaissons tous les conditions inhumaines imposées aux ouvriers agricoles, en Espagne ou en Italie, sous des chaleurs intenables et dans des baraquements de fortune. Personnellement, je suis du genre à tout remettre en cause. Je ne comprends toujours pas pourquoi, en dépit de la qualité de leur travail, les avocats et les médecins sont payés dix fois plus que les agriculteurs. L’agriculture est pourtant essentielle. Et si je n’étais pas dans ce système-ci, basé sur l’auto-cueillette, je ne crains pas de dire que je ne serais pas maraîcher ! »

Beaucoup d’autres choses à faire…

« Je suis quelqu’un de très actif, avoue Francois, j’ai ma famille, je fais de la musique, de la BD et j’ai même tâté un peu de politique… Je veux surtout garder du temps pour recevoir correctement les gens qui viennent sur le terrain. Je veux les sensibiliser aux contraintes du métier que je fais, à la qualité des produits que je cultive pour eux, ainsi qu’aux enjeux climatiques, etc. Le maraîchage est très intensif en main-d’œuvre et le simple fait de venir cueillir soi-même les légumes qu’on va consommer soulage énormément le boulot du maraîcher. Le système permet donc de revenir à des rythmes de travail moins contraignants et de trouver un équilibre soutenable entre un approvisionnement régulier en légumes frais et de qualité, d’une part, et la sauvegarde de la vie familiale et sociale du producteur, d’autre part. Physiquement, le travail de maraîcher est très exigeant et il faut pouvoir considérer ces limites-là aussi. Or les agriculteurs, aujourd’hui, sont pressés comme des citrons et n’ont pas le droit de sortir de leur champ, ni de leur ferme. Moi, je veux garder mes week-ends pour les miens et éviter de travailler douze heures par jour, sauf quand c’est absolument indispensable.
Je ne suis « certifié » par personne, je n’en vois pas l’utilité puisque j’écoule ma production en direct. Je me suis souvent pris la tête avec des collègues qui me reprochent de ne pas renforcer le poids de la bio mais j’estime que mes produits n’ont rien de comparable avec d’autres, cultivés en grandes cultures ou venant de très loin… Je comprends les impératifs du bio mais, à mes yeux, il est totalement dévoyé et récupéré par la grande distribution. Il n’est pas admissible que mes collègues qui travaillent sur de petites surfaces, avec une haute valeur ajoutée, soient mis dans le même sac que des productions qui tendent vers l’industriel. Je pense donc, pour cette raison, que le bio est en train de s’essouffler. Bien sûr, l’intention reste bonne mais la valeur sociale, essentiellement, fait grandement défaut : si on ne respecte pas les travailleurs, il ne faut pas s’attendre à ce que ces travailleurs respectent la terre ! La certification sociale devrait donc passer avant la certification de technique agricole. L’environnement est une chose importante mais les conditions de travail des humains qui réalisent le travail agricole le sont bien plus encore… Bien sûr, je sais que Nature & Progrès va beaucoup plus loin et fait du bon boulot. Mais pour être chez Nature & Progrès, en Belgique, encore faut-il être certifié bio à la base… »

Entrer dans le Champ des possibles ?

« Les membres du Champ des possibles sont recrutés très localement bien sûr, explique encore François, via le bouche-à-oreille et via un « toutes-boîtes » du quartier, ainsi que par l’intermédiaire de mon réseau liégeois. J’ai travaillé, pendant quatre ans, pour la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise où j’ai pu défendre l’idée que la qualité alimentaire doit passer prioritairement par les collectivités qui touchent la grande majorité des gens : crèches, écoles, hôpitaux, maison de repos, etc. Tout ce qui s’y mange doit être fourni par des producteurs engagés par elles, plutôt que par des privés qui font dans l’immangeable. C’est simple : on sort des marchés publics et on fait soi-même ce que les autres sont incapables de faire !
La nourriture de qualité ne peut pas être l’apanage d’une élite en mesure de se la payer. Ce serait absolument immoral. La responsabilité publique est donc écrasante en la matière. Les pouvoirs publics doivent rapidement reprendre la main en matière de qualité de l’alimentation. La main-d’œuvre est disponible ; il faut juste former les gens pour l’encadrer. Cela peut avoir un réel impact économique pour la Région – on n’est qu’à 17% d’autoconsommation de légumes en Wallonie ! -, à condition évidemment que nous ne bradions pas les dernières terres agricoles qui nous restent, que nous ne préférions pas les surgelés flamands subventionnés par la PAC…
Pourquoi faudrait-il subir les prix fixés sur un marché mondialisé ? Calcule-t-on assez les frais environnementaux générés par l’intensif, la dépollution des eaux et toutes les autres externalités qui permettent à l’intensif d’exister ? Sont-ils compris dans les « produits blancs » de la grande surface ? Le Champ des possibles a toujours ambitionné de nourrir les gens sans utiliser de produits phytosanitaires, et pas même les produits naturels qui sont autorisés en bio. Du point de vue de la mécanisation, j’ai bien un motoculteur mais si j’utilise cent litres d’essence par an, c’est beaucoup… Il est donc parfaitement possible de cultiver des légumes sans bousiller l’environnement. En choisissant plutôt de travailler avec la nature… »

« Allons bon, s’écrie soudain François ! J’ai des pucerons dans mes salades. Ce n’est pas grave, les coccinelles vont arriver. Mais, dans la logique d’une grande surface, ce serait totalement impossible à vendre… »

Tout auréolés de la démarche de qualité que nous revendiquons, nous repartons ébranlés par le pragmatisme de François. Car il ne suffit pas de se borner à prodiguer un bienfait, il faut encore rendre ce bienfait accessible à tous ceux qui doivent en profiter. Les privilégiés qui produisent et consomment bio, ou encore tous ceux qui s’épuisent à se vouloir vertueux, seraient bien inspirés de méditer cette question. Qu’est-ce qui peut œuvrer concrètement à rendre plus démocratique la qualité de l’alimentation ? N’est-ce pas dans cette voie que nous devons aujourd’hui prioritairement raisonner ?

Le Champ des possibles : www.champdespossibles.be