Le rôle de la sélection variétale dans la qualité des céréales panifiables wallonnes

Est-il nécessaire d’insister encore sur l’importance de la qualité du pain que nous mettons sur notre table ? Nature & Progrès a maintes fois vanté les mérites d’un pain fabriqué artisanalement. Mais de quels blés parlons-nous ? Aux yeux du consommateur, la sélection variétale joue-t-elle vraiment un rôle important dans la qualité du pain qu’il mange ? Qu’est-ce, à ses yeux, qu’un pain local, qu’un blé local ?

Par Mathilde Roda

Introduction

Il est permis de se demander, quand on connaît la place qu’occupe le pain dans notre alimentation, comment nos céréales wallonnes peuvent être si peu destinées à fabriquer nos propres farines ? Nature & Progrès, pourtant, a développé plusieurs pistes de redynamisation de la filière céréalière wallonne. Nous creusons donc encore cette question en compagnie de Georges Sinnaeve, chercheur au Centre de Recherche Agronomique (CRA) de Gembloux, spécialisé en technologie céréalière.

Du bon pain…

Quand on parle de ce qui influence la qualité nutritive du pain, on en revient souvent à considérer la qualité de la mouture ou de la panification. Parfois certains osent le dire : un bon pain dépend aussi d’un bon grain ! Georges Sinnaeve est de ceux-là.

Qui décide qu’une céréale est "panifiable", c’est-à-dire qu’on peut l’utiliser pour fabriquer du pain ?

« Un tableau est publié par Synagra – l’association professionnelle de négociants en céréales et autres produits agricoles – qui régit les normes en fonction des cultures. En 2014, ils spécifiaient encore des critères pour le blé meunier tandis que maintenant ils n’en spécifient plus. En fait le blé meunier est devenu tellement anecdotique dans nos champs qu’ils n’ont plus voulu mettre de critères. Mais c’est envoyer un assez mauvais signal, ce n’est pas un encouragement à produire du blé meunier. »

Comment fait-on alors maintenant pour définir qu’une céréale peut être panifiée ?

« Cela résulte d’accords bilatéraux entre fournisseurs et utilisateurs et chacun détermine ses propres critères. Personnellement, j’utilise encore le référentiel de 2014 à des fins de comparaison, même si Synagra l’a supprimé. Mais les choses peuvent changer : on observe que les filières courtes redémarrent, avec des acteurs, des agriculteurs qui transforment eux-mêmes, qui valorisent eux-mêmes leurs céréales en direct avec un boulanger. Quelque chose est donc entrain de se mettre en place, en dehors de la filière classique. »

…au bon grain

Quels sont, dès lors, les critères importants à considérer pour obtenir du blé meunier ?

« L’humidité est le critère le plus important et le plus compliqué à gérer avec le climat belge mais c’est ce qui va être le garant de la qualité initiale. Une poche d’humidité dans un silo peut être le point de départ du développement de microorganismes qui vont produire des mycotoxines. En lien avec cela, il faut être attentif à la maturité du grain à la récolte. En Belgique, avec les incertitudes climatiques, il existe une tendance à précipiter les récoltes et cela peut engendrer des difficultés dans le cadre du négoce. On rentre ensuite dans des critères plus techniques, comme la teneur en protéines qui est mesurée à l’entrée des silos. Pour autant qu’on connaisse la variété, c’est considéré comme un indicateur de la qualité panifiable car cette teneur donne un indice quant aux autres critères technologiques qui ne sont mesurables qu’en laboratoire et qui vont indiquer le rendement meunier, l’aptitude des protéines à gonfler au moment de la panification ou encore la résistance au travail mécanique. »

L’humidité et la maturité sont donc les deux principaux facteurs limitants en Belgique ?

« Un dernier élément est très important pour la Belgique, c’est ce qu’on appelle le « nombre de chute de Hagberg » qui permet de détecter une germination précoce. Lorsqu’alternent pluie et soleil au moment de la maturation du grain, ce facteur peut déclencher la germination et provoquer la fermentation. Le climat est vraiment l’aspect qu’on ne maîtrise pas du tout et, en Belgique, c’est l’aspect qui peut être le plus déterminant. »

Quelle place pour la sélection variétale ?

L’adaptation au climat est donc essentielle en Belgique ?

« Ce n’est pas le tout d’avoir un niveau de qualité, il faut aussi une variété qui, quel que soit le lieu de culture et quelles que soient les années, ait une certaine stabilité. Il est donc compliqué d’ajuster le process de transformation : certaines variétés sont parfois un cran en-dessous du niveau de qualité souhaité mais sont beaucoup plus régulières, donc plus intéressantes d’un point de vue industriel. »

Concrètement, comment se fait la sélection des variétés ?

« Le CRA intervient dans ce qu’on appelle les « essais catalogue ». Quand une société développe une nouvelle variété, elle doit la faire inscrire. Il existe une dizaine de zones de culture sur la Belgique où sont implantées des variétés témoins et des variétés en demande d’inscription. Pour être inscrites, les variétés subissent des essais pendant deux ans et doivent apporter un plus par rapport à ce qui existe déjà. Le principal problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, ce plus s’est davantage orienté vers le rendement, l’aspect nutritionnel étant peu souvent pris en compte. On peut le regretter mais c’est comme ça. Des variétés résistantes à la verse ou à la fusariose sont donc privilégiées, tout en réduisant l’utilisation de produits phytosanitaires, un aspect des choses qui est intégré depuis très longtemps dans la sélection variétale. La valorisation, par contre, l’est beaucoup moins. C’est un critère qui ne pèse pas lourd dans l’inscription des variétés… »

Certaines variétés se prêtent-elles mieux à certaines transformations alimentaires ?

« Ce devrait être le cas mais, malheureusement, on n’applique pas aux céréales les mêmes principes qu’aux pommes de terre, à savoir recommander des variétés en fonction de l’utilisation très précise qu’on veut en faire. Certains détails peuvent pourtant avoir leur importance : c’est autant le produit que la technologie, les additifs ou les auxiliaires technologiques utilisés qui influencent la recherche de nouvelles variétés. Parce qu’il y a des variétés qui se corrigent facilement avec des auxiliaires technologiques mais qui, sans eux, ne conviennent plus. »

La sélection pour l’agriculture biologique est-elle spécifique ?

« Nous ne faisons pas de différence, dans nos analyses, en fonction du mode de production. Mais, même si nous utilisons les mêmes critères et les mêmes outils, nous devons adapter nos curseurs. Il paraît évident que rien ne sera accepté, en filière bio, si la teneur en protéines est placée à 12,5 comme en conventionnel. Nous ajustons donc les curseurs, avec les acteurs bio, en fonction des utilisations. De plus, dans les filières classiques, l’opérateur ne va pas s’adapter à ce qu’il reçoit ; il exige simplement que les céréales entrent dans son process. Un producteur bio plus artisanal, à l’inverse, va sentir beaucoup plus le produit. Et quand je dis sentir, c’est même jusqu’au niveau tactile : s’il faut pétrir ou laisser reposer plus longtemps la pâte, il le fera. Je dirais même que, maintenant, que ce soit au niveau de l’agriculture, de la meunerie, de la boulangerie, on est en train de retrouver un certain savoir-faire… »

Le consommateur : un acteur essentiel du changement !

« Nous sortons, en matière de panification, d’une époque qui commence à être révolue, où l’on pouvait faire du pain avec presque n’importe quel froment. On ajoutait trente-six trucs et on parvenait toujours bien à rectifier une qualité un peu pauvre. Maintenant, comme le consommateur est plus attentif à réduire les additifs, l’accent est remis sur la variété, sur la recherche de variétés adaptées à des modes de panification plus doux, exempts d’additifs. C’est donc une nouvelle donne pour examiner les critères autrement. Si les utilisations à des fins d’alimentation humaine continuent de se développer, il est probable que ces critères liés à l’aptitude à la transformation seront à nouveau amplifiés. L’évolution des mentalités ne se fait toutefois qu’à l’échelle de quelques années et, avec la sélection variétale, on travaille plutôt sur dix ans. Un petit coup de barre est donné quand on veut changer de cap mais il faut des années avant qu’on le ressente. On conserve donc beaucoup de diversité variétale, au CRA, parce qu’il faut pouvoir rebondir sur des variétés existantes lorsque les enjeux changent et orienter, à ce moment-là, différemment leur sélection. La vraie difficulté, c’est que ça met du temps à se traduire dans les faits ! »

Donc, même au niveau de la recherche, vous sentez un changement ?

« En ce qui nous concerne, nous travaillons à ces problématiques depuis des années. Mais il faut que le consommateur, aussi bien que les transformateurs et les agriculteurs, soient prêts pour cela. Il faut que tous les facteurs s’alignent pour que les choses bougent vraiment. J’ai cependant l’impression qu’il est maintenant admis que les curseurs avaient peut-être été poussés un peu loin, que chacun est en train de refaire un pas vers plus de savoir-faire, pour se passer de fongicides et d’auxiliaires technologiques. Tout ça, tout au bout de la ligne, fait qu’on retrouve des produits plus sains. On en revient donc vers des filières plus courtes, où les différents interlocuteurs se parlent, alors que les filières avaient tendance à n’être qu’une succession d’opérations sans aucun dialogue entre les opérateurs. Réinstaurer tout cela, c’est réinstaurer une autre façon de faire. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. »

Faillite sanitaire du système agricole intensif

Le système agricole intensif nous empoisonne ! De plus, le processus européen d’autorisation des pesticides est totalement défaillant car il est intégralement sous la coupe de l’industrie qui les fabrique, ainsi que le montre un récent rapport du Pesticides Action Network Europe. Alors où Nature & Progrès demande à l’Europe l’abolition pure et simple des pesticides, comment faire pour assurer au simple citoyen des garanties minimales de santé publique ?

