La pandémie due au Covid-19 parmi d’autres épidémies

Il est venu bouleverser nos vies, par un beau matin de printemps… Aujourd’hui, les traces laissées par de longues semaines de confinement continuent à nous faire réfléchir, même si le modèle économique dominant fait l’impossible pour nous persuader que le « retour à la normale » est déjà là… Mais en quoi nos existences ont-elles changé ? Cet épisode que nous traversons est-il grave, en regard de ce que l’humanité a déjà connu ? Est-il inattendu ? Un spécialiste des microbes et des virus nous aide à y voir un peu plus clair…

Par Jean-Pierre Gratia

Introduction

Partout dans le monde, on s’active pour comprendre comment fonctionne ce nouveau virus et on écrit beaucoup à son sujet, probablement trop. Il y a de la part de plusieurs éditorialistes, commentateurs ou « apprentis experts » pas mal d’inexactitudes et de propos divergents peu rationnels. Je ne m’y étends pas ici, de même que je n’aborde pas les questions qui font polémique et qui n’ont d’ailleurs pas un appui inconditionnel des experts, comme l’immunisation collective, l’origine du virus ou le traitement à l’hydroxychloroquine (1).

Structure et mode d'action du virus

Un peu de science d’abord. Parmi les virus respiratoires, c’est le septième rétrovirus du type coronavirus identifié comme transmissible à l’homme. Parmi ces virus, il y en a trois qui sont à l’origine de maladies parfois mortelles :

– le syndrome respiratoire aigu (Sras), qui a fait des centaines de morts en 2002-2003,

– le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (Mers), qui a sévi en Arabie Saoudite en 2014,

Covid-19, à l’origine de la pandémie actuelle, qui a déjà tué plusieurs centaines de milliers de personnes dans le monde.

Le génome du Covid-19 consiste en une molécule d’ARN à une seule chaîne de près de trente mille nucléotides et comprend quinze gènes. Il dériverait du génome du Sras-CoV qui fait environ la même taille, à une centaine de nucléotides près. Dans les deux cas, le gène le plus important code pour une longue protéine, qui est ensuite coupée pour libérer des protéines structurelles et enzymatiques du virus. Le deuxième gène important est celui qui code la protéine S pour les spicules, qui sont les protéines ancrées dans la coquille lipido-protéique entourant la particule de virus (Fig. 1a) et qui permettent l’entrée du virus dans les cellules cibles du tractus respiratoire et gastrique. Les deux virus possèdent la même protéine S – 99% d’identité – et utilisent donc la même « porte d’entrée » pour infecter les cellules, le récepteur cellulaire qui est une autre protéine – l’enzyme de conversion de l’angiotensine 2, ou ACE2 – qu’on retrouve à la surface de nombreuses cellules du corps humain (Fig. 1b). Mais, dans le cas de Covid-19, la force de cohésion de la protéine S au récepteur cellulaire est au moins dix fois supérieure à celle de la protéine S du Sras, ce qui rend le Covid-19 plus contagieux.

Infection, réponse à l'infection par le Covid-19 et prévention

La contagiosité du Covid-19 dépend de son taux de transmission (R0) qui désigne le nombre moyen de personnes saines qu’un malade peut contaminer. Quand R0 est inférieur à 1, la maladie ne se diffuse pas et n’atteint pas le stade de l’épidémie. Quand R0 est égal à 1, le nombre de contaminations reste stable, sans provoquer de pic épidémique, mais quand il est supérieur à 1, la maladie se propage de façon exponentielle et provoque une épidémie, voire une pandémie. Le R0 du Sras était compris entre 2 et 5, selon les stades de l’épidémie. Pour le Covid-19, il serait supérieur mais reste à préciser, au fur et à mesure de l’évolution du nombre de cas. Tous les deux se transmettent via des microgouttelettes expulsées lors de quintes de toux, d’éternuements ou de bavardages entre personnes rapprochées.

La charge virale d’un individu infecté, qui le rend contagieux, semble la même chez l’enfant que chez l’adulte, mais la réponse à l’infection n’est pas la même chez l’enfant infecté, où elle est non apparente, que chez l’adulte – surtout âgé – qui, très vulnérable, peut mourir. La distribution des cas sévères en fonction de l’âge est inhabituelle pour une pandémie. La grippe, surtout pendant la première vague d’une épidémie, entraîne presque toujours plus de décès chez les moins de soixante-cinq ans, surtout chez les jeunes enfants. La réponse résiderait dans la combinaison de deux effets : le vieillissement du système immunitaire et les particularités du Covid-19. Une autre question non résolue concerne le décès inattendu chez de rares enfants et, en revanche, la guérison d’une personne aussi âgée que notre compatriote Marie-Henriette qui a contracté la maladie… à cent six ans !

On ignore jusqu’à quand la pandémie va persister et sur quelle étendue dans le monde. Normalement, il devrait y avoir progressivement immunisation mais on ignore si elle sera suffisante et persistante. Pour certains virus, comme celui de la rubéole, de la rougeole ou de la variole, on procède à la vaccination qui protège, pendant à peu près toute la vie, mais ce n’est pas le cas d’autres virus dont le HIV du Sida – un autre rétrovirus. Pour que le vaccin soit efficace, il faut qu’il induise des anticorps neutralisants, c’est-à-dire des immunoglobulines qui bloquent l’antigène de surface de la particule virale. Quand cet antigène change, comme c’est le cas de la grippe saisonnière ou du Sida, l’immunité est nulle ou partielle. Le traitement par antiviraux n’est efficace que quand ils agissent synergiquement au niveau de différentes cibles pour bloquer les premières phases de l’infection et la réplication du génome. C’est pour cela qu’on recourt à la trithérapie pour les HIV- séropositifs.

Histoire des épidémies et pandémies

Des pandémies ont toujours existé et on doit s’attendre à ce qu’elles se répètent régulièrement avec un taux de mortalité élevé. Il y a d’importantes différences au niveau du nombre de morts selon ces maladies ; il serait vain de les comparer car elles ont eu lieu à des endroits et à des époques où l’assistance sanitaire était très inégale. On prétend, par exemple, que la pandémie à Covid-19 est moins importante que la grippe espagnole, en 1918. C’est possible puisque cette dernière a fait plusieurs millions de morts. Il faut toutefois noter qu’à cette époque l’assistance médicale était nettement insuffisante et que le Covid-19, à ce moment-là, aurait fait aussi de très nombreuses victimes.

Il y a eu probablement des pandémies avant notre ère, au temps des dinosaures ou peut-être de l’homme de Néandertal… La première pandémie connue, identifiée comme telle, est la Peste Antonine, qui eut lieu entre 165 et 180 de notre ère, appelée ainsi mais probablement due au virus de la variole. Après la Peste de Justinien, qui a fait plusieurs millions de morts en 541, est survenue une épidémie de variole, au Japon en 735. Le virus de la variole, de la famille des poxviridae à ADN bicaténaire, y a fait alors entre un et deux millions de morts mais en a fait cinquante fois plus, au Mexique en 1520.

Les XXe et XXIe siècles ont connu diverses grippes mortelles, à commencer par la fameuse grippe espagnole en 1918, qui est due au virus de l’influenza H1N1 – H1 pour hémagglutinine de type1 et N pour la neuraminidase-type 1, servant toutes deux à la fixation de la particule à la cellule à infecter. Après d’autres grippes – grippe asiatique en 1957, grippe de Hong-Kong en 1968, grippe porcine en 2009 – est venue l’épidémie Ebola, causant la fièvre hémorragique responsable de onze mille, morts essentiellement au centre de l’Afrique, de 2014 à 2016. Le virus, découvert par un médecin belge, Peter Piot de l’Institut tropical d’Anvers, présente un génome constitué d’ARN monocaténaire de polarité négative et d’environ dix-neuf mille bases, à l’intérieur d’une particule longue par concaténation de particules plus courtes. Cet ARN code sept protéines structurelles, l’ARN polymérase ARN-dépendante et des nucléoprotéines.

Les épidémies et pandémies concernent autant les microbes que les virus – ceux-ci se distinguant des premiers, seuls doués de vie. La peste bubonique au XIVe siècle était due à la bactérie Yersinia pestis, du nom de son découvreur Alexandre Yersin de l’Institut Pasteur de Hanoi, qui infectait les rats. Transmise à l’homme par des puces, elle a fait deux cents millions de morts. En janvier 1349, les habitants de Londres venaient d’être informés d’une dévastation ailleurs en Europe, à Florence notamment où 60 % de la population sont morts de la peste. Ils l’ont appelée la « mort noire » – Black Death – qui a finalement atteint les ports anglais accueillant les bateaux provenant du continent. La peste s’est alors étendue causant la mort de la moitié de la population londonienne, ainsi que celle de plus de 30 % de la population en Europe. Les symptômes étaient douloureux, dont la fièvre, des vomissements, des saignements, des pustules sur la peau et des nodules lymphatiques, d’où son nom de peste bubonique. La mort survenait en trois jours. Au XVIIe et XVIIIe siècles, les grandes pestes ont régulièrement ravagé l’Europe.

Parmi les autres épidémies d’origine microbienne, le choléra est dû à la bactérie Vibrio cholerae. Strictement limitée à l’espèce humaine, elle est caractérisée par des diarrhées brutales et très abondantes – gastro-entérite – menant à une sévère déshydratation. En l’absence de thérapie par réhydratation orale, la forme majeure classique peut causer la mort, dans plus de la moitié des cas, en l’espace de trois jours dès les premières heures. La contamination est d’origine fécale, par la consommation de boissons ou d’aliments souillés. Limitées initialement à l’Asie – Inde, Chine et Indonésie -, les épidémies de choléra se développent, au XIXe siècle, en véritables pandémies qui atteignent le Moyen-Orient, l’Europe et les Amériques. La puissance du choléra est démultipliée par le passage de la marine à voile à la vapeur, et par l’arrivée du chemin de fer. La France fut touchée par une épidémie au printemps 1832, après la Russie en 1828, la Pologne, l’Allemagne et la Hongrie en 1831, Londres début 1832. Puis l’épidémie revient en France, en 1854, et y fait cent quarante-trois mille morts…

Chronologie des épidémies connues, avant celles dues aux coronavirus (2)

Année(s)

Nom

Agent pathogène

Zone géographique

Nombre de victimes

 

165-180

Peste Antonine Peste

Virus de la variole

Empire romain

5 millions

 

541-542

Peste de Justinien

Yersinia pestis

Europe et Bassin méditerranéen

30 à 50 millions

 

735-737

Epidémie de variole

Virus de la variole

Japon

 

1 million

1347-1351

Peste noire

Yersinia pestis

Europe

25 millions

 

1520

Epidémie de variole

Virus de variole

Europe

56 millions

 

XVIIe siècle

Grande Peste

Yersinia pestis

Europe

3 millions

 

XVIIIe siècle

Epidémie de variole

Virus de variole

Amérique du Nord

90 % des Amérindiens

 

1817-1923

Pandémies de choléra

Vibrio cholerae

Monde

1 million

 

1855-1920

Pandémies de peste

Yersinia pestis Monde

12 millions

 

 

1889-1890

Grippe russe

Virus influenza H3N3

Monde

1 million

 

Fin XIXe siècle

Fièvre jaune

Flavivirus

Monde

moins de 100.000

 

1918-19

Grippe espagnole

Virus influenza H1N1

Monde

40 à 50 millions

 

1957-58

Grippe asiatique

Virus H2N2

Monde

1,1 million

 

1968-70

Grippe de Hong-Kong

Virus H3N2

Asie

1 million

 

1981-?

Sida

Rétrovirus HIV

Monde

35 millions

 

2009-10

Grippe porcine

Virus H1N1

Monde

moins de 200.000

 

2014-16

Ebola

Virus Ebola

Afrique centrale

moins de 11.000

 

Les interactions homme - animal

Il semblerait que le premier foyer de peste bovine signalé en Afrique de l’Est, en 1887, ait décimé 90 % du cheptel bovin et provoqué une famine généralisée. Les récentes épidémies de fièvre de West Nile et d’influenza aviaire et la hausse de la rage en Europe de l’Est et en Asie attestent de la vitalité des maladies émergentes dans le monde. Elles présentent une menace croissante pour la santé publique et, à peu près chaque année, une nouvelle maladie d’origine animale apparaît et présente un risque pour la population mondiale. Les souches de virus de la grippe apparaissent souvent par l’interaction de populations humaines, porcines et aviaires. C’est ainsi que le XXe siècle a été témoin de trois pandémies de grippe d’origine animale probable :

– la grippe espagnole, en 1918, dont le virus aurait dérivé d’une souche provenant d’une espèce animale, notamment aviaire, réservoir naturel de bon nombre de virus,

– la grippe porcine, en 1957,

– la grippe aviaire, en 1968.

Selon plusieurs équipes de chercheurs, certaines chauves-souris auraient été des réservoirs naturels du virus Ebola. La dernière épidémie survenue, en 2007 en République démocratique du Congo, a suggéré que le virus pouvait passer directement du chiroptère à l’Homme. Suite aux nombreuses épidémies de peste et de typhus qui ont perduré jusqu’au milieu des années cinquante, on a trouvé des anticorps dans le sang des animaux domestiques, d’où la conclusion d’une possible transmission de l’agent pathogène dans les deux sens.

Propagation et impact socio-économique des épidémies

Parmi les facteurs de propagation des épidémies, la circulation continue de personnes est évidemment importante. L’avion est donc aujourd’hui un facteur clé au niveau mondial car les lignes sur lesquelles il y a de gros flux de passagers créent des chemins préférentiels pour l’agent pathogène. Il est possible que si la Chine avait fermé ses aéroports très tôt, en novembre 2019, le Covid-19 n’aurait pas déclenché de pandémie. Corrélativement, chez les animaux, les épidémies sont notamment portées par les animaux migrateurs.

Aussi loin qu’on remonte dans le temps, les épidémies peuvent décider de l’issue d’une bataille. Qu’on pense à la guerre d’Éthiopie où l’on doit remercier le bacille de la typhoïde. Pendant la retraite de Russie de Napoléon, on a dénombré davantage de soldats français morts du typhus – maladie due à une bactérie du groupe des Rickettsies – que tués par l’armée russe. La peste, l’anthrax – ou charbon -, la dysenterie, le typhus, la typhoïde, le choléra, la gangrène gazeuse, le botulisme furent parmi les maladies étudiées comme vecteurs possibles de propagation d’épidémies, et aussi comme base de l’arme bactériologique. En Asie, le riz permettait d’attirer les rongeurs qui, une fois piqués par les puces, devenaient à leur tour porteurs de Y. pestis, découvert durant une épidémie de peste à Hong Kong. Cette épidémie a donné l’occasion au Japonais Shiro Ishii d’inoculer ce bacille à plusieurs prisonniers servant de cobayes, dès 1933, puis lors de la guerre contre les Etats-Unis où des prisonniers furent employés.

Les épidémies ont un impact socio-économique évident. La première constatation réside dans l’inégalité sociale dans la mort qu’elles causent (3). Ainsi le Covid-19 a-t-il fait beaucoup plus de victimes chez dans la population noire que dans la population blanche, à Washington notamment. Lors de la peste à Londres, en 1349, les autorités construisirent un très grand cimetière appelé Smithfields pour enterrer le plus grand nombre de victimes possible, ce qui aux yeux des croyants permettrait à Dieu « de reconnaître les siens », au jour du Jugement Dernier. Bien que le chroniqueur de l’époque ait écrit que les riches autant que les pauvres n’ont pas été épargnés, les recherches archéologiques, dans ces cimetières, ont révélé des inégalités sociales et économiques. La peste est revenue en Angleterre au XVIIe siècle, et là encore, se sont produits des affrontements socio-politiques.

Au XVIe siècle, en Amérique du Nord, la variole a affecté les communautés Cherokee, tuant 30% des personnes infectées. Les conditions sociales en cette période coloniale ont amplifié l’impact des facteurs biologiques. Plus tard au XVIIIe siècle, une épidémie de variole a encore eu lieu au Sud-Ouest des Etats-Unis. Elle a coïncidé avec les attaques contre les communautés Cherokee, où les britanniques ont brulé les fermes et forcé les habitants à fuir leur maison, causant la famine et l’expansion de la variole.

Quelles seront les conséquences politiques, sociales et économiques de la pandémie Covid-19 ? Interrogeons encore l’histoire, surtout au cours de cette Anthropocène (4). Les pandémies sont les inévitables compagnons de l’expansion économique. Sous l’Antiquité, des réseaux commerciaux interconnectés et des villes très peuplées avaient déjà rendu les cités plus riches mais aussi plus vulnérables, tout comme notre économie mondiale intégrée. Les effets du Covid-19 seront cependant très différents de ceux des virus du passé qui frappaient des populations bien plus pauvres et dotées de moins de connaissances sur les virus et les bactéries. Le nombre de victimes devrait être bien moindre que celui de la peste noire ou de la grippe espagnole mais, toutes proportions gardées, les catastrophes sanitaires d’antan peuvent donner des indications sur les changements que risque de connaître l’économie mondiale face au coronavirus.

Le coût humain des pandémies est terrible mais les effets à long terme sur l’économie ne le sont pas toujours. La peste noire a fait un nombre de victimes stupéfiant – entre un et deux tiers de la population de l’Europe d’alors ! – et elle a naturellement laissé des cicatrices durables. Cependant, au sortir de cette peste, les terres arables vacantes sont soudain devenues abondantes. Ce qui, ajouté à la pénurie brutale de main-d’œuvre, a renforcé le pouvoir de négociation des paysans face aux propriétaires terriens et a contribué à l’effondrement de l’économie féodale.

Vers une nouvelle Anthropocène

Le confinement nous a contraints à limiter notre genre de vie, devenu excessif dans certains cas, par exemple, au niveau voyages en avion avec à la clé des week-ends passés dans un aéroport inconfortable, attractions diverses, restaurants rassemblant un grand nombre de personnes dans des espaces restreints. Certes, cet épisode de confinement a été pénible pour les commerçants, les industriels, les viticulteurs, les chauffeurs de taxis, les professionnels de la culture, les artistes, les organisateurs des expositions, les étudiants, etc. Ainsi que pour tous ceux qui durent soigner les malades, évidemment…

Par contre, pour le consommateur pas trop exigent, cela a parfois été une expérience plutôt bénéfique, sur le plan économique comme sur le plan culturel. Il a fallu réinventer des loisirs at home avec la lecture et, à cette occasion, les enfants ont fait preuve de créativité, ce qui est manifestement positif. Le silence et le calme ont réapparu, l’air est redevenu normalement respirable et la production de gaz à effet de serre a été réduite de 7%, se rapprochant ainsi de la norme prévue par les Accords de Paris.

Quand tout redeviendra possible, il serait bon d’en tirer la leçon et de limiter les voyages en avion pour satisfaire les jeunes qui, dans les manifestations, arboraient des pancartes où on pouvait lire : « Moins de kérozène, plus de chaleur humaine« , réduire les déplacements qui ne sont pas indispensables et acheter localement. Il est souhaitable que des hommes politiques responsables fassent peser de tout leur poids des arguments en faveur d’une nouvelle Anthropocène où l’économie rejoint l’écologie…

Notes :

Le Covid-19 chez les malades hospitalisés, et augmentent même le risque de décès et d’arythmie cardiaque. The Lancet a cependant annoncé, le 4 juin, le retrait de cette étude, publiée le 22 mai. Elle avait été suivie, en France, d’une abrogation de la dérogation permettant l’utilisation de cette molécule contre le Covid-19 et la suspension d’essais cliniques destinés à tester son efficacité.

(2) D’après L’histoire des pandémies, dans Courrier International 1537 (16 avril 2020), 34-35.

(3) Blow Ch. (2020), Les Noirs en première ligne. Courrier International 1537 (16 avril 2020), 24; Wade L. (2020), An unequal blow. Science Weekly News, May15, pp. 700-703. DOI: 10.1126/science.368.6492.700

(4) Terme introduit par Paul Josef Crutzen pour désigner la période géologique qui a suivi la Révolution industrielle.

Manger sain, oui, mais quoi et pourquoi ?

Partage d’une expérience enrichissante et conviviale à Ottignies- Louvain-la-Neuve. Message des membres de la locale de Nature & Progrès du Brabant-Ouest

« Notre santé est trop précieuse pour la confier à l’industrie agro-alimentaire dont la préoccupation première n’est certainement pas la santé ni le bien de la planète. Prenons les choses en main nous-mêmes. On peut trouver, autour de nous, des gens et des associations qui nous aident. »

Dans le souci d’adopter une alimentation qui contribue à notre bonne santé, ces membres se sont questionnés : sur leurs habitudes alimentaires, sur la pratique d’un régime strict, sur l’impact de leur consommation… Sommes-nous vraiment maîtres de notre alimentation ou subissons-nous la marchandisation du système agro-alimentaire moderne ?

Par Elise Jacobs

Introduction

Est née alors la volonté d’organiser un « Cycle sur l’Alimentation Saine et Durable » qui a englobé plusieurs conférences participatives. Ce projet s’est développé dans le cadre des activités d’éducation permanente de Nature & Progrès afin d’entamer une réflexion collective sur le sujet mais aussi dans le but de rencontrer des personnes soucieuses de la qualité de leur alimentation.

« Je me sens consomm’actrice car je suis persuadée que c’est une bonne voie vers l’autonomie et la gestion de sa santé mais aussi un bon choix pour notre Terre Mère et les petits producteurs. »

Environ soixante personnes sont venues assister aux conférences. La plupart des participants étaient à la recherche d’une alimentation pouvant améliorer leur santé mais qui soit aussi en accord avec les valeurs que partage Nature & Progrès, comme l’écologie, le respect de la vie et de la terre.

« J’ai apprécié la possibilité de confronter pas mal de points de vue et d’avoir des discussions intéressantes sur des questions que je me pose depuis plus de vingt-cinq ans. »

Le cycle a englobé six conférences-débats et une balade à la découverte des plantes sauvages et comestibles. Elles avaient pour objectifs d’informer, de valider ou de remettre en question les idées préconçues sur le concept de l’alimentation saine et durable mais également de s’informer sur différentes pratiques alimentaires, telles que la naturopathie, l’alimentation ancestrale, le gluten, les légumineuses et le jeûne. Nous avons abordé notamment l’impact de nos habitudes alimentaire sur la santé, l’environnement et le climat.

In fine, tous les conférenciers ont transmis le même message : l’urgence de revenir à une alimentation raisonnée qui soit en accord avec nos besoins morphologiques, notre mode de vie, les aléas de l’existence et le lieu où l’on vit. Une bonne santé est inévitablement liée à une alimentation variée et locale qui passe par des produits frais issus de l’agriculture biologique.

Les six conférences du cycle

– 3 octobre 2019 « Existe-t-il un régime type pour toutes et tous ? », par Régis Close, naturopathe,

– 7 novembre 2019 « Alimentation ancestrale v/s moderne : quel impact sur la santé ? », par Yves Patte, coach en nutrition,

– 5 décembre 2019 « Le gluten, faut-il en avoir peur ? », par Myriam Francotte, naturopathe et thérapeute énergicienne,

– 16 janvier 2020 « L’urgence nutritionnelle en lien avec les enjeux environnementaux », par Lucie Bailleux, diététicienne – micronutritionniste,

– 13 février 2020 « Protéines vertes et légumineuses… Chiche ! », par Françoise Hendrickx, sciences psychopédagogiques et sciences de l’environnement,

– 12 mars 2020 « Le jeûne thérapeutique a-t-il une place dans notre alimentation ? », par Fatiha Aït Saïd, praticienne de santé, naturopathe, formatrice et fondatrice de l’ISNAT.

« Au bout de six conférences, je constate que c’est vraiment à nous de trouver ce qui convient le mieux à notre santé. Végétarisme ou pas ? Légumineuses ou pas ? Toujours en étant vigilants sur la qualité des produits. »

« Ces conférences ont consolidé mes arguments en faveur du temps que je dédie à mon potager ou à aller chez mes voisins producteurs. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, je prends plaisir à cuisiner moi-même et à aller vers des nouvelles recettes en intégrant davantage de variétés locales dans mes menus. »

L’alimentation idéale existe-t-elle ?

Nous pouvons retenir qu’il y a une base commune à respecter : manger des fruits et légumes frais, issus de l’agriculture biologique, de saison, de proximité et le moins transformés possible. Manger de la viande, du poisson – pour ceux qui en mangent – issus de pratiques biologiques et si possible de proximité, ce qui, grâce au contact direct avec les producteurs, nous apporte un gage de qualité et de confiance. Il vaut mieux aussi éviter les excès, de sucre et d’alcool, par exemple.

L’alimentation idéale n’existe pas vraiment, pour preuve, on peut observer différentes intolérances liées à certaines pathologies. Les conférences nous ont montré qu’il faut adapter notre régime alimentaire aux spécificités de notre morphologie et de notre routine quotidienne. Et parce que, tout simplement, certaines personnes digèrent mieux certains aliments que d’autres… C’est à chacun, chacune d’entre nous, d’apprendre à se connaître, de faire preuve de bon sens. Voire de se faire accompagner par un nutritionniste et/ou naturopathe pour adapter au mieux son alimentation.

Nous avons aussi compris l’importance de revenir à des habitudes saines, comme de savoir cuisiner des aliments non transformés qui est la garantie de manger des produits non contaminés par des additifs alimentaires. Savoir bien gérer ses stocks permet d’éviter le gaspillage alimentaire.

« Je me considère comme consomm’actrice pour l’alimentation, en veillant à avoir des produits bio, de saison et de proximité, en refusant les produits issus de l’industrie agro-alimentaire. Et pour le reste, en essayant de privilégier le zéro déchet, le seconde-main, le recyclage et la sobriété. »

Des habitudes alimentaires renouvelées

Une autre évidence est mise en lumière : par rapport à notre enfance, nos habitudes alimentaires ont changé. Soit, nous mangeons plus de riz et de pâtes, et moins de viande et de graisses. Soit, après avoir connu des problèmes de santé ou parce que l’on est devenue maman, notre rapport à l’alimentation a changé. Nous comprenons qu’elle joue un rôle fondamental dans notre bonne santé. Nous commençons à lire, à nous renseigner, à nous former et à penser différemment. Nous remettons en question ce qu’on nous vend en promo ou par vague de mode alimentaire car nous comprenons que ce sont des inventions de marketing et de la société de consommation. Le choix va même, pour certaines, de ne plus se fournir en grande surface. Nous ne sommes, de cette manière, plus soumises ni influencées par le marketing.

« Je suis curieuse et j’aime tester ce que je ne connais pas mais cela reste toujours dans les limites de mon alimentation habituelle : bio, de saison et proximité. »

Un message aux jeunes générations

Privilégiez le bio : non seulement parce qu’il réhabilite les sols mais aussi parce que, dans la plupart des cas, ce choix permet aux producteurs de vivre plus décemment de leur labeur. Privilégiez les producteurs locaux car, ce faisant, ils privilégient, dans le même temps, l’emploi et diminuent l’empreinte carbone liée aux transports.

Essayez d’organiser le fait de cuisiner de manière ludique en vous débarrassant des vieux clichés « maman dans la cuisine et papa au salon devant la télé », c’est vraiment has been !

Privilégiez le « fait maison », plutôt que les plats cuisinés du commerce, afin d’améliorer l’équilibre alimentaire et ne pas encourager l’obésité.

Que le moment des repas redevienne un vrai moment privilégié, de partage, de dialogue et pas avec chacun dans sa bulle, prêt à réagir au moindre bip de son smartphone, trop souvent à portée de regard. Faites-en une bulle familiale plutôt que le prolongement de chaque bulle individuelle, individualiste…

Manger bio, local et de saison est-il accessible pour tous ?

Lorsque l’on commence à se questionner sur la manière d’améliorer la qualité de ses aliments, les alternatives surgissent rapidement. On commence à lire les étiquettes et on cherche des points de vente en accord avec ses valeurs. Et, si on continue d’aller en grandes surfaces, on priorise les marques labellisées bio.

Il y a de plus en plus de petits producteurs et de magasins bio partout en Wallonie. Les Groupes d’Achats Communs – GAC, GASAP -, nous donnent accès aux huiles, farines, fruits, etc. qui sont produits en bio et en Europe.

Si nous en avons le temps, la possibilité, la patience et l’envie, avoir son propre potager est un atout supplémentaire car il n’y a pas mieux pour être sûr de la qualité. En plus d’avoir un impact presque zéro en termes de pollution ou de produits nocifs, de déchets, de transports et d’emballages…

Comme nous aimons toutes le café et/ou le chocolat, notre solution est de nous diriger vers des produits du commerce équitable.

« Non, se nourrir en bio ne coûte pas forcément plus cher ! »

Cependant, nous devons reconnaître que ces nouveaux comportements impliquent que toute la famille doive suivre ce changement, ce qui n’est pas évident ! Et qu’il faut faire des efforts pour adapter notre budget ou comment nous choisissons de le dépenser. Des efforts sont aussi demandés pour sélectionner et prioriser nos achats, pour nous déplacer jusqu’à la ferme de notre région, pour prendre le temps de cultiver un potager et, surtout, pour prendre le temps de cuisiner. De beaux défis à relever !

« Ce n’est pas toujours facile. Mais c’est important pour la planète. »

Nous nous laissons évidemment encore tenter par des écarts. Mais lorsque qu’on oriente son engagement vers un autre type d’alimentation, la marche arrière est rare. Et les réflexions pour s’améliorer nombreuses.

« Mon potager contribue beaucoup à mon alimentation saine. Nous privilégions les légumes, les herbes aromatiques, les petits et les grands fruits du jardin. Et aussi les plantes sauvages du fond du jardin, ainsi que les récoltes lors de balades. »

Un message aux politiciens

Renforcez la lutte contre les pesticides et les OGM, écoutez les voix des scientifiques indépendants qui vous alertent sur le déclin de la biodiversité et la pollution émanant des mauvaises pratiques.

Donnez les moyens d’instaurer des vrais contrôles dans les abattoirs, pour le respect des animaux, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement et l’obligation de mentionner les pratiques d’abatages sur les emballages de viande afin de rendre le consommateur conscient de son propre choix.

N’importez pas des aliments que l’on a ici !

De grâce, arrêtez de vous laisser mener par le bout du nez par l’industrie agroalimentaire pour des raisons soi-disant économiques ! C’est un leurre. L’économie peut prendre un autre chemin et la tendance s’inverse tout doucement…

Les gens sont de plus en plus conscients que c’est leur demande qui crée l’offre, et pas l’inverse.

Une agriculture locale pour nourrir correctement les gens

Bien sûr qu’il y aura toujours une économie. Passée la crise du Covid-19, nous n’allons pas tous nous transformer subitement en statues de sel. Bien sûr que les états la relanceront : ils sont là pour cela ! Mais quel cap vont-ils choisir ? Et d’ailleurs qu’est-ce qui germe déjà au cœur de nos sociétés et qui sera sans doute incontournable ? Toute la question est là. Voici quelques observations issues du « confinement », qui n’ont certes pas la prétention d’épuiser la question, et une proposition majeure, tout de même, pour transformer notre agriculture…

Par Marc Fichers

Introduction

Les débatteurs autorisés semblent considérer qu’il n’y aurait aujourd’hui que deux options défendables pour redémarrer l’activité :

– la plus simple, c’est le pansement : on sélectionne des secteurs en grandes difficultés et on déploie aides et accompagnements divers, en faisant allègrement tourner la planche à billets, dans l’espoir de redonner, à travers eux, un peu de souffle au mourant ;

– la plus compliquée est celle qui tient compte des réalités : on profite de la situation pour définir un cap audacieux mais qui paraît inévitable. C’est bien sûr l’option que nous soutenons et nous allons tenter d’étayer cette proposition en partant du secteur économique que nous vivons au quotidien, c’est-à-dire notre alimentation et notre agriculture…

Bien sûr, l’objection qu’on nous fera semble évidente : il s’agit justement du secteur économique qui n’a pas souffert de la crise. Beaucoup de gens n’ont sans doute jamais aussi bien mangé car ils n’avaient sans doute plus que cela à faire pour tromper leur angoisse… Mais, au-delà de cette apparence de prospérité, certains constats navrants n’ont pas fait la une de nos journaux. Et d’autres sont sans doute généralisables car la crise globale ne date évidemment pas d’hier. L’agriculture et l’alimentation non plus d’ailleurs…

Covid-19 : une loupe impitoyable sur nos erreurs

Avant le Covid 19, fait-on mine de prétendre aujourd’hui, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes… En réalité, l’agriculture wallonne produisait à profusion et on laissait croire aux Wallons qu’elle nourrissait la population locale. Quel incroyable mensonge ! Car que voit-on dans les champs et les fermes dont sommes entourés ? Le tableau est assez facile à brosser :

– de vastes étendues de céréales mais qui ne servent guère à nourrir ceux qui vivent à proximité : deux petits tiers sont donnés au bétail, un quart est volatilisé en biocarburant, et le reste produit, en effet, un peu de farine…

– des champs de patates à perte de vue : pourquoi la Wallonie a-t-elle à ce point développé cette culture ? Par goût de la frite ? Pas seulement car nous produisons à peu près dix fois ce que nous consommons… Notre région – enfin, quelques usines à chips – s’enorgueillit d’exporter un partout dans le monde, en « croquant » bien sûr elle-même les importantes nuisances dues aux pesticides ;

– des élevages de porcs et de poulets qui fournissent également les marchés d’exportation mais en petites quantités, heureusement, par rapport à nos voisins flamands et hollandais ;

– des vaches laitières dont la production se retrouve bien dans nos bouteilles – et un peu dans nos fromages et notre beurre – mais est surtout exportée sous la forme de poudre de lait…

En résumé : de gros bateaux arrivent chez nous remplis des céréales pour faire notre pain, avec du soja et du maïs pour nourrir notre bétail… Puis ils repartent comme ils sont venus mais pleins de frites surgelées ! Cherchez l’erreur !

Le bénéfice pour le Wallon est, en effet, des plus discutables : il subit la pollution de plus de trente mille hectares de culture de pommes de terre – une des plus pulvérisées qui soient – pour le seul et unique bonheur d’expédier sa frite légendaire à l’autre bout du monde. En production laitière, le bilan n’est guère plus rose puisque la poudre de lait que nous exportons jusque sur les marchés africains concurrence la production locale et met en grave péril les petits fermiers locaux. Cette peu glorieuse course à l’import-export pouvait encore durer longtemps si un petit virus, particulièrement vicieux, n’était pas venu enrayer la machine… La crise du Covid-19 a tout stoppé net, en quelques jours à peine ! Car, si le transport s’arrête, le flux des matières premières s’arrête avec lui. Terminés les marchés d’exportation, terminée l’arrivée massive du soja américain. La première conséquence fut un effondrement des marchés : la patate wallonne, aujourd’hui, ne vaut pas plus que le pétrole de l’oncle Trump ! Pareil pour les œufs, la viande de poulet et la viande de porc… Faut-il en rire ou en pleurer ?

Manger bio : la valeur refuge

Les consommateurs, eux, ont modifié leur comportement d’une façon que certains ont jugée étonnante : ne se sont-ils pas rués sur les produits simples, et notamment sur les paquets de farine ? Au point que certains petits conditionnements furent rapidement en rupture de stock ! Vous savez quoi ? Eux aussi venaient de Chine… Plus sérieusement, nos concitoyens ont fait la part belle aux produits bio, marquant une nette préférence pour les magasins de producteurs, à tel point que ceux-ci sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur du travail à fournir, mais tellement heureux que leur choix soit une fois de plus plébiscité. Plus généralement encore, les gens semblent avoir redécouvert les joies de jardiner et de cuisiner : les rayons de semences potagères furent littéralement dévalisés, en commençant bien sûr par les semences bio… Nombreux sont enfin ceux qui se sont mis à faire leur propre pain, en poussant la recherche d’autonomie jusqu’au bout, puisque le mot qui sortit en tête dans les moteurs de recherche, au début du confinement, était le mot « levain »…

Comment comprendre pareils comportements ? Quand on achète du « prêt-à-porter », on s’offre surtout l’illusion « qu’il n’y a rien à faire », le sentiment de « gagner du temps ». Pareille illusion peut fonctionner pour des gens très occupés… Mais ce qui est tout-fait, hélas, on ne sait plus vraiment ce que c’est, on ne sait plus comment ça marche. Bref, cela perd vite son sens. Et quand le consommateur a de nouveau un peu de temps pour y penser, il s’interroge, il veut faire lui-même, pour mieux faire, pour remettre du sens dans sa consommation… Ceci étant dit, les fondateurs du l’agriculture biologique étaient déjà conscients que l’industrialisation de l’alimentation ne nourrirait pas la confiance. Et, depuis quarante ans, une association comme Nature & Progrès prône une relocation de l’agriculture car, à une consommation locale, doit correspondre une production locale. Plaider pour une agriculture biologique respectueuse de l’homme et de l’environnement, le consommateur l’a maintenant bien compris, c’est revendiquer la nature globale de sa mission qui ne se limite pas, loin s’en faut, à la seule valeur marchande de ce qu’elle produit. Une agriculture vraiment moderne n’est donc plus pensable que dans la proximité, au sein d’un marché local où le consommateur peut se rendre compte que « ses aliments ont un visage« .

La réalité d’aujourd’hui est celle-là et pas le mirage insensé de marchés mondiaux où les productions sont standardisées et interchangeables, où l’humain est méprisé au point de feindre s’en débarrasser par le recours aux pires méthodes industrielles… Construire un futur qui fonctionne suppose l’abandon de bien des chimères et doit, en matière agricole, avant tout s’inscrire dans un plan de transition pour l’alimentation qui s’appuie sur les valeurs de l’agriculture biologique ! C’est clairement le souhait manifesté par nos concitoyens durant cette crise.

Un basculement progressif et programmé

Nul ne laissera, bien entendu, tomber les entreprises agricoles conventionnelles. Il faut cependant les aider à surmonter la crise actuelle – et toutes les suivantes ! – en les orientant vers une agriculture d’avenir. Or le chimique et le tout à l’exportation ne sont plus des choix d’avenir, il faut avoir aujourd’hui la lucidité de l’admettre. Il n’y a plus de place, au sein d’une politique agricole raisonnable, pour des aides à l’exportation de pommes de terre. Au contraire, la priorité doit être donnée au développement d’autres cultures car la toute grande majorité des légumes consommés en Wallonie sont importés de Flandre, ou d’ailleurs. Et c’est pareil pour de nombreux autres produits : qu’on aille seulement vérifier dans les magasins le peu de produits « made in Wallonie » qui y sont vendus ! Le produit local y a la seule fonction de produit d’appel, ce qui revient en somme à prendre le Wallon pour un gogo, merci pour lui ! Mais la bonne nouvelle est que le marché est largement ouvert et tant qu’il y aura des fromages étrangers dans nos magasins – n’en déplaise à l’amateur de cheddar ou de gorgonzola -, eh bien, il y restera une place à prendre pour ceux que fabriquent, avec une compétence incontestée, nos producteurs de Wallonie…

Le basculement de notre agriculture – car il s’agira bien d’un basculement – ne se fera pas d’un simple claquement de doigts. Tout est à construire, du système de conseil aux agriculteurs aux structures performantes de commercialisation – il n’existe, par exemple, dans notre région rien qui ressemble à une criée. Nous ne serions donc capables que de produire mais totalement inaptes à vendre nous-mêmes ce que nous faisons ! Celui qui se lance dans la production légumière doit, par exemple, aller en Flandre s’il espère écouler sa récolte, ou se découvrir des talents insoupçonnés de commerçant alors que, la plupart du temps, il a déjà dû s’improviser transformateur. Nos agriculteurs doivent-ils devenir de véritables « couteaux suisses » ? C’est quand même beaucoup leur demander.

Nous avons exposé, au fil de nombreux articles parus dans les pages de Valériane, l’opportunité incroyable que constitue la filière céréalière dans un pays où les gens aiment le pain. Mais nous avons grand besoin de moulins et de meuniers, ainsi que de boulangers formés à travailler les farines locales. Nous avons grand besoin de variétés de céréales adaptées aux conditions pédoclimatiques de notre région. Nous posons une seule question : qu’est-ce qu’on attend ? Un autre virus ?

Des campagnes empoisonnées

Nos campagnes – et ce n’est pas nouveau – étouffent sous les pesticides ! A ceux qui en font encore un combat idéologique d’arrière-garde, nous disons simplement que ces technologies de la mort n’ont jamais rien résolu : les ravageurs pullulent, pire, ils se développent de façon exponentielle, la biodiversité étant, par leur faute, extrêmement mal en point. Les cultures biologiques démontrent pourtant, à chaque saison qui passe, que s’en passer pour cultiver est, non seulement possible mais constitue surtout un bienfait inestimable pour notre qualité de vie. Un bienfait malheureusement oublié, un peu comme dans un ciel de confinement, d’un bleu immaculé, que ne strient pas les trainées de condensation des avions…

Est-il encore normal, intellectuellement honnête et politiquement responsable, que des moyens publics soient toujours alloués à la recherche et à l’encadrement, dans le but d’optimaliser l’usage des pesticides ? Pourquoi ne pas les donner plutôt aux fabricants de tabac ? N’est-ce pas scier la branche sur laquelle nous tentons de nous asseoir, préparer le cancer qui nous emportera ? Il n’existe plus le moindre doute sur le fait que les agriculteurs de bonne volonté n’en ont absolument plus besoin. Quant à ceux qui persistent dans la voie du chimique, ils connaissent pertinemment, hélas, la meilleure façon de traiter. Plus besoin de les y former… Nous avons, par contre, un pressant besoin d’une recherche et d’un accompagnement performants sur la conduite des cultures sans pesticides. Persister à s’interroger sur la possibilité de telles cultures revient à nier ce que le bio démontre jour après jour. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre !

Des outils sont là qui doivent nous permettre de réaliser cette transition de notre agriculture et de notre alimentation : la Politique Agricole Commune (PAC) européenne indique, par ses subventions aux agriculteurs, quel sera l’avenir de nos campagnes. Ses aides doivent toutefois être orientées, en priorité, vers le soutien à l’agriculture biologique afin que l’objectif de la Déclaration de Politique Régionale – 30% de bio en 2030 – puisse être atteint. Un tel résultat, quoi qu’il arrive, sera positif pour notre santé, pour notre environnement et pour notre économie. Quel autre plan ambitieux peut en dire autant ? Les subventions pour l’élevage doivent également être modifiées en réorientant les moyens financiers vers des fermes visant l’autonomie et en développant la culture des protéagineux afin d’arrêter les importations de soja. Les prairies, si elles sont bien menées, permettent l’autonomie des fermes et apportent une plus-value importante en termes de biodiversité. Développer la biodiversité est désormais une évidence pour nos concitoyens. Ce ne peut plus être une simple option mais constituer le fondement même de toute culture.

Ces mesures indispensables, le secteur agricole ne peut les mettre en œuvre seul ! Sachons donc nous inspirer de ce qui, contre vents et marées, a construit l’agriculture biologique, portée depuis plus d’un demi-siècle par le rassemblement de producteurs et de consommateurs. Constatons que, si nos campagnes ne nous nourrissent plus, c’est avant tout parce qu’elles sont insuffisamment tournées vers celles et ceux qu’elles nourrissent. Qu’est-ce, dès lors, qu’un ministère de l’agriculture ? Celui qui administrera l’extrême-onction au dernier des fermiers wallons ? Ne serait-il pas beaucoup plus pertinent d’en faire un véritable ministère de l’agriculture et de l’alimentation dont la mission première serait de nourrir ceux qui l’entourent, et non de vendre des frites aux antipodes. La demande fondamentale du consommateur est de pouvoir acheter, en pleine confiance, un aliment sain, produit par une personne qu’il peut rencontrer et interroger. N’est-ce pas ce qu’il a prioritairement exprimé, pendant la crise que nous venons d’affronter, en prenant d’assaut les magasins de nos producteurs ?

L’état qui perd le contrôle…

Aujourd’hui, même la police fait appel à des bénévoles pour lui confectionner des masques. Les gens sont heureux de faire acte de civisme en donnant un peu de leur temps mais s’inquiètent que l’état, aux mains de gestionnaires acquis aux méthodes néo-libérales, ait clairement manqué à ses devoirs élémentaires. Veillons à ce qu’une telle faillite étatique ne gagne jamais notre approvisionnement alimentaire…

Pourtant, notre agriculture, quoi qu’on en pense, ne nous nourrit pas, et c’est là une volonté strictement politique ! Contre le gré du consommateur proche, soucieux de la denrée finement manufacturée, notre agriculture sert la grande exportation en produits bruts, ou fournit carrément de l’énergie. Or c’est exactement l’inverse qu’il faut faire aujourd’hui : la nouvelle économie agricole doit avant tout s’efforcer de nourrir une population locale exigeante, en intégrant éventuellement une marge d’exportation qui compense nos importations en café et en huile d’olive, par exemple… Mais si l’agriculture actuelle s’obstine à ignorer les besoins de la population environnante, c’est surtout parce que le peu de gros agriculteurs qui nous reste a perdu tout lien avec les consommateurs. Et que le consommateur abruti par des publicités idiotes ne connaît plus grand-chose aux réalités agricoles… Acquis à la logique absurde de ceux qui nous gouvernent, les choix des agriculteurs n’ont plus aucun rapport avec la qualité mais reposent uniquement sur des données macroéconomiques, sur la logique agroindustrielle qui transporte vers des marchés lointains de l’ingrédient sans grande valeur intrinsèque et sans intérêt pour le consommateur local. Mais, on le sait, les marchés ne sont jamais responsables de rien. Les marchés sont de grands irresponsables ! Quand ils vendent des armes, ils ignorent le doigt anonyme qui appuie sur la gâchette. Quand ils vendent de la nourriture, ils méconnaissent la bouche malnutrie qui est tout au bout d’un interminable circuit… Le denier public peut-il vraiment servir pareille obscénité ?

Incohérences…

Certes, il est bien difficile l’art de la cohérence. Et l’erreur étant humaine, la perfection n’étant pas de ce monde, nous aurions bien tort de nous tracasser outre mesure. Et pourtant… L’autocritique et la réflexion sont la substance même de la citoyenneté active, et s’amuser à réfléchir n’est certainement jamais une perte de temps. Le risque de perdre le fil de nos pensées n’est pourtant jamais bien loin. Voilà pourquoi l’ami François nous aide à en remettre quelques-unes sur leurs rails…

Par François Couplan

Introduction

Cela commence à faire quelque temps que j’observe le monde dans lequel j’évolue. J’avais douze ans lorsque j’ai vraiment pris conscience que ce que les gens disaient n’étaient pas ce qu’ils faisaient. Et aujourd’hui, je reste étonné par notre capacité à vivre en décalage avec les idées que nous professons. Oh, je ne fais pas mieux que les autres, certes, mais je voulais partager avec vous quelques réflexions qui nous concernent particulièrement.

L’attrait grisant de la permaculture

Pendant mon long séjour de dix années dans l’ouest des États-Unis, je vécus à plusieurs reprises dans des communautés établies à la campagne ou en ville. J’y apportai mes compétences, appréciées, en matière de plantes sauvages comestibles, mais ne manquai pas de m’intéresser aux méthodes culturales « nouvelles » qui commençaient à faire recette. C’est ainsi que je découvris, dès le milieu des années septante, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, agronome japonais animé par une belle philosophie ou la French intensive method of gardening, dont je n’avais jamais entendu parler lorsque je vivais dans l’Hexagone, mais qui était basée sur les techniques des maraîchers parisiens du XIXe siècle. De toutes ces méthodes, c’est la permaculture qui me marqua le plus. Cet ensemble de pratiques concrètes avait été imaginé par deux écologistes australiens, Bill Mollison et David Holmgrem, dont je lus avidement les deux premiers ouvrages, Permaculture 1 et 2 – par la suite, je traduisis le second en français. Ce « système intégré et évoluant d’espèces d’animaux et de plantes pérennes utiles à l’homme », destiné à développer une « agriculture permanente », me paraissait intéressant, car il prenait en compte l’ensemble des êtres existant sur le terrain et prônait un travail avec la nature plutôt que contre elle, en commençant par l’observation approfondie des écosystèmes locaux. Ce que j’y appréciais particulièrement était la place accordée à des parcelles totalement livrées à elles-mêmes, qui servaient en quelque sorte de « réservoir de nature » – la fameuse « zone 5 ».

Ce concept me paraissait aller bien plus loin que celui de l’agriculture biologique, qui était alors en pleine éclosion en France avec l’association Nature & Progrès. Ses partisans prônaient l’abandon des pesticides et une utilisation massive du compost dont la préparation permettait de recycler tous les déchets végétaux, la couverture du sol pour limiter l’évaporation et contenir les adventices, le « complantage » de divers légumes et plantes aromatiques : toutes ces techniques me paraissaient certes très positives. Mais lorsque j’entendais les agriculteurs et les jardiniers bio se plaindre des « mauvaises herbes » qui « salissaient » leur terrain et qu’il fallait absolument éradiquer, je ne pouvais m’empêcher d’être choqué par cette haine à peine dissimulée. L’attitude des permaculteurs en cette matière me paraissait beaucoup plus ouverte et ils me consultaient souvent sur l’utilisation de telle ou telle plante qui poussait spontanément sur leur terrain. Mais nous étions à peine en 1980…

Nombril du monde ?

Le temps passa. L’agriculture biologique devint européenne et perdit grandement de sa substance. La réglementation devint de plus en plus laxiste, afin de donner aux producteurs une marge de manœuvre accrue. Le cahier des charges de Nature & Progrès, contraignant, garantissait non seulement la qualité des produits, mais aussi la sincérité des agriculteurs. Aujourd’hui en Europe, d’immenses exploitations « bio » produisent en monoculture des légumes ou des fruits vendus dans les grandes surfaces. On peut, c’est selon, se réjouir ou se désoler de cette évolution mais, connaissant l’être humain, elle me semble en tout cas bien normale…

De même, la permaculture a évolué : c’est bien souvent devenu une mode qui n’a plus grand-chose à voir avec la vision de ses concepteurs, et un ensemble de techniques plutôt qu’une conception du monde. Le principe, considérablement assoupli, peut s’adapter aussi bien à de petits jardins qu’à de grandes surfaces « permacoles » et inspire aussi bien les amateurs que les professionnels. La planification de l’exploitation, son découpage en plusieurs zones et l’intégration de différentes méthodes de culture pour obtenir une productivité maximale sont, il est vrai, toujours à l’ordre du jour. Mais sur les petites surfaces, ce qui est généralement le cas, il est devenu habituel de faire passer la « zone 5 » à l’as – vous savez, celle qui était laissée sauvage, que l’on ne travaillait pas. Évidemment, quand on a peu de terrain, une friche intouchée est considérée comme du gaspillage. Mais le souci est que l’on a toujours trop peu de terrain, même quand on en a beaucoup, comme dans le cas des cultures de marché. Et certains n’hésitent pas à faire appel au bulldozer pour modifier drastiquement leur terrain avec l’idée, sans doute justifiable, de créer des habitats variés, propices à la « biodiversité ». D’ailleurs, il faut le dire, Mollison et Holmgrem eux-mêmes y avaient parfois recours. Et en analysant bien leurs idées, on s’aperçoit que la « zone 5 » était là, non pas pour elle-même, mais pour répondre aux besoins éventuels de l’homme : une bonne rasade d’anthropocentrisme – l’homme est, en fait, au centre de la notion même de permaculture. Que dire, si ce n’est qu’il me semble y avoir tromperie sur le principe du « travail avec la nature » ? Peut-être simplement parce que le terme de « nature » n’a pas été bien défini au départ… : pour moi la « nature » est tout autre chose que la « campagne », mais où existe-t-elle encore dans nos régions ? Le débat mériterait d’être développé mais, quoiqu’il en soit, je constate une nette dilution de l’esprit de départ pour aller vers toujours davantage de mainmise de l’homme sur l’environnement qui lui a été confié, ou sur lequel il s’est arrogé des droits, comme vous voudrez. On analyse, on planifie, on optimise… On reste le nombril du monde !

Vers une "agriculture adaptée" ?

C’est pour cela que je pense maintenant que le « retour à la terre » qui fut à la mode dans les années septante n’aurait pas été, pour moi, la voie à suivre : j’ai préféré partir vivre au fond des bois… Je suis persuadé que ceux qui l’ont pratiqué en ont retiré de grandes satisfactions et surtout une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leur rapport à la vie. Sans doute, certains se sont-ils découragés et ont-ils décidé de réintégrer cette société qu’ils rejetaient. Je pense que c’est faire preuve d’honnêteté, même si l’on peut aussi le ressentir comme un échec. Mais je fais deux constats.

Le premier est que l’agriculture biologique et la permaculture me semblent des formes de production de nourriture indispensables et performantes. Mais tenter de sauver le monde par ces techniques seules ne me paraît pas réaliste. Je relève, en effet, une contradiction majeure à la base de ces démarches.

La raison matérielle principale du dysfonctionnement actuel n’est autre que l’emprise démesurée de l’homme. Au point que la planète entière est dans un état critique. Ceux qui sont conscients du danger de cette situation aimeraient, à juste titre, que les actions humaines soient empreintes de plus de respect, afin de changer les choses. Mais ce respect nécessiterait une autre mentalité que celle que nous avons développée depuis dix mille ans, qui consiste, pour commencer, à imposer notre loi en exigeant que pousse à tel endroit ce que nous avons décidé plutôt que ce qui vient spontanément. Que ce soit dans l’agriculture biologique, la permaculture ou même l’agriculture « naturelle » – un bel oxymore ! -, l’homme dicte sa volonté par la mise en place d’espèces sélectionnées et transformées par son « génie », par la modification du milieu, la « gestion » du terrain et l’éradication des « mauvaise herbes » – le terme lui-même s’avère suffisamment parlant : la guerre est déclarée ! Mais je crois possible de faire la paix et de vivre un équilibre – sinon une harmonie peut-être utopiste – en prenant conscience de ce qui existe par soi-même, en apprenant à connaître végétaux, insectes et autres animaux, et en reconnaissant leur droit à la vie. Par la suite, avec cette attitude, il devient possible de favoriser des plantes choisies pour leurs qualités gustatives, nutritionnelles, voire symboliques, donc de cultiver, mais sans négliger l’apport possible des cadeaux de la nature. J’ai développé en ce sens voici quarante ans une « agriculture adaptée » qui avait, en son heure, soulevé un certain intérêt, mais dont mon nomadisme constant ne m’a pas incité à me poser en prosélyte.

L’abandon du productivisme

Et surtout, surtout, il me semble impératif de réduire ses besoins – peut-être pas aussi drastiquement que je l’avais fait à vingt ans en allant vivre dans la nature, mais avec toute la rigueur et l’honnêteté possibles. Je pense qu’il serait bon, en quelque sorte, de vivre le néolithique avec l’esprit du paléolithique, sans faire de passéisme ni de mysticisme. Au contraire, cela me paraît extrêmement moderne et pragmatique !

Il faut certainement, toutefois, abandonner la vision productiviste qui nous mène. Et c’est là mon deuxième constat. C’est que l’homme a tendance à systématiquement dévoyer les plus belles choses. L’agriculture biologique partait d’excellentes intentions, mais les réalités de la productivité l’ont trop souvent rattrapée. Les règles se sont assouplies car il ne faut pas mettre trop de pression sur les agriculteurs pour leur permettre d’avoir des marges décentes. Il faut assurer une production suffisante pour nourrir la population – plutôt que de l’inciter à réduire ses besoins car le commerce, voire la publicité, s’en mêle. Les « mauvaises herbes » sont bien enquiquinantes, et les « ravageurs » ne méritent que d’être éliminés, mais on n’a plus le droit d’utiliser des « produits chimiques » dans cette vision nouvelle : alors il faudra imaginer d’autres moyens peut-être un peu moins délétères mais certainement défavorables à l’équilibre, sur long terme, de tous les êtres vivant en un lieu donné. Il faudra concevoir de nouveaux outils de lutte dont on s’apercevra un jour des problèmes qu’ils auront engendrés… Certes, on a le droit de penser que la gestion de l’espace agricole par ces méthodes « douces » ou par le développement de nouvelles technologies pourra permettre de résoudre la quadrature du cercle et de cultiver de manière respectueuse de la nature, mais j’estime qu’une profonde réflexion personnelle est un préalable nécessaire et que ce ne sont pas que des techniques particulières qui l’autoriseront. N’oublions pas que l’enfer est pavé des meilleures intentions !

Nature & Progrès et l’éducation permanente

Nature & Progrès est une association reconnue dans le cadre du Décret relatif à l’éducation permanente ? De quoi s’agit-il ? Simplement de permettre à ses adhérents d’exercer pleinement leur citoyenneté dans le cadre des thématiques où l’association est active…

Mais encore ? De donner les moyens à ces adhérents de bien comprendre ce qui se joue à l’intérieur de ces limites, d’en parler, d’en débattre et d’exprimer démocratiquement un avis…

Toutefois, cette reconnaissance nous impose, de cinq en cinq ans, un grand exercice d’auto-évaluation dont voici de larges extraits : une demi-douzaine de réponses apportées, avec le concours de bénévoles de notre association, aux questions posées à cette occasion… De quoi relancer un nouveau cycle de réflexions et de discussions…

Synthèse réalisée par Dominique Parizel

Comment l’environnement de Nature & Progrès a-t-il évolué durant les cinq dernières années ?

L’avis de Nature & Progrès

L’attitude globale de nos concitoyens face au monde dans lequel ils vivent change rapidement. Porteurs de nouvelles préoccupations fortes, ils interpellent beaucoup plus le monde de l’éducation permanente et exigent des réponses crédibles. Ce constat a une double conséquence : d’une part, une prise de conscience accrue de notre utilité publique lorsque l’expertise dont nous sommes porteurs est en mesure de convaincre et, d’autre part, notre propre attitude qui évolue sous cette pression qui et devient de plus en plus dérangeante pour ceux qui sont investis du pouvoir économique et politique. Conclusion logique : ce pouvoir et ses représentants cherchent aujourd’hui manifestement à « nous calmer » ! Plus largement, Nature & Progrès a pu constater, ces cinq dernières années, une accélération importante du questionnement de la population, en général, reflet des marches des jeunes pour le climat, des manifestations des « gilets jaunes », de la crise des migrants, des diverses poussées populistes, des risques de délitement du projet européen à la suite du Brexit, etc. Nous sommes également témoins d’un intérêt croissant pour les problématiques environnementales dont nous voulons pour preuve la percée, dans notre pays et ailleurs en Europe, des revendications environnementales, lors des dernières élections. Face à la crise écologique globale, chacun entend, à présent, passer à l’action mais pareille accélération fait croître aussi le risque d’erreurs et de prises de décisions qui ne tiennent pas compte des expériences et des acquis. Nature & Progrès regrette, par exemple, le côté trop éparpillé des initiatives des « ceintures alimentaires » qui ne sont pas toujours une conséquence logique de l’expérience locale en matière agricole et alimentaire… Des voix s’élèvent aussi, au sein même de notre association, pour que nous cherchions à sortir, purement et simplement, l’agriculture du marché global. Ceci réunirait nos options déjà prises, en matière de décroissance notamment, à notre volonté fondamentale de protéger des appétits financiers les sols de nos régions et le patrimoine génétique de nos semences. Ceci garantirait un approvisionnement local de qualité à nos populations ; des « zones protégées », réservées à la sécurité alimentaire, ainsi érigées en biens communs, joueraient également un rôle salvateur en termes de gestion de l’eau et de la biodiversité, et d’émissions de gaz à effet de serre…

Sous la pression populaire, notre thématique intitulée « résistance citoyenne face à l’appropriation privée du vivant cultivé et naturel » a, par exemple, des effets beaucoup plus larges que ce que l’on produit strictement dans un potager. Comprenant les droits environnementaux, le pouvoir d’agir dans et par la pratique, cette thématique illustre et revendique le fait que semer et jardiner sont véritablement devenus des actes politiques, tant ce droit culturel essentiel à la survie est aujourd’hui menacé par un nouveau nivellement né de la mondialisation, en matière de semences notamment. La question climatique, en tant que telle, commence à apparaître concrètement, dans le cadre de la pratique du jardinage, notamment en ce qui concerne la gestion de l’eau… Nature & Progrès est donc, de plus en plus souvent, interpellée par ses membres sur la dimension économique du jardin ; sa place croissante dans le budget familial est clairement une évolution de ces dernières années, opposant le hobby onéreux de qui s’y consacre en dilettante à l’indispensable autonomie familiale en légumes, fleurs, tisanes et fruits. De plus, l’autoproduction est une façon de revendiquer un sentiment de liberté car l’auto-producteur choisit ce qu’il cultive et n’est pas dépendant de l’illusion de liberté que lui impose le supermarché et ses différentes gammes. De nouveaux réflexes de consommation apparaissent, suite notamment aux formations de jardinage dispensées par Nature & Progrès : « on regarde ce qui reste dans le frigo et dans le jardin avant de faire les courses« , dit ainsi une participante. Loin d’être exclusivement l’énoncé de pratiques et de conseils d’ordre technique, notre action reprise sous le terme générique de « jardinage » produit donc un véritable « effet rebond » sur la consommation qui libère de l’emprise du marché, basé sur la stimulation de l’envie d’achat permettant la « réalisation » du consommateur par son action économique. Notre action, répond au contraire à une demande de décroissance, en donnant de véritables recettes applicables au quotidien …

Une capacité nouvelle développée par notre association – et reconnue, semble-t-il, par ceux et celles qui la sollicitent – est aussi celle de repérer, dans le cadre exclusif de nos thématiques, le mouvement social qui se fait jour… Pareil mouvement se distingue de la visée individuelle en ce sens qu’il privilégie toujours les aspects humains et environnementaux, au détriment des nécessités économiques – celles du capitalisme ! – qui ramènent tout à l’individu uniquement motivé par le profit. Or l’harmonie se trouve dans la résolution des besoins collectifs plus que dans la satisfaction des besoins individuels… Dans ce cadre, notre rôle est donc de constater, aussitôt que possible, l’apparition de tels mouvements, d’interpeller qui de droit à leur sujet, de mettre largement en débat et d’expliquer dans la population – ou, en tout cas, auprès des publics qui nous sont proches – les questions qu’ils soulèvent, d’apporter notre caution aux actions qui vont dans le sens d’une meilleure diffusion et d’une meilleure compréhension des messages et des interrogations dont ils sont porteurs… Constatons que la « dispersion » de nos groupes locaux sur l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles est un atout à cet égard, les membres de ces différents groupes étant très attentifs aux initiatives développées localement, ou directement sollicités par elles…

Les visées de Nature & Progrès peuvent donc se résumer en un accroissement de la résilience, individuelle et collective, et dans les moyens mis en œuvre pour y parvenir, en une capacité à faire vivre et évoluer les questions liées à nos thématiques auprès d’un public auquel nous savons nous adapter pour le sortir de son individualisme, de son court-termisme et de ses monomanies obsessionnelles. Concernant les manifestations des jeunes pour le climat, par exemple, comment transformer en une véritable démarche collective la somme des ressentis individuels ? Comment faire de ces rassemblements un mouvement d’où les propositions – les solutions ? – émergent du collectif ? Et cela, même si la notion de collectif semble, elle-même, en perpétuelle évolution : du village « où on faisait de la politique uniquement le dimanche après la messe » à la tribu de jeunes en dreadlocks où la mobilité semble sans limite et le débat principalement situé sur les réseaux sociaux… L’individuel ne s’oppose toutefois pas forcément au collectif : ce n’est pas parce que le premier augmente que le second ne connaît pas un développement propre, répondant à des nécessités spécifiques.

Décrivez brièvement le fonctionnement démocratique de Nature & Progrès.

L’avis de Nature & Progrès

Organisée sous la forme associative classique, Nature & Progrès est donc gouvernée par un Conseil d’administration qui reçoit sa légitimité d’une Assemblée générale des membres. Divers commissions et comités, pilotés par des permanents et contrôlés par le Conseil d’administration, permettent également d’associer plus largement les bénévoles à des travaux d’orientation politique sur un sujet donné – producteurs, écobioconstruction, santé… – ou à la mise en place technique de travaux ou d’organisation – revue, salon Valériane, etc. Notre Conseil des locales permet aussi l’expression plus large de préoccupations originales débattues au sein des groupes locaux, car le travail de ces groupes est prépondérant au sein de notre association et la volonté de donner, autant que faire se peut, la parole à nos membres est un souci constant. Le travail des bénévoles est également sans cesse « recroisé » avec celui de l’équipe des permanents dans un souci d’ouverture maximal de la structure et d’écoute attentive du public. La « mise à plat » complète de notre travail, à l’occasion de nos Etats Généraux est également une caractéristique importante de Nature & Progrès qui mérite d’être soulignée. Ces Etats Généraux permettent une réflexion approfondie qui doit amener à préciser le positionnement de l’association.

D’un point de vue méthodologique, le fonctionnement cher à Nature & Progrès – voir, juger, agir – est spécifique à l’éducation permanente, raison pour laquelle il n’y a qu’à l’aide d’un tel mode d’action qu’il semble possible de faire avancer les problématiques que nous abordons…

– « Voir« , d’abord, est essentiel et nous apportons, pour chaque sujet traité, l’information la plus objective et la plus complète possible, élaborée principalement grâce à la collaboration d’acteurs qui connaissent bien le terrain. Dans le secteur agricole, par exemple, cette information s’élabore via des visites de fermes et des rencontres avec des producteurs. Il est indispensable, à nos yeux, de partager tous les enjeux d’une même problématique afin d’être en mesure de proposer des solutions efficaces et adaptées. Lorsque des membres nous ont interpellés sur leur droit de revendiquer le libre choix d’une alimentation issue d’animaux nourris sans OGM, il est apparu nécessaire d’organiser un colloque international pour s’informer, apprendre, connaître et être à même d’émettre un jugement pertinent, en toute connaissance de cause…

– « Juger« , ensuite, se fait par le biais de rencontres entre toutes les parties prenantes de la question abordée, sur base de plans d’action précis et partout en Wallonie et à Bruxelles, afin de dégager un maximum de pistes concrètes et réalisables. Une plus grande collaboration et une meilleure connaissance des questions est la meilleure garantie contre la répétition de stéréotypes. Il ne s’agit pas de développer un « orgueil de la connaissance » mais d’évoluer vers les solutions complexes les plus adaptées, dans l’intérêt général, à un moment et un espace donné. Débats et conclusions sont toujours publics ; tout est « open source » dans l’éducation permanente. Pour aboutir à un positionnement représentatif, des rencontres sont organisées au sein de nos groupes locaux mais également par eux, à destination d’un public plus large, certaines activités nécessitant des collaborations. Les conclusions de toutes ces rencontres sont partagées, le cas échéant, par publication d’analyses ou par l’animation de nos réseaux sociaux.

– « Agir« , enfin, se fait par la publication des conclusions de toutes ces rencontres par voie de presse et par l’organisation de colloques revendicatifs mais aussi par celle de rencontres où les citoyens présentent publiquement, aux responsables politiques et administratifs, des pistes permettant d’évoluer vers un plus grand respect de l’homme et de l’environnement. Pour le secteur agricole, il s’agira d’une prospérité accrue pour les agriculteurs et d’une alimentation de qualité optimale pour les Wallons et les Bruxellois. Nous veillons, par exemple, à rappeler à certains responsables politiques, que les droits des citoyens ne sont pas forcément en rapport avec leurs besoins, réels ou supposés… La question de l’habitat léger fit, par exemple, l’objet d’une « table ronde », à l’occasion de notre salon 2019, avant d’être prise en charge par bon nombre de nos groupes locaux, avec l’ambition de poser la question des conditions d’installation de ces nouveaux types d’habitats au niveau communal…

Présentez quelques projets montrant le rôle social de Nature & Progrès, en relation avec le Décret sur l’éducation permanente

L’avis de Nature & Progrès

Premier exemple :

Les activités liées au pain ont traversé et animé ces dernières années. Leur objectif était de questionner la qualité de notre alimentation à travers la fabrication d’un de ses éléments centraux. Rares sont les consommateurs qui sont indifférents au pain qu’ils mangent et beaucoup de d’entre eux constatent qu’il ne les satisfait plus. Il semblait donc important que tous ceux qui ont fait du pain la base de leur alimentation quotidienne sachent évaluer si la qualité est vraiment à la hauteur de leurs attentes, et si non pourquoi ?

Nous nous sommes efforcés de partir du simple intérêt du consommateur pour le goût de son pain afin de faire naître, chez lui, un intérêt pour le processus de fabrication et les différents enjeux qui y sont liés. Cet intérêt fut orienté vers la farine et vers une curiosité nouvelle pour la fabrication artisanale « maison ». Plus largement, le travail sur le processus de fabrication permit de faire apparaître ses différentes étapes, en questionnant tour à tour l’agriculteur, le meunier et le boulanger. Tous les trois sont soumis aux diktats du marché, en termes de prix mais surtout en termes de liberté d’action, de contraintes industrielles d’ordre sanitaire, par exemple. Le pain qui était autrefois le fruit de cultures locales est ainsi devenu un produit homogène, standardisé, et il n’est pas anodin de noter qu’en situation d’insécurité – durant le confinement, par exemple – de nombreux citoyens, en quête de sens, se remettent à faire du pain… La complémentarité entre l’information, les visites, les débats, les conférences, les analyses et les études, etc. révèle un ensemble de relations interpersonnelles permettant une large réflexion sur la filière de fabrication réelle du pain que nous mangeons. Cette prise de conscience collective oriente alors le changement, par l’addition de toutes les petites choses que chacun va réaliser dans la situation qui lui est propre. Le cycle reprend alors vie car, à de nouvelles demandes, répondent de nouvelles propositions d’action qui, elles-mêmes, vont modifier la capacité d’action du consommateur. Nous sortons de la passivité ceux et celles qui se contentent de ce qu’on leur donne à manger, comme de petits oiseaux…

Cette vie nouvelle du cycle du pain est une garantie de qualité à tous les niveaux. La nature même des céréales utilisées et la diversité des processus qui mènent à la réalisation de pains sont constitutifs de cette qualité. Chaque acteur de la filière doit pouvoir dégager, à son niveau, les principales raisons qui l’amènent à faire ses propres déductions, mais il faut surtout que l’analyse des dysfonctionnements puisse le conduire vers des pistes d’amélioration. Ce qui est alors pointé du doigt n’est généralement pas de l’ordre de la simple denrée ou du détail de la recette mais engendre, plus globalement, de nouvelles questions liées à une perte d’autonomie, à une désappropriation généralisée, à une perte de souveraineté par rapport à son propre rôle, à sa propre action. Les personnes concernées avaient beaucoup de mal à en situer l’origine, et ce simple constat fut alors souvent une véritable découverte, un véritable choc. La prise de conscience du consommateur de son incapacité à choisir et à agir vraiment, par lui-même, lui saute soudain aux yeux, et est parfois difficilement supportable. Le ressenti est alors celui d’une spoliation dont il est la victime et son aspiration est de retrouver rapidement les moyens d’action qui le rétablissent dans un droit important dans sa vie. Car chacun doit avoir le droit de choisir librement son alimentation ! Le « château de cartes » des conscientisations liées aux diverses réappropriations peut aller jusqu’à une remise en question fondamentale qui voit la personne repenser globalement ses conditions de vie, en s’interrogeant sur son propre temps, sa propre existence…

Un tel bouleversement n’est pas le seul apanage de celui ou celle qui consomme, en fin de chaîne, mais peut également concerner producteurs et transformateurs : le déclic qualitatif concerne, par exemple, des fermiers qui produisent de la céréale pour le bétail et qui fabriquent ensuite leur propre céréale panifiable dont ils font une activité complémentaire à l’élevage. Le « saut qualitatif » réside alors dans une maîtrise complète de la filière qui permet une meilleure compréhension, une meilleure valorisation du travail agricole. Il ne s’agit plus d’être un simple maillon d’une chaîne de production industrielle mais l’acteur d’un cycle ouvert qui se nourrit et se transforme en permanence de la relation directe avec celui qui, en fin de compte, mange ce qui est produit. Et le cycle vertueux ne s’arrête pas là puisque la recherche agronomique est naturellement amenée à s’interroger sur l’amélioration des variétés qu’elle pourra offrir dans le cadre de cette relation nouvelle entre producteurs et consommateurs.

On mesure ici tout l’intérêt qu’il y a à ne pas envisager pareilles questions du seul point de vue des acteurs économiques. La quête de la qualité – qui oriente toujours la démarche du citoyen bien informé – s’oppose toujours à la volonté de conquête des marchés et à la tentation de l’hégémonie économique. Tout simplement parce que le simple citoyen aspire à une consommation à taille humaine, au travers de circuits économiques qui lui demeurent lisibles. Le changement de société, induit essentiellement par les formes d’action citoyenne prescrites dans le cadre de l’éducation permanente, évolue donc dans le sens d’une amélioration de la qualité de vie du citoyen ordinaire, d’une amélioration de sa santé par le biais de sa consommation et de son alimentation. Cette réappropriation de choix simples et communs, vécue comme un droit élémentaire et fondamental, s’apparente aujourd’hui à une nette opposition au monde capitaliste qui prétend tout avoir et tout savoir, tout pouvoir fournir à celui qui est en mesure de mettre le prix. Le citoyen lambda remet aujourd’hui clairement en question ce mode de fonctionnement, dans la mesure où il entend conserver le droit de dire, lui-même, ce qui fonde son bien-être et la normalité de son existence.

Deuxième exemple :

L’habitat léger induit également, chez Nature & Progrès, une profonde réflexion de nature politique. Dans ce cadre nouveau où Nature & Progrès a fait le choix de s’investir, il s’agit d’appuyer la démarche citoyenne de tous ceux qui s’engagent afin d’apporter des solutions originales à la crise du logement. Comment ? En se rapprochant de la nature et en évitant la dépendance vis-à-vis d’endettements pour la vie… Nature & Progrès a cherché à valoriser ses compétences acquises en matière d’écobioconstruction par la collaboration avec des acteurs porteurs de savoirs très complexes, telles que les politiques en matière d’urbanisme et d’occupation du territoire… Nous avons également apporté notre savoir-faire en matière d’animation dont ces acteurs furent rapidement demandeurs afin d’ouvrir des espaces concrets, pour les simples citoyens, à la suite d’importantes modifications d’ordre législatif. Parmi eux, certains de nos membres étaient, par exemple, soucieux que nous interpellions les pouvoirs communaux afin de collaborer à la mise en œuvre de nouveaux cadres de vie offrant de nouvelles possibilités à cet habitat différent… Un élargissement de la réflexion, une mise en application sur le terrain des droits nouveaux qui venaient d’être acquis en matière d’habitat léger ont donc eu lieu en réponse à la sollicitation expresse d’un public déjà attentif à notre action en matière de construction écologique. Ils rencontrèrent aussi l’intérêt de communes qui ne disposaient pas des ressources suffisantes pour les mettre en œuvre de leur propre initiative… D’une matière plus générale, le cadre participatif ainsi redéfini permet aussi la diffusion d’une information fraîche et vérifiée en direction de toute personne concernée par les questions d’habitat, en Wallonie et à Bruxelles. Que du win-win pour tout le monde, en somme…

Troisième exemple :

Dans le cadre de la campagne globale intitulée « Vers une Wallonie sans pesticides » qui s’attache à montrer l’efficacité des alternatives agricoles à l’emploi insensé des pesticides, nous avons cherché à mettre en œuvre l’apport spécifique de la démarche prescrite par l’éducation permanente à travers une action appelée Plan Bee qui peut apparaître, à première vue, comme une recherche purement technique permettant de remplacer, dans un cadre agricole, un sucre de betterave par un sucre d’abeilles. Dans sa démarche citoyenne, Nature & Progrès s’est immédiatement orientée vers des choix qualitatifs, tels que nous les décrivions dans le cas du pain : qualité alimentaire pour le consommateur, sauvegarde des pollinisateurs et qualité de l’environnement, sauvegarde d’une agriculture à taille humaine et de la qualité de vie de tous ceux qui la font, intérêt majeur des activités de diversification annexes, comme la production de semences de plantes sauvages ou la valorisation de sous-produits de plantes mellifères… Cette action est née de l’interpellation de citoyens outrés par le peu de réactions face au déclin catastrophique de la biodiversité, en termes de fleurs et d’insectes, mais aussi de leur envie d’être de véritables acteurs de changement dans la façon de produire nos aliments. Bien sûr, nous nous sommes aussi intéressés à la viabilité économique d’un tel projet mais elle ne constitue ni un préalable à la recherche menée, ni un critère d’évaluation prioritaire. Inscrire une telle démarche dans un cadre d’éducation permanente – nombreux sont, hélas, ceux qui s’en étonneront encore ! – nous paraît donc essentiel et légitime. Nous en voulons pour preuve le seul fait qu’à ce jour aucun acteur économique n’a encore songé à effectuer pareille recherche…

Le « Plan Bee » est un projet expérimental qui s’appuie sur une logique d’avenir : remplacer la sucrerie industrielle grande consommatrice de pétrole par le travail des abeilles qui font tout ce qui est nécessaire pour assurer le bien-être des humains… La mondialisation du sucre à bas coût n’a-t-elle pas favorisé la consommation à outrance d’un sucre de piètre qualité, avec toutes les conséquences funestes qui sont maintenant évidentes en termes de santé publique ? En mettant simplement en pratique quelques suggestions formulées par Fabrice de Bellefroid, bénévole de notre association, dans son ouvrage intitulé « Deux ou trois ruches dans mon jardin« , Nature & Progrès a allié un travail essentiel en faveur de la biodiversité à une expérience de diversification agricole concernant l’autonomie sucrière. Voilà le genre de synergie simple qui œuvre vraiment dans le sens du bien-être de nos concitoyens et de l’autonomie de nos agriculteurs. Et que les pouvoirs publics devraient, par conséquent, soutenir plutôt que de perdre leur âme dans l’illusoire lutte sans fin pour la conquête de marchés extérieurs…

De quelle manière Nature & Progrès défend-elle nos droits fondamentaux - économiques, sociaux, culturels, environnementaux, civils ou politiques ?

L’avis de Nature & Progrès

La demande en farine bio a fortement grandi lors du confinement lié à la pandémie de coronavirus. Or, depuis 1830, la Belgique est un pays importateur de céréales panifiables et ce fait peu connu – nous produisons énormément de céréales réputées « non panifiables »… pour l’alimentation animale ! – est de nature à occasionner une dépendance qui serait intenable en cas de crise très grave. Un peu comme les masques made in China… Produit de première nécessité, le pain doit, par conséquent, devenir un élément central dans toute forme de réflexion liée au développement de l’autonomie populaire. D’une manière générale, Nature & Progrès cherchera donc à créer les structures participatives les plus ouvertes possible concernant de telles questions vitales, la bouée de sauvetage du vital semblant résider de plus en plus dans le local, dans les solutions culturelles et culturales de proximité… L’éducation permanente, en tant qu’outil indispensable à notre vie démocratique, doit donc être la chambre d’écho de telles questions susceptibles d’affecter la vie populaire, en permettant d’interpeller d’autres partenaires sur les questions connexes où ils sont plus spécialisés, d’associer, sur les modes d’actions choisis, tous ceux qui souhaitent y jouer un rôle. Nature & Progrès veut se garder de faire endosser par autrui la responsabilité des problèmes abordés mais toujours s’efforcer d’en prendre sa part afin que, par « effet de bord », tous les acteurs de la société assument ensemble une authentique responsabilité collective. Il semble nécessaire d’avoir en permanence ce souci à l’esprit afin de permettre de réelles possibilités de changement.

– Droit à la participation

Quelle que soit la thématique abordée, Nature & Progrès s’efforce met toujours en avant le droit de chacun à la participation, les aspects techniques des différentes questions ne devant apparaître que comme autant de conditions à maîtriser dans la validation de ce droit. L’être humain a, en tout cas, celui de pourvoir lui-même à ses propres besoins de base ou, à tout le moins, d’être un acteur-clé dans la réponse qu’il faut y apporter. Il s’agit là, à nos yeux, d’un droit culturel humain fondamental. Or la dégradation du climat et de la biodiversité – mais aussi bon nombre de politiques industrielles et agricoles axées sur le profit – sont évidemment de graves entraves à la pleine jouissance de ce droit. La crise actuelle démontre combien la rapidité de déplacement des personnes et des biens, mais également la volonté obsessionnelle de faire tourner toujours plus rapidement une machine industrielle à bout de souffle, sont autant de menaces sérieuses pour la survie de nos sociétés. La crise écologique et climatique globale, l’érosion dramatique de la biodiversité, l’obsession nucléaire et, à présent, le risque pandémique planétaire sont autant de signaux d’alarme qui ne pourront pas être ignorés plus longtemps au seul nom d’intérêts économiques particuliers. L’accroissement des inégalités a atteint de telles proportions que la « reconstruction du monde d’après le Covid-19« , pour ne l’envisager qu’à travers l’angle sanitaire de la crise, ne pourra plus être confiée à un quelconque pouvoir oligarchique mais devra intégrer, de manière crédible, l’ensemble de la société, l’ensemble de l’humanité. Faute de quoi une instabilité politique inédite pourrait être à craindre, et à prévoir…

– Protection sociale

Le droit à la protection sociale se repose avec force dans le cadre de la crise que nous traversons qui met en lumière la nécessité de relocaliser, voire de renationaliser, les industries stratégiques. L’exemple fâcheux de la gestion des stocks de masques remet crûment sur la table la question de nos priorités industrielles mais aussi celles de la maîtrise démocratique du savoir et du savoir-faire. Autant de questions où le citoyen doit exercer ses droits qui empêcheront que l’humain soit considéré comme un simple maillon de chaînes d’intérêts industriels et financiers. Il doit donc pouvoir contrôler, en permanence, tout ce qui relève de l’intérêt général mais il faut surtout que ceux qui sont désignés pour nous gouverner soient davantage élus sur leur sens de l’anticipation. Gouverner, c’est prévoir !

Et, au risque de paraître insistants, soulignons que, là encore, nos membres ont toujours fait les bons choix. Qu’est-ce qui a toujours guidé leurs choix en matière d’habitat ? Le respect de l’environnement – pas de matériaux polluants -, le respect de l’humain – l’accessibilité de tous à un logement de qualité – et droit à la liberté de choix et à l’autonomie – chantiers participatifs et auto-construction… L’actualité leur donne, une fois de plus, raison puisqu’en réaction à la crise, on sollicite les simples couturières là où les politiques sont défaillants… Bien sûr, autonomie ne signifie pas isolement, raison pour laquelle Nature & Progrès revendique que nos entreprises prennent la forme de coopératives. Depuis plus de quarante ans, les membres de notre association trouvent leur autonomie en mettant en place des groupements d’achats solidaires, pour leurs biens de consommation, et des chantiers participatifs, pour leurs habitats. Il est donc normal qu’ils réclament aujourd’hui une société moins hiérarchisée et plus coopérative. Ce point, qui a été revendiqué lors de la formation du nouveau gouvernement wallon, est maintenant inscrit dans la Déclaration de Politique Régionale

De quel point de vue critique Nature & Progrès est-elle porteuse sur la société ?

L’avis de Nature & Progrès

Nous mesurons, dans les circonstances actuelles de pandémie mondiale, combien il est intéressant d’être subventionnés pour tirer, dans la mesure des compétences qui sont les nôtres, des enseignements généraux au niveau de la marche de la société et mettre en place les lieux de résonnance de la revendication citoyenne. Participer au mouvement général et à la démarche spécifique de l’éducation permanente nous permet de rester perpétuellement en questionnement et de ne pas nous contenter de constats et de réponses stéréotypés. Nous devons, au contraire, avoir la volonté constante d’aller bien au-delà de notre seule capacité à réaliser telle ou telle action afin de mettre en lumière une pensée, une option générale sur le monde qui donne toute sa raison d’être à cette action et amène, en fin de compte, le public à y adhérer. Sans le travail de Nature & Progrès, il serait toujours possible de choisir entre solutions spécifiques à des problèmes précis mais aucune recherche de sens ne serait jamais proposée par rapport à la globalité du système alimentaire, par exemple.

Tout ce qui nous force à nous questionner afin de nous adapter est intéressant aux yeux de Nature & Progrès dont le positionnement institutionnel évite ainsi de rester figer dans une posture qui n’évoluerait pas. Nos membres actifs confirment l’utilité d’une pareille attitude par les envies qu’ils expriment, formulant rarement vis-à-vis de l’association des demandes d’ordre purement technique mais concernant plutôt une forme de participation à la vie politique. Ils souhaitent savoir où se situent vraiment leurs droits et nous voir élaborer des cadres de revendications les concernant lorsqu’ils ne sont pas respectés. Notre spécificité, dans les limites des thématiques qui sont les nôtres, consiste donc à sensibiliser aux problématiques sociétales nouvelles et à baliser, à ce sujet, les possibilités d’action qui ont pour but la défense des droits du citoyen dont font souvent peu de cas les acteurs économiques. Il s’agit, en somme, d’aboutir à une forme de résilience démocratique.

Nature & Progrès déplore donc, dans cet ordre d’idées, le refus de la Région Wallonne de continuer à soutenir son projet « Echangeons sur notre agriculture » qui fut élaboré au départ de rencontres entre consommateurs, d’une part, et producteurs et transformateurs de notre alimentation – agriculteurs, boulangers, fromagers… -, d’autre part, afin de donner à tous les outils de réflexion permettant d’interpeller nos dirigeants en matière de politique agricole et alimentaire… Nous devons constater que la Région se borne à chercher des outils directs et pratiques pour aider l’agriculture wallonne dans son effort de subsistance mais ne semble pas prête à remettre en question le modèle dominant qui a pourtant maintes fois montré ses limites. Mais n’est-il pas normal, justement, qu’un tel système repousse une action voulue par des citoyens en recherche de liberté et d’autonomie, et que permet la structuration de notre association ? N’est-ce pas la preuve éclatante de l’archaïsme du système agricole dominant, en Wallonie ? Or des possibilités de changement existent – et elle feint de l’ignorer ! – qui sont susceptibles d’apporter plus de bénéfices que de pertes, et sa grave incapacité à les considérer traduit certainement un manque d’écoute de la base agricole. Voilà précisément un des écueils que le prescrit de l’Education Permanente permet d’éviter. Plutôt que de se contenter d’une simple évaluation technique des résultats obtenus, un tel mécompte doit être de nature à renforcer notre aptitude à émettre des points de vue critiques sur la façon dont sont gérés et organisés nos « communs ». Ne nous y trompons pas : l’attitude ici décrite est celle qui est favorable aux milieux économiques dont elle émane. Pas au citoyen ordinaire, jamais ! Systématiser les démarches proposées par ces acteurs est aujourd’hui intenable car elles ne sont, tout simplement, pas durables. La crise du coronavirus démontre, d’une manière très générale, qu’il est des impératifs citoyens qui sont tout aussi graves – sinon beaucoup plus – que les nécessités économiques. C’est le cas, par exemple, de la nouvelle donne sanitaire et des pandémies du futur qui nous sont déjà annoncées…

Née de la nécessité d’illustrer et de promouvoir une forme d’agriculture alternative – et cependant beaucoup mieux inscrite dans la tradition agricole que celle qui paraissait alors incarner la modernité -, notre action s’est toujours inscrite dans le cadre de la critique du modèle agroindustriel dominant. Pour être crédible, ce sens critique a toutefois acquis celui de la mesure sans jamais rien céder de sa force. Aujourd’hui, le rapport au modèle dominant est peut-être en train de s’inverser mais notre « ADN associatif » conserve intact notre souci premier de la défense de l’intérêt général, ainsi qu’en témoigne, par exemple, le travail sur la labellisation Free OGM conduit par une bénévole de l’association, nous en avons déjà parlé… La revendication, dans ce cadre, comme dans tous les autres où Nature & Progrès s’investit, s’appuie sur une étude approfondie et sur de solides bases scientifiques.

Quels sont les effets et impacts que Nature & Progrès cherche à produire à partir de ses actions ?

L’avis de Nature & Progrès 

Certains effets produits par notre action sont tout-à-fait concrets : la création de groupements d’achats (GAC) a contribué à faire évoluer les modes de consommation alimentaire, celle de la Maison de la Semence citoyenne de Nature & Progrès a contribué au réveil de l’intérêt populaire pour un patrimoine culturel en grand péril… Les retombées des campagnes Echangeons sur notre agriculture et Vers une Wallonie sans pesticides sont également très concrètes. On citera, par exemple, l’édition de documents, accessibles pour le simple citoyen et pour le monde agricole, qui détaillent les alternatives aux pesticides en fonction des cultures et offrent le savoir nécessaire à qui veut être en mesure de développer ses propres revendications… Ceci montre, une fois encore, à quel point il est aléatoire et dangereux de séparer les aspects techniques du contexte dans lequel ils se développent. D’une manière générale, cloisonner deux aspects essentiels d’une même question fait courir le risque de ne plus rien comprendre à la nature exacte de ce qui est revendiqué…

Reste maintenant à attendre le bilan, la grande synthèse politique – la somme de toutes les expériences et ressentis individuels – de ce que nos concitoyens vont déduire du confinement et, plus globalement, de la pandémie mondiale de 2020. Ses effets seront sans doute surprenants, à bien des égards, entre ce qui sortira indemne de manière tout-à-fait inattendue et ce qui sera irrémédiablement banni de nos vies… Imagine-t-on, par exemple, que les Belges, de manière massive, découvrent que leur intégrité physique n’est plus garantie lorsqu’ils font leurs courses en grandes surfaces ? Celles-ci seraient-elles vraiment en mesure de garantir une « distanciation sociale » suffisante à leur clientèle ? Moyennant quels efforts d’aménagement ? A quel coût ? Sera-ce finalement une aubaine pour le circuit court ? Et que se passera-t-il dans les avions ? Face à ce bilan très incertain, la force incroyable d’autonomie des gens et l’intelligence personnelle et collective que procure l’éducation permanente doivent, une fois encore, être loués. Le travail global de nos associations montre une très grande cohérence et leurs prochains plans quinquennaux seront forcément articulés sur la base de ce que leur aura appris l’expérience de la crise du Covid-19… Faut-il cependant redouter le prochain rebond de consommation et craindre qu’on ne parle plus, après le virus, qu’en termes exclusivement industriels ? Ne faut-il pas réclamer, à l’horizon de l’augmentation annoncée des températures, le droit au respect de notre patrimoine culturel et cultural, et dénoncer avec vigueur ceux qui osent encore revendiquer celui de spéculer sur l’alimentation ? Notre grain et notre lait sont locaux, exclusivement locaux ! Il faut, à présent, parler de souveraineté alimentaire, tant au niveau wallon que Bruxellois, en condamnant fermement la titrisation des matières premières qui n’a plus rien à voir avec la loi de l’offre et de la demande. Nous avons le droit d’être souverains concernant nos besoins essentiels ! Dans ce cadre, « j’ai le droit de choisir !« 

L’agriculture wallonne, malheureusement, ne s’engage pas dans la direction de la transition écologique ! La nouvelle PAC (Politique Agricole Commune) européenne doit absolument prendre une orientation résolument environnementale or c’est une politique de maintien des marchés à bas coûts qui est aujourd’hui privilégiée. La logique de l’acheteur comme simple outil commercial doit pourtant absolument être cassée. Il faut changer le logiciel ! Pourquoi les pouvoirs publics belges, qui snobent aujourd’hui notre Plan Bee s’obstinent-ils à ne pas vouloir comprendre qu’ils doivent, dès à présent, s’orienter vers un Plan C – C pour céréales ? Le travail est déjà largement engagé et ils ne voient pas ce qui est pourtant juste sous leurs yeux. Ou est-ce alors un problème de communication ? Est-ce nous qui devons-nous former et repenser notre discours en fonction d’un autre public ? Pourtant, les faits sont là, particulièrement têtus… Et nous relançons en permanence le débat, au niveau local, sur les sujets très variés que recèlent nos thématiques, afin de permettre aux citoyens de faire valoir leurs droits. Et pour porter avec eux l’ensemble de leurs revendications en la matière…

CO2rona : n’oublions pas le climat…

Ainsi vont le monde et les médias : le coronavirus est là et, soudain, plus rien d’autre n’existe ! La crise climatique, la crise sociale et la crise écologique ne sont plus que de très lointains souvenirs. Le petit koala n’a jamais cramé dans son eucalyptus, « les gilets jaunes » n’ont jamais manifesté sur les ronds-points… Nos concitoyens n’aspireraient qu’à un retour à « la normale ». C’est quoi ça, « la normale » 

Par Dominique Parizel

Introduction

Ne minimisons pas, bien sûr, la crise sanitaire en cours. Personne ne l’a vue venir, même lorsqu’elle était déjà présente en Chine… Et, à l’heure où j’écris ces lignes, l’Afrique et les Amériques n’y croient toujours pas vraiment. L’Europe, quant à elle, est comme toujours aux « abonnés absents » mais la santé, bien sûr, n’est pas dans ses compétences. Les différents Etats-membres de l’Union agissent donc en ordre dispersé. Aucun « plan pandémie » n’existait nulle part, comme en témoigna l’aberrante saga des masques… made in China. Et nous nous fatiguons encore, quant à nous, à espérer un plan en cas d’accident nucléaire… Enormément de gens souffrent de la crise, soit directement parce qu’ils sont malades, soit indirectement parce que leurs conditions de vie et de travail sont rapidement devenues insupportables. Une inquiétude diffuse croît sournoisement car quelques piliers de notre monde, qui paraissaient pourtant inébranlables, sont en train de vaciller sous les yeux de tous…

Nous avons cependant tous vu ces photos satellites (1) qui montrent à quel point un simple ralentissement de l’activité économique – comprenez de l’activité économique basée sur le carbone – est de nature à diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre, ainsi que la pollution de l’air que respirent des millions d’êtres humains… Et la tendance ne fait que s’accentuer dès que les frontières se ferment et dès que la plupart des avions restent « cloués » au sol. Evidemment, les économistes « sérieux » se gaussent aussitôt car plusieurs gouvernements – l’Italie et la Chine, par exemple – ont déjà commencé à puiser dans leurs réserves fiscales pour limiter les dégâts économiques de la crise qui s’annonce. « Or ces investissements cibleront les entreprises touchées par la crise ainsi que le secteur de la santé, et non les secteurs écologiques« , nous dit, par exemple, dans une « carte blanche » publiée dans L’Echo du 11 mars, Céline Boulenger, économiste de Degroof – Petercam

Et pourquoi le climat, ce n’est pas comme le corona ?

Oui, pourquoi nos concitoyens – à l’instar de ces éminents économistes – paniquent-ils quand l’épidémiologiste parle, alors qu’ils continuent à hausser vaguement les épaules quand c’est le climatologue ? François Gemenne, chercheur en sciences politiques à l’Université de Liège, pointa quatre différences dans une autre « carte blanche » parue, le 18 mars, dans le quotidien Le Monde. Tout d’abord, le virus est ressenti comme un danger concret, proche et immédiat – tout le monde peut soudain l’attraper et y passer -, alors que le climat, bon, on s’acclimate… Il serait bon dès lors, ajoute-t-il, de mettre davantage en évidence les impacts du changement climatique en matière de santé publique, argument auquel le public est plus sensible. Ensuite, les mesures de lutte contre le virus sont toujours perçues comme temporaires et généreraient certainement, si elles ne l’étaient pas, davantage encore de contestations… Enfin, si chacun d’entre nous disposait, dit François Gemenne, d’une connaissance suffisante des phénomènes climatiques, sans doute en prendrait-il mieux la mesure et agirait-il en conséquence… Il objecte alors, lui-même, que les mesures contre le coronavirus n’ont pourtant été demandées par personne mais ont été imposées par les gouvernements, alors que les citoyens ne comprenaient pas grand-chose à la question. Pareille attitude serait-elle envisageable concernant le climat ? Il y a évidemment matière à en douter… Le chercheur liégeois semble pourtant admettre que la crise en cours peut être un précédent utile pour le sauver, montrant « qu’il est possible de prendre des mesures radicales et urgentes face à un danger imminent… » Avant de changer de pied, moins d’une semaine plus tard, constatant – sur les réseaux sociaux – qu’ »à long-terme, la crise du coronavirus sera une catastrophe pour le climat car on risque d’offrir une bouée de sauvetage à l’économie du carbone« , plusieurs pays annonçant, en effet, des plans de relance de leur industrie fossile ou des secteurs aériens. La Tchéquie et la Pologne, constate-t-il, demandent déjà l’abandon du Green New Deal européen, et la Chine envisage de construire des centaines de centrales au charbon… Or, conclut François Gemenne, « le changement climatique n’est pas une simple crise, c’est une transformation irréversible. Il n’y aura pas de retour à la normale, pas de vaccin. Il faut des mesures structurelles, pas conjoncturelles.« 

L’OPEP et le pétrole de schiste de l’oncle Trump

Mais n’est-ce pas, justement, au pied du mur qu’on voit le maçon ? Il est des réalités qu’il faut pouvoir affronter autrement qu’avec la posture du matamore populiste toujours prompt à remettre la faute sur l’étranger. C’est là toute la rigueur morale que nous attendons aujourd’hui de ceux qui nous représentent. Mais c’est à la population qu’il appartient également de produire l’effort de compréhension et de solidarité qui s’impose. Car ce maudit virus, dont rien ne dit qu’il ne reviendra pas – par vagues successives – nous rendre à nouveau visite dans les prochaines années, est sans doute un révélateur d’une autre crise, bien plus profonde et plus globale…

« Le Sénat américain a approuvé à l’unanimité, ce mercredi 25 mars, un plan historique de deux mille milliards de dollars pour soutenir la première économie mondiale, asphyxiée par la pandémie de coronavirus qui a déjà fait plus de mille morts aux Etats-Unis« , pouvait-on lire sur le site de la RTBF, en date du 26 mars. Et encore : « Ces mesures comprennent l’envoi d’aides directes aux Américains, allant jusqu’à mille deux cents dollars par adulte et cinq cents par enfant, pour les ménages gagnant moins de cent cinquante mille dollars par an. Grande demande des démocrates, les indemnités chômage ont également été notablement renforcées et les travailleurs indépendants pourront en bénéficier. Le texte inclut environ cinq cents milliards de prêts et d’aides pour les entreprises et secteurs clé, dont près de trente milliards d’aides au secteur aérien, passagers et fret. Le plan comprend aussi cent milliards de dollars pour les hôpitaux, débordés par l’épidémie.« 

L’économie américaine serait-elle, à ce point, affolée par une crise sanitaire qu’elle n’aurait pas vu venir, elle non plus ? Ou nos amis yankees sauterait-ils sur l’opportunité pour amortir un choc beaucoup plus grave encore ? Ne confondons pas ! En matière de politique internationale, l’événement de ce début d’année, ce ne fut pas le coronavirus mais sa principale conséquence : pour la première fois depuis 2016, l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et la Russie ne sont pas parvenues à s’entendre pour stabiliser les cours. Résultat : le prix du baril s’est effondré et la pandémie mondiale n’a rien arrangé ! Mais ce qui sembla être – à très court terme – une bonne nouvelle pour l’automobiliste belge n’en est vraiment une pour personne car, depuis la grande crise économique de 2008 – qui avait vu les cours s’envoler sous la pression de la demande mondiale -, un équilibre n’avait pu être retrouvé qu’avec le développement des pétroles de schiste américains qui ont permis à l’économie US d’être autonome en énergie. Seulement voilà : cette production n’augmente plus depuis juillet dernier (2) et l’effondrement actuel des cours, voulu par l’OPEP et par un satané virus, lui porte un coup particulièrement rude. Ces pétroles ne sont, en effet, rentables que si les cours du baril se maintiennent aux alentours de cinquante dollars. Et ils sont aujourd’hui à vingt-cinq ! D’où, panique chez Trump et ses épigones, avec l’élection en ligne de mire… Une panique qui ne devrait pas restée « confinée » aux States

Sorties de route et garagistes sans scrupules

C’est le battement d’aile du papillon… Ou plutôt de la chauve-souris au-dessus du pangolin. Puis le goût des Chinois pour la viande d’animaux sauvages, le confinement de la moitié de l’humanité et la demande en pétrole qui chute, pile au moment où la production américaine se tasse et boit la tasse… Tout cela n’était pas évident à imaginer. Faites cela au cinéma et on vous prendra pour un fou ! Mais, et le climat, finalement, dans tout cela ?

En 2008, la pression des cours pétroliers avait fini par faire crever la chambre à air là où elle était fragilisée : les subprimes américaines. Aussi grave fut alors la sortie de route, il avait suffi de changer le pneu et quelques autres pièces un peu tordues pour repartir de plus belle et se remettre à « monter dans les tours ». Bref, un retour à « la normale ». Tout profit pour les garagistes… Aujourd’hui, ce sont des causes largement exogènes qui imposent un ralentissement à nos économies ; hormis pour ceux qui sont « au front », c’est, dans la temporalité élastique du confinement, la fin de la « chronométrisation » de nos existences – et des angoisses qui vont avec ? -, comme dit l’historien Laurent Vidal (3), en rupture totale avec les injonctions – mais aussi les flux sonores et visuels, les « infos en continu » – de l’époque que nous traversons. Nous apprenons à réhabiter notre temps ; osons le mot : nous prenons un bon coup de décroissance ! Et, cette fois, la voiture en panne ne repartira plus sans une révision générale, sans un allègement drastique du fatras matériel et de contraintes qu’elle transporte. C’est même carrément d’un nouveau moteur, adapté à une nouvelle énergie propre, dont nous avons besoin, puisque le pétrole est en panique. Et, par conséquent, d’un châssis plus léger et d’une carrosserie d’un genre tout neuf. D’un véhicule repensé, réadapté et donc tout différent, en somme… Les politiciens populistes, en garagistes peu scrupuleux qu’ils sont, voudront dans doute relancer le fossile, gaz et charbon, et continuer à nous vendre leur vieux modèle lourdingue qui s’époumone à cracher son carbone, ou carrément à nous bricoler des gazogènes, comme en 40… Comment leur faire comprendre qu’ils perdent leur temps ? Que tout cela est fini. Ringard et dépassé. Complètement inutile et d’un autre âge, comme les Trabant en 89…

Comment conclure ? Le coronavirus, pour effrayants que soient aujourd’hui ses effets, n’a pas modifié la réalité du dérèglement de nos climats. Et sans doute nous impose-t-il, que nous le voulions au non, un autre rapport au temps et à l’activité ? Mais n’est-il pas précisément celui qu’imposent, jardinage en tête, les « choses de la nature », chères à Nature & Progrès ? La grande « transition écologique » est engagée et la pandémie en cours ne fait qu’en dramatiser la perspective. Les temps, plus que jamais, sont incertains, tellement incertains que nous n’arrêterons pas, quant à nous, de « coconstruire », quoi qu’il advienne, une vision climatique – et, par conséquent, énergétique mais aussi agricole – cohérente et de long terme. Alors, redisons-le bien fort, à tous nos concitoyens de bonne volonté et à tous nos (ir)responsables politiques, les Européens en tête, qui s’obstinent encore à faire l’autruche : CO2rona, n’oublions pas le climat ! Sur les réseaux sociaux, il faut que ça devienne viral…

Les premières années du mouvement biologique français : 1948 – 1974

L’agriculture biologique n’est ni une mode ni une « génération spontanée », et encore moins un vulgaire label commercial… Son histoire, déjà ancienne, est pourtant très mal connue. Nature & Progrès Belgique la fait souvent remonter au 6 mars 1976, date de la création officielle de notre association. Ses racines sont pourtant bien plus profondes… Et, à les oublier, nul doute qu’on perd très vite son âme… Un coin du voile est aujourd’hui levé par un étudiant en histoire contemporaine de l’université d’Angers.

Par Florian Rouzioux

Introduction

Originaire d’Orléans, Florian Rouzioux mène, depuis janvier 2019, un important travail de recherche sur l’émergence de l’agriculture biologique française dans la période de l’après-guerre, se focalisant sur le développement de la bio en France, entre 1958 et 1974. Un travail absolument primordial pour mieux connaître cette « bio d’avant la bio » dont il nous livre ici – en deux parties – la « substantifique moëlle ». En attendant, nous l’espérons de tout cœur, l’édition qu’il mérite…

Première partie (1948-1964)

L’aube des réflexions scientifiques sur la valeur biologique des sols et des aliments

Avant d’évoquer la constitution des premiers groupements d’agriculteurs biologiques, il faut en préambule évoquer les actions déterminantes menées, au cours des années cinquante, par un collectif de scientifiques et de savants, issus des mondes médical et agronomique. Ces acteurs ont progressivement formé une communauté scientifique sensible à l’étude de l’humus et de l’activité biologique du sol. Bien que cette communauté scientifique n’ait regroupé que quelques dizaines de chercheurs, les multiples travaux de vulgarisation publiés par celle-ci ont largement inspiré la mise en pratique de l’agriculture biologique en France (1). Les « Journées de l’humus », organisées à Paris en 1948 sous l’égide de l’association L’Homme et le Sol, représentent, en quelque sorte, l’événement fondateur de cette communauté. Ces journées débouchent sur le lancement d’un appel lancé par plus de cent personnalités, au cours d’une réunion patronnée par le Ministre de l’Agriculture. Cet appel prend le nom symbolique de « Croisade pour l’humus ». Trois ans après cet appel, des membres de l’Académie d’Agriculture décident de continuer à développer les études sur les liens entre l’humus et la fertilité du sol, dans le cadre de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols (AEFVS).

En parallèle, des inquiétudes générées par la détérioration de l’humus, constatée dans les bassins céréaliers sous l’effet de l’augmentation du recours aux engrais chimiques, des craintes sur la détérioration de la qualité du pain apparaissent. Ces craintes se trouvent amplifiées par l’affaire de l’empoisonnement des habitants de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, en août 1951, quand une intoxication alimentaire liée à la consommation de pains avariés cause la mort de sept habitants de la commune. L’emploi d’adjuvants chimiques est alors mis en cause par les expertises qui suivent l’intoxication. Des médecins, inquiets du recours croissant aux procédés chimiques dans l’industrie alimentaire, décident de créer, en 1952, l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN). Ils s’inscrivent dans un courant néo-hippocratique de la médecine qui considère l’agriculteur comme le premier médecin de l’homme (2). Seuls des aliments considérés comme « sains » – sous-entendu exempts d’additifs d’origine synthétique – peuvent être garants d’une bonne santé. En plus de réunir des médecins nutritionnistes, l’AFRAN réunit aussi des microbiologistes et des agronomes qui défendent la fertilité biologique des sols.

En 1953, l’Homme et le Sol, l’AEFVS et l’AFRAN organisent, de concert, les « Journées de la qualité dans la production agricole« . Cet événement débouche sur la création d’un groupe de réflexion qui prend le nom de « Comité pour l’humus« . Ce comité regroupe aussi bien des agriculteurs que des techniciens et des producteurs de matière organique. Un des objectifs de ce collectif est de guider les producteurs agricoles dans l’utilisation plus efficiente de matières organiques fermentables à l’échelle de leur exploitation. Durant toute cette période, les plus éminents membres de ces différents collectifs produisent des articles qui paraissent dans des revues à faible tirage telles que L’Alimentation normale, revue de l’AFRAN. La synthèse de ces nouvelles réflexions sur les interactions entre la microbiologie du sol et la santé des êtres vivants – plantes, animaux, hommes – se retrouve approfondie dans deux livres qui paraissent en 1959. Ces livres, Un grand problème humain, l’humus d’André Birre et Sol, herbe, cancer d’André Voisin sont appelés à avoir un impact significatif sur le développement de la mise en pratique de l’agriculture biologique, en France, durant la décennie suivante.

Du GABO à l’AFAB

Au printemps 1958, une quarantaine de personnes attentives à l’évolution de l’agriculture française décide de créer, en Loire-Atlantique, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO). Parmi les membres du GABO, figurent des adhérents de l’AFRAN et des adhérents français de la Soil Association, une association anglaise qui tente de développer l’agriculture biologique, depuis 1946 (3). Au départ, ce sont les « sympathisants » – ingénieurs agricoles, agronomes, médecins, pharmaciens, minotiers, boulangers, etc. – et non les agriculteurs qui sont les plus nombreux au sein du GABO.

Les « GABOistes » ont pour principal objectif de développer une « agriculture biologique », c’est-à-dire un système agricole qui doit favoriser, en priorité, l’activité microbiologique du sol, a contrario du système agricole moderniste basé sur les apports d’engrais chimiques, lequel se concentre avant tout sur les besoins nutritifs des plantes. Les GABOistes affirment, dans leurs tracts, qu’ils promeuvent un système agricole tourné vers l’avenir. L’agriculture biologique représente aussi bien une rupture avec les méthodes de fertilisation chimiques, qu’une rupture avec les pratiques négligentes d’autrefois. Mécontents des lourds investissements nécessaires pour moderniser leur exploitation, l’initiative séduit rapidement certains agriculteurs pratiquant la polyculture-élevage dans l’Ouest de la France. Ces agriculteurs sont convaincus par l’idée que l’agrochimie représente davantage une menace qu’une solution pour l’avenir de la profession. D’une part, elle entraîne une plus grande dépendance des agriculteurs vis-à-vis de la filière agro-industrielle qui produit les engrais NPK (4) et les pesticides, d’autre part elle semble faire courir un risque de santé publique dû à la toxicité de ces produits. De plus, nombreux sont les agriculteurs ligériens qui rejoignent le GABO en raison de l’augmentation des frais vétérinaires qu’ils constatent, suite à l’adoption des méthodes d’élevage modernes.

Comme le groupement finit par dépasser les frontières régionales, l’organisation est rebaptisée Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), en juin 1961. A partir de cette date, l’AFAB est principalement menée par deux ingénieurs qui ont tous deux fait preuve d’audace (5) en démissionnant de leur poste respectif afin de ne pas soutenir l’essor de la « chimisation » agricole après 1945. Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École nationale horticole de Versailles, Jean Boucher travaille comme inspecteur au Service de la protection des végétaux de Loire-Atlantique, à Nantes. Dans sa position de chercheur, il s’est spécialisé sur les méthodes de fertilisation par compostage. Comme il entre en conflit avec sa hiérarchie qui n’accorde pas la même gravité que lui vis-à-vis de l’impact des pesticides sur la santé humaine, il finit par démissionner en 1960. Il se consacre dès lors à son nouvel engagement de secrétaire du GABO. Ingénieur agronome à la suite de ses études à l’Institut national agronomique de Paris, André Louis occupe le poste prestigieux de Directeur des services agricoles, en Charente. En 1950, il choisit de démissionner de cette fonction, refusant d’appliquer les directives modernistes de sa hiérarchie. De retour dans le Bordelais, sa région d’origine, il devient professeur d’agronomie dans un lycée agricole. C’est parallèlement à cette activité, qu’il s’engage dans le GABO, en 1959. Son dévouement lui vaut ensuite la place de vice-président de l’AFAB.

Cette première organisation, composée de cultivateurs et de sympathisants désireux de promouvoir collectivement l’ »agrobiologie » (6), parvient à comptabiliser deux cents adhérents, au printemps 1963. C’est durant ce même printemps qu’est publiée la version française du premier livre qui marque le début du « combat scientifique » contre l’usage irraisonné des pesticides, Printemps silencieux. Les membres de l’AFAB ne manquent pas de faire la publicité de ce livre écrit par la biologiste américaine Rachel Carson.

Les premières connexions avec la Soil Association

A la fin des années cinquante, trois courants se distinguent dans le mouvement biologique en Europe de l’Ouest : l’agriculture biodynamique en Allemagne, organique en Grande-Bretagne, organo-biologique en Suisse. Ces trois courants se rejoignent dans la vision d’une agriculture conçue comme la moins artificialisante possible, avec pour point de convergence la centralité du compost dans la fertilisation des terres agricoles. L’agriculture biologique française émerge de la rencontre de ces trois courants, et plus spécialement de la rencontre des deux premiers.

Parmi les agriculteurs à l’origine du GABO, on trouve Edmond Cussoneau. Cultivateur à Échemiré, dans le Maine-et-Loire, il a décidé d’adhérer à la Soil Association, en 1957. En qualité de président du GABO, mais aussi en porte-parole de l’organisation britannique, il adresse de nombreux courriers à ses contacts dans le milieu agricole, afin de faire valoir les enseignements agronomiques d’un fermier anglais membre de la Soil Association, Friend Sykes (7). Une autre adhérente française de la Soil Association, Madame Feyler, prend l’initiative de correspondre avec la direction du GABO. Agrobiologiste convaincue, elle suggère à Jean Boucher la mise en place, en France, d’un domaine expérimental inspiré de celui qui a été mis en place, en Angleterre, dans la commune d’Haughley (8). Madame Feyler imagine ainsi la création d’un centre d’apprentissage et d’étude agrobiologique au sein duquel des cours d’anglais seraient également dispensés pour faciliter l’émergence d’un mouvement international. Cet ambitieux projet, par ailleurs salué par Jean Boucher, n’aboutit cependant pas.

Durant l’été 1963, un premier grand voyage international est organisé sous la direction d’André Louis. Dix-neuf membres de l’AFAB s’inscrivent pour partir à la découverte des techniques agrobiologiques anglaises, durant trois jours, du 17 au 19 juillet 1963. Ce périple permet à la délégation française de visiter successivement quatre fermes organiques anglaises. Il débute par la visite de la ferme de Broadhill, située à Keymer – voir photo. Au terme de leur voyage d’étude, les Français sont accueillis par Lady Eve Balfour, directrice du domaine d’Haughley et fondatrice de la Soil Association. D’une superficie de quatre-vingt-cinq hectares, le domaine est divisé en trois sections, les sections organique, chimique et mixte. Dans la section organique, le cheptel est nourri au pâturage, avec des compléments de grains et de poudre d’algues marines. La fumure est assurée par le compostage du fumier et par des engrais verts, tandis qu’un sous-solage est préféré au labour. Selon le rapport qui est publié à l’automne suivant, l’expérience anglaise a révélé aux Français que les agrobiologistes partagent un idéal commun qui va au-delà de la seule agrobiologie. Pour ces derniers, « une concordance sur les buts de la vie et sur le devoir des producteurs à l’égard de leur prochain » ne fait aucun doute (9).

De la méthode Lemaire-Boucher à Nature & Progrès

Les débuts du mouvement agrobiologique français sont profondément marqués par l’activité de d’une société, le Service de Vente des Blés Lemaire (société Lemaire). Sélectionneur et négociant de blés, Raoul Lemaire est le fondateur de cette société, basée à Angers. Il finit par adhérer au GABO, au moment où il effectue des expérimentations agricoles sur la fertilisation par le lithothamne, une algue calcaire riche en magnésium et oligoéléments, employée en Bretagne comme amendement pour les prairies. A partir de 1962, l’ambition de Raoul Lemaire est d’assurer la commercialisation d’un blé biologique cultivé sur des terres amendées par un poudrage au lithothamne. Alors qu’il est aux commandes de l’AFAB, Jean Boucher est séduit par ce projet. Il accepte la proposition de Raoul Lemaire et rejoint la société Lemaire, en qualité de conseiller agronomique, tout en demeurant secrétaire de l’AFAB. Persuadés de la nécessité d’imposer la culture biologique en France en mettant sur pied un solide circuit commercial, les deux hommes décident de lancer un procédé d’agriculture biologique cadré par la société Lemaire. Ce procédé prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , en 1964.

Suite à l’association de Raoul Lemaire avec Jean Boucher, les articles de Jean Boucher dans la revue AFAB font la publicité de la société Lemaire. Deux des meneurs de l’AFAB sont alors gênés par cette nouvelle orientation commerciale.  Alors qu’ils sont très appréciés au sein de l’organisation, le vice-président de l’AFAB, André Louis, et le délégué AFAB de la région Languedoc, Mattéo Tavera (10), décident de démissionner conjointement. Avec la fondation de leur propre association, Nature & Progrès, ils entendent initier un courant d’agriculture biologique détaché de toute attache commerciale. Leur objectif déclaré est de promouvoir une agriculture biologique « à 360° », c’est-à-dire qui ne se limite pas à un procédé exclusif, par opposition à la méthode Lemaire-Boucher. Le nom « Nature & Progrès » est choisi avec la plus grande attention. Il s’agit de suggérer d’emblée le devoir de respect de la nature et du vivant, inhérent à l’activité agricole selon les fondateurs. Dans un second temps, le nom doit connoter l’idée que l’agriculture biologique s’intègre parfaitement à la logique de progrès sociétal, à une période où le premier argument des détracteurs de cette mouvance est d’affirmer que cette doctrine représente un « retour en arrière ».

À partir de mars 1964, la mise en pratique de l’agriculture biologique est désormais structurée par deux courants. Le premier courant, caractérisé par l’influence de la société Lemaire et de la méthode Lemaire-Boucher, rayonne depuis Angers. Sa communication auprès du grand public repose sur le journal mensuel Agriculture et Vie. Le second courant, porté par l’association Nature & Progrès, construit une base d’adhérents dans le Sud de la France, avec pour outil de communication principal la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Quelques dates clés

1948 : l’association L’Homme et le Sol organise les « Journées de l’humus« , à Paris.

1951 : création de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols.

1952 : création de l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale.

1958 : création du Groupement d’agriculture biologique de l’Ouest, en Loire-Atlantique.

1959 : Un grand problème humain, l’humus d’André Birre. Sol, herbe, cancer d’André Voisin.

1961 : le GABO est rebaptisé Association Française d’Agriculture Biologique.

1962 : la société Lemaire débute la commercialisation du maerl « Calmagol« .

1963 : Printemps silencieux de Rachel Carson. Voyage de la délégation de l’AFAB à Haughley. Jean Boucher, secrétaire de l’AFAB, rejoint la société Lemaire, fondée par Raoul Lemaire. Naissance de la méthode Lemaire-Boucher.

1964 : André Louis et Mattéo Tavera démissionnent de l’AFAB pour fonder Nature & Progrès. Les Lemaire lancent le mensuel Agriculture et Vie, consacré à la promotion des méthodes agrobiologiques prônées par la société Lemaire. Lancement de la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Notes :

(1) Pour en savoir davantage sur la communauté scientifique qui se mobilise pour la réhabilitation de l’humus entre 1948 et 1964, se référer aux travaux de la spécialiste du sujet, l’historienne Céline Pessis – voir la bibliographie.

(2) Cette citation, prononcée en 1934 par le Dr Pierre Delbet, illustre parfaitement ce courant : « Aucune activité humaine, pas même la médecine, n’a autant d’importance pour la santé que l’agriculture« .

(3) La Soil Association ou « Association du Sol » a été fondée à l’initiative d’Eve Balfour, autrice d’un livre portant sur la nécessité de maintenir un sol « vivant », The Living Soil (1943), elle-même influencée par les travaux du botaniste anglais Albert Howard.

(4) N (azote), P (phosphore), K (potassium)

(5) Jean Boucher et André Louis étaient tous deux pères de famille nombreuse – sept enfants – et leurs démissions d’Institutions publiques sous-entendaient un risque économique certain à court-terme…

(6) Ce terme est issu de la contraction entre « agriculture » et « biologie ». Beaucoup utilisé dans les années 1960, le terme « agrobiologie », tel qu’employé par les pionniers français de cette période, ne doit pas être confondu avec le concept d’agrobiologie » tel que développé par le scientifique soviétique T. Lyssenko, dans les années 1940.

(7) Friend Sykes est un cultivateur et érudit anglais, auteur de livres sur les méthodes agrobiologiques dont Modern humus farming, en 1959.

(8) Initié en 1938 par les futurs membres de la Soil Association, le domaine d’Haughley est un centre agricole expérimental, situé en Angleterre, visant au départ à comparer la qualité des récoltes en agriculture traditionnelle et en agriculture chimique.

(9) «Relation d’un voyage agrobiologique en Grande-Bretagne», par A. Louis et R. Goachet, Bulletin AFAB n°17-18, 20 novembre 1963.

(10) Mattéo Tavera, architecte-urbaniste de profession, est aussi viticulteur et arboriculteur dans le domaine de Petit Boute, situé à Narbonne, dans l’Aude. Il est très influencé, à l’instar d’André Louis, par l’agriculture biodynamique de Rudolf Steiner.

Deuxième partie (1964-1970)

Vent debout contre une agriculture et une alimentation « industrialisées »

Au printemps 1964, le mouvement biologique français est durablement divisé entre le courant commercial Lemaire-Boucher et le courant associatif représenté par Nature & Progrès. Les deux organisations tentent, chacune à leur manière, de rendre concrète une autre vision de l’agriculture et de l’alimentation. Mais, avant de présenter le démarrage de ces deux courants, voyons d’abord pour quelles raisons le contexte général est favorable à l’essor, mesuré mais durable, du mouvement agrobiologique.

Des paysans qui se muent en agriculteurs

Dans la France des années soixante, l’adhésion des producteurs au mouvement biologique s’explique, en partie, par une stratégie d’adaptation face à l’évolution générale de l’agriculture. L’après Seconde guerre est la période de montée en puissance d’une agriculture productiviste, durant laquelle les « paysans » se muent en « agriculteurs », c’est-à-dire en entrepreneurs produisant davantage pour le marché que pour l’autoconsommation. La petite agriculture paysanne, celle qui est souvent orientée vers la polyculture-élevage, se trouve de plus en plus dominée par les firmes industrielles qui interviennent en amont et en aval de la production – matériel agricole, agrochimie, coopératives, industries agroalimentaires. Face à cette situation, une partie des petits agriculteurs acceptent le pari industriel quand d’autres, souvent âgés, privilégient une forme d’autarcie. Le contexte agricole est donc, en quelque sorte, favorable à une troisième voie pour ces petits agriculteurs qui ne peuvent pas supporter tous les frais de cette modernisation agricole. Prêts à accepter les avantages offerts par la mécanisation, ces producteurs refusent l’endettement généré par l’achat des intrants chimiques. Les fertilisants et pesticides de synthèse représentent un investissement onéreux qui semble pouvoir être évité par une bonne maîtrise du compostage des fumures organiques et par une meilleure gestion du cycle des cultures – rotations, cultures dérobées. Par ailleurs, les producteurs choisissent aussi l’agrobiologie après avoir connu de lourdes dépenses vétérinaires, suite à l’adoption des méthodes modernes – intrants chimiques et antibiotiques. Ils sont influencés, dans cette décision, par les rares docteurs vétérinaires sceptiques de la chimie agricole.

En 1964, l’un d’entre eux, Henri Quiquandon, déclare dans un article choc, que « L’animal a fait la preuve que les engrais sont nocifs » (1). Dans cet article, il établit un lien entre l’augmentation de certaines pathologies du bétail et les carences en magnésium et en oligo-éléments constatées dans les fourrages, en raison de l’excès d’azote. En parallèle de ces critiques issues du monde agricole, de vives critiques à l’encontre de l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation sont exprimées dans des revues académiques – L’Alimentation normale – et diététiques – Vivre en Harmonie, La Vie Claire – destinées aux consommateurs. Ces différentes revues sensibles à l’alimentation naturelle et à la naturopathie contribuent à la naissance d’une nouvelle catégorie de denrées alimentaires. Longtemps présentées comme « saines » et « naturelles », ces denrées prennent progressivement le qualificatif de « biologiques », à mesure que se développe le marché des produits issus de l’agriculture biologique. Présentés comme des produits sains n’ayant connu aucun traitement chimique au stade de la production comme au stade de la transformation, les produits biologiques se distinguent des produits standards peu qualitatifs – qualité nutritionnelle en baisse, présence accrue des résidus nocifs. De plus, cette distinction entre denrées standards et denrées biologiques se justifie aussi pour des raisons éthique et symbolique. En effet, les produits biologiques sont présentés comme des denrées issues d’une agriculture respectueuse de la pérennité des sols. En conséquence, les artisans du succès de l’agriculture industrialisée et productiviste échouent à empêcher la disqualification des produits issus de cette forme d’agriculture. Cette disqualification favorise, d’un autre côté, l’essor, modeste mais continu, des produits biologiques.

Les premiers succès du courant Lemaire-Boucher

Bénéficiant d’un réseau commercial déjà étendu et de recettes continuelles – grâce à la vente du lithothamne « Calmagol » – la société Lemaire contribue grandement à la structuration du marché des produits biologiques, en faisant preuve d’un grand esprit d’entreprise. En premier lieu, elle met au point un important réseau de blé biologique. Elle propose d’assurer un approvisionnement en semences de blés à des agriculteurs sous contrat, lesquels sont tenus d’utiliser la méthode Lemaire-Boucher (2). La société Lemaire rachète ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques. Pour le stockage du blé, la société s’interdit tout recours aux pesticides. On assure un brassage régulier du blé pour éviter les attaques de charançon du blé.

Pour construire sa politique d’efficacité commerciale, Raoul Lemaire est entouré de ses fils qui prennent en mains les différentes filiales qui sont créées durant les années soixante. La première, peut-être la plus importante d’entre elles, est la société filiale qui prend en charge la communication du groupe Lemaire. Le journal mensuel Agriculture et Vie devient la clef de voûte de la communication du groupe. En dernière page du journal, figure la chronique de Raoul Lemaire qui continue activement ses activités de sélectionneur de blé à plus de quatre-vingts ans (3). Dans ses chroniques, il ne perd jamais une occasion de mettre en lumière son inlassable combat contre les « trusts chimiques » (4).

Dès 1964, les Lemaire lancent leur produit phare, le « pain biologique Lemaire ». Réalisé à partir de farine biologique et de levain, ce pain de quatre cents grammes est façonné par des boulangers sous contrat avec la société Lemaire. Cinq ans après son lancement, le pain Lemaire est de plus en plus apprécié des consommateurs français qui peuvent se le procurer dans cinq cents boulangeries. Si celles-ci sont en majorité situées dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest, il est désormais possible d’acheter ce pain des Ardennes à la Côte d’Azur. Pour aiguiller les agriculteurs dans leur pratique, la société Lemaire propose, en 1967, des cours agrobiologiques par correspondance. La même année, elle inaugure sa propre usine de transformation du lithothamne en Bretagne afin de mieux pourvoir à l’augmentation des commandes de ses clients. En 1968, la méthode Lemaire-Boucher est parvenue à fédérer près de neuf cents agriculteurs. Forte de son succès, la société Lemaire décide d’implanter la méthode en créant une filiale en Belgique.

C’est sans doute au début de l’année 1970 que le groupe Lemaire fait preuve d’une de ses actions les plus audacieuses. Les Lemaire décident de tenir plusieurs stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. En mars 1970, l’agriculture biologique fait, pour la première fois, son apparition dans les travées du plus grand rendez-vous agricole hexagonal avec ses quatre cent mille visiteurs. Examinés avec circonspection, les agents de la société Lemaire missionnés pour l’occasion subissent les « attaques » des représentants des firmes d’engrais et de pesticides.

Les premiers animateurs de Nature & Progrès

Dans ses rangs, l’association dispose, comme pour la société Lemaire, de la coopération de personnalités marquées par leur origine rurale. Fondateur et secrétaire général de l’association, André Louis est le fils d’un viticulteur bordelais. Spécialiste d’arboriculture (5), il est le pilier agronomique de l’association. Aussi, son engagement à plein temps dans l’association a-t-il pour effet d’en faire le premier salarié historique. Administrateur, André Birre est fils de paysans beaucerons. Il raconte dans un de ces livres comment une phrase prononcée par son grand-père paysan l’a profondément marqué. Alors que le jeune André lui annonçait avec enthousiasme qu’il allait être « poussé aux études », suite à l’obtention de son certificat d’étude primaire, son grand-père lui rétorqua qu’il serait donc amené à rejoindre la catégorie des « fainéants » (6). Cette phrase lapidaire lui laissa une trace indélébile qui fut pour André Birre comme une exhortation à ne pas trahir son origine sociale paysanne.

La force de Nature & Progrès est aussi de compter, parmi ses meneurs, plusieurs citadins à la fois enclins à changer de mode d’alimentation et à se reconnecter avec la nature par la pratique de l’agriculture ou du jardinage. Architecte DPLG à Paris, Matteo Tavera a opté pour une carrière parallèle d’arboriculteur-viticulteur à Narbonne. Dans son domaine, il réalise un vin biologique apprécié des membres de l’association. Doué d’un esprit fédérateur, son engagement personnel semble très apprécié des premiers adhérents de l’association. Le premier président de Nature & Progrès aime aussi quitter le rationalisme pour expliquer sa conception spiritualiste de la nature. Lors des réunions qu’il organise dans son appartement parisien, il expose parfois son hypothèse sur les échanges électriques qu’il suppose entre les Etres vivants, la Terre et le Cosmos (7).

Ingénieur des fonderies à Paris, Roland Chevriot a décidé d’adopter un mode de vie plus sain en s’installant dans une propriété, en lointaine banlieue parisienne, afin de pouvoir cultiver un jardin de cinq mille mètres carrés, avec d’autres amis ingénieurs. Le lieu de cette expérience « communautaire » d’avant 1968 a pris le nom poétique de « Gulustan » (8). Sa nouvelle passion pour le jardinage biologique le mène à croiser la route de Nature & Progrès. Agé de vingt-neuf ans, Chevriot décide de s’y engager comme administrateur. Il est bientôt rejoint dans cette initiative par un jeune ingénieur agronome de sa génération. Fraîchement diplômé de l’Institut national agronomique de Paris, Claude Aubert fait lui aussi partie de ces citadins en quête d’une voie professionnelle qui aille dans le sens de l’intérêt commun. Des expériences personnelles l’on amené à s’interroger sur les nuisances, tant environnementales que sociales, de l’agriculture moderne. Convaincu de la pertinence de l’alternative biologique après plusieurs visites de fermes biologiques, en Angleterre et en Allemagne, il décide à son tour de s’engager dans l’association. Il s’installe auprès de la communauté de Gulustan pour parfaire ses connaissances pratiques…

A l’instar des collaborateurs de la société Lemaire, les premiers animateurs de Nature & Progrès croient à l’agrobiologie parce qu’elle est alors la seule pratique à exiger des produits exempts de pesticides, à une période où l’emploi du DDT cristallise les tensions. Néanmoins, au-delà de cette exigence de biens alimentaires garantissant la santé, les membres de Nature & Progrès partagent aussi une grande exigence pour le respect de la nature. Professeur dans un lycée agricole, André Louis accepte difficilement sa mission de transmettre les rudiments de l’agriculture « moderne ». Il ne manque jamais une occasion d’éveiller ses élèves au respect des équilibres biologiques (9). La revue Nature & Progrès devient une tribune d’expression pour tous les défenseurs de la nature. A partir de 1968, on y dénonce les dérives du remembrement agricole dans l’Ouest de la France : destruction des haies, mise à mal du paysage bocager…

Les modestes débuts de Nature & Progrès

Au cours des années soixante, les ambitions de l’association sont limitées par le nombre d’adhérents qui demeure modeste. Nature & Progrès ne compte que cinq cents adhérents en 1965, dont 10% de producteurs. Pourtant, dès le départ, les fondateurs visent la constitution d’une association qui dépasse largement les frontières du monde agricole. L’objectif clairement exprimé dans les statuts est « d’éduquer par des réunions rurales et urbaines publiques et privées, le monde producteur et le monde consommateur » sur les avantages d’avoir recours au « dynamisme de la nature » en agriculture.

Un des enjeux primordiaux est donc de faciliter le commerce des produits biologiques. A ce sujet, les initiatives commerciales des adhérents sont plurielles. Dans le Lot-et-Garonne, les producteurs de Nature & Progrès forment un premier groupement indépendant qui prend le nom de Groupement d’Agriculture Biologique du Sud-Ouest (GABSO). Roland Chevriot crée la coopérative « Solsain » pour approvisionner les consommateurs du sud de la région parisienne. Dans la région de Montpellier, un ancien de Gulustan met en place un service de livraison de paniers de légumes bio aux familles qui en font la demande. Face à l’impossibilité juridique de créer un label privé « Nature & Progrès« , les dirigeants posent les bases d’une « appellation », en 1967. Un Comité technique aidé de vingt contrôleurs régionaux sont chargés de veiller à ce que le producteur qui utilise ladite appellation respecte bien le « Règlement de Culture ».

Du côté agronomique, les conseils techniques se retrouvent au sein même des articles de la revue. Les voyages à l’étranger, organisés chaque été par l’association, sont l’occasion d’enrichir ces conseils. On met en valeur l’éventail des méthodes agrobiologiques en exposant les résultats encourageants du courant biodynamique en Allemagne, du courant organo-biologique en Suisse, ou encore du courant organique en Angleterre. Constatant que le lithothamne ne garantit pas forcément le succès de la récolte, André Louis invite les producteurs à être prudents quant à son usage systématique. Il tâche de les orienter en publiant les premières listes d’engrais minéraux, d’amendement et d’antiparasitaires qu’il estime « autorisés ». A la demande des producteurs, Claude Aubert réalise les premiers documents techniques indépendants de la revue, en 1969. L’année suivante, le jeune ingénieur agronome a la chance de voir son livre sur l’agriculture biologique publié grâce à l’intercession d’une jeune maison d’édition (11).

L’attractivité de l’association s’amplifie, à la fin des années soixante. Elle franchit la barre des deux mille adhérents, en 1969. De plus, le congrès annuel organisé à Dourdan confirme la dynamique générale, avec la présence de plus de cinq cents personnes. L’association est ainsi parvenue à se faire une place solide dans le « monde consommateur ». La présence accrue d’adhérents producteurs confirme également le succès des conseils techniques prodigués par les deux conseillers agronomiques.

Au printemps 1970, l’association connait un évènement tragique qui la déstabilise momentanément. Les deux fondateurs, André Louis et Matteo Tavera, trouvent tous deux la mort dans un brutal accident de voiture au retour d’un congrès. Un hommage posthume leur est rendu dans les numéros suivants qui laissent apparaitre deux de leurs citations en couverture. Le Gulustan devient, suite à cette disparition, le nouveau siège de Nature & Progrès

Notes :

(1) Il appuie son constat sur les travaux d’André Voisin (1903-1964) et sur sa devise scientifique : « la santé de l’animal et de l’homme dépend de l’équilibre du sol« . Le déséquilibre du sol, dû à l’utilisation irraisonnée des fertilisants azotés, faciliterait de surcroît l’apparition de maladies graves telles que le cancer.

(2) La méthode Lemaire-Boucher repose sur les associations végétales, le compostage de la fumure organique, l’amendement des cultures au lithothamne et les semences à hauts rendements produites par Raoul Lemaire. Les agrobiologistes pratiquant la méthode n’ont, à aucun moment, recours au moindre intrant chimique.

(3) Né en 1884, Raoul Lemaire continue à épauler ses fils jusqu’à sa mort, en novembre 1972.

(4) Aujourd’hui, nous parlerions du lobbying de l’industrie agrochimique.

(5) Il est l’auteur d’un livre, Traité d’Arboriculture Fruitière, qui connait cinq éditions, entre 1936 et 1953.

(6) André Birre, Une Autre révolution : pour se réconcilier avec la terre, Paris, France, J.P. Delarge, 1976, p.13.

(7) Son hypothèse, à la croisée de l’occultisme et du tellurisme, est présentée dans son livre Mission sacrée, 1969.

(8) « Gulustan » est un mot kurde qui signifie « terre des roses ».

(9) Quelques années auparavant, André Louis a aussi fondé la section girondine de l’Association Française de Zoologie, organisation œuvrant pour la protection de la faune sauvage.

(10) Claude Aubert, L’Agriculture biologique, Le Courrier du livre, Paris, France, 1970, 256 pages

Troisième partie (1970-1974)

Coupler efficacement la technique et le vivant

Après le décès d’André Louis, Claude Aubert devient, de fait, le principal pilier agronomique de Nature & Progrès. Il devient aussi l’auteur le plus prolifique dans ce courant, en réalisant les premiers documents techniques qui sont mis en vente, en 1970, par l’intermédiaire du nouveau service librairie. En 1971, il est l’auteur d’un dossier très documenté sur les pesticides dans lequel il informe les lecteurs sur le taux de pesticides contenu dans le lait maternel. Trois ans plus tard, il mène, avec un autre membre de Nature & Progrès, la rédaction d’une œuvre importante pour le mouvement : l’Encyclopédie Permanente d’agriculture biologique (1). Nouveau président de l’association, Roland Chevriot devient, à trente-quatre ans, le premier porte-parole de l’association. Les grandes ambitions qu’il nourrit impliquent une meilleure visibilité de l’association. La création d’un logo est ainsi décidée. Inspiré du « Yin-Yang » de la philosophie chinoise, il apparaît pour la première fois en couverture de la revue au printemps 1971…

La dimension internationale de l’agriculture biologique

L’année 1972 marque une étape importante pour l’association. C’est d’abord l’année durant laquelle Nature & Progrès publie son premier cahier des charges d’agriculture biologique. Concrètement, il s’agit d’un document technique ronéotypé qui définit les produits autorisés et les produits interdits, à tous les stades de la production agricole. L’année 1972 représente également l’ouverture de l’organisation à l’internationale. Au printemps, Roland Chevriot effectue un déplacement au centre expérimental agrobiologique de la Rodale Press, à Emmaus, en Pennsylvanie, aux États-Unis. Cette rencontre n’est pas sans effet ; elle marque probablement le début de sa volonté de fédérer les actions des différents mouvements internationaux. Influencés par la tenue de la conférence de Stockholm qui a lieu en juin, Roland Chevriot et Claude Aubert décident de lancer un ambitieux projet. Le prochain congrès Nature & Progrès, prévu en novembre 1972, aura pour la première fois une dimension internationale. Il aura lieu au Palais des congrès de Versailles et on prend l’initiative d’envoyer une lettre d’invitation aux organisations agrobiologiques majeures, laquelle commence par ces mots : « A l’heure où l’expansion industrielle est remise en cause et les notions de « Qualité » et « Survie » sont soulevées, il me semble nécessaire que les mouvements d’agriculture biologique se fassent connaître et coordonnent leurs actions (2) ». C’est lors de ce congrès qu’est finalement créé l’IFOAM (Fédération internationale des Mouvement de l’Agriculture Organique), sous l’impulsion décisive de la jeune association Nature & Progrès. Un second congrès international est organisé, deux ans plus tard, à Paris. Les organisateurs parviennent à réunir quinze mille visiteurs sur trois jours. Par ailleurs, l’association franchit, à cette occasion, la barre des six mille adhérents…

Du côté de Lemaire-Boucher

Au début des années septante, la société Lemaire est solidement implantée dans l’Ouest. Sur le plan local, l’organisation peut compter sur deux types de relais. D’abord, elle s’appuie principalement sur ses agents commerciaux qui organisent régulièrement des visites de fermes agrobiologiques pour convaincre les « polyculteurs-éleveurs » de la viabilité de la méthode Lemaire-Boucher. Chaque été, les lecteurs d’Agriculture & Vie peuvent profiter du programme complet des visites de cultures estivales. Ensuite, les agrobiologistes engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher assurent la notoriété du réseau. Ils se retrouvent régulièrement dans le cadre de réunions du syndicat départemental de défense de la culture biologique (3). Pour aiguiller les agriculteurs dans leurs pratiques agricoles, la société Lemaire propose, à partir de 1967, des cours agrobiologiques privés par correspondance. L’enseignement est structuré en dix cours. Tous les vingt jours, un conseiller technique de la société envoie un cours polycopié à chaque « étudiant ». Celui-ci a ensuite vingt jours pour prendre connaissance du cours et répondre à une série de questions sur la thématique abordée. En 1974, la direction annonce que mille étudiants – en majorité des agriculteurs – ont déjà participé à ces cours. Pour les consommateurs du pain biologique Lemaire, il est désormais possible d’acheter leur pain auprès des neuf cents boulangers qui le façonnent. La gamme des produits biologiques Lemaire se diversifie. En plus du pain, des biscottes et du chocolat, on vend des conserves de légumes et du vin…

Mais la dynamique de la société s’enraye pour un temps. En 1972, le plus ancien collaborateur de la société, Georges Racineux, fait scission pour créer une organisation concurrente : l’Union Française d’Agriculture Biologique qui met en place son propre réseau de producteurs et sa propre marque, Le Paysan biologiste. Néanmoins, la création de filiales va bon train du côté de la maison Lemaire. Afin d’assurer la fabrication et la vente des produits à base d’essences aromatiques naturelles, destinés aussi bien aux sols qu’aux animaux, la filiale Phytovet voie le jour. Puis, c’est au tour de la filiale Du sol à la table, chargée d’assurer la vente par correspondance des produits alimentaires. En 1974, la filiale Mon jardin sans engrais chimique s’emploie à fournir, aux jardiniers amateurs, une gamme de produits fertilisants.

Lassés de la froideur de l’accueil qui leur est réservé au Salon de l’agriculture de Paris, chaque année depuis 1970, les dirigeants de la société misent sur l’organisation de leur propre foire aux produits biologiques, à Grenoble, en 1974. Des éleveurs de charolais présentent fièrement des bovins issus de leur élevage conduits suivant la méthode Lemaire-Boucher ; des viticulteurs font déguster leurs crus de Bordeaux, Bourgogne, de vin d’Alsace et même de Champagne. S’y trouvent aussi des producteurs laitiers, des charcutiers, des boulangers, des maraîchers, des arboriculteurs… La société y fait aussi la promotion de sa gamme de machines agricoles. Fierté de la société, la fouilleuse permet de travailler la terre sans la labourer afin de minimiser la perturbation de l’activité organique du sol.

Le développement des échanges entre producteurs et consommateurs

En 1970, les producteurs membres de Nature & Progrès sont encore moins de deux cents. Mais avec l’augmentation de leur nombre – plus de quatre cents en 1973 – et surtout celle, encore plus significative, des adhérents consommateurs, la nécessité de stimuler plus efficacement les échanges devient impérieuse. C’est dans ce contexte de croissance de la demande qu’est mis au point le premier Guide des producteurs. Ce guide, mis en vente dans le service librairie, répertorie à la fois l’adresse des producteurs affiliés à de Nature & Progrès et les diverses denrées qu’ils proposent, soit à la vente directe à la ferme, soit à la vente par correspondance. Quelques mois après l’initiative de Nature & Progrès, la direction de la société Lemaire décide, à son tour, de répertorier l’ensemble des agrobiologistes pratiquant la méthode. Elle publie pour cela un supplément à Agriculture & Vie qui prend le nom de Répertoire International Lemaire (RIL) (4) qui répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société : producteurs, transformateurs, distributeurs. Ce document est considéré par la direction comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (5). Ces premiers guides-répertoires deviennent des outils commerciaux permettant aux consommateurs d’avoir l’assurance qu’ils achètent des produits de qualité, à une période où certaines études réalisées par des revues de consommateurs – Que choisir, 50 Millions de consommateurs – alertent sur les fragilités de la garantie qualitative des produits biologiques commercialisés dans les grandes agglomérations.

Les consommateurs avertis jouent un rôle essentiel dans la structuration du marché des produits bio. Au printemps 1973, intervient la première réunion regroupant l’ensemble des délégués régionaux de l’association. Les adhérents volontaires qui désirent s’engager davantage sont invités à créer et animer leur propre groupe régional. Les actions suggérées sont diverses : prise de contact avec la presse et les milieux locaux intéressés, tenue de conférence, établissement d’une coopérative, organisation de visites de cultures. L’année 1974 est marquée par une série d’initiatives visant à fluidifier les ventes directes. Les premières coopératives de consommateurs font leur apparition. C’est le cas de la coopérative Germinal, créée en mai 1974, à Auxerre, par le groupe Nature & Progrès Aube-Yonne, groupe par ailleurs le plus actif dans l’Hexagone. En octobre, plusieurs adhérents de Nature & Progrès créent la coopérative Bio-Coop, à Rambouillet, pour fournir aux consommateurs du sud-ouest de Paris des produits conformes au cahier des charges de Nature & Progrès. En juin 1974, le premier marché biologique hebdomadaire de France est inauguré, en présence du maire et de collaborateurs de la société Lemaire, près de Lyon, à Grézieu-la-Varenne.

Vers la naissance du mouvement biologique belge

Au début des années 1970, l’agriculture biologique est encore faiblement implantée en Belgique. Résidant à Aublain, près de Namur, Jean de Pierpont est responsable du développement de la méthode Lemaire-Boucher en Belgique. Ingénieur agronome, il est chargé d’organiser les visites de culture qui se déroulent chaque été dans les quelques fermes biologiques éparpillées dans les provinces de Hainaut et de Namur. Autre acteur belge de l’agriculture biologique, Pierre Gevaert offre des premiers débouchés aux productions céréalières. Adepte de la macrobiotique de George Ohsawa (6), sa société, Lima, est spécialisée dans la fabrication de produits diététiques. Un des objectifs de Pierre Gevaert est de remettre au goût du jour la consommation de variétés céréalières qui tendent à disparaître sous l’effet de la sélection des seules variétés à haut rendement : épeautre, orge, seigle, millet, sarrasin. A partir de 1972, ses annonces sont relayées dans la revue Nature & Progrès pour attirer l’attention des producteurs céréaliers de l’association.

En septembre 1973, Nature & Progrès décide de tenir un stand lors du Salon International de la Diététique de Bruxelles. A cette occasion, des premiers contacts sont pris. Dans la revue, on invite les lecteurs belges de Nature & Progrès à se mettre plus étroitement en relation dans l’objectif de former un groupe régional. Il faut néanmoins attendre deux années supplémentaires pour que les choses se concrétisent davantage. En 1975, quelque deux cents Belges sont abonnés à Nature & Progrès. Profitant de la tenue du salon Survie, à Bruxelles – lors d’une édition orientée sur les équilibres écologiques et les technologies douces -, certains d’entre eux décident de se réunir pour poser les bases d’une antenne belge. Jeune agronome spécialisé en foresterie, Vincent Gobbe propose que la réunion constitutive ait lieu à Hélécine où il dirige alors un centre de séminaires installé au cœur d’un domaine naturel public comprenant un vaste parc, des bois, des prairies sauvages et plusieurs étangs. Avec quatre-vingts personnes qui répondent présentes, le succès de la réunion est au rendez-vous. Autour de Vincent Gobbe se réunissent ceux qui souhaitent activement, et bénévolement, promouvoir l’essor des méthodes agrobiologiques sur le sol belge : Pierre Gevaert, Jean de Pierpont ou encore Edgard Flandre. Cultivateur à Erpion, Edgard Flandre vient de créer l’Association des Agrobiologistes Belges (asbl AB) (7). Pour l’occasion, des représentants de la coopérative auxerroise Germinal sont également présents afin de nourrir les débats et d’insuffler une dynamique. Finalement, l’assemblée constitutive de l’association Nature & Progrès Belgique se déroule le 6 mars 1976. Elle devient ainsi la première antenne indépendante de sa consœur française et Vincent Gobbe en est désigné premier président. Par la suite, les administrateurs mettent en chantier le bulletin belge qui vient en supplément de la revue française. La bonne cohésion permet même de concrétiser la fusion du bulletin belge avec celui de l’asbl AB d’Edgard Flandre, en 1977. La même année, un séminaire organisé à Hélécine est animé par Claude Aubert ; il doit permettre à certains participants de s’orienter vers le conseil technique aux agriculteurs biologistes. A la fin des années septante, le mouvement belge est ainsi véritablement lancé, avec l’appui des acteurs français : société Lemaire, association Nature & Progrès. Nature & Progrès Belgique dépasse la barre des mille adhérents, en 1980, avec l’organisation d’un congrès IFOAM à l’Université Libre de Bruxelles (8).

Conclusion

En mettant au centre de leurs préoccupations le maintien de l’action des « auxiliaires de la nature » – les micro-organismes du sol -, les partisans du mouvement biologique mettent leurs espoirs dans un couplage plus efficient de la technique et du vivant. Non reconnus par les pouvoirs publics, moqués par les agriculteurs modernistes, en proie à des difficultés économiques liées à la conversion de leur exploitation, les agrobiologistes tiennent bon. Qu’ils s’agissent des dirigeants des organisations, des producteurs, des consommateurs engagés ou encore des distributeurs, ces acteurs posent les bases d’une nouvelle manière de concevoir la qualité alimentaire et, de fait, les bases d’une nouvelle manière de consommer. La disqualification des produits « standards » favorise d’un autre côté l’essor, modeste mais continu, des produits « biologiques » présentés comme des denrées alimentaires répondant à des exigences à la fois nutritionnelles, éthiques et écologiques.

Notes :

(1) Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Paris, Debard, avril 1974.

(2) Lettre de Roland Chevriot en vue de la fondation d’une fédération internationale, 1972.

(3) Il existe alors quarante antennes départementales regroupant les agrobiologistes qui pratiquent la méthode Lemaire-Boucher sur la totalité ou sur une partie de leur ferme.

(4) Fierté du SVB, le tout premier RIL est diffusé à cinquante mille exemplaires. Il répertorie les trois cents premiers agrobiologistes qui se sont engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher.

(5) « RIL… un outil de travail de première nécessité », Répertoire International Lemaire, Avril 1974.

(6) Pierre Gevaert a pu rencontrer George Ohsawa durant un voyage au Japon.

(7) D’anciens membres de l’asbl AB créeront, en 1984, l’Union Nationale des Agrobiologistes Belges (UNAB).

(8) Pour davantage d’information sur les débuts de Nature & Progrès Belgique, se référer à l’historique rédigé par Vincent Gobbe, Les débuts d’une association, le 16 décembre 2000.

Le sol : Terra incognita !

Comment les techniques horticoles influencent-elles la vie du sol ?

La vie du sol est un des aspects centraux de la culture biologique. Nous abordions déjà ce sujet essentiel, il y a un peu plus de deux ans, dans les pages de Valériane n°130. Voici donc une nouvelle approche de cette question fondamentale, abordée via le regard d’un des jardiniers les plus chevronnés de notre association…

Un dossier réalisé par Philippe Delwiche

Bien connaître son sol

« Nous entendons par écologie la science globale des relations des organismes avec le monde extérieur environnant dans lequel nous incluons, au sens large, toutes les conditions d’existence. » Ernst Haeckel, 1866.

Parler de « biota » des sols est plus précis que parler de biodiversité des sols car ce mot fait référence à la communauté complète vivant à l’intérieur d’un « système sol » donné. Ceci permet, par exemple, de préciser que le « biota » du sol d’une prairie est généralement plus diversifié que celui d’une terre cultivée. Nous verrons aussi que le « biota » des potagers peut varier à l’infini selon le terroir – type de sol, pH… -, le climat, la météo, l’aménagement du jardin – haie, pelouse… -, les pratiques de gestion du sol ainsi que l’approche du jardinier quant à la manière d’apporter les matières organiques au sol.

Le sol et la vie qui y est présente constitue la part prépondérante de l’écosystème du jardin. Ce monde grouillant et complexe que nous foulons chaque jour est majoritairement inaccessible à l’œil et, même lorsque nous nous penchons sur lui alors que nous le travaillons, il ne nous révèle que peu d’ »informations ». Cette invisibilité et cette complexité expliquent-t-elles le désintérêt du monde agronomique pour ce sujet ? Mais aussi la frustration des rares scientifiques qui s’y intéressent ? Dans le cadre de ses recherches sur les mycorhizes, le chercheur J.-N. Klironomos considère que « le sol est vraiment comme une grande boîte noire ; c’est vraiment difficile de comprendre ce qui s’y passe » (J.-N. Klironomos, cité dans ‘Harmless-looking’ trees really predators, partner with fungi to eat insects alive, new research shows, 2001).

Un long processus biologique à préserver

La « science globale » nécessiterait que le sol et la vie qui s’y déroule soient étudiés par des équipes interdisciplinaires. Des scientifiques comme Claude et Lydia Bourguignon, ou comme Marcel Bouché, ont cependant consacré toute leur vie de recherches à ce sujet ou à un de ses domaines. Et, pour le bonheur des jardiniers et des agriculteurs, ils ont publié des ouvrages de vulgarisation très digestes et nous permettent de nous rendre compte que les techniques préconisées, dès le début, par les pères de l’agriculture et du jardinage biologiques étaient les bonnes. Peu à peu cependant, une part de l’empirisme du départ est ainsi balayée par de nouvelles découvertes qui nous permettent de mieux comprendre et d’améliorer nos techniques culturales, favorables à des productions légumières et fruitières saines et, par conséquent, à une alimentation équilibrée.

La transformation de la matière organique brute en éléments assimilables par les plantes est un long processus qui doit être absolument préservé car il est le garant d’un bon sol de jardin. Il permet, tout d’abord, la fragmentation et une lente transformation des déchets organiques en humus, avant que celui-ci ne soit, lui-même, transformé en substances rendues assimilables par les plantes. Le jardinier joue donc un rôle important – et, tout à la fois, mineur – dans la grande usine fertilisante du sol du potager car celui-ci s’autorégule naturellement s’il adopte des techniques culturales appropriées et, outre le compost, apporte très régulièrement des matières organiques fraîches au sol. Ainsi, avec un sol vivant, le cycle annuel d’activité et de repos des plantes est en parfaite adéquation avec le cycle de transformation des matières organiques en éléments nutritifs assimilables par les plantes.

Joseph Poucet propose ainsi la métaphore de l’usine pour illustrer le travail intense de l’écosystème du sol, alors qu’il utilise celle de l’entrepôt pour évoquer l’approche conventionnelle avec utilisation d’engrais chimiques.

Les flux d’énergie du monde végétal vers le sol

Le sol est le support de la biodiversité terrestre, qu’elle soit visible à nos yeux ou, au contraire, cachée sous nos pieds. Mais ce sont les végétaux qui en sont les orchestrateurs car ils fixent l’énergie solaire qu’ils transforment en énergie biochimique assurant leur croissance. Si nous réfléchissons sommairement à l’utilité de cette énergie, nous pensons à l’alimentation du monde animal domestique et sauvage, avec le broutage par les herbivores tels que la vache, le lapin, le mulot, la chenille ou l’ensemble des omnivores … Mais aussi à l’alimentation de l’humanité ! Toutefois, la « part du gâteau » promise aux herbivores et aux omnivores est très faible si elle est comparée à celle qui est destinée à la biodiversité du sol. Faut-il s’en étonner lorsqu’on sait que le sol héberge 80 % de la biomasse terrestre ?

Trois phénomènes participent aux transferts de l’énergie des plantes vers le sol :

– la faune et la flore épigées dont le milieu de vie est la litière de surface où s’accumulent les parties aériennes des végétaux tombées par terre. Dans le jardin, un milieu artificiel mais assez proche de cette litière peut être recréé avec des apports variés de « mulch » qui ne laissent jamais la terre nue ;

– les endogés sont une faune beaucoup plus discrète mais tout aussi importante qui se nourrit essentiellement de racines mortes, dans les profondeurs du sol, mais aussi de microorganismes morts et vivants. Il est donc essentiel de laisser les racines dans le sol, lors des récoltes, afin d’y maintenir cette précieuse forme de vie ;

– la rhizodéposition, indécelable et trop peu connue, consiste en la libération, par l’extrémité des racines et des radicelles des plantes vivantes, d’exsudats de sève élaborée et de cellules détachées directement dans la rhizosphère. Ce processus permet de nourrir et donc d’accumuler dans la mince couche de terre agglutinée aux racines les micro-organismes utiles à la plante – bactéries, protozoaires, nématodes, champignons – ; ce phénomène est très important car il fournit jusqu’à 40 % des sucres fixés par la plante. Il est dû à la présence de plantes cultivées ou spontanées ; l’occupation des parcelles par des cultures intermédiaires d’engrais verts est donc un facteur permettant de le favoriser et de l’intensifier.

 

Le jardinier peut également se montrer moins sévère avec les plantes adventices annuelles plus faciles à gérer – comme la mercuriale, le mouron des oiseaux, le séneçon ou la petite véronique – car cette végétation variée assure également la fertilité des sols. Il doit donc veiller à supprimer les « temps morts » par des successions rapides de cultures de légumes et d’engrais verts, et par des « mulchs » qui nourriront la biodiversité du sol par les trois phénomènes décrits ci-dessus.

Il est également nécessaire de compenser les exportations de récoltes, qui épuisent les sols, par des apports de matières organiques, issues du jardin d’agrément ou de l’environnement extérieur : fumiers, feuilles mortes, broyat… Quand c’est possible, il faut toujours privilégier, pour ces apports, la technique du « mulch » à la celle du compostage et toujours veiller à couvrir les parcelles inoccupées.

Les travailleurs de l’ombre de l’usine du sol

La macrofaune du sol désigne grosso modo tous les invertébrés visibles à l’œil nu. Ce sont les architectes du sol : la densité des macropores qu’ils creusent dans le sol déterminera notamment sa capacité d’absorption des eaux de pluie. Nous nous intéresserons ici aux trois faunes et aux deux types de « microbes » du sol dont la vie intense se partage en différents territoires et en différentes tâches. Les populations épigées, endogées et anéciques se définissent principalement par leur localisation dans le sol et par leur régime alimentaire.

Faune épigée et faune endogée
  1. La faune épigée vit dans la litière de surface, composée des déchets organiques tombés au sol, qu’elle déchiquette, broie et réduit finalement en boulettes fécales et en humus. On y trouve les saprophages, les nécrophages et les coprophages.

Les saprophages mangent les déchets végétaux. Ce sont les cloportes et les iules aux puissantes mandibules qui s’attaquent aux bois tendres des jeunes rameaux, les limaces et les collemboles s’attaquent qui aux parties tendres des feuilles entre les nervures – alors que les acariens attaquent les nervures -, les nématodes et les petits vers épigés – comme le ver du fumier – qui terminent le travail et s’alimentent de déchets très fins ainsi que des excréments des autres espèces.

Les nécrophages, comme les mouches se nourrissent des cadavres de petits vertébrés. Certains insectes du genre Nicrophorus enterrent même les cadavres afin de les soustraire à leur appétit des mouches. Les nécrophores transportent souvent de nombreux acariens lors de leurs déplacements.

Les coprophages éliminent les déjections des autres animaux ; les plus actifs sont les bousiers, les mouches et les cafards mais il n’est pas rare de voir des insectes plus inattendus comme des papillons tels que l’Argus bleu (Polyommatus icarus) ou le Bel argus (Polyommatus bellargus) se nourrir de déjections.

De minuscules acariens s’attaquent aux fibres les plus dures ; c’est, par exemple, le cas des Oribate sp., un groupe d’acariens dont la taille est inférieure au millimètre, caractérisé par une carapace, un exosquelette qui recouvre leur corps. De grandes densités de populations vivent dans la litière et les tapis de mousses et de lichens ; ils se nourrissent de matières en décomposition et sont capables de s’attaquer aux fibres les plus dures. Ils jouent un rôle primordial dans le recyclage de la matière organique en la fragmentant en très petites particules, et se rencontrent donc dans les « mulchs », le compost et les fumiers.

Parmi la faune épigée, de nombreuses espèces craignent les rayons du soleil. Le jardinier, en labourant, les prive de nourriture trop profondément enfouie. Cette faune est donc plus difficile à maintenir dans nos potagers. Outre son rôle de bio-décomposeur, son importance est pourtant primordiale car elle crée une infinité de zones poreuses qui génèrent jusqu’à 80 % de vide dans cette « peau » qu’est le sol, ce qui lui procure une incroyable perméabilité pouvant contenir jusqu’à cent cinquante millimètres d’eau par heure, dans nos forêts tempérées de feuillus, alors qu’un limon labouré qui devient battant voit sa perméabilité tomber à un millimètre d’eau par heure ! Les techniques du « mulch », de la dépose de compost jeune et mi-vieux et des cultures intercalaires d’engrais verts sont donc essentielles si le jardinier veut favoriser la présence de la faune épigée dans son potager.

 

  1. La faune endogée vit dans les profondeurs du sol et se nourrit essentiellement de racines mortes. Sa présence est indicatrice de la bonne santé du sol. Elle comprend les mêmes groupes que la faune épigée : vers, myriapodes, thysanoures, collemboles, acariens et protoures. Les espèces sont, par contre, plus petites, de couleur blanche ou très pâle et très allongées afin de se faufiler jusqu’au bout des racines les plus fines. Cette faune assure une porosité qui peut atteindre 60 % du volume du sol profond ; elle permet une bonne répartition de l’irrigation et la respiration des racines. La meilleure manière de favoriser sa présence au potager consiste à mettre en place des cultures intermédiaires car des successions rapides entre cultures de légumes et cultures d’engrais verts laissent, en continu, des déchets de racines dans le sol.
La faune anécique

Cette faune désigne toutes les espèces de lombrics. Nous avons évoqué les trois grands phénomènes participant aux transferts d’énergie des plantes vers le sol pour l’enrichir en humus. Parlons, à présent, de ceux que les pédologues considèrent comme les grands architectes du sol : les lombrics qui, par d’incessants déplacements entre la litière et la roche-mère, réunissent le minéral et le végétal pour en faire une terre fertile !

Les lombrics brassent sans arrêt le sol dont ils assurent un bon drainage sur de grandes profondeurs. Leur va-et-vient incessant, dans de longs terriers verticaux parfois longs de plus d’un mètre, leur permet de remonter des profondeurs les éléments minéraux en voie de lessivage ; ils les agglomèrent ensuite avec la matière organique récoltée dans la litière, lors du passage dans leur intestin. Ce « collage » entre argile et humus est rendu possible par une glande riche en calcium qui en assure l’attache. Les lombrics vident ensuite partiellement leur intestin, en surface, sous forme de petits tas appelés « turricules », avant de redescendre inlassablement vers les profondeurs…

Le lombrimixage

 

kilos par mètre carré

kilos par are

tonnes par hectare

un jour

0,018

1,8

0,18

un an

6,57

657

65,7

cinquante ans

328,5

32.850

3.285

Ces chiffres correspondent à un taux de 3% d’humus stable, soit un taux souvent largement dépassé dans les bons jardins bio. Notons qu’après cinquante ans, l’entièreté de la couche arable est passée par le tube digestif des lombrics !

Ce tableau permet donc de mesurer l’incroyable action bénéfique des lombrics sur le sol. En perpétuel déplacement, ils ingèrent, digèrent et remodèlent des quantités inimaginables de terre. Ils assurent :

– l’aération du sol ;

– un brassage intime des minéraux et de la matière organique ;

– la formation de micro-agrégats indispensables à la percolation des eaux de pluies qui limitent les effets d’érosion ;

– la stabilisation du carbone dans le sol ;

– la dissémination d’importantes communautés microbiennes, présentes dans leur tube digestif, qui interviennent dans la dégradation des protéines et agissent sur le cycle de l’azote ;

– la formation de composés organiques aux propriétés hormonales, favorables à la croissance des plantes, qui se trouvent dans les fèces ;

– la formation de substances rhizogènes similaires à l’acide indole acétique, une phytohormone qui stimule la rhizogénèse ;

– enfin le lombric (Lumbricus terrestris) possède un pouvoir neutralisant qui agit sur le pH acide de la terre grâce à des excrétions cutanées qui augmentent d’autant plus que le pH du sol est bas.

Les lombrics ont également un effet bénéfique pour les plantes car ils développent une relation étroite avec leur système racinaire. Ils creusent jusqu’à cinquante mètres de galeries dans un seul mètre cube de terre cultivée, dont cinq à sept mètres débouchent en surface. La surface des parois de ces galeries peut atteindre cinq mètres carrés. Le nombre de microorganismes situés sur ces parois correspond à la moitié de la masse totale présente dans les sols. Il n’est donc pas étonnant de retrouver racines et radicelles dans ces galeries riches en oxygène et en éléments rendus assimilables par les microorganismes. Les lombrics, dans les galeries qu’ils creusent, se retrouvent ainsi souvent entourés d’une gangue de radicelles.

L’observation des traces laissées en surface par les lombrics est internationalement reconnue comme un bon indicateur de l’état des terres de culture et des conséquences des pratiques culturales. L’altération de la biodiversité lombricienne peut donc être mise en parallèle avec l’altération de la biocénose du sol.

Evaluation de l’activité lombricienne par le diamètre des galeries

diamètre

origine – galerie formée par

signification

10 à 13 mm

de très gros lombrics

très bonne activité du sol

5 à 10 mm

de gros lombrics

bonne activité du sol

3 à 5 mm

des lombrics moyens

activité moyenne du sol, à améliorer

1 à 3 mm

des vers endogés

activité insuffisante du sol

0,5 à 1 mm

des vers endogés ou des racines

absence de lombrics, sol quasi mort

 

Evaluation de l’activité lombricienne par la densité des galeries

densité –

grosses galeries tous les

activité des lombrics

signification

3 à 5 cm

excellente

maintenir

5 à 10 cm

très bonne

améliorer encore cette bonne activité

20 à 40 cm

moyenne

améliorer

50 à 100 cm

faible

intensifier (BRF)

pas de grosses galeries

absente

sol à restaurer (BRF)

Le travail des lombrics dans un très bon sol peut atteindre cinq cents mètres de galeries par mètre carré, soit le tour d’un terrain de football. Le sol est transformé en gruyère et nous n’en sommes pas conscients !

Evaluation de l’activité lombricienne par la présence de turricules

nombre de turricules

signification agronomique

50 à 100 % de la surface recouverte

très bonne activité lombricienne

dix par mètre carré

bonne activité biologique

un par mètre carré

activité moyenne

un pour dix mètres carrés

activité faible

aucun turricule observé

activité très faible ou nulle

 

Comparatif sol / fèces pour quelques éléments nutritifs

Eléments comparés

Sol de surface

en o/oo

Fèces de lombric

(en o/oo)

Taux d’enrichissement

(en %)

Calcium

1,990

2,790

140 %

Magnésium

0,162

0,492

300 %

Azote

0,004

0,022

550 %

Phosphore disponible

0,009

0,067

740 %

Potassium

0,032

0,358

1100 %

pH

6,4

7

D’autres vers de terre que les lombrics participent également à un bon équilibre du sol. On en rencontre parmi la faune épigée – vers de fumiers – et la faune endogée où, contrairement aux lombrics, ils creusent des galeries horizontales. Ces vers sont beaucoup plus petits et sont de couleurs plus ternes ou plus pâles.

Trois groupes écologiques de vers de terre

 

Anéciques

Endogés

Epigés

habitat

toutes les couches du sol jusqu’à quatre mètres de profondeur

couche arable entre cinq et quarante centimètres

en surface dans la litière, au potager sous les « mulchs » mais surtout en prairie et en forêt.

taille

quinze à quarante-cinq centimètres

jusque quinze centimètres

deux à six centimètres

aliments

tirent de longs débris frais ou en décomposition dans les galeries

débris organiques en mélange avec la terre

débris organiques présents dans la litière de surface.

reproduction

limitée

limitée

importante

durée de vie

quatre à huit ans

trois à cinq ans

un à deux ans

espèces

lombric

Octolasium lacteum, Allolobophora caliginosa

ver du fumier, ver du marécage

 

Champignons et microorganismes

Ces populations se divisent en deux groupes selon le résultat de leur action sur la transformation de la matière organique :

– les humificateurs fabriquent le meilleur et le plus stable des humus, en s’alimentant de matière organique riche en carbone ; ce sont principalement les champignons basidiomycètes ;

– les minéralisateurs transforment l’humus et la roche-mère en éléments nutritifs assimilables par les plantes ; ce sont des bactéries, des champignons actinomycètes et des champignons inférieurs inféodés aux différents types de nutriments.

Pour favoriser les microorganismes dans le sol, il faut ;

– des apports de matières organiques réguliers ;

– un travail du sol le plus superficiel possible, en cherchant à obtenir une structure meuble et aérée en surface et stable dans les couches profondes ;

– des conditions stables de température – avec des variations atténuées par des rotations suivies de cultures et la pose de « mulchs » – et d’humidité grâce à une bonne percolation et à la protection du sol par les « mulchs » ;

– un pH le plus proche de la neutralité grâce aux apports d’intrants – chaux, soufre… -, et d’humus, ainsi que par une régulation par les lombrics.

Poids des microorganismes à l’are

Sol équilibré

Sol dégradé

bactéries

20 kg

200 g

champignons

15 kg

500 g

algues

2 kg

50 g

nématodes

100 kg

10 g

 L’origine des symbioses entre plantes, champignons et bactéries est très ancienne. Au Dévonien, il y a quatre cents millions d’années, les premières plantes pionnières, des algues vertes, quittèrent l’océan pour conquérir les continents. Dépourvues de racines pour se nourrir, elles s’associèrent avec des bactéries et des champignons, mieux armés pour minéraliser les éléments nutritifs.

Un monde de communications et d’équilibres

Le sol, appareil digestif des plantes

Les scientifiques remarquent combien les approches respectives de la racine et de l’intestin possèdent des points communs, du point de vue du microbiote. Dans l’intestin d’un animal, les bactéries, indispensables à l’assimilation des nutriments, avant leur passage dans le sang, se situent contre les parois intestinales. Elles sont « coincées » entre les villosités. Pour la racine, c’est à l’extérieur, entre les poils absorbants de la zone apicale que la masse microbienne est localisée et forme un « manchon » autour de la racine. Le principe de fonctionnement est cependant identique : racine et intestin fournissent les ressources énergétiques produites par l’hôte et nécessaires aux microorganismes, principalement bactéries et cryptogames, qui se chargent en retour d’aider l’hôte à se nourrir – minéralisation -, à croître – hormones de croissance – et à se défendre des bioagresseurs – antibiotiques. Les plantes veulent profiter pleinement de ces bienfaits et ont développé un mécanisme qui, pour un esprit cartésien, pourrait sembler peu profitable. Elles participent, en effet, activement à la chaîne trophique en nourrissant les mycorhizes et les bactéries. Pour cela, les racines exsudent du carbone : jusqu’à 40 % des sucres présents dans la sève élaborée sont diffusés dans la rhizosphère afin d’attirer et de nourrir le microbiote racinaire avide de carbone. En fonction de la demande en éléments nutritifs, hormones ou antibiotiques, les exsudats émis par les plantes sont modifiés afin de favoriser la vie bactérienne nécessaire à leurs besoins.

La vie bactérienne

Une cuillère à café de sol contient cinq milliards de bactéries qui sont à l’origine de nombreux processus :

– transformation et solubilisation des éléments utiles à la plante à partir de la matière organique et des minéraux du sol : carbone, azote, soufre et phosphore mais aussi oligo-éléments sont étroitement liées à l’activité bactérienne, Bacillus mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens ;

– fixation de l’azote atmosphérique et du sol et échange avec la plante contre du sucre (symbiose), Rhizobium sp (Fabacées), Azospirulum (Graminées), Nitrobacter ; dans un bon sol ces bactéries peuvent produire jusqu’à deux kilos et demi d’azote à l’are ; l’azote atmosphérique peut également être fixé dans le sol par des bactéries aérobies non symbiotiques, comme Azotobacter chroococcum, cyanobactérie Nostoc ;

– minéralisation de l’azote, avec conversion de l’ammonium en nitrites – Nitrosomonas, Nitrosospira, Nirosococcus, Nitrosolobus… – et conversion des nitrites en nitrates – Nitrobacter, Nitrospina, Nitrococcus ;

– production d’hormones de croissance, de type auxine, qui favorisent le développement des racines – B. subtilis ;

– compétition pour les nutriments, avec les micro-organismes pathogènes et limitation des risques de maladie – B. mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens, B. subtilis, Pseudomonas chlororaphis, Pseudomonas fluorescens ; cette lutte s’effectue de plusieurs manières : compétition pour les nutriments et pour la colonisation des zones racinaires, compétition par le nombre, compétition par action enzymatique…

– rôle protecteur contre les attaques de ravageurs – Bacillus thuringiensis ;

– formation d’agrégats améliorants pour la structure du sol et maintien des éléments fertilisants près des racines ; elles fabriquent une gomme destinée à les maintenir contre les racines ;

– effet protecteur contre la sécheresse et les stress hydriques ;

– détoxification du sol – Pseudomonas sp (fioul, pétrole brut), Micrococcus sp (pyridines, herbicides, biphényles chlorés, pétrole).

Echanges complémentaires avec les symbioses mycorhiziennes

A l’instar du lichen résultant d’une symbiose d’un champignon avec une algue, il existe des collaborations entre les champignons et les racines des plantes, d’où leur nom, qui s’inspire du grecs, mykes pour champignon et rhiza pour racine. Le terme mycorhize définit ainsi les différentes formes d’associations symbiotiques entre les plantes et certains champignons du sol, qui colonisent les tissus racinaires des plantes pendant la période végétative. Lors de ce « partenariat », les champignons mycorhiziens jouent un rôle important pour la nutrition minérale des plantes et bénéficient, en retour, de l’apport de sucres dérivés de la photosynthèse des plantes colonisées. Au moins 80% des plantes peuvent s’associer à des champignons et bénéficier de cette symbiose. On connaît aujourd’hui au moins sept types d’associations mycorhiziennes et l’une des deux principales, dite à arbuscule, est formée par des champignons primitifs et concerne plus de 90 % des végétaux, avec quelques exceptions comme les Brassicacées (choux, moutardes…).

Les bénéfices biologiques rendus par les symbioses mycorhiziennes présentent un réel intérêt en production biologique, à faibles quantités d’intrants :

– le mycélium des champignons mycorhiziens constitue, pour les plantes, une extension de leurs systèmes racinaires et permet un accroissement significatif du volume de terre exploré :

– une solubilisation des formes organiques du phosphore se produit par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons, or la carence en phosphore (P) constitue un des facteurs limitants dans les sols uniquement fertilisés de compost et d’engrais verts ;

– une mobilisation, par les champignons mycorhiziens à arbuscules qui colonisent les racines de la plupart des plantes, de potassium (K), calcium (Ca), magnésium (Mg), cuivre (Cu), zinc (Zn), fer (Fe), soufre (S) et même d’azote (N) : ces champignons sont parmi les plus efficaces pour le prélèvement des macronutriments et tout particulièrement en ce qui concerne le phosphore (P) ;

– une hydrolyse de l’azote organique ;

– un rôle protecteur contre les attaques d’agents phytopathogènes – Trichoderma harzianum contre certains Fusarium, Sclerotinia

– le renforcement de la résistance des plantes aux stress thermique, hydrique et salin ;

– l’amélioration de la qualité des terres, en renforçant la diversité de la microflore ;

– la réduction de l’érosion hydrique, grâce à la production d’une substance collante qui cimente les particules du sol en petits agrégats stables ;

– la détoxification du sol – Coniochaeta ligniaria.

D’autres champignons contribuent à la lutte biologique contre des maladies et des ravageurs ; ils jouent un rôle protecteur contre les attaques d’insectes ravageurs – Beauvaria bassiana, Arthrobotrys anchonia – et les nématodes – Arthrobotrys anchonia.

Différents facteurs les favorisent :

– les sols riches en humus ;

– la réduction du travail mécanique ;

– les associations et les rotations de cultures ;

– la plupart des adventices qui favorisent la croissance des mycorhizes et servent de plantes relais entre deux cultures de légumes ;

– les cultures intermédiaires d’engrais verts mycorhigènes : les légumineuses et les graminées (photo) sont particulièrement enclines aux associations mycorhiziennes, la phacélie est très mycorhigène, avec vingt-six spores par décigramme de sol.

D’autres facteurs nuisent à leur présence :

– les labours et les monocultures ;

– la richesse d’un sol en phosphore est un facteur limitant (engrais chimique) ;

– les légumes et les engrais verts des familles des alliacées, des brassicacées et des chénopodiacées (épinard, bette, betterave) ne sont pas mycorhigènes et ne doivent pas se succéder.

Après la mort des racines, la rhizosphère se différencie toujours du sol environnant, d’abord par une transformation en matière organique et, suite à leur dégradation, par la formation de macropores qui, comme les galeries de lombrics, possèdent un fort impact sur les propriétés de transport du sol. La rhizodéposition et le turnover racinaire peuvent représenter jusqu’à 40% de l’apport total de carbone dans le sol.

A l’heure actuelle, les chercheurs estiment qu’environ 80% des plantes et cent septante espèces de champignons peuvent être impliqués dans des associations mycorhiziennes.

Phénomènes d’allélopathie et bio-fumigation

En 1833, Maquaire écrit déjà dans son Mémoire pour servir à l’histoire des assolements qu’ »on sait que le chardon nuit à l’avoine, l’euphorbe et la scabieuse au lin, l’ivraie au froment ; peut-être les racines de ces plantes suintent-elles des matières nuisibles à la végétation des autres ? […] La plupart des végétaux exsudent par leurs racines des substances impropres à leur végétation ; la nature de ces substances varie selon les familles de végétaux qui les produisent […]« 

Outre la compétition pour l’eau, les nutriments et la lumière, il est aujourd’hui établi que les plantes interagissent aussi par la production de molécules chimiques capables d’influencer la germination ou la croissance de leurs voisines mais aussi d’agir contre la présence de maladies et de ravageurs. Parmi ces plantes, on trouve des légumes, de nombreux engrais verts mais aussi des espèces aromatiques. Voici quelques exemples :

composés toxiques de l’ail – on découvre ici un phénomène plus complexe de compétition et de coopération ;

– les pailles de l’avoine cultivée, Avena sativa, utilisées en « mulch » jouent un rôle d’herbicide et réduisent considérablement la présence des adventices ;

– toutes les Brassicacées, à des degrés divers, sont riches en glucosinolates toxiques pour de nombreux organismes du sol, comme les champignons Verticillium dahliae, Sclerotinia et Pythium ;

– l’épervière piloselle, Pilosella officinarum, contient les acides phénols caféique et chlorogénique qui possèdent des pouvoirs antibactérien et herbicide ; elle peut contribuer à résoudre le problème des adventices dans les lignes, en arboriculture et en viticulture ; malgré sa petite taille, la piloselle progresse en colonies, en cercles concentriques vers l’extérieur, alors que les cercles intérieurs se dénudent. Elle passe ainsi de la télétoxie à l’autotoxicité : à la suite du lessivage du sol par les fortes pluies, les graines de piloselle y germent, millepertuis et millefeuilles disparaissent mais de rares espèces comme le thym et le serpolet parviennent à lui résister. Le lin et le blé dépérissent également mais le radis résiste ;

– l’oignon secrète, par ses racines, une substance qui gêne la croissance de ses congénères ; il faut donc le semer et le repiquer clair. D’autres espèces possèdent le même comportement : ne dit-on pas que « le pire ennemi du blé est le blé » ;

– des expérimentations, menées à l’université de Lublin en Pologne, ont montré que le poireau et le céleri-rave, cultivés en rangs alternés, réduisent la prolifération des adventices et des insectes ravageurs avec, pour chacun d’eux, des rendements augmentés par rapport à des monocultures ;

– les semences de pois libèrent, dans le sol, des excrétions qui vont réveiller un Fusarium, un de ses ennemis ;

– les grains de seigle, en cours de germination, émettent de la benzolone, une toxine fatale à un petit champignon du genre Fusarium, agent de la « pourriture de neige » ;

– les semences de violette, déposées sur un papier humide en présence de grains de blé, en inhibent totalement la germination…

Interactions entre la flore, la faune et la roche-mère

Les interactions entre les flores, les faunes et les minéraux sont innombrables mais très peu connues. En voici quelques exemples :

– Fabacées et bactéries spécifiques du genre Rhizobia installées sur les racines (nodosités) forment une relation symbiotique permettant de capturer l’azote atmosphérique et de le transformer en substances azotées utilisables par les plantes ;

– les mycorhizes agissent comme pont entre deux plantes et permettent le transfert du phosphore d’une plante « donneuse » à une plante « réceptrice » ; ces champignons permettent également le transfert d’informations : c’est, dit un chercheur, « comme l’Internet de la nature, c’est le plus grand réseau d’échange du monde… » ;

– les plantes défendent leur territoire : les non-mycorhigènes en produisant des substances aux pouvoirs allélopathiques herbicides, les mycorhigènes grâce aux mycorhizes  qui empêchent la prolifération des allélopathiques ;

– les vers inoculent la terre, grâce aux fèces, d’une multitude de microorganismes produits lors du transit intestinal ;

– l’humus est fabriqué, en surface, grâce au travail des champignons et de la faune épigée ; les argiles sont fabriquées, en profondeur, par l’attaque des racines des arbres au contact du monde minéral. Les lombrics assurent un brassage intime des minéraux et de la matière organique…

Des techniques respectueuses de la vie du sol

Faut-il opter pour le jardinage sans labours ? Nous avons vu l’importance de ménager la vie du sol en maintenant sa structure la plus intacte possible. Le passage d’un travail du sol en profondeur – même s’il n’est pas retourné – à un travail superficiel doit s’effectuer en plusieurs étapes et après :

– une amélioration éventuelle de la structure par des apports conséquents, variés et réguliers de matières organiques – plusieurs années peuvent être nécessaires ;

– la vérification d’une activité biologique intense avec la présence des lombrics ;

– des essais de culture sur sol superficiellement travaillé avec des cultures particulièrement volontaires : pommes de terre, choux, haricots…

Et, pour les légumes racines :

– un travail avec la grelinette, le croc, le cultivateur, le râteau des maraîchers ;

– un travail sur buttes, comme le font les agriculteurs pour les carottes, fonctionne particulièrement bien mais correspond assez bien de l’image que nous avons lorsque nous parlons de l’éléphant dans un magasin de porcelaine ;

– une approche intéressante se situe dans le choix de variétés à racine courte comme la carotte ‘Bellot’ très hâtive ; pour la mise en silo, il existe quelques variétés intéressantes : la ‘Guérande’ qui deviendra ‘Oxheart’ aux Etats-Unis, et des sélections récentes de cette dernière, avec l’‘Oxhella’ et l’‘Ochsenherz’ ; la ‘Demi-longue de Chantenay’ est bien adaptée aux sols lourds et peu profonds.

Le rôle capital de l’humus dans la préservation des sols

Sur sol sableux, l’humus augmente sa capacité à retenir l’eau et les éléments fertilisants. Il accroît également leur résistance à l’érosion par les vents et les pluies. Son action est tout aussi améliorante pour les sols lourds et argileux qu’il rend plus souples et plus aptes à la percolation des eaux. Pour une production maximale, la plupart des légumes cultivés ne tolèrent qu’une mince marge, en ce qui concerne le pH du sol : entre 6,5 et 6,9. En tamponnant le pH du sol, les apports d’humus rendent possible la culture d’espèces dans des sols qui, à l’origine, seraient trop acides ou trop alcalins.

Rôles de l’humus dans le sol

 

action

bénéfices

rôle physique

structure et porosité

pénétration de l’air ;

limitation de l’hydromorphie ;

limitation de l’érosion ;

limitation du tassement ;

accélération du réchauffement

rétention en eau

meilleure pénétration et stockage de l’eau et meilleure alimentation hydrique

rôle biologique

stimulation de l’activité biologique : lombrics, biomasse microbienne

dégradation, minéralisation ;

réorganisation, humification ;

aération

rôle chimique

dégradation, minéralisation

fourniture d’éléments minéraux selon les saisons : N, P, K, oligo-éléments

capacité de rétention des éléments minéraux

stockage et mise à disposition des éléments minéraux

éléments traces métalliques

limitation des toxicités dues aux métaux lourds : Cu entre autres

rétention des micropolluants organiques et des pesticides

amélioration de la qualité des eaux

 

Les engrais verts

En optant pour les engrais verts, le jardinier poursuit différents objectifs.

* L’amélioration du sol par :

– la préservation des symbioses mycorhiziennes grâce à une rotation culturale aussi continue que possible : les Fabacées, en général, et la phacélie sont des engrais verts mycorhigènes ; par contre, les brassicacées et les chénopodiacées, comme l’épinard et la betterave, ne bénéficient pas de la mycorhization ;

– la restitution et l’enrichissement en humus : moutarde, phacélie, radis fourrager, seigle, vesce d’hiver ;

– l’enrichissement en azote : Fabacées ;

– le piégeage de l’azote et du phosphore en voie de lessivage, en automne et en hiver : lin, moutarde, phacélie, seigle ;

– la remobilisation des éléments phosphore et potasse ;

– une protection contre les excès de chaleur et de froid qui permet de diminuer les périodes d’inactivité : tous les engrais verts ;

– une action améliorante sur la structure du sol en :

O le drainant : lin, phacélie, radis fourrager ;

O perçant les terres compactes, les semelles de labour : luzerne, radis fourrager ;

O fissurant les terres compactées : phacélie, vesce d’hiver ;

O limitant la battance causée par les pluies, grâce à la protection physique des sols par le feuillage : tous les engrais verts ;

O limitant l’érosion par la présence du couvert végétal qui favorise l’infiltration de l’eau et limite donc le ruissellement qui entraîne les particules de terre : tous les engrais verts ;

* la lutte contre les adventices par :

– leur pouvoir concurrentiel pour la lumière, l’eau et les éléments nutritifs : sarrasin, seigle ;

– l’incorporation de résidus d’engrais verts arrivés à maturité, coupés tardivement et en voie de lignification, avec un rapport carbone – azote élevé qui provoque une immobilisation temporaire de l’azote et limite la croissance des adventices :  lin, phacélie, sarrasin ;

* la lutte contre les maladies, en rompant le cycle de certains pathogènes ; l’aération du sol par les racines de la culture intermédiaire travaille à une décomposition rapide des résidus du précédent cultural et nuit à la prolifération des pathogènes inféodés – tous les engrais verts, sauf si légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* la lutte contre les ravageurs, en rompant le cycle de reproduction : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* une bio fumigation contre :

– les adventices – graines de rumex, de chiendent… – grâce à leurs pouvoirs inhibiteurs sur la germination, avec l’émission de composés chimiques au niveau des racines – la moutarde brune est riche en polyphénols – et des parties aériennes, ou leur libération lors de la décomposition des résidus lors de la mise en « mulch » : moutarde brune, radis fourrager ;

– les œufs d’insectes : hanneton, taupin, tipule… : moutarde brune, radis fourrager ;

– les nématodes : phacélie, moutarde ;

– les spores de champignons pathogènes – sclérotinia, rhizoctone noir, Rhizoctonia solani – grâce aux crucifères riches en glucosinolates : toutes les crucifères à des degrés divers ;

* favoriser, grâce à la ronde des familles, la digestion des putrescines issues des cultures légumières en évitant ainsi aux racines d’une culture de croître dans les « déchets » de son espèces : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* augmenter la biodiversité végétale domestique et renforcer l’écosystème du jardin, en fournissant refuge et nourriture par la présence d’un couvert végétal qui favorise certaines espèces, comme les insectes auxiliaires et pollinisateurs, les oiseaux, la macro et microfaune du sol… : lotier corniculé, luzerne, mélilot, phacélie.

Deux périodes de semis possibles des engrais vert seront valorisées : à la fin de l’hiver et en fin d’été début d’automne. En automne, toutes les parcelles qui ne sont plus utilisées pour la culture de légumes seront idéalement ensemencées d’engrais vert. En fin d’hiver et au printemps, il faudra être vigilant quant à la période de destruction de l’engrais vert afin de ne pas nuire à la culture suivante en ce qui concerne :

– l’eau et les éléments nutritifs : en fin d’hiver, l’engrais vert repart en végétation, consomme de l’eau et désengorge la terre qui sera plus rapidement « amoureuse » et facile à travailler. Une destruction trop tardive peut provoquer, par un manque de disponibilité en eau et en éléments nutritifs, des effets dépressifs sur la culture suivante ; il faut donc être particulièrement attentif à cette compétition pour l’eau lors des hivers secs ;

– l’effet allélopathique qui peut nuire à la culture suivante ; il est nécessaire de prévoir huit à dix jours d’intervalle entre l’enfouissement et les semis.

Il faut également éviter de favoriser les bio-agresseurs. Les engrais verts mal choisis encouragent leur présence lorsqu’ils participent à leur cycle plutôt que de le rompre. Il faut donc organiser la « ronde des familles », avec la succession d’engrais verts et de légumes de familles différentes. Il est également nécessaire d’organiser une tournante des engrais verts sur les parcelles. Si des problèmes de bio-agresseurs récurrents se présentent dans le jardin, il faut opter pour les engrais verts qui ne font partie d’aucune famille de légumes : lin, phacélie, sarrasin et seigle.

On évitera un précédent de Fabacées pour les légumes qui n’apprécient pas l’azote, comme les Liliacées : oignon, ail, échalote ou chou de Bruxelles. On sèmera aussi les engrais verts en mélanges car les vers de terre et les mycorhizes apprécient peu les monocultures et peuvent y dépérir avec certaines espèces.

Concernant la destruction et la valorisation de l’engrais vert, il est préférable de le faucher alors qu’il est en pleine floraison et le plus riche en éléments fertiles et en fibres. Toutefois, la réussite de la culture suivante oblige souvent le jardinier à plus de souplesse. L’étape suivante est souvent associée à l’incorporation immédiate de la masse végétale en pleine sève dans les premiers centimètres du sol. Or cela amène souvent des soucis de parasitisme avec la réapparition du champignon Sclerotinia, du ver taupin ou d’adventices vivaces.

Après fauchage, l’engrais vert doit sécher entre huit et dix jours en surface, avant d’être incorporé dans les premiers centimètres du sol. Ce délai permet la transformation de la chlorophylle et de la sève en aliments pour des organismes du sol : enzymes, bactéries, cryptogames non pathogènes. Le fauchage est préférable au broyage qui laisse une bouillie favorable à l’activité des limaces, alors que le fauchage laisse des pailles et des tiges que les vers de terre anéciques préfèrent car ils sont plus faciles pour eux à incorporer au sol.

Cependant, pour une bio-fumigation efficace des sols, la pratique est différente. Il faut :

– broyer ou écraser le plus finement possible l’engrais vert avant de l’incorporer – passage d’une tondeuse ;

– incorporer les plantes broyées sur toute la profondeur du sol, immédiatement après le broyage ;

– prévoir la bio-fumigation juste avant des précipitations car le sol doit être humide afin de permettre une action rapide des principes actifs ;

– effectuer la bio-fumigation pendant la période chaude de l’année d’avril à septembre ;

– attendre une semaine avant une remise en culture afin d’être assuré que les principes actifs sont épuisés.

L’apport de matières organiques

Quelles sont les techniques adéquates d’apport des matières organiques pour obtenir une terre potagère vivante et fertile ?

– « Mulchs » et composts

Nous venons de voir l’importance de maintenir au mieux toute la chaîne trophique des organismes vivants dans, mais aussi hors, du sol de nos potagers. Avec les cultures intercalaires d’engrais vert, les « mulchs » sont les plus aptes à répondre à cet objectif, en offrant des déchets organiques frais qui nécessiteront l’intervention de tous les êtres vivants de cette chaîne pour, in fine, apporter les éléments nutritifs aux plantes. Ces « mulchs » pourront être composés d’adventices, de tontes de pelouse, de déchets de légumes, mais il sera aussi important de ne pas oublier des tontes de haie plus riches en lignine nécessaire à la présence des champignons basidiomycètes.

Les techniques du « mulch » – BRF inclus – et des cultures intercalaires – engrais verts – sont-elles préférables, pour la vie du sol, à des apports de compost ?

Il est erroné de comparer les résultats obtenus par le travail de la faune et de la flore d’un sol à une variante des mécanismes de compostage. Le compostage accélère la libération d’éléments minéraux mais n’initie pas une chaîne trophique complexe, capable de s’autoréguler et de se régénérer, comme cela s’observe en forêt. Le seul réflexe d’apport de matière organique via le compostage interdit aux terres cultivées la survie de la chaîne trophique complète qui régénère les sols et maintien leur fertilité alors que les successions de cultures les épuise. Par conséquent, s’il veut maintenir vivants tous les maillons de la chaîne trophique, le jardinier doit offrir, à chacun d’eux, de bonnes conditions d’existence et, en ce qui concerne la matière organique brute, faire :

– des apports en surface de matériaux diversifiés, non compostés, pour la faune et la flore épigées ainsi que pour les anéciques ;

– des apports dans le sol, avec les cultures intercalaires d’engrais verts et la mise à disposition de racines vivantes – mycorhizes – et mortes pour les faune et flore endogées.

Ces apports doivent être renouvelés en continu et, idéalement, couvrir le sol tout au long de l’année, dès que les cultures le permettent.

– Un compost jeune amende le sol alors qu’un compost mûr le fertilise

On parlera d’amendement lorsque le but premier est l’amélioration biologique et physique du sol, et de fertilisation lorsque l’apport est destiné à une assimilation plus rapide par les plantes. Le compost jeune – de trois à six mois maximum – est épandu en paillage au pied des arbres, en « mulch » entre les lignes de légumes à grand développement – pommes de terre, tomates, choux… – et en couverture des sols, à l’automne. Les déchets ligneux non décomposés qu’il contient encore permettent le maintien d’une activité biologique complète du sol. La distribution de compost jeune constitue une fertilisation à long terme plus spécifiquement destinée à la culture suivante.

Le compost mûr incorporé dans les premiers centimètres de la terre permet une minéralisation très rapide. Distribué en fin de saison, il joue un rôle d’éponge et améliore significativement les terres arides.

– Les limites du BRF

Le BRF doit être utilisé comme un restaurateur de l’activité biologique et de la flore mycologique des sols abîmés avec un maximum de deux apports importants sur deux ans. Il doit être apporté sur un sol dont le jardinier est certain qu’il ne sera pas travaillé pendant un à trois ans, selon l’épaisseur apportée, car le BRF ne peut être enterré à plus de quatre à cinq centimètres.

Il faut être conscient de la « faim d’azote » que le BRF va provoquer pour les légumes. Des apports azotés doivent être prévus sous forme de légumineuses – engrais verts ou légumes -, de purins d’orties ou de fumier. Pour une terre très abîmée, il est possible d’étaler une couche de sept centimètres de BRF que l’on associe à un semis de luzerne : la luzerne est vivace et produit énormément d’azote au point de polluer les nappes phréatiques dès la troisième année si elle est cultivée en monoculture… On n’oubliera pas d’ensemencer la parcelle avec les champignons basidiomycètes, en parsemant sur le BRF un peu de litière forestière. Le maintien des champignons basidiomycètes sur le sol peut s’effectuer avec des « saupoudrages » de BRF, apportés tous les quatre ou cinq ans. Si ces règles de base ne sont pas respectées, il y a un risque réel de créer plus de problèmes que de bénéfices…

Le BRF ne peut pas être apporté comme paillage. Utilisé régulièrement, il intoxique les sols car plusieurs années sont nécessaires pour qu’il soit digéré. Les champignons basidiomycètes sont les seuls à pouvoir digérer la lignine des BRF et ont impérativement besoin d’un milieu aérobie pour se développer. Si le BRF est enterré, ils ne peuvent plus assurer la décomposition de la lignine, faute d’une teneur en oxygène suffisante. Le BRF va alors intoxiquer le sol et épuiser rapidement les réserves d’azote et d’eau.

Conclusion : santé des plantes, santé des hommes…

Le sol constitue une ressource vitale, non renouvelable, qu’il est absolument vital de préserver. La gestion de sa fertilité doit être au centre des préoccupations du jardinier mais aussi de tous ceux qui profitent de son travail… L’humus y joue un rôle prépondérant et il faut donc le renouveler ou, beaucoup mieux, en augmenter le taux. Dans les année quatre-vingt, lorsque je m’initiais au jardinage biologique, j’ai toujours été frappé par l’acharnement des « précurseurs » à apporter de l’humus à leur terre.

Chez le regretté Luigi Pelucchi, à Seraing, on marchait sur du terreau à certains endroits ; chez Gilbert Cardon, à Mouscron : 12 % d’humus à l’analyse ! M. Delwiche, à Saint-Marc, compostait des tas de plusieurs dizaines de mètres de feuilles mortes. Il en recevait, à cet effet, des camions entiers de la Ville de Namur… Pour trente tonnes de terre à l’are – sur trente centimètres d’épaisseur -, un taux d’humus de 4% représente 1,2 tonnes par are, ou douze kilos d’humus pour trois cents kilos de terre au mètre carré.

En jardinage biologique, les organismes vivants du sol et la chaîne trophique qu’ils forment sont indissociables d’une nutrition équilibrée des plantes. Ils permettent une diminution notable – totale ? – des intrants. Par exemple, la solubilisation des formes organiques du phosphore par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons mycorhiziens, alors que l’épuisement total des réserves mondiales de phosphate est annoncé pour les prochaines décades. Ils assurent également un rôle de protection sanitaire et renforcent l’immunité des plantes cultivées.

Par des techniques appropriées, le jardinier doit leur permettre de participer à la croissance et à la santé des plantes.  Changer son approche du jardinage peut être difficile : renoncer à un jardin « propre », au travail de la terre en profondeur, au binage… Admettre volontairement des adventices dans les parcelles… Mais santé du sol, santé des plantes et santé de l’homme ne sont-elles pas liées ?

Habitats Sur Pattes (HSP) : Bien habiter la yourte…

L’habitat léger apporte de nombreuses solutions originales, à condition bien sûr de bénéficier des précieux conseils qui permettent d’en éviter les pièges. N’importe quelle yourte, par exemple, ne peut pas devenir un habitat permanent sous le climat belge… Rencontre avec Damien Craps, Guillaume Coupé et Dorian Fastré, chez Habitats Sur Pattes (HSP), afin de mieux comprendre à quelles conditions bien habiter une yourte 

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

Une précision s’impose : le boum actuel de l’habitat léger fait que des pionniers de la yourte, comme HSP, sont aujourd’hui incapables de suivre la demande. Leur agenda est donc rempli pour un an au moins ! N’y aurait-il pas là un criant besoin de former des artisans ?

« Nous sommes trois indépendants, dit Damien Craps, qui avons appris la technique de la yourte sur le tas. Je suis agronome forestier de formation, Dorian menuisier, et Guillaume jardinier et élagueur… Guillaume et moi sommes là depuis le début, Dorian nous a rejoints, il y a deux ans. Nous sommes passés du léger en général – incluant une approche artistique et philosophique – à la yourte spécifiquement car il est vraiment difficile de toucher à tout… »

Un encadrement pour auto-constructeurs

« Au départ, poursuit Damien, nous tenions à ce que nos clients viennent construire leur yourte dans notre atelier afin de nous assurer qu’ils recourraient aux bonnes techniques et utilisaient les matériaux adéquats avec les bons outils. C’était très difficile à gérer parce qu’une yourte prend beaucoup de place et que nous ne pouvions quasiment plus travailler dans notre atelier qui était toujours occupé. Nous pourrons sans doute recommencer à le faire si nous parvenons à développer notre pôle de formation, en acceptant, par exemple, deux projets à la fois et en les accompagnant, chez nous, de A jusque Z… Pour l’instant, nous suivons parfois jusqu’à cinq projets à la fois, en proposant à nos clients de réaliser eux-mêmes pratiquement tous les éléments de leur yourte, hormis la toile extérieure, les encadrements et la couronne qui demandent trop de compétences techniques. Certaines choses nécessitent, bien sûr, une mise en route dans cette formule d’auto-construction. Nous nous rendons, par conséquent, chez le client pendant une journée pour lui montrer comment réaliser, par exemple, un quartier de plancher. Des plans et des modes opératoires sont également disponibles mais la suite des opérations dépend des compétences de chacun – certains sont déjà chevronnés et d’autres moins. Nous restons, bien entendu, disponibles par téléphone, et il arrive aussi que nous devions intervenir, en cours de route, pour modifier certaines erreurs… Nous nous retrouvons enfin, le jour du montage, pour tout assembler ensemble, chacun arrivant avec ses éléments… Nous fournissons tous les matériaux – bois, toiles, isolants, quincaillerie… – et il est possible de faire de grosses économies en faisant appel à des revendeurs de châssis d’occasion. Nous allons cependant proposer nos propres châssis standard car il y a aussi des délais raisonnables à respecter pour élaborer les plans, car il faut être parfaitement sûr qu’ils ne prennent pas l’eau, etc. Pour l’heure, nous travaillons toujours chaque projet individuellement. Rien n’est encore vraiment systématisé mais nous nous rendons bien compte qu’il serait beaucoup plus simple de proposer des yourtes-types, notamment pour être en mesure de baisser nos prix et de rendre ce type d’habitat beaucoup plus accessible. Il est vraiment inutile de refaire, à chaque fois, toute une série de travaux… Nos amis de BeYourte ont déjà adopté cette optique, depuis quelques années, et je pense qu’ils en sont assez satisfaits. Nous ne voulons pas nous éloigner de l’idée d’un accompagnement individualisé mais nous ressentons aussi le besoin d’optimiser certains aspects du travail… »

Des "yourtes à la Belge"…

« En Belgique, précise Damien, une première vague nous a amené les petites yourtes mongoles – cinq ou six mètres de diamètre – qui se sont dégradées au bout de deux ou trois ans… Elles posaient aussi un gros problème de luminosité, n’ayant qu’une seule porte avec un volet qui venait encore l’obstruer et, une fois ce volet fermé, il y faisait noir comme dans un four. Je n’apprendrai à personne, qu’en Belgique, il est souvent indispensable de préserver le peu de lumière qui est présente. Notre moral en dépend… Les Mongols, qui vivent dans la plaine, ouvrent tout le toit, dès le matin, ce qui ne serait que rarement envisageable, ni même utile, chez nous… Nous avons donc opté pour un modèle de yourte comprenant un minimum de trois ouvertures, pour des raisons de lumière mais aussi de circulation d’air car le principal problème d’une yourte est la surchauffe, en été, quand il n’y a pas de vent. Une yourte n’a aucune inertie et se remet, dès que la source de chaleur s’arrête, rapidement à la température et au taux d’humidité de l’air extérieur. La yourte traditionnelle mongole à une seule ouverture pose donc également un problème de circulation d’air… Nous proposons exclusivement des yourtes d’habitat et, pour y vivre confortablement, il ne faut tergiverser ni sur l’isolant ni sur la couverture extérieure. Nos yourtes sont donc de véritables « yourtes à la Belge » et ceux qui achètent, par exemple, la leur dans le sud de la France – même si elles y sont quelques milliers d’euros moins chères – pour la remonter ensuite en Belgique, ne sont pas à l’abri de surprises désagréables. Autant savoir… »

« Dans nos yourtes, poursuit Dorian, pas de peaux bien sûr mais des toiles acryliques pour ce qui est des couches extérieures – murs et toit – et un coton esthétique pour l’intérieur, ainsi qu’un freine-vapeur du même type que celui qu’on place dans n’importe quelle maison ordinaire. Entre les deux, une belle épaisseur d’isolation en laine de chanvre : dix centimètres pour les murs et le double pour le toit. »

« La structure bois, enchaîne Guillaume, peut être réalisée relativement facilement en auto-construction ; elle représente environ un tiers du budget. Mais le poste le plus important, c’est la couverture et le plancher, lequel demande également une importante isolation. Il s’agit de caissons, d(une structure en bois prise en sandwich entre un OSB, qui vient par en-dessous, et un plancher ordinaire. Ces caissons sont remplis avec un isolant en vrac – typiquement, de la ouate de cellulose – mais beaucoup d’autres solutions sont possibles… »

Matériaux locaux pour savoir-faire local

« L’échec de la filière chanvre wallonne est évidemment très regrettable pour nous, dit Damien. Nous travaillons donc avec un fournisseur français qui est quasiment en situation de monopole… Pareil pour les toiles acryliques, des toiles nautiques traitées pour les mousses et résistantes à la salinité et aux UV, pour lesquelles il n’y a guère que deux fabricants. Un tel choix est toutefois stratégique, de notre part, car ces toiles tiennent une dizaine d’années sous le climat particulièrement humide de la Belgique, alors que les autres toiles fréquemment utilisées – cotons, poly-cotons, voire même nubuck – n’y résistent que deux ou trois ans… Nous optons donc volontairement pour un matériau cher mais qui peut éviter bien des déboires : si le confort de vie dans la yourte n’est pas optimal, répétons-le, ses occupants, c’est compréhensible, l’abandonneront assez vite… Réaliser la couverture est un véritable travail de couture qui demande un réel savoir-faire afin que d’aussi grandes surfaces soient étanches et résistantes. Nous travaillons avec une machine des années trente qui était utilisée dans une sellerie, en Autriche ! Elle marche très bien mais ne pardonne rien et nous allons, sans doute, devoir passer bientôt à quelque chose de plus automatique… Nos bois, enfin, nous sont fournis par un scieur qui n’utilise que du bois local, en fonctionnant surtout avec de petites parcelles privées qui ne sont pas certifiées. Pour un circuit aussi court, se faire certifier n’aurait aucun sens… »

« La demande étant croissante, il va y avoir du travail pour des menuisiers, se réjouit Dorian, même si la spécificité de la yourte pourrait être mieux abordée dans les écoles techniques. Nous sommes les seuls à faire du rond, là où tout le monde ne pense qu’à angle droit. Mais, ceci étant dit, une yourte se fabrique à l’aide d’outils de menuiserie classiques, même s’il faut sans doute adapter les gabarits pour faire des formes rondes… C’est d’ailleurs comme cela que je suis arrivé chez HSP : je suis un ancien client qui a réalisé sa propre yourte en utilisant ses compétences de menuisier. J’ai tout fait moi-même, sauf la toile extérieure qui a été réalisée par Guillaume… »

Habitat léger, habitat mobile ?

« Une échelle de mobilité semble croiser une échelle de prix dans l’habitat léger, constate Damien : moins on est mobile, plus le prix au mètre carré est modique, avec des techniques intéressantes, comme le terre-paille, par exemple, qui est impossible à déplacer. A l’opposé, la roulotte est très mobile mais son prix au mètre carré est énorme. Des roulottes équipées et autonomes peuvent monter jusque quatre-vingt mille euros ! La yourte est un entre-deux : ni complètement mobile, ni complètement chère… Entre cinq et sept cents euros du mètre carré, en fonction des matériaux choisis. Une grosse yourte de soixante-trois mètres carrés tournera donc aux alentours de quarante mille euros… Complètement démontable ! Même si se transporter est une chose fatigante ; quelqu’un m’a dit, un jour, qu’il fallait pouvoir se poser pendant un an et demi, au minimum… Le client doit donc interroger prioritairement ce désir de mobilité. Installer une yourte le temps de la rénovation d’une maison peut, par exemple, être un choix intéressant, si on envisage de la revendre ensuite, ce qui est un de ses gros avantages. Une yourte, cela se revend très bien… D’autres misent plutôt sur la yourte comme choix de vie à long terme, la plupart des gens confessant qu’ils n’ont aucune envie de la déplacer. Malgré cela, plupart des habitants de yourtes conservent encore et toujours l’idée qu’on les forcera un jour à se partir, que leur situation est donc forcément temporaire… »

« Pouvoir démonter et remonter reste une demande importante de notre clientèle, rétorque Guillaume, mais si nous devons aider au remontage d’une yourte, nous voulons aussi la démonter car les gens vont souvent trop vite en besogne, exactement comme un enfant qui mélange les pièces de son lego… Comptez cinq heures pour un démontage, deux jours pour le premier montage d’une grosse yourte – huit ou neuf mètres de diamètre -, les suivants pouvant aller plus vite. Nous privilégions les formules participatives et nous ne savons donc jamais exactement comme cela va se passer : on peut tomber sur quelques vrais pros aussi bien que sur une joyeuse bande de filles et de garçons qui n’ont jamais vu un tournevis de leur vie… »

« Cette dimension participative fait partie intégrante de l’idée de yourte, dit Damien. Faire une yourte tout seul, sans famille et sans amis, est un projet voué à l’échec. On ne peut ni la monter, ni la déplacer tout seul. Cela n’a pas de sens, a fortiori, s’il n’y a que de l’argent à défaut de bras… Une attention particulière doit aussi être développée à son égard : il faut pouvoir retendre une corde, de temps en temps, ou refaire un joint de silicone, il faut être un minimum acteur, être capable de l’écouter et de la comprendre… Faire soi-même, même peu, transforme radicalement le regard de l’habitant sur son habitat, lui amenant une sorte de fierté qui fait souvent plaisir à voir, une forme d’appropriation qui peut aller jusqu’au viscéral… C’est pourquoi nos clients, jusqu’ici, sont aussi notre meilleure publicité ! Nous ne voulons donc pas, quant à nous, faire de la maintenance à la place de ceux qui habitent… Nous ne travaillons pas non plus pour les « marchands de sommeil » qui ne pensent qu’à louer bien cher un gîte pas cher. C’est notre hantise et nous avons appris à les repérer de loin. La vague de l’habitat léger ne doit pas conduire à une implantation, voire une importation massive et à bas prix de logements de basse qualité pour pallier la crise du logement. Nous, nous faisons des yourtes pour des gens qui deviennent des amis. Pas pour le nouveau business du léger… »

Des yourtes bien conçues pour limiter les risques…

« Des assureurs assurent nos clients, affirme Damien, même si on ne sait pas encore exactement comment ils les indemniseront s’ils sont, un jour, appelés le faire. Mais quels sont les risques ? Disons, d’abord, qu’il est très facile d’entrer par effraction dans une yourte ; il faut donc bien choisir le lieu où on l’implante. Autre problème trop souvent négligé : le poids de la neige sur la structure. Certaines d’entre elles, trop légères, peuvent littéralement imploser et s’écraser. Il faut également éviter de s’installer trop près des arbres car un arbre ou une grosse branche qui tombent peuvent faire de gros dégâts… » »Le risque d’incendie, enfin, est réel, poursuit Dorian. Mais si les choses sont bien faites, le risque sera limité. Seul celui qui connaît bien son poêle doit aussi faire le feu dans sa yourte, car le risque est moins lié à la yourte elle-même qu’à l’utilisation qui est faite du poêle… »

« A l’image de la yourte, le système de chauffage doit également être facile à déplacer, poursuit Damien. Si on choisit de s’installer à demeure, les possibilités de chauffage seront évidemment beaucoup plus nombreuses. Pour l’environnement, l’idéal est d’opter pour un poêle de masse – genre poêlito ou rocket stove – car un simple poêle, de manière générale, doit tourner avec tout l’oxygène possible. Or si on le laisse ouvert, il fera vite trop chaud dans une yourte bien isolée. Mais, à l’inverse, limiter l’apport en oxygène créée des combustions incomplètes, génère des particules lourdes… et pollue énormément ! Nous préconisons aussi une sortie centrale car placer le foyer au centre de la yourte augmente le confort – avec une température plus homogène – et le rendement – en récupérant une bonne partie de la chaleur dans la longueur de la buse. A l’inverse d’une sortie latérale, la sortie centrale – à plus forte raison si elle monte à un mètre cinquante au-dessus de la faitière, comme c’est la norme dans la construction – permet aussi de limiter les dégâts à la toile si de petites particules incandescentes viennent à être rabattues par le vent. Une sortie latérale requiert, quant à elle, un système d’ancrage compliqué et inesthétique qui est ainsi évité…

Nous sommes souvent sollicités pour placer des yourtes dans des écoles et dans des lieux publics mais, la législation étant inexistante dans ce cas, les responsables se rassurent en nous imposant de la laine de roche, par exemple, qui est un matériau particulièrement désagréable à mettre en œuvre et dont les particules peuvent polluer l’air. La yourte est une structure organique, dynamique. Or les normes anti-feu ne sont pensées aujourd’hui qu’avec des matières minérales. Quelles sont donc les évolutions possibles ? Des yourtes complètement « minérales », avec des armatures métalliques, qui rassureront ceux qui accueillent du public. Ou, au contraire, l’acceptation de leur nature organique qui devra induire un changement de comportement de la part de ses utilisateurs ? L’avenir nous l’apprendra… »

Infos : habitatsurpattes@gmail.comwww.habitatsurpattes.be

Feux d’enfer sur l’Australie

N’ajoutons évidemment pas l’effroi à l’effroi, ni la sidération à la sidération, mais sachons plutôt regarder en face – aujourd’hui que le grand incendie s’est enfin calmé – ce qui sera peut-être l’effet le plus grave du réchauffement climatique sur une planète tout doucement en voie d’asphyxie. Posons-nous prudemment cette question : de tels méga-feux pourraient-ils, un jour, atteindre nos contrées ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Températures et sécheresse extrêmes dans l’hémisphère sud… Les médias, à l’unisson, jettent leurs cris d’orfraies à la mi-décembre ! Mais c’est bien depuis septembre que les forêts australiennes partent en fumée. Sydney est plongée, depuis des semaines, dans une étrange brume orangée. Y habiter revient à fumer trente ou quarante cigarettes par jour. Même pour les nourrissons… Fin décembre, les pompiers australiens font face à deux cents feux, au moins, dans cinq provinces. Les températures atteignent les 47°C et le vent change constamment de direction (1). Les images des satellites montrent la côte sud-est disparaître sous une épaisse fumée et la carte de la NASA qui répertorie les incendies en temps réel n’est déjà plus qu’un amas indistinct de minuscules points rouges, comme autant de piqûres d’un moustique enragé…

"Les Australiens ont l’habitude des feux…"

Le bush, une notion typiquement australienne, désigne toutes les zones peu habitées de l’immense pays-continent. L’incendie du bush peut donc recouvrir des réalités extrêmement différentes : du simple feu de broussailles en zone désertique aux véritables feux de forêts menaçant l’habitat urbain. Une simple superposition de la carte des feux à celle des climats australiens montre que ce sont bien les forêts tempérées de Nouvelle-Galles du Sud – province grande comme vingt-six fois la Belgique – et de l’état de Victoria – grand comme sept fois et demie la Belgique -, au sud-ouest, qui sont les plus durement touchées, de même que quelques zones tropicales du nord du Queensland. Pas grand-chose à brûler, par contre, dans le gigantesque « outback » désertique qui occupe tout le centre du continent… Voilà une première façon de comprendre la gravité de la catastrophe : plus des trois quarts des feux de cette année concernent la Nouvelle-Galles du Sud…

Mais les Australiens sont coutumiers des feux qui, lorsqu’ils sont bien maîtrisés, contribuent même à l’entretien du patrimoine forestier. Cette année, hélas, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Une première polémique naît donc au sujet des « feux de contrôles » qui auraient été insuffisants ou, au contraire, directement à l’origine d’incendies plus graves (2). Il s’agit, tout simplement, de « petits feux », provoqués localement lorsque le risque est bas, afin de réduire le combustible forestier – feuilles, branches mortes -, ou de créer des zones coupe-feu empêchant un incendie plus grave de se propager… Certains polémistes décrètent donc qu’il y avait trop de combustible au sol et que l’état des chemins forestiers a même empêché les pompiers de passer, que la bureaucratie administrative a omis d’agir pour nettoyer les forêts, ce qui s’avéra faux par la suite… D’autres, au contraire, incriminèrent les aborigènes australiens qui ont, depuis la nuit des temps, développé la culture des « petits feux » afin de protéger leur milieu de vie. En tout état de cause, il semble aujourd’hui que ces efforts de prévention ne suffisent plus, une étude concluant même que les efforts de « gestion du risque », consentis durant les cinq années qui précédèrent les incendies de 2009 dans l’Etat de Victoria, n’eurent aucun effet mesurable sur leur intensité… D’effet mesurable, les polémiques malintentionnées n’en eurent donc qu’un seul : enfumer un peu plus le débat sur le réchauffement climatique !

Alors, liés au réchauffement climatique, les feux ?

Les feux se déclarèrent particulièrement tôt, en 2019 : dès le mois d’août, avec cent trente foyers déjà actifs début septembre. Ils prirent ensuite une ampleur inédite, alimentés par des vents puissants et changeants, une sécheresse et des températures très inhabituels. Dès novembre, la situation était incontrôlable, bien que le service d’incendie de Nouvelle-Galles du Sud soit un des plus importants au monde, avec six mille huit cents pompiers… totalement impuissants ! Le Bureau australien de météorologie pointa rapidement l’influence du changement climatique dans la fréquence et la sévérité des feux. Les trois mois du printemps austral – comprenez septembre, octobre et novembre – avaient bel et bien été les plus chauds et les plus secs jamais enregistrés ! Des records de températures furent encore battus par deux fois, en décembre, avec une moyenne de 41,9°C, le 18. Que s’est-il passé ?

Les météorologistes accusent le « dipôle de l’Océan Indien » (3) – IOD pour Ocean Indian Dipole. La température de ses eaux est rarement homogène à une même latitude et les différences entre sa partie occidentale – les côtes africaines – et sa partie orientale – les côtes indonésiennes – sont même de plus en plus importantes. Ce phénomène, baptisé dipôle, connaît trois phases : neutre quand les températures sont similaires, négative quand la température est plus élevée côté indonésien, positive quand la température est plus élevée côté africain. En phase négative, les vents soufflent ordinairement d’ouest en est. Puis, durant l’été austral, avec les vents de mousson, une remontée d’eau froide survient, en surface, côté est : c’est la phase neutre du dipôle. La phase positive, elle, est exceptionnelle mais son pic – la valeur la plus élevée observée depuis 1997 – fut atteint en octobre 2019, dû à une remontée plus importante d’eau froide de surface vers l’Indonésie et engendrant une baisse des précipitations. On observa ainsi, inversement, une hausse soudaine des températures de l’océan le long des côtes africaines. La Corne de l’Afrique fut touchée par des précipitations supérieures de plus de 200% à la normale saisonnière. Cette phase positive du dipôle se marqua aussi par une hausse des températures plus à l’ouest, notamment sur l’Australie… De plus, plus une eau est chaude, plus elle humidifie l’atmosphère en augmentant son instabilité. C’est l’inverse qui se produisit, cet été, sur l’Australie : les eaux furent plus fraîches que d’habitude, l’humidité limitée et les chances de précipitations plus faibles… Chaleur et sécheresse, nous y voilà…

Un monstre nommé "pyrocumulonimbus"

Chaleur et sécheresse ! Les records succèdent aux records : 48,9°C, le 4 janvier, à Penrith, une valeur jamais relevée du côté de Sydney… Des vents secs et virulents convergent à l’avant d’un front froid et intensifient les incendies. Depuis plusieurs semaines, la chaleur des feux contribue à former de pyrocumulus – d’immenses nuages de fumée -, évoluant fréquemment en « pyrocumulonimbus ». Kekséksa ?

Ce 4 janvier, les satellites montrent l’énorme panache né des incendies qui ravagent la Nouvelle-Galles du Sud : le sommet de nuages gigantesques (4) atteint même la stratosphère en raison de l’extrême convection qui les génère. Ces nuages, dont la couleur ocre laisse penser qu’ils sont composés de produits de combustion issus des incendies, évoluent fréquemment jusqu’à l’orage. Il s’agit donc d’orages déclenchés par la source de chaleur, elle-même, issue des incendies, et la foudre produite par ces orages contribue à rallumer de nouveaux foyers, entretenant ainsi un cercle vicieux particulièrement désastreux. Par ailleurs, ces « pyrocumulonimbus » sont responsables de très violentes rafales, extrêmement dangereuses sur le terrain pour tous ceux qui combattent le feu ; certains de ces monstres atmosphériques évoluent même en supercellules orageuses contenant de puissants courants ascendants et descendants, des mésocyclones profonds et durables particulièrement effrayants, évidemment, dans le contexte particulier d’un feu intense. De tels « pyrocumulonimbus » a même pu suggérer à certains observateurs la comparaison avec… une bombe atomique !

On l’a compris : sécheresse intense et chaleur élevée, conjuguées à des vents tourbillonnants, produisent des flammes qui embrasent les forêts bien au-delà de la cime des arbres. Rien de vraiment connu chez nous, rien que nous soyons même, un tant soit peu, en mesure d’imaginer… Début janvier, à la manière de celui d’un volcan en éruption, l’immense panache généré par les méga-feux australiens s’étendait déjà sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, atteignant l’Amérique du Sud, de l’autre côté du Pacifique. Il a ensuite largement fait le tour du globe… Nous ne mégotterons donc pas ici sur la masse de carbone dégagée dans l’atmosphère : selon la NASA, entre août et début décembre, les feux australiens avaient déjà relâché l’équivalent de la moitié des émissions du pays entier, pour l’année précédente…

Conséquences incommensurables sur la biodiversité

Surgissent alors les chiffres les plus effarants… Une étude du WWF et d’un chercheur de l’Université de Sydney, Chris Dickman (5), évalue à plus d’un milliard d’individus le nombre de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, de batraciens et de chauve-souris ayant péri, à travers tout le pays… Là non plus : guère de place pour la polémique. L’ordre de grandeur est à la fois plausible et vertigineux. « Beaucoup d’animaux ont été tués directement par les feux, put ainsi expliquer Rebecca Keeble, directrice régionale du Fonds international pour la protection des animaux, au quotidien français Libération (6), et d’autres succombèrent en raison du manque de nourriture, de refuges et de la prédation d’autres espèces. » Le continent austral recèle une flore et une faune comptant des espèces uniques au monde, nous le savons… Hélas, David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne, put alors révéler que « l’Australie a de très mauvaises statistiques en matière de préservation de la biodiversité… (7) » Il rappela ainsi combien « les espèces nuisibles introduites par l’homme, comme les renards, les souris, les rats et surtout les chats sauvages, ont déjà causé l’extinction de nombreux oiseaux, reptiles et mammifères. En outre, l’homme a fait beaucoup de mal à son environnement pour adapter les terrains à l’agriculture, l’industrie et l’implantation résidentielle. Cela a déjà conduit à une fragmentation de l’espace naturel. Ces incendies ajoutent une nouvelle pression sur des espèces animales qui luttaient déjà pour leur survie. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais. » Et de citer le cas du cacatoès de Latham, de la grenouille Pseudophryne corroboree ou encore de l’opossum nain des montagnes… Et de tellement d’autres… Les fans des koalas déploreront, quant à eux, la disparition de 30% de la population de la bande côtière, située entre Sydney et Brisbane, plus au nord. Des pertes importantes, dans la mesure où les groupes vivant plus au sud – sud de la Nouvelle-Galles du Sud et Etat de Victoria – sont plutôt considérés comme excédentaires et disposent d’une moins grande diversité génétique…

Concernant la flore, enfin, citons juste la forêt subtropicale humide du Gondwana, à la limite du Queensland, qui n’avait jamais été atteinte par des incendies, et qui a brûlé pour la première fois. Car les régions en proie aux flammes ne furent pas celles, nous l’avons dit, qui brûlent habituellement. Or, dans ces régions de savane plus fréquemment brûlées, la végétation, plus basse, repousse aussi plus vite. La situation est différente pour les forêts de la côte est, où il faudra des décennies avant que les arbres ne repoussent, s’ils en sont capables tant sera grand le stress hydrique lié au climat qui change, tant s’accroîtra demain le risque de nouveaux feux. Avec, pour résultat, une perte de couverture forestière dramatique pour la faune et la flore. Et pour la vie, d’une manière générale…

Sommes-nous concernés ?

Une étude réalisée par des scientifiques anglais et australien (8), montre que le dérèglement climatique augmente les risques d’incendies, presque partout dans le monde. « Les feux en Australie sont un signe de ce que pourraient être les conditions normales dans un monde futur qui se réchaufferait de 3 C », commenta le météorologue britannique Richard Betts, un des scientifiques qui examinèrent les cinquante-sept études concernant l’impact du changement climatique sur les incendies, publiées depuis le dernier rapport du GIEC en 2013. Toutes montrent une hausse de la fréquence et de la sévérité des périodes où les conditions météorologiques seront favorables à leur propagation, avec une combinaison de hautes températures, de faibles précipitations et de vents souvent forts…

Une telle conjonction d’éléments paraît, pour l’heure, peu probable en Wallonie. Quoi que nos canicules estivales, de plus en plus fréquentes, se combinent, de plus en plus souvent, à une sécheresse très inhabituelle. Des vents intenses viendront-ils, un jour, compléter un scénario cauchemardesque ? La seconde moitié du XXIe siècle verra-t-elle notre forêt, déjà bien mal en point, partir en fumée de Marche à Saint-Hubert et d’Arlon à Bastogne ? La fatalité n’est assurément pas seule en cause…

Notes :

(1) Lire le récit de Nelly Didelot, Australie : les nouvelles flammes du Sud, dans Libération, 22 décembre 2019

(2) Gary Dagorn, Les incendies en Australie sont-ils dus à un défaut d’entretien des forêts ?, dans Le Monde, 9 janvier 2020

(3) Voir : www.meteo-paris.com/actualites/incendies-devastateurs-en-australie-la-responsabilite-de-l-ocean-indien-11-janvier-2020.html

(4) Voir : www.keraunos.org/actualites/fil-infos/2020/janvier/australie-incendies-fumees-pyrocumulonimbus-orages

(5) Voir : https://sydney.edu.au/news-opinion/news/2020/01/08/australian-bushfires-more-than-one-billion-animals-impacted.html

(6) Aude Massiot, Australie : plus d’un milliard d’animaux morts dans les feux, dans Libération, 7 janvier 2020

(7) Incendies en Australie : « Il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais« , propos recueillis par Charlotte Chabas, dans Le Monde, du 14 janvier 2020

(8) Voir : https://sciencebrief.org/briefs/wildfires

Quel avenir pour la forêt wallonne ?

Alors qu’une vague sans précédent de scolytes ravage les plantations d’épicéas, rançon d’une gestion forestière risquée et réalisée en dépit du bon sens, des défenseurs de la forêt naturelle proposent de profiter de cette crise pour remodeler fondamentalement le paysage forestier…

Par Marc Fasol

Introduction

Quel spectacle affligeant ! Il n’aura échappé à personne, les épicéas de Moyenne-Belgique sont quasiment tous morts. Ailleurs le constat n’est guère plus rassurant : la forêt wallonne se porte mal, et même de plus en plus mal. En raison de la longueur du cycle forestier, l’impact des changements climatiques sur nos forêts ainsi que sur tous les secteurs d’activités qui en dépendent sera, dans un futur proche, considérable. Un impact d’autant plus difficile à gérer que l’évolution de ces changements, très difficilement prévisible, dépend aussi des nombreux scénarios socio-économiques possibles, préconisés ou non. Selon les différents modèles de projection relatifs aux émissions de gaz à effet de serre (GES), l’augmentation de température moyenne dans le monde devrait théoriquement osciller au cours de ce siècle entre 0,3° et 4,8°C par rapport à la période 1986-2005. Or sous nos latitudes, l’augmentation de température sera probablement bien plus élevée (1) encore. La fourchette des prévisions s’avère donc aussi énorme que déroutante.

"Effets papillon" imprévisibles

« A première vue, cette fameuse augmentation de +2°C, voire même de +5°C sans politique climatique mondiale à la hauteur des enjeux, n’apparaît pas vraiment comme une menace aux yeux du grand public, relève Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant en énergie & climat, lors d’une conférence à la Cité des Sciences à Paris, mais quand on compare le type de végétation qui recouvrait le dernier âge glaciaire, une période durant laquelle le niveau des océans était cent vingt mètres plus bas, et la végétation d’aujourd’hui, on prend soudain toute la mesure de ce que pourrait signifier pour l’ensemble des écosystèmes cette hausse subite de température. Avec seulement 5°C d’écart sur cinq mille ans, la végétation est passée d’un stade semblable à celui du nord de la Sibérie actuelle à celui de nos forêts tempérées ». A l’échelle du paysage, on sait que le climat structure les types de forêts, mais quel sera l’instabilité de ces mêmes écosystèmes soumis au même écart de température… sur moins d’un siècle ? Comment anticiper tous les bouleversements possibles, « effets papillon » compris, puisque cette expérience est totalement inédite ?

Des étés plus chauds et plus secs avec des périodes de canicule plus fréquentes, des hivers moins froids et plus pluvieux… Comment vont réagir les essences forestières à un engorgement excessif en hiver suivi d’une dessiccation drastique, et donc à un stress hydrique d’envergure ? Les insectes xylophages, comme Yps typographus – voir Valériane n°135 de janvier – février 2019 – toujours en embuscade et dont le nombre de cycles de reproduction augmente en fonction du réchauffement, peuvent occasionner de sérieux dommages. Par ailleurs, l’arrivée d’espèces adaptées à un climat plus chaud en concurrence avec les espèces locales peut être une autre source de préoccupations. Si certaines essences peuvent manifester une capacité d’adaptation aux nouvelles exigences du milieu, grâce notamment à la diversité génétique intraspécifique de chacune d’elles, on sait que cela prend pas mal de temps. Qui plus est pour les espèces d’arbres dont la période de régénération est particulièrement longue !

Onze espèces d’arbres représentent grosso modo la majorité des essences forestières exploitées en Wallonie. D’après une classification de vulnérabilité face aux changements climatiques, l’essence la plus fragile est, sans grande surprise, l’épicéa. Déjà très sensibles au vent en raison de leur enracinement horizontal, les épicéas – cent vingt-cinq mille hectares en Wallonie – culbutent comme des petits soldats lors de grandes tempêtes ; les chablis suite au passage de Lothar, en 1999, sont encore dans toutes nos mémoires. Ne supportant guère la canicule, ils deviennent de surcroît très vulnérables aux attaques des scolytes et meurent alors en masse.

Réapprendre à obéir à la Nature

« L’épicéa n’est considéré « en station » (2) qu’à partir de cinq cents mètres d’altitude, explique un forestier ardennais, les pieds dans l’eau et la tête dans le brouillard. Hélas, beaucoup de propriétaires ont pris des risques, parfois démesurés, et les ont plantés en dépit du bon sens pour des raisons de rentabilité. Un a priori de moins en moins vérifié car aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont tout perdu… Une situation qui n’est hélas pas limitée à la forêt privée ! »

La seconde victime sur la liste est le hêtre. Ce dernier ne supporte ni la canicule, ni l’engorgement du sol. En effet, depuis un demi-siècle, les forestiers wallons constatent une diminution régulière des cernes de croissance, sous l’effet de conditions climatiques de plus en plus tendues. En revanche, parmi les espèces plus résistantes, on trouve des essences souvent délaissées comme le robinier faux acacia et le tilleul à petites feuilles qui mériteraient de revenir au-devant de la scène. Quant au chêne sessile et au charme, par exemple, ils restent pour l’instant assez indifférents à tous ces changements…

Pour s’adapter aux changements climatiques, il n’est pas seulement question de revoir le choix des essences mais aussi le choix des pratiques forestières. « Dans cent ans, nos forêts ne ressembleront plus du tout à ce qu’elles sont aujourd’hui, s’émeut Céline Tellier, la nouvelle ministre wallonne de l’Environnement, de la Nature et de la Forêt, or tout ne passe pas par une intervention dirigiste, la nature aussi peut proposer des solutions ».

C’est bien l’opinion à laquelle sont arrivés les fondateurs de Forêt & Naturalité, une association créée, en 2014, par Sébastien Lazaca-Rojas et Sébastien Carbonnelle. Tout deux sont diplômés en sylviculture. Leur association a pour objet premier de promouvoir le concept de « naturalité » (3) dans la gestion des forêts. Les changements climatiques qui frappent la forêt wallonne avec leur cortège d’incertitudes sont peut-être une opportunité à saisir pour réintroduire « plus de nature en forêt » !

Ces derniers temps, les recommandations faites aux gestionnaires forestiers vont bon train. Garants d’une meilleure adaptabilité des écosystèmes, les mots « biodiversité » et « résilience » y tiennent chaque jour une place plus conséquente. Plus un écosystème est riche en biodiversité, plus il est résilient, mieux il peut encaisser un traumatisme et plus vite il peut s’en remettre. On y arrive notamment en favorisant la régénération naturelle, les structures forestières complexes incluant les stades âgés et sénescents des arbres ainsi que la présence de bois mort au sol, composante fondamentale de l’écosystème forestier…

Rien faire, c’est la conserver !

Or, s’il est aussi beaucoup question aujourd’hui d’implanter en forêt des espèces indigènes dont les génotypes sont plus méridionaux, d’origines plus diversifiées, voire de nouvelles essences exotiques comme des cèdres ou des thuyas, Forêt & Naturalité avance une toute autre alternative sur la table : ne rien faire du tout ! Cela peut sembler saugrenu et va à l’encontre du discours dominant qui martèle depuis toujours que « si la forêt n’est pas gérée, elle ne se porte pas bien ». Mais « laisser faire la nature en forêt est parfois plus efficace et tellement moins coûteux que de tout vouloir contrôler ! », propose Sébastien Carbonnelle.

Il y a enfin une autre idée reçue : pour contrer l’augmentation des GES, on entend souvent qu’il faut replanter des arbres. « En réalité, cela part d’une bonne intention mais, dans bien des cas, il serait bien plus efficace de conserver les forêts naturelles existantes alors qu’elles sont massacrées aux quatre coins du globe. Pourquoi ? Tout simplement parce que le bois mort, le sol forestier et la biocénose qu’ils abritent, stockent énormément de dioxyde de carbone… »

Qu’est-ce qu’une forêt naturelle ?

Il n’existe pas, en langue française, d’appellation différenciée pour distinguer une forêt naturelle d’une simple plantation d’arbres. En Pologne, où se trouve le Bialowieza National Park, l’une des dernières forêts primaires d’Europe, on désigne la forêt sauvage par le mot puszcza et celle qui est gérée artificiellement par les’na. Mais au fait, qu’entend-t-on exactement par forêt naturelle ? Une forêt naturelle se régénère naturellement, ce qui n’est pas le cas d’une simple plantation d’arbres comme une monoculture d’épicéas ou de peupliers ! On y observe des processus et des dynamiques qui ne sont pas entravées ou orientées par l’homme. Les forêts les plus intéressantes sont aussi souvent les forêts anciennes. Pour les repérer chez nous, il faut se pencher sur les anciennes cartes de Ferraris (1775). Ont-elles disparu ? Ont-elles été transformées ? Sont-elles restées feuillues ? Leur dénominateur commun est leur sol. Il n’a jamais été cultivé, il est donc resté tel quel. Si une plantation artificielle est censée rapporter davantage et plus vite, elle est de nos jours de plus en plus risquée. Une forêt naturelle, en revanche, rend de nombreux services écosystémiques supplémentaires et plus efficacement, comme la régulation de l’eau et du climat, la conservation de la biodiversité, l’attrait touristique ou encore… le stockage du carbone !

Revenir en arrière, ou laisser faire la nature ?

Aux yeux de Nature & Progrès, l’idée de laisser agir la nature plaît beaucoup, alors que celle de revenir à une hypothétique pureté originelle suscite quelques inquiétudes, tant nous ne savons pas exactement ce que cela peut être. L’effet produit pourrait cependant bien être le même, dans un cas comme dans l’autre : le retour à une forêt naturelle pourvoyeuse de bienfaits innombrables.

Il faudrait pour cela interroger d’abord une des manies les plus constantes chez l’être humain contemporain : celle de vouloir absolument se mêler de tout ! Nous ne connaissons pas vraiment de théorie à ce sujet. Mais peut-être n’est-ce là qu’un simple aspect de nos rapports globaux avec la nature qui vont devoir évoluer, quant à eux, de toute urgence, à la suite du grand bouquet de crises auquel nous sommes confrontés : économique, sanitaire, écologique, climatique, etc. ?

Le réchauffement climatique a-t-il un effet sur les insectes ?

L’hiver qui s’installe n’est pas si inerte que cela pour les insectes…
Fini, bien sûr, le vol planant des jolis papillons et des abeilles bourdonnant dans les champs. Fini également le vrombissement des mouches et des moustiques qui nous vampirisent. Que cela nous attriste ou nous enchante, nous avons tous remarqué l’absence des insectes en cette rude saison d’hiver. Mais se sont-ils tous endormis ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

L’hiver est arrivé, avec ses soirées brumeuses et ses petit matins gelés. Une sorte de calme plat a envahi les campagnes silencieuses et les forêts. On n’entend guère chanter ni les oiseaux ni les criquets, la faune environnante semble s’être volatilisée, et la vie se fait rare sous la grisaille qui nous atterre. Mais, dans ce paysage aux allures tranquilles, le petit peuple qui nous entoure n’a pas disparu pour autant, et si la plupart d’entre eux restent bien à l’abri dans leur cachette, certains s’aventurent malgré tout de temps à autre à glisser une aile ou une patte au-dehors. Vous avez certainement déjà deviné de qui je parle ? Nos charmants amis les insectes ne sont jamais très loin de nous, et tous ont développé des stratégies aussi efficaces que surprenantes pour résister à ces conditions drastiques. Voici révélés ci-après quelques-uns de leurs étonnants secrets…

Le phénomène de la diapause

Selon les cas, plusieurs options s’offrent aux insectes pour supporter le rafraichissement de l’air ambiant et les intempéries qui vont de pair. Rappelons que ces derniers sont des animaux à sang froid – ectothermes – dont la température interne dépend directement de celle de l’atmosphère. En deçà d’un certain seuil, ils ne peuvent maintenir leurs fonctions biologiques vitales. Il leur faut donc assurément se protéger pour éviter de finir congelés ! L’immense majorité d’entre eux se met alors au ralenti, dans une phase d’hibernation ou de léthargie que l’on nomme la « diapause ». Ce phénomène, consistant en une réduction de l’activité pour limiter les dépenses énergétiques, a lieu dès les débuts de l’hiver : grâce à leur horloge interne, les insectes sont capables de « mesurer » la quantité de froid accumulée, ce qui garantira leur réveil au retour des beaux jours, sans risque d’être surpris en pleine gelée. Cet état de torpeur peut durer allègrement plusieurs années, ce qui permet à certaines espèces d’échelonner l’émergence des individus et d’assurer leur survie en cas d’aléas climatiques ou de maladies. La diapause peut être vécue sous forme adulte – imago – mais c’est biensouvent sous la forme d’œuf ou de larve qu’ils préfèrent se cacher. C’est notamment le cas des coléoptères, dont les grosses larves dodues s’enfoncent à dix centimètres sous la surface du sol afin de profiter de la chaleur de la terre qui leur offre les conditions idéales pour effectuer leur nymphose, c’est-à-dire le dernier stade de développement avant la transformation, comparable à la chrysalide des chenilles. D’autres se logent dans l’écorce des arbres, sous un tas de bois, ou encore dans les interstices des bâtiments. Ainsi donc, la plupart des insectes sont littéralement « endormis » durant tout l’hiver, certains plus que d’autres…

Les aventuriers qui résistent

Il est cependant possible de rencontrer quelques vagabonds virevoltants qui semblent tout à fait insensibles à la rigueur environnante. Plusieurs papillons, par exemple, sont visibles en hiver ; il leur suffit des maigres rayons que prodigue une journée ensoleillée pour qu’ils recommencent à s’agiter. C’est le cas du beau paon de jour (Aglais io), du morio (Nymphalis antiopa) ou encore du citron (Gonepteryx rhamni) qui est, parmi les papillons, notre champion de longévité en Europe. Il est capable de vivre durant plus de douze mois et d’apparaître, même en plein mois de décembre ! Son secret réside dans son hémolymphe – le sang des insectes – où circule une substance comparable à un véritable antigel pour automobile. Elle lui offre une incroyable capacité de résistance au gel : il lui suffit de se blottir sous quelques feuilles mortes et le voilà tranquille…

D’autres encore ont trouvé des astuces intéressantes en se montrant quelque peu « profiteurs ». Ainsi les chenilles des phengaris, un genre de petits papillons bleus, entretiennent-elles une relation particulière avec certaines espèces de fourmis, que l’on qualifie de « myrmécophile ». Lorsque les jours commencent à raccourcir et à se rafraîchir, la chenille se laisse tomber de sa plante et se met à sécréter des phéromones que les ouvrières confondent avec celles d’une jeune reine. La chanceuse se voit ainsi entraînée dans la fourmilière et dorlotée jusqu’au retour du printemps ! Certains autres, comme les insectes du genre Aphidius, des parasites des pucerons, sont capables de manipuler leur hôte pour les forcer à s’installer dans un lieu protégé du froid et propice à leur développement. Enfin, les bourdons et les abeilles domestiques, eux aussi, ne dorment pour ainsi dire que d’un œil. Groupés dans leur abri en un noyau compact, ils s’affairent à maintenir la chaleur de la ruche, tout en guettant l’ombre d’une éclaircie qui leur permet, de temps à autre, une virée à l’extérieur. Il arrive ainsi exceptionnellement de les apercevoir en cette période.

Il existe aussi un mystérieux papillon qui n’apparaît qu’en hiver ! Dans le genre marginal, c’est un effronté qui a choisi de tout faire à l’envers. Il s’agit de l’hibernie défoliante (Erranis defoliaria). Cet étrange papillon de nuit tire son nom de son comportement hivernal, d’une part, et des dégâts que peuvent occasionner les chenilles sur leur hôte, d’autre part. La période de vol s’étend, chez lui, de septembre – octobre à décembre – janvier, un fait assez inhabituel chez les insectes qui lui confère un caractère original. Mais ce n’est pas tout ! Le dimorphisme sexuel – la différence morphologique entre les sexes – est très marqué et impressionnant chez cette espèce. En effet, si le mâle a une apparence de papillon tout à fait ordinaire, la femelle est aptère – sans ailes – et possède un corps jaunâtre trapu, qui lui donne plutôt l’apparence d’une grosse larve ! Elle vit ainsi sur les troncs d’arbres et attire les mâles en émettant une phéromone odorante lors de la période nuptiale.

Les grands migrateurs

Migrer est une autre solution qui s’offre aux insectes pour se prémunir des aléas climatiques hivernaux. Le sujet porte à réflexion pour la communauté scientifique qui manque encore parfois de données attestant la véracité de ces comportements chez certaines espèces, notamment chez les libellules, comme le sympétrum rouge-sang (Sympetrum sanguineum), dont les migrations irrégulières seraient surtout dues aux conditions environnementales. Quelques spécimens, en revanche, sont bien connus pour leur spectaculaire migration rassemblant des insectes par milliers. Le meilleur exemple en la matière est probablement celui des splendides papillons monarque (Danaus plexippus) qui ordonnancent, chaque année, un gigantesque cortège de millions d’individus partant du Canada et du nord des États-Unis vers le Mexique. L’Europe compte également son lot de grands voyageurs, comme la belle dame (Vanessa cardui), qui parcourt près de quatre mille kilomètres par an pour rejoindre l’Afrique du Sud depuis les pays scandinaves, ou encore le sphinx de la vigne, un beau papillon de nuit aux ailes rosées, qui migre jusqu’en Afrique du Nord ou de l’Ouest. Certains de nos syrphes – ces petites mouches pollinisatrices « déguisées » en guêpes ou en abeilles – sont aussi capables d’impressionnantes prouesses migratrices, notamment le syrphe porte-plume (Episyrphus balteatus) qui effectue des allers-retours du nord vers le sud, parfois sur de longues distances, en fonction des saisons.

Alors ? L’influence du changement climatique

Diverses activités humaines sont génératrices de pollution et facteurs de dérèglements climatiques, ce qui a tendance à perturber l’équilibre des insectes, comme des oiseaux, en déréglant leur horloge interne. Cela implique, à l’avenir, de nombreuses conséquences sur leur comportement. En outre, plusieurs d’entre eux commencent à modifier leur stratégie d’hibernation. Différentes études ont prouvé qu’une augmentation de la température entraîne un bouleversement de la période d’activité et influence grandement l’avènement de la diapause, qui peut être retardée, ou dont la durée peut même diminuer. Un exemple probant est celui des moustiques Wyeomyia smithii, d’Amérique du Nord, dont l’entrée en diapause a été retardée de plusieurs semaines en moins de trente ans à peine ! Ces changements risquent, à terme, de déstabiliser les écosystèmes en permettant à des espèces d’être actives sur de plus longues durées et à des moments de l’année où elles ne l’étaient pas auparavant, ce qui pourrait, entre autres, conduire à des phénomènes d’invasions biologiques d’insectes facteurs de maladies. C’est déjà le cas, notamment, de moustiques que l’on observe remonter depuis l’Afrique vers le sud du continent européen. Un autre risque important serait le déclin toujours croissant de nombreuses espèces qui, face à l’augmentation rapide de la température, pourraient ne pas avoir le temps de mettre en œuvre les longs processus biologiques d’adaptation nécessaires pour survivre à ces nouvelles conditions. Voici donc une autre bonne raison d’envisager avec la plus grande prudence les changements qui menacent tout un pan de la biodiversité environnantes et, par effet boomerang, notre propre espèce.

Est-ce grave ?

Nous venons de mettre en évidence certaines perturbations de la diapause des insectes qui sont manifestement liées à l’activité humaine et qui bouleversent leur comportement. Dans quelle mesure le réchauffement climatique est-il vraiment le seul responsable, c’est évidemment assez difficile à dire. Mais est-ce vraiment important ? Quel sera, en retour, l’impact du comportement des insectes sur la vie des humains ? C’est tout aussi difficile à dire car cela dépendra largement du comportement des humains eux-mêmes et de l’évolution de leurs rapports avec le milieu naturel. La seule chose qui semble sûre, à leur qu’il est, c’est qu’il existe suffisamment d’indices susceptibles de nous inciter à la plus grande prudence. Homo sapiens en tiendra-t-il compte ? Ses aventures avec un certain virus l’inciteront-elles à reconsidérer son attitude face à la grande crise écologique ? L’avenir nous le dira…

Comment apprendre à bien habiter léger ?

Un crowdfunding très encourageant vient de donner à l’asbl B.A. Bois les moyens de pouvoir enfin fonctionner dans le cadre qui lui convient. C’est une belle réussite pour cette association qui offre aujourd’hui des garanties techniques sérieuses à tous ceux qui veulent tenter l’aventure de l’habitat léger.

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

La tiny house s’avance comme un des plus fiers symboles de l’habitat léger mais le risque est, aujourd’hui, de trouver sur le marché des réalisations d’origine incertaine, faites avec des matériaux pas du tout écologiques, des produits finis écoulés tels quels sans la moindre information prodiguée au futur habitant. Imposer un minimum de critères éthiques et de transparence au business en développement de l’habitat léger ne sera donc pas superflu et la tiny house, pour ne parler que d’elle, sera immanquablement appelée à faire un jour toute la clarté sur les matériaux qui la composent…

Fidèle à ses principes généraux d’autoproduction – son propre jardin, son propre habitat… -, Nature & Progrès a donc tout naturellement cherché à savoir quels acteurs voyaient dans le léger un facteur d’émancipation sociale de l’habitant plutôt qu’un ordinaire marché de « clé sur porte ». Nous nous sommes donc tournés vers l’asbl B.A. Bois, déjà très active lors du dernier salon Valériane. A ses yeux, point de qualité possible de l’habitat sans une formation adéquate de l’habitant par le biais de l’auto-construction.

« Les heures passées par l’auto-constructeur sur son propre projet n’entrent évidemment jamais dans un budget, explique d’emblée Nicolas Van Moer, mais si ces heures sont budgétairement neutres, c’est aussi parce que, dans notre esprit, nous les comptons comme du temps passé à se former. Or, en général, les gens acceptent toujours de payer pour apprendre. Nous, nous leur proposons d’être formés en travaillant à leur propre habitation… »

Genèse et fonctionnement de l’atelier B.A. Bois

B.A. Bois est une association, en phase de construction depuis un an et demi environ, qui souhaite mutualiser compétences, énergies et moyens, en matière d’habitat léger, notamment en ce qui concerne le matériel… Ils sont principalement deux à l’animer au quotidien : Renaud Geeraerts, un assistant social qui a rencontré ce type d’habitat en voyageant, et Nicolas Van Moer, un menuisier-charpentier très intéressé par toutes les solutions d’habitats itinérants utilisées notamment dans le monde du cirque…

« Je voulais absolument aider Renaud à construire sa propre tiny house, dit Nicolas. Ensuite, nous avons vite conclu qu’il serait intéressant de mettre cette expérience à profit pour réaliser des fascicules explicatifs ou des capsules vidéo, ou même carrément un manuel destiné aux auto-constructeurs. L’idée d’un atelier a très vite suivi – car c’est beaucoup plus confortable de travailler en atelier – afin d’accueillir les candidats constructeurs de tiny houses car, même quand on veut bien faire en vidéo, il est carrément impossible de montrer toutes les difficultés qui peuvent surgir sur ce genre de chantier… »

La création de l’asbl B.A. Bois n’a donc pas traîné ; elle développe ses activités sur trois axes différents :

– un axe de formation permettant de s’initier l’espace d’une journée, par exemple : découverte de la théorie de base, le matin, et travaux pratiques sur maquette, l’après-midi… La maquette peut même, le cas échéant, être un chantier en cours et tout le monde y trouve ainsi son compte : le constructeur gagne une aide providentielle et le coût de la formation peut ainsi être réduit puisque l’association épargne les matériaux d’une maquette qui ne servira de toute façon à rien par la suite… Ceux qui viennent se former bénéficient des conditions réelles et des vraies difficultés de vrais projets : une formation n’est donc jamais exactement l’autre et n’en est donc que d’autant plus intéressante…

« Notre vraie spécialité est d’être facilitateurs pour l’habitat auto-construit, léger et nomade, précise Nicolas Van Moer. Nous ne nous lançons donc pas dans les « kerterres » ni dans les yourtes, par exemple. Etant menuisier-charpentier, les structures en bois et l’isolation qui les accompagnent sont clairement ce que je maîtrise le mieux. Nous nous orientons parfois vers du métal pour certaines parties, à condition que cela soit cohérent. Un conteneur, par exemple, ne nous semble pas très cohérent dans la mesure où l’isolation notamment y est très compliquée à réaliser… »

– l’atelier, en lui-même, est un autre axe de travail important de B.A. Bois. En cours de déménagement depuis la réussite du crowdfunding, il comprend tout ce qui est nécessaire pour travailler confortablement – « il y a toujours toutes les vis qu’il faut, même le dimanche, s’amuse Nicolas ! » – et à l’abri : équipement et outillage nécessaires, échafaudages compris, sont donc mis à disposition des porteurs de projets pendant toute la durée de leur chantier…

« Nous leur louons l’espace et le matériel nécessaires le temps que dure leur construction, explique Nicolas, pour qu’il ne pèse aucune contrainte extérieure sur leur travail. Néanmoins, si l’atelier tourne sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cette location sera d’autant moins chère, raison pour laquelle nous conseillons quand même aux porteurs de projets de grouper autant que possible leurs périodes de travail… C’est aussi quand ils sont bien concentrés sur leur projet que les gens sont le plus efficaces. Notre association pourra donner toute son ampleur à cet encadrement lorsqu’il répondra enfin au rendez-vous que lui donne la demande… »

– le troisième axe de B.A. Bois est celui de l’accompagnement des projets. Trois étapes sont prévues. Les candidats constructeurs arrêtent quand ils veulent mais une nouvelle étape ne peut être abordée que si la précédente est terminée. Ces étapes sont :

  1. l’étude du projet où l’idée est de discuter et d’analyser le projet, en deux demi-journées.

« La première est consacrée au débroussaillage et au conseil, précise Nicolas Van Moer. Nous abordons, par exemple, la question de la mobilité : un châssis de quatre mille euros n’est pas utile si le projet est de ne jamais bouger ? Nous laissons ensuite une période de réflexion aux gens, puis la deuxième demi-journée est consacrée à la mise sur papier du projet : taille, matériaux, budget, emplacement des fenêtres, type de remorque, etc. Si le temps le permet, nous commençons même à le dessiner en trois dimensions… »

  1. la première étape une fois terminée, la conception technique du projet peut être abordée.

« Un programme de dessins spécialisé en charpentes et structures propose toutes les listes de commandes et tous les plans, explique Nicolas, ainsi qu’un dessin précis de toutes les pièces qui seront nécessaires. Le dossier technique permet aussi de fournir un calcul exact de la masse de la tiny house et de son centre de gravité, ce qui sera indispensable si elle doit prendre la route. Un devis peut enfin être établi pour tous les matériaux qui interviennent dans le projet. B.A. Bois a des accords avec certains fournisseurs de confiance dont peuvent profiter les porteurs de projets ; passer par notre intermédiaire fonctionne donc un peu comme un groupe d’achats communs. Ce n’est évidemment en rien une obligation mais s’ils souhaitent que B.A. Bois gère les commandes qui les concernent, c’est évidemment avec ces fournisseurs-là uniquement que nous travaillons… »

  1. un accompagnement journalier de la construction proprement dite peut enfin être proposé mais seulement dans l’atelier de B.A. Bois où toute l’infrastructure et l’outillage nécessaires sont présents en permanence.

« Il s’avère plus rentable pour tout le monde de déplacer les gens plutôt que les outils et les matériaux, constate Nicolas Van Moer… Un planning de construction cohérent est donc proposé, poste par poste, sur base du dossier technique qui a permis une visualisation préalable des principales difficultés. Nous y intégrons l’accompagnement, en essayant d’intervenir le moins possible mais à des étapes-clés de chaque poste, afin de montrer aux gens comment faire, puis de vérifier si tout est correctement réalisé et de garantir évidemment un résultat final satisfaisant. Le temps nécessaire au travail dépend bien sûr de la façon de faire et de la disponibilité des uns et des autres, nous nous efforçons toutefois de beaucoup discuter avant de commencer afin de donner une estimation. Mais cela reste une estimation… Nous nous efforçons aussi de penser les différentes étapes de la construction pour rendre le travail aussi systématique que possible : une journée sera, par exemple, consacrée à découper tous les bois, plutôt que de découper chaque fois que c’est nécessaire… C’est aussi la solution la plus efficace pour apprendre à utiliser une machine : mieux vaut s’en imprégner intensivement une journée entière qu’occasionnellement, par-ci par-là, sans trop se souvenir de ce qu’on a fait la fois précédente… Et, comme nous ne sommes pas non plus experts en tout, s’il faut de la plomberie, nous prévoyons un plombier, et s’il faut de l’électricité, nous prévoyons un électricien… »

Premiers retours d’expérience

« Bien sûr, les gens viennent chez nous pour construire et apprendre des choses en construisant, constate Nicolas Van Moer. Ils ne sortent pas de chez nous menuisiers spécialisés. Donc, s’il faut, par exemple, faire une entaille dans un bois, nous nous bornons à proposer une façon de faire, même si d’autres solutions sont envisageables… En termes de conception, certaines propositions reviennent régulièrement mais c’est aussi ce qui nous permet d’être de bon conseil : nous proposons, par exemple, trois types de bardages en bois qui nous permettent de moduler le poids ou le prix. La pose, quant à elle, se fera toujours de la même manière, ou presque… Le bois, et l’isolation qui l’accompagne, nous paraît une solution intéressante car il n’offre que des avantages, hormis le fait qu’il est un peu plus lourd que d’autres matériaux. Son déphasage thermique est très intéressant, sachant qu’on s’isole beaucoup plus souvent du chaud, en été, que du froid, en hiver, dans ces petits volumes où le défi est plutôt de trouver le moyen de chauffage adapté. Dans l’idée de l’auto-construction, le bois est aussi le matériau, par excellence, qui est facile à découper et qui offre donc les meilleures garanties d’une isolation bien faite par celui qui n’est pas professionnel. De plus, la réglementation, par exemple, qui permet de rouler sur une route est la même pour toutes les tiny houses. La gamme des compromis n’est donc pas infinie et impose ipso facto une certaine forme de standardisation…

Nous privilégions bien sûr des matériaux locaux qui offrent vraiment très peu de désavantages et si nous sommes amenés à faire d’autres choix – utiliser, pour une question de poids, du cèdre pour le bardage plutôt qu’un mélèze belge de Rochefort -, nous prenons d’office un bois labellisé FSC – un cèdre du Canada, en l’occurrence. Pour les châssis, on optera pour un chêne, wallon ou français, mais le mieux c’est évidemment d’en récupérer qui soient encore en bon état… La récupe, au niveau écologique, c’est du zéro déchet ! De plus, nous profitons ainsi du fait qu’ils soient démontés pour les poncer entièrement, refaire les joints et remettre une peinture en atelier. C’est donc une vraie deuxième vie qui commence sans débourser un sou, moyennant seulement un tout petit peu d’huile de coude… La paille, malheureusement, est un matériau assez lourd car il faut la condenser très fort mais elle est très intéressante en termes de déphasage thermique… »

A la portée de tous, l’habitat léger ?

« Si on veut bien faire les choses, conclut Nicolas Van Moer, l’auto-construction peut être rendue plus accessible mais certainement jamais gratuite car elle doit aussi reposer sur une garantie de qualité. Et cette garantie est précisément notre métier, reposant en ce qui nous concerne sur la bonne conception et sur le travail en atelier. La tiny house, quant à elle, pose en modèle réduit tous les problèmes du bâtiment classique dont elle n’est, au fond, qu’une grosse maquette ; on y trouve presqu’autant de châssis que sur une petite maison, les finitions et les coins sont les mêmes, et c’est toujours là que les problèmes se posent… Ce qu’il y a en moins, c’est le remplissage, c’est-à-dire ce qui va le plus vite et est le moins compliqué. On n’y trouve évidemment pas de fondations mais, pour partir en vacances, on préférera quand même la bonne vieille caravane. Et, pour voyager longtemps, on conseillera plutôt d’aménager un vrai camion… La tiny house est pensée pour bouger une fois ou deux par an, ce que ne font même pas la plupart des gens qui en habitent parce qu’ils n’ont jamais la puissante bagnole capable de la tirer…

Bien sûr, il y a une philosophie là-derrière : la possibilité de travailler moins parce qu’on ne s’est pas mis un emprunt à vie sur le dos. Et si on travaille moins, on dégage aussi du temps pour faire, par exemple, un potager ou mieux élever ses enfants… Toutes choses qu’on doit, de toute façon, payer avec le salaire qu’on perçoit quand on travaille à temps plein. Il y a donc une recherche générale de sens, en plus du bâtiment lui-même. C’est une volonté générale de réduire et de maîtriser ses besoins dans laquelle s’intègre la démarche de l’habitat léger. L’habitat léger, avec tout ce qu’il rend possible, peut donc être envisagé dans le long terme, en le réfléchissant en fonction de la personne, de ses besoins et de ses envies… »

Atelier B.A. Bois asbl
Nicolas Van Moer
0472/30.50.29

« OK boomer » : deux mots valent mieux qu’un long discours

Il aura fallu quelques semaines à l’expression “Ok boomer” pour passer du monde anglo-saxon au monde francophone. Ces deux mots, lancés à un interlocuteur né au moment du baby-boom (1945-1965), signifient en quelque sorte “cause toujours”. On peut trouver cette expression géniale, ironique, bien envoyée ou, au contraire, offensante, inappropriée, injuste. Je pense qu’elle est la condensation parfaite d’une fracture générationnelle plus lourde qu’on veut bien le croire. Analysé ici depuis l’angle des enjeux écologiques et de façon provocatrice, ce “ok boomer” sonne le glas d’une vision du monde illusoire et aussi d’une certaine écologie « à la papa ».

Par Guillaume Lohest

Introduction

Début novembre 2019, lors d’une session parlementaire en Nouvelle-Zélande, Chloe Swarbrick, une jeune députée de vingt-cinq ans, est interrompue dans son intervention par un homme plus âgé. Elle est en train d’interpeller l’assemblée sur le changement climatique. “Nous sommes responsables et nous devons nous montrer responsables. Monsieur le Président, combien de dirigeants mondiaux étaient au courant de ce qui se passait et de ce qui allait se passer mais ont décidé qu’il était politiquement plus opportun de glisser cela sous le tapis ? Ma génération et les générations futures n’ont pas ce luxe. En 2050, j’aurai 56 ans. Aujourd’hui, la moyenne d’âge de ce parlement est de 49 ans.” À ce moment, des récriminations s’élèvent. Un homme d’un certain âge tente de l’interrompre. La députée lance alors un bref “OK boomer”. Puis elle poursuit. “Les institutions politiques actuelles ont prouvé qu’elles étaient incompétentes à penser autrement qu’à court terme. Le changement est si régulièrement sacrifié au bénéfice du pouvoir. Les slogans sont faciles mais il est difficile d’agir. Le changement climatique ne peut plus être sacrifié pour des commodités politiques. Le changement climatique est une vérité profondément dérangeante.

OK boomer” signifie simplement : “Ok, baby-boomer”. Il s’agit d’un mème, c’est-à-dire une petite phrase virale sur Internet, qui s’est popularisé dès 2018 et dont la diffusion a explosé en novembre 2019, suite à son utilisation en live par Chloe Swarbrick. L’expression renvoie celui qui parle à son appartenance à la génération née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1965. Elle veut dire, en quelque sorte : “cause toujours, c’est facile de penser ce que tu penses quand on appartient à cette génération”. Mais, et c’est là l’essentiel, elle ne le dit pas vraiment, elle ne prend pas la peine de l’expliciter. Par ces deux mots, les jeunes générations refusent de perdre davantage de temps à expliquer pourquoi les leçons de morale ou les conseils – par exemple, les récriminations face à l’urgence climatique – sont illégitimes et ridicules quand elles sortent de la bouche d’un baby-boomer. Ce faisant, elles mettent cette génération en situation de faire son propre examen de conscience.

Vie d'une génération, mort d’un monde

Chère lectrice, cher lecteur, si tu es un baby-boomer, ne prends pas ce qui va suivre personnellement. D’autant moins, sans doute, qu’en étant membre d’une association pionnière en agriculture et en jardinage biologiques, tu fais partie d’une minorité agissante à qui on peut difficilement reprocher d’être restée les bras ballants. Toutefois, si ce n’est pas personnel, c’est donc générationnel. Il te faudra au moins accepter cela : ton appartenance à la génération de la croissance, de l’explosion de la production et de la consommation. Pour prendre une image : les boomers ont généralisé le frigo, l’ont rempli au maximum, et ont presque tout mangé à eux seuls, le temps d’une vie.

Rappelons-nous ces célèbres courbes qui décrivent la “grande accélération”, autrement dit cette période qui débute vers 1945 et s’achève de nos jours, période au cours de laquelle tous les indicateurs s’envolent à l’exponentielle : la production, la consommation, la construction d’infrastructures, les investissements, et aussi les pollutions, les émissions de CO2, le déclin de la biodiversité et la ponction sur les ressources. Cette tranche temporelle correspond exactement à la vie de la génération des baby-boomers. Et, à en croire les projections du Club de Rome dans son rapport de 1972 mais surtout vu la réalité de l’épuisement des ressources et du ralentissement de l’économie mondiale, ainsi que l’inéluctable réchauffement climatique catastrophique qui se profile, tout porte à croire que cette période de croissance stable sur une terre encore globalement habitable sera définitivement terminée endéans les dix ans. La formule est choc mais assumons-la : la durée de vie d’une seule génération aura détruit les écosystèmes et les ressources communes nécessaires aux générations à venir.

Rien à voir avec l’âge !

Certaines personnes visées par ce “Ok boomer” considèrent qu’il s’agit d’un argument insupportable car il renverrait la personne à son âge. C’est le cas du philosophe Raphaël Enthoven, qui s’insurge sur Twitter : “Comment brandir comme une vertu en soi le fait (hautement provisoire) d’être jeune ? Contrairement à l’assignation religieuse, aux pratiques sexuelles ou à la couleur de la peau, la jeunesse n’a aucune chance de dure. (1)” Ce à quoi de nombreux internautes lui répondent qu’il n’a absolument rien compris. “Boomer ne vise pas «les vieux» en général mais la génération née après la guerre et qui a connu la croissance, le plein emploi, la libération sexuelle avant le sida et les dernières heures de gloire de la retraite, tout en participant à la destruction de la planète. En un mot : la génération épargnée, entre les générations sacrifiées des guerres mondiales, et celles qui vont devoir payer l’effondrement du système économique et de l’écosystème. Le boomer, donc, pourrait parfois faire preuve de plus de bienveillance lorsque la génération suivante s’exprime (2).

Alors, est-ce de l’âgisme, c’est-à-dire une discrimination du propos reposant sur une critique de l’âge de la personne – comme on parle de racisme ? Bien sûr que non. “Ok boomer” n’a rien à voir avec le fait que les personnes aient cinquante, soixante ou septante ans en soi. L’expression renvoie à une cohorte démographique. Ce qui est en cause n’est pas l’âge, répétons-le, mais le modèle de société et le type de discours portés par une génération. Le fait qu’elle ait aujourd’hui entre cinquante et septante ans n’est que la conséquence du temps qui passe. Il eut d’ailleurs été heureux que, dès les années septante, les premières alertes écologiques fussent mieux entendues par cette même génération, alors dans la fleur de l’âge.

Un antagonisme générationnel

Lisant ceci, chère boomeuse, cher boomer, tu continues sans doute à te demander si tu es visé.e ? Comment démêler l’appartenance à une génération d’une identité personnelle ? Comment comprendre cette réplique expéditive, ce “cause toujours”, si on ne sait pas exactement ce qu’il reproche et à qui précisément ? Justement : il ne s’agit pas d’un reproche ou d’un jugement sur des personnes mais du refus, de l’invalidation, de la mise sous silence d’un certain type de discours et d’attitudes très profondément installées. En particulier, la posture condescendante du donneur de leçons. Quand un torrent de critiques s’abat sur Greta Thunberg et sur les jeunes qui marchent pour le climat, sous prétexte qu’ils sont dans une écologie de l’urgence, de la peur, de la naïveté, dans du catastrophisme, etc., “Ok boomer” ne veut pas dire “ce que vous dites n’est pas vrai”. C’est plus profond que cela. “Ok boomer” signifie plutôt : “toutes les raisons, toute la vision du monde, toute l’expérience qui sous-tendent plus ou moins consciemment votre critique – ou vos conseils, ou vos nuances – reposent sur une pure illusion. Pourquoi ? Parce que tout ce que vous considérez comme normal et raisonnable est en fait anormal et insensé ; votre vie est inscrite dans une exceptionnelle parenthèse historique qui est en train de se refermer.

Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, le rapport entre ce qui est en cause et qui est en cause, établissons une analogie avec ce qu’on appelle la lutte des classes. Ce concept n’a jamais signifié que tous les ouvriers étaient des anges et tous les bourgeois des salauds. Certains bourgeois peuvent prendre la défense des intérêts des ouvriers, et certains ouvriers accepter sans broncher la domination bourgeoise. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une pertinence du concept de lutte des classes. Eh bien, on peut dire la même chose de la “lutte des générations” que suggère l’expression “Ok boomer”. Elle instaure un antagonisme entre des visions du monde liées aux caractéristiques du moment durant lequel elles émergent.

Boomer : un idéal-type

Je détaille. De quoi est faite cette posture, cette vision du monde propre au boomer ? En schématisant – à peine -, on pourrait dire qu’elle repose sur l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui si l’on agit en “bon père de famille”. Et c’est sur ce point que porte le cœur de la critique : le rapport au temps du boomer est complètement détraqué, complètement noyé dans une illusion. C’est parce qu’il a baigné dans l’idéologie des trente glorieuses, dans cette idée que l’histoire avançait vers un progrès, que les démocraties atteignaient un point d’équilibre, que la vie était une accumulation d’expériences et d’argent, que l’on pouvait toujours trouver des solutions et corriger nos erreurs, ou les erreurs du marché, en inventant par exemple la sécurité sociale pour plus d’égalité, ou en obtenant des avancées législatives pour plus d’écologie, ou encore en mettant au point des technologies plus “vertes”, en adoptant des gestes “écoresponsables”…

Bref, c’est parce qu’il est teinté plus ou moins consciemment de cet imaginaire-là que son regard sur les grands enjeux écologiques est complètement inadapté. Car ces grands enjeux – climat, biodiversité, épuisement des ressources – sont marqués du sceau de la rupture, du point de bascule vers des catastrophes irréversibles. Les grands enjeux écologiques brisent la ligne de l’histoire, quand le boomer continue de voir l’histoire comme une continuation de son monde illusoire. Pour être un peu plus concret, disons enfin que les conditions matérielles d’existence du boomer – sa maison remboursée depuis longtemps, son livret d’épargne, sa pension assurée, son éventuel petit appartement de rapport – l’aident à poser sur les rapports du GIEC un regard plus serein – ou plus distrait. Les millenials et la génération Z ne se font, quant à eux, aucune illusion sur le fait qu’ils ne pourront plus bénéficier de cette situation exceptionnelle.

Il s’agit là d’un schéma, ce qu’on appelle en sociologie un idéal-type. Cela signifie qu’au fond, cette attitude n’est pas strictement réservée aux baby-boomers. Des personnes nées avant 1945 ou après 1965 peuvent être également imprégnées de cette vision du monde, avoir hérité d’un confort matériel conséquent et prodiguer des conseils insupportables à tous ceux qu’ils estiment trop idéalistes, trop naïfs, trop radicaux, trop ceci, pas assez cela. Il n’empêche que cette vision du monde et la condescendance qu’elle entraîne sont concomitantes avec la génération des boomers.

Trois nuances de boomer

Jusqu’où porte cette critique ? Concerne-t-elle uniquement les vieux messieurs climatosceptiques et anti-Greta Thunberg – et par extension, les petites résonances inavouables en chacun de nous de cette attitude extrême ? Je ne le pense pas. Car ce n’est pas seulement le contenu des idées qui est visé mais plus largement la manière d’être : le rapport au temps, aux autres, au monde. Aussi, à gros traits, je propose ici trois profils de boomers opposés dans leurs visions politiques mais qui ont en commun cette condescendance générationnelle de ceux qui ont une situation, un point de vue sûr de lui, qui refuse d’être mis en cause :

– le climatosceptique caricatural, disons Donald Trump ou n’importe quel autre homme plutôt riche qui considère que le réchauffement climatique est une préoccupation non pertinente. Le slogan de ce boomer de type 1, marqué par le déni et la mégalomanie, pourrait être “laissez-moi continuer à vivre sans me soucier de l’avenir des enfants des autres.

– le libéral responsable, comme les philosophes Pascal Bruckner et Raphaël Enthoven : celui-là ne nie pas les problèmes écologiques mais il ne les regarde que comme des données périphériques qui n’entament pas son logiciel de pensée. Il a lu des articles et des rapports, mais il ne les digère pas. Ce boomer de type 2 est, de loin, le plus répandu et le plus agaçant car il est bavard et très sûr de son fait. Pensant avoir compris les enjeux de l’époque, il se donne un droit permanent à parler de la bonne façon d’envisager l’avenir car il a tiré les leçons de mai 68. Il sermonne les jeunes catastrophistes. Il pense que c’est le propre de la jeunesse d’être agitée, intransigeante et idéaliste. Il peut être virulent car il est intelligent : il perçoit et il devine – sans l’accepter – qu’il est à côté de la plaque. Et cela l’enrage.

– le parfait consommateur durable, que certains n’hésiteront pas à appeler le « bobo », constitue le boomer de type 3 : celui qui s’ignore ! Fraîchement pensionné, sa maison entièrement rénovée avec des matériaux écologiques, recouverte de panneaux photovoltaïques et achalandée de légumes biologiques, il prend le train et participe aux marches pour le climat avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il trouve les jeunes formidables et il se dit qu’enfin, ça y est, ils vont changer le monde. Il ne se rend pas compte que sa perfection écologique est cosmétique, que son empreinte sur la planète reste supérieure à celle d’un travailleur pauvre pas du tout écolo, et que sa panoplie d’actes et de matériel “verts” est totalement hors d’atteinte – et hors de prix – pour les générations qui le suivent. Il sert d’exemple, il se veut bienveillant, il fait parfois du yoga et se réjouit de la reconnexion à la nature. La nuit, il dort bien, sur son matelas naturel à trois mille euros. En l’observant, les jeunes qui sont dans le même GAC que lui bavent d’envie, et de jalousie, face à cette vie saine et harmonieuse qu’ils n’auront jamais. Sa joie tranquille est littéralement insoutenable.

Se défendant, il s’enfonce

Chère boomeuse, cher boomer, je provoque et vous bouillonnez peut-être. Vous n’êtes pas les seuls. En me promenant sur la twittosphère, j’ai relevé l’arsenal argumentatif développé par les boomers. Ils avancent ceci, en vrac, pour leur défense : que leur enfance fut plus dure que la nôtre, que les progrès de la médecine rendent nos générations encore plus chanceuses, que les statistiques montrent que les jeunes consomment davantage et encore moins durable qu’eux, qu’il est incohérent de vouloir sauver la planète et garder son smartphone, qu’il y a toujours eu des prophètes de malheur et qu’on s’en est toujours sortis, qu’ils ont construit une société prospère et pacifiée quand les jeunes générations, elles, n’ont eu qu’à la recevoir toute faite, etc. Bref : ils ne sont pas parfaits mais leurs descendants sont encore bien pires, ces éternels adolescents collés à leurs écrans du matin au soir !

Le propre de cet argumentaire est de s’autodétruire tout seul. Chaque récrimination sonne comme une preuve supplémentaire que cette génération refuse de se remettre en question, refuse de comprendre qu’il ne s’agit pas de traquer les vertus individuelles des uns et des autres mais de mettre à nu la péremption d’un modèle de société péremptoire. Au fond, on attendrait du boomer qu’il cesse de se justifier individuellement pour observer collectivement, avec nous, que la ligne du temps s’est brisée et qu’il n’y aura pas de continuation de son monde. On attendrait du boomer qu’il se laisse sidérer par l’impasse collective de sa société. Toute parole qu’il profère pour tenter de se rassurer, pour comparer notre jeunesse à la sienne, pour nous conseiller, tant qu’elle nie cette sidération face à un horizon bouché de toutes parts, ne mérite pas d’autre réponse que : ok boomer.

Aussi un déchirement

Dernière précision, si tout ceci vous rend amer et semble faire de nous des mauvais fils et des mauvaises filles. Dans “ok boomer”, il y a aussi de la douceur, la familiarité de l’enfant qui parle à ses parents. C’est la reconnaissance, en un seul mouvement expéditif, de tout ce qui nous a été donné. Il y a donc bien sûr de la gratitude. Notre aveu est complet : mis à part cette conscience déchirante, nous sommes faits du même monde puisque vous nous y avez élevés. Notre révolte est donc aussi une blessure : ce monde que vous nous avez transmis, cela crève les yeux qu’il est définitivement non renouvelable, mais cela nous crève aussi le cœur car c’est le nôtre, notre berceau, nous en profitons sans cesse et, quoi qu’on dise, nous en aimons, comme vous, bien des aspects. Bien davantage même que ce que nous nous avouons à nous-mêmes…

Ainsi, cette expression n’est pas seulement un “mème” subtil et drôle, un buzz, un bon mot, un trait d’esprit habile et léger. Elle dit, en creux, une fracture générationnelle douloureuse et polémique, chargée d’émotions contradictoires, qui mérite d’être décrite si l’on souhaite cesser de s’illusionner sur l’avenir et sur les changements à opérer. Quant à cet article, il n’est pas certain qu’il puisse atteindre son objectif. Peut-être est-il vraiment impossible pour un boomer de se désaxer de son point de vue pour tenter d’adopter, un instant, le nôtre. Dans ce cas, l’expression est d’autant plus nécessaire, inexplicable et donc irremplaçable. Avec leurs nuances de cynisme, d’humour, de lassitude et de tendresse, ces deux petits mots seront toujours plus puissants qu’un long discours. En outre, je suis sûr que vous allez me dire qu’il ne faut pas opposer les générations, qu’il faut rester unis et affronter ensemble les défis de demain. Ok, boomer.

(1) Tweet de Raphaël Enthoven, le 28 novembre 2019.

(2) Double tweet de Pierre Monégier, le 28 novembre 2019.

Bio et santé : à défaut de preuves, des signes probants

Manger bio est-il un atout décisif pour la santé ? Chez Nature & Progrès, le simple bon sens nous pousse très souvent à répondre par un « oui » franc et résolu. Il suffit de penser à la quasi-absence de résidus de pesticides dans les aliments labellisés bio. La réponse mérite toutefois quelques nuances qu’il est bon de connaître pour éviter de sombrer dans la naïveté ou dans le dogme.

Par Philippe Lamotte

Introduction

Manger bio, c’est prendre soin de sa santé. En Belgique comme ailleurs, pas un seul tenancier d’enseigne bio – sans parler du consommateur – ne serait prêt à remettre en question une telle affirmation. Ne parlons même pas des militants associatifs… Le problème est que, face aux sceptiques – il y en a dans tous les domaines… -, il faut parfois se barder de preuves ou, à tout le moins, d’indications scientifiques suffisamment probantes pour appuyer le propos. Et là, ça coince…

Modèle de société, aliment de qualité ?

Pourquoi cela coince ? On peut relever plusieurs raisons, sans qu’elles soient nécessairement exhaustives. D’abord, le secteur bio n’a vraiment décollé qu’assez récemment. Dans ce sens, peut-être n’a-t-il longtemps suscité de l’intérêt – en tout cas sur sa facette « santé » pour l’homme, au-delà de la « santé » de l’environnement – que dans des cénacles assez restreints et déjà convaincus. Deuxième raison possible : le débat sur bio et santé est parfois obscurci par des positionnements politiques ou idéologiques un peu rigides. Avouons-le : lorsqu’on défend la bio comme un modèle de société pertinent pour les relations producteurs/consommateurs, on est plutôt enclin, dans le foisonnement d’informations qui circulent, à accorder davantage d’attention à celles qui confortent ses convictions et, inversement, à minimiser la portée ou l’intérêt de celles qui les contredisent. C’est de bonne guerre, et c’est loin d’être propre au secteur bio. Tout ce qui fait eau à notre moulin est digne d’intérêt, tout ce qui heurte nos sensibilités est… d’une importance toute relative.

Voilà pourquoi, sans doute, certaines informations reçoivent souvent un large écho dans les milieux bio. Par exemple, le fait que les aliments bio contiennent en général plus d’acides gras polyinsaturés – oméga 3/oméga 6 -, de métabolites dotés de propriétés antioxydantes, de vitamines intéressantes – C, E -, de fibres, de minéraux tels que le fer, le magnésium, le zinc, etc. Voilà pourquoi, en revanche, on accorde souvent moins d’importance au fait que, selon les mêmes sources nutritionnistes, il n’est pas scientifiquement prouvé que tous ces éléments sont présents en quantité suffisamment importante pour avoir un effet positif sur la santé du consommateur. De même, s’il est souvent souligné que les contrôles officiels révèlent la quasi-absence de résidus de pesticides de synthèse dans les aliments bio, il est moins souvent fait état de certaines vérités dérangeantes que des organisations de défense des consommateurs peu complaisantes avec le bio, soulignent à intervalles plus ou moins réguliers.

Les banderilles de Test-Achats

Récemment encore, après avoir cherché les résidus de pesticides dans vingt-huit produits bio transformés vendus en grande surface, Test-Achats a mentionné la présence de fosetyl-Al, interdit dans le bio depuis 2013, et de metalaxyl dans des confitures… Que faisaient là ces produits suspects ? Mystère, sauf à admettre que la parcelle à l’origine du produit concerné ait été soumise aux pesticides répandus sur la parcelle voisine, exploitée d’une façon conventionnelle, ou bien qu’elle ait subi l’influence de résidus chimiques particulièrement résistants à la dégradation naturelle, datant d’avant la certification ? Chaque fois, reconnaissait toutefois Test-achats, les concentrations de ces produits étaient nettement inférieures aux limites admises en agriculture conventionnelle. L’association soulignait aussi le fait qu’il n’y a pas que les pesticides de synthèse qui s’avèrent néfastes pour l’homme ; c’est le cas aussi pour certains pesticides dits « naturels ». Exemple soulevé par l’association de défenses des consommateurs : le Spinosad, un produit mis au point à partir de bactéries insecticides et utilisé dans la protection biologique des fruits et légumes. De même que la roténone, une molécule organique produite naturellement à partir de plantes tropicales, mais interdite depuis 2011 en raison de ses liens avec la maladie de Parkinson.

Enfin, troisième explication à évoquer quant à la difficulté de saisir la question « bio et santé » : l’ampleur de la question. La santé est une matière éminemment complexe à étudier qui, en plus des moyens considérables à mobiliser, doit faire l’objet de nombreuses précautions méthodologiques. Ainsi, l’association statistique entre deux phénomènes ne signifie pas nécessairement qu’ils soient liés par une relation de cause à effet. Exemple : si, en tant que scientifique, j’observe qu’une cohorte de personnes s’alimentant régulièrement en bio souffre moins d’obésité ou d’accidents cardio-vasculaires, je ne peux pas en déduire que c’est nécessairement lié à leur alimentation bio. En effet, ces personnes peuvent très bien avoir développé une hygiène de vie générale qui passe notamment par la pratique régulière d’un sport, l’absence de consommation de tabac, une vie physique et mentale très équilibrée… Bref, une série de comportements dans lesquels la consommation d’aliments bio ne joue qu’un rôle mineur, voire négligeable. Allez donc prouver, parmi ces nombreux facteurs de santé, la part respective jouée par chacun – dont celle des aliments ! En voici une illustration : en 2017, en France, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a démontré que le risque d’obésité était inférieur de 62 % chez les hommes grands consommateurs de bio – par rapport aux hommes non-consommateurs de bio – et de 48 % chez les femmes grandes consommatrices d’aliments bio. Mais sans pouvoir affirmer que cette différence, assez impressionnante, était vraiment due aux éléments nutritifs présents, en plus grandes quantités, dans le bio que dans le conventionnel…

Une étude scientifique inhabituelle

L’année suivante, l’Inserm a contourné cet obstacle méthodologique dans une étude sur le lien entre la consommation bio et le développement du cancer. Pour la première fois, une de ses équipes s’est intéressée à une « cohorte » très large de consommateurs – soit soixante-neuf mille personnes s’alimentant en bio !- qu’elle a suivie sur une période assez longue – de 2009 à 2016 ! -, avec la particularité notoire d’avoir neutralisé les biais méthodologiques, liés à la « multi-factorialité » de la santé, évoqués ci-dessus. Les conclusions se sont révélées à l’avantage du bio : entre les consommateurs qui s’alimentaient le plus en produits bio et ceux qui en consommaient le moins, le risque de contracter un cancer différait en moyenne de 25 %. Pour le cancer du sein chez la femme – ménopausée -, la différence était même de 34 % et, pour le lymphome, de 76 %. L’autre résultat de cette étude est d’avoir démontré que les types de cancer observés parmi la population générale concordent avec ceux qui sont observés chez les utilisateurs professionnels de pesticides – agriculteurs, viticulteurs, etc. -, ce qui n’a fait que conforter les chercheurs quant à la validité de leurs résultats.

Ce type de conclusions conforte un constat de bon sens : consommer une alimentation sans pesticides de synthèse revient à réduire le risque de contracter des maladies graves, parmi lesquelles les cancers. Du côté des agences officielles, cette relation n’est pourtant pas aussi claire qu’il y paraît à première vue. Leur position officielle consiste, en effet, à préciser que les résidus de pesticides présents dans l’alimentation conventionnelle sont largement inférieurs aux normes – les LMR, limites maximales de résidus – et, de là, que le risque pour la santé du consommateur avec les aliments non bio est proche de zéro. Sauf que voilà : même divisées par un facteur dix ou cent par rapport aux seuils connus de toxicité – afin d’élargir la protection aux enfants en bas âge et aux adultes en mauvaise santé -, les normes officielles sont parfois davantage le résultat de négociations politiques centrées sur la viabilité économique d’un secteur que le fruit de connaissances scientifiques parfaitement étayées, tournées exclusivement vers la protection du consommateur.

Les nouveaux regards scientifiques

On peut difficilement ignorer, aujourd’hui, que certaines combinaisons de polluants – les « cocktails » – sont suspectées d’être toxiques même si chacun de ces polluants pris isolément s’avère éventuellement inoffensif en très petites quantités. Des toxicologues de plus en plus nombreux estiment carrément que la toxicologie classique n’est plus à même d’évaluer correctement les risques présentés par certains produits, notamment les perturbateurs endocriniens – dont certains pesticides font partie. Rejoints par des acteurs d’autres disciplines de santé – lire l’interview du pédiatre et endocrinologue Pr Jean-Pierre Bourguignon dans Valériane n°126 -, ces toxicologues ont mis en évidence de nouveaux modes de transmission d’effets délétères sur la santé. Pour faire simple : ils ont observé chez la souris de laboratoire que certaines modifications génétiques étaient capables de passer de la grand-mère à ses petites-filles en « sautant » le stade de la mère sous l’action de polluants comme les perturbateurs endocriniens. La suspicion existe qu’il en soit de même chez l’homme. Bref, une voie nouvelle s’est récemment ouverte à la recherche, bousculant l’idée – déjà fragile – de norme telle qu’on l’entendait jusque récemment ou du vieux principe selon lequel « c’est la dose qui fait le poison ».

Voilà qui explique, peut-être, pourquoi tout qui voudrait se faire une opinion sur la relation entre bio et santé, en consultant les sources dites « autorisées » – entendez : officielles – pourrait rester bien sur sa faim. A ce sujet, le contraste qui suit est autant amusant qu’interpellant. Alors qu’en France, en février 2017, le Haut Conseil de la Santé publique déclarait qu’il fallait « privilégier des fruits et légumes cultivés selon des modes de production diminuant l’exposition aux pesticides » – précisant plus loin que « le bio est un mode de production limitant les intrants et constitue à ce titre un moyen de limiter l’exposition aux pesticides » -, en Belgique, le Conseil supérieur de la santé ne faisait, lui, pas la moindre référence explicite, dans ses cinq recommandations alimentaires de base pour la population adulte de juin 2019, aux avantages du bio, se contentant d’un conseil aussi général que « laver toujours et peler si nécessaire les fruits de saison ». Très loin, donc, d’une incitation franche et massive au bio.

Trois questions fréquemment posées

– Y a-t-il beaucoup de pesticides dans les fruits et légumes conventionnels ?

En juin 2019, l’ONG française Générations futures a publié un rapport basé sur six années de données issues de l’administration française chargée de la consommation et de la répression des fraudes quant aux résidus de pesticides retrouvés sur les fruits et légumes consommés dans l’Hexagone. Outre quelques considérations générales, on y trouve une fiche synthétique par fruit ou par légume, remarquablement claire, reprenant à la fois le nombre de cas où des résidus ont été trouvés dans les produits analysés mais aussi le pourcentage de cas où les normes ont été dépassées. A défaut de pouvoir trouver en Belgique une source aussi didactique et disponible pour le grand public, on peut au moins se référer à ces informations françaises pour avoir une idée des végétaux posant le plus de problèmes sur ce plan strictement quantitatif. Ainsi, parmi les fruits les plus contaminés, on trouve les cerises, les ananas, les clémentines, les pamplemousses – à l’inverse des bananes, avocats, prunes, poires…, tous beaucoup moins riches en résidus. Pour les légumes, le signal d’alarme est surtout à tirer à propos des céleris et des haricots, non-écossés, le meilleur bulletin étant accordé aux asperges, brocolis, betteraves, oignons, ail, etc. Avec, bien sûr, toute une série de produits classés entre ces deux extrêmes…

– Les œufs bio sont-ils sûrs ?

En 2008, diverses universités belges jettent un pavé dans la mare. Les œufs bio issus de poules élevées au domicile de particuliers contiennent davantage de dioxines et de PCB – des substances chimiques cancérigènes – que les œufs conventionnels pondus en batterie. Improbable ? Impossible ? L’explication est pourtant simple. Se déplaçant à l’air libre et sur terre battue à l’inverse des poules de batterie, les gallinacés des particuliers courent le risque de consommer divers polluants particulièrement persistants dans certains sols, où ils peuvent être présents de longue date. On sait en effet que, même si la situation générale tend à s’améliorer dans nos régions, la plupart des sols belges contiennent des dioxines issues de l’ensemble des activités de combustion, qu’il s’agisse de simples feux de bois, d’incinérations de déchets ménagers ou de process industriels à vaste échelle. C’est précisément la raison pour laquelle il est recommandé, encore aujourd’hui et particulièrement dans les régions à longue tradition industrielle, de ne pas laisser les poules de jardin manger directement au sol mais bien dans un contenant stable et solide, débarrassé de toute terre. Et, évidemment, de ne pas les laisser s’ébattre sur une parcelle ayant abrité autrefois des remblais d’origine et de qualité douteuses. En 2008, ce genre de cri d’alarme a pu inquiéter un bref moment. Il est vrai que la crise de la dioxine qui, neuf ans plus tôt, avait abouti au massacre de centaines de porcs et de poulets, à la suite d’une contamination massive survenue dans les élevages industriels, s’était déjà un peu effacée des esprits…

Et les mycotoxines ?

Le cas des mycotoxines, notamment des aflatoxines, se situe un peu à part. Il s’agit de métabolites secondaires secrétés par des moisissures qui, pour certaines – il en existe des milliers ! -, peuvent présenter un gros danger pour la santé du consommateur. Certaines sont cancérogènes et mutagènes, d’autres sont dommageables pour le foie, les reins et le système nerveux. On les trouve dans certains fruits mais surtout dans les fruits secs et les céréales. Leur développement est le plus souvent combattu avec des produits fongicides, interdits en agriculture biologique. Certaines études ont suggéré que les mycotoxines étaient plus présentes dans les céréales bio que dans les produits conventionnels en raison de méthodes ou de procédés de récolte et de conservation différents. Toutefois, la rotation des cultures pratiquée dans le bio pourrait réduire ce risque mais cette question reste à trancher. En tout cas, en 2003, l’AFSSA, en France, avait mis en évidence des niveaux de contamination assez variables de produits bio avec les mycotoxines, avec quelques cas de fortes contaminations sans que l’on puisse toutefois dégager de grandes différences avec les produits conventionnels. Selon Denis Lairon, directeur de recherches émérite à l’Inserm, on trouve dorénavant moins de mycotoxines dans les produits bio que dans les produits conventionnels. En France, en tout cas.

Bon sens, prudence et pondération

Que retenir de tout cela ? D’abord un constat général. Même si l’ingestion d’aliments n’est qu’une voie parmi d’autres d’absorption des substances toxiques – pensons à l’inhalation et au contact par la peau, souvent sous-estimés -, le fait que les aliments bio contiennent nettement moins de pesticides que les aliments conventionnels est un élément positif et rassurant. La richesse en éléments nutritifs positifs est un autre atout du bio mais ne constitue pas, à ce stade, une preuve absolue de bienfaits pour la santé. Il faut toutefois éviter de gâcher de tels atouts par d’autres comportements liés à une mauvaise hygiène de vie : manger trop gras ou trop salé, négliger l’exercice physique, voire manger des produits trop transformés – même bio ! Même dans les supérettes bio, on peut trouver des produits très éloignés de l’idée habituelle de produits « naturels », à tel point que leur aspect bio s’en trouve gommé par des désavantages nutritionnels évidents. La diététique est donc une affaire complexe, même débarrassée de toute notion éthique, sociale ou environnementale : pensons à l’huile de palme ou de coco bio…

Quant au caractère prétendument inoffensif de certains traitements bio, il est bon de rappeler que tout est affaire de mesure. Même si le sulfate de cuivre et la bouillie bordelaise sont admis dans l’agriculture biologique, certains maraîchers refusent de les utiliser depuis longtemps ou, alors, en appellent à la prudence et, en tout cas, à des critères très stricts d’arrosage ou de pulvérisation : rythme, époque, dosage… Sous peine d’adopter une posture purement dogmatique, mieux vaut garder un œil vigilant sur tout ce qui pourrait, demain ou après-demain, remettre tous ces éléments en question dans un sens ou dans un autre. Ainsi que le résumait un des auteurs de l’étude sur l’obésité de l’Inserm évoquée plus haut, « la science demande du temps et de la patience. Les objections des sceptiques ne peuvent justifier l’attentisme. Dans un climat morose, prouver que changer son alimentation peut positiver sa santé, c’est intéressant »…

Nous rappellerons aussi que Nature & Progrès met en place différents outils qualitatifs qui permettent aux agriculteurs signataires de sa charte éthique d’aller très au-delà de la bio strictement réglementaire. Le consommateur, quant à lui, doit savoir que la bio n’a jamais eu le projet de satisfaire son ego dans le cadre d’une action qui se limiterait à un simple marketing. L’agriculture biologique a vu le jour pour sauvegarder l’environnement et pour permettre à l’agriculteur de prendre soin du sol qui nous nourrit.

Sources

Qualités et consommation des aliments bio : un grand pas vers l’alimentation durable ? – Denis Lairon, Directeur de recherche émérite Inserm

– Etude NutriNet-Santé (volet Bionutrinet), Inserm 2018

– Jama International Medicine, octobre 2018

– Biowallonie n°21, État de lieux des résidus de pesticides dans les fruits et légumes, Générations futures