Le climat se dérègle parce qu’il y a trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, surtout du dioxyde de carbone. Or, les arbres sont des formidables machines à séquestrer le carbone. Donc, planter des arbres est le meilleur moyen de lutter contre le dérèglement climatique. CQFD ? Prenons l’avion pour réfléchir à cette démonstration a priori infaillible.
Par Guillaume Lohest, rédacteur pour Nature & Progrès
Vous faites une réservation en ligne. Léger sentiment de culpabilité. Vous savez que votre empreinte carbone va exploser. Si les huit milliards de terriens prenaient l’avion aussi souvent que les classes moyennes occidentales, si leur mode de vie s’alignait sur le vôtre, on aurait besoin de quatre ou cinq planètes. On ne les a pas, vous le savez, et se produit alors un petit soulagement dans votre conscience quand la compagnie aérienne vous propose une compensation carbone. En payant deux euros de plus, vous contribuez à régénérer une forêt en Algarve, au sud du Portugal (1).
Planter des arbres pour la biodiversité et le climat
Plus tard, dans l’avion, vous repensez à cette histoire de compensation. Vous faites quelques recherches sur votre smartphone et, soudain, votre cerveau reçoit une grosse dose d’endorphine. Un immense soulagement vous envahit. Vous venez de lire ce truc génial (2) : « Il y a suffisamment de place dans les parcs, les forêts et les terres abandonnées du monde pour planter 1.200 milliards d’arbres supplémentaires, qui auraient la capacité de stockage de dioxyde de carbone nécessaire pour annuler une décennie d’émissions. »
Une étude publiée dans la revue Science (3) a en effet démontré que nous disposons, sur notre planète, de 0,9 milliards d’hectares disponibles pour planter des arbres. Pour calculer ces surfaces, les chercheurs ont exclu les forêts existantes – puisque déjà plantées -, les surfaces cultivées – car il faut aussi veiller à notre autonomie alimentaire – et les villes. Ces arbres pourraient alors capturer 205 gigatonnes de CO2 dans les prochaines décennies, cinq fois la quantité émise en 2018 dans le monde et les deux tiers de tout ce que l’Homme a généré depuis la révolution industrielle. « Si nous plantions ces arbres aujourd’hui, le niveau de CO2 dans l’atmosphère pourrait être diminué de 25 % », indique Jean-François Bastin, l’auteur principal de l’étude.
« Ce qui m’impressionne le plus est l’ampleur. Je pensais que la restauration serait dans le top 10, mais elle a un potentiel bien plus important que toutes les autres solutions proposées pour le changement climatique. » a indiqué le professeur Crowther au journal britannique « The Guardian » (4). Cette solution ne dépend pas du bon vouloir des politiques. « Elle est disponible maintenant, elle est la moins chère possible et chacun d’entre nous peut être impliqué. Cela pourrait permettre de relever les deux plus grands défis de notre époque : le changement climatique et la perte de la biodiversité ». Les forêts abritent en effet plus de 80 % des espèces d’animaux terrestres, de plantes et d’insectes que compte la planète.
Il existerait donc une solution simple à cet immense problème mondial du climat : planter des arbres par trillions ! Et en effet, vous constatez que de nombreux États ont déjà annoncé des programmes massifs : au Canada (deux milliards), en France (un milliard), en Australie aussi (et un milliard de plus !)… On est loin du compte, mais c’est un début. Il suffira d’augmenter la cadence et de planter davantage. Votre cerveau traverse une turbulence mais reste globalement en joie, car les choses sont claires et peuvent être calculées.
Treewashing, un alibi pour ne pas changer ses pratiques
Plus pour longtemps. De clic en clic, dans l’atmosphère entre deux continents, vous êtes emmené vers des pages moins accommodantes. Vous faites connaissance avec le concept de treewashing, le greenwashing par les arbres, pratiqué allègrement par les multinationales. Un véritable marché : des opérateurs se proposent comme intermédiaires entre les entreprises et les projets de plantation.
« Ces articles, voire ces études, servent la soupe aux entreprises qui ne veulent pas réduire leurs émissions et font du greenwashing. Ce sont des secteurs économiques entiers qui s’engouffrent dans la reforestation comme solution de lutte contre les changements climatiques. Finalement planter des arbres, ne serait-il pas une façon pour les entreprises de cacher l’enjeu de réduire la production et consommation d’énergies fossiles ? Bienvenu dans l’envers du décor. » interpelle Jonathan Guyot, ingénieur forestier co-fondateur de la communauté All4trees (5). En effet, l’on constate que trois leaders de l’activité pétrolière, ENI, Shell et Total, s’intéressent désormais aux arbres.
L’Organisation des Nations Unies interpelle sur les bienfaits mais aussi les dangers des compensations carbone : « ONU Environnement soutient les compensations de carbone en tant que mesure temporaire jusqu’à 2030 et en tant qu’outil pour accélérer l’action climatique », a déclaré Niklas Hagelberg, spécialiste du climat à ONU Environnement. « Cependant, ce n’est pas une solution miracle, et le danger est que cela peut conduire à la complaisance. Le rapport d’octobre 2018 du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a clairement montré que, si nous voulons avoir un quelconque espoir de freiner le réchauffement planétaire, nous devons absolument réduire les émissions de carbone : passer à l’électricité, adopter les énergies renouvelables, manger moins de viande et gaspiller moins de nourriture. » (6)
Quant à la capture de carbone par les arbres, les nuances pleuvent de toutes parts. Vous apprenez qu’il n’y a pas d’équivalence exacte entre le carbone fossile émis et le carbone capturé. Que les arbres ne capturent pas du tout avec la même efficacité selon leur âge, selon leur latitude, selon leur « essence » (sic)… Et surtout, qu’un arbre « ne pousse pas instantanément. Il lui faut plusieurs dizaines d’années pour absorber une quantité de CO2 équivalente à celle émise par la combustion d’énergies fossiles. Sauf que nous n’avons pas le temps de regarder pousser les arbres si nous voulons stabiliser le climat (7). »
Reforester, mais pas n’importe comment !
L’atterrissage approche et voici le coup de grâce. En octobre 2023, une étude publiée par des chercheurs de l’université d’Oxford (8) parvient à la conclusion que « la tendance actuelle de la plantation d’arbres axée sur le carbone nous entraîne sur la voie de l’homogénéisation biotique et fonctionnelle à grande échelle pour un faible gain de carbone. » Entre les lignes, on comprend que planter des arbres pour ralentir le dérèglement climatique est, au mieux une illusion, au pire une aggravation du problème. Car ce sont les plantations industrielles à grande échelle qui représentent la majorité des arbres plantés : or, elles servent à d’autres fins qu’à séquestrer le carbone et créent bien d’autres problèmes auxquels vous n’avez pas envie de songer à présent, car votre moral est tombé au plus bas.
C’est la fin. Vous teniez une solution magique, il n’a fallu que quelques heures pour qu’apparaisse tout ce qu’elle avait de naïf et de simplificateur. Vous voici arrivé à la conclusion inverse : planter des arbres pour préserver le climat, c’est n’importe quoi. Vous jurez qu’on ne vous y reprendra plus. Mais avant cela, reste une dernière chose à vérifier. Votre moteur de recherche, Ecosia, cela vous revient, promettait lui aussi de planter des arbres pour compenser l’empreinte de votre utilisation d’Internet. Du bluff, là encore ?
Peut-être pas tant que cela. Dans un entretien (9), le fondateur d’Ecosia semble conscient des pièges. « Quand on plante des arbres, il est important de le faire de la bonne manière », précise-t-il. « Nous ne plantons pas nous-mêmes des arbres mais nous travaillons avec des associations, des ONG et des entreprises dont c’est la spécialité. » Une sélection s’opère : « Nous avons aussi rejeté de nombreux dossiers car ils n’apportaient pas les garanties suffisantes. Ce qui est important, c’est de planter des arbres aux endroits où ils devraient être plantés, pour ne pas déstabiliser l’écosystème, dont les sols. »
Alors, faut-il replanter des arbres pour le climat ?