Par Catherine Wattiez

Introduction

Les pesticides contaminent, à des degrés divers, toutes les couches de la population : les utilisateurs professionnels, les riverains de zones agricoles et la population générale, dont les groupes les plus vulnérables sont les individus en développement et les personnes âgées.

Un grave problème de santé publique

De nombreuses études épidémiologiques impliquent des pesticides dans plusieurs pathologies chez des personnes exposées professionnellement. Chez les professionnels, ce sont le plus souvent des pathologies cancéreuses, des maladies neurologiques et des altérations du système reproducteur.

L’intérêt de l’exposition des riverains, pour la question des conséquences, est relativement récent. Un nombre croissant de données scientifiques abondent dans le sens d’un excès de troubles divers décris en ce qui les concerne. L’association française Générations Futures suit ce sujet de près et je vous invite à consulter leur site (1). En ce qui concerne la population générale, de nombreuses études indépendantes ont également attiré l’attention sur les effets notamment hormonaux, nerveux et immunitaires d’une exposition à certains pesticides, même à faible dose, lors de périodes clé du développement de certains organes. Cette exposition peut avoir lieu dans l’utérus au niveau du fœtus, et/ou pendant l’enfance et/ou lors de la puberté.

Les pesticides perturbateurs hormonaux, par exemple, peuvent être à l’origine de cancers hormono-dépendants – tels le cancer de la prostate, des testicules et des seins -, d’altérations du métabolisme – menant, par exemple, à l’obésité et au diabète -, de disfonctionnements de l’appareil reproducteur – entraînant une diminution de la fertilité, une puberté précoce chez les filles. Les perturbateurs hormonaux peuvent aussi occasionner des problèmes cardio-vasculaires et provoquer des désordres mentaux et comportementaux – tels l’altération de la mémoire et de l’attention. Ils peuvent agir pas des mécanismes dits épigénétiques, c’est-à-dire qui impliquent l’activation ou la désactivation de l’expression de certains gènes. Certains de ces effets sont héritables et peuvent être transmis jusqu’à la quatrième génération, même si ces individus de quatrième génération n’ont jamais été exposés directement à ces perturbateurs hormonaux. Ceci a été mis en évidence chez le rat.

L’industrie écrit ses propres règles !

Le Règlement européen 1107/2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, est tel qu’il ne peut assurer le niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement annoncé. Il est complété, de façon également critiquable, par le Règlement 283/2013, établissant les exigences en matière de données applicables aux substances actives.

Disons-le d’emblée : l’industrie des pesticides exerce une grande influence sur tout le processus d’autorisation des pesticides ! Un rapport de février 2018 du Pesticides Action Network Europe, intitulé « Homologation des pesticides – L’industrie écrit ses propres règles » (2), décrit de façon précise cette mainmise de l’industrie qui contribue à déterminer le type de tests requis par la législation et les méthodologies d’évaluation des risques. L’industrie réalise des études sans en publier ses résultats car ces études sont sous le couvert du secret industriel ! Elles ne peuvent donc pas être communiquées et ne peuvent donc pas être évaluées par des experts indépendants. A l’inverse, des études publiées par des experts indépendants – et donc examinées par des pairs – sont rarement prises en considération. Parmi les personnes chargées d’évaluer les tests à l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) ou au niveau des Etats Membres, nombre d’entre elles ont des conflits d’intérêt. La navrante saga de la ré-autorisation du glyphosate illustre bien le problème pour ceux qui ont quelque peu suivi cette question.

L’autorisation d’un produit pesticide, d’autre part, est basée sur la seule toxicité de la substance active. Rappelons qu’un produit pesticide, tel qu’il est utilisé par l’agriculteur ou le simple consommateur, est dénommé « produit formulé ». Il est composé d’une substance active et d’autres substances appelées « co-formulants », destinés à faciliter l’utilisation du produit ou à améliorer son efficacité. La nature de ces « co-formulants » est, le plus souvent, considérée comme un secret industriel. Tous sont considérés, à tort, comme des substances sans effet biologique. Or de plus en plus d’études montrent que le produit formulé peut être beaucoup plus toxique que la substance active ! Citons comme exemple une étude de 2007, réalisée par le professeur Gilles-Eric Séralini de l’université de Caen et son équipe (3), qui a montré que le Roundup de Monsanto était, selon le temps d’exposition, jusqu’à mille à cent mille fois plus toxique sur des cellules embryonnaires humaines en culture que sa substance active, le glyphosate seul. Gilles-Eric Séralini et son équipe (4) ont également testé, sur divers types de cellules humaines en culture, la toxicité de neuf produits pesticides – insecticides, fongicides, herbicides -, en comparaison avec celle de leur substance active déclarée. Ces auteurs, qui ont publié en février 2014, ont montré que huit formulations sur neuf sont, en vingt-quatre heures, jusqu’à mille fois plus toxiques que leur prétendu principe actif !

Les effets d’une exposition à des produits formulés ne sont pas investigués sur le long terme. Ce sont les Etats membres de l’Union européenne qui sont, seuls, chargés de l’autorisation des produits formulés. Pourtant, le Professeur Séralini et son équipe (5) ont testé – sur deux ans, ce qui est la durée totale de vie d’un rat de laboratoire – des rats alimentés avec du maïs OGM tolérant le Roundup : du maïs OGM alimentaire non traité fut donné à un groupe de rats contrôle et du maïs OGM alimentaire traité au Roundup fut donné à un autre groupe de rats. Un troisième groupe était alimenté avec du maïs OGM non traité mais abreuvé avec de l’eau contenant 0,1 µg/l de Roundup, cette concentration étant la limite en glyphosate permise dans l’eau potable en Europe. Ils ont ainsi montré, dans une publication de juin 2014, la survenue chez les rats de grosses tumeurs mammaires et de déficiences des reins et du foie. Ces résultats remettent en question l’innocuité des herbicides formulés à base de glyphosate, sur le long terme, à des concentrations auxquelles ils contaminent la nourriture – le maïs OGM tolérant le Roundup et traité au Roundup – et l’environnement – l’eau.

Quant aux effets cocktails…

La population générale est exposée principalement via l’alimentation, à des cocktails de pesticides, présents à faible dose. Ces cocktails de pesticides peuvent avoir des effets toxiques additifs, antagonistes ou synergiques, par exemple lorsqu’ils sont présents simultanément dans l’organisme à la suite de l’ingestion des aliments. La synergie renforce les effets nocifs de chacune des substances du mélange. Or il n’existe, jusqu’à présent, aucune prise en compte des effets cocktails des pesticides !

Ces effets cocktails sont documentés par un nombre croissant d’études récentes. Nous citerons celle de 2019 du projet européen EDC-MixRix (6) qui a mis en évidence les effets sur la santé de l’exposition combinée à un mélange de substances perturbatrices du fonctionnement hormonal. Des analyses de sang et d’urine chez des femmes enceintes ont permis d’identifier les mélanges de perturbateurs hormonaux présents, ayant des effets délétères sur la croissance et le métabolisme, le développement neurologique et sexuel.

Des effets sur le comportement, le métabolisme et le développement ont été observés chez des animaux exposés au même mélange que celui retrouvé chez les femmes enceintes et ont mis en évidence l’action spécifique de ce cocktail sur l’hormone thyroïdienne responsable, chez l’homme aussi, d’un bon développement du fœtus, du nouveau-né et du jeune enfant. Dans la majorité des cas, les substances évaluées isolément à des doses de concentration similaires à celles retrouvées dans le mélange de perturbateurs hormonaux n’avaient pas d’effets néfastes. De plus, des effets cocktails sont susceptibles de se produire fréquemment dès lors qu’un nombre croissant – environ 27% – de fruits et légumes contiennent de multiples résidus allant de deux à plus de dix résidus différents par échantillon. Ceci selon l’EFSA elle-même (7) qui publie, chaque année, les données relatives aux résidus de pesticides dans l’alimentation des européens. Je rappelle qu’il est conseillé de manger plusieurs fruits et légumes par jour…

Et aux perturbateurs hormonaux…

L’association française Générations Futures a publié, en septembre 2018, un rapport dénommé EXPPERT10 (8), concernant les cocktails de perturbateurs hormonaux dans nos assiettes. Ce rapport se base sur les données officielles relatives aux résidus de pesticides, publiées par l’EFSA. Il montre que, sur environ cent dix mille résidus de pesticides quantifiés au total par l’EFSA, 63 % sont suspectés d’être des perturbateurs hormonaux ! Ceci est évidemment très inquiétant, eu égard aux effets cocktails potentiels engendrés pour des substances – les perturbateurs endocriniens – dont on ne peut prétendre qu’une dose sûre, sans effet, existe.

On constate ici combien les critères d’exclusion des substances actives sur base de leur extrême dangerosité sont insuffisants ! Certaines substances actives sont, en effet, écartées sur base de leur seule dangerosité, sans que l’on ne tienne compte du degré d’exposition de l’homme. Il s’agit des substances classifiées cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) « avérées » et « présumées ». Les substances seulement « suspectées » d’avoir ces propriétés pourront toutefois être autorisées. Ces critères d’exclusion concernent aussi les substances peu biodégradables et fortement bioaccumulables et ayant un potentiel de propagation à longue distance dans l’environnement.

