Le jour se lève sur une nouvelle agriculture wallonne !

A quelques semaines d’élections capitales, il est grand temps de faire les bilans. Voici donc un aperçu global de la vision de Nature & Progrès pour l’avenir de l’alimentation et de l’agriculture wallonne. Elle comporte différentes revendications précises que nous ne manquerons pas de détailler auprès des nouveaux élus… En espérant qu’elles auront l’heur de les inspirer avant d’agir !

Par Sylvie La Spina

Introduction

L’agriculture européenne est à bout de souffle ! Le modèle agricole d’après-guerre atteint aujourd’hui ses limites. Si le progrès technologique et scientifique, et la politique agricole menée, ces dernières décennies, ont permis d’accroitre les rendements en Europe, ils n’ont pas rempli les objectifs premiers de la politique agricole commune (PAC) repris dans le Traité de Rome (1957) :

– « Augmenter la productivité de l’agriculture » : là, le pari peut paraître réussi si on considère que les rendements agricoles ont doublé, voire triplé, en cinquante ans. Néanmoins, une part de cette hausse de productivité est issue de pratiques non durables et entame de manière dramatique le potentiel du sol. L’utilisation de la fertilisation chimique, si elle permet des croissances végétales plus rapides en court-circuitant les processus longs de minéralisation du sol, entraîne une sensibilité accrue des plantes aux maladies (1), résolue par l’utilisation de pesticides. Néanmoins, fertilisants, fongicides, insecticides et travail mécanique excessif causent un déclin de la vie du sol, allant vers une perte de fertilité importante dans les sols cultivés de manière intensive (2). L’usage des pesticides a pollué – et pollue encore ! – les eaux de surface et souterraines (3) et provoque le déclin de nombreux maillons de nos écosystèmes, par exemple les insectes (4).

– « Assurer un niveau de vie équitable à la population agricole » : si le travail physique en agriculture s’est fortement allégé avec le développement de la mécanisation, force est de constater que les conditions de rémunération des producteurs ne se sont pas améliorées grâce à la politique menée ces dernières décennies. Un grand nombre de producteurs survivent aujourd’hui grâce aux aides octroyées par la politique agricole européenne. En 2016, les aides octroyées dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC) représentaient entre 117 et 503 % du revenu par unité de travail, pour les agriculteurs wallons (5). Cette situation n’est pas valorisante pour les producteurs qui se sentent « assistés » plutôt que de recevoir la juste rémunération qui est directement en lien avec la commercialisation de leurs produits.

– « Stabiliser les marchés » : la mise en place de systèmes de régulation des marchés et de la production – quotas… – a permis, pendant un temps, de stabiliser les prix et les marchés. L’Europe se dirige cependant, depuis une vingtaine d’années, vers une ouverture des marchés, provoquant des fluctuations importantes de prix que subissent de plein fouet les producteurs. Les accords internationaux fragilisent encore la condition des producteurs. La politique d’exportation est instable, notamment en cas de fermeture de marchés : embargo russe…

– « Garantir la sécurité des approvisionnements » : si le consommateur européen semble à l’abri de pénuries alimentaires, la sécurité de l’approvisionnement alimentaire pose question car ceux-ci dépendent, à présent, de productions alimentaires délocalisées. Les denrées alimentaires voyagent d’un bout à l’autre de la planète, des régions abandonnent certaines cultures pour se spécialiser dans des denrées destinées à l’exportation. Force est de constater que notre agriculture ne nous nourrit plus ! La Wallonie dépend largement de l’importation de céréales alimentaires tandis que la majorité des céréales wallonnes partent en énergie ou en fourrages. Notre région produit un million et demi de tonnes de pommes de terre sur trente-huit mille hectares (6) et se targue d’être le premier exportateur mondial de produits à base de pommes de terre !

– « Assurer des prix raisonnables aux consommateurs » : si le prix de vente au consommateur des produits issus de cultures ou d’élevage intensifs est relativement faible, c’est sans compter les externalités de ce mode d’agriculture : impacts environnementaux – pollution, perte de biodiversité, perte de fertilité naturelle des sols, émission de gaz à effets de serre, etc. – et sociétaux – développement de maladies associées à la pollution par les pesticides, augmentation de la stérilité, etc. Le « pas cher », au final, nous coûte extrêmement cher, et souvent plus cher, globalement, que les produits issus de l’agriculture extensive ou biologique (7). Par ailleurs, les défis climatiques imposent une nouvelle manière de considérer notre modèle agricole, en misant davantage sur le local et sur la réduction de l’émission des gaz à effet de serre. Force est de constater que le modèle agricole prôné jusqu’ici n’a pas tenu ses promesses et qu’il est grand temps d’évoluer.

L’agriculture : un projet de société

Depuis ses origines, Nature & Progrès rassemble producteurs et consommateurs pour réfléchir aux questions agricoles et alimentaires, et définir un modèle durable pour notre santé et celle de la Terre. Impliquer les consommateurs dans l’évolution de l’agriculture, c’est garantir un modèle agricole en accord avec notre société, c’est renouer avec une production locale pour une consommation locale. C’est surtout instaurer une véritable relation de confiance entre producteurs et consommateurs et, mieux, un véritable partenariat. La confiance ne se décrète pas et le consomm’acteur, s’il est heureux, offre un prix juste au producteur, conforme à la qualité de l’aliment qu’il lui fournit. Et le producteur retrouve ainsi la fierté de remplir sa mission nourricière, mais aussi toutes les autres : entretenir nos paysages, développer notre biodiversité, tisser les liens sociaux de nos villages (8)…

Nature & Progrès prône donc une production bio locale qui répond à la demande des consommateurs. L’alimentation biologique a de plus en plus de succès auprès des consommateurs, au point que l’offre ne suffit pas, notamment en légumes et fruits. La bio a connu une croissance importante dans notre région : 11,8 % des fermes et 9,7% de la SAU wallonnes sont actuellement en bio. Le Plan Stratégique Bio wallon a débloqué des moyens humains et financiers en vue d’atteindre 18% de la SAU en 2020 et les indicateurs montrent que ce chiffre sera atteint. Il est donc important d’envisager maintenant l’augmentation à 30% de la SAU en maintenant un référentiel réglementaire élevé. Nature & Progrès demande que des moyens soient affectés afin d’accompagner la conversion vers l’agriculture biologique, qu’une attention particulière soit mise sur la qualité du bio via l’adoption de normes strictes afin de se protéger du bio low-cost qui pourrait envahir notre marché.

Les dossiers prioritaires

– Une Wallonie sans pesticides

Les pesticides n’ont jamais tenu leurs promesses ! Leurs impacts sur l’environnement et sur la santé sont aujourd’hui indéniables et extrêmement inquiétants ; l’ampleur des dommages constatés mérite une réaction urgente et ambitieuse. Oui, notre agriculture peut se passer des pesticides chimiques de synthèse, comme le démontre quotidiennement le travail des agriculteurs biologiques et les nombreuses alternatives recensées par notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons » : itinéraires techniques, avancées des outils mécaniques, ou même de nouvelles manières de produire comme l’illustre le Plan Bee pour le sucre. Nature & Progrès demande donc que les moyens soient mis en œuvre – recherche, encadrement, formation… – pour supprimer – et non réduire ! – les pesticides chimiques de synthèse de notre environnement.

– Une agriculture locale pour un consommateur local

Nature & Progrès défend la nécessité d’une agriculture wallonne répondant aux besoins alimentaires des citoyens locaux (9). Dans ce but, il est nécessaire d’encourager la production de céréales à des fins alimentaires – céréales panifiables et orge brassicole – plutôt qu’énergétique ou même fourragère. Le redéploiement d’outils de transformation adaptés – meuneries et micro-malteries travaillant à façon – est essentiel pour redévelopper des filières wallonnes qui vont du grain à la table.

– Des élevages liés au sol

L’élevage doit faire face à de nombreux défis : crise des prix, coûts de production élevés, réduction de la consommation de viande et préoccupations de consommateurs concernant les impacts des élevages sur le climat et le bien-être des animaux.

Pour Nature & Progrès, les bovins doivent être élevés en systèmes herbagers, reposant un maximum sur le pâturage et sur l’herbe. Non seulement les systèmes herbagers sont les plus économiques pour les producteurs mais ils maximisent surtout l’impact positif de l’élevage sur l’environnement et le climat – entretien des prairies permanentes riches en biodiversité et importants puits de carbone -, et le bien-être des animaux. Les races dominantes actuelles sont hyperspécialisées et peuvent difficilement se contenter de l’herbe, notamment dans les régions à sol et à climat plus difficiles. Selon une étude du CRAW (10), les bovins de race Blanc Bleu Belge élevés selon le schéma conventionnel consomment autant de céréales que des porcs, soit deux cents grammes par kilo de viande valorisable. Nature & Progrès encourage donc l’élevage de races mixtes, permettant de valoriser autant le lait que la viande et qui sont – selon les résultats du projet BlueSel (11) – plus rentables que les races spécialisées, dans le modèle herbager. Par ailleurs, ces races permettent de mieux valoriser les veaux, ce qui est une solution au problème éthique majeur de l’élimination des veaux en élevage laitier spécialisé. L’élevage des monogastriques doit également être mieux connecté au cycle de la ferme – davantage d’autonomie alimentaire – et liés au sol – parcours extérieurs. Les besoins comportementaux des animaux doivent être respectés. Selon Nature & Progrès, la consommation de viande blanche devrait être réduite par rapport à celle de viande rouge, étant donné la consommation en céréales de ces animaux qui est concurrente avec l’alimentation humaine. Selon le modèle défini par Nature & Progrès, l’élevage de monogastriques devrait être une activité de diversification des fermes et non leur activité principale, à l’origine d’élevages de grandes tailles et engendrant une situation économique instable pour le producteur, en cas de crises sanitaires, économiques, etc.

– Favoriser l’autonomie des producteurs

Les producteurs wallons sont principalement fournisseurs de matières premières pour l’industrie, généralement localisée en Flandre. Les éleveurs en vaches allaitantes sont naisseurs mais peu engraissent leurs animaux. Cette situation maintient les producteurs dans une situation de dépendance par rapport aux industries et les empêche de profiter de la plus-value sur leurs produits. Il est donc primordial, aux yeux de Nature & Progrès, d’encourager l’autonomie des producteurs dans leur activité de culture ou d’élevage, mais aussi dans la valorisation de leurs produits.

Pour ce faire, il est nécessaire de mettre les moyens en œuvre pour aider les producteurs à se diversifier et à réaliser par eux-mêmes, ou via un partenariat, la transformation de leurs produits. Ceci peut se faire par la création de coopératives et par la mise en place de groupements de producteurs. Dans le cas de la valorisation de la viande, Nature & Progrès soutient la nécessité de remettre en place des possibilités d’abattage de proximité ou à la ferme – camion mobile d’abattage, tir en enclos… -, étant donné la raréfaction des outils d’abattage wallons. La découpe de la viande ne doit pas être oubliée car elle constitue également un maillon faible de la filière (12).

– L’accès aux terres agricoles

En vue de maintenir et d’encourager une agriculture familiale et artisanale, l’accès aux terres agricoles est une chose primordiale. Deux obstacles majeurs doivent toutefois être mis en évidence : le manque de souplesse du bail à ferme qui provoque un désengagement des propriétaires de terres, passant alors par des sociétés de gestion ou gardant simplement leurs terres inoccupées, et l’érosion constante du pool de terres agricoles disponibles en Wallonie, par les phénomènes d’artificialisation, que ce soit pour le logement ou les activités économiques. Nature & Progrès prône donc l’inclusion de clauses environnementales dans les baux à ferme, en accord avec le propriétaire et le producteur. Ce bail à ferme doit également sortir de la quasi-perpétuité. Par ailleurs, Nature & Progrès soutient l’idée de la création de zones nourricières protégées, comme celles qui sont mises en place en Suisse, afin de protéger les terres agricoles et les consacrer à une agriculture visant à rencontrer les besoins alimentaires locaux (13).

A travers ces différentes recommandations, Nature & Progrès revendique une agriculture biologique, locale, nourricière et familiale, fruit d’un partenariat étroit entre les producteurs, les transformateurs et les consommateurs wallons. Riche de son patrimoine et de son savoir-faire, la Wallonie est en première ligne pour répondre à ces objectifs. Un défi à relever ensemble !

Notes

(1) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la métanalyse de Veresoglou S.D., Barto E.K., Menexes G. et Rillig M.C. 2012. Fertilization affects severity of disease caused by fungal plant pathogens. Plant Pathology 62 (5) : 961-969.

(2) Nombreuses références scientifiques dont la revue de Kalia A. et Gosal S.K. 2011. Effect of pesticide application on soil microorganisms. Archives of Agronomy and Soil Science 57 (6) : 569-596.

(3) Consulter notamment le rapport du Service Public de Wallonie sur l’Etat de l’environnement wallon (2017) – Fiches EAU 8 « Micropolluants dans les eaux de surface » et 14 « Pesticides dans les eaux souterraines ».

(4) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la méta-analyse récente de Sánchez-Bayo F., Wyckhuys K.A.G. 2019. Worldwide decline of the entomofauna : A review of its drivers. Biological Conservation, 232 : 8-27.

(5) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir tableau III.8 en annexe).

(6) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir annexe II.2)

(7) Voir notamment les analyses de True Price : www.trueprice.org

(8) L’implication de la société civile dans les questions agricoles est mise en avant par le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §3, point 4)

(9) La fonction nourricière de l’agriculture wallonne pour la consommation locale a été définie comme prioritaire dans le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §2 et Art.D1er, §3, point 1)

(10) Van Stappen F., Delcour A., Gheysens S., Decruyenaere V., Stilmant D., Burny Ph., Rabier F., Louppe H. et Goffart J.-P. 2014. Etablissement de scénarios alternatifs de valorisations alimentaires et non alimentaires des ressources céréalières wallonnes à l’horizon 2030. Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement. 18 : 193-208

(11) Vanvinckenroye C., Walot Th., Bontemps P.-Y., Glorieux G., Knoden D., Beguin E. et Le Roi A. 2016. Le Blanc-bleu-mixte. Dossier technico-économique de base.

(12) Le code wallon de l’agriculture prévoit de favoriser l’autonomie des agriculteurs et des exploitations agricoles, individuellement ou collectivement, en termes de production, de transformation et de commercialisation (Art.D1er, §2, point 8). Il vise également la diversification de la production agricole (Art.D1er, §2, point 12)

(13) Le code wallon de l’agriculture met en évidence la nécessité de conserver les surfaces affectées à la production agricole (Art.D1er, §2, point 7)

Pas de béton pour nos cochons !

Ce début d’année 2019 voit naître, en Flandre, la désormais autoproclamée « plus grande porcherie bio belge ». Les porcs de la société Biovar.be sont destinés au groupe Colruyt. Nature & Progrès est évidemment très interpellé par l’apparition de ces nouveaux élevages de porcs « tout béton ». Ils sont à la limite de la certification en agriculture biologique et s’éloignent, en tout cas, dangereusement de la philosophie de la bio qui est la nôtre.

Par Sylvie La Spina

Introduction

Nature & Progrès, association de producteurs et de consommateurs biologiques, demeure sidérée par ce nouveau modèle de porcherie « tout béton » où tant les espaces intérieurs qu’extérieurs directs sont artificialisés. Pourtant, la réglementation européenne précise que « des aires d’exercice permettent aux porcins de satisfaire leurs besoins naturels et de fouir. Aux fins de cette dernière activité, différents substrats peuvent être utilisés » (R889/2008, Art 11, point 6). L’élevage industriel en question propose bien à ses porcs… quelques brins de paille !

Fouir ! Là-bas fouir !

On nous rétorquera peut-être que les substrats en question ne sont pas définis dans la réglementation. Toutefois le simple bon sens veut que des surfaces en béton ne soient pas adaptées. Et les quelques brins de paille servant de litière aux porcs sont évidemment insuffisants pour leur permettre d’assouvir leur besoin naturel de fouir. Sur son site Internet – www.biovar.be -, l’élevage se dit pourtant « plus que bio », notamment en ce qui concerne le bien-être animal. « Chaque animal a le libre choix de manger, de boire et de bouger à tout moment« , ce qui est bien heureux et par ailleurs obligatoire selon la réglementation biologique. « Chaque promenade extérieure offre une vue imprenable via une séparation en mezzanine ouverte » : on voit, en effet, sur les quelques photos mises en ligne une vue imprenable sur quelques mètres carrés de béton. Et de hautes barrières en plastique.

« Toutes les catégories d’animaux vivent en groupe » : c’est aussi une obligation de la réglementation européenne sur l’agriculture biologique, le cochon étant un animal sociable. Peut-être le comprenez-vous comme nous : dans le discours de Biovar.be, l’associé de Colruyt, tout est affaire de communication et d’application minimale des règles. C’est totalement contraire à l’esprit du bio qui guide les choix de nos agriculteurs. Rappelons donc ce que doit l’élevage biologique des porcs selon Nature & Progrès.

« La production biologique est un système global de gestion agricole et de production alimentaire qui allie les meilleures pratiques environnementales, un haut degré de biodiversité, la préservation des ressources naturelles, l’application de normes élevées en matière de bien-être animal […]« , précise encore le règlement européen R834/2007 relatif à l’agriculture biologique. Aux yeux de Nature & Progrès, un élevage biologique doit respecter les besoins naturels des animaux. Or les cochons ont besoin de fouir : c’est un comportement inné lié à leur régime alimentaire et à leur mode de vie. L’accès à des terres ou à d’importantes couches de paille est donc absolument recommandé pour laisser les animaux assouvir leur instinct. Conservons donc un élevage lié au sol dans notre région où les prairies sont dominantes.

Dans la bio telle que la prône Nature & Progrès, les cochons sont élevés à l’extérieur et rentrent quand les conditions sont défavorables. Dans le modèle industriel, les cochons vivent à l’intérieur et peuvent parfois sortir « en promenade ». Voilà une différence de philosophie particulièrement marquante ! Nature & Progrès plaide donc pour des élevages de porcs ou de volailles en diversification et non en activité principale. Pour tirer un revenu suffisant de ce type d’élevage, il semble, en effet, indispensable d’élever un grand nombre d’animaux, ce qui est difficilement compatible avec le bien-être animal, la prévention des maladies, l’autonomie des fermes – en amont et en aval de l’élevage – et les aspects écologiques – la gestion des fumiers. Les porcs ont la faculté de valoriser les « déchets » de production, tels que le son des céréales ou le petit lait de la fromagerie. C’est dans ce sens qu’un élevage porcin peut s’associer avec les activités de fermes biologiques liées au sol, en polyculture-élevage. A la ferme de Stée, près de Ciney, par exemple, les porcs valorisent le petit lait issu de la transformation en fromages des laits de vaches, de brebis et de chèvres. Les éleveurs ont également développé une boucherie pour proposer la viande de porcs au magasin de la ferme.

Le bien-être des porcs

Pouvoir exprimer les comportements propres à l’espèce est, pour tout animal, une des composantes cruciales du bien-être. Les porcs explorent leur environnement et manipulent des objets pour la recherche d’endroits attractifs pour se coucher, pour acquérir des connaissances générales sur leur domaine vital et pour chercher de la nourriture. Cette dernière activité, aussi dénommée « fouille alimentaire », est un comportement majeur chez le porc. Quand les porcs domestiques peuvent vivre en liberté dans un cadre boisé, ils passent les trois quarts de leur temps actif à effectuer des comportements de fouille alimentaire, même quand ils sont nourris à satiété. Les fouilles consistent à pâturer, retourner, trouver et renifler des objets. Ce comportement a évolué au cours des millénaires, permettant aux porcs de trouver de la nourriture toute l’année. La sélection naturelle a favorisé ceux qui fouissaient le plus et ces comportements sont maintenant fixés, y compris chez le porc domestique moderne.

Pour amener les porcs à combler leurs besoins de fouille, les éleveurs doivent donc mettre à leur disposition des substrats qui incitent à ce comportement, idéalement comestibles et pouvant être mâchonnés et fouillés avec le groin. Si les besoins d’exploration et de fouille ne sont pas rencontrés, les porcs expriment leur frustration en mordant tout ce qui se trouve à leur portée, notamment la queue de leurs congénères. Cette anomalie comportementale, nommée « caudophagie », est ainsi plus fréquente dans des élevages sur caillebotis que dans des élevages installés en plein air ou sur une importante couche de paille. En plein air, les cochons se roulent dans la boue pour se protéger des parasites et du soleil ; ils sont, en effet, très sensibles aux coups de soleil et ont besoin de réguler leur température dès qu’il fait chaud. Une bonne couche de boue leur permet de se rafraîchir plus efficacement que des bains d’eau. D’où le procès en malpropreté qui leur est trop souvent fait…

Une volonté d’industrialisation de l’agriculture biologique

Dans le cadre de la révision du règlement bio européen, les pressions se font d’ores et déjà ressentir pour officialiser, dès 2021, un mode d’élevage « tout béton » dans le secteur bio. L’idée est de ne plus fournir qu’un caillebotis extérieur aux animaux, et donc de s’orienter vers le 100% béton. Les producteurs et les consommateurs de Nature & Progrès opposeront un non ferme et catégorique à cette volonté.

Le développement d’élevages biologiques intensifs et à grande échelle est lié au souhait des grandes surfaces – ici, Colruyt – d’offrir de la viande biologique locale au consommateur, ceci au prix le plus bas possible, grâce à une filière intégrée et à des économies d’échelle. Ces circuits gérés par des investisseurs sont, semble-t-il, plus faciles à mettre en place que ceux de groupements d’éleveurs. Pour travailler avec les grandes surfaces, il est, en effet, nécessaire de fournir, avec régularité, des produits standardisés. Or pareille démarche est ardue pour nos producteurs artisanaux wallons, elle tend à appauvrir la spécificité de nos élevages. Pour cette raison notamment, Nature & Progrès prône le circuit court et la préservation de l’artisanat, tant dans les métiers de l’élevage que dans ceux de la boucherie. Nous nous posons également la question de l’opportunité, pour un distributeur, de s’investir dans le développement d’outils de production agricole. Nous pensons que la production agricole doit rester dans des fermes familiales et nourricières Nous sommes également convaincus que les grandes enseignes doivent strictement se cantonner à faire leur job : distribuer !

Chez les producteurs bio labellisés Nature & Progrès, l’élevage de porcs n’est pas une activité dominante. Elle est toujours associée à d’autres activités d’élevage ou de culture, et souvent à de la transformation fromagère. En effet, le petit lait issu de la production de fromages est donné aux cochons qui valorisent ce « déchet » en viande. Les éleveurs sont, pour la plupart, en autonomie au niveau de l’alimentation de leurs cochons : des surfaces de céréales sont cultivées pour compléter la ration.

A l’heure où le radicalisme « végan » nous rappelle, souvent avec raison, que nos biftecks et nos côtelettes sont trop souvent la cause d’intolérable souffrances, Nature & Progrès veut entreprendre l’effort pédagogique nécessaire pour que toute la viande produite ne soit pas jetée dans le même sac. Cet effort commence évidemment avec la dénonciation des industriels opportunistes qui se moquent totalement de l’esprit des choses et de leur raison d’être. Seule compte, à leurs yeux, une labellisation à moindre frais, au détriment de tous les éleveurs scrupuleux qui jouent le jeu de la qualité et de l’éthique. Disons-le clairement : flirter délibérément avec la limite réglementaire est une forme de sabotage que nous ne tolérerons pas !