C’est le moment d’atterrir. Croire que planter 1.200 milliards d’arbres est une solution miraculeuse pour stopper le dérèglement climatique est une déformation occidentale de l’esprit humain. Galilée comparait la nature à un grand livre de mathématiques, Descartes voyait l’Homme devenir maître et possesseur de celle-ci. Eh bien, en comptant le nombre d’arbres et de gigatonnes de CO2 qu’ils peuvent séquestrer, nous reproduisons le vieux schéma rationaliste de la modernité. L’histoire du marteau qui voit tous les problèmes sous forme de clous. De la mentalité d’ingénieur, dirait Aurélien Barrau. Nous réduisons le vivant à un livret de comptabilité.
Mais si, déçus d’avoir cru au miracle mathématique, nous nous mettions à critiquer avec aigreur et cynisme tout projet de plantation d’arbres, nous agirions comme des enfants gâtés de la modernité dont on a cassé le dernier jouet. Le treewashing existe, les multinationales sont sans scrupules, certes, mais les arbres font partie des écosystèmes à régénérer et donc des pistes à suivre. Sans naïveté et en accordant notre confiance à des organismes qui travaillent au plus proche du terrain, en lien avec des expertises plurielles, à la fois scientifiques et associatives, locales et régulièrement évaluées (10).
Ne perdons pas nos objectifs de vue, et poursuivons nos efforts pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Nature & Progrès encourage chacun et chacune à la sobriété, à une réflexion poussée sur nos habitudes alimentaires et énergétiques. Veiller au climat, c’est choisir des produits locaux de saison, qui n’ont pas nécessité ni de transports ni de chauffage permettant de décaler les saisons. C’est choisir des aliments bio, qui ne dépendent pas de fertilisants de synthèse dont la filière de production est extrêmement énergivore. C’est isoler de manière naturelle son habitat pour réduire ses dépenses énergétiques. C’est privilégier le covoiturage, le vélo, les déplacements à pied, la mutualisation et la solidarité. Nous continuerons à planter des arbres, car ils contribuent à la beauté de nos paysages, à une agriculture résiliente, à nous nourrir de baies et de fruits, à héberger la biodiversité… Mais pas pour compenser des comportements délétères pour le climat ni pour nous donner bonne conscience !
“Planting 1.2 Trillion Trees Could Cancel Out a Decade of CO2 Emissions, Scientists Find” sur Yale Environment 360, https://e360.yale.edu.
Bastin J.-F., Finegold Y., Garcia C., Mollicone D., Rezende M., Routh D., Zohner C.M. et Crowther T.W. 2019. The global tree restoration potential. Science 365 (6448) : 76-79
« Planter des arbres pour mieux polluer ? », Tribune dans Libération par Sylvain Angerand, président de l’association Canopée et Jonathan Guyot, président d’all4trees, 3 avril 2019.
Aguirre-Gutiérrez, Jesús et al., “Valuing the functionality of tropical ecosystems beyond carbon” dans Trends in Ecology & Evolution, Volume 38, Issue 12, 1109 – 1111.
Christian Kroll (Ecosia) : “Nous ne nous contentons pas de planter des arbres, nous les faisons grandir”, sur We Demain, propos recueillis par Florence Santrot le 21 mai 2022.
Comment s’orientent les mesures belges en vue de réduire l’utilisation et les risques liés aux pesticides ? Une conférence donnée par le Service Public Fédéral le 14 novembre dernier nous éclaire sur la vision de l’administration : privilégier l’utilisation de substances moins nocives, faire appel à la technologie pour des épandages ciblés… Nature & Progrès revendique de réelles mesures pour se passer de ces poisons, pour notre santé et pour l’environnement.
Par Virginie Pissoort, chargée de campagnes chez Nature & Progrès
Le refus de la chimie est la motivation qui fut à l’origine de la naissance de Nature & Progrès, tant en France qu’en Belgique. Depuis près de 50 ans, notre association lutte pour faire interdire les pesticides, tout en démontrant que des alternatives existent et sont éprouvées depuis plusieurs décennies par les agriculteurs biologiques. Le suivi et le décodage des politiques européennes et nationales constitue une mission importante pour éclairer les citoyens sur les perspectives à venir.
La réduction des pesticides et des risques liés aux pesticides est une obligation européenne inscrite dans la directive SUD (Directive 2009/128/EC – Sustainable Use of Pesticide Directive). Etant donné que peu d’Etats-membres ont voté des textes pour mettre en œuvre la directive, la Commission européenne a souhaité la transformer en règlement (projet SUR) à application directe. Cette initiative a finalement échoué après un vote de refus au Parlement européen sur un texte à ce point amendé qu’il en avait été vidé de sa substance et un retrait par la Commission elle-même en réponse aux manifestations agricoles début 2024.
Un engagement au pluriel
En Belgique, le plan de réduction des pesticides en cours, intitulé NAPAN 2023-2027, n’a été approuvé que fin 2023, amputant le programme quinquennal d’une année. Petit frère des NAPAN 2013-2017 et 2018-2022, ce troisième programme vise, dans la foulée des deux précédents, à réduire l’utilisation des pesticides et les risques liés à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques à travers un panel d’actions autour de cinq pôles : (1) réflexion et développement de solutions, (2) consultation de toutes les parties prenantes, (3) changements structurels ou comportementaux, (4) sensibilisation et information, et enfin, (5) monitoring. Des mesures s’adressant aussi bien aux professionnels (agriculteurs, secteurs verts, public et privé) qu’aux particuliers, et incombant aux régions ou au fédéral, selon leur objet.
En effet, en Belgique, la règlementation sur les pesticides touche tant le fédéral (autorisation de mise sur le marché, phytolicence, etc.) que les régions (utilisation des pesticides, qualité des eaux, etc.). Les différentes autorités, chacune dans les limites de leurs compétences, sont responsables d’implémenter la SUD. On parle de Programme fédéral de réduction des pesticides (PFRP) au fédéral, de Programme wallon de réduction des pesticides (PWRP) en Wallonie, de Programme de réduction régional des pesticides (PRRP) pour la région de Bruxelles-Capitale et du Vlaams actieplan duurzame pesticidengebruik en Flandre. Ensemble, ils composent le NAPAN, Nationaal actie plan d’action national, disponible sur www.phytoweb.be.
Une vision peu ambitieuse
Chacune des autorités y allant à sa manière, les différents programmes ne se répondent, ni ne se complètent sur les priorités, les objectifs stratégiques, les actions ou les facteurs de succès. Mais tous ont fait l’objet d’une consultation publique : citoyens, agriculteurs, associations et industries, qu’ils sont censés refléter. Ils sont également, on peut l’espérer, le fruit des évaluations des programmes précédents. Face aux déclinaisons parfois décousues selon les autorités responsables – supposées s’inscrire dans les onze thèmes décrits par la SUD -, un comité de coordination des programmes a vu le jour en 2010, le NAPAN Task Force, en vue d’assurer une certaine cohérence. Il est coordonné par le Service Public Fédéral (SPF). Pour permettre aux acteurs d’y voir plus clair sur le NAPAN, le SPF organise annuellement, depuis trois ans, une journée à destination des parties prenantes. Le 14 novembre dernier, pas moins de 250 personnes y ont participé de visu ou en ligne. L’occasion d’y voir plus clair sur la vision et les priorités de notre administration.
Pour le SPF, le constat est clair : « Il y a de plus en plus de molécules qui disparaissent, les questions de santé et d’environnement sont de plus en plus sérieuses […] et nous souhaitons maintenir une disponibilité élevée de produits ». C’est ainsi que Maarten Trybou, directeur de la direction Produits Phytopharmaceutiques au SPF, a abordé la question, en insistant sur le fait qu’aujourd’hui, « ni les acteurs du secteur qui disposent de trop peu de produits pour une bonne production agricole, ni les consommateurs, citoyens ou associations qui ont une perception des effets négatifs des pesticides sur la santé et l’environnement véhiculée par les médias, ne sont satisfaits. » Et de conclure, « en matière d’autorisation, nous voyons deux pistes sur lesquelles travailler. » Concrètement, il s’agit (1) de stimuler l’accès au marché des produits à faible risque, et (2) de réduire l’exposition grâce à une application ciblée des pesticides.
Des produits à faible risque ?
Coïncidant souvent avec les produits autorisés en agriculture biologique, mais pas systématiquement (exemple : le cuivre autorisé en agriculture biologique n’est pas à faible risque), les produits à faible risque pour l’environnement et la santé sont soumis au même parcours d’autorisation que les pesticides de synthèse. Le SPF a décidé de faciliter le parcours à travers différentes mesures : soutien à l’introduction des demandes qui viennent souvent de plus petites entreprises moins outillées, priorité de ces produits à l’agenda du Comité d’agréation, mise en place d’un pôle d’experts au sein du SPF, etc. Une fois autorisés, pour faciliter l’utilisation de ces produits, le SPF a créé une catégorie spécifique dans sa base de données Phytoweb.
Une application ciblée ?
Pour passer l’épreuve de l’évaluation des risques alors que des études révèlent chaque jour les effets des différentes substances sur la santé et sur l’environnement, des conditions techniques plus strictes à l’utilisation des produits sont imposées par le régulateur : utilisation en milieu fermé, utilisation de buses anti-dérives, pulvérisations ultra-ciblées dans le champ, quantités limitées par hectare, etc. Le SPF a exposé, lors de la rencontre du 14 novembre, les évolutions existantes et à prévoir en la matière grâce à des technologies toujours plus performantes. Ces dernières posent toutefois un problème, celui de la mise en œuvre et du contrôle du respect de ces restrictions. Une autre question que pose cette stratégie visant à miser sur le développement technique et technologique, que je me suis permise de leur poser : Quid de l’accès à ces technologies de pointe et de l’enjeu socio-économique d’une telle agriculture, dans un contexte où les agriculteurs sont déjà totalement dépendants et fragilisés par l’absence de maitrise de leurs facteurs de production ? De toute évidence, les priorités du SPF ne sont pas celles que défend Nature & Progrès !
Taxer les pesticides
En dehors de ces deux pistes du SPF, une priorité nous a paru intéressante et particulièrement stratégique dans la perspective de réduction des pesticides et des risques : la mise en place d’un système de taxation en fonction de la nuisance et des risques. Le Danemark applique un tel régime depuis 2010. Il a permis de réduire la charge nationale en pesticides de 40 % et de générer quelques 87 millions d’euros par an. Le SPF est toutefois resté prudent sur cette piste en la limitant à une étude de faisabilité technique, sans préjudice des choix politiques qui devraient être assumés pour mettre en œuvre un tel système de taxation.
Où sont les vraies solutions ?
« Pour être franc, je ne suis pas optimiste » conclut Maarten Trybou. Sur ce constat-là, nous sommes d’accord. Le panorama actuel, en Belgique comme en Europe, est loin d’être enthousiasmant en matière de réduction des pesticides. On avance par essai-erreur, produit par produit. Les molécules autorisées un jour sont finalement interdites parce que la réalité montre qu’elles sont trop toxiques. Elles sont alors remplacées par de nouvelles molécules, moins risquées selon les études scientifiques produites principalement par l’industrie, pour à leur tour finalement être interdites, et ainsi de suite. Là où le SPF parle de stimuler les produits à faible risque et privilégier les applications ciblées, nous aurions préféré que l’accent soit réellement mis sur des modes de production et des techniques de production qui s’affranchissent des pesticides, avec un focus sur les variétés robustes, la lutte intégrée contre les ravageurs. Si tant est que l’objectif est vraiment de s’affranchir des pesticides !
Une autoroute sur les fonds marins ? Pas vraiment. E400 est un additif alimentaire, l’acide alginique, extrait d’algues marines. Une industrie en plein développement, qui met en danger les forêts sous-marines. Les prélèvements dans le milieu naturel posent en effet des questions environnementales. A-t-on réellement besoin de ces additifs dans nos assiettes ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef chez Nature & Progrès
Photo (c) Adobe Stock
Au fil de ces dernières décennies, l’alimentation que nous achetons en magasin s’est enrichie en nouvelles substances. Les additifs alimentaires sont des produits ajoutés aux denrées alimentaires dans le but d’en améliorer la conservation, le goût et l’aspect. Dans l’Union européenne, ils sont désignés, sur l’emballage des produits alimentaires, par la lettre E (pour Europe) suivie d’un nombre de trois chiffres (le SIN ou Système international de numérotation). La qualité de ce que nous ingérons est une préoccupation importante pour les membres de Nature & Progrès et pour de plus en plus de personnes soucieuses des impacts pour la santé et l’environnement de leurs choix alimentaires. Intéressons-nous à une classe de ces additifs, les alginates, qui sont exploités presque devant notre porte, et à leur impact environnemental.
Juillet 2024, Plouguerneau, dans le Nord Finistère. Sous le crachin breton, un groupe de courageux touristes entoure le guide sur le quai du port de Korejou. L’histoire de la récolte des algues, des pratiques classées au patrimoine culturel immatériel de France (1), est contée par un ancien goémonier. Face au groupe, deux bateaux de pêche sont au repos, attendant la marée.
Précieuses algues
Ce sont les laminaires qui intéressent les bateaux. Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues représentent une ressource importante.
Les algues marines sont exploitées dans le Nord Finistère depuis plusieurs siècles. Dans une économie de subsistance, elles servaient de combustible, de nourriture pour le bétail et d’engrais pour les terres agricoles, aujourd’hui parmi les plus riches de Bretagne. La production de soude (carbonate de sodium) à partir des cendres des algues a fourni les manufactures du verre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Découverte en 1812, l’iode devient la principale production destinée à l’industrie pharmaceutique – pour réaliser la fameuse teinture d’iode antiseptique – du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1950.
De nombreuses usines se sont développées pour le traitement des algues, récoltées par une main d’œuvre familiale relativement pauvre, dans des conditions difficiles. A l’aide de la guillotine, une sorte de faucille montée sur un long manche, les marins coupaient les algues, puis les hissaient sur leurs bateaux. Ramenées à marée basse vers la côte, les embarcations étaient déchargées vers des charrettes tirées par des chevaux postiers bretons, baignés jusqu’aux flancs dans l’eau salée. La récolte était mise à sécher par les femmes et les enfants sur les dunes, puis brûlées dans les fours à goémon en pierre creusés à même le sol, dont les vestiges parsèment encore aujourd’hui le littoral breton.
Dès 1830, l’activité artisanale est mise en danger par la concurrence internationale. Les gisements de nitrate du Chili contiennent en effet un iode facile à extraire. A la difficulté de la récolte s’ajoute une tension sur les prix, qui pousse de nombreux goémoniers à se rediriger vers la pêche, plus rentable. « Ils (les goémoniers) se plaignent, dites-vous ? Ils se plaindront bien davantage quand nous ne serons plus là. Car notre profession n’est plus qu’un anachronisme, une forme archaïque et surannée d’industrie appelée à disparaître tôt ou tard. Nous sommes à la merci des Américains : on ne consomme plus l’iode comme du pain. Tant que le trust limitera volontairement sa production, nous tiendrons ; quand il ne la limitera plus, nous plierons bagage. Il y a comme une fatalité sur toutes nos industries bretonnes. Elles agonisent l’une après l’autre et nous éprouvons le sort qu’ont connu avant nous l’industrie textile et l’industrie minière et qui menace en ce moment même l’industrie des grandes pêches : le temps de la Bretagne industrielle est passé… » Charles Le Goffic, La revue des mondes, novembre 1906.
L’abandon des mesures protectionnistes en 1955 sonne le glas pour l’industrie de l’iode européenne. Décision âprement regrettée par le secteur, qui partage ses inquiétudes : « Nous devons malheureusement constater que si nous nous trouvions, pour une raison ou pour une autre, isolés du Chili, nous nous trouverions, en France, totalement dépourvus d’iode, car la seule usine existant encore en Bretagne est elle aussi appelée à disparaître » (Le Télégramme, mai 1955).