Les perturbateurs hormonaux sont, eux aussi, exclus de mise sur le marché mais le niveau de preuve demandé pour être qualifié comme tel est extrêmement élevé ! Les critères scientifiques, adoptés par les Etats membres en décembre 2017 (9), pour qualifier les pesticides de perturbateurs hormonaux exigent la caractérisation précise du mécanisme de perturbation hormonale : il faudra, non seulement, démontrer que la substance active est un perturbateur hormonal et qu’elle a des effets négatifs mais également démontrer le mode d’action par lequel ce perturbateur hormonal crée des effets négatifs. L’industrie pourra donc bien souvent arguer que ces modes d’action ne sont pas connus pour ne pas voir la substance interdite ! Seront alors laissés sur le marché la plupart des pesticides qui sont des perturbateurs hormonaux dangereux. En outre, ces critères scientifiques se limitent aux pesticides qui interagissent avec des hormones spécifiques, telles les oestrogènes, les androgènes, les thyroïdiennes et les stéroïdogéniques.

On peut enfin pointer du doigt, l’insuffisance de certains tests : les méthodologies sont dépassées et les tests incomplets. En outre, on emploie actuellement rarement les tests disponibles évaluant le potentiel de perturbation hormonale, d’immunotoxicité et de neurotoxicité du développement.

Nos chances de rester en bonne santé…

Il existe, fort heureusement, des études épidémiologiques récentes nous montrant les avantages pour la santé d’une alimentation biologique. Nous citerons ici l’étude épidémiologique publiée, en octobre 2018, menée par une équipe de l’INRA, de l’INSERM, de l’université de Paris 13 et du CNAM (10), portant sur 68.946 participants. Une diminution de 25% du risque de cancers, tous types confondus, a été observée chez les consommateurs réguliers d’aliments biologiques, par rapport aux personnes n’en consommant pas ou seulement occasionnellement. Le risque de cancer du sein, chez les femmes ménopausées, a diminuée de 34% et le risque de lymphomes de 76%. Manger bio pourrait aussi être associé à la préservation d’une bonne santé cardio-métabolique, en diminuant les facteurs de risque connus du diabète et de maladies cardio-vasculaires.

Ces quelques considérations montrent, d’une part, l’insuffisance patente de protection de la santé du Règlement européen 1107/2009 qui régit le système agricole intensif conventionnel et, d’autre part, les effets favorables au maintien d’une bonne santé d’une alimentation issue de l’agriculture biologique. Nous avons donc ici suffisamment d’excellentes raisons de prôner un arrêt total de l’utilisation des pesticides de synthèse par un changement des pratiques agricoles !

Notes

(1) Voir : www.generations-futures.fr

(2) Voir : www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2018/02/homologation_industrie_ecrit_ses_regles_050218_finale.pdf

(3) Voir : Benachour N, Sipahutar H, Moslemi S, Gasnier S, Travert C, Séralini GE, Time-and dose- dependent effects of roundup on embryonic cells and placental cells, Arch. Environ. Contam. Toxicol., 2007 July, 53 (1), 126-133.

(4) Mesnage R, Bernay B, Seralini GE, Ethoxylated adjuvants of Glyphosate based herbicides are active principle of human cell toxicity, Elsevier Toxicology, 10 Sept 2012.

(5) Séralini et al, Etude republiée : toxicité chronique de l’herbicide Roundup et d’un maïs génétiquement modifié tolérant le Roundup, Open Access Springer, Environmental Sciences Europe, 2014, 26 :14

(6) Ake Bergman et al, Integrating epidemiology and experimental biology to improve risk assessment of exposure to mixtures of Endocrine Disruptive Compounds, final technical report, 29 June 2019  https://edcmixrisk.se

(7) Voir : https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/5348

(8) Voir : https://www.generations-futures.fr/publications/exppert-10-pesticides-alimentation-perturbateurs-endocriniens

(9) Voir : http://lynxee.consulting/europe-publication-criteres-perturbateurs-endocriniens/

(10) Voir : Inra, Inserm, Université de Paris 13, CNAM, Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio, Jama Internal Medecine, 22 octobre 2018 https://presse.inserm.fr/moins-de-cancers-chez-les-consommateurs-d’aliments-bio/32820

Des indiens dans la ville !

Pourquoi ne pas agir pour la nature en milieu urbain ?

La diversité du vivant ne cesse de s’éroder, un peu partout sur la planète… C’est, du moins, ce que concluaient, fin mars, quatre rapports publiés par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Mais les hameaux campagnards sont-ils seuls aptes à abriter une vie foisonnante et diversifiée ? L’exemple à suivre d’un îlot paradisiaque tapi au cœur de la grande métropole lilloise devrait – nous l’espérons – nous convaincre que la sauvegarde de la biodiversité concerne aussi le milieu urbain…

Par Morgane Peyrot

 

Introduction

Belle étendue fleurie de coquelicots et de bleuets, friches et verger où s’épanouissent librement bardane, consoude, grande berce et plantes sauvages variées. Sans oublier la mare, sous la voûte arborée où barbotent en cœur, grenouilles, libellules, dytiques et autres larves insoupçonnées… On a peine à croire que ce cadre idyllique n’est autre que l’enceinte d’un établissement scolaire ! Au lycée Louis Pasteur, à Lille, la vie est un champ d’expérience quotidien où les membres du corps enseignant et les élèves du « club science » – ou simplement les intéressés – s’activent à la fauche, aux plantations et même aux suivis scientifiques.

Sous l’impulsion du professeur Manuel Pirot, le lycée s’est doté, en 2014, d’un plan de gestion – un document définissant les objectifs et les modes d’intervention dans le cadre de la gestion d’un milieu, ou d’un espace vert – dont les multiples enjeux pédagogiques et environnementaux ne s’annonçaient pas évident à mettre en œuvre et à pérenniser sur la durée. Le bilan après ces premières années ? L’expérience est, en tous points, une réussite !

Une richesse exceptionnelle…

En termes de biodiversité, les suivis faunistiques et floristiques renouvelés chaque année sont sans appels. Ils dénotent une réelle diversification des habitants de ces lieux, avec l’apparition de nouvelles espèces, notamment l’Ophrys abeille (O. apifera), une orchidée sauvage protégée dans le Nord-Pas-de-Calais et peu commune en ville. En tout, pas moins de cent cinquante espèces végétales furent recensées sur les différentes parcelles de l’établissement ! Ont été dénombrées également une trentaine d’espèces d’oiseaux : des petits passereaux nicheurs tels l’accenteur mouchet, le pinson des arbres ou le roitelet huppé, aux grands limicoles, voyageurs de passage, en passant par les oiseaux de proie : le héron cendré, le canard colvert ou le faucon crécerelle. De nombreux insectes sont de la partie également, dont certains avaient déserté les lieux. Dans les espaces ouverts, cohabitent une dizaine d’espèces de coccinelles et de papillons. Les mares, entres autres, abritent au moins six espèces de libellules, divers insectes aquatiques comme le dytique ou de petites punaises d’eau, mais encore des amphibiens, notamment le triton ponctué (Lissotriton vulgaris), assez inattendu en pleine métropole ! Cette diversité a été rendue possible notamment par la mosaïque de milieux créés en vue du plan de gestion : potager et verger, zones de friches ou de prairies et les mares, permanentes ou temporaires, offrent des habitats complémentaires pour l’accueil de la faune et de la flore indigène.

Trouvons là une belle preuve que les espèces végétales et animales ne sont pas allergiques aux milieux urbains et que le moindre espace semble pouvoir leur procurer un cadre de vie adéquat, non négligeable pour prévenir la disparition de certains oiseaux rares.

Et des bénéfices pédagogiques…

Tout au long de l’année scolaire, des animations et des ateliers sont mis en place, chapeautés par M. Pirot ou ses collègues enseignants, afin de dynamiser le projet de gestion et d’y impliquer les élèves, ce qui n’était pas gagné d’avance !

« Les élèves, citadins pour la plupart, ne connaissaient pas grand-chose à la nature ou au jardin. Il a donc fallu les motiver, puis les accompagner pour qu’ils comprennent l’intérêt des actions menées« , livre M. Pirot. De plus, de gros moyens de communication ont été mis en œuvre pour annoncer les ateliers : affichage sur les écrans du hall, mail diffusé sur l’ENT – le site Internet du lycée -, à tous les inscrits du « club science », etc. Tous ces efforts se sont finalement révélés salutaires. A chaque évènement, dix à trente jeunes se sont mobilisés pour participer aux semis et plantations du potager ou du verger, partir à la chasse aux papillons, et même faucher les espaces laissés en friche. Ces ateliers, qui ont lieu hors temps scolaire, sont aussi destinés à sensibiliser les familles. Les parents sont invités à participer, frères et sœurs sont parfois amenés par les élèves. Il n’y a pas d’adhésion, ni d’obligation de venir à tous les chantiers. La participation régulière à ces activités basées sur le volontariat est définitivement synonyme de la bonne volonté des jeunes. Même d’anciens élèves ont répondu présent à l’appel : une implication citoyenne et écologique se fait sentir sur le long terme ! Sans compter les connaissances techniques et scientifiques que le projet a apporté aux lycéens – rédaction d’articles dans le journal du lycée, connaissance naturalistes et utilisation de matériel et de logiciels dédiés… -, et la découverte de nouveaux métiers grâce à la rencontre de professionnels qui sont intervenus sur de nombreux chantiers.