Sources

– site Internet de Biovar.be (www.biovar.be)

– site Internet du projet européen Welfare Quality (www.welfarequality.net/en-us/home/)

« les porcs doivent avoir un accès permanent à une quantité suffisante de matériaux permettant des activités de recherche et de manipulation suffisantes, tels que la paille, le foin, la sciure de bois, le compost de champignons, la tourbe ou un mélange de ces matériaux qui ne compromette pas la santé des animaux » (Directive UE 2008/120/CE, Annexe 1, par.4)

« Les océans s’élèvent, nous aussi ! »

Le monde bascule ! Echangeons dans l’urgence vécus, horizons, pratiques, idées, récits et même émotions. Les regards portés sur les ruptures en cours sont variés, contradictoires, car l’avenir lui-même est plus que jamais incertain. « Les océans s’élèvent, nous aussi« , disait crânement une pancarte aperçue lors d’une manifestation de jeunes élèves pour le climat. Les générations futures prennent les choses en main. Peut-on imaginer plus belle raison d’espérer ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

C’était presque devenu une expression vide. Tous l’utilisaient ! Les vrais écologistes mais aussi les faux, les entreprises, les politiciens, les professeurs. On l’entendait partout : à la radio, à la TV, en conférence. Tout le monde était d’accord : il fallait penser aux générations futures. C’était pratique. Personne ne savait à quoi elles allaient ressembler. Elles n’étaient juste pas nées ! C’était plus ou moins proche ou, mieux, vaguement lointain. Mais un jour, à force de laisser passer le temps, tandis qu’on inventait des éco-gestes et des petites solutions techniques individuelles à l’ombre de nos revenus assurés et de nos standards de vie légèrement verdis, tandis que le CO2 continuait d’être émis chaque année un peu davantage, tandis que les espèces disparaissaient de plus en plus vite, un jour donc, alors qu’on n’arrêtait pas de parler à leur place sans agir à la mesure des menaces, les générations futures sont arrivées. Elles parlaient déjà ! Elles se sont mises à brosser l’école pour manifester. Elles nous ont regardés avec ahurissement. C’est qu’elles avaient démasqué nos petits efforts ridicules. Nous la génération « développement durable », nous les installés qui avions pu réfléchir sereinement à la qualité de notre isolation thermique en dégustant des bières bio dans une ambiance hyper-sympa, nous étions grillés. Nous avions l’air de quoi, en 2018, quand le dernier rapport du GIEC prévenait que pour maintenir le réchauffement climatique sous le seuil des 1,5°C, « il faudrait modifier rapidement, radicalement et de manière inédite tous les aspects de la société » ? Nous avions l’air de quoi avec nos écopacks, nos tomates-cerises du potager et nos moteurs hybrides ?  Les générations futures, elles, avaient eu le temps de comprendre l’ampleur des bouleversements et combien dérisoires étaient nos verdissements. Oui, nous avions l’air con.

Une Suédoise de quinze ans à la COP24

Les images ont fait le tour du monde, et elles ont bien fait. En décembre 2018, nous découvrons Greta Thunberg. Presque encore une enfant, le visage fermé, résolu. Cette jeune Suédoise – rien à voir avec une certaine coalition belge ! – a commencé à brosser l’école en septembre dernier. Tous les vendredis, elle se rend devant le Parlement suédois pour exiger du gouvernement une action plus radicale contre le réchauffement climatique. Cela a attiré les médias, d’autres jeunes l’ont rejointe. Son discours est simple et direct. Il fait mouche. « La biosphère est sacrifiée pour que certains puissent vivre de manière luxueuse, martèle-t-elle sans trembler lors de la COP 24. C’est la souffrance de nombreuses personnes qui paie le luxe de quelques autres. » En Suède, la jeune militante a fait l’objet d’attaques de l’extrême-droite et de climato-sceptiques, l’accusant d’être manipulée par sa mère, une chanteuse d’opéra connue pour ses positions engagées. Celle-ci assure que ce n’est pas le cas, que c’est même plutôt la contraire, sa fille les ayant convaincus de changer de régime alimentaire et de ne plus prendre l’avion.

Avec les dirigeants présents à la COP 24, elle ne prend pas de pincettes : « Vous parlez de croissance économique verte et durable parce que vous avez peur d’être impopulaires. Vous parlez de poursuivre les mêmes mauvaises idées qui nous ont mis dans cette situation. Alors que la seule réaction logique est de tirer le frein d’urgence. Vous n’êtes pas assez matures pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau-là, vous nous le laissez à nous, les enfants. » L’accusation est forte. Elle ne concerne pas seulement l’aveuglement ridicule dans l’économie verte, elle pointe aussi la responsabilité de la parole hypocrite, du mensonge politicien, du dogme de la communication positive. C’est presque une leçon d’éducation renversée. Les enfants disent à leurs parents : arrêtez de nous raconter des histoires, arrêtez de nous faire croire au Père Noël du développement durable. Et ce que Greta Thunberg dit, en substance, c’est qu’il s’agit non pas d’une question d’économie, mais de politique. « Nous ne pouvons pas traiter une crise si nous ne la traitons pas comme telle. Nous devons laisser les énergies fossiles dans le sol. Et nous devons nous concentrer sur l’équité. Nous ne sommes pas venus ici pour supplier les dirigeants du monde de s’inquiéter. Vous nous avez ignorés par le passé et vous nous ignorerez encore. Nous sommes à court d’excuses et nous sommes à court de temps. Nous sommes venus ici pour vous dire que c’est l’heure du changement, que ça vous plaise ou non.« 

Élèves australiens, belges et suisses dans la rue

Il semble que les premiers écoliers à avoir suivi l’appel de Greta Thunberg soient les Australiens. Le vendredi 30 novembre, des grèves ont été organisées à travers tout le pays, l’un des plus importants émetteurs de gaz à effet de serre par habitant du monde. Le premier ministre australien, Scott Morrison, a en effet renoncé à inscrire dans la loi les engagements de réduction des émissions. Il avait également méprisé l’engagement des jeunes en déclarant, quelques jours avant la mobilisation : « Ce que nous voulons, c’est plus d’apprentissage et moins d’activisme dans les écoles. » (2)

Les douze mille cinq cents jeunes belges qui ont manifesté à Bruxelles le jeudi 17 janvier ont, eux aussi, attiré l’attention du monde entier. Leur message principal, inspiré de Greta Thunberg, est d’une simplicité déconcertante. L’un d’entre eux, Piero Amand, déclarait ainsi sur les ondes de La Première : « Ce qu’on dit c’est : pourquoi aller en cours si on n’a pas d’avenir ? » Certaines réactions des générations « passées », si l’on peut se permettre cette provocation de langage, ont été d’une condescendance et d’une médiocrité hallucinantes. Du même type que celle du premier ministre australien… Les jeunes devraient plutôt apprendre à devenir de bons scientifiques ou de bons ingénieurs, voyez-vous ! On a même vu circuler dans la presse des réactions climato-sceptiques, sous-entendant que les jeunes devraient se méfier du discours médiatique ambiant sur le réchauffement climatique. Entre ces défenseurs de l’ancien monde de la croissance et l’attente des élèves en grève, l’opposition est totale. « On attend des mesures drastiques, radicales, pour changer la société en profondeur« , dit encore Piero Amand.

Le lendemain de cette manifestation belge, on apprenait que huit mille étudiants s’étaient rassemblés à Lausanne, quatre mille à Genève et plusieurs milliers dans d’autres villes suisses, également pour réclamer des politiques climatiques plus radicales. « Il y a urgence, parce que la politique des petits gestes du quotidien ne suffit plus, affirme l’un de ces étudiants, Léo Tinguely. Il faut penser à changer les modes de production et de vie » (3).

Tant en Belgique qu’en Suisse, les jeunes pensent que c’est le début d’un mouvement. Ils ont bien l’intention de poursuivre les actions durant plusieurs mois. Le 24 janvier, trente-cinq mille jeunes ont défilé dans les rues de Bruxelles ! C’est trois fois plus que la semaine précédente, dix fois plus que quinze jours plus tôt. Leur mobilisation suit une courbe exponentielle.

Le droit des générations futures

Outre la grève et les manifestations, un autre puissant levier a été actionné en faveur des générations futures : celui du droit. Aux États-Unis, un groupe de vingt-et-un enfants et jeunes, âgés de neuf à vingt ans, a déposé une plainte contre le gouvernement en août 2015. Celle-ci a été jugée recevable le 10 novembre 2016 par Ann Aiken, une juge fédérale de l’Oregon. Les plaignants s’estiment victimes d’une discrimination contrevenant aux droits constitutionnels. Ils accusent l’État d’avoir poursuivi le développement des ressources et de l’industrie fossiles en connaissance de cause : cela fait plus de cinquante ans que les gouvernements successifs reconnaissent le rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique. Ce dont il s’agit, précise l’arrêt rendu par la juge Aiken, est de « déterminer si les plaignants sont fondés à réclamer des actions au gouvernement et si une juridiction peut ordonner à l’État son comportement, sans contredire la Constitution (…). Ce dossier implique que l’action ou l’inaction des mis en cause a si profondément détérioré notre planète qu’elle menace les droits constitutionnels des plaignants à la vie et à la liberté. » (4)

Baptisé « Youth vs. United States » – la jeunesse contre les États-Unis -, ou parfois « Juliana vs. Government« , ce procès « fait partie d’une campagne de l’association Our Children’s Trust, basée dans l’Oregon, pour obliger les États et le gouvernement fédéral à prendre des mesures concrètes et contraignantes pour lutter contre les changements climatiques. » (5) Plusieurs fois suspendu puis repris à la suite de recours successifs de l’administration Trump qui tente de l’orienter sous l’angle du respect des lois environnementales, ce procès pourrait bien constituer une première mondiale. Il ferait entrer dans les pratiques juridiques ce que plusieurs chercheurs tentent de théoriser depuis quelques années : les droits fondamentaux des générations futures. C’est le cas de la juriste Emilie Gaillard, maître de conférences à l’Université de Caen. « Pour les juristes, explique-t-elle, intégrer les générations futures dans leur univers, c’est accepter de réaliser une révolution copernicienne. En fait, le Droit, de manière tout à fait naturelle, a été pensé pour régir les relations entre les hommes actuellement vivants entre eux. C’était au droit de demain de s’occuper de l’avenir. Mais aujourd’hui, cela n’est plus possible. » (6) C’est le philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage majeur Le Principe Responsabilité publié en 1979, qui a attiré l’attention sur le fait qu’en entrant dans une civilisation technologique pouvant mettre en danger les générations futures, l’humanité se trouvait face à des questions éthiques tout à fait nouvelles. Emilie Gaillard résume ainsi sa démarche : faire entrer ces nouvelles questions éthiques dans le Droit. « C’est comme si le Droit était pensé en deux dimensions. Mon travail, c’est d’y intégrer la dimension transgénérationnelle et de le faire passer en 3D.« 

De la lutte des classes à la lutte des générations ?

Longtemps, on a pu se demander pourquoi un enjeu aussi grave que le réchauffement climatique ne donnait pas naissance à un mouvement social digne de ce nom, avec des mobilisations massives et des grèves comme cela commence à être le cas aujourd’hui. L’une des réponses possibles était : parce qu’aucun groupe social ne se sentait directement menacé. Il s’agissait d’une lutte abstraite, différée en quelque sorte, alors qu’historiquement, toutes les grandes mobilisations collectives faisaient converger l’intérêt général avec les intérêts immédiats et urgents de groupes sociaux précis – les ouvriers, par exemple, ou la population noire aux USA, ou des peuples luttant pour leur indépendance dans les anciennes colonies…

Ce qui semble se dessiner avec les grandes mobilisations étudiantes pour le climat, c’est qu’une ligne de conflictualité politique inédite s’ajoute à toutes les autres. Une génération entière accède à la conscience, directe et concrète cette fois, de toutes les conséquences qu’elle aura à subir de son vivant. Cette génération accède en même temps à une « conscience d’elle-même », comme autrefois on parlait de « conscience de classe ». Forte de cette conscience, elle serait alors en mesure de se dresser – radicalement ! – contre le vieux monde politique paralysé dans des trajectoires catastrophiques. La grève et le droit sont deux armes qui ont fait leurs preuves. Les générations futures s’en saisissent. Et c’est une excellente nouvelle politique. Elle a, en tout cas, de quoi secouer une vieille association comme Nature & Progrès : cette profonde inquiétude est évidemment depuis longtemps la nôtre, nous qui avons promu la bio pour compenser ces déséquilibres aujourd’hui mis en lumière par le réchauffement climatique. Mais la détermination dont tous ces jeunes font preuve aujourd’hui est-elle toujours la nôtre ? Ou nous serions-nous assoupis, chemin faisant, sous un soleil toujours plus chaud ?

Notes

(1) Discours de Greta Thunberg à la COP 24 à Katowice (Pologne), le 14 décembre 2018.

(2) Aurore Coulaud, « Climat : les jeunes australiens en pleine rébellion contre le gouvernement« , Libération, 5 décembre 2018.

(3) « Des milliers de jeunes dans les rues pour sauver le climat« , 20minutes.ch, 18 janvier 2019.

(4) Elisabeth Schneiter, « Les jeunes et la justice pourraient faire plier Trump sur le climat« , Reporterre, 14 novembre 2016.

(5) Elisabeth Schneiter, « Aux États-Unis, la Cour suprême entrave le procès des jeunes pour le climat« , Reporterre, 23 octobre 2018.

(6) Pour un droit des générations futures !, conférence d’Emilie Gaillard, TEDxRennes, visible sur Youtube.

Notre avenir électrique

Pour permettre à nos concitoyens d’envisager sereinement la sortie de la Belgique du nucléaire – la Loi de 2003 prévoit déjà la fermeture de Doel 3 en octobre 2022 et celle de Tihange 2 en février 2023 -, Nature & Progrès a récemment donné la parole à deux ingénieurs spécialisés dans ces questions. Christian Steffens, ingénieur industriel et consultant indépendant, et Yves Marenne, directeur scientifique à l’ICEDD (Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable) ont, tour à tour, répondu à nos interrogations… Mais que faut-il en retenir ? Quels sont les points de convergence et de divergence qui sont apparus à cette occasion ? Qu’en pense Nature & Progrès ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Nos deux spécialistes s’accordent sur la nécessité de respecter la loi de sortie du nucléaire votée en 2003, le seul objet de négociation entre partenaires politiques pouvant éventuellement être la prolongation de quelques années de l’une ou l’autre unité de production. Rappelons ici que les sept unités dont dispose la Belgique – trois à Tihange, près de Huy, et quatre à Doel, près d’Anvers – ont été construites aux frais du contribuable belge et sont aujourd’hui largement amorties. Le coût de l’électricité qui y est produite est donc relativement faible, ce qui rend ces vieilles centrales extrêmement profitables pour leur actuel exploitant. Ces machines ayant toutefois largement dépassé la durée d’exploitation initialement prévues, vouloir les utiliser jusqu’au bout de leurs possibilités fait courir des risques toujours plus élevés aux populations, générant chez elles une anxiété de plus en plus insupportable…

Libéralisation ?

« Pousser » encore un peu les vieilles centrales semble donc être à présent le seul enjeu politique réel. Car, s’agissant d’en construire de nouvelles, nos experts sont formels : « plus aucun exploitant privé dans le monde, dit Christian Steffens, ne veut se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires, sauf bien sûr si un état s’en mêle… » Sécurité oblige, l’électricité nucléaire est toujours plus chère à produire : 120 euros du MWh, en moyenne, estime-t-il, ce qui est beaucoup plus onéreux que l’éolien, par exemple, lequel oscille entre 50 et 90 euros du MWh… Yves Marenne confirme que « personne – sauf peut-être à la NVA ? – ne parle plus de construire un nouveau réacteur car, si on voulait le faire, on ne voit pas quelle commune l’accepterait sur son territoire, ni qui serait l’investisseur prêt à déposer sur la table les milliards nécessaires. » Et Yves Marenne de poursuivre, en constatant à quel point tout retour sur investissement doit aujourd’hui être rapide : « je ne vois pas, contrairement à ce qui est pourtant souvent affirmé, comment le nucléaire pourrait être compatible avec le libéralisme économique ambiant. Dans nos pays européens, en tout cas, et plus encore en Belgique…« 

Christian Steffens rappelle que, depuis la libéralisation du marché de l’énergie, la véritable gestion du réseau est assumée par Elia qui doit disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. « En plus du prix du KWh payé au fournisseur, précise-t-il, apparaissent donc, sur la facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail, souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution.« 

Yves Marenne précise que certains fervents du nucléaire prêchent même pour un retour en arrière par rapport à la libéralisation du marché de l’énergie, souhaitant une re-monopolisation voire une renationalisation, afin que l’état puisse apporter sa garantie dans un marché devenu trop périlleux pour l’investisseur privé.

Effet de serre ?

En termes d’enjeu climatique, Christian Steffens rappelle que le nucléaire ne représente qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! « Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale, dit-il, puisque réduire la consommation énergétique de 1,5% à l’échelle de la planète – ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus – ne poserait aucun problème technique…« 

Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme la Belgique, il est clair que remplacer, même temporairement, le nucléaire par du gaz augmentera un peu nos émissions de CO2. « Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, précise l’expert, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle globale…« 

Yves Marenne est sur la même longueur d’onde, rappelant d’abord que l’ensemble des problèmes environnementaux ne peuvent se réduire exclusivement à la question du climat, avant d’ajouter qu’en effet, « il paraît difficile, dans le timing actuel, de ne pas passer par une phase de renforcement de notre consommation de gaz naturel, ce qui fera donc augmenter nos émissions de gaz à effet de serre, au moins temporairement. » Il voit quand même là la meilleure solution pour permettre la sortie de la Belgique du nucléaire, lequel pose à notre population d’autres problèmes, sans doute nettement plus graves et hypothèque nos capacités d’investissement dans le renouvelable…

Remplacement ?

Christian Steffens insiste, on le sait peu, sur le fait que la consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, la puissance appelée par le réseau variant entre 5 et 13 GW selon le moment. Notre consommation d’énergie électrique est ainsi, pour l’ensemble du pays, d’environ 80.000 GWh par an.

« De nouvelles applications vont devoir être rencontrées, ajoute-t-il, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu… » « En matière de mobilité, précise Yves Marenne, l’électricité n’offre pas la même facilité d’usage que les carburants fossiles, elle induira donc un nouveau rapport du consommateur à l’énergie. » Difficile dès lors d’imaginer de quoi notre avenir sera fait. Et méfions-nous de ceux qui, mus par leurs propres intérêts, prétendent avoir une boule de cristal entre leurs mains… Mais que se passera-t-il quand le nucléaire s’arrêtera ?

« Vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable, affirme Christian Steffens. Nous devons d’abord comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé !« 

C’est élémentaire, le Watt qui n’est pas à produire – le NegaWatt – est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il est aussi beaucoup moins cher…

« Mettre en route des capacités équivalentes à celles d’une centrale qu’on ferme est une vision simpliste, confirme Yves Marenne. Des centrales nucléaires à l’arrêt, il y en a à peu près tout le temps et leur taux de disponibilité est toujours plus réduit vu leur âge. Nos capacités d’importation étant toujours plus importantes, nous ne devrons pas obligatoirement démarrer un équivalent gaz quand une centrale nucléaire sera définitivement mise à l’arrêt. A mon avis, le monde du 100% renouvelable sera un monde beaucoup plus électrique et donc beaucoup plus interconnecté…« 

Cela signifie-t-il qu’en attendant de disposer des capacités renouvelables suffisantes, nous pourrions consommer le nucléaire des autres ? « C’est oublier, précise Yves Marenne, que le nucléaire français est aussi vieillissant que le nucléaire belge et que nous ne devrons plus trop compter sur lui dans l’avenir…« 

Consommateur ?

Principale divergence entre nos deux experts : la capacité à imposer une limite au consommateur. « Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, affirme Christian Steffens, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage. Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses !« 

Yves Marenne, quant à lui, n’affiche pas tout à fait le même volontarisme : « Je ne table personnellement pas trop sur une forte diminution de notre consommation à l’échelle de la société ; je crois que c’est un vœu pieux même s’il est vrai que la consommation d’électricité n’augmente plus, en Belgique, ces dernières années…« 

L’éducation du consommateur sera-t-elle donc le paramètre le plus difficile à faire évoluer ? Faudra -t-il redouter des augmentations de prix qui affecteront surtout les moins nantis ? Mais la solution pour réduire leur consommation ne résiderait-elle pas justement dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies ?

« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe Christian Steffens ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à consommer mieux. Il me semble donc normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat devrait, par contre, consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins !« 

Même son de cloche chez Yves Marenne : « une baisse générale de la TVA favoriserait les gros consommateurs et ceux qui en ont le plus besoin sont justement des gens qui consomment peu – une telle mesure ne les cible donc pas ! – et il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’elle soit suffisante pour leur venir réellement en aide. Cette baisse me paraîtrait donc inefficace, d’autant plus que, la TVA se répercutant dans l’index, elle retarderait d’autant l’indexation des salaires. Le débat sur la taxation du carbone reste très important à mes yeux car c’est une des voies permettant d’envoyer un signal, non pas directement sur la consommation énergétique mais sur les émissions de gaz à effet de serre qui devront immanquablement être rendues globalement plus chères.« 

Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?

Sortir du nucléaire, c’est maintenant ! Il faut le faire !

« Techniquement et économiquement, dit Yves Marenne, entamer notre sortie du nucléaire d’ici moins de quatre ans ne pose pas de problème majeur ! » « Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire Christian Steffens, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique !« 

Prolonger, prolonger encore, de vieilles machines industrielles sans prendre aucune option nette sur notre avenir énergétique. Est-ce bien sérieux ? La position de Nature & Progrès, sur la question du nucléaire, est depuis toujours celle du monde écologiste. Et elle semble de plus en plus largement partagée, la filière nucléaire apparaissant de plus en plus opaque. Avec elle, c’est l’ancien monde qui montre aujourd’hui ses limites, sans doute parce qu’il s’est trop longtemps imaginé ne pas en avoir…

2025 : la fin du nucléaire belge est proche !

Les premières centrales nucléaires belges fermeront définitivement leurs portes dans moins de quatre ans : Doel 3 en octobre 2022, Tihange 2 en février 2023 ! Gageons donc que les partisans du statu quo nucléaire ne vont pas désarmer dans la campagne électorale de 2019. Quels arguments devons-nous leur opposer ? Voici l’avis d’un spécialiste en la matière : Yves Marenne, directeur scientifique à l’ICEDD (Institut de Conseil et d’Etudes en Développement Durable).

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Depuis quelques années, rappelle Yves Marenne, le climat est devenu le principal argument de l’industrie nucléaire. Le Forum nucléaire, par exemple, estime que nucléaire et renouvelable font partie, ensemble, de la solution aux dérèglements climatiques. Rappelons cependant que l’ensemble des problèmes environnementaux ne peuvent se réduire exclusivement à la question du climat ; d’autres graves questions se posent que Nature & Progrès connaît d’ailleurs bien mieux que moi…

Dans le timing actuel, c’est-à-dire avec sept centrales fermant entre 2022 et 2025 – tout aurait sans doute été très différent si on avait respecté le timing initial -, il paraît difficile de ne pas passer, ne serait-ce que temporairement, par une phase de renforcement de notre consommation de gaz naturel. Être ainsi contraints et forcés de produire notre électricité à l’aide de centrales TGV – turbines, gaz, vapeur – fera croître notre consommation de gaz naturel et donc augmenter nos émissions de gaz à effet de serre, au moins temporairement. C’est mathématique ! »

Vers des énergies renouvelables…

« En complément d’une production renouvelable croissante, le gaz naturel est juste la meilleure solution temporaire pour permettre la sortie du nucléaire, continue Yves Marenne, celui-ci posant, on ne le sait que trop bien, toute une série de questions principalement liées aux risques inhérents à des centrales vieillissantes et à la gestion des déchets nucléaires. Le tout est, bien sûr, de voir combien de temps durera cette solution temporaire. Des solutions renouvelables viendront remplacer progressivement le gaz naturel ; rappelons ici la résolution du Parlement Wallon, du 28 septembre 2017 – votée à l’unanimité ! -, qui fixe l’objectif du 100% renouvelable pour la Wallonie en 2050 ! Etre sérieux vis-à-vis de cet objectif-là suppose donc, à terme, la sortie totale du nucléaire et même des centrales TGV. Je ne table personnellement pas trop sur une forte diminution de notre consommation à l’échelle de la société. Je crois que c’est un vœu pieux même s’il est vrai que la consommation d’électricité n’augmente plus, en Belgique, ces dernières années…

La question du stockage de l’énergie sera un des principaux problèmes posés par le renouvelable, outre qu’il est intermittent et en partie non-prévisible. L’offre d’énergie renouvelable ne collera pas nécessairement avec la demande, et des solutions de stockage à grande échelle seront certainement nécessaires ; c’est une des conclusions de l’étude 100% renouvelable à laquelle collabora l’ICEDD en 2011 (1). Mais quelles seront-elles ? Il y aura bien sûr les solutions journalières, de type Coo qui délivre grosso modo la puissance d’un réacteur nucléaire pendant cinq heures, donc très insuffisante s’il n’y a pas de vent ni de soleil pendant quinze jours. Son rendement est correct, de l’ordre de 75 à 80% pour le cycle complet. De telles infrastructures devront être développées ; on parle, par exemple, d’aménager un troisième bassin supérieur à Coo.

D’autres solutions vont certainement apparaître : les batteries sont souvent évoquées même si les ressources chimiques qu’elles vont nécessiter – notamment le lithium et le cobalt – poseront d’importants problèmes en termes d’éthique et de ressources. Ces batteries, de toute façon, n’offrent également de solutions que sur un horizon de temps qui est de l’ordre de la journée, ou de quelques journées… Et si nous nous orientons vers une société principalement basée sur le renouvelable, nous aurons aussi besoin d’un stockage inter-saisonnier. L’excédent d’énergie produit, a priori plutôt en été parce que nous aurons beaucoup de soleil, devra pouvoir être consommé pendant l’hiver. »

Pourquoi pas des gaz de synthèse ?

« Nos nouvelles centrales continueront peut-être à ressembler à des centrales TGV, annonce l’ingénieur, mais en brûlant des gaz de synthèse, ce qui signifie que les infrastructures ne devraient pas nécessairement être remplacées… Cette piste d’un stockage inter-saisonnier de l’énergie sous la forme de gaz de synthèse semble être une des plus réalistes, à l’heure actuelle, même si elle reste encore très chère. Le premier de ces gaz auquel on pense est l’hydrogène obtenu par électrolyse de l’eau, au moment où l’on a précisément de l’électricité en excès : l’eau est ainsi dissociée en ses deux composants de base qui sont l’oxygène et l’hydrogène, celle-ci étant un combustible qui peut être stocké, pendant de longues périodes, dans des réservoirs car sa densité énergétique est très élevée. Un ajout de carbone peut alors être envisagé afin de recréer artificiellement du méthane de synthèse (CH4) qui est le composé principal du gaz naturel, voire des combustibles liquides capables, par exemple, d’alimenter des moteurs. Tout cela est bien d’origine renouvelable puisqu’il s’agit simplement d’eau et d’un excédent d’électricité, mais la source du carbone pose évidemment question car, si elle est fossile et qu’on la brûle, on ne fera qu’accroître les problèmes d’effet de serre… Certains imaginent alors capter du carbone atmosphérique mais c’est encore plus cher car la concentration de carbone dans l’air n’est, pour de telles applications, pas très importante. Par contre, dans les fumées d’une cimenterie, par exemple, c’est autre chose… Nous ne sommes encore aujourd’hui qu’aux prémices de tels processus mais il est clair que, pour tenir les engagements climatiques – ce qui semble être la volonté, en Europe en tout cas -, les industriels y réfléchissent déjà, anticipant ainsi la question de la taxation du carbone qui se posera inévitablement, un jour ou l’autre…

Le rendement complet de ces productions de combustibles de synthèse reste bien sûr globalement mauvais – de l’ordre de 25% – si on en refait ensuite de l’électricité en les brûlant dans une centrale TGV. De telles solutions auront donc un coût plus élevé que ce que nous faisons actuellement. Où sera alors l’équité, l’accessibilité en matière énergétique ? La décision de sortir du nucléaire fut prise en 2003 mais les investissements significatifs dans d’autres filières n’existent pas encore de manière significative parce que le cadre institutionnel et politique de cette sortie n’est toujours pas suffisamment stable et sécurisant. Il eut fallu, depuis le début, tenir un discours clair et mettre en place les mécanismes de garantie pour les nouveaux investissements. Si cela avait été fait, les nouvelles centrales seraient déjà prêtes et le basculement vers d’autres combustibles serait déjà une réalité. »

Encore du nucléaire ?

« Aujourd’hui, certaines voix – plus tellement en Wallonie – posent encore la question de la pertinence de la sortie du nucléaire, constate Yves Marenne ! Dire cela revient uniquement à envisager la prolongation de vieilles machines dépassées. Personne – sauf peut-être à la NVA ? – ne parle plus de construire un nouveau réacteur car, si on voulait le faire, on ne voit pas quelle commune l’accepterait sur son territoire, ni qui serait l’investisseur prêt à déposer sur la table les milliards nécessaires. Personne ne sait d’ailleurs exactement combien cela coûterait car, entre le moment où le projet serait annoncé et celui où les premiers KWh seraient produits, entre dix et vingt ans auraient passé… De mon point de vue, le nouveau nucléaire n’a donc plus sa place, d’un point de vue économique, dans le marché libéralisé tel qu’il existe aujourd’hui et où les retours sur investissement doivent être très rapides. A moins qu’un état ne consente à donner une garantie, comme ce fut le cas pour les deux réacteurs construits par EDF, à Hinkley Point en Angleterre : une garantie de rachat du MWh – de l’ordre de 92,5 £ sterling pendant trente-cinq ans, soit plus de 105 euros – fut alors donnée. Une pure folie, financée par le consommateur…

Le nouveau nucléaire est donc hors de prix, entre autres parce que les normes de sécurité se renforcent sans arrêt, ce qui est bien normal : la sécurité, cela coûte de l’argent ! C’est également le gros problème du nouveau réacteur français de Flamanville dont les coûts augmentent au fur et à mesure de la construction, notamment parce que celle-ci fut entamée avant la catastrophe de Fukushima… Le nucléaire veut montrer qu’il est parfaitement sûr et cela le rend extrêmement cher. L’investissement dans du nouveau nucléaire est incertain et risqué – et n’intéresse donc pas les investisseurs qui veulent des bénéfices sûrs et rapides – car si un nouvel accident majeur survient quelque part dans le monde – ce qu’évidemment personne n’espère ! -, le coup d’arrêt des filières nucléaires serait massif et sans doute définitif. Les fervents du nucléaire, comme l’ancien ministre belge de l’énergie Jean-Pol Poncelet (2), prêchent donc pour un retour en arrière par rapport à la libéralisation du marché de l’énergie, et souhaitent une re-monopolisation, voire même une renationalisation, pour que l’état puisse apporter sa garantie dans un marché devenu trop périlleux pour l’investisseur privé. La libéralisation a, en effet, séparé production, distribution et fourniture, là où tout était auparavant empilé et du ressort de la même et unique société qui vendait tout en bloc. Une telle séparation des tâches rend aujourd’hui les décisions d’investissement beaucoup plus compliquées… Je ne vois pas, contrairement à ce qui est pourtant souvent affirmé, comment le nucléaire pourrait être compatible avec le libéralisme économique ambiant. Dans nos pays européens, en tout cas, et plus encore en Belgique… »

Stockage, interconnexion et gestion de la demande

« Mettre en route des capacités équivalentes à celles d’une centrale qu’on ferme est évidemment une vision simpliste, affirme l’ingénieur. Des centrales nucléaires à l’arrêt, il y en a à peu près tout le temps et leur taux de disponibilité est toujours plus réduit vu leur âge. Nous augmentons nos capacités d’importation d’électricité, avec la France et les Pays-Bas notamment ; nous élargissons aussi nos capacités d’échange avec l’Angleterre, entre autre avec le projet Nemo, un gros câble qui relie la Belgique au Royaume-Uni depuis le 31 janvier, et le projet Allegro fera la même chose vers l’Allemagne dès 2020… Nos capacités d’importation étant toujours plus importantes, nous ne devrons pas obligatoirement démarrer un équivalent gaz quand une centrale nucléaire sera définitivement mise à l’arrêt. Les mauvaises langues diront évidemment qu’on devra importer de l’électricité nucléaire, de France par exemple, alors que nous avions la même chez nous mais c’est oublier que le nucléaire français est aussi vieillissant que le nucléaire belge et que nous ne devrons plus trop compter sur lui dans l’avenir. Interconnecter les réseaux et faciliter les échanges d’électricité au niveau de l’Europe apporte des réponses aux problèmes d’intermittence du renouvelable et permet d’améliorer le fonctionnement du marché européen de l’électricité : lorsqu’il y a, par exemple, trop de vent en Mer du Nord, il faut être en mesure d’évacuer cette puissance électrique, par exemple dans le sud de l’Europe où il n’y en a peut-être pas et où précisément la demande en électricité serait forte… Ce sont des projets à long terme mais qui nécessitent aussi de nouvelles lignes à haute tension, avec leurs potentielles pollutions électromagnétiques, ce que pourrait évidemment critiquer Nature & Progrès ! A mon avis, le monde du 100% renouvelable sera un monde beaucoup plus électrique et donc beaucoup plus interconnecté, avec tout ce que cela va supposer d’infrastructures diverses qui seront également contestées…

En plus de l’interconnexion et du stockage, l’autre option souvent oubliée est la gestion de la demande, c’est-à-dire l’adaptation du comportement des consommateurs – industriels, résidentiels ou autres – à un flux d’énergie variable. Le paradoxe réside dans le fait que le nucléaire est le grand initiateur de ces questions car il présente le défaut symétrique du renouvelable : le renouvelable est intermittent et ne colle pas avec la demande, le nucléaire est constant – quand il fonctionne ! – et ne colle pas avec la demande non plus ! Or, pour un réseau électrique, trop ou trop peu d’énergie, c’est exactement le même problème. Quand on en a trop, il faut absolument la consommer et c’est bien pour cela que la centrale de Coo fut construite dès le démarrage du programme nucléaire afin d’absorber exactement l’équivalent d’un jour de production d’une centrale nucléaire. C’est pour cela aussi que nos autoroutes furent soudain éclairées pendant la nuit et que des formules tarifaires apparurent qui permettaient aux particuliers de stocker, pendant la nuit, l’électricité nucléaire en excès, sous forme d’eau chaude sanitaire, par exemple. Mutatis mutandis, nous pouvons très bien imaginer aujourd’hui des systèmes de tarification semblables permettant de mieux épouser l’offre variable d’énergie, c’est-à-dire incitant les consommateurs à acheter leur énergie quand il y en a beaucoup et à mieux contrôler leurs dépenses quand il y en a peu. Avec des prix qui seraient évidemment adaptés à cette disponibilité variable… »

L’avenir énergétique de la Belgique

« Dans une telle vision, insiste Yves Marenne, l’autonomie énergétique belge devient clairement une vue de l’esprit ! Notre étude 100% renouvelable, citée ci-avant – qui n’imaginait de forte baisse de la demande dans aucune de ses hypothèses -, montra qu’une Belgique où tout deviendrait renouvelable, en ce compris les transports et le chauffage, est parfaitement envisageable. Et c’est d’ailleurs aussi ce que prend en compte la résolution du Parlement Wallon que nous avons déjà mentionnée. Par contre, l’autonomie énergétique paraît inaccessible pour la Belgique, en raison de l’exiguïté de son territoire et des faibles ressources renouvelables dont elle dispose, en ce compris le peu de place dont nous disposons en Mer du Nord pour développer de l’éolien offshore : nous ne pourrons en produire que relativement peu par rapport à nos besoins. Le reste du territoire est, quant à lui, trop densément peuplé avec une trop forte demande énergétique… 100% renouvelable et autonomie énergétique sont donc deux objectifs incompatibles dans le cas de la Belgique ; il sera toujours nécessaire d’importer de l’électricité et sans doute d’autres formes d’énergie, comme des gaz de synthèse. Rappelons que nous vivons, aujourd’hui, avec 90% d’importations, sous forme de pétrole et de gaz naturel essentiellement ! Reste donc à savoir d’où ces importations viendront mais sans doute seront-elles largement intra-européennes… Toute forme d’autonomie énergétique belge devrait immanquablement passer par une réduction très forte de notre consommation, ce qui semble difficile d’un point de vue sociétal et problématique d’un point de vue économique. Et autant cela paraît éventuellement possible au niveau des consommations individuelles, autant cela semble difficilement envisageable d’un point de vue collectif, dans un horizon prévisible en tout cas… Il y a quarante ans qu’on parle d’économies d’énergie et les résultats observables restent très limités…

Un des problèmes vient du fait que notre société, et la très grande majorité d’entre nous, s’est habituée à vivre dans un grand confort énergétique. Les générations qui nous ont précédés n’ont jamais connu une telle abondance. Même les rois et les princes d’autrefois ne pouvaient pas improviser un city trip de quelques jours à Venise pour quelques dizaines d’euros… Il faut se rendre compte que nous avons, en permanence, quelques « esclaves énergétiques » à notre service qui garantissent notre confort. L’utilisation rationnelle de l’énergie (URE) peut être poussée plus loin encore dans le résidentiel mais il ne serait pas juste d’envisager la problématique énergétique globale à travers le seul prisme de la consommation individuelle. Nos maisons pourront être passives, voire même à énergie positive ; une bonne isolation et des panneaux photovoltaïques nous amèneront sans doute à produire plus d’électricité que nous n’en consommons. Par contre, imaginer des industries « passives » n’a pas de sens ; cela n’existe pas. Surviendront donc toujours des limites thermodynamiques qui seront indépassables. L’autonomie énergétique à tout prix, dans un horizon raisonnable, semble donc illusoire car, même si cela est peut-être techniquement possible, cela nous coûtera tellement cher que le choix d’importer de l’énergie restera certainement préférable.

Hélas, travailler sur une baisse volontaire de la demande a montré toute son inefficacité. Mais, au fond, qu’est-ce qui doit baisser ? Notre consommation électrique ou nos émissions de gaz à effet de serre ? Les climatologues nous disent combien la deuxième option est aujourd’hui prioritaire, raison pour laquelle le lobby nucléaire continue à se profiler comme un des acteurs de la solution, en feignant d’ignorer le risque qu’un parc nucléaire vieillissant fait prendre à notre monde… Mais, pour réduire les émissions de GES, on peut soit faire baisser la consommation, soit augmenter la consommation d’origine renouvelable. Jusqu’où faut-il pousser l’efficacité énergétique ? A quel moment sera-t-il préférable, et moins coûteux, de faire appel à des énergies renouvelables pour couvrir un « talon » de consommation incompressible ? La réponse à cela n’est pas simple. Elle dépendra, entre autres, de l’évolution des prix des énergies renouvelables qui sont en forte baisse ces dernières années… »

La transition énergétique sera politique et sociale… Ou ne sera pas !

« Fait-il baisser la TVA sur l’électricité de 21 à 6% ? Une baisse générale de la TVA favoriserait les gros consommateurs, s’insurge Yves Marenne, et ce ne sont pas nécessairement ceux-là qui en ont le plus besoin. Ceux qui en ont le plus besoin sont des gens qui consomment peu – une telle mesure ne les cible donc pas ! – et il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’elle soit suffisante pour leur venir réellement en aide. Cette baisse me paraîtrait donc inefficace, d’autant plus que, la TVA se répercutant dans l’index, elle retarderait d’autant l’indexation des salaires. Le débat sur la taxation du carbone reste très important à mes yeux car c’est une des voies permettant d’envoyer un signal, non pas directement sur la consommation énergétique mais sur les émissions de gaz à effet de serre qui devront immanquablement être rendues globalement plus chères. Toutefois, ainsi que l’ont très bien laissé entendre les « gilets jaunes », la transition énergétique sera politique et sociale, ou ne sera pas… Tout simplement parce qu’une taxation des énergies fossiles ne sera même pas ressentie par les plus aisés, alors que cela représentera une véritable catastrophe pour ceux qui peinent déjà à boucler leurs fins de mois ! Une telle taxe ne peut donc s’envisager que moyennant des mécanismes très efficaces de redistribution qui aideront les petits revenus, soit à consommer moins, soit à isoler mieux leurs maisons, etc. A ce prix seulement, on trouvera collectivement de nouveaux gisements d’efficacité énergétique. On sait à quel point il est désormais délicat de « taper dans le portefeuille » mais il faut rappeler qu’il y a déjà des pays où une telle taxation fonctionne très bien : en Suède, par exemple, on est à plus de cent euros la tonne de CO2, via le prix des carburants… »

Une évolution inexorable du quotidien

« Des évolutions importantes de notre quotidien vont avoir lieu, constate Yves Marenne, quels que soient nos choix individuels. Basculerons-nous rapidement vers la voiture électrique ? Cela reste difficile à dire mais les constructeurs sont déjà très attentifs à ne pas trop bousculer les habitudes de consommation et à permettre son utilisation presque comme celle d’une voiture classique. On annonce, par exemple, des électriques dont l’autonomie atteindrait plusieurs centaines de kilomètres… La mobilité va donc sans doute évoluer, mais jusqu’où ? La voiture électrique émergera sans doute la première, les constructeurs faisant de gros efforts notamment sur les batteries, ce qui posera de gros problèmes de ressources rares, j’en ai déjà parlé. En matière de mobilité, l’électricité n’offre pas la même facilité d’usage que les carburants fossiles, elle induira donc un nouveau rapport du consommateur à l’énergie. Faire de petits trajets professionnels quotidiens restera une tâche tout-à-fait accessible pour elle, elle « accompagnera » la mise en place progressive d’une mobilité différente dans les villes, incluant notamment les questions de la vitesse et du parking… Mais ce sera probablement une tout autre voiture qui devra être utilisée pour partir en vacances vers une destination lointaine – si toutefois nous continuons à partir pour des destinations lointaines – et des solutions locatives seront probablement développées pour ces occasions-là. Les voitures à hydrogène pourraient aussi faire leur apparition, même si elles nécessitent le développement d’infrastructures dont le coût semble a priori exorbitant… Par contre, le gaz naturel comprimé (CNG) apparaîtra sans doute comme une option intéressante si, comme nous le disions, les gaz de synthèse renouvelables venaient à connaître un certain succès, à condition évidemment que le carbone qui les compose ne soit pas d’origine fossile. Mais, bien plus que le carburant, c’est peut-être l’arrivée de la voiture autonome qui constituera le principal bouleversement dans notre façon de concevoir la mobilité ! Nous passons là déjà dans une vision prospective et, en fait, personne ne sait encore exactement ce qui va se passer… »

C’est maintenant, il faut le faire !

« Techniquement et économiquement, conclut l’ingénieur, entamer notre sortie du nucléaire d’ici moins de quatre ans ne pose donc pas de problème majeur ! Pour y arriver, un des grands enjeux politiques est de mettre en place les mécanismes qui vont sécuriser les investissements nécessaires dans de nouvelles infrastructures : les mécanismes de rémunération de capacités, ou Capacity Remuneration Mechanisms (CRM). Ceci n’est toujours pas voté au niveau fédéral et cet aspect des choses est absolument majeur ! C’est peut-être compliqué de le faire « en affaires courantes » mais on en a vu d’autres, n’est-ce pas… Nécessité fait loi !

De quoi s’agit-il ? Rien de bien sorcier : les propriétaires de centrales au gaz doivent avoir aujourd’hui l’assurance que leurs machines tourneront suffisamment pour être rentables, qu’elles valent bien la peine d’être construites même si, le cas échéant, elles ne tourneront peut-être pas beaucoup puisque la capacité renouvelable va augmenter… Il ne s’agit pas de rémunérer uniquement la production en tant que telle, mais aussi la capacité installée, le simple fait qu’elles soient disponibles, autrement dit l’assurance que donneront ces nouvelles centrales de pouvoir tourner en cas de besoin – par exemple, quand il n’y aura ni vent, ni soleil. Et là, le temps commence à presser si nous voulons être en ordre de bataille en temps utiles… Ces mécanismes doivent impérativement être prêts dans les délais les plus brefs afin que nous puissions ensuite penser à mettre la clé sous la porte de nos sept vieilles centrales nucléaires, en l’espace de trois années seulement, entre 2022 et 2025 ! Les investisseurs détestent l’incertitude mais tant qu’ils n’investissent pas, nous ne pouvons rien préparer… Or il n’est pas improbable, vu nos difficultés chroniques à décider, que l’une ou l’autre centrale soit – pour ces raisons, dira-t-on – finalement prolongée jusque 2030, voire 2035… »

Prolonger, prolonger encore, sans prendre aucune option sur l’avenir. Est-ce bien sérieux ? Notre position, à ce sujet, est depuis toujours celle du monde écologiste. Gageons qu’elle est de plus en plus largement partagée, et pas seulement pour de pures raisons idéologiques. L’ancien monde montre aujourd’hui ses limites, sans doute parce qu’il s’est trop longtemps imaginé ne pas en avoir…

Notes

(1) Disponible sur : https://www.plan.be/admin/uploaded/201212190938210.Backcasting_2050_FinalReport_12_12_12.pdf

(2) Voir : Jean-Pol Poncelet, L’Europe à tous vents. Chronique d’une ambition énergétique manquée, Académie Royale de Belgique, 2017.

L’énergie bon marché a fait son temps

Les élections de mai 2019 seront cruciales, et notamment en matière d’énergie. Aux termes de la loi de 2003, notre pays doit sortir complètement du nucléaire pour la fin de l’année 2025. Mais les premières centrales devront déjà fermer leurs portes dans le courant de la législature 2019-2024 : Doel 3 en octobre 2022, et Tihange 2 en février 2023 ! Serons-nous prêts ? Voici l’avis d’un spécialiste : Christian Steffens, ingénieur industriel, consultant indépendant en énergétique, électricité et électronique, et spécialiste des questions nucléaires…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Ce qu’un lobbying au service d’intérêts privés produira comme effets n’est évidemment pas de mon ressort, précise d’emblée notre expert. Cela relève davantage de l’analyse politique, de la socio-psychologie et… de la boule de cristal. Toutefois, en tant qu’ingénieur, et d’un point de vue strictement scientifique, je dois d’abord rappeler que le nucléaire n’apporte aucune solution aux graves questions climatiques. De telles questions ne peuvent évidemment s’envisager qu’à l’échelle de la planète entière. Or, à l’heure actuelle, le nucléaire représente à peu près 9% de la consommation totale d’électricité dans le monde qui, elle-même, concerne seulement 16% de l’énergie totale consommée. Le nucléaire ne représente donc qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale. A l’échelle de notre planète, réduire notre consommation énergétique de 1,5%, ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus ne nous poserait aucun problème technique… Et cela nous permettrait d’arrêter toutes les centrales nucléaires du monde ! Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme le nôtre, avec notre traditionnelle mentalité d’inertie et de non-décision, il est clair que simplement remplacer notre nucléaire par du gaz augmentera quelque peu nos émissions de CO2. Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle planétaire… »

Changer de paradigme plutôt que s’obstiner à remplacer une capacité par une autre…

« Nos sept réacteurs nucléaires belges, poursuit Christian Steffens, quand ils ne sont pas à l’arrêt pour cause d’entretiens, réparations, pannes, fissures ou… sabotage, fournissent à peu près la moitié de notre consommation annuelle d’électricité. Et l’électricité, en Belgique, c’est environ 20% de notre consommation énergétique totale. Le nucléaire belge, ce n’est donc, au mieux, qu’un dixième de toute l’énergie consommée dans le pays. Or réduire de 10% notre consommation énergétique ne poserait absolument aucun problème d’ordre technique ou « civilisationnel » ! Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage ! Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme, et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses ! Quatre années, c’est court mais suffisant pour mettre ces politiques en place… Bien sûr, certains ergoteront peut-être sur le remplacement des capacités de production perdues. Mais la question ne se pose pas de manière aussi simpliste tant il est fréquent d’arrêter temporairement des unités de production, grosses ou petites, nucléaires ou pas, ne serait-ce que pour des impératifs de maintenance. Il est alors indispensable de s’assurer que le réseau électrique reste toujours équilibré, et que la demande est toujours satisfaite. L’enjeu est donc de produire, le plus exactement possible, ce qui est consommé, ni plus ni moins. Dans ce cadre, l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) joue un rôle essentiel : il faut, d’une part, s’abstenir de consommer ce qui n’est pas indispensable, et, d’autre part, généraliser l’efficacité énergétique. La véritable intelligence, le vrai respect des prochaines générations réside donc dans le fait de consommer le minimum et de ne produire que ce dont nous avons vraiment besoin. Nous n’en sommes pas encore là ! Notre société de consommation est un univers de l’inutilité où la production des biens – que ce soit de l’électricité, des voitures, de la viande ou des tomates – n’est pensée qu’en fonction des bénéfices escomptés par les fabricants, et non en fonction des besoins réels des gens ! Notre consommation est dopée, sans tenir compte des limites physiques du monde où nous vivons. C’est donc ce modèle-là de consommation qu’il nous faut abandonner, et nous orienter vers une réduction de la demande, tout en garantissant évidemment une qualité de vie convenable à toutes et tous. Les impératifs climatiques, la capacité d’absorption de pollution de la planète, l’épuisement de la biodiversité et des ressources naturelles nous poussent – à relativement brève échéance – dans le sens de cette sobriété raisonnable. C’est donc la situation d’ensemble de notre monde qui doit être prise en compte, et pas une soi-disant obligation de remplacer de vieilles machines en fin de vie par d’autres. Voilà ce qu’il faut aujourd’hui avoir le courage politique d’expliquer à nos concitoyens. Nous n’avons, tout simplement, plus d’autre choix ! Elargir le débat est donc indispensable : il ne s’agit pas seulement de retrouver ponctuellement les MegaWatts de remplacement de la centrale qui ferme, mais bien de maintenir en équilibre – à court, moyen et long terme – un réseau électrique capable de rencontrer les besoins réels d’une société en pleine évolution ! »

Nos besoins, mais quels besoins ?

« La consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, tempère notre expert. Cela aussi, on nous le dit peu… La puissance appelée par le réseau varie, en général entre 5 et 13 GW, suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Notre consommation d’énergie électrique, pour l’ensemble du pays, est d’environ 80.000 GWh par an. De nouvelles applications vont toutefois être rencontrées, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité. Mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu. Elle imposera obligatoirement un meilleur contrôle du nombre de kilomètres parcourus sur nos routes où le gaspillage est, aujourd’hui, absolument incroyable. Envisager, dans ce cadre, une forte réduction de la circulation automobile n’a absolument rien d’absurde car nous parlons bien ici d’un modèle de société qui devra inévitablement évoluer. Plus tôt et plus sérieusement nous entreprendrons cette transition, plus elle nous sera douce et aisée. Plus nous nous obstinerons dans l’immobilisme ou la répétition de nos vieux schémas, plus le choc sera brutal, pénible et douloureux…

Par ailleurs, vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable. Nous devons enfin comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé ! Dans ce cas, on parle de NegaWatt, c’est-à-dire le Watt qui n’est pas à produire car il n’est plus consommé. Le NegaWatt est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il coûte beaucoup moins cher ! »

L’argent, le nerf de la guerre

« Nos centrales nucléaires sont payées depuis belle lurette, rappelle Christian Steffens. Pendant des dizaines d’années, elles ont bénéficié de lourds subsides aux frais du contribuable belge. Puis, chaque MWh vendu a également aussi contribué à leur amortissement. Prolonger encore leur exploitation est donc extrêmement rentable pour Engie-Electrabel et EDF. »

Vu le faible coût de production de leur électricité, on comprend, en effet, aisément pourquoi les exploitants veulent pousser ces vieilles machines le plus loin possible. En construire de nouvelles, d’autre part, semble désormais hors de prix : on navigue, selon les types de centrales, entre 90 et 140 euros du MWh produit, soit environ 120 euros en moyenne. Plus aucun exploitant privé, dans le monde, ne veut donc se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires ! Sauf bien sûr si un état s’en mêle, comme ce fut le cas, par exemple, au Royaume-Uni, où le gouvernement de David Cameron signa un contrat pour la construction de deux EPR, en garantissant à EDF qu’elle pourrait vendre le MWh à un minimum de 120 euros. Autrement dit : chaque citoyen britannique payera cette électricité via ses impôts ! L’autre cas de figure est celui de la Chine où le citoyen n’est pas consulté et où toutes les décisions politiques sont du seul ressort du Parti Communiste. Ailleurs, on ne construit presque plus aucune nouvelle centrale nucléaire… Actuellement, dans le monde, il reste environ quatre cent cinquante réacteurs dont une soixantaine sont déjà à l’arrêt. Une trentaine de centrales sont réellement en construction, en Chine pour les trois quarts. C’est sans doute beaucoup trop peu pour que cette forme d’énergie ait encore un avenir, compte tenu surtout du nombre important de réacteurs qui arrivent en fin de vie…

« En Belgique, précise notre expert, Electrabel mène un lobbying intense pour presser le citron atomique jusqu’à sa dernière goutte, quels qu’en soient les risques pour la population. Toutefois, les pannes et incidents qui se multiplient remettent en cause la rentabilité réelle de ce « vieux nucléaire ». En tenant compte de tous les frais de réparation, d’upgrade et de non-productivité, le coût du MWh avoisine déjà les 50 à 60 euros. Cela reste évidemment beaucoup moins cher que du « nouveau nucléaire » mais cela devient de moins en moins concurrentiel vis-à-vis de l’électricité verte, pour laquelle les coûts de production sont tendanciellement à la baisse. Le gros éolien, par exemple, tourne aux alentours des 50 à 90 euros du MWh produit, en fonction des situations. Les coûts de production sont donc grosso modo comparables. L’exploitant, lui-même, finira par reconnaître que ses vieilles machines nucléaires lui coûtent trop cher, et les fermera in fine de sa propre initiative. Je m’attends à ce qu’Electrabel choisisse d’elle-même de ne pas prolonger l’exploitation au-delà des cinquante ans. Certains chez EDF, en France, parlent quelques fois de soixante ans… Mais cela me paraît totalement absurde et industriellement intenable. Bien sûr, la rentabilité réelle des vieilles centrales nucléaires dépend aussi des normes de sécurité que les organismes de contrôle – AFCN en Belgique et ASN en France – voudront bien imposer aux exploitants… »

Black-out, vous avez dit black-out ?

Vous avez remarqué avec quelle constance les médias font systématiquement peur à la population dès qu’approche l’hiver ? Nous avions déjà pu faire un constat similaire, juste après l’hiver de 2014…

« D’une manière générale, rappelle notre ingénieur, la probabilité d’un black-out n’est jamais nulle. Dans la réalité, comme le veut la formule consacrée, le risque zéro n’existe pas. Mais il n’est pas, pour autant, si élevé que cela. Le principe même d’un réseau électrique est de connecter de très nombreux fournisseurs – qui y injectent leur production – à de très nombreux clients – qui en retirent leur consommation. Si, par exemple, un habitant isolé produit tout ce qu’il consomme à l’aide d’un seul groupe électrogène, il en est évidemment totalement tributaire. Et, en cas de panne de son groupe, le black-out est pour lui : il n’a plus d’électricité du tout ! Si, par contre, plusieurs producteurs et plusieurs consommateurs se connectent, ils mettent en commun tous leurs moyens de production afin de réduire cette dépendance ; ils créent ainsi un réseau où la panne d’un seul groupe électrogène n’affecte que marginalement la fourniture globale car celle-ci peut être plus ou moins facilement compensée par tous les autres. Le réseau électrique belge ressemble à cela mais avec des milliers de producteurs et des millions de consommateurs. Au niveau européen, tous les réseaux électriques nationaux sont interconnectés. Un pays qui manque d’électricité peut donc en importer – dans certaines limites – de chez ses voisins.

Il est évident que plus un réseau comporte de nombreux petits producteurs bien répartis, plus sa stabilité et sa sécurité seront garanties. En effet, la déconnexion accidentelle d’un petit producteur n’affectera guère la puissance totale fournie. Par contre, un réseau alimenté par seulement quelques très gros producteurs sera très fragile car si l’une des grosses unités devait disjoncter, le réseau perdrait une trop grosse partie de sa fourniture… Et les autres unités seraient incapables de la compenser ! Elles disjoncteraient chacune à leur tour et le réseau s’écroulerait comme un château de cartes. C’est cela qu’on nomme le black-out. Or, en Belgique, sur un réseau qui consomme entre 5 et 13 GW, nos sept réacteurs nucléaires en fournissent déjà 6… Le principal facteur de risque de black-out tient donc au fait que nous avons trop misé sur de grosses unités de production nucléaires ! Et nos voisins français connaissent le même problème, en beaucoup plus grave encore. D’autre part, sur un réseau électrique, la production totale doit, en permanence, égaler la consommation totale, afin de garantir une tension et une fréquence stables. Cette consommation varie en permanence – parfois dans de très grandes proportions – suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Mais une centrale nucléaire est très difficilement modulable ; augmenter ou réduire sa puissance ne peut se faire que très lentement, sur plusieurs heures, voire plusieurs jours. La présence conjointe, sur notre réseau, de plusieurs grosses unités peu modulables aggrave aussi, et très fortement, le risque de black-out. »

Produire n’est donc pas tout…

« Pour bien comprendre, un petit retour en arrière s’impose, dit Christian Steffens. En Belgique, nous sommes récemment passés d’un monopole étatique de production et de fourniture d’électricité, à un marché libéralisé. Auparavant, le producteur unique avait également la responsabilité de l’ensemble de la gestion du réseau. Aujourd’hui, alors qu’une certaine concurrence existe entre les fournisseurs, ceux-ci se contentent d’injecter sur le réseau ce que leur clientèle consomme. Et ils ne s’occupent évidemment plus de rien d’autre. La véritable gestion du réseau est maintenant assumée par Elia qui doit donc disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. En plus du prix du KWh payé à notre fournisseur, apparaissent donc, sur notre facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail. Souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution. Et ceci ne fait d’ailleurs qu’accroître encore le risque de black-out.

Techniquement parlant, l’arrêt de grosses unités comme des centrales nucléaires doit évidemment être soigneusement prévu et anticipé. Ces centrales sont régulièrement arrêtées pour des raisons d’entretien et de recharge en combustible. Cela ne pose pas de problème particulier car Elia peut compenser la diminution de puissance d’une unité par une augmentation simultanée de puissance d’autres unités. Une réduction de consommation, par le biais de contrats spéciaux de délestage passés avec certains gros clients industriels, peut aussi faire partie de cette compensation. Contrôler la demande en électricité – en anglais, Demand Side Management – permet, non seulement de gérer l’équilibre du réseau, mais aussi d’aider à réduire la consommation d’énergie. C’est un paramètre essentiel de l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) très utilisée dans d’autres pays : Canada, Allemagne, Danemark, etc.

Pour en revenir à l’équilibre du réseau, ce qui doit être évité, ce sont les variations brutales et conséquentes de production ou de consommation ; elles le déstabilisent et accroissent le risque de black-out. Dans cette idée-là, la loi de sortie du nucléaire de 2003 prévoyait d’arrêter nos centrales progressivement, une à une, entre 2015 et 2025, sans risque pour la stabilité du réseau. Malheureusement, des années d’immobilisme, de tergiversations et d’hésitations politiques ont semé le doute parmi les décideurs industriels qui ont ainsi trop longtemps postposé les investissements nécessaires pour bien préparer la sortie du nucléaire. Finalement, nos sept réacteurs devraient tous s’arrêter entre 2022 et 2025… C’est très serré ! D’un point de vue industriel, cela s’apparente même à une gageure ! Une raison de plus pour fermer, dès maintenant comme prévu initialement, nos trois plus vieilles centrales – Doel 1 & 2 et Tihange 1 – et enfin clairement montrer le cap à suivre aux industriels ! »

A propos, l’électricité, cela se stocke ?

« Stocker est de l’ordre du possible, dit notre ingénieur. Nous disposons déjà de quelques capacités de stockage à la Plate-Taille et à Coo – plus de 1.000 MW. Ces installations comportent chacune un grand bassin supérieur et un grand bassin inférieur. Quand il y a trop d’électricité sur le réseau, on consomme cet excédent pour pomper l’eau vers le bassin supérieur. Puis, quand on manque d’électricité, on laisse descendre l’eau par des turbines qui entraînent des alternateurs. En fait, on ne stocke pas des électrons mais de l’énergie cinétique sous la forme d’une masse d’eau. Lors d’un cycle complet pompage-turbinage, le Rendement Energétique (RE) est d’environ 75%, ce qui signifie que, pour 100 MWh consommés pour pomper l’eau, on n’en retrouve que 75 à la sortie des alternateurs.

Les batteries d’accumulateurs stockent, quant à elles, l’électricité sous forme chimique ; leur rendement est d’environ 75%, quand elles sont neuves, mais il baisse avec l’âge des accus. Stocker de l’électricité dans des batteries ne peut donc avoir d’utilité qu’à très petite échelle, au niveau d’un particulier ou d’une petite industrie, et l’installation doit être très correctement calculée par une personne compétente.

Des recherches sont également menées sur le stockage par volant d’inertie : un moteur électrique fait tourner un gros volant très lourd et, lorsqu’il est lancé, il peut entraîner un alternateur qui restitue l’électricité, avec un rendement comparable. Le recours à l’électrolyse de l’eau est également envisagé afin d’en séparer l’oxygène et l’hydrogène. L’hydrogène est alors stockée, soit pour l’injecter ensuite dans le réseau de gaz naturel, soit pour l’utiliser dans des piles à combustible qui vont produire de l’électricité, soit pour faire avancer des véhicules à l’aide de moteurs thermiques… Bref, l’électricité ne se stocke que via des transformations qui engendrent toujours une perte de rendement avoisinant, le plus souvent, la trentaine de pourcents… »

Bon, alors ? Comment consommerons-nous raisonnablement ?

« C’est toute la question, résume notre expert. Tablerons-nous sur la bonne volonté du citoyen qui a toujours été incité à consommer plus et sans limites ? A terme pourtant, il lui faudra bien changer de paradigme. Au lieu de consommer, à tous moments, tant qu’il le veut parce qu’il y est incité de tous les côtés, que cela ne coûte pas très cher, et que de toutes façons les fabricants vont produire avec joie tout ce qu’il voudra, il lui faudra bien admettre, un beau jour, qu’il vit dans un monde fini, aux ressources limitées… Dans une nouvelle société qui va devoir produire un maximum d’électricité renouvelable, et qui en encouragera donc la consommation quand cette électricité verte sera disponible. Ce consommateur devra prendre l’habitude d’adapter sa consommation en fonction de la disponibilité de l’énergie, ce qui, avec un minimum d’organisation, ne devrait guère réduire son confort… Les prix suivront toutefois cette disponibilité : l’électricité sera moins chère par temps ensoleillé ou venteux, ce qui permettra de démarrer des lessives et certains processus industriels aux bons moments… Par contre, par une nuit sans vent, certaines activités seront mises en veilleuse pendant quelques heures, ce qui, à bien y réfléchir, tombe simplement sous le sens. Quelques petits gadgets technologiques permettront sans doute de démarrer ou d’arrêter automatiquement ces processus suivant les vrais besoins, l’énergie disponible et son prix. »

L’éducation du consommateur sera donc, comme toujours, le paramètre le plus difficile à faire évoluer et les gentilles actions de conscientisation ont sans doute montré toutes leurs limites. Augmenter les prix n’est pas politiquement correct, affecte surtout les moins nantis, et étrangle carrément les plus pauvres. La solution serait-elle dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies d’énergie ? Quel politicien aura pareil courage ?

« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe notre invité ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à réduire leur consommation. J’estime donc qu’il est normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat, par contre, devrait consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins ! La politique sociale ne doit pas se faire en réduisant les prix de l’énergie mais bien en encourageant substantiellement son économie. Bien sûr, annoncer une baisse générale, c’est plus simple et plus accrocheur. Mais c’est totalement contre-productif aux niveaux énergétique et climatique ! »

On fait quoi en attendant ?

« A retarder sans arrêt la fin des vieilles centrales et à tout devoir faire presqu’en même temps, entre 2022 et 2025, il faut s’attendre à quelques difficultés, annonce Christian Steffens. Vu les habitudes consuméristes de la plupart de nos concitoyens et vu la déplorable inertie du monde politique, de nouvelles unités de production d’électricité devront être construites… Priorité absolue doit être donnée à l’Utilisation Rationnelle de l’énergie – efficacité énergétique + économies d’énergie. D’après les dernières études scientifiques fiables et indépendantes, il apparaît clairement qu’elle pourrait nous permettre de réduire notre consommation d’électricité d’environ 30 à 50% sur les trente ans qui viennent.

Et cela, avec des technologies qui existent déjà, sans réduction de la qualité de vie, ni du taux d’emploi, de la production industrielle et du sacro-saint PIB si cher à nos économistes ultra-libéraux. Ensuite, la priorité doit aller à la production renouvelable et verte : éolien, solaire, biogaz, hydroélectricité, géothermie, etc. Bref, tout ce qu’il est possible d’utiliser et dont le bilan environnemental est quasi nul, voire même positif. On devrait aussi exploiter le grisou de nos anciennes mines de charbon ; il s’agit de gaz méthane, identique au gaz naturel, qui peut être utilisé pour les mêmes applications domestiques ou industrielles. Si nous n’en faisons rien, il s’échappe quand-même naturellement des anciens puits de mine et son pouvoir de réchauffement climatique est bien plus important que le CO2 relâché lors de sa combustion. Autant l’utiliser pour nous fournir de l’énergie !

Durant une période de transition – vingt ou trente ans -, de nouvelles unités de production électrique devront donc également être installées, utilisant malheureusement encore un peu d’énergies fossiles. Parmi elles, c’est le gaz naturel qui est le moins polluant. Les centrales Turbines-Gaz-Vapeur – TGV – sont des centrales à cycles combinés qui ont un rendement énergétique de l’ordre de 55 à 60 %, au lieu des 40% des centrales thermiques ordinaires. Ces centrales pollueront un peu, c’est vrai, mais un tel compromis semble aujourd’hui inévitable… Techniquement parlant, nous pouvons nous en sortir sans problème, et sans grand risque de black-out ! Mais il va falloir nous activer sérieusement car nous avons beaucoup trop traîné : si nous avions agi efficacement et de manière ininterrompue, à partir du premier choc pétrolier de 1973, nous vivrions aujourd’hui dans un monde d’énergies vertes et renouvelables, sans nucléaire, sans problèmes énergétiques majeurs, et sans réchauffement climatique… Quand je pense à cela, je sens une certaine colère monter en moi… »

Que conclure de tout cela ?

« Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire l’ingénieur, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique ! »

Bref, notre consommation énergétique pose les mêmes problèmes que celle de toutes les matières premières, de tous les biens de consommation. Ces biens existent seulement en quantités limitées, et chacun d’entre nous doit pouvoir y accéder de manière équitable. Il s’agit de biens communs de l’Humanité, et ils ne sont pas inépuisables…

« Gandhi disait : « Nous devons vivre plus simplement… pour que, tout simplement, d’autres puissent vivre »… C’est à méditer, renchérit Christian Steffens ! Il est bon également de rappeler qu’il n’existe pas de solution miracle mais bien une myriade de petites solutions dont l’addition peut nous permettre de sortir des impasses où nous nous sommes engagés. « Le bonheur est un festin de miettes« . Il est là bien sûr, à portée de la main, ce bonheur énergétique, à condition que nous acceptions de nous baisser pour en glaner les miettes… »

Si vivre dignement est un droit humain, disposer d’énergie ad libitum n’est pas la traduction automatique de ce droit, comme nous avons trop souvent tendance à le croire. Le travail de la terre, ainsi que nous le prônons et le revendiquons chez Nature & Progrès est une école de la sobriété dont l’enseignement doit également s’appliquer à la consommation d’énergie. Sachons ne pas voir là quelque vieille morale paternaliste rétrograde et rétive à toute forme de progrès mais plutôt la sagesse élémentaire que doit aujourd’hui apprendre et promouvoir tout être humain qui veut vivre durablement dans le respect de la planète…

Sommes-nous prêts à affronter un accident nucléaire ?

Vu l’inconséquence et les mensonges obstinés de nos décideurs – pourquoi parler encore de « microfissures », dans les cuves de Doel 3 et de Tihange 2, quand les plus grandes approchent les vingt centimètres ? – et l’allongement de la durée de vie de nos centrales – des décisions plus politiques que techniques ! -, l’attitude la plus raisonnable ne serait-elle pas de se préparer à survivre à un accident nucléaire grave ? En chérissant évidemment l’espoir que cela reste inutile… Mais sommes-nous vraiment prêts ? Y avons-nous seulement pensé ?

Par Fabrice de Bellefroid

Introduction

Dans la suite de la chaîne humaine du 25 juin 2017 qui relia Tihange à la frontière allemande, la locale des Amis de la Terre d’Esneux a invité la doctoresse Odette Klepper à partager son expérience sur les préparatifs que chacun devrait effectuer en prévision d’un possible accident nucléaire. Ezio Gandin, président des Amis de la Terre, introduisit la présentation en faisant le bilan de la situation, en Belgique, autour de la sortie du nucléaire. Remercions ici cette association pour le précieux apport qui a permis cette analyse.

Le danger du nuage radioactif

Seule la situation de première urgence sera abordée ici. Vivre sur un territoire contaminé exige des mesures d’une tout autre ampleur… et, probablement, une créativité infinie ! Enormément de cas de figures théoriques existent quant à ce type d’accident ; on nous le martèle à l’envi : « le risque zéro n’existe pas » ! Mais à quoi rime encore pareille tautologie – l’idée même de risque supposant le « pas zéro » – sinon à tout niveler et à nous dissuader de chercher à séparer ce qui est vraiment extrêmement dangereux de tout le reste, qui l’est – quand même ! – beaucoup moins ?

Vu qu’une centrale nucléaire est un endroit où une chaleur importante est produite par la réaction nucléaire – afin de produire de la vapeur d’eau actionnant des turbines qui font tourner un alternateur produisant finalement le courant électrique -, il y a de fortes chances que l’accident provoque un important dégagement de poussières radioactives. Et c’est ce nuage en mouvement qui sera dangereux pour les populations qui habitent « plus loin », c’est-à-dire au-delà des très fortes contaminations qui pourraient être observées dans les environs immédiats. La radioactivité, c’est l’instabilité de noyaux atomiques qui se décomposent spontanément en d’autres particules et noyaux, en émettant de la radioactivité sous la forme d’au moins un des rayonnements alpha, bêta ou gamma.

Retenons – sans rentrer dans les détails médicaux des contaminations radioactives – que le graphique qui relie cette contamination à l’impact sur la santé prend la forme d’une droite à 45°. Ceci veut dire que, si la dose reçue est doublée, le risque de déclarer une maladie grave sera doublé lui aussi. Pour comprendre – autant que cela soit possible – cette donnée de façon positive, renversons la lecture et partons du principe qu’il faut tout faire pour minimiser la dose reçue et donc, par conséquent, minimiser le risque de maladie. Une attention toute particulière sera donc portée aux personnes les plus fragiles : les enfants et les femmes enceintes.

Que faire pour minimiser la contamination ?

Un long document est disponible, à ce sujet, auprès des services de l’État fédéral. Il détaille les procédures que les autorités doivent suivre, suivant les cas. Selon la gravité de l’accident et la force et la direction du vent, divers scénarios sont envisagés qui prévoient le confinement des habitants là où ils sont – écoles, lieux de travail… – ou pas, l’absorption de pilules d’iode ou pas, l’évacuation plus ou moins rapide ou pas… En cas d’accident, écouter la radio doit être privilégié pour suivre les recommandations des autorités ; pensez donc à vous procurer une radio fonctionnant sur piles car il est très possible qu’un accident grave ait pour conséquence une coupure du courant. Si le nuage de poussières contaminées vient vers vous, restez à l’intérieur de bâtiments en dur – un bloc de béton de vingt centimètres d’épaisseur arrête pratiquement tout le rayonnement dangereux -, dans des locaux avec peu de fenêtres, si possible, en plaçant du papier collant sur les joints des portes et des fenêtres. Prévoyez-en donc un stock largement suffisant !

Le bâtiment en question doit également être équipé pour permettre d’y rester… le temps nécessaire ! Songeons, par exemple, aux écoles dont le local le plus adapté est sans doute la salle de gymnastique mais où les toilettes… se trouvent dans un autre bloc ! Impossible d’en ressortir avec les enfants ! Un ravitaillement suffisant doit également être prévu, dans ce bâtiment, afin de tenir plusieurs jours. De nouveau, il faut sans doute éviter les aliments congelés puisque le risque de coupure de courant est important. Les denrées très stables seront privilégiées qui peuvent être stockées longtemps pour ne pas devoir les vérifier trop souvent : céréales, conserves… Chez nous, grâce à l’eau en conduites enterrées, rien de particulier ne semble devoir être prévu, dans un premier temps, concernant la boisson. Les écoles prévoiront des activités, des jeux pour distraire et occuper les enfants dans le local choisi…

Interpeller employeurs et directions d’écoles

S’il faut sortir, tout doit évidemment être mise en œuvre pour se protéger de l’ingestion ou de l’aspiration de poussières contaminées. Laisser rentrer cette poussière dans le corps, c’est exposer directement l’organisme au rayonnement radioactif – puisque les constituants de la poussière se désintègrent en permanence -, sans possibilité de les en retirer comme sur une peau qu’on laverait par la suite. Les poussières contaminées peuvent être efficacement arrêtées par des masques personnels qui couvrent la bouche et le nez, en épousant bien les contours du visage. La norme à acheter est FFP3 – il faut donc songer à en constituer un stock ! – mais les modèles pour enfants sont difficiles à trouver et ne sont d’ailleurs pas adaptés aux jeunes enfants. Tout sera donc organisé pour ne pas devoir sortir avec eux ! Des combinaisons complètes avec capuchon à usage unique seront également stockés et un sas permettant de mettre et de retirer ces masques et combinaisons sera installé dans le bâtiment afin d’éviter tout apport de poussière contaminée à l’intérieur du local, simplement parce qu’ils sont présents sur les cheveux ou sur les vêtements. Ne rien ramener du dehors, sauf si c’est vraiment nécessaire, et sans le nettoyer soigneusement !

Les circulaires organisant les procédures à appliquer ont souvent été traitées avec une grande légèreté et, même si quelques documents existent, très peu de lieux susceptibles d’être très peuplés en disposent – comme les lieux de travail, les écoles, les hôpitaux… – et ont réellement prévu l’ensemble des mesures adéquates, du choix de locaux réellement opérationnels aux fournitures qui doivent les équiper. Interpeller son employeur ou la direction de l’école de ses enfants est donc une première démarche forte qui permet de vérifier que les procédures sont connues et les locaux choisis adaptés, que tout le matériel utile et le ravitaillement sont prévus en quantités suffisantes. L’ensemble des parents de l’école, l’ensemble des collègues doivent être sollicités pour vérifier qu’ils connaissent bien les procédures ; tous les parents doivent également préparer une petite sacoche au nom de leur enfant ! Gageons que la prise de conscience du risque nucléaire réel poussera alors le plus grand nombre d’entre nous à se positionner enfin contre cette énergie apocalyptique.

Négligence et désinformation coupables !

Les informations concernant la sortie du nucléaire, en Belgique, sont presqu’aussi inquiétantes que l’état de nos vieilles centrales. La loi de priorité nucléaire, qui oblige à utiliser le courant produit par une centrale nucléaire en priorité par rapport aux autres énergies, n’a pas vraiment été annulée. Avec environ 50% de l’électricité d’origine nucléaire, toute la base de consommation est assurée par cette seule énergie, les pointes éventuelles étant comblées par les autres sources. Aucune rentabilité réelle ne semble donc possible, en ce qui les concerne, qui dégagerait des marges substantielles permettant leur développement.

Quand l’Allemagne a choisi de sortir du nucléaire, non seulement la part produite était plus faible – et donc davantage d’autres énergies étaient déjà utilisées – mais surtout la priorité fut clairement mise sur les énergies alternatives, ce qui donna les moyens de les développer. Ne suivons toutefois pas totalement l’exemple de nos voisins allemands qui se tournèrent transitoirement vers le charbon, une énergie qui présente d’autres gros inconvénients. Dans un contexte où la transition vers d’autres sources semble difficile, il incombe à chacun d’entre nous de tendre courageusement vers une limitation maximale de sa consommation d’énergie. Réfléchissons avant d’utiliser les gadgets électriques dont l’utilité est douteuse, veillons à ne pas laisser la lumière allumée en notre absence, traquons les veilles d’appareils électriques ou les chargeurs abandonnés dans la prise et qui consomment sans raisons… Montrons à nos enfants que nous assumons le risque nucléaire, sans faire peser sur eux l’immense responsabilité des générations qui les ont précédés…

 

Attention ! Aborder un sujet aussi grave est terriblement anxiogène pour les enfants ! Il faut donc renoncer à tout « exercice d’entraînement » ou même à leur laisser essayer les masques anti-poussières. C’est à nous qu’il incombe que tout soit en place si l’accident survient, en conservant le vif espoir que la trousse de secours, évidemment, n’ait jamais à servir.

 

Chez Nature & Progrès, la colère est grande. Rappelons ici que le risque industriel ne peut pas être réduit à la seule probabilité de l’accident. Le risque industriel est sa probabilité – faible, il est vrai, dans le cas qui nous occupe -, multipliée par ses conséquences – totalement incommensurables en matière nucléaire. Une perspective littéralement inimaginable, en ce qui nous concerne. En ce qui concerne nos autorités publiques aussi, semble-t-il…

La peste et bientôt le choléra ?

L’irruption de la Peste Porcine Africaine (PPA) en Gaume met toute la filière porcine en grande difficulté, avec un préjudice économique qui s’annonce énorme. Alors que l’abattage de quatre mille porcs sains issus de petits élevages locaux est vécu comme un véritable gâchis, l’inquiétude s’installe désormais sur le long terme. Et pas seulement chez les éleveurs de porcs ! Du côté des (ir)responsabilités, tous les regards se tournent vers les grandes sociétés de chasse… 

Par Marc Fasol

Introduction

A Nassogne, qui ne connaît pas la Maison Magerotte ? Propriétaire d’une boucherie artisanale élue parmi les dix meilleures de Belgique, André Magerotte y pratique la vente directe. Artisan-boucher, gardien de la grande tradition salaisonnière ardennaise, l’homme est avant tout éleveur. En 1998, la piètre qualité gustative de la viande de porc issue d’élevages industriels le laisse sur sa faim. Partant du principe que les méthodes doivent s’adapter à l’animal et non le contraire, il décide, avec l’aide de feu son frère, de revoir complètement le processus d’engraissement. La bonne vieille méthode ancestrale est alors remise sur pied et un cheptel de quelque quatre cents porcs est constitué : née en prairie et hébergée dans de jolies cabanes en bois en lisière de la Forêt de Saint-Hubert, chaque bête dispose de pas moins de quatre cents mètres carrés de pâtures, de quoi s’épanouir dans les normes les plus strictes de santé et de bien-être animal. Le tout s’inscrivant dans un type d’élevage parfaitement durable, à défaut dans ce cas d’être certifié bio.

Afin de pouvoir s’adapter au climat de l’Ardenne, deux races particulièrement rustiques sont croisées : un verrat – porc mâle – de race Duroc, connue pour la finesse de sa viande, avec une truie Landrace, connue pour ses qualités maternelles. Perfectionniste dans l’âme, l’éleveur recourt même à un deuxième croisement. Le résultat est sensationnel : le “Porc des prairies d’Ardenne®” est né ! Proche de la race ancestrale, il est désormais protégé par une marque déposée. Un label d’excellence que bien des filières lui envient.

Coup de théâtre !

13 septembre 2018. Un agent de la DNF tombe sur deux carcasses suspectes de sangliers près d’Etalle, en Province de Luxembourg. Ils seront déclarés porteurs du virus de la PPA. Très vite, un périmètre de sécurité est décrété. Une zone interdite à toute activité couvrant soixante-trois mille hectares. Périmètre revu à la baisse – douze mille cinq cents hectares – et clôturé un mois plus tard, à savoir la zone forestière où ont été retrouvés tous les cas positifs. L’ensemble est englobé par une “zone tampon” plus vaste où les forestiers peuvent poursuivre leurs activités. Le tout est encore flanqué d’une “zone de surveillance renforcée” qui s’étend au sud du pays jusqu’à la frontière française… où nos voisins sont aussi sur pied de guerre. Chez Magerotte, sans perdre une minute, une nouvelle clôture électrifiée d’un mètre vingt de hauteur est préventivement installée sur plusieurs kilomètres. Tout contact avec les sangliers de la forêt voisine doit être rigoureusement évité.

Hélas le risque zéro n’existe pas, soupire l’éleveur, je reste très préoccupé : si l’épidémie se répand et que l’AFSCA m’oblige un jour à confiner mes bêtes, je suis dans l’impossibilité de le faire et, si mon cheptel est contaminé, c’est vingt ans de travail qui passent à la trappe…

En Gaume, à l’intérieur du périmètre de sécurité, quatre mille porcs sont abattus dans la précipitation. Le désastre n’est pas seulement éthique et moral pour les éleveurs mais aussi économique : le fruit d’un travail de longue haleine, vendu essentiellement en circuit court, est anéanti en quelques jours. Le ministre fédéral Denis Ducarme a-t-il cédé aux exigences du Boerenbond flamand dont les élevages industriels excédentaires destinés à l’exportation – Inde, Corée et Chine – sont jugés prioritaires ? Deux petits éleveurs concernés – dont la Ferme du Hayon, signataire de la charte éthique de Nature & Progrès – attaquent l’arrêté ministériel au Conseil d’Etat. Signalons que, dans le domaine, l’hypocrisie règne en maître puisque nos porcs étaient sains, tandis que ceux des Chinois sont contaminés ! Hé oui, la Chine est le plus grand réservoir de PPA au monde…

Rassurés pour autant ? Pas si vite ! En effet, le virus, sans danger pour l’homme, est très virulent. Et quand bien même il serait possible de vacciner toute la faune sauvage, il n’existe à ce jour ni traitement, ni vaccin ! Reste tout ce qui se passe dans l’ombre, dans un milieu très fermé : celui des sociétés de chasse. En la matière, Magerotte n’a pas sa langue en poche quand il s’agit de dénoncer les abus et autres pratiques illégales de certaines d’entre elles. Créateur de l’appellation “Gibier éthique d’Ardenne”, l’artisan-boucher a visiblement fait son examen de conscience depuis longtemps : il ne vend dorénavant que du gibier prélevé sans stress, issu d’une chasse respectueuse de l’animal et de l’environnement (1).

Les associations jouent les Cassandre

Le plus incompréhensible dans cette crise, c’est que la catastrophe était annoncée depuis belle lurette. Dans notre analyse intitulée “Haro sur les sangliers”, dès le début de 2018, nous évoquions déjà âprement tous les problèmes suscités par la surdensité des sangliers en forêt : ils y étaient, selon les sources, de trois à sept fois trop nombreux or les problèmes sont fortement liés aux nourrissages prétendument “dissuasifs” (2). De telles surdensités accroissent non seulement le risque d’apparition de la PPA – jusqu’à cent cinquante sangliers peuvent se rassembler aux points de nourrissage ! – mais elles en augmentent aussi la vitesse de propagation, rendant la situation totalement ingérable, deux points non abordés dans notre précédente analyse…

Lorsqu’au début de la crise, le porte-parole du Royal Saint-Hubert Club de Belgique (RSHCB) tente de faire passer les chasseurs pour des victimes, le sang du président d’Inter Environnement Wallonie ne fait qu’un tour. Indigné, il dénonce “la responsabilité, l’ignominie et le lobbying forcené qu’exercent les chasseurs auprès des décideurs politiques !” Même son de cloche dans le camp des associations de conservation de la nature : Natagora, LPO… Quant à l’European Food Security Authority (EFSA), elle ne s’était pas trompée non plus en juin dernier : dans ses recommandations sanitaires, figuraient déjà l’interdiction de tout nourrissage en forêt et de toutes ses formes détournées. Eh oui, pour contourner la loi, des champs dits “martyrs” sont parfois semés de plants de maïs en lisière forestière. Clôturés mais non récoltés, certains s’ouvrent subitement à la veille de la chasse ! Faisant preuve au mieux d’attentisme, aucune disposition en la matière n’a pourtant été prise par le ministre wallon de l’agriculture, René Collin. Dans un récent communiqué, il se défend même de faire le jeu du lobby de la chasse. On ne demande évidemment qu’à le croire…

Entre-temps, la Fédération Wallonne de l’Agriculture (FWA), de solides recommandations sous le bras, a exigé une entrevue avec le ministre. Le ton est encore monté d’un cran lorsque les chasseurs ont eu le culot de réclamer des indemnisations pour leur “travail logistique exemplaire” dans la gestion de cette crise. “Si ceux-ci doivent être payés, alors que le job soit exécuté par des agents publics avec obligation de résultats”, martèle la FWA. Au moins, il n’y aura pas de conflit d’intérêts !

Quand l’hôpital se moque de la charité…

Lors de notre entretien avec l’éleveur Jules Bastin, réalisé in tempore non suspecto dans le cadre de notre précédente analyse, ce dernier avait déjà évoqué, avec effroi, les risques liés à l’importation illégale, dans sa région, de sangliers issus des pays de l’Est. De simples rumeurs, des fake news – le mot, décidément, est à la mode ! – non avérées selon le magazine Chasse & Nature du RSHCB qui s’obstine à répéter en boucle les mêmes propos.

Lorsque la fable du sandwich au saucisson abandonné nuitamment en bordure d’autoroute par un routier venu de l’est a été avancée pour expliquer l’irruption brutale de la maladie, cela a bien fait rigoler pas mal de monde. D’un point de vue épidémiologique, le virus de la PPA peut pourtant subsister plusieurs mois, voire plusieurs années dans des déchets alimentaires infectés, mais la source de la contamination chez les Suidés est très probablement à rechercher ailleurs. Comme l’explique un officier de police judiciaire depuis longtemps affecté à l’Unité anti-braconnage (UAB) (3), “l’importation de sangliers issus d’élevage au sein de pays infectés à l’Est est plus que probablement à l’origine de cette épidémie.” Pourquoi? “Tout est un problème d’actionnariat dans ces sociétés. Des chasseurs fortunés paient jusqu’à deux mille euros par jour pour pouvoir réaliser leur tableau et repartir avec de beaux trophées. Et ils veulent en avoir pour leur argent, point barre !” D’autres encore se rendent directement dans les pays de l’Est infectés pour lancer leurs battues et revenir avec leurs trophées “planqués dans les bagages”…

Bien que toujours difficiles à prouver (4), des lâchages illégaux de sangliers ont pourtant bien eu lieu en Wallonie (5). Aujourd’hui, avec cette crise, les langues commencent à se délier tandis que d’autres évoquent carrément un secret de Polichinelle. Par ailleurs, on attend toujours le verdict de l’enquête judiciaire menée pour identifier les responsables. Basée notamment sur l’identification par analyse ADN de la provenance des bêtes infectées, elle était toujours à l’instruction à l’heure de clôturer ce texte. Quoiqu’il en soit, puisse cet immense gâchis servir de leçon et être l’occasion unique de revoir fondamentalement la loi de 1882 sur la chasse. Afin qu’elle devienne enfin écologiquement responsable, compatible avec les enjeux majeurs du XXIe siècle et que ce genre de désastre sanitaire ne se reproduise plus à l’avenir…

Notes

(1) Cahier de charge de l’appellation “Chasse éthique d’Ardenne” sur www.chassenassogne.weekbly.com

(2) Les tonnes de maïs distribué à la machine en forêt ont été remplacées par un nourrissage de boules contenant un mélange de céréales et de pois, devant être distribuées à la main…

(3) Jugée trop remuante au sein des sociétés de chasse, l’UAB a récemment changé d’autorité hiérarchique, perdant ainsi l’autonomie qui lui avait permis d’être si efficace dans la lutte contre le braconnage. Cherchez l’erreur…

(4) En février 2017, des chercheurs de l’UCL publient une étude génétique mettant en évidence l’origine non-wallonne de plusieurs sangliers tués ces dernières années.

(5) Le 18 décembre 2005, trois chasseurs sont pris en flagrant délit de lâchage de sangliers, la veille d’une chasse à Tellin, une pratique interdite depuis 1994.

Trump, les gilets jaunes, Antigone et l’effondrement …

Esquisse de quelques phénomènes dans ce qu’ils ont de nouveau… 

Le monde bascule ! Nous devons, dans ce contexte, comprendre plutôt que condamner les individus que nous sommes, nous qui avons du mal à accepter de déranger nos convictions, nos habitudes qui sont parfois serties dans nos identités les plus profondes. Certitude qu’on trouvera toujours bien une solution technologique, habitude de prendre sa voiture, par exemple…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Nous devons comprendre aussi les récits qui fondent nos sociétés et les croyances qui alimentent la confiance collective : progrès, croissance, développement durable… Nous devons comprendre les verrous sociaux et techniques qui paralysent nos institutions. Comprendre, en un mot, que l’inertie de nos sociétés est systémique et complexe.

Pourtant, après une longue stagnation, la période du statu quo semble s’être achevée. Le monde bascule dans une nouvelle ère avec une telle évidence que seuls quelques irréductibles ou quelques fous peuvent encore l’ignorer. Mais si l’inertie était un phénomène complexe à analyser, le basculement en cours l’est tout autant. Les gens changent peut-être rarement d’eux-mêmes, mais “ça” change. Qu’est-ce que “ça” ? L’ambition de texte est de tenter d’y voir un peu plus clair.

Ombres sur les démocraties

Un mouvement qu’on pensait irréversible est en train de s’inverser. Après Trump aux États-Unis, après Salvini en Italie, c’est le Brésil qui vient de placer au pouvoir un dirigeant dont la conception de la démocratie semble très rudimentaire. Jair Bolsonaro est sexiste, raciste, nationaliste, homophobe. Il n’a que faire des droits humains fondamentaux. Quand on fait le compte, parmi les grandes puissances économiques ou démographiques mondiales, quels pays ne sont pas encore aux mains de l’ultra-droite ou de l’extrême-droite ? Ni la Russie, ni les USA, ni le Brésil, ni l’Inde, ni la Chine, ni l’Italie… La France et l’Allemagne connaissent une montée des nationalismes. Reste le Canada, l’Espagne, le Royaume-Uni, mais ce dernier a décidé de quitter l’Union Européenne qui ne fait plus rêver. La démocratie semble s’effriter.

Les processus électoraux donnent le pouvoir à des dirigeants autoritaires qui, en outre, ne prennent pas au sérieux le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité. La tendance, en tout cas au niveau des États, est au déni et au repli. Selon l’historien Jean-Baptiste Fressoz, on assiste à la montée d’un carbo-fascisme. Le nationalisme se combine à une négation totale des enjeux écologiques : “les partis de droite dure, trop vite rangés sous l’étiquette inoffensive de «populiste», sont de véritables catastrophes environnementales.” (1) Ainsi Trump est-il sorti de l’accord de Paris, tandis que Bolsonaro s’apprête à le faire. Le nouveau président brésilien souhaite, par ailleurs, exploiter davantage la forêt amazonienne pour booster le développement économique du pays des agro-carburants.

Dans un récent ouvrage intitulé “Où atterrir ?”, Bruno Latour analyse l’élection de Donald Trump comme le symptôme d’un repli des classes dirigeantes face à la perspective des catastrophes climatiques et de l’épuisement des ressources. L’élection de Bolsonaro au Brésil, la tendance des gouvernements d’extrême-droite à nier le réchauffement climatique, le laxisme envers l’évasion fiscale, la tendance globale à édifier des murs et à freiner l’immigration semblent confirmer cette intuition.

Devant la menace, on aurait décidé, non pas de lui faire face, mais de fuir. Les uns dans l’exil doré du 1% – “les super-riches doivent être protégés avant tout !” – d’autres en s’accrochant à des frontières assurées – “par pitié, laissez-nous au moins l’assurance d’une identité stable !” -, d’autres enfin, les plus misérables, en prenant la route de l’exil” (2).

Le non des gilets jaunes

Le mouvement du 17 novembre 2018, qui a vu des centaines de milliers de personnes revêtir un gilet jaune pour s’opposer aux taxes sur le carburant, a pu sembler, dans un premier temps, tout à fait anti-écolo. Pourtant, il ne l’est pas forcément. Les jours passant, on a pu se rendre compte que ce mouvement très hétérogène, qui va de l’extrême-droite à l’extrême-gauche en passant par tous les déçus des partis traditionnels, n’avait pas de revendication construite empêchant de lutter contre le réchauffement climatique. Sa seule unité, c’est la radicalité d’un refus. Mais en contestant les taxes en général, en ce compris la fiscalité verte, les individus qui enfilent le gilet jaune s’opposent surtout à ce qu’ils considèrent comme une injustice fiscale. Les plus gros doivent payer, disent-ils en substance. En ce qui concerne la question du climat, leur posture n’est donc pas forcément incompatible avec la lutte contre le réchauffement. On ne peut pas dire que leur “non” s’adresse à l’écologie en général. Il est, par contre, résolument contraire à la manière dont la transition écologique est envisagée aujourd’hui par la plupart des gouvernements européens, sous la forme d’incitants fiscaux ou de taxes censés orienter l’économie dans le sens d’une croissance – un tout petit peu – plus verte.

Or, visiblement, cela ne marche pas ! Une récente étude publiée par le think-tank américain World Ressources Institute et par deux centres de recherches britanniques du Grantham Research Institute et Centre for Climate Change Economics and Policy a dévoilé que, sur les cent nonante-sept pays signataires de l’Accord de Paris sur le Climat, seuls seize pays avaient engagé des actions à la hauteur des engagements pris. Parmi ces seize pays, aucun membre de l’Union Européenne ! Les politiques des gouvernements européens en place ne peuvent donc, en aucun cas, être vues comme des politiques écologiques. Vu sous cet angle, il est sans doute plus justifié de s’inquiéter des possibles dérives antidémocratiques du mouvement des gilets jaunes, que de leur – absence de – positionnement vis-à-vis de l’écologie. A contrario, on peut plutôt se réjouir que ces gouvernements soient à présent pris en tenaille entre un puissant cri d’alarme citoyen pour lutter contre le réchauffement climatique et une intense colère envers les injustices générées par le modèle économique néolibéral en vigueur. Le concept de “justice climatique” prend alors tout son sens.

Des Antigone se lèvent !

Ende Gelände (3), vous connaissez ? Extinction Rebellion (4), ce nom vous dit quelque chose ? Il s’agit de deux mouvements activistes. Le premier trouve son origine en Allemagne et rassemble des militants de divers pays pour mener des opérations de blocage de mines de charbon. Le second est anglais et a récemment rassemblé six mille personnes pour bloquer des ponts, à Londres le 17 novembre 2018, afin d’exiger que les gouvernements agissent à la fois contre le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse des espèces.

Les actions coordonnées de désobéissance civile ou d’occupations de “zones à défendre” (ZAD) se multiplient. Aux yeux de certains, elles continuent d’apparaître comme des agitations peu sérieuses ne respectant pas le résultat des élections. C’est une conception simpliste qui assimile démocratie et élection à la majorité. L’histoire montre pourtant autre chose : de nombreux droits fondamentaux, de nombreux progrès humains ont été obtenus grâce à la désobéissance civile, quand des minorités ont le courage de défendre des principes au nom de tous.

Revendiquer le droit des citoyens à désobéir à des lois injustes et le devoir de désobéir à des lois dangereuses, a écrit Howard Zinn, c’est la véritable essence de la démocratie, qui accepte que le gouvernement et ses lois ne sont pas sacrés mais qu’ils ne sont que des instruments au service de certaines fins : la vie, la liberté, le bonheur. Les instruments sont accessoires ; pas les fins.” (5)

À l’heure où j’écris ces lignes, une centaine d’activistes viennent de réaliser une action de désobéissance civile au Parlement Belge, en s’introduisant dans la cour du bâtiment pour y entonner des chants et des discours réclamant la justice climatique. Ils n’ont pas respecté la loi qui interdit l’entrée dans cette cour. Mais ils l’ont fait au nom d’un principe supérieur, inscrit dans l’article 23 de la Constitution belge, le “droit à la protection d’un environnement sain”. Ce décalage entre la légalité – en vigueur – et une justice – d’un autre ordre – est le moteur du conflit qui oppose Antigone à son oncle Créon dans la mythologie grecque. C’est aussi dans cet espace qu’Howard Zinn inscrit la légitimité de la désobéissance civile.

Qu’elle soit reconnue comme légale, au nom d’un droit constitutionnel ou international, ou non, son but est toujours de combler la brèche qui sépare la loi de la justice, dans un processus infini de développement de la démocratie.” (6)

L’événement bruxellois « Claim the Climate« , qui s’annonce comme la plus grande mobilisation jamais réalisée en Belgique sur le réchauffement climatique, est un indice de plus que, parmi les populations aussi, s’éveille une force de grande ampleur. Les gens ne changent-ils pas ? En tout cas, ils réclament du changement !

L’incroyable cheminement du concept d’effondrement

Qui se souvient de cette époque, pas si lointaine, où Pablo Servigne, alors actif au sein de l’asbl Barricade à Liège, vint présenter dans la librairie de Nature & Progrès, à Jambes, le premier livre qu’il venait de publier, Nourrir l’Europe en temps de crise, paru aux éditions… Nature & Progrès ? Il y était question, déjà, d’effondrement, de rupture des systèmes d’approvisionnement alimentaire, de résilience face aux catastrophes. Pour certains d’entre nous, ce furent des moments décisifs d’une prise de conscience profonde que l’avenir ne ressemblerait pas à aujourd’hui. Mais nous n’étions qu’une poignée, et beaucoup considéraient alors cette approche des choses comme farfelue, inutilement catastrophiste, voire carrément ridicule.

Quatre ans plus tard, tout a changé. Le concept d’effondrement est discuté dans les grands médias, parfois de façon polémique, mais il ne fait plus ricaner. Le premier ministre français Edouard Philippe en a parlé, face caméra, avec Nicolas Hulot, l’été dernier. Pablo Servigne a récemment échangé, une heure durant, avec le député de la France Insoumise François Ruffin (7). Avec Raphaël Stevens, ils avaient également été reçus à Bercy, au Ministère de l’économie et des finances (8). Des dizaines de vidéos comptabilisant des centaines de milliers de vues circulent sur les réseaux sociaux. D’autres livres ont été publiés par d’autres auteurs sur le sujet en français. La démission soudaine de Nicolas Hulot de son poste de ministre a aussi constitué un déclic salutaire. Même lui dont beaucoup d’écologistes moquaient le caractère trop conciliant, même Hulot ne croit plus aux petits pas et aux changements de comportement à la petite semaine. Son discours est clairement celui de l’effondrement.

Bref, en quelques années, cette approche s’est imposée dans le débat public, complémentaire des visions plus progressives – la transition – et des pratiques existantes – agriculture biologique et paysanne, monnaies locales, etc. Dans le domaine littéraire, les fictions du genre dystopique ou utopique connaissent un bond en avant, souvent venues d’Amérique du Nord. L’imaginaire culturel est en train de changer, avec des perspectives d’effondrements qui deviennent tangibles et centrales.

La fête est définitivement finie

Que se passe-t-il ? Beaucoup de choses à la fois, certainement. Les observateurs politiques, les scientifiques, les sociologues, les artistes, les gens eux-mêmes dans leurs vécus, chacun a un fragment de vérité à dire sur l’époque que nous traversons. Difficile d’y voir clair. Si les gens se mettent à “bouger” dans des directions diverses, en enfilant un gilet jaune, en votant pour des partis extrémistes dont ils ne partagent pas forcément les idées, en se mobilisant – enfin – pour le climat, en mettant en place des actions plus radicales, ou en imaginant des solutions de repli – survivaliste, nationaliste -, n’est-ce pas parce que l’horizon collectif est à présent tout à fait bouché ? Il est possible que le sentiment de révolte soit en train d’éclore maintenant, par des canaux contradictoires et conflictuels entre eux, maintenant et seulement maintenant, parce que la perspective d’un avenir meilleur dans le cadre du  monde tel qu’il fonctionne ne s’était pas encore assez effondrée jusque-là. Les croyances – dans le développement durable, la croissance verte, les solutions technologiques – ont pu rester très longtemps un refuge. Il faut croire que ce grand récit, puissant, a fini par s’effondrer. Tout le monde en Occident commence à comprendre, du moins à percevoir, que la fête de l’abondance est finie, définitivement finie. La finitude des ressources et la fragilité de la planète, sans être forcément identifiées comme telles, ont refermé leurs implacables tenailles sur l’avenir dans lequel les gens pouvaient se projeter.

Par raccourci, on pourrait dire que l’effondrement a fini par gagner l’inconscient collectif. Il a été intériorisé par la société, en quelque sorte. Que ce soit dans la clarté d’un raisonnement ou par une approche intuitive, la rupture est consommée. La promesse du XXe siècle, celle du Progrès, est brisée pour de bon. Et les réactions à ce choc partent dans tous les sens. Les cyniques proposent de construire des murs pour protéger le magot accumulé. D’autres, plus indécis dans leur colère, veulent renverser la table et faire payer les responsables politiques sans trop s’embarrasser de la suite. Une minorité grandissante s’attache à limiter les dégâts et à construire un monde plus résilient, hors du cadre de la croissance économique. Le drame serait que les cyniques, que les Bolsonaro, les Trump, les Salvini, récoltent les raisins de la colère et détériorent davantage encore nos solidarités, et celles de la terre.

Ces solidarités-là, Nature & Progrès s’efforce, depuis plus de quarante ans, de les rendre concrètes dans le quotidien de nos concitoyens. Nous poursuivrons ce travail sans relâche, sûrs à présent que ce que nous appelons « résilience » n’est pas simplement un effet de rhétorique. Il appartient, en effet, à chacun d’entre nous d’être, quoi qu’il arrive, mieux préparé à l’imprévisible, plus disponible pour l’irréversible. Même si aucune catastrophe ne doit jamais être souhaitée.

Notes

(1) Jean-Baptiste Fressoz, “Bolsonaro, Trump, Duterte… La montée d’un carbo-fascisme ?” dans Libération, le 10 octobre 2018.

(2) Bruno Latour, Où atterrir ?, Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.

(3) https://www.ende-gelaende.org/fr/

(4) https://rebellion.earth/

(5) Howard Zinn, Désobéissance civile et démocratie, Agone, 2010 (édition originale en anglais, 1968).

(6) Idem.

(7) On trouve cette vidéo sur Youtube : “Pablo Servigne et François Ruffin : une dernière bière avant la fin du monde”.

(8) Voir sur Youtube la websérie “NEXT”, de Clément Montfort, qui aborde l’effondrement avec des angles d’approche diversifiés.

Le scolyte attaque la forêt wallonne

Un quart de la forêt wallonne – cent vingt-cinq mille hectares ! – est planté d’épicéas (Picea abies). Durant l’été extrêmement sec de 2018, ces résineux ont été gravement attaqués par un petit insecte, le scolyte. Assoiffés et donc affaiblis, ils sont morts sur plusieurs milliers d’hectares et devront être abattus et évacués avant le 31 mars 2019 afin de limiter la contamination des arbres encore sains. Dans le contexte du réchauffement climatique, l’événement n’a rien d’un fait isolé : c’est toute notre forêt qui souffre, c’est toute notre forêt qui meurt…

Par Jürg Schuppisser et Christine Piron

Introduction

Comment reboiser rapidement ces milliers d’hectares ? L’Université de Namur, qui gère le domaine d’Haugimont, à Faulx-les-Tombes, a choisi une piste originale… Constatant que jadis, on ressemait – de préférence en automne -, dans les parcelles à reboiser, les glands et les faînes qui n’avaient pas encore germé, elle a invité le grand public à se mobiliser, durant le mois de novembre, dans le but d’effectuer ce travail très simple. Il suffit, en effet, d’ouvrir à la bêche une fente de trois à six centimètres de profondeur et d’y glisser trois glands ou trois faînes. Un vrai jeu d’enfant, qui amusa des familles entières !

Un résineux qui ne convient plus à la forêt wallonne

A cette occasion, nous rencontrons Charles Debois, ingénieur forestier et gestionnaire du domaine d’Haugimont, depuis 1978. Il nous donne un aperçu de la gravité de la situation.

« Le scolyte, précise-t-il, est un coléoptère xylophage endémique, c’est-à-dire qu’il est présent en permanence. Il mesure un demi-centimètre environ et commence par attaquer le haut de l’épicéa. Les adultes pondent alors des larves qui vont descendre dans le tronc et tuer l’arbre. Cela peut aller très vite ! Dès que la cime des arbres devient brune, trente jours plus tard, l’arbre est mort, même si les pics noirs et les pics épeiche se régalent des larves. En temps ordinaires, le scolyte se reproduit une seule fois, fin mai. Les larves s’envolent et vont attaquer l’arbre le plus faible ; c’est une espèce de sélection naturelle. Voici, malheureusement, le troisième été sec que nous subissons ! Et 2018 fut même le plus marqué, plus encore qu’en 1976. »

Dans nos forêts wallonnes, à deux cent cinquante mètres environ d’altitude moyenne, les épicéas ne sont pas en station, c’est-à-dire qu’ils ne se trouvent pas dans leurs conditions physiques et biologiques de préférence. Dans les Vosges ou dans le Jura, par exemple, ils vivent à une altitude supérieure à cinq cents mètres, ce qui leur convient beaucoup mieux.

« L’épicéa a été abondamment introduit, en Wallonie, après la Seconde Guerre, explique Charles Debois. Nous devions alors reconstituer rapidement nos forêts car nous avions d’urgents besoins de bois, notamment pour fabriquer de la pâte à papier. Or l’épicéa est un excellent arbre pour faire de la pâte à papier : c’est un bois blanc avec une longue fibre. De nos jours, on recycle cinq à six fois le papier et donc le besoin diminue. L’épicéa, qui a un enracinement traçant, en surface, n’est pas adapté à la sécheresse et aux chaleurs que nous avons connues, ces derniers étés. On n’observe jamais de températures voisines de 35°C à cinq cents mètres d’altitude et les peuplements ne sont jamais ensoleillés du matin au soir. L’été 2018 a donc clairement démontré que l’épicéa n’est pas en station, à deux cents mètres d’altitude. Il ne l’est d’ailleurs sans doute jamais en-dessous de quatre cents. »

Les immenses dégâts du scolyte

« Fin mai, poursuit Charles Debois, le scolyte a donc engendré une première génération qui a trouvé beaucoup d’arbres à coloniser puisqu’ils étaient complètement assoiffés. Les conditions étaient donc réunies pour donner naissance à une deuxième génération de larves, fin juillet, puis à une troisième, début octobre, alors qu’il faisait encore très sec. Imaginez la démultiplication de ces insectes, en sachant qu’un couple donne des centaines de larves… Et, si le printemps de 2019 est ensoleillé et sec, chaque larve essaimera dans un rayon de cent mètres autour de chaque arbre attaqué. Dans le domaine d’Haugimont, nous comptions deux cents arbres attaqués sur une surface de quatre hectares ; un mois plus tard, il y en avait cinq cents ! Nous avons donc pris la décision de récolter la parcelle. Vous observerez que l’arbre attaqué bleuit quand il commence à sécher ; c’est dû à l’action d’un champignon que véhicule le scolyte. Le bois est encore de qualité et peut passer dans les sciages ordinaires. Mais, si on attend trop longtemps, il faudra en faire des palettes ou de la caisserie, soit la dernière qualité de sciage. Les épicéas morts qui seront secs tout l’hiver, au fond de jardins par exemple, ne pourront donc plus servir qu’à fabriquer des pellets ou des panneaux de particules… Précisons également que la législation dispose qu’en cas d’épidémie en forêt, tous les arbres morts ou dont on sait qu’ils sont malades doivent être coupés et évacués endéans les six mois – donc avant le 31 mars prochain – à une distance d’au moins cinq kilomètres, en dehors de la forêt ! »

Mettre à blanc et replanter !

« Notre pratique de la sylviculture se veut proche de la nature, dit Charles Debois. Normalement, nous ne faisons pas de mise à blanc et donc pas de plantation. Le forestier récolte les gros bois au fur et à mesure qu’ils grossissent ; en-dessous, la régénération naturelle attend son tour. Nous souhaitions continuer à éclaircir les épicéas qui atteignent un demi-siècle, comme nous le faisons depuis trente ans. Bien éclaircir permet à la lumière d’arriver au sol ; des semis naturels apparaissent alors. Epicéas, bouleaux, pins, chênes et hêtres sylvestre – qui ne sont pas attaqués par le scolyte – sont ainsi en pleine lumière. Malheureusement, au lieu de l’éclaircie, nous avons dû passer à la coupe à blanc à cause du problème sanitaire grave ; nous ne voulons pas avoir, l’année prochaine, quatre hectares d’épicéas tout bruns dont les marchands ne donneraient plus que le tiers du prix qu’ils valent maintenant. Car la forêt de l’Université de Namur est gérée comme une forêt normale, avec un objectif de vente de bois et de location de droits de chasse. Dans une optique de sylviculture différente, nous avons des espèces indigènes, en mélange. Ce sont les plus aptes à affronter le réchauffement climatique. Précisons également, et c’est un élément très important, que nous nous trouvons en zone Natura 2000. Nous pouvions mener à terme les peuplements d’épicéas qui se s’étaient retrouvés en zone Natura 2000 mais il ne nous est pas permis de replanter des résineux. Nous repassons donc aux feuillus. Les propriétaires reçoivent, pour cela, un subside de quarante euros l’hectare ; ils doivent également conserver, sur au moins 3% de la surface, des arbres qui vivront jusqu’à la fin de leur vie naturelle. Les épicéas qui poussent en semis naturel ne seront donc pas arrachés mais seront des plantes accompagnatrices des hêtres, des chênes et des bouleaux. Ils enserreront les troncs des jeunes arbres qui seront semés et feront en sorte que leurs troncs soient indemnes de branches, afin d’obtenir un bois de première qualité. L’épicéa n’est donc plus destiné, ici, qu’à accompagner les essences nobles. »

Profiter d’une récolte abondante

Replanter paraît très simple : il suffit apparemment de déplacer les glands et les faînes qu’on trouve en abondance !

« Sous les chênes et les hêtres, un peu plus loin, le semis naturel se fait en suffisance, précise Charles Debois. Pourtant, amener nous-mêmes la masse disponible de glands et faînes et l’enterrer ici, tout de suite, plutôt que d’attendre les geais et les écureuils, permet de gagner un temps précieux, ce surplus risquant d’ailleurs d’être tout simplement avalé par les sangliers, les chevreuils et les mulots… Mais surtout, cela ne marchera plus, l’an prochain, car les chênes et les hêtres qui auront donné beaucoup en 2018 ne donneront plus grand-chose pendant les trois ou quatre années qui vont suivre. La dernière récolte abondante remonte à 2011, il y a sept ans déjà, ce qui signifie qu’il faudrait acheter des glands si nous voulions effectuer la même opération l’an prochain. Ceux-ci se conservent, en effet, difficilement au-delà de six mois. Recourir à la main-d’œuvre humaine est utile également puisque, le germe du gland étant une racine, le mieux est de le mettre… vers le bas ! De plus, il est toujours préférable de choisir un gros gland puisque la réserve de nourriture est toujours plus importante dans une grosse graine. Il faut aussi en mettre deux ou trois par trou pour qu’il y en ait au moins un des deux qui survive ».

On ne peut donc pas simplement lancer les glands en l’air et les laisser retomber où ils veulent ? Charles Debois nous explique que, sous les arbres, ils seraient recouverts de feuilles qui les protégeraient du gel. Or ici, rappelons-le, nous nous trouvons dans une coupe à blanc…

« Ces parcelles, à la fin des années soixante, étaient certainement des chênaies ou des hêtraies, regrette enfin Charles Debois. Les arbres furent sans doute vendus par l’ancien propriétaire pour payer des droits de succession. Des épicéas furent plantés mais les scolytes ne posaient pas de problèmes à cette époque ; le climat des années soixante n’était pas celui d’aujourd’hui… »

Reconstituer la forêt

Les défenseurs d’une sylviculture proche de la nature utilisent le slogan « Imiter la nature, hâter son œuvre« . Si nos compétences en la matière sont certes limitées, chez Nature & Progrès, il n’y a cependant pas de doute que nos choix en matières agricoles nous amèneront à partager cette ligne de conduite. Et le geste simple qui est aujourd’hui demandé au public permet de réaliser ce que la nature aurait peut-être mis une décennie à accomplir. Plus prosaïquement, en Wallonie, une parcelle comme celle-là est généralement nettoyée à l’aide de bulldozers et, une fois les troncs enlevés, tout le reste est broyé – en ce compris les petits bouleaux et les semis naturels d’épicéas – afin d’obtenir un terrain tout-à-fait clean afin de replanter plus facilement. Ce saccage coûte un minimum de cinq mille euros l’hectare, gyro-broyage et plantation compris. Ici, on se contentera de reconstituer la forêt telle qu’elle existait avant les épicéas, en exposant aussi un minimum de frais…

D’une manière plus générale, la majorité des essences qui composent nos forêts vont souffrir d’attaques diverses et seront donc appelées à s’adapter, ou à disparaître. Gageons que certaines ne subsisteront pas et qu’une gestion forestière par trop brutale n’ouvrira pas la porte aux solutions alternatives. Un pessimisme exacerbé n’est, bien sûr, pas de mise. Un optimisme béat non plus.

Pesticides et agriculture : déroger ne peut jamais devenir l’ordinaire !

Notre industrie betteravière n’a pas été capable de se réformer à temps. Son avenir peut-il encore dépendre de dérogations au sujet d’une molécule chimique mise hors-la-loi par l’Europe ? Qui se permettrait aujourd’hui un raisonnement aussi insensé, au mépris total de la santé publique et de l’environnement, si ce n’est une frange en déroute du monde agricole qui refuse de voir son avenir ailleurs que dans la chimie ? Cette question est de la compétence du Ministre fédéral de l’Agriculture. Aura-t-il le courage politique suffisant pour ramener ces betteraviers sur la voie de la raison ?

Par Dominique Parizel et Marc Fichers

Introduction

Au cas où il n’existerait pas d’autre moyen de combattre un parasite, un Etat membre a la possibilité de déroger, cent vingt jours durant, à l’interdiction par l’Europe d’un produit phytosanitaire. Or, dans le cas des néonicotinoïdes, nul n’aurait, semble-t-il, plus que nous à pâtir de la jaunisse de la betterave, une maladie due à un puceron… Serait-ce là une sortie de secours inespérée pour le secteur betteravier belge qui ne manifeste guère l’intention de modifier ses pratiques en admettant la prohibition des produits toxiques qu’il utilise ? Mais déroger à l’interdiction demeure très dangereux pour notre environnement et oriente les agriculteurs vers un avenir incertain. Raisonnant exclusivement à court terme, nos betteraviers apparemment n’en ont cure…

Un processus d’agréation complexe

Les matières actives des pesticides sont autorisées sur base d’un long processus qui se fait d’abord au niveau Européen. Lorsqu’une matière active est autorisée, les Etats membres peuvent toutefois agréer les formulations – les matières actives plus divers « formulants » – correspondant aux différents usages des produits commercialisés. Si une matière active est alors jugée néfaste pour la santé humaine ou pour l’environnement, un très long processus s’ensuit qui peut durer plusieurs dizaines d’années avant de voir enfin prononcée l’interdiction de la molécule incriminée.

On commence donc par se borner à « gérer le risque ». Une matière active peut, par exemple, poser problème pour la santé humaine mais, au lieu de l’interdire purement et simplement, on choisira de gérer cette dangerosité en imposant, par exemple, qu’elle soit commercialisée sous forme liquide plutôt que sous forme de poudre. Suit quand même une série d’études dont la grande majorité est évidemment réalisée par la firme détentrice de l’homologation et dont le seul but est de semer le doute au sujet l’étude initiale qui avait établi un risque pour la santé humaine… Parfois cependant une décision tombe au terme de dizaines d’années de controverse, comme pour les néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs, entre autres, d’abeilles. Les premières études qui mettaient en avant leur dangerosité datent de la fin des années nonante, le produit ayant d’ailleurs été interdit sur le tournesol, en France, dès 1999 ! Ce n’est malheureusement qu’après une vingtaine d’années d’études et de contre-études et face à l’hécatombe dont sont victimes les populations d’insectes que l’Europe décida enfin d’interdire l’usage de ces funestes molécules. Les défenseurs de la santé et de l’environnement ne doivent pourtant pas se réjouir trop tôt : le combat n’est pas terminé car les pesticides ne se sont pas bornés à détruire notre santé et notre environnement, ils ont aussi contribué à changer, en profondeur, les pratiques agricoles…

Néonicotinoïdes et lavage de cerveau

Les néonicotinoïdes sont des insecticides systémiques dont la particularité est d’agir à micro-doses. Ils demeurent actifs plusieurs mois dans la plante et dans le sol. Utilisés intensivement pour de très nombreuses cultures – 100% des semences de betteraves sont traitées aux néonicotinoïdes -, ils sont même présents dans les colliers antipuces des chiens et des chats. En culture betteravière, ils permettent le contrôle des insectes ravageurs du sol ainsi que celui des pucerons responsables des infections virales. Bref, une fois le semis réalisé, ils autorisent l’agriculteur à ne plus à se soucier, le moins du monde, des insectes ravageurs… C’est donc tout un empire que leur interdiction va ébranler.

Dans cet ordre d’idées, la Sucrerie de Tirlemont – qui appartient à Südzuker, un leader mondial du sucre – nous présente, dans le cadre d’une campagne de promotion, une jeune agricultrice qui nous dit sa passion pour la culture de la betterave (1). Elle rappelle que sa famille cultive la plante depuis plusieurs générations et exprime son désir et sa volonté de continuer. L’idée ne lui vient jamais que cette culture pourrait ne plus être possible chez nous pour de simples questions de rentabilité, mais surtout parce que son environnement et les risques que les méthodes culturales font peser sur lui ont bien changé depuis l’époque de ses parents et de ses grands-parents. Comment revendiquer, en effet, une sorte de droit cultural ancestral sans même évoquer la façon dont le père et le grand-père cultivaient à une époque où les néonicotinoïdes, évidemment, n’existaient pas ? Sans le vouloir sans doute, la Sucrerie de Tirlemont attire donc l’attention sur un fait essentiel : le véritable lavage de cerveau que subissent les agriculteurs depuis une vingtaine d’années ! Plus aucun d’entre eux ne conçoit ses cultures sans l’usage des pesticides. Mais si les pratiques agricoles évoluent dangereusement autour de l’usage des néonicotinoïdes, la recherche s’engage dans la même impasse puisque la sélection variétale – aux mains de semenciers directement liés avec les firmes qui produisent les pesticides – s’effectue depuis vingt ans au départ de variétés issues de champs traités…

La tradition betteravière belge

Le monde agricole a la mémoire courte. Il semble surtout avoir oublié que celui qui cultive doit constamment remettre ses pratiques en question. Nos agriculteurs savaient cultiver la betterave bien avant que se généralisent les néonicotinoïdes. Pour contrôler les insectes ravageurs, il fallait veiller à bien implanter la culture car un sol mal préparé ou un semis mal effectué fragilisent les plantes en croissance et les rendent plus sensibles aux ravageurs. Une observation très régulière des cultures était indispensable pour évaluer l’opportunité de traiter ; une attaque devait souvent être tolérée pour permettre le développement des insectes auxiliaires. Pareille tolérance n’est désormais plus de mise puisque les champs doivent être visuellement « parfaits », d’une vaine et triste uniformité. Voilà pourquoi les bio sont aujourd’hui les seuls à démontrer que la culture sans néonicotinoïdes est évidemment toujours possible ; du sucre de betterave bio est d’ailleurs produit en Allemagne par la maison mère de la Sucrerie de Tirlemont at cette dernière a démarré des essais en Belgique…

Bien sûr, avant, la culture de la betterave était plus technique, elle exigeait de l’agriculteur une véritable expertise. Mais, qu’on le veuille ou non, les marges d’erreurs étaient réduites et la culture n’en était pas moins rentable. Une ferme de cinquante hectares était suffisante alors que, maintenant, plus rien ne fonctionne en-dessous de cent cinquante ! Un vent de panique souffle, depuis l’annonce de l’interdiction des néonicotinoïdes, comme si l’avenir de l’agriculture était suspendu à un fil, à une seule molécule chimique dont la disparition a été décidée, cet été, au niveau européen. Mais c’est peut-être lui faire endosser une responsabilité qui n’est pas la sienne…

Quoi qu’il en soit, l’émoi est si grand dans le secteur betteravier que notre Ministre fédéral de l’Agriculture envisage le recours à la dérogation de cent vingt jours que nous évoquions ci-dessus (2), une astuce qui permet à tout Etat membre de continuer à répandre un produit hors-la-loi, même si cette interdiction a été dûment motivée par une interminable liste d’études qui en ont démontré la toxicité pour la santé humaine et les dangers pour l’environnement. Et même si le dernier carré des défenseurs de ladite molécule a eu tout le temps nécessaire pour faire entendre sa voix. Que faut-il encore faire de plus, décidément, pour que la raison l’emporte ?

Cent vingt jours ? Pour quoi faire, cent vingt jours ?

Ainsi, quand tout a été dit et démontré, un Etat membre peut encore déroger à l’interdiction formelle. Et cela, pour cent vingt jours par an, ce qui est bien suffisant pour couvrir toute la période culturale… Une rare exception, pensez-vous ? Pas du tout : la dérogation pour cent vingt jours devient la norme. Il y en a des quantités, plusieurs dizaines rien qu’en Belgique, dont celle du Metham sodium, un monstre classé cancérigène, utilisé pour « désinfecter les sols ». Car quand un agriculteur – ou celui qui ose encore se revendiquer comme tel – « oublie » ce principe fondamental de l’agronomie qu’est la rotation des cultures et qu’il « fatigue » son sol en provoquant le développement de champignons et d’insectes pathogènes pour certaines d’entre elles, et comme il ne veut en aucun cas remettre en question ses sacro-saints principes culturaux dictés par le chimique, il faut bien qu’on le laisse désinfecter sa terre – ou ce qu’il en reste ! – en y injectant des poisons comme le Metham sodium (3). La vie trépasse partout où ils passent et, quand le sol est bien mort sur ses premiers centimètres, plus rien ne s’oppose bien sûr à ce qu’il puisse être ensemencé. Mais avec quelle réussite ? Quand cessera enfin ce scandale, ce trop évident triomphe de la bêtise ?

Autoriser quand même ce qui est interdit est toujours un très mauvais symptôme pour une démocratie. Accorde-t-on des dérogations aux pickpockets, aux voleurs de banques, aux tueurs de chiens et de chats ? Y aurait-il une légitimité plus grande à empoisonner les consommateurs et à polluer l’environnement ? Quel signal entend-on donner ainsi aux agriculteurs ? Qu’ils ont parfaitement le droit de s’entêter dans des pratiques délétères et désuètes, basées sur le recours systématique aux pesticides, en faisant courir à la population tout entière un risque insensé en termes de santé publique et de protection de l’environnement (4) ? Ce traitement de faveur n’est pas admissible et doit cesser immédiatement.

Généraliser l’exceptionnel, c’est mépriser la loi !

Dans le cas des néonicotinoïdes interdits, nous ne pourrions comprendre – nous avons montré pourquoi – qu’une dérogation soit accordée, comme notre pays en a pris la mauvaise habitude, mettant ainsi à mal notre santé et celle de la terre. D’une manière plus générale, il ne nous semble pas acceptable de rendre ordinaire ce qui est explicitement prévu pour rester une exception. Le faire, c’est mépriser l’esprit de la loi !

Il est grand temps, nos autorités publiques doivent en prendre toute la mesure, de tourner le dos à l’agriculture fondée sur les pesticides. Les alternatives existent et aucun agriculteur, pour peu qu’il montre un minimum de bonne foi, ne restera sur le bord de la route. Il appartient aux pouvoirs publics – à tous les niveaux – d’orienter l’ensemble des recherches vers le développement des alternatives d’avenir. N’abandonnons pas nos cultures – et, par conséquent, notre alimentation – au seul bon vouloir de l’industrie chimique. Ou, dans le cas de la betterave, à l’utilisation d’une seule molécule, de surcroît bel et bien interdite !

Notes

(1) Vidéo visible sur : https://www.youtube.com/watch?v=013SYidb3iw&list=PLMWpwfct65-tU4b4RZ-CS8SVMFAuacPHY&index=2

(2) Voir : https://fytoweb.be/fr/legislation/phytoprotection/autorisations-120-jours-pour-situations-durgence

(3) Le Métham sodium est interdit au niveau européen depuis de nombreuses années mais des dérogations sont régulièrement distribuées par les Etats membres et notamment en Belgique pour un grand nombre de légumes cultivés sous serre et pour les courgettes en pleine terre: https://fytoweb.be/sites/default/files/legislation/attachments/solasan_autorisation_120_jours_2018_0.pdf

(4) Prenons-en pour preuve la dernière intoxication de masse survenue en France, soixante-et-une personnes furent concernées après un épandage de Metham sodium ! Voir : https://rcf.fr/actualité/metam-sodium-faut-il-produire-autrement-la-mache-nantaise-en-maine-et-loire

En finir avec les pesticides dans les prairies !

Les prairies permanentes comptent parmi les milieux les plus riches en biodiversité. Il est donc particulièrement important de ne pas les polluer en les arrosant pesticides. Mais que représentent exactement les prairies à l’échelle de la Wallonie ? Et qu’en est-il de l’utilisation des pesticides sur les prairies wallonnes ? Bref, préserver nos prairies permanentes, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Voilà ce que nous nous proposons d’analyser…

Par Catherine Buysens

Introduction

La prairie est un peuplement végétal composé principalement de graminées – Poacées -, de légumineuses – Fabacées – fourragères et d’autres dicotylées. Elle est destinée à l’alimentation du bétail, principalement celle des ruminants. La composition botanique d’une prairie peut être fort différente selon l’âge de la prairie, les techniques d’exploitation – fauche, pâturage -, le sol et le régime hydrique, la localisation – altitude -, etc.

On distingue deux grands types de prairies :

– la prairie permanente qui est une surface enherbée depuis plus de cinq ans et qui n’entre normalement pas dans une rotation ; elle est composée d’espèces pérennes comme le ray-grass anglais – RGA -, la fétuque des prés, la fléole, le dactyle et le trèfle blanc ;

– la prairie temporaire qui entre régulièrement dans la rotation – de un an à quatre ou cinq ans. Les espèces qui la composent sont peu pérennes mais très productives. On retrouve notamment le ray-grass italien, le ray-grass de Westerwold, le ray-grass hybride, le trèfle violet… Une prairie temporaire de longue durée – trois ans et plus – nécessite d’implanter des espèces pérennes moins productives – ray-grass anglais, fléole…

En règle générale, les prairies temporaires sont fauchées alors que les prairies permanentes sont, le plus souvent, pâturées ou exploitées sous régime mixte fauche/pâture. Sous notre climat, nous recherchons à favoriser la famille des graminées qui constitue l’essentiel d’une bonne prairie – 75% – à condition que celles-ci soient classées dans la catégorie des bonnes graminées – ray-grass anglais, fléole, pâturin des prés… La famille des légumineuses sera plus ou moins développée en fonction du mode d’exploitation.

Les autres plantes peuvent représenter un certain pourcentage de la flore – jusqu’à 20% – à condition de tenir compte de la spécificité des adventices. Certaines sont bénéfiques à la qualité du fourrage et donc pour l’animal car elles sont généralement assez riches en minéraux et autres métabolites secondaires. D’autres sont toxiques ou encore totalement inutiles car non appétées, gênantes pour la récolte… Ainsi tolère-t-on la présence de 10% maximum de berces, d’anthrisques, d’achillées millefeuilles mais seulement 5% d’orties, de rumex, de chardons, de renoncules âcres. Le pissenlit, quant à lui, sera toléré jusque 20%.

Les surfaces enherbées représentent 23% de la surface de la Wallonie (figure 1). Les prairies permanentes représentent 304.523 hectares, c’est-à-dire à peu près 42% de la surface agricole utile wallonne (SAU). Les prairies temporaires représentent 35.794 hectares, c’est-à-dire 5% de la SAU. Les autres cultures fourragères représentent 8 % – dont 87% de maïs fourrager -, le reste est occupé par des céréales (25%), des cultures industrielles – 10% dont 60% par des betteraves sucrières -, des pommes de terre (6%) et d’autres cultures (4%) (figure 2).

La répartition des prairies au sein de la Wallonie est très variable en fonction des régions et de leurs spécificités de climat et de sol. Par exemple, en Haute-Ardenne, 95,5 % de la SAU est constituée de prairies. Par contre, dans les zones limoneuses propices aux cultures, seuls 20 % de la SAU sont consacrés aux prairies. Les prairies gérées en respectant le cahier des charges de l’agriculture biologique représentent 15 % de la totalité de la superficie des prairies wallonnes.

Dans les régions où, à cause du climat et du type de sol, les prairies sont les seules « cultures » possibles, les ruminants – bovins, ovins et caprins – sont les seuls capables de transformer l’herbe en lait et en viandes de qualité. On ne peut pas parler de concurrence entre l’alimentation humaine et celles des ruminants puisque, sans eux, ces terres ne pourraient pas être valorisées.

L’utilisation de pesticides dans les prairies wallonnes

Le contrôle des adventices, les plantes indésirables, en prairie est une des préoccupations majeures des éleveurs car leur prolifération peut devenir problématique lorsqu’il s’agit de plantes toxiques ou invasives, qui entraînent une perte au niveau de la productivité du couvert. La gestion des prairies est une affaire d’équilibres délicats – typiquement liés aux conditions de station – qu’il convient de connaître et de préserver. Dans les prairies bio, il n’est bien sûr pas question d’utiliser de pesticides. Dans les prairies conventionnelles, le recours aux pesticides au niveau des prairies permanentes demeure assez occasionnel et correspond généralement à l’emploi d’herbicides contre les rumex, chardons, orties et autres renoncules, notamment présentes en raison d’une gestion du sol non adaptée. Le désherbage chimique est donc une opération de rattrapage d’une situation qui a dégénéré suite à l’apparition trop importante d’une ou plusieurs adventices. Une prairie trop envahie de plantes indésirables sera soit complètement détruite avec un herbicide total pour la rénover complètement, soit uniquement nettoyée en utilisant un herbicide sélectif. Cette pratique est souvent appliquée, étant donné que c’est une solution facile, rapide et peu coûteuse pour se débarrasser momentanément de symptômes d’un mode de gestion inadapté, tels que l’apparition ou prolifération de plantes indésirables mais ne fournit pas de réelle solution et ne fait que masquer les causes. La grande majorité des traitements utilisés concernent la problématique du rumex. Le rumex a une influence négative sur les paramètres alimentaires du fourrage, diminution de la digestibilité, des valeurs énergétiques et protéiques. Cependant, les herbicides sélectifs efficaces contre le rumex impactent également certaines légumineuses. Un traitement herbicide est donc souvent suivi d’un sur-semis de mélange fourrager pour combler les vides.

L’apport de pesticides en prairie conventionnelles est faible par rapports aux autres cultures comme les vergers et la pomme de terre (figure 4). La dose d’application de substances actives représente la quantité moyenne de substances actives appliquées par hectare de culture. Elle est exprimée en kilos par hectare. Cependant, en prairie conventionnelle l’application de pesticides concerne, en général, uniquement les herbicides. La catégorie de produits pour laquelle les quantités vendues ont été les plus élevées en Belgique pour la période comprise entre 1992 et 2010 – à l’exception de l’année 2009 – concerne la catégorie « herbicides » (figure 5). De 2005 à 2010, on assiste à une véritable chute des données de vente nationales des quantités totales d’herbicides (-74,5%) expliquée par le retrait du chlorate de soude sur le marché belge ainsi que par la diminution drastique des ventes de sulfate de fer (-88%) et de glyphosate (-56%).

Actuellement, afin de protéger l’environnement, comme par exemple l’eau, les pesticides ne peuvent pas être utilisés sur certaines zones. Nous pouvons cependant constater que des pulvérisations localisés y sont quand même autorisées. Prenons, par exemple, les zones tampons qui sont des bandes de terrain non traitées, établies entre une surface traitée et les eaux de surface ou entre une surface traitée et les surfaces pour lesquelles le risque de ruissellement vers les eaux de surface est élevé. L’objectif d’une zone tampon est de protéger les organismes aquatiques et, de manière plus générale, les eaux de surface, des pesticides entraînés par les brumes de pulvérisation. Cependant, le traitement localisé – au moyen d’un pulvérisateur à dos ou à lance ou par injection – contre certains chardons – Carduus crispus, Cirsium lanceolatum, Cirsium arvense -, rumex – Rumex crispus, Rumex obtusifolius – et contre les plantes exotiques envahissantes – berce du Caucase, balsamine de l’Himalaya – y est autorisé. Dans les prairies des zones Natura 2000 et dans le cahier de charge des prairies gérée par des méthodes agro-environnementales et climatiques (MAEC), l’utilisation des herbicides n’est également pas autorisée, à l’exception d’un traitement localisé contre les chardons et le rumex avec un herbicide sélectif. Pourquoi ne pas interdire complètement l’utilisation d’herbicides dans ces zones ? Des alternatives efficaces existent pourtant. Le traitement des prairies avec des pesticides est surtout une catastrophe pour l’entofaune par la disparition des plantes fleuries, sources de nourriture pour les insectes.

Importance de préserver nos prairies permanentes wallonnes

En plus de son utilisation pour l’alimentation du bétail, la prairie a aujourd’hui d’autres rôles à jouer sur l’environnement, sur la conservation de la nature et des paysages. Grâce au processus naturel de la photosynthèse, l’herbe des prairies utilise le dioxyde de carbone de l’air – le CO2 -, l’énergie solaire et l’eau pour pousser. Le carbone s’accumule ainsi dans les tissus végétaux, puis dans le sol sous forme de matière organique quand les plantes meurent. C’est pourquoi on dit que le sol des prairies permanentes stocke du carbone : sous nos climats, en moyenne 760 kilos par hectare et par an dans l’état actuel des connaissances. En revanche, si elles sont labourées, le carbone stocké est réémis, sous forme de CO2, lorsque la matière organique du sol entre en contact avec l’oxygène de l’air. Il est donc important de maintenir les surfaces de prairies permanentes et leur stock de carbone.

La prairie a également un rôle important dans le cycle de l’azote car elle permet de limiter le lessivage des nitrates et donc la pollution des eaux. Certaines plantes qui composent la prairie sont capables de pousser à des températures proches de 0 °C, ce qui signifie que la nitrification de fin d’hiver est immédiatement valorisée. De plus, certaines plantes prairiales – des légumineuses telles que les trèfles – sont capables de fixer l’azote atmosphérique.

Une prairie est couverte en permanence, ce qui limite efficacement les phénomènes d’érosion du sol. De plus, certaines prairies renferment une diversité biologique extrêmement importante : il existe peu de prairies mono-spécifiques. Il s’agit principalement d’associations de différentes espèces. Enfin, elles constituent des zones d’habitat pour la faune. Les prairies ont donc un rôle important dans la préservation de la biodiversité de la faune et de la flore.

Même s’il s’agit d’un critère subjectif, la prairie participe aussi à la qualité du paysage. Qui n’a pas en tête les paysages du plateau de Herve ou des prairies ardennaises ? Ce caractère paysager est un atout touristique indéniable. La prairie donne également une image de marque au produit qui s’y rapporte. Certains labels concernant la viande ou les fromages sont liés à l’utilisation importante de l’herbe. La prairie peut également avoir une influence sur les qualités organoleptiques d’un produit.

Une conclusion, une évidence…

Que dire de ceux qui scient, non sans une apparente jouissance, la branche sur laquelle ils sont assis ? Comment qualifier le mal qui les afflige ? On peut en discuter longuement… Dans l’intervalle et par mesure de précaution, on interdira complètement et dans l’urgence toute utilisation de pesticides !

Cela, d’autant plus, que nos visites dans les fermes bio montrent que les alternatives aux pesticides existent bel et bien, et sont régulièrement mises en œuvre. Nous espérons qu’elles inspireront les agriculteurs conventionnels et qu’elles leur permettront peut-être de soigner le grave déni dont ils souffrent plus que jamais… Mais c’est sans doute une toute autre histoire, et cette histoire-là ne concerne sans doute pas l’agronome…

Haro sur les sangliers ! – 2018

La surpopulation actuelle des sangliers s’avère catastrophique pour l’agriculture wallonne, mais aussi pour le secteur forestier, dont les pertes économiques sont de plus en plus importantes. Mais là n’est peut-être pas encore le plus grave car c’est bien une dramatique perte de biodiversité, dans nos forêts wallonnes, qu’engendrent les pratiques d’une chasse devenue obsolète…

Par Marc Fasol

Introduction

La plupart du temps, ils restent invisibles. Pourtant, ils sont partout. Ou presque. Et cet automne, plus que jamais, ils ont refait parler d’eux. En Wallonie, comme ailleurs en Europe, les populations de sangliers explosent – vingt-trois mille en Wallonie, avec 5% d’augmentation annuelle depuis 1980. Les conséquences pour l’agriculture sont devenues juste insupportables.

« Chez nous, toutes les régions au-delà du sillon Sambre et Meuse sont touchées, incluant les plaines du Condroz et même la périphérie de Charleroi, qui jusqu’ici ne faisaient pas partie de l’aire de répartition du sanglier, explique Didier Vieuxtemps, conseiller à la Fédération Wallonne de l’Agriculture (FWA), les cultivateurs n’en peuvent plus, ils ont été plus de cent cinquante à répondre à notre enquête de terrain lancée récemment au sein de notre hebdomadaire Plein champ. »

Au début du printemps, à l’heure de lâcher le bétail en pâture, le constat est on ne peut plus amer. Partout, c’est la même désolation : les vermillis – des sillons – et les boutis – des trous – de sangliers s’étendent à perte de vue. Ils ont défoncé et ravagé les pâtures.

Pertes économiques

L’automne 2016, les glandées et les faînées ont été particulièrement bonnes, ajoutons à cela une suite d’hivers particulièrement cléments, ce qui a permis aux laies d’atteindre le poids nécessaire – trente-cinq kilos – à leur reproduction et de mettre bas à quinze mois. Pour compléter leur régime alimentaire en hiver, tous ces sangliers se tournent alors vers d’autres sources de nourriture plus protéinées. Les suidés quittent les massifs forestiers, de nuit, et labourent les pâtures à la recherche de vers de terre. Mais depuis quelques années, ils s’aventurent de plus en plus loin. Outre les cultures, ils saccagent aussi jardins privés, terrains de football, aires de repos et même les bermes routières, avec tous les risques d’accidents graves, en augmentation constante, que cela implique. On les observe aussi, de plus en plus souvent, en plein jour, ce qui était impensable auparavant. D’après un rapport de la DEMNA daté de septembre 2017, le Département d’Etude du Milieu Naturel et Agricole du Service Public de Wallonie, « les taux de reproduction observés sur trois territoires de référence, n’ont jamais été aussi élevés depuis les débuts des relevés ».

Avec des pertes économiques estimées à 538 euros par hectare, les atteintes aux cultures sont vécues, par les fermiers, comme de véritables actes de vandalisme. Yves Bastin, éleveur de Fagne-Famenne, spécialisé dans l’élevage de Blanc Bleu Belge, enrage: « sur mes 45,5 hectares de pâtures, 12 sont détruits, c’est de pire en pire, je n’en vois pas la fin. Et il n’y a pas que des pertes de rendement en fourrage ou en herbage, tout le travail est chaque fois à recommencer : il faut réparer les clôtures, remettre à niveau la terre à l’aide d’une herse rotative suivi d’un passage au rouleau et enfin, réensemencer. Si ce travail n’est pas refait, d’autres plantes comme les orties et les chardons prennent le relais. Mais ce n’est pas tout, comme je ressème en légumineuses (trèfles), mes prairies sont encore particulièrement vulnérables au chevreuil, également en surnombre dans la région ! »

Comme si ce n’était pas suffisant, l’agriculteur doit encore faire face aux frais d’expertise et de justice : un vrai parcours du combattant, s’il veut se faire dédommager par les vrais responsables, c’est-à-dire les sociétés de chasse. Car certains chasseurs ne remettent pas volontiers en question leurs pratiques cynégétiques – la consigne est souvent donnée d’épargner les laies adultes ! – et préfèrent généralement s’en prendre aux victimes, en leur proposant la pose de kilomètres de clôture électrique – totalement ingérables pour un fermier possédant des hectares de prairies ou appliquant la rotation de ses cultures -, plutôt que de remettre en cause l’efficacité du nourrissage dissuasif en forêt – situé dans ce cas précis à moins de cent mètres de la lisière ! -, une mesure remise en selle en septembre 2015 par le ministre René Collin, alors même qu’elle avait été interdite… par son prédécesseur, Carlo Di Antonio ! Quant aux battues de destruction, elles sont à l’opposé des intérêts financiers. Hé oui, le poids des loyers pèse lourd dans le budget des propriétaires tandis que les locataires de chasses, eux, en veulent toujours plus pour leur argent…

Dégâts collatéraux

L’agriculture n’est cependant pas la seule à souffrir de la surabondance des grands ongulés, tels que sangliers, cerfs et chevreuils. Comme l’expliquait récemment Gérard Jadoul, président de l’association Solon, spécialiste de l’écosystème forestier et de la gestion intégrée, lors d’un exposé magistral à Houffalize en présence d’une salle comble, le secteur forestier en souffre énormément aussi : écorcements, abroutissements, banalisation du couvert forestier, difficultés de régénérer naturellement la forêt, choix culturaux impossibles, tout cela engendre également des pertes économiques. Mais l’arbre cachant la forêt, il reste néanmoins un domaine passé systématiquement sous silence, parce que les pertes économiques y sont plus difficilement détectables ou chiffrables : ce sont les dommages causés à la biodiversité en général. Les espèces d’oiseaux nichant au sol en sont les premières victimes – pipits, pouillots, traquets, gallinacés… -, mais aussi les plantes à bulbes – les orchidées… -, les amphibiens, les reptiles et bien d’autres espèces Natura 2000 en général.

« La chasse ne doit pas être condamnée parce qu’elle tue de gentils petits animaux, résume très bien Harry Mardulyn, ex-président de Natagora, mais parce qu’elle engendre des surabondances de grands ongulés – cervidés et sanglier – qui nuisent à la biodiversité des forêts wallonnes et à la conservation de la nature. La dérive actuelle de la chasse contribue à une véritable crise de la biodiversité dans nos forêts. »

En Wallonie, la période d’ouverture de la chasse en battue et au chien pour le sanglier vient d’être allongé aux mois de janvier et février 2018, afin de faire face à une situation jugée « limite ingérable ». Fort bien, mais force est de constater que tout cela arrange surtout les chasseurs qui se font passer une fois de plus pour les régulateurs du gros gibier… alors que le nourrissage en forêt toute saison, lui, n’est toujours pas remis en question ! Hé oui, ce qu’on appelle « lobby » ne se limite pas à l’armée de cols blancs qui sévissent en catimini dans les couloirs feutrés de la Commission européenne. Celui des chasseurs est n’est pas mal non plus. Peut-être est-il temps de remettre certains au pas !

Pourquoi réensemence-t-on les prairies permanentes ?

Les légumineuses comme le trèfle sont de véritables « pièges à azote » : ces plantes fixent l’azote de l’air grâce à l’action symbiotique des bactéries sur leurs racines. Ensemencer des légumineuses représente donc pas mal d’avantages environnementaux. L’herbage beaucoup plus riche en protéines végétales – jusqu’à 149 grammes par kilo de matière sèche – permet notamment d’éviter les compléments alimentaires – comme le soya transgénique américain ! -, de valoriser les circuits courts et de diminuer l’apport d’engrais. Et donc de respecter les nappes phréatiques…

Que revendique la Fédération Wallonne de l’Agriculture ?
  1. Prendre des dispositions prioritaires dans les zones de surabondance – points noirs – des sangliers ;
  2. augmenter les prélèvements de sangliers toute l’année et autoriser les tirs, de jour comme de nuit ;
  3. sanctionner toutes restrictions quant aux tirs de laies – femelles de sangliers – en battue ;
  4. créer un fonds d’indemnisation des dégâts, alimenté par les permis de chasse ;
  5. obliger les chasseurs à protéger les cultures et prairies.

BEES coop … – 2018

Etre l’acteur de sa propre souveraineté alimentaire

Changer d’alimentation, s’engager dans le sens d’une alimentation durable… Tout cela est bien. Mais concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Boycotter résolument la pub et ses mensonges ? Renoncer à la grande surface et au peu de transparence de ses produits ? Comment le citoyen, perdu dans la grande ville, peut-il s’y prendre ? A fortiori, si ses revenus sont plutôt limités ? Aujourd’hui, des coopératives s’organisent. BEES coop, à Schaerbeek, est l’une des d’elles…

Par Dominique Parizel

Introduction

« Nous voulions donner l’accès à une alimentation de qualité à des prix abordables pour tout le monde, explique Quentin Crespel, en offrant également une alternative globale – avec une gamme de produits complète – à la grande distribution classique. Notre première idée fut de créer une épicerie avec des prix différenciés mais trouver des critères objectifs de différenciation afin de dire qui pourrait y avoir accès était un vrai casse-tête. Nous avons alors découvert le modèle de la Park Slope Food Coop, une coopérative de seize mille membres qui fonctionne, depuis 1973, à Brooklyn – voir www.foodcoop.com -, à New York. Son chiffre d’affaire par mètre carré est beaucoup plus important que celui de n’importe quel supermarché de la ville… Un projet parisien, La Louve – voir https://cooplalouve.fr – s’en est inspiré et il existe aujourd’hui une cinquantaine de projets de « supermarchés » participatifs en France ! C’est un véritable changement d’échelle dans les alternatives de consommation. Pourtant, sous la forme d’une coopérative, un tel modèle n’est pas une chose neuve ; il suffisait juste de le remettre de l’ancien au goût du jour. »

L’originalité de BEES coop

« La condition sine qua non pour pouvoir faire ses courses chez BEES coop est d’être coopérateur, poursuit Quentin. La part s’élève à vingt-cinq euros et nous leur demandons d’en prendre, si possible, quatre, même si une seule part donne déjà accès à tout puisque la coopérative fonctionne sur le mode « une personne, une voix ». Nos coopérateurs sont tenus de travailler pendant deux heures quarante-cinq toutes les quatre semaines ; ce système de shifts est une forme de bénévolat qui permet au client d’être réellement partie prenante du magasin où il fait ses courses. Le statut même de la coopérative, qui tombe sous le coup de la loi sur le volontariat, permet de faire cela : les sociétés à finalité sociale sans but lucratif peuvent ainsi être assimilées à des associations sans but lucratif. Il n’y a aucune sortie de capital : les parts sont éventuellement remboursées au prix d’achat, il n’y a ni ristourne, ni dividende… Sur deux millions de chiffre d’affaires annuel envisagés, nous espérons dégager un bonus qui sera une garantie pour la viabilité de la coopérative. Mais si ce bonus est trop élevé, nous pourrions envisager de baisser la marge bénéficiaire sur la vente des produits, pour le plus grand bonheur de nos coopérateurs… Nous sommes donc soumis à l’impôt des personnes morales (IPM) plutôt qu’à celui des sociétés (ISOC). La finalité sociale de notre projet – qui est de rendre l’alimentation saine et durable accessible au plus grand nombre – comprend également une partie éducative et une partie de partage de connaissances. BEES coop est propriétaire de son bâtiment et a contracté pour 850.000 euros d’emprunts, en collaboration avec Triodos mais aussi avec Crédal et Hefboom, deux coopératives qui parient sur nous… Enormément d’activités sont donc organisées dans nos murs : nous voulons questionner l’acte de manger aujourd’hui et l’énorme impact qu’ont les choix individuels sur le système alimentaire global. Nous utilisons le point de vente comme lieu de rencontre afin de créer de la cohésion et de la diversité sociale. La plupart des clients-coopérateurs viennent à pied, à vélo ou en transports en commun ; ils font des achats réguliers plutôt que de « grosses courses », comme c’est souvent le cas en grandes surfaces. En partenariat avec Bruxelles-Mobilité, nous développons donc, par exemple, un projet de mise à disposition de vélos-cargos à assistance électrique, permettant au coopérateur d’être raccompagné chez lui avec ses achats, ce qui permet d’éviter complètement le recours à la voiture. Nous cherchons donc à innover dans tous les aspects liés au système alimentaire… »

Producteurs partenaires, distribution intégrée

« Nous sommes très conscients du fait que les producteurs avec qui nous travaillons doivent être intégrés au sein de la coopérative, affirme Quentin Crespel, et qu’il appartient à la coopérative de s’engager vis-à-vis d’eux, tout en les laissant libres de diversifier leurs débouchés car ils ne doivent pas avoir à pâtir d’un problème que vivrait la coopérative. Nous travaillons, par exemple, avec différents maraîchers et nous cherchons aujourd’hui des formules qui permettraient à nos coopérateurs d’aller travailler avec eux. Des shifts de coopérateurs – pour désherber, par exemple – permettraient de faire baisser considérablement le coût de certaines productions… D’une part, tout le monde s’y retrouverait économiquement ; gageons, d’autre part, que l’intégration du consommateur à la réalité d’une production agricole transformerait fondamentalement sa vision des choses, sa compréhension des prix, etc.

Actuellement, BEES coop est engagée avec une grosse coopérative bio de Hesbaye pour les carottes, choux, navets, oignons, pommes de terre, etc. Bref, tout ce qui nécessite de la mécanisation… A côté de cela, nous collaborons avec deux maraîchers : Gaël Loicq – dont je viens de parler – d’Anderlecht, et De Groentelaar de Pepingen. Nous travaillons aussi avec PermaFungi et les Champignons de Bruxelles qui nous livrent des pleurotes et des shiitakebio produits en ville. Un troisième maraîcher, néerlandophone également, devrait bientôt nous rejoindre. Cette production est évidemment toujours complétée par des grossistes qui peuvent juste garantir une origine belge ou hollandaise ; les grossistes sont une solution de facilité mais ils imposent leurs prix. Si nous pouvions mettre en place une plateforme qui faciliterait la collaboration logistique entre acteurs des circuits courts, nous pourrions leur donner une meilleure visibilité des coûts de transport. Cela améliorerait leur rentabilité, libérerait du temps pour produire et pour se focaliser sur l’activité principale. De plus, cela porterait une plus grande efficacité environnementale du point de vue de la distribution. BEES coop participe, à cet effet, au projet de recherche Choud’Bruxelles, en co-création entre le réseau des GASAP et Qalinca, le centre de recherche en logistique de l’ULB. Le but est de mutualiser et de rendre plus efficace une logistique en circuit court, avec le réseau des GASAP et les cantines universitaires de l’ULB. Nous cherchons à réduire l’impact environnemental des livraisons, en développant un système performant de livraisons en circuit court. La proximité producteur-consommateur, c’est bien, mais si chacun prend sa voiture pour visiter ses producteurs, les dégâts environnementaux seront plus importants. Colruyt et ses camions remplis à 99% reste un modèle de logistique efficace… La grande distribution n’a pas que des défauts ; elle a même beaucoup de choses à nous apprendre, à condition de sortir de sa logique du profit à tout prix… »

Des débuts prometteurs, des problèmes à résoudre

« Nous avons mille six cents membres et avançons à grands pas sur notre approvisionnement, se réjouit Quentin. Une grande partie des produits secs et des produits emballés est livrée par différents grossistes. Nous sommes très attentifs à mettre en avant certains produits artisanaux ; certains nous sont proposés par les grossistes eux-mêmes et nous cherchons aussi en direct. Les tout petits ateliers de boulangerie sont souvent trop chers pour nous. Ils ne proposent, en effet, pas de prix distributeurs et appliquent une marge identique pour la vente directe et pour les revendeurs. Nous travaillons donc avec Le bon pain, à Haren, qui est du bio semi-industriel. Nous complétons la gamme avec l’atelier Graine de Vie, à Nethen, qui livre deux fois par semaine la moitié des pains dont nous avons actuellement besoin.

Pour la viande, emballée sous vide, nous travaillons avec la coopérative Fermière de la Gaumequi nous propose malheureusement encore beaucoup de non-bio. Donc, le dilemme est simple : soit nous continuons de soutenir cette coopérative en lui demandant d’évoluer dans le sens qui nous convient, soit nous cherchons ailleurs mais la question des abattoirs complique beaucoup la donne… Nous devons passer par un atelier de découpe et par une chaîne de distribution entièrement certifiés bio et cela engendre beaucoup de surcoûts. Nous faisons donc le choix de travailler sur le développement des filières avec la coopérative Fermière de la Gaume. Les choses avance lentement mais sûrement… De plus, une viande préparée – haché, saucisse, etc. -, même emballée sous vide, doit être consommée dans les trois jours, ce qui est vraiment très court pour des produits qui valent entre dix et vingt-cinq euros le kilo. D’autre part, nous sommes en recherche de producteurs, principalement pour les fruits belges, l’année ayant été mauvaise en production de pommes et de poires. Nous sommes pour l’instant contraints de passer exclusivement par des grossistes…

Nos coopérateurs disposent d’une farde où ils peuvent inscrire les produits qu’ils aimeraient trouve en magasin ; a priori, nous aimerions tout accepter, avec la seule limite que le produit en question se vende, ou pas. BEES coop développe son propre étiquetage, intuitif et évolutif, en fonction de l’origine du produit, du mode de production et des conditions de la distribution :

– absence de cercle = pas bio,

– tiers de cercle = agriculture raisonnée ou producteur de confiance,

– deux tiers de cercle = certifications bio dans le cadre de la réglementation européenne,

– cercle complet = Demeter, Nature & Progrès, ainsi que d’autres labels très exigeants au niveau social…

En parallèle, nous indiquons évidemment l’origine, ainsi que l’éventuelle certification équitable (Fair Trade, etc.). Aujourd’hui, le consommateur ne se satisfait plus de la seule labellisation bio, mais l’ensemble des informations qu’il serait utile de lui fournir est extrêmement complexe. Le marché montre clairement que de plus en plus de gens viennent vers le bio mais que la grande distribution et l’économie classique répondent à cette demande a minima. »

90% bio !

«  BEES coop ne s’est donc pas positionnée comme exclusivement bio même si, dans les faits, 90% de nos produits le sont ! Notre souci premier était, je le répète, de rendre accessible au plus grand nombre l’alimentation saine et durable. La question du prix était donc essentielle ; c’est une tension permanente au sein de notre projet. Nous voulons des produits respectueux de l’homme et de l’environnement mais surtout pas trop chers. Or le prix des grandes surfaces – et plus encore les prix pratiqués dans le hard discount – ne reflètent aucunement la réalité des choses ; ils sont de plus en plus abstraits tout en restant la référence dans la tête de celui qui consomme. Nous devons donc commencer par un travail de déconstruction auprès du mangeur ordinaire. Mais nous ne pouvons pas non plus toucher ce mangeur sans qu’il y trouve d’abord un intérêt financier… La solution imaginée par BEES coop a donc été de faire appel à la force de travail qu’il représente. Un tel système n’est donc pas une fin en soi mais la conséquence du fait que ce qui se passe à côté – dans la grande distribution ! – ne va pas du tout. Toute la question est bien d’attirer à nous un public non-sensibilisé – dont le premier réflexe sera de regarder le prix – en faisant comprendre que ce n’est pas le prix qui est la chose la plus importante.

Mais notre projet est jeune, trois ans seulement. Nous avons d’abord été rejoints par des militants qui ont constitué la base de notre clientèle qui s’élargit, à présent, avec une grande variété de citoyens et beaucoup de familles. Nous sommes loin, dans nos ventes, des habituels clichés du magasin bio : peu de produits macrobiotiques, de lait de brebis, etc. Nous ciblons principalement les gens du quartier et participons d’ailleurs à un projet de recherche visant à faciliter l’accès à l’alimentation durable pour les publics issus de la diversité sociale et culturelle, un projet de recherche de trois ans mené conjointement avec l’ULB… »

Absolument rien d’utopique

« Nous faisons de l’éducation à l’environnement, de l’éducation à l’alimentation ; de nombreuses écoles viennent à nous, dit Quentin Crespel… Cela contribue à notre ancrage local sur Schaerbeek, Saint-Josse et Evere essentiellement. Notre but n’est pas d’ouvrir des magasins partout dans Bruxelles car nous voulons garder une structure à taille humaine. BEES coop évolue donc tranquillement au rythme d’une centaine de nouveaux coopérateurs par mois et cela diminuera sans doute un peu en hiver. Il y aura vraisemblablement une taille critique – peut-être autour des trois mille membres – à partir de laquelle il faudra que d’autres structures identiques se créent dans d’autres communes. Notre modèle est open source et si d’autres sont tentés par l’aventure, ailleurs, notre projet et l’ensemble des documents et logiciels que nous utilisons sont disponibles. Nous ne prétendons pas non plus détenir une recette universelle et idéale ; elle doit être adaptée localement et on peut toujours l’améliorer… Mutualiser l’approvisionnement et optimaliser la logistique entre toutes ces structures sera sans doute le défi suivant. Notre développement est conforme à ce que prévoit le plan financier. Les salariés ont encore trop de travail parce qu’ils n’ont pas encore suffisamment pu déléguer aux coopérateurs ; nous sommes donc en recherche de quelques super-coopérateurs, c’est-à-dire de personnes qui accepteraient de prendre un peu plus de responsabilités dans la structure, qui seraient par exemple à même de réceptionner une livraison…

Pour l’instant, notre plus grande réussite, c’est de faire de l’endroit anonyme où l’on fait ses courses un lieu de rencontres porteur de vraies valeurs. Il existe finalement peu d’endroits, dans une grande ville comme Bruxelles, où les gens peuvent vraiment se parler, partager un projet commun, une expérience réelle qui n’a absolument rien d’utopique… »Nature & Progrèsne peut évidemment qu’applaudir à pareille initiative, même si nous plaiderons toujours pour que la gamme des produits proposés soit intégralement bio. Nous pensons, comme BEES coop, que plus sera forte l’implication du citoyen dans le système qui lui fournit son alimentation, plus il sera à même d’ »informer » et de contrôler la pertinence et la qualité de ses propres choix. La possibilité de démarches collectives de consommation offre également de meilleures opportunités d’ouverture – d’autres choix, d’autres pratiques, d’autre goûts, d’autres cultures … – et de régulation – l’addiction à la malbouffe n’est pas une fatalité… Autant de fonctions sociales que les grandes surfaces ont aujourd’hui totalement délaissées au nom du marketing, du mensonge publicitaire et de la rentabilité à court terme.

BEES coop
19, rue Van Hove à 1030 Schaerbeek
www.bees-coop.be  contact@bees-coop.be

Bienvenue aux Moulins de Ertvelde – 2018

A l’occasion du Oost-Vlaamse Molendag, activité provinciale annuelle (1), nous avons visité deux moulins des Ardennes Flamandes, situés dans le triangle Alost – Gand – Audenaerde. Le « MoulinTer Rijst », un moulin tour – un des quatre moulins de la Commune de Herzele -, et le Zwalmmolen, moulin à eau de Munkzwalm. Nous nous sommes fermement promis d’y retourner car on y trouve des moulins de différents types et des meuniers accueillants et bien sympa… Jeter un coup d’œil sur ce que nos compatriotes du nord font de leurs vieux moulins a sans doute de quoi nous inspirer. Mais est-il prudent, en matière agricole plus spécifiquement, de séparer aussi radicalement patrimoine et production ? Et si la maîtrise du vent, comme celle de l’eau au fond de nos vallons wallons, avait une place centrale à retrouver dans notre société afin de nous convaincre de la qualité de ce que mangeons ?

Par Christine Piron et Jürg Schuppisser

Le retour des moulins à meule de pierre

Déjà le temps nous presse de rejoindre le Meetjesland, dans le triangle Gand – Terneuzen – Maldegem, pratiquement le long du canal de mer, vers l’embouchure de l’Escaut, là où circulent des navires de haute-mer important notamment les minerais de fer, à raison de septante mille tonnes par bateau. Destination : Sidmar, l’aciérie maritime de Zelzate. Nous y rejoignons en plein Ertvelde, un couple de bijoux, un autre « moulin tour » – een Bovenkruier – le Stenen molen et son moulin-manège !

Quand tournent les ailes des moulins de Flandres, poussez la porte et soyez les bienvenus !

A Munkzwalm, imaginez, au détour d’un méandre de la verdoyante vallée du Zwalm, un petit bijou technique du patrimoine, avec un puits à rouages de transmission éclairé, de toute beauté, comparable à celui du moulin de Spontin (2), duquel jaillit toute la force du mouvement de la roue extérieure – deux mètres de large et trois mètres de diamètre -, alimentée par en-haut. L’existence du moulin est attestée dès 1040. C’est un moulin modèle, parfaitement restauré par la Province, capable de faire tourner les meules de pierre et une petite centrale électrique. Paul Verschelden, le maître-meunier du Schelderomolen – voir Valeriane n°124 – nous guide et nous montre même, dans une annexe, un moulin à cylindres, un Midget Maxima Roller Mill 184, Morristown, USA, en fonction durant l’entre-deux-guerres, alimenté par la force d’un moteur diesel. La différence de mouture entre ces types de moulin fera l’objet de notre attention dès que possible.

Johan Van Holle, propriétaire depuis 1980, nous accueille, fils de fermier, devenu laborantin chez Sidmar, aujourd’hui Arcelor-Mittal. Depuis sa pension, il est maître-meunier, vendeur de farines moulues sur pierre ; avec Sandra Blom, sa compagne, ce sont aussi des meuniers-guides passionnés, éleveurs de chevaux, aubergistes et amateurs de bière à l’épeautre, parfois collectionneurs de tracteurs ancêtres et cochers aux heures libres !

Acheter un moulin, une idée soudaine - een toeval ?

Johan raconte : « Du côté de ma famille maternelle, on était meunier à Assenede, au moulin Sint Hubertus. En 1944, en toute fin de guerre, les moulins servant de poste d’observation, Sint Hubertus fut d’abord âprement défendu par les occupants allemands contre les armées canadiennes et polonaises qui en furent délogés à leur tour. Il se retrouva troué de toutes parts. Le meunier, mon grand-oncle, pensait pouvoir le sauver en le proposant en donation à la commune qui refusa. Il dut lui scier les pieds, et le moulin est tombé en 1953. J’avais quatre ans. Heureusement mon grand-oncle avait déjà une meunerie à meule de pierre actionnée par un moteur diesel, à côté du moulin à vent. »

Il poursuit : « Mon père a regretté cet ancien moulin à pivot et il entreprit, en 1973, de le reproduire, chez nous, à la ferme, à l’échelle 50% avec des ailes de douze mètres. J’avais vingt-quatre ans. A la ferme familiale, mon frère cultive toujours mais ce nouveau moulin attend, pour le moment démonté, d’être reconstruit, en 2018si tout va bien, dans le domaine du Mola– le centre provincial de molinologie (3) – au Kasteel Puyenbrug, à Wachtebeke. Ce fut pour nous un bel écolage, à l’aide de matériaux de récupération et avec de nombreux amis… L’idée a germé petit à petit d’acquérir, moi aussi, un moulin ! »

L’achat et la rénovation des moulins

« En 1980, alors que personne ne s’intéresse plus à une quasi-ruine, j’acquiers les moulins de Ertvelde, se souvient Johan. Avec des amis, nous avons d’abord remis en état provisoirement le moulin à vent et introduit une demande d’aide à la restauration. De 1982 à 1985, nous avons réellement restauré le moulin avec l’aide de Walter Mariman de Zele, un rénovateur/constructeur de moulin bien connu et expérimenté. Nous avons enlevé les ailes, tout démonté, restauré la maçonnerie, replacé et remplacé des poutres, au sommet le « paternoster » : les poutres circulaires cerclées de l’extérieur sur lequel tournent des rouleaux de bois qui soutiennent et centrent toute la tête tournante du moulin. Cette « calotte tournante » sera placée in fine ; Elle comporte l’axe moteur, les rouets de transmission et de frein, et la tête de fonte à laquelle seront fixées, plus tard, les ailes ici élargies. Il s’agit d’un aileron type Fauël, du nom d’un ingénieur hollandais, un vrai foc copié sur un voilier. Il permet notamment de mieux profiter des vents, surtout dans les quartiers résidentiels où arbres et maisons se sont multipliés. Avant cela, nous avons rentré, par le toit ouvert, les lourdes meules, les rouages, etc. La restauration a été subsidiée à 80% par les autorités publiques, ce qui implique l’interdiction de revente avant cinq ans, l’acceptation de la qualification de « monument sans utilité économique » et l’obligation de le maintenir accessible au public. Les rentrées d’argent doivent donc servir exclusivement aux frais d’entretien du moulin et pas à entretenir le meunier ! »

L’aide de la Fondation Roi Baudouin permit, quant à elle, la reconstruction du moulin-manège qui sert de remplacement lorsque le vent vient à manquer. Abandonné depuis 1871, il était totalement en ruine : la majorité des moulins à vent de la région étaient, en effet, accompagnés d’un moulin-manège de réserve. Depuis l’introduction de la machine à vapeur, vers 1830, ils sont devenus totalement obsolètes. D’abord, il fallait élever des chevaux ; ensuite, ils tournent nettement moins vite. Un tour de cheval équivaut à vingt-et-un tours de meule.

« Après sa restauration, précise Johan, nous avons entrepris d’élever des chevaux norvégiens Fjord, très aptes et très volontaires au travail… »

Le retour des meules de pierre…

« Dès 1985, nous avons moulu du froment avec le moulin à vent ; il n’y avait encore aucun intérêt pour l’épeautre, se souvient Johan. Nous faisions une farine à grains, dont de l’épeautre en provenance des Ardennes… En 2009, le Plattelandscentrum Sint Laureins se proposa de lancer, au départ du moulin, un projet régional concernant l’épeautre, s’inscrivant dans un vaste plan de promotion des producteurs locaux et leurs nombreux produits régionaux, baptisé Meetjesland = Eetjesland.

Ce n’est pas une initiative isolée au sujet de l’épeautre. Au départ, il y eut les conceptions de la bénédictine Hildegard von Bingen (1098-1179) qui fit l’éloge des qualités nutritionnelles et médicinales de l’épeautre, dès le XIIe siècle. Des centres d’intérêt, de productions et de vente de semences de différentes variétés d’épeautre existent aujourd’hui, notamment dans le Limbourg néerlandais, avec le Kollenbergerspelt. Mais on en trouve aussi dans toutes les régions traditionnelles de l’épeautre, dans l’axe qui va de Munich au Palatinat rhénan, du pourtour du Lac de Constance, prolongé en Suisse, vers Schaffhouse, Zürich et Berne, jusque dans nos Ardennes…et d’autres régions du pays.

« Nous vivons ici dans la toute proximité des polders, des sols lourds voir humides certes, mais des zones pour lesquelles les autorités flamandes ont par ailleurs mis en œuvre des programmes de protection de la nature très variés pour la faune, la flore, la qualité des eaux, etc., en liaison avec des programmes européens de soutien aux agriculteurs qui acceptent, dès lors, de travailler sans produits chimiques, de désherber manuellement et de ne pas disperser l’azote de fumier… Et cela tombe bien car l’épeautre se plaît quand même dans ces conditions de culture. »

…et celui des variétés de céréales de nos aïeux !

« Dans les fermes, une des raisons de l’intérêt nouveau pour l’épeautre est la plainte des agriculteurs confrontés à la diarrhée des veaux qui consomment du froment. Le rendement actuel du froment – donc son prix plus modéré – a, en effet, progressivement détrôné le triticale qui s’était largement implanté après la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit d’un croisement de froment et de seigle, produisant beaucoup de kilos et de protéines. Le triticale n’est pas panifiable pour des raisons de goût ; je l’ai essayé. Il n’est donc pas comparable avec un mélange de farine de froment et de farine de seigle réalisé couramment en boulangerie. L’épeautre (Triticum spelta), parfois appelé « blé des Gaulois », est une des céréales protégées naturellement car vêtues : le grain reste couvert de sa balle de paille, même après la récolte, et serait digeste et nourrissant, moulu en l’état, pour de nombreuses espèces animales : volailles-cochons… Aplati, il serait stimulant pour le rumen des bovidés. »

Mais contrairement au froment, l’épeautre doit être décortiqué avant la mouture du grain pour la panification. C’est une opération qui a un coût, en temps et en travail. Le Meetjesland eut une grande expérience de culture de l’épeautre jusqu’en 1914, même si le froment cultivé, depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, a été « amélioré » et manipulé par la sélection afin d’augmenter progressivement sa rentabilité jusqu’ à treize tonnes à l’hectare, les bonnes années ; il a, en même temps, été affaibli et rendu sensible aux maladies, ce qui nécessite, en conséquence, l’utilisation fréquente de produits phytosanitaires.

« Mon frère a donc pris connaissance des projets au sujet de l’épeautre, des nouvelles techniques de travail… Nous avons donc commencé à le semer, à le décortiquer, et avons opté pour des semences du grand épeautre ‘Zollernspelz’ (4), non hybridé avec du froment ! Les boulangers avisés souhaitent disposer de farines pures et la clientèle commence à comprendre pourquoi. Je recommande toujours aux boulangers d’être modérés avec la matière grasse mais surtout de ne pas rajouter du froment, ceci pour protéger les personnes sensibles au gluten de froment, car les structures des glutens de l’épeautre sont différentes de celles du froment… Certes, la farine d’épeautre que nous produisons est un produit de niche, commercialement parlant, mais c’est aussi surtout un produit artisanal, variant logiquement un peu de goût, de récolte en récolte. Mais le résultat de la mouture au moulin dépend aussi des variations de la vitesse du vent, du degré d’humidité, de l’écartement des meules… Malheureusement, tous les boulangers ne font pas, ou ne font plus de pain à base d’épeautre ; ils n’ont pas tous appris à travailler au levain… Et les consommateurs n’en sont pas tous friands, habitués aux farines standardisées par les additifs. Heureusement, la tendance s’inverse et les circuits-courts collaboratifs se développent. »

Co-pain et Den Tseut…

Johan Van Holle et le moulin de Ertvelde collaborent aujourd’hui avec la nouvelle boulangerie coopérative Co-pain, de Gand. « Toon, le boulanger – l’ancien fromager de la fromagerie coopérative Het Hinkel Spel -, et le boulanger Adriaan – un professeur de boulangerie à Gand – ont lancé une boulangerie bien transparente pour les clients. Dans le fond de la Halle du marché bio du Lousbergskaai (5), derrière de grandes baies vitrées, les pains lèvent bien à la vue de tous avant de rejoindre les paniers des clients de ce magnifique marché couvert. Nous avons rendu visite à Adriaan et lui avons demandé ce qu’il pensait de l’utilisation quotidienne des farines d’épeautre et de seigle de Johan.

« Comme le bon vin, ce sont des cuvées uniques, dit-il. Nous travaillons lentement, très lentement, notre boulange dure quinze heures. Ses farines sont particulièrement bien appropriées, car moins protéinées. C’est l’essentiel ! »

Johan travaille également avec la brasserie domestique Den Tseut, de Oost-Eeklo. « Nous avions eu l’idée d’une bière à l’épeautre, précise Johan, et je l’avais proposée à la grande brasserie de Ertvelde, mais c’est finalement la brasserie Den Tseut, récemment fondée à la demande des habitants au moment des kermesses locales, qui lança les brassins. » Johan fournit l’épeautre – 35% -, l’orge, le seigle et l’avoine qui sont pour moitié aplatis et en partie livrés à la malterie pour fabriquer une belle palette de près dix bières (6). Caractéristique locale : le houblon qui donnera l’amertume se dresse dans les potagers environnants. »

Merci à toi, Johan, et bon vent à tous !

Molens van Ertvelde
visites, farine, chambres d’hôte
Stenenmolenstraat, 21 – 9940 Ertvelde
0497/73.32.70 – http://www.molen-ertvelde.be/fr

Notes

(1) http://www.vlaamsemolens.com/

(2) https://www.facebook.com/Les-amis-du-moulin-de-Spontin – 1603890943164428/

(3) Voir : www.oost-vlaanderen.be/mola

(4) Hybridé ou non-hybridé, petit ou grand épeautre : voici des notions à éclaircir lors de nos prochaines rencontres avec des agriculteurs céréaliers, meuniers, boulangers. Affaire à suivre donc…

(5) http://www.lousbergmarkt.be/

(6) http://www.huisbrouwerijdentseut.be/onze-bieren.html