Le secteur se rattrape grâce à un nouveau débouché : l’alginate de sodium. Ce sel est extrait à partir du liquide visqueux entourant la paroi cellulaire des algues brunes, particulièrement les laminaires. Sa fonction naturelle consiste à assurer la flexibilité de l’algue. Les alginates forment des gels durs et thermostables utilisés comme additifs alimentaires (E400 à E405), permettant la reconstruction des aliments (jambon, cordons bleus, poisson pané, etc.). Ils donnent une texture onctueuse aux yaourts et crèmes glacées. Les alginates sont utilisés comme épaississants, gélifiants, émulsifiants et stabilisants de produits industriels variés : gelées alimentaires, produits de beauté, peintures, encres d’imprimerie, etc. Ce débouché prend son essor dès les années 1960.
Additifs à base d’alginate
E400 : Acide alginique
E401 : Alginate de sodium
E402 : Alginate de potassium
E403 : Alginate d’ammonium
E404 : Alginate de calcium
E405 : Alginate de propane-1,2-diol
Industrialisation et mondialisation
Face à la demande des industriels, les techniques de récolte sont améliorées. Le skoubidou, un crochet fixé au bout d’une longue barre métallique, attrapant et arrachant les algues, est d’abord utilisé manuellement. Puis, se développe le skoubidou hydraulique, monté sur les bateaux dès 1971. Le peigne norvégien, sorte de râteau trainé sur les fonds marins, se développe dès 1995. Alors qu’en 1954, 676 marins bretons récoltaient 2.500 tonnes d’algues avec 404 bateaux, aujourd’hui, 70.000 tonnes de laminaires sont récoltées chaque année par une quarantaine de marins avec 35 bateaux. Les algues brutes sont livrées à deux usines qui en extraient les alginates, fournissant ensuite une constellation d’entreprises utilisatrices (cosmétiques, pharmaceutiques, alimentaires…) localement. Mais le plus gros des volumes part à l’export aux quatre coins du monde.
Constat inquiétant : les deux usines qui extraient les alginates des algues sont passées aux mains de multinationales. « Les deux entreprises françaises appartiennent à des multinationales dont elles ne représentent qu’une faible part d’activité. Depuis vingt ans, elles sont étroitement dépendantes des stratégies d’implantation mondiale de ces grands groupes. En 2006, 60 salariés travaillaient à Lannilis (140.000 dans le monde dans le groupe américain Cargill) et 60 à Landerneau (1.000 dans le monde dans le groupe Danisco). Mais la concurrence chinoise sur le marché de l’algue menace », peut-on lire sur les plaquettes explicatives du musée des goémoniers de Landerneau.
L’inquiétude face à la concurrence chinoise est bien réelle. Eric Marrec, président de la Chambre syndicale des algues marines, interpelle en 2005 : « Nous ne sommes pas sur la même planète. Leurs prix n’ont rien à voir avec les nôtres. Il va falloir se battre pour survivre. En Chine, on obtient les alginates avec la culture d’une espèce voisine, la Laminaria japonica. Depuis vingt ans, cette algue a conquis le marché des alginates « techniques » employés dans les peintures, bâtons de soudure et autres produits non alimentaires. Par contre, ils ne savaient pas élaborer de produits finis aux normes de l’industrie européenne. Cette fois, ça y est, ils sont en train de s’y mettre ». Le journaliste, Raymond Cosquéric, poursuit : « Nos marins goémoniers ne restent pas les deux pieds dans le même canot. Depuis peu, ils exploitent une nouvelle algue pendant l’hiver, l’Hyperborea. Et cet été, un nouvel outil de récolte va être testé pour exploiter l’Ascophyllum. Mais ce qui arrêtera les Chinois, c’est l’inventivité des usiniers qui ont 150 emplois à défendre dans le Finistère Nord. »
Goémon, blé des vagues, pain de mer. Moisson qui lève sans semailles
Pierre Jakez Hélias
Les algues, « un marché en constante expansion qui n’est limité que par la quantité d’algues que l’on peut récolter » sont une ressource sous pression. Une course mondiale à la productivité est en route, comme dans tant d’autres domaines économiques. Ayant déjà pu constater les effets négatifs, sociaux et environnementaux, qui accompagnent de telles compétitions, il est difficile de ne pas s’inquiéter de l’impact de l’exploitation des algues sur les ressources marines. Plusieurs équipes de scientifiques se sont penchés sur cette question.
Protection des forêts sous-marines
Les laminaires sont des algues brunes colonisant l’étage infralittoral. Ayant besoin de lumière, elles désertent les grands fonds. Elles sont munies d’un stipe, tige flexible ancrée sur les rochers par des crampons et supportant de longs rubans, dont la longueur peut atteindre quatre mètres. Si on observe l’algue couchée à marée basse, elle se dresse en pleine mer, constituant alors de véritables forêts sous-marines.
Constituant un écosystème à part entière, les colonies de laminaires abritent une faune et une flore riches. La laminaire peut servir de support à une dizaine d’espèces d’autres algues et animaux épiphytes – qui l’utilisent comme support. Elle nourrit et abrite des crustacés (araignées de mer, homard), des échinodermes (oursin, étoile de mer), des mollusques (ormeaux, seiche), etc. Les poissons viennent s’y reproduire, notamment le lieu jaune, la vieille et le labre. C’est dans cet habitat d’intérêt communautaire que les phoques gris et les grands dauphins viennent se nourrir.
Bien conscientes de la richesse de ces écosystèmes, les autorités ont mis en place des règles d’exploitation des laminaires. Pour Laminaria hyperborea, elles imposent l’octroi d’une licence (limitées à 35 en Bretagne), une taille de bateau de maximum douze mètres, une pause dans la récolte entre le 15 mai et le 1er septembre, un quota de récolte, une zone de récolte, un débarquement maximum par jour, des normes techniques pour le peigne et l’utilisation d’un système de géolocalisation (Vessel Monitoring System). Un système de jachère triennale est mis en place : les récoltes sont espacées de trois ans sur une même zone. Un quadrillage a donc été mis en place pour définir le régime de chaque zone de récolte.
Forêts marines en danger
Afin d’évaluer l’état des colonies de laminaires, différentes études ont été mises en place. L’étude SLAMIR a été réalisée entre 2018 et 2022 par un collectif de chercheurs français, s’intéressant à Laminariahyperborea (2). En comparant des paires de sites exploités ou non exploités, la recherche a démontré que l’impact de la récolte des algues est limité : la repousse des algues atteint 75 % au cours d’un cycle de trois ans (les chercheurs recommandent cependant de passer à une quatrième année de jachère), et la biodiversité ne semble pas impactée par les pratiques d’exploitation.
Les résultats de cette étude ne semblent cependant pas faire l’unanimité. En effet, quelques détails interpellent. La recherche cherchait à comparer deux paies de sites, mais tous ont été écartés. Un site, qui était en protection intégrale, n’a pas été retenu car on a constaté qu’il avait été récolté illégalement. Sur un autre site, un phénomène de mortalité inexpliquée des algues a eu lieu. Une nouvelle paire de sites a été choisie, et c’est elle qui a fait l’objet des observations pendant trois ans (au lieu des quatre années prévues), ce qui est fort léger pour tirer des conclusions.
« Les méthodes de récolte des algues mettent en péril certaines espèces », estime Line Le Gall, chercheuse à l’Institut de Systématique, Évolution et Biodiversité en France. Le skoubidou, qui arrache les algues plutôt que de les couper, ralentit la régénération des populations. La chercheuse incrimine aussi l’utilisation du peigne norvégien qui racle les fonds marins et fracture les roches auxquelles sont arrimées les algues. Le substrat se retrouve emporté par les courants à des endroits où les algues ne savent pas se développer.
Line Le Gall rappelle que les populations d’algues sont déjà en déclin. Les scientifiques du Laboratoire d’océanologie et de géosciences de Wimereux, en collaboration avec des chercheurs de la Station biologique de Roscoff, associent ces mortalités au réchauffement de l’eau associé au changement climatique. Dès que la température de l’eau dépasse 17 °C, Laminaria digitata ne se reproduit plus. Des chercheurs de l’Alfred Wegener Institute for Polar and Marine Research en Allemagne évoquent aussi la responsabilité du trou dans la couche d’ozone, ayant démontré que les laminaires sont sensibles à l’intensité des rayons ultra-violets. D’autres scientifiques encore incriminent les pesticides et autres polluants présents dans nos océans.
« A ce stade, je pense qu’il est nécessaire de ne plus les récolter. Avec l’impact du changement global ajouté à celui des récoltes, je pense que les laminaires sont en train de devenir une population à risque. Je ne dis pas que l’espèce va disparaître mais à l’échelle locale, sur nos côtes, je doute qu’on ait encore des champs de laminaires dans 25 ans. » Cette disparition concernerait, par effet domino, d’innombrables espèces animales et végétales.
La culture d’algues à la rescousse ?
Sur l’ensemble des 370.000 espèces de plantes terrestres recensées, seules 2.500 ont été domestiquées, et 250 sont cultivées à grande échelle. Pour les algues, la situation est identique : seules une dizaine d’espèces sont cultivées sur 11.000 recensées. « Maîtriser le cycle de reproduction de l’algue pour arriver à la produire en masse est extrêmement difficile », explique Line Le Gall. L’exploitation d’algues cultivées – toutes espèces confondues – représente 32 % des récoltes en France, mais 97 % dans le monde.
Cette culture n’est cependant pas forcément bon élève en termes environnementaux. On peut, en effet, la comparer à une agriculture intensive. En Asie, d’immenses « champs » de culture d’algues s’étendent sur des kilomètres. Outre leur aspect inesthétique, on leur reproche de prendre le pas sur d’autres activités économiques liées à la mer, mais surtout, de prendre la place d’écosystèmes marins sauvages. Ces monocultures posent aussi question. « Le problème, raconte Michèle Barbier, biologiste marine et experte indépendante en éthique pour la Commission européenne, au micro de France Culture (3), c’est de cultiver des espèces exotiques qui risquent d’avoir un fort impact sur l’écosystème, soit en amenant des maladies, en modifiant le flux génétique qui amènera à une perte de biodiversité, soit en raison de traitements fertilisants ajoutés à l’eau qui impacteront la faune et la flore locale. »
Des algues brunes aux marées vertes
Un autre problème environnemental se retrouve associé à la transformation des algues en alginate : la gestion des boues industrielles. Un article de Ouest France de mai 2006 interpelle. « Extraire les alginates des algues suppose des bains successifs d’acide sulfurique et de chaux, suivis de décantation et de filtration ». Parmi les sous-produits, la cellulose est valorisée en guise d’engrais chez les légumiers. Mais il reste à l’entreprise Degussa près de 10.000 tonnes de boues biologiques par an. Des contrats d’épandage sont conclus avec des agriculteurs. « Un exercice difficile sur un canton classé en « super zone d’excédents structurels », où les boues agroalimentaires sont en concurrence avec les déjections de vaches et de cochons ». Rappelons-nous que la Bretagne est particulièrement sensible aux excès de nitrates, se manifestant par les fameuses marées vertes, prolifération d’algues vertes sur les côtes bretonnes, menant à l’eutrophisation des milieux.
Tout ceci pour du Flanby ?
Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues présentent, pour l’entrepreneur, un potentiel important. D’abord valorisée dans une économie de subsistance locale comme combustible, aliment pour le bétail et engrais pour les maigres terres du littoral, elles ont ensuite fait l’objet d’une exploitation artisanale pour la fabrication de soude, puis d’iode. C’est dans les années 1960 que ces activités sont abandonnées pour un développement industriel lié à la fabrication d’alginate. La récolte s’est intensifiée grâce au développement de nouvelles techniques, et deux entreprises, gérées par des multinationales, sont fournies et approvisionnement un marché mondialisé. Avec une course folle à la productivité, et une concurrence acérée, l’impact sur l’environnement ne fait que croître, et ce, malgré des mesures de protection, et dans un contexte de déclin des colonies de laminaires.
Tout ceci… pour du Flanby ? Si les alginates ont certainement leur importance dans certains domaines technologiques, il est permis d’en douter en ce qui concerne l’industrie alimentaire. A-t-on vraiment besoin de viande reconstituée, de yaourts ultra-fermes, de tous ces nouveaux produits industriels ? On retrouve même des alginates dans la peau de saucisson et dans les pâtées pour chiens et chats ! Nos producteurs fermiers et artisans démontrent chaque jour que ces additifs ne sont pas nécessaires pour réaliser des produits sains, naturels et savoureux. Voici encore une bonne raison de se détourner de l’industrie pour privilégier nos fermes bio locales.
Il est important, aujourd’hui, que les citoyens puissent en savoir plus sur les additifs utilisés dans leur alimentation et leurs impacts sur la santé et sur l’environnement. Nature & Progrès poursuivra sa mission d’investigation pour informer les consommateurs de ce que l’industrie agro-alimentaire introduit dans son alimentation. Afin que chacun puisse faire le choix de consommer, ou non, ces produits.
Le choix des mots que nous utilisons pour faire passer un message a des conséquences sur la manière dont les faits et les idées sont perçus. Nous pouvons adapter notre vocabulaire pour mieux sensibiliser aux enjeux climatiques, pour faire (re)connaitre de nouveaux concepts ou favoriser leur adoption par le grand public. Mais ces mêmes mots peuvent aussi nous endormir, voire nous manipuler. Quand la linguistique nous éclaire…
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef chez Nature & Progrès
PHOTO (c) Alfred Derks (Pixabay)
Tous les jours, le langage est utilisé pour communiquer : informer, conscientiser, persuader… Il influence la façon dont nous nous représentons les défis de société et, in fine, notre capacité à y répondre. Et si nous interrogions l’utilisation de la langue et ses implications dans les grands enjeux sociaux et écologiques ?
Des mots pour interpeller
« Pouvons-nous tous, maintenant, l’appeler par son nom : effondrement climatique, crise climatique, urgence climatique, effondrement écologique ? » interpellait, en 2019, la jeune Greta Thunberg. Plusieurs scientifiques, politiques et journalistes ont décidé de faire évoluer leur vocabulaire. Cette même année, le journal anglais The Guardian (1) annonce un changement de ligne éditoriale : « L’expression « changement climatique » est passive et douce, alors que les scientifiques parlent d’une catastrophe pour l’humanité. » Le terme « réchauffement » est également critiqué car il ne met pas en avant l’augmentation des extrêmes et peut être vu comme positif, la chaleur étant associée à l’affection (2).
Les nouveaux termes choisis sont l’urgence, la crise, l’effondrement, la catastrophe, le bouleversement et le dérèglement climatiques. S’ils interpellent davantage sur la situation d’urgence et de danger, ils peuvent aussi mener à un effet sidérant, entraînant la paralysie plutôt que l’action. Les termes « crise » ou « urgence » peuvent aussi être perçus de manière négative, les situations de crise pouvant entraîner une restriction des libertés individuelles (3). « Au-delà de la capacité du langage à saisir la réalité climatique, c’est également sa propension à être au service de mesures permettant de répondre à cette situation qui est en jeu. », analyse Pauline Bureau, docteure en linguistique appliquée à Paris (4).
Des néologismes voient le jour pour définir et reconnaitre de nouveaux concepts. C’est le cas de l’ « éco-anxiété », entré dans le dictionnaire en 2023. Ce terme a permis de rassembler les expériences vécues par différents individus en un concept unique, qui apparaît comme un sentiment pouvant être ressenti par tous. Cette reconnaissance a conduit au développement d’un nouveau champ de recherches scientifiques, comme en témoigne le foisonnement récent de publications sur le sujet.
Des mots mal choisis ?
Au-delà d’un indice économique, la « décroissance » est devenue un mouvement social et idéologique remettant en question le productivisme associé à la quête de croissance. Décroître, c’est diminuer, descendre, ce qui est souvent associé à quelque chose de négatif : « tomber malade, être au trente-sixième dessous, plonger dans le coma… » et rend le terme impopulaire, d’autant qu’il est associé à une idée de sobriété, de renoncement, de privation (5). Certains auteurs préfèrent le terme « post-croissance », qui parle plutôt de dépassement (à connotation positive, « se dépasser »…) mais dont l’étymologie n’indique en rien le projet proposé (6).
Georges Lakoff, professeur émérite en sciences cognitives et de linguistique en Californie, analyse le terme « environnement ». Il apparaît en 1265 dans le sens de « circuit, contour », puis à partir de 1487 dans le sens de « action d’environner ». C’est donc ce qui est extérieur, ce qui nous entoure, un arrière-plan qui n’incite pas à nous sentir concernés ! (7) Ce n’est qu’en 1964 qu’un second sens apparaît, celui qui désigne le milieu (cadre de vie, voisinage, ambiance, contexte…).
Sauver des mots du greenwashing
31 décembre 2023. Le Président de la République française souhaite que l’année 2024 soit « une année de régénération ». Un terme qui fait bondir les défenseurs de l’agriculture régénérative, qui sont à l’origine de ce mot, inventé dans les années 1980. En août 2023 déjà, face aux multiplications des utilisations « abusives » de ce terme, un collectif publiait une tribune dans le journal Le Monde (8), intitulée : « Si tout le monde utilise le mot « régénératif », le risque est qu’il se banalise et se vide de son sens ». Nicolas Bordas, homme d’affaires et publicitaire français, analyse (9) : « le mot « régénératif » témoigne d’une prise de conscience salutaire du fait qu’il ne faut pas se contenter de limiter les externalités négatives, mais qu’il faut chercher à avoir un impact positif sur le vivant, pour contribuer à le régénérer. ». Un terme plein de sens que les défenseurs de l’agriculture régénérative souhaitent protéger.
Les récupérations de termes à la mode ne manquent pas : on ne compte plus les mots surexploités qui finissent par ne plus vouloir signifier grand-chose. « Des mots comme « respectueux de l’environnement » ou « écologique » ou « neutre pour le climat » sont devenus tellement suremployés commercialement qu’ils font l’objet d’une directive européenne régissant leur emploi sur les emballages et dans la communication. », analyse Nicolas Bordas. La Directive en question, adoptée en février 2024, vise à « donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information » (Directive (UE) 2024/825, (10)). Une lutte contre le greenwashing.
Et le bio ? L’usage du terme « bio » ou « biologique » est réglementé par la législation européenne sur l’agriculture biologique dans le domaine alimentaire. En revanche, cette protection ne s’étend pas à d’autres domaines, tels que les cosmétiques, les textiles, etc. Le préfixe bio- précède de nombreux mots, signifiant tantôt « relatif à la vie », tantôt « issu de la biomasse ». Son usage peut porter à confusion. Ainsi, des matériaux biosourcés ou des biocarburants ne sont pas issus de l’agriculture biologique, mais plus généralement de la biomasse. Biosourcé ne veut pas dire, non plus, biodégradable (dégradable par le vivant). De quoi s’y perdre, non ?
Des mots pour manipuler
Croissance verte, financiarisation durable, marché civilisationnel… De nombreux termes nouveaux sont des oxymores, alliant deux mots de sens contradictoires. Le terme « développement durable » est fortement critiqué car il prône le développement, la croissance, de nature infinie, alors que les ressources naturelles sont limitées, en considérant qu’il peut être durable, sans compromettre les générations futures (11). D’après Bertrand Méheust, écrivain français, « les oxymores ainsi utilisés peuvent favoriser la déstructuration des esprits, devenir des facteurs de pathologie et des outils de mensonge. Transformé en injonction contradictoire, il devient un poison social. » (12). L’écrivain va jusqu’à parler d’une novlangue libérale, faisant référence à la dystopie « 1984 » de George Orwell.
Dans ce roman d’anticipation, la « novlangue » est une langue imaginaire, imposée et destinée à rendre impossible toute critique de l’Etat. « L’idée fondamentale est de supprimer toutes les nuances d’une langue afin de ne conserver que des dichotomies qui renforcent l’influence de l’État, car le discours manichéen permet d’éliminer toute réflexion sur la complexité d’un problème : si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu. Ce type de raisonnement binaire permet de favoriser les raisonnements à l’affect, et ainsi d’éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’État » (13).
Dimanche 30 octobre 2022. Le Ministre français de l’Intérieur s’exprime à la suite des incidents survenus lors de la manifestation contre la mégabassine de Saint-Soline. Les manifestants écologistes auraient utilisé « des modes opératoires qui relèvent […] de l’écoterrorisme ». L’utilisation de ce terme, non reconnu dans le droit pénal français, interpelle, d’autant qu’il sort de la bouche d’une personne d’autorité étatique. Patrick Charaudeau, linguiste français, professeur et chercheur, parle de « mot symptôme », « un mot qui est chargé sémantiquement par le contexte discursif dans lequel il est employé et par la situation dans laquelle il surgit » (14). Le choix de ce mot, sa signification, le symbole qu’il représente, influence l’interprétation de la réalité jusqu’aux représentations sociales. C’est, en quelques sortes, une forme de manipulation de l’opinion publique.
Du bon usage des mots
Cette analyse nous permet d’aboutir à deux conclusions. La première implication, pour nous, acteurs de la transition écologique, est qu’il est important de choisir les mots justes lorsque nous parlons des enjeux de société, en prenant garde à leur définition, à leur pouvoir de sensibilisation, aux connotations et implications potentielles. « Il s’agit de faciliter une utilisation du langage qui soit véritablement au service des objectifs de transition écologique, ce qui passe par une description et un enrichissement du socle d‘outils linguistiques à disposition pour pouvoir les appréhender » argumente Pauline Bureau.
Est-ce qu’on peut changer la réalité en changeant le langage ? « C’est un débat philosophique », confie la linguiste. « Mais a minima, on peut dire que le langage a un effet sur nos représentations, lesquelles peuvent influencer nos actions. Il est simpliste de penser que le langage est la solution, qu’en changeant notre langue nous serons tous conscientisés au changement climatique. Je crois pourtant en ces nouveaux termes, je vois autour de moi que ces néologismes suscitent intérêt, espoir et enthousiasme. »
Le second enseignement de la linguistique est d’attirer notre attention sur le vocabulaire des parties prenantes, de poser un regard critique sur les termes utilisés et sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur notre perception des faits et des idées.
Pour Nature & Progrès, les apports de la linguistique sont importants, tant dans notre manière de communiquer que dans celle de comprendre les discours et enjeux qui nous entourent.
Pirroton G. 2022. Mieux parler des enjeux climat et biodiversité. Les apports du cognitivo-linu-guiste George Lakoff. Théorie et pratiques. https://etopia.be/blog/2022/09/27/le-petit-lakoff-sans-peine/
Leloué H. 2022. Mots usés, mots manipulés : le vocabulaire de l’écologie en question. Vivant. https://vivant-le-media.fr/lexicologie-ecologie/
Bureau P. 2024. Termes-catastrophes, noms sous pression, et néologie revitalisante : la transition écologique par le langage ? La Fabrique écologique (46). https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-44012-Decryptage-mots-climat-LFE.pdf
Pirroton G. 2022. (voir 2)
Bureau P. 2024 (voir 4)
Pirroton G. 2022. (voir 2)
2023. Si tout le monde utilise le mot « régénératif », le risque est qu’il se banalise et se vide de son sens ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/08/26/si-tout-le-monde-utilise-le-mot-regeneratif-le-risque-est-qu-il-se-banalise-et-se-vide-de-son-sens_6186596_3232.html
Publication LinkedIn du 22 janvier 2024 : https://www.linkedin.com/pulse/et-si-prenait-soin-des-mots-de-la-plan%C3%A8te-nicolas-bordas-4erve/
Directive (UE) 2024/825 du parlement européen et du Conseil du 28 février 2024 modifiant les directives 2005/29/CE et 2011/83/UE pour donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202400825
Jublin M. 2021. L’écologie doit-elle protéger ses mots ? Socialter. https://www.socialter.fr/article/l-ecologie-doit-elle-proteger-ses-mots
Meheust B. 2009. La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde. La Découverte. 161 pages.
Et si le compost de nos feuilles mortes, tailles de haies, épluchures et restes de repas était utilisé en agriculture ? C’est une idée qui gagne du terrain et qui semble écologiquement vertueuse. Mais ces composts « tout-venant » ne représentent-ils pas un risque de contamination par des pesticides en culture biologique ? Privilégions l’autonomie de nos fermes et de nos jardins dans le cycle de la matière organique.
Par Maylis Arnould, rédactrice pour Nature & Progrès, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Les biodéchets – qui ne sont pas des déchets bio, lire notre analyse n° 6 – sont une catégorie de déchets biodégradables « de jardin ou de parc, les déchets alimentaires ou de cuisine issus des ménages, restaurants, traiteurs ou magasins de vente au détail, ainsi que les déchets comparables provenant des usines de transformation de denrées alimentaires » (Directive 2008/98/CE). La valorisation écologique des biodéchets prend une grande importance dans l’espace public. Nous pouvons observer l’appropriation politique de ce sujet avec l’obligation légale de prise en charge des biodéchets mise en place au niveau européen depuis le 1er janvier 2024 (Directive 2008/98/CE et Directive (UE) 2018/851). Les particuliers et entreprises de l’Union européenne doivent, depuis un an, trier séparément leurs biodéchets pour une récolte sélective.
Un retour à la terre
L’histoire nous montre que le milieu agricole a une place particulière dans le cycle de valorisation de nos épluchures et de nos feuilles mortes. Avant d’être entassées dans les poubelles, ces matières étaient des ressources précieuses pour les paysans (Joncoux S. 2013). Au milieu du XXe siècle, la mise en décharge des déchets s’est généralisée, mais elle est aujourd’hui remise en question pour ses impacts environnementaux. Selon l’Agence européenne pour l’environnement, à l’heure actuelle, les déchets biodégradables contribueraient à hauteur de 3 % dans les émissions de gaz à effet de serre. En effet, la fermentation en décharge dans des conditions non contrôlées produit dioxyde de carbone et méthane. De même, l’incinération libère des gaz à effet de serre liés à la combustion.
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Cette citation du chimiste, philosophe et économiste français Antoine Lavoisier (1743-1794) est souvent citée en matière de gestion des déchets. C’est en 1979 qu’Ad Lansik, politicien néerlandais, proposa une hiérarchie des solutions préconisées pour un traitement des déchets plus respectueux de l’environnement. L’échelle de Lansik est aujourd’hui un pilier de la réglementation européenne de la gestion des déchets. Elle préconise en premier lieu la prévention, soit de réduire la production de déchets, la réutilisation, le recyclage, le compostage, viennent ensuite l’incinération et, en dernier lieu, la mise en décharge. « Lorsqu’ils appliquent la hiérarchie des déchets, les États membres prennent des mesures pour encourager les solutions produisant le meilleur résultat global sur le plan de l’environnement. » (Directive 2008/98/CE).
Parmi les différentes filières de valorisation des biodéchets, le compostage, bien plus vertueux pour l’environnement que l’incinération ou la mise en décharge, rencontre un regain d’intérêt. Cet amendement organique nourrit les microorganismes du sol, entretenant sa bonne fertilité. Tant de jardiniers et d’agriculteurs bio vous le diront ! Alors, qu’attendons-nous pour récolter et composter ces biodéchets pour une utilisation en agriculture ?
Un levier de transition ?
Nous le savons, nous atteignons une période cruciale sur le plan écologique, qui va demander une rupture avec certains modes de production, notamment en agriculture. L’utilisation des engrais chimiques et pétrochimiques, courants en agriculture conventionnelle, doit être remise en question. Cependant la vie du sol a besoin d’être nourrie. La question n’est donc pas de supprimer les intrants mais plutôt de mieux les choisir.
En Belgique, la part de biodéchets représente environ 40 % (Ronquetti 2023). Ces matières peuvent être valorisées en ressources locales pour la fertilisation des terres. Replacer l’agriculture au cœur du vivant paraît être en cohérence avec l’idée de réintroduire les biodéchets dans ce même cycle naturel : ce qui est produit sur place retourne sur place. La boucle est bouclée. De plus en plus d’agriculteurs se saisissent de l’opportunité d’utiliser le compost ou les déchets verts issus de la récupération des usagers.
La disponibilité des composts et digestats issus des biodéchets peut-elle provoquer un changement dans les habitudes des agriculteurs conventionnels ? Ce n’est pas si simple, étant donné les modes d’action bien différents des engrais organiques et des produits minéraux. Ces derniers nourrissent directement la plante en se passant de la vie du sol. Apporter de la nourriture à des vers de terre, bactéries et champignons peu présents et peu actifs apportera-t-il une réponse satisfaisante de la croissance des plantes pour des cultivateurs habitués aux « coups de fouet » des engrais chimiques ?
Et les pesticides ?
La qualité de toute substance qu’ils épandent sur leurs terres est la première préoccupation des agriculteurs biologiques. Dès lors, comment s’assurer de la qualité d’un compost réalisé avec des déchets verts et des restes alimentaires récoltés chez des particuliers ou auprès d’industries ?
De nombreux jardiniers utilisent encore des pesticides. Par ailleurs, étant donné que tout le monde ne mange pas bio, des résidus de pesticides se retrouvent dans les déchets organiques ménagers. Et que dire des biodéchets des industries agro-alimentaires non certifiées bio ? Certains prétendent que les substances toxiques sont dégradées lors du compostage. Vraiment ?
L’affaire des PFAS, que Nature & Progrès a largement contribué à faire connaître et à décrypter (lire nos analyses 13 et 21 de 2024), nous le démontre tant et bien : de nombreux polluants ont une durée de vie très longue. Si leur matière active disparait parfois des radars, c’est parce qu’elle se transforme en métabolites, produits de dégradation chimique parfois plus nocifs encore. Peut-on prendre le risque d’apporter sur les sols bio des matières polluées ? Le consommateur peut-il accepter ce risque de contamination dans les produits certifiés bio qu’il choisit de consommer ? Pour Nature & Progrès, c’est deux fois non !
Malgré l’opposition de Nature & Progrès au sein des organes de concertation wallons, les composts et digestats de biodéchets sont maintenant acceptés par l’Europe dans les matières fertilisantes utilisables en agriculture bio. Seules les teneurs en métaux lourds (cadmium, cuivre, nickel, plomb, zinc, mercure et chrome) font l’objet de limitations. Une décision qui arrange bien quantité d’industriels qui tirent profit de la valorisation de leurs déchets pour obtenir une nouvelle rentrée économique. Quand l’argent se mêle du recyclage des déchets, c’est rarement bon signe… Partant d’un recyclage de leurs déchets, en raison de l’intérêt financier de la biométhanisation, des acteurs poussent aujourd’hui la culture du maïs sur des centaines d’hectares, dans le but unique de les transformer en biogaz. Autant de terres nourricières perdues, autant de pesticides épandus dans ces cultures et contaminant nos sols et notre eau.
Boucler la boucle
L’agriculture biologique, dénommée « organic agriculture » en anglais, repose sur l’utilisation de matières organiques pour nourrir les organismes du sol, indispensables à sa fertilité. Dans nos fermes comme dans nos jardins, les cultivateurs bio utilisent composts, fumiers, engrais verts et paillages animaux (laine) et végétaux. Bouclons la boucle au plus près en nous assurant de la qualité de ce que nous offrons au sol.
Pour Nature & Progrès, le recyclage des matières organiques doit être pensé au niveau de la ferme ou de la maison, en un cycle vertueux. Le modèle de polyculture-élevage est, dans ce sens, le plus exemplaire, car il permet aux animaux de nourrir le sol, et inversement, en limitant ou en se passant d’intrants venant de l’extérieur (alimentation animale, fertilisants). Il est un garde-fou par rapport au développement de modèles rompant cet équilibre, ce lien au sol : des cultures sans élevages, des élevages sans cultures. Certains producteurs l’ont bien compris : ils élèvent des animaux à côté de leur maraichage ou de leur production de plantes aromatiques et médicinales, uniquement pour en retirer les engrais organiques nourrissant leurs cultures. L’avenir est dans l’équilibre et dans l’autonomie de nos fermes.
Joncoux S. 2013. Les ”produits résiduaires organiques” pour une intensification écologique de l’agriculture : ressources, déchets ou produits ? : sociologie des formats de valorisation agricole. Sociologie. Université Toulouse le Mirail – Toulouse II. https://theses.fr/2013TOU20111
La santé des humains aurait-t-elle plus de poids dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ? Des chercheurs ont fait le lien entre la mortalité des chauves-souris, l’utilisation d’insecticides et la mortalité infantile en Amérique du Nord. Quand mettrons-nous enfin en pratique le concept One health, qui suggère que la santé des écosystèmes, celle des animaux et celle de l’humain sont liés ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, à partir d’un article de Jeanne Buffet, rédactrice pour Nature & Progrès
Dans son analyse « La santé publique, cheval de bataille contre les pesticides » (2024, n°28), Nature & Progrès mettait en avant que la lutte contres les pesticides est un enjeu environnemental, mais aussi un enjeu de santé publique. En témoigne la montée au créneau des acteurs du domaine de la santé, notamment des mutualités. La santé des humains aurait-t-elle plus de poids, dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ?
Une agriculture sans chauves-souris
Février 2006. Dans l’Etat de New York, aux Etats-Unis, 10.000 chauves-souris sont retrouvées mortes dans les grottes qui les abritent pendant leur hibernation. Dans les cinq années qui suivent, six millions d’individus succombent dans leurs gîtes d’hiver, dans tout le nord-est des Etats-Unis et l’est du Canada. Observation intrigante : la bouche et le museau des cadavres sont cerclés de blanc. Le verdict tombe : un champignon pathogène est à l’origine de la maladie, nommée « syndrome du nez blanc ». Il s’agirait de l’épizootie (maladie touchant des groupes d’espèces animales dans une région plus ou moins vaste) la plus sérieuse des États-Unis, présentant un risque élevé d’extinction de masse. Selon les chercheurs, le champignon pathogène aurait été accidentellement importé d’Europe, où sa présence est plus discrète car les hôtes y sont plus résistants (Comesse L. 2017).
L’hécatombe des chauves-souris n’est pas sans conséquences. Eyal Frank, économiste de l’environnement à l’université de Chicago, a étudié l’impact de l’arrivée du syndrome du nez blanc sur l’agriculture et sur la santé humaine. Son analyse, publiée dans la prestigieuse revue scientifique Science (Frank 2024), montre que dans les régions affectées par le syndrome du nez blanc, depuis l’émergence de la maladie, l’utilisation d’insecticides a grimpé de 31 %, tandis que celle des herbicides et fongicides est restée stable, tout comme l’utilisation des insecticides en dehors de la zone touchée par le syndrome affectant les chauves-souris. Le chercheur lie ce phénomène à la diminution de la prédation naturelle des insectes et autres arthropodes par les chauves-souris, qui aurait poussé les agriculteurs à avoir recours aux produits de synthèse proposés par l’industrie pour gérer les populations de ravageurs.
Le rôle-clé des chiroptères dans l’élimination d’insectes et autres arthropodes ravageurs pour l’agriculture est bien connu. Une revue de la littérature (Azucena Ramirez-Francel et al. 2022) a pointé non moins de 158 études qui le démontrent sur tous les continents du monde (excepté l’Antarctique). Les autres bienfaits de ces mammifères sont, dans les régions où vivent des espèces nectarivores et frugivores, la pollinisation et la dissémination des graines. Toutes les espèces produisent également du guano, déjections riches en nutriments et utilisées comme engrais organiques en agriculture. En Amérique du Nord, on estime que les chauves-souris rapportent 3,7 milliards de dollars d’économies par an au secteur agricole (Boyles et al. 2011).
Impacts sur la mortalité infantile
Le chercheur a ensuite analysé les données régionales de mortalité humaine infantile, souvent utilisées pour étudier les impacts sanitaires de la pollution environnementale. Il n’a gardé que les décès dus à des « causes internes » (éliminant les « causes externes » telles que les accidents et les homicides) et a comparé les régions touchées par le syndrome du nez blanc avec les régions saines. Ses résultats montrent que le taux de mortalité infantile dû à des causes internes a augmenté de 8 % dans les années suivant l’émergence du pathogène touchant les chauves-souris. En dix ans, les décès de 1.300 nouveau-nés seraient imputables à l’utilisation des insecticides compensant les mortalités des chiroptères.
« Il ne semble pas y avoir de différences d’utilisation d’insecticides et de mortalité infantile entre les différentes régions avant l’arrivée du champignon pathogène », affirme le scientifique dans la fin de son article. Cet indice le conforte dans la relation qu’il cherche à démontrer. Si l’étude ne s’appuie que sur des corrélations, ne mettant pas en évidence le lien de cause à effet entre l’arrivée de la maladie des chauves-souris, l’utilisation des insecticides et la mortalité infantile observée, elle suggère que la mortalité d’un prédateur-clé des écosystèmes agricoles peut se répercuter sur la santé publique, et (re)lance le débat sur les conséquences de nos choix en termes de pratiques agricoles. Grâce à sa forte médiatisation, l’étude a popularisé l’utilité des chauves-souris pour nos sociétés humaines et les impacts négatifs de leur déclin, tout en liant les pratiques agricoles et la santé de toutes et tous.
Les chauves-souris malades des pesticides
Les pesticides peuvent affecter les chiroptères de différentes manières. Ils les affament en réduisant substantiellement le nombre de proies disponibles dans leur milieu. Ils les empoisonnent lorsque les prédateurs mangent des insectes contaminés (à des doses sublétales ou dont le corps est imbibé par les produits) et accumulent les substances toxiques dans leurs graisses. Il a été démontré que des néonicotinoïdes tels que l’imidaclopride, le thiaméthoxame et le thiaclopride perturbent l’hibernation des chauves-souris, qui se manifeste par une diminution de leur température corporelle et par le ralentissement de leur métabolisme pendant l’hiver, en déstabilisant le fonctionnement de la glande thyroïde ou la sécrétion de prostaglandine. Quand une chauve-souris n’est pas capable d’entrer en torpeur et d’y demeurer, sa survie est fortement compromise.
Le système immunitaire des chauves-souris est affaibli par la contamination par les pesticides, ce qui les rend plus sensibles aux pathogènes. Le lien entre pesticides et sensibilité au syndrome du nez blanc a d’ailleurs été démontré. Des chercheurs ont analysé que les chauves-souris malades contenaient six fois plus de DDT dans leurs graisses que les individus locaux vivants, et de dix à cent fois plus que les chauves-souris saines d’Espagne ou d’Inde (Kannan et al. 2010). L’augmentation de l’utilisation des pesticides accompagnant la mortalité des chauves-souris rend donc les animaux survivants plus susceptibles encore de succomber des suites d’une infection par le pathogène. Un cercle vicieux ?
One health
Née au début des années 2000, l’initiative One health propose de lier, dans une approche intégrée et unifiée, la santé publique, la santé animale et la santé environnementale, aux échelles locales, nationales et planétaire. Chaque jour, les preuves des liens forts unissant ces différents angles de la santé s’accumulent. Personne ne peut plus aujourd’hui les nier.
L’utilisation de pesticides afin de lutter contre des organismes nuisibles aux cultures atteint l’ensemble de la biodiversité : les animaux « nuisibles » ciblés, mais aussi les prédateurs de ces ravageurs, des espèces de l’environnement apportant des services écosystémiques (pollinisation, dispersion des graines, etc.), et l’humain, également contaminé par ces substances toxiques via l’air, l’eau et les aliments produits par l’agriculture.
Il est grand temps de changer notre manière de considérer nos relations avec la nature dans son ensemble. 25 ans après la naissance du concept One health, prouvant que nous avons compris les liens entre santé environnementale et santé humaine, où en sommes-nous dans son application pratique ? A quand la fin des poisons, pour notre santé et celle de la Terre ? Nature & Progrès revendique que des politiques ambitieuses soient mises en place pour veiller à la santé de tous, écosystèmes, animaux et humains, notamment en réduisant les possibilités d’utiliser des pesticides… en vue de les supprimer définitivement, le plus rapidement possible.
Frank E. G. 2024. The economic impacts of ecosystem disruptions: Costs from substituting biological pest control. Science 385 (6713).
Kannan K., Yun S.H., Rudd R.J. et Behr M. 2010. High concentrations of persistent organic pollutants including PCBs, DDT, PBDEs and PFOS in little brown bats with white-nose syndrome in New York, USA. Chemosphere 80 (6) : 613-618.