Grâce aux efforts de chacun

Le processus fût long, et le projet s’est construit progressivement. Avec le temps, de nouvelles idées ont émergées. La première année fût inaugurée avec la plantation de haies, la fauche manuelle d’espaces laissés en friche – depuis, elle est effectuée, chaque année, par les professeurs et les lycéens ! – et la formation des élèves à l’identification des oiseaux. Puis s’ajoutèrent le potager, le verger désormais établi en agroforesterie grâce à l’association Les ajoncs ou encore la gestion des mares – sans oublier la sensibilisation du jardinier ! Les appels à projet lancés par la région Hauts-de-France ont été suivis et étudiés pour faire financer une partie des chantiers, notamment via le programme « Biodiver’lycée« , un projet pédagogique destiné à améliorer, chez les lycéens, la conscience des enjeux de la biodiversité et des impacts de l’Homme sur l’environnement et le climat. Révisé en 2018 par le Conseil Régional des Hauts-de-France, il devient « Génération + Biodiv’« . Cette nouvelle version du programme vise à amener et développer la biodiversité sur les sites mêmes des établissements scolaires dotés d’espaces verts ou les lieux publics de proximité, en développant l’écocitoyenneté chez les lycéens et les membres de la communauté éducative. Une aubaine qui fût saisie pour la mise en œuvre du plan de gestion, d’une part, mais il y eu également, d’autre part, beaucoup de soutiens de la part de la municipalité, des parents d’élèves et de diverses associations locales. Citons Les Blongios, ou encore Nord Nature Chico Mendès, partenaire très impliqué dans la gestion et le suivi du projet.

Voilà un bel exemple de mobilisation citoyenne qui a permis le succès de cette entreprise, plus que louable, non seulement pour l’environnement et la biodiversité, mais aussi pour tous les bienfaits apportés aux élèves ainsi qu’à leurs familles. Grâce aux ateliers du « club science » de Louis Pasteur, les jeunes viennent avec plaisir se retrouver en dehors des heures de cours et s’approprient un peu mieux l’environnement de leur lycée, sentant qu’ils font ensemble quelque chose d’utile pour eux-mêmes, pour les autres et pour la planète. Conscients du pouvoir qui est réellement le leur, ils deviennent – pour paraphraser le titre d’un film qui fut très populaire – de véritables « Indiens dans la ville » !

Moralité : rien n’est impossible !

Si la gestion des espaces du lycée profite à la faune et à la flore, elle en fait également un milieu nourricier. Trois ruches ont été implantées, aux abords de l’établissement, afin de donner une dimension supplémentaire au projet, et favoriser une découverte inédite pour les élèves. Cette année, plus de vingt kilos de miel ont été extraits par les élèves en septembre et en juillet ! Sans oublier la récolte au potager qui s’est révélée particulièrement bonne à l’automne dernier. Autant dire que les activités ne manquent pas, de même que l’abondance qui profite à chacun et donne aux lycéens le vrai « goût de la nature, et des bonnes choses ».

Grâce à la ténacité et aux efforts indéfectibles de chacun, des actions similaires sont possibles dans de nombreux établissements scolaires de France et de Navarre. Et de Belgique aussi… Elles resserrent les liens, enseignent le respect. Encore faut-il avoir vraiment pris conscience de la gravité de la situation…

Climatologues et citoyens : la déprime de l’apocalypse ?

Les climatologues sont déprimés et le disent. “Parfois, je me suis sentie seule, comme abandonnée de tous. Ça m’est arrivé d’en pleurer : après une mission de plusieurs mois en Antarctique – où les conditions sont très dures, où on a cumulé les problèmes techniques, où on est loin de ses proches -, je suis rentrée et j’ai croisé quelqu’un qui m’a dit ‘Ah ces histoires de changements climatiques, ça me fatigue’. Ça nous blesse, personnellement. C’est comme si tout notre investissement ne servait à rien. (1) »

Par Guillaume Lohest

Introduction

Célia Sapart, chercheuse au FNRS, n’est pas la seule climatologue à être émotionnellement touchée. Dans une vidéo de France Info, plusieurs chercheurs confessent un même ressenti de découragement et d’impuissance. C’est le cas par exemple de Benjamin Sultan, qui reconnaît presque qu’il est trop tard : “Là je parle en tant que citoyen. J’y crois plus trop en fait. Je ne crois plus au fait qu’on va réussir à lutter contre le changement climatique et à éviter ce qu’on prédit. (2)” Et même Jean-Pascal Van Ypersele, qui nous avait habitués à la modération et au sang-froid, montre des signes d’inquiétude : « Ce n’est pas facile, mais on n’a pas le choix. On est sur une barque qui est en train de couler et j’ai l’impression d’être là avec ma petite cuiller pour écoper l’eau, alors qu’il faudrait une pompe rapide…« 

Nous espérons nous tromper

Nous sommes vraiment une drôle de troupe, nous, les spécialistes du changement climatique. Comme les autres scientifiques, nous nous levons tous les matins pour nous diriger vers nos bureaux, nos laboratoires et nos terrains. Nous collectons et analysons nos données, puis nous écrivons des articles dans des revues savantes. Mais c’est là que nous déraillons : nous sommes les seuls membres de la communauté scientifique à espérer chaque jour nous tromper. (3)” La santé émotionnelle des chercheurs travaillant sur le climat a elle-même fait l’objet d’études scientifiques, qui décrivent notamment les mécanismes de protection mis en place. La chercheuse australienne Lesley Hughes est sans doute celle qui a le plus précisément décrit la situation schizophrénique dans laquelle vivent et travaillent les spécialistes du climat. “Nous espérons nous tromper sur le rythme de la montée du niveau des océans, et sur le fait qu’une accélération aussi rapide risque d’inonder les foyers d’un milliard de personnes d’ici la fin du siècle. Nous espérons nous tromper sur la disparition de notre emblème naturel le plus précieux, la Grande Barrière de Corail, autrefois si magnifique. Nous espérons nous tromper sur la vitesse à laquelle fondent les glaciers des Andes et du Tibet, mettant en péril l’approvisionnement en eau douce de plus d’un sixième de la population mondiale. Nous espérons nous tromper sur le fait que les déplacements de populations dues à l’augmentation des désastres climatiques feront probablement passer l’actuelle crise des réfugiés pour un événement dérisoire. Nous espérons, nous espérons, nous espérons. (4)”

L’éco-anxiété ou solastalgie

Les climatologues ne sont pas les seuls à connaître ces profondes inquiétudes existentielles. Parmi les citoyens conscients de l’ampleur des bouleversements annoncés, des manifestations d’angoisse apparaissent aussi, de plus en plus répandues. Certains psychologues évoquent même un nouveau syndrome, appelé l’éco-anxiété ou solastalgie. Ce terme a été proposé, en 2007, par Glenn Albrecht, un philosophe australien. “La solastalgie fait référence à la souffrance psychique qu’un individu peut ressentir face à la destruction lente mais chronique des éléments familiers de son environnement.” Plus généralement, explique Alice Desbiolles, médecin en santé publique, “nous pourrions étendre ce concept de solastalgie à toutes les personnes pour lesquelles la prise de conscience que l’humanité est en train de détruire son unique habitat – la planète – s’accompagne d’une souffrance morale, quelle que soit sa forme, de l’insomnie à l’angoisse, voire à la dépression. (5)”

L’inaction totale des gouvernements, l’apathie collective des sociétés face à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique provoque un désarroi de plus en plus grand chez les individus prenant au sérieux le consensus scientifique. De plus en plus de gens comprennent que les petites formules insistant sur le fait qu’il est encore temps d’agir, que des solutions existent, sonnent faux dès qu’on pose un œil sur les courbes. En effet, depuis que ces petites formules incantatoires existent, malgré l’accumulation des discours et des gestes éco-citoyens, on émet chaque année davantage de gaz à effet de serre. La réalité de 2019 est particulièrement dure à affronter. On a connu des mobilisations citoyennes sans précédent, des jeunes sont sortis dans la rue par dizaines de milliers, et pourtant aucune réaction politique d’envergure n’est au rendez-vous. En parallèle, l’évidence d’un réchauffement climatique catastrophique suivant le scénario le plus noir prévu par le GIEC saute aux yeux : le permafrost sibérien a commencé son dégel septante ans plus tôt que prévu, le Groenland fond de façon inquiétante, la France et l’Arctique ont enregistré cet été des températures record à peine croyables, l’Inde a connu une sécheresse sans précédent. Mais rien, désespérément rien. À peine un petit sursaut des partis écologistes aux élections européennes, immédiatement accusés par tous les autres de vouloir instaurer un totalitarisme vert alors même que leurs propositions politiques sont mesurées et pas réellement révolutionnaires.

Entre le déni, sidération et dépression

Et ce sombre tableau ne concerne encore que le seul réchauffement climatique. Comme le rappelle souvent l’astrophysicien Aurélien Barrau, l’effondrement des populations animales et de la biodiversité est une catastrophe au moins aussi alarmante et dramatique. Le premier rapport de synthèse de l’IPBES – une sorte de GIEC de la biodiversité – publié début mai, prévient : « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier (6). » Pour la première fois depuis sa création en 2012, les médias ont plutôt bien relayé les alertes de l’IPBES. Durant quelques jours, en tout cas… Or l’ampleur du désastre mériterait une couverture médiatique aussi soutenue que le réchauffement climatique. « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » Mais on peut comprendre les rédactions : les nouvelles sont si mauvaises, si massives, si inéluctables… Elles semblent incapables de provoquer des électrochocs collectifs. Faut-il continuer de mitrailler d’’informations scientifiques – alarmantes parce que scientifiques, justement – une population qui balance entre le déni, la sidération et la dépression ?

Le philosophe australien Clive Hamilton résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. “Une majorité de citoyens ont recours à des stratégies d’évitement psychologique pour dénier les faits scientifiques. Et même la minorité qui accepte cette vérité du changement climatique a des difficultés pour vivre avec chaque jour. C’est tellement difficile à accepter que nous préférons la mettre de côté et détourner notre attention. Ce sont des mécanismes de protection inconscients. Nous sommes tous humains… Quand on regarde l’avenir auquel nous et nous enfants ainsi que les animaux seront confrontés, y penser chaque jour devient insupportable. C’est pourquoi nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques. (7)”

Une incroyable inversion de la menace

Du coup, dans cet espace de sidération, s’engouffrent des ingénieurs du déni, renversant la logique des choses. Profitant de la prolifération de l’inquiétude climatique dans l’espace public, ils font comme si cette préoccupation était l’idéologie dominante alors qu’elle n’est qu’un cri qui résonne, avec fracas certes mais dans le désert de l’inaction politique. L’implacable constat scientifique est à leurs yeux un soi-disant dogmatisme religieux. Les écologistes sont qualifiés de « khmers verts« , alors même qu’ils ne sont pas au pouvoir… Galvanisés par l’image minoritaire et insolente qu’ils ont d’eux-mêmes, ils font feu de tout bois, faisant mine de ne pas voir qu’ils allument une réalité déjà en flammes, un incendie qui est hégémonique. Le champion toutes catégories de ces pompiers-pyromanes – dont on se demande s’ils ont déjà sincèrement réfléchi quelques secondes après la lecture d’un rapport du GIEC, si tant est qu’ils ont lu ces rapports – est le docteur Laurent Alexandre. Cet urologue médiatique, par ailleurs entrepreneur, semble en croisade contre les collapsologues et les écologistes. Voici ce qu’il écrivait dans une tribune adressée à L’Express, le 12 mars : “La jeune et très irritante Greta Thunberg organise une grève de l’école pour exiger que nous divisions au minimum par quatre notre consommation énergétique, ce qui ramènerait la consommation des Français entre celle du Nigeria et celle de l’Égypte. Imposer un tel retour en arrière ne peut passer que par la dictature. Les jeunes qui font la grève de l’école sont manipulés par des officines cherchant à faire avancer leur agenda révolutionnaire ou à servir les intérêts des industriels des énergies prétendument renouvelables. On persuade la jeunesse que la seule solution est d’accepter la dictature et de revenir au moyen âge. (8)”

Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, s’inquiète Laurent Alexandre. Quel renversement de la réalité ! Le danger n’est plus le réchauffement climatique mais ceux qui veulent sérieusement lutter contre celui-ci. La menace n’est plus le désert, mais le cri. L’appel à l’aide est présenté comme un ordre autoritaire. Ainsi Laurent Alexandre – mais aussi Pascal Bruckner, Elisabeth Levy et quelques autres – inverse tous les rapports de force réels : Greta Thunberg est au pouvoir à la place de Donald Trump, les éco-anxieux sont à l’Élysée, le lobby du renouvelable domine celui du pétrole… L’urgence écologique est à leurs yeux une agression, l’inquiétude des scientifiques une anomalie. En se fermant de facto à l’expertise des spécialistes – climatologues et biologistes surtout – considérés comme dépressifs, les anti-écolos médiatiques opèrent un transfert de légitimité : ils confient la science aux seuls ingénieurs. Si elle n’était délirante, cette imposture fallacieuse mériterait le Prix Nobel de prestidigitation. “N’écoutez pas les marchands de peur, les intellectuels apocalyptiques, les ayatollahs verts : la vie n’a jamais été aussi magnifique”, conclut l’urologue médiatique, sans doute sincèrement persuadé qu’une formidable invention technologique pourra reconstituer les glaciers himalayens, faire pousser des hôtels aux normes passives dans les déserts et, au passage, ressusciter les quelques soixante mille Indiens dont le suicide est lié aux conséquences du réchauffement climatique (9).

Arrêter le train !

Le parti pris de cet article est à l’opposé de cette psychologisation aberrante du souci pour la préservation de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour le dire d’une formule rapide, je pense qu’il est sain d’être profondément affecté par ces questions en tant qu’individu rationnel et doué de sensibilité. Comme le détaille avec brio Harald Welzer, c’est au contraire la stratégie collective actuelle qui relève de la pathologie. “Si l’on décline cette stratégie en descendant au niveau de l’individu, on a affaire à une personnalité pathologique qui ne voit pas le moindre problème à gagner septante fois plus que tous les autres, tout en consommant massivement leurs matières premières, qui consomme pour cela quinze fois plus d’énergie, d’eau et de denrées alimentaires et qui rejette dans son environnement neuf fois plus de substances nocives que des personnes moins favorisées. Cette personnalité socio-pathologique, de surcroît, se désintéresse catégoriquement des conditions de vie de ses enfants et petits-enfants. Avec tout cela, il admet parfaitement que, par sa faute et celle de ses semblables, huit cent cinquante-deux millions de personnes souffrent de la faim dans le monde et que vingt millions soient en fuite. (10)”

Dans Les guerres du climat, qui date de 2008, ce sociologue allemand proposait déjà un regard lucide, informé des leçons de l’Histoire, sur la façon dont les sociétés et les individus peuvent réagir à des bouleversements de l’ordre du réchauffement climatique. Conflits violents pour les ressources, migrations massives, changements des cadres de référence entraînant des sociétés entières dans la barbarie. Il faut, selon lui, apporter des réponses non pas d’abord techniques mais culturelles, en se forçant à penser à long terme, politiquement.

Il ne suffit pas, écrivait-il alors, de se complaire indéfiniment dans l’univers dénué de sens et de transcendance d’un capitalisme mondialisé. Il s’agit, justement, parce que nous sommes dans une situation de crise, d’exiger de nous-mêmes des visions, des conceptions d’ensemble ou ne seraient-ce que des idées qui n’ont pas encore été pensées. Une telle solution peut paraître naïve, elle ne l’est pas. Ce qui serait naïf, c’est de croire que le train lancé vers la destruction progressive des conditions de survie de très nombreux êtres humains changerait de vitesse et de direction si, à l’intérieur du convoi, l’on courait en sens inverse. Les problèmes, disait Albert Einstein, ne peuvent être résolus avec les modèles de pensée qui ont conduit à eux. Il faut changer complètement de direction, et pour cela commencer par arrêter le train. (11)”

Le sens de l’apocalypse

On reproche souvent aux défenseurs de la nature de paralyser la population en dressant des constats trop pessimistes. Apocalyptiques, disent certains. Nous serions bien inspirés de les prendre au mot, mais pour les contredire. Car, en réalité, la signification des apocalypses est bien différente de l’acception courante qui en fait un synonyme de grande catastrophe ou de fin du monde. Il s’agit, dans les sources religieuses, d’un dévoilement, souvent mêlé de terribles événements, mais dont la fonction est justement une sorte de mobilisation générale – et non une paralysie. Comme l’explique Bruno Latour, l’apocalypse, “cela ne veut pas dire catastrophe. L’apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose. C’est comme si la forme du temps avait changé et que l’on pouvait donc maintenant enfin faire quelque chose. C’est une pensée pour l’action contre la sidération et la panique. Tant que l’on croit qu’on va bien s’en sortir, que l’on va essayer de retrouver un degré de croissance à 1%, nulle action n’est envisageable. (12)”

Sauf à s’installer dans la sidération, les climatologues déprimés et les éco-anxieux ne vivent donc rien d’anormal. Leur inquiétude peut devenir apocalyptique, au sens plein et positif du terme, c’est-à-dire générer la vision d’un avenir qui change radicalement de forme, et entraîner une puissante mobilisation. Les pseudo-optimistes, en face, ricaneurs ou adeptes de la positive attitude, se trompent sur toute la ligne quand ils rappellent qu’il y a eu des prophètes de malheur à toutes les époques. Car les sombres prédictions passées étaient basées sur des croyances religieuses ou sectaires, et souvent millénaristes, de fin des temps, en tout cas jamais sur des communautés scientifiques de spécialistes décrivant des phénomènes naturels sur des échelles de probabilité, à partir du peer-review et de la rationalité la plus stricte qui soit.

Les accusations de religiosité, la pathologisation de la radicalité est l’ultime mécanisme de défense de ceux qui refusent de lire ou de comprendre les rapports scientifiques qui font consensus. Cette attitude, étrangement et paradoxalement antiscientifique, cette mentalité d’ingénieur prométhéen, « solutionniste », optimiste, technophile, est un refus de voir que la ligne du progrès peut être brisée, peut atteindre un point de basculement. “À l’inverse, pour Bruno Latour, l’apocalypse c’est la compréhension que quelque chose est en train d’arriver et qu’il faut se rendre digne de ce qui vient vers nous. C’est une situation révolutionnaire, en fait. Donc c’est assez normal qu’il y ait des sceptiques qui nient ou qui dénient le caractère apocalyptique de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. (13)”

 

Oserions-nous conclure que de telles angoisses, nous aussi, nous guettent. Après avoir été taxés naguère d’ »antisciences » alors que nous osions à peine nous opposer aux OGM, voici donc Nature & Progrès pris en flagrant délit de jouer les Cassandre à force d’annoncer les crises : climatique, écologique, alimentaire, etc. ? Là où les autres ont beau jeu de feindre l’effarement et l’indignation, de clamer leur volonté d’action tout en faisant l’ »oreille de veau »… Mais quel est dans tout cela le bénéfice personnel pour le militant écologiste qui n’a que sa bonne foi à faire valoir ? Les bien-nantis vilipendent sa vision de malheur et, en plus de cela, le voilà qui déprime, alors que gonflent encore les rangs de ceux qu’il convainc et qui le suivent… Mais pour aller où ? Pleurer à l’unisson le délitement du monde ?

Notes

(1) Cécile Bertheaud, “Les climatologues, en pleine étuve émotionnelle” dans L’Écho, 3 décembre 2018.

(2) https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-on-a-l-impression-d-etre-annonciateur-de-mauvaises-nouvelles-des-climatologues-racontent-leur-quotidien_2956509.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20180927-[lesimages/image0]

(3) Lesley Hughes, “Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien”, traduction d’Aurélien Gabriel Cohen, Revue Terrestres, 14 octobre 2018.

(4) Idem.

(5) Dr Alice Desbiolles, “La solastalgie, ou le nouveau mal du siècle ?”, tribune dans La Croix, 30 janvier 2019.

(6) Communiqué de presse de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) : “Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère”, mai 2019, https://www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

(7) Clive Hamilton, « Nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques« , propos recueillis par Johann Harscoët dans L’Écho, 23 février 2019.

(8) Laurent Alexandre, “Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, L’Express, 12 mars 2019.

(9) Tamma A. Carleton, “Crop-damaging temperatures increase suicide rates in India” in PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), 15 août 2017, 114 (33) 8746-8751.

(10) Harald Welzer, Les guerres du climat, Gallimard, 2009 (2008 pour l’édition originale allemande), pp. 321-322.

(11) Idem, p. 340.

(12) Bruno Latour, « L’apocalypse est notre chance« , propos recueillis par Nicolas Weill dans Le Monde, 22-23 septembre 2013.

(13) Idem.

Pesticides et zones de sécurité

Nature & Progrès, chacun le sait, milite depuis de longues années pour la généralisation de l’agriculture biologique. Dans l’intervalle, nous devons cependant continuer la lutte contre les pesticides qui n’ont de cesse d’empoisonner nos campagnes. Mais, en attendant leur bannissement total, des mesures d’urgence doivent être prises pour protéger les pauvres gens qui habitent dans des zones très exposées. A ce troisième niveau de combat, la France envisage aujourd’hui une initiative intéressante : l’établissement de zones non traitées dans les zones d’habitat. De quoi s’agit-il ?

Par Marc Fichers

Introduction

En France, comme en Wallonie, les pesticides sont agréés avec une attention renforcée pour la santé et pour l’environnement, et les agriculteurs qui utilisent ces produits sont tenus de respecter une règlementation très stricte. Les pesticides, pourtant, se retrouvent massivement dans l’environnement, ainsi que l’a montré l’étude Propulpp (1), coordonnée par l’Institut scientifique de service public (ISSEP). Cette étude a mesuré l’exposition des populations rurales aux pesticides dans les heures et les jours consécutifs aux traitements et, si l’essentiel de la pollution se produit pendant les deux heures qui suivent la pulvérisation, certains produits continuent à se déposer douze heures ou même vingt-quatre heures plus tard. D’autre part, si la pollution diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne du champ, elle est toujours bien présente jusqu’à cinquante mètres de distance. Il n’y a donc plus de doutes que ces produits se retrouvent en bord de champs, dans les jardins des particuliers… Dans des quantités certes minimes, jugent leurs défenseurs qui affichent cependant un refus malsain d’analyser toute forme d’ »effet cocktail » occasionnée par les différentes molécules disséminées et leurs métabolites.

Des riverains légitimement inquiets

Comme dans des cas d’épidémies, inciter les riverains à se protéger est la première mesure sanitaire qu’il faut prendre. Voir là une volonté délibérée d’attiser leurs peurs est une attitude de très mauvaise foi qui n’est plus supportable. Des mesures furent donc prises, au niveau wallon, par le Ministre de l’Environnement (2) mais elles ne pourront rien changer puisqu’elles n’apportent, au fond, rien de plus que les bonnes pratiques déjà en vigueur. Elles ont toutefois le mérite de mettre en avant la prise de conscience que les pesticides épandus sur un champ dérivent. Ce fait ne sera donc plus contesté : les pesticides agricoles mettent en danger la santé des riverains qui sont en droit d’exiger un environnement sain. Les riverains sont donc légitimes à demander aux pouvoirs publics qu’ils les protègent.

Soulignons ici que ces pesticides, dans leur grande majorité, sont utilisés sur des cultures qui ne servent pas à nourrir la population : trente-huit mille hectares de pommes de terre – alors que quatre mille sont suffisants pour la consommation des Wallons et des Bruxellois -, des céréales qui servent majoritairement à nourrir le bétail – et pour un quart d’entre elles à fabriquer… des biocarburants ! La population doit donc subir les effets néfastes de productions qui ne servent pas l’intérêt général et qui n’ont aucun caractère d’urgence. Est-ce vraiment tolérable ? N’est-ce pas à l’utilisateur – et donc à l’agriculteur- qu’il incombe de tout mettre en œuvre pour que les produits qu’il choisit d’utiliser, dans son seul intérêt, restent sur le champ et ne s’échappent pas polluer la vie d’autrui.

Protéger la population en réorientant l’agriculture

Aux yeux de Nature & Progrès, la seule façon de sortir de cette crise « par le haut », dans l’intérêt de tous, est d’opter résolument pour une Wallonie sans pesticides. C’est le conseil que nous donnerons au prochain gouvernement wallon, aussitôt qu’il sera en place. Ceci suppose de soutenir plus encore le développement de l’agriculture biologique B – mais n’est-ce pas ce que demandent explicitement les consommateurs ? – et de transférer l’ensemble des moyens humains et financiers actuellement dévolus à la recherche et à l’encadrement des pesticides vers la recherche et l’encadrement des alternatives aux pesticides. C’est de pure logique, non ! Soulignons ici que la recherche et l’encadrement des pesticides actuellement mis en œuvre visent à optimaliser l’utilisation de ces produits, alors que leur usage est bien connu des agriculteurs et qu’ils n’ont plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Pour ce qui est des alternatives utilisées en bio, par contre, les agricultures ont aujourd’hui grand besoin d’être encadrés ! Ces alternatives existent, comme le montre notre action, et leur généralisation placerait notre région dans une position d’excellence. Qu’est-ce qu’on attend ?

Dans l’attente d’un territoire débarrassé – aussi rapidement que possible ! – des pesticides, il demeure urgent de protéger les populations de première ligne. Mais comment faire ? Tout mettre en œuvre, bien sûr, pour que les pesticides soient uniquement appliqués sur les cultures. Pourrons-nous encore admettre longtemps d’un agriculteur ne se sente en rien responsable du fait qu’on retrouve – dans l’eau, dans l’air et dans les cours d’écoles – les pesticides qu’il épand ? Interdire les pesticides les plus dangereux – et les plus polluants – serait donc un minimum, dans l’intérêt des riverains, protéger les zones d’habitations en interdisant l’application de pesticides dans les zones d’habitat constituerait un pas supplémentaire. Les aides de la PAC (Politique Agricole Commune) pourraient être orientées dans ce sens ; c’était le cas jadis quand les villages étaient encore entourés de prairies…

Les politiques ne peuvent rester sourds plus longtemps à la demande des consommateurs qui réclament avec force un environnement sain, acceptant pour ce faire d’acheter plus chers des produits biologiques… Les agriculteurs, quant à eux, doivent saisir l’opportunité de produire de quoi nourrir la population locale sans polluer son environnement. Tournons, pour cela, résolument le dos à une production destinée au marché mondial. Nous n’avons vraiment plus rien à y gagner !

Une initiative venue de France : des "zones non traitées"

Eviter que des riverains de parcelles agricoles ne soient exposés, bien malgré eux, à des traitements phytosanitaires est un sujet qui fâche, en France également, depuis de très longues années, tant du côté des agriculteurs que de celui des associations de protection de l’environnement et des citoyens.

Lors des débats sur la loi EGALIM – loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous -, le gouvernement français a refusé de mettre en place des mesures trop restrictives concernant l’encadrement des pratiques phytosanitaires, préférant se fier – nous en avons parlé – aux « bonnes pratiques » des agriculteurs. Celles-ci devraient être formalisées, à partir du début de l’année prochaine, dans des chartes d’engagements rédigées à l’échelle départementale, en concertation avec les citoyens ou leurs représentants. Un groupe de travail a été mis en place pour définir les modalités de mise en œuvre de ces chartes. Lors d’une réunion de ce groupe de travail, le 27 juin dernier, le gouvernement a toutefois présenté des projets de décret et d’arrêté bien plus ambitieux, envisageant la mise en place des « zones non traitées » (ZNT), de cinq à dix mètres de large, et leur combinaison avec d’autres mesures de réduction des dérives. Cette mesure avait déjà été envisagée en 2016 mais avait été enterrée devant la levée de bouclier d’une partie du monde agricole… Ceci fait partie d’un ensemble de mesures réglementaires comprenant notamment la meilleure information des riverains : les utilisateurs de produits phytosanitaires devront les avertir, au plus tard douze heures avant, de l’application d’un traitement phytosanitaire. Les ZNT seront de cinq mètres pour les cultures basses et de dix mètres pour les cultures hautes, comme la vigne… En cas d’utilisation de dispositifs anti-dérives, les ZNT pourront être réduites respectivement à trois et cinq mètres….

La position du gouvernement français a significativement évolué car deux rapports d’expertise commandés à l’Agence de sécurité sanitaire (Anses) et aux inspections des Ministères de l’Agriculture, de l’Ecologie et de la Santé ont préconisé la mise en place de telles distances minimales pour protéger les populations à proximité des zones de traitement. De plus, le Conseil d’Etat a partiellement annulé l’arrêté du 4 mai 2017 réglementant l’utilisation des pesticides « au motif que ces dispositions ne protégeaient pas suffisamment la santé publique et l’environnement » ; la haute juridiction enjoint le gouvernement à prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai de six mois.

Que dit exactement l’Anses ?

L’Agence fait tout d’abord le constat que les expositions aux produits phytopharmaceutiques, lors des applications et a posteriori, sont de deux ordres : par voie cutanée et par inhalation. De nombreuses études sont en cours pour évaluer ces expositions mais l’Anses recommande néanmoins la mise en place de mesures de précaution combinées : distances d’éloignement minimales entre la zone traitée et les zones à protéger, réduction de la dérive avec le recours à des buses antidérive et à des matériels ou techniques d’application appropriés…

L’Anses constate que les mesures mises en place n’ont pas permis d’assurer une protection suffisante. Depuis 2016 et la publication d’une instruction de la direction générale de l’alimentation (DGAL), des mesures de protection doivent, en effet, être mises en place à proximité d’établissements accueillant des personnes vulnérables : écoles, établissements de santé… L’Agence recommande cependant d’aller plus loin en intégrant des distances minimales de non traitement, « dont une ZNT systématique d’au moins cinq mètres sans dérogation, la combinaison des mesures de protection, un élargissement de la liste des établissements sensibles et des obligations d’information du public« . Elle préconise également un délai minimal de six heures entre la fin du traitement et la présence éventuelle des personnes vulnérables. Elle recommande, par ailleurs, la mise en place de critères de validation des chartes départementales de protection des riverains : mesures allant au-delà de la réglementation, présence de dispositifs de pilotage et de suivi, d’information et de règlement des différends… Le contrôle et les sanctions devraient par ailleurs être renforcés : utilisation obligatoire du GPS lors des traitements jouxtant les zones sensibles pour permettre un contrôle a posteriori, suspension des Certiphyto « pour une durée significative« , renforcement des inspections… Un dispositif de signalement devrait également être mis en place.

Des recommandations particulièrement drastiques, on le voit, qui pourraient bien inspirer les autorités sanitaires en Belgique…

Réagissons à l’accord Mercosur : mettons un visage sur notre viande !

L’Union européenne a donc conclu un nouvel accord de libre-échange avec l’espace économique formé par le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay… Le président d’extrême-droite brésilien, Jair Bolsonaro – grand dévastateur de l’Amazonie -, se serait même engagé, en échange, à respecter l’Accord de Paris sur le climat ! Les agriculteurs européens sont aux abois, redoutant les exportations massives de produits d’éleveurs et de cultivateurs qui ne sont pas soumis – loin s’en faut – aux mêmes règles qu’eux…

Par Sylvie La Spina

Introduction

Mercosur est le diminutif de « Mercado Común del Sur« , soit le « Marché commun du Sud« , communauté économique regroupant quatre pays d’Amérique du Sud. Créé en 1991, le groupement est en négociation avec l’Union européenne depuis 2000, en vue d’établir de nouvelles règles encadrant les échanges commerciaux entre les deux puissances économiques. L’enjeu est de réduire les droits de douanes et d’établir des quotas sur certaines marchandises pour favoriser les exportations. On met ainsi en balance différents secteurs tels que l’agriculture, l’automobile ou l’industrie chimique…

Après une vingtaine d’années de négociations, un accord est arrivé sur la table en juin 2019. Le traité doit encore être voté à l’unanimité par les Etats-membres, dans le cadre du Conseil de l’Union Européenne. Il sera ensuite soumis au Parlement européen et aux Parlements nationaux des différents Etats-membres. Les quatre pays du Mercosur doivent le valider également. Il est donc temps pour les opposants de se manifester, ce que fait actuellement le secteur agricole européen étant donné les menaces que représente l’accord UE-Mercosur pour les producteurs.

La légitimation d’un système antisocial et antiécologique

Le secteur automobile européen était très intéressé par l’accord avec le Mercosur, étant donné les droits de douane de 35 % sur les exportations vers l’Amérique du Sud. L’accord prévoit, en effet, une diminution progressive sur quinze ans – de 35% à 0% – des droits de douane sur un quota de cinquante mille véhicules. La même réduction des droits de douane s’appliquera aux industries chimique, textile, cosmétique et pharmaceutique. En échange, les pays du Mercosur pourront exporter leurs produits agro-alimentaires vers l’Europe, sans frais de douane pour certains quotas : viande de bœuf – 99.000 tonnes -, viande de volaille – 180.000 tonnes -, viande de porc – 25.000 tonnes -, éthanol – 650.000 tonnes -, riz – 60.000 tonnes -, sucre – 180.000 tonnes -, miel – 45.000 tonnes -, fromage – 30.000 tonnes -, lait en poudre – 10.000 tonnes – et lait pour bébé – 5.000 tonnes.

Quelle logique y a-t-il aujourd’hui à importer, à bas prix en Europe, des denrées alimentaires que nous produisons déjà en quantités suffisantes ? Aucune ! Mais c’était sans doute le prix à payer pour développer, encore, l’industrie automobile et l’industrie chimique de l’Union européenne. Dans notre société capitaliste, on veut de la croissance, encore et toujours ! Comme pour d’autres accords de libre-échange – CETA, TTIP… -, le secteur primaire retient moins l’attention que les secteurs secondaires ou tertiaires. C’est une très mauvaise habitude européenne qui met gravement en péril notre sécurité alimentaire.

La viande produite en Europe l’est dans des conditions écologiques et sociales que nous connaissons, que nous avons obtenues pour le bien des personnes et de l’environnement, et pour lesquelles nous nous battons encore quotidiennement. Qu’en est-il de celle qui est produite dans les pays du Mercosur ? Force est de constater que les règles sont fort différentes. Au Brésil et en Argentine, l’élevage bovin s’est surtout développé de manière extensive grâce à l’agrandissement des surfaces agricoles aux dépens de la forêt amazonienne. Pour mieux préserver l’environnement, une exploitation intensive des pâturages est encouragée mais le développement de l’élevage bovin – notamment pour la viande destinée à l’exportation – se fait, de plus en plus, en suivant le modèle des feed lots américains.

Les feed lots sont des parcs d’engraissement regroupant des milliers de têtes de bétail. Ce mode d’élevage suscite des préoccupations d’éthique animale, de santé publique et environnementales : utilisation massive d’antibiotiques et d’hormones, développement de l’antibiorésistance, pollutions issues des fumiers, association de ces élevages avec des cultures industrielles – le plus souvent OGM – et consommatrices en pesticides…  La signature du traité entre le Mercosur et l’Union européenne est donc la légitimation d’un mode de production que nous avons refusé d’appliquer en Europe !

Encore une bonne raison de mieux choisir sa viande !

Cet accord entre le Mercosur et l’Union européenne est donc considéré comme une menace par la plupart des organisations agricoles européennes. Toute cette viande importée dans un marché déjà saturé risque, en effet, de faire baisser les prix en Europe, à des seuils que les éleveurs européens ne pourront concurrencer en raison de normes qu’ils ont voulues plus exigeantes. Malheureusement, pour notre santé et pour notre planète !

De plus, on se demande de quel droit les négociateurs de tels traités économiques ne prennent pas du tout en compte l’avis des consommateurs ? Depuis plusieurs années, on le voit, le citoyen européen est toujours plus exigeant par rapport à la viande dont il se nourrit ; il questionne toujours plus les conditions d’élevage, le bien-être animal, l’impact de la production sur l’environnement et le climat. Encourageons donc, quant à nous, le « consomm’acteur » à se diriger, davantage encore maintenant, vers de la viande biologique issue des élevages de producteurs locaux ! Nous ne le ferons pas, toutefois, sans nous être d’abord inquiétés du sort des consommateurs défavorisés ou désinformés qui n’auront d’autre choix qu’une viande à vil prix produite dans des conditions indignes mais dont le coût écologique, pour la planète, risque d’être rapidement insupportable.

Dépassons la peur que nous inspire ce traité

Oui. Dépassons notre peur de ce traité en agissant ! Renforçons le lien entre production locale et consommation locale. Mettons un visage sur nos aliments ! Aux yeux de Nature & Progrès, l’accord avec le Mercosur est une raison supplémentaire, pour les consommateurs européens, de délaisser les produits anonymes, et notamment les plats préparés industriels – rappelons-nous l’épisode des lasagnes à viande de cheval ! – pour se rapprocher, toujours plus, des producteurs locaux. La Wallonie, par ses herbages, est une terre propice à un élevage de qualité et elle accueille un savoir-faire artisanal reconnu, tant chez les éleveurs que chez les bouchers. De plus en plus d’éleveurs se dirigent vers le bio et font le choix de proposer aux consommateurs locaux leur viande en direct. A ce jour, selon les statistiques de l’AFSCA, la Wallonie compte nonante-trois boucheries à la ferme, un chiffre en nette progression ces dernières années. De nombreux éleveurs passent également par des bouchers pour la réalisation de colis de viande vendus à la ferme.

Bouchers et éleveurs en circuit court ne doivent pas trop s’inquiéter de l’arrivée de la viande à bas prix issue du Mercosur car la clientèle sensible à la qualité bouchère, environnementale et sociale de la viande ne les délaissera pas au profit de produits anonymes à bas prix, venus de l’autre bout du monde. Gageons, au contraire, que ce traité, s’il devait passer, raffermira les convictions et poussera de nombreux consommateurs à revenir vers une viande bio et locale offrant des garanties et du lien !

Les artisans de la viande bio Nature & Progrès

Le label Nature & Progrès Belgique regroupe une septantaine de producteurs et transformateurs biologiques wallons. Tous adhèrent à une charte et respectent un cahier des charges co-construit avec les consommateurs. Nature & Progrès rend donc toute sa place au « mangeur » ! Une vingtaine de producteurs labellisés Nature & Progrès élèvent des bovins et proposent donc de la viande, en direct, au consommateur.

Chez les producteurs bio de Nature & Progrès, les animaux pâturent les prairies à la belle saison, tandis que le foin et quelques céréales cultivées à la ferme subviennent à leurs besoins en hiver. Les éleveurs de Nature & Progrès ont développé une maîtrise de leur filière, notamment au niveau de la transformation – boucheries à la ferme, colis de viande – et de la vente. Le dernier maillon sur lequel ils travaillent est celui de l’abattage : Nature & Progrès mène, depuis cinq ans, des travaux sur l’abattage à la ferme pour optimiser le bien-être animal – même et avant tout au moment de la mort de l’animal – et la qualité de la viande. Le label compte également un boucher artisanal travaillant « à l’ancienne » : depuis le choix de l’animal chez l’éleveur bio, et les conseils d’alimentation, jusqu’à la transformation de la viande selon des méthodes privilégiant les qualités nutritionnelles et gustatives.

Avec Nature & Progrès, ma viande a un visage ! Grâce à ce label qui implique aussi des consommateurs, nous disposons de la garantie que notre viande est produite dans le respect du bien-être animal et de l’environnement ! Le plus sûr moyen de se garantir des effets néfastes du Mercosur est donc de s’investir aux côtés de Nature & Progrès. Quitte même à consommer moins pour consommer mieux !

« Abeille », vous avez dit « abeille » ?

« Les abeilles disparaissent, c’est une catastrophe !« , entendons-nous à longueur de temps dans les médias, le mot « abeilles » désignant en fait constamment l’espèce mellifère domestique. Ainsi passent tristement aux oubliettes… quelques dizaines de milliers d’abeilles sauvages ! Bénigne omission ou erreur fatale ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Depuis plus de vingt ans, s’étalent dans la presse les billets faisant l’historique de la dramatique extinction de l’abeille domestique (Apis mellifera). Certainement pas à tort puisque l’usage des pesticides qui répondent au doux nom de néonicotinoïdes, affaiblissant la flore intestinale de ces dernières, est responsable d’un saut de 4 à 30% de mortalité hivernale, globalement observée par les spécialistes dans les ruchers.

 

 

Une renommée injustifiée

 

C’est un véritable génocide qu’il ne faut certes pas passer sous silence mais qui, d’une part, doit plutôt son succès médiatique à la perte économique générée pour le commerce des produits de la ruche et au lien émotionnel que l’homme entretient avec l’abeille domestique. Et qui, d’autre part, a contribué à donner le monopole du « super pollinisateur » à cette dernière, de manière injustifiée !

L’abeille mellifère, en effet, n’est pas l’assistant le plus efficace à la reproduction des plantes à fleurs. De plus, elle a évincé tout un pan de la riche biodiversité des pollinisateurs, les abeilles sauvages, en particulier, qui constituent pourtant un vaste groupe chez les insectes, avec près de vingt-cinq mille espèces connues à travers le monde. On en dénombre trois cent septante, rien qu’en Wallonie, sans compter les innombrables syrphes, papillons, coléoptères, etc. dont la somme des services écologiques rendus à l’homme et aux écosystèmes est considérable. Les habitantes de nos ruches n’ont donc pas l’apanage du nombre et il semble inconsidéré de continuer à se focaliser uniquement sur leur sort, en négligeant celui de leurs cousines sauvages qui fait trop peu d’échos. Non seulement en vertu des récents apports scientifiques, révélateurs de l’importance du rôle de ces abeilles sauvages en tant que pollinisateurs, mais tout simplement parce qu’elles représentent un élément majeur de notre merveilleux et fragile patrimoine naturel.

A la rencontre des abeilles sauvages

Un étonnant spécimen ressemble fortement à nos ouvrières domestiques mais, en l’observant de plus près, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Comme il ne s’agit pas non plus d’un syrphe – une mouche farceuse aux couleurs mimétiques -, cette belle inconnue est donc une abeille sauvage. Oui, mais laquelle ? Il est bien difficile de s’y retrouver dans ce dédale de couleurs et de formes variées : elles sont de taille imposante, comme les bourdons, ou au contraire minuscules, telles la plupart des Halictes. Elles sont entièrement noires ou bariolées de rouge orangé, de blanc, de points rouges, arborent des reflets métalliques, etc. Les élégantes Eucères portent de très longues antennes, et les Antophores, de spectaculaires yeux colorés. Celles-ci ont des morphologies, mais aussi des modes de vie très divers, souvent bien différents de l’état organisé propre aux abeilles domestiques. Hormis le groupe des bourdons qui érigent également des colonies – bien que d’ampleur modeste -, la plupart d’entre elles sont solitaires. Beaucoup nidifient à même le sol, en creusant la terre meuble des talus, comme la famille des Andrènes. D’autres utilisent le bois mort, telle l’abeille charpentière – autrement nommée Xylocope – au patronyme bien choisi puisqu’elle adore se loger dans les vieilles charpentes. Enfin certaines, dont le groupe des Osmies, utilisent les tiges creuses des Ombellifères ou d’autres végétaux, les galeries vides délaissées des petits rongeurs. Plus surprenant encore, les espèces dîtes « hélicicoles » préfèrent les coquilles vides d’escargot ! Enfin, elles ne font pas de miel. Pollen et nectar sont avant tout rapportés au nid par les femelles pour nourrir le couvain. Les abeilles sauvages travaillent donc pour leur propre intérêt. Une motivation qui, entre autres facteurs, explique leur importante activité de pollinisateur – et malheureusement le peu de considération qu’on leur accorde…

Quelques espèces en Wallonie

L’andrène fauve (Andrena fulva) : commune en Belgique et dans la plupart des pays d’Europe, cette abeille velue au dos roux et au ventre noir se plaît dans les jardins et, en particulier, dans les vergers. Peu exigeante, elle est capable de nidifier dans une simple pelouse, mais elle apprécie les sablières où elle niche en bourgades rassemblant jusqu’à des centaines de nids ! On l’observe de mars à mai.

L’abeille à culotte (Dysapoda hirtipes) : en observant madame on comprend aisément le choix de ce nom car la femelle porte, en effet, d’imposantes soies sur les pattes postérieures qui lui permettent d’amasser de grandes quantités de pollen, essentiellement sur les Astéracées. Elle creuse de profondes galeries – jusqu’à soixante centimètres – dans les zones sableuses et se rencontre de juillet à septembre. Se faisant rare, l’espèce est protégée en Belgique.

La collète du lierre (Colletes hederae) : en fin de saison, d’août à octobre, s’éveille la belle avec la floraison de sa plante favorite. Pour nourrir le couvain, la femelle ne récolte que le pollen du lierre, tandis que le mâle visite de nombreuses espèces. Les nids sont érigés, souvent en bourgades dans les talus argileux ou sableux. Elle est commune, et serait même en expansion en Europe de l’Ouest.

Les véritables "super pollinisateurs"…

Leur diversité n’a d’égale que leur efficacité ! Et pour cause, toutes les différences morphologiques observées résultent d’une adaptation au type de fleurs butinées. En outre, on peut distinguer ces abeilles selon la forme de leur langue. Les abeilles à langue longue sont capables de butiner les fleurs à la corolle profonde – ainsi, le bourdon terrestre (Bombus terrestris) est-il un « généraliste » visitant un panel de plus de trois cents espèces différentes -, tandis que les abeilles à langue courte évoluent sur des fleurs plus planes, telles les Ombellifères ou les Astéracées. La plupart d’entre elles sont des « spécialistes » qui s’approvisionnent sur une famille, voire une unique espèce de plante à fleur, ce qui en fait leur pollinisateur par excellence. La forme du corps des abeilles a également une influence : chez certaines plantes, les grains de pollen sont fortement accrochés aux étamines. Seules les abeilles les plus trapues ont la force nécessaire pour remédier à ce problème : en pénétrant la fleur, elles provoquent des vibrations qui détachent le pollen. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de tomates sans bourdons ! La forme et l’implantation de la scopa – l’organe de récolte du pollen – est un facteur important. Les mégachiles, par exemple, récupèrent, avec leur brosse ventrale, d’importants amas de pollen sans avoir à fournir de gros efforts. Un avantage, indispensable, sachant que le cycle de vie des abeilles sauvages est généralement plus long que celui de l’abeille domestique. Ceci suppose de fournir à la larve de grandes quantités de pollen sur une plus longue période jusqu’à son émergence. Ainsi une osmie peut-elle polliniser jusqu’à quatre-vingt fois plus qu’une ouvrière classique ! L’osmiculture, une pratique développée aux Etats-Unis, consiste à favoriser les espèces indigènes de cette famille et connaît, à ce titre, un essor important en Europe. Par ailleurs, une étude internationale menée en 2016 par trente-cinq chercheurs, prouve que la seule diversité des pollinisateurs sauvages en culture explique une différence de 20 à 30% du rendement dans les petites exploitations. D’après Bernard Vaissières, spécialiste de l’INRA, cela s’expliquerait notamment par le fait que la viabilité du pollen est supérieure lorsque ce sont les abeilles sauvages qui le transportent : celles-ci ne le mélangent pas à d’autres produits de la ruche. Les fleurs sont ainsi mieux fécondées, ce qui augmente la productivité. Enfin, beaucoup de spécimens sont moins frileux que l’abeille domestique et sont donc plus souvent actifs. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, c’est à n’en plus douter que la palme du « super pollinisateur » revient sans conteste à nos petites sauvages !

Elles aussi sont en grave déclin !

Les études menées en série, après 2010, ont enfin rétabli la vérité et rendu à nos abeilles sauvages la légitimité qu’elles méritent. Le monde agricole et la sécurité alimentaire seraient-ils donc sauvés ? Pas vraiment car les observations des scientifiques s’accompagnent d’un constat alarmant : toutes ces pauvresses sont en train de disparaître ! En 2013, Laura Burkle, de l’Université Washington, dans le Missouri, compara ses observations à des relevés antérieurs effectués, depuis la fin du XIXe siècle, aux mêmes endroits, dans les forêts de l’Illinois. Conclusion : les interactions entre plantes et insectes pollinisateurs ont chuté de moitié. Au mois d’août dernier, Axel Decourtye, directeur scientifique de l’Institut de l’abeille, en France, annonce que 40% des abeilles sauvages seraient gravement menacées d’extinction. Or, fin 2017, un communiqué de presse de l’association Noé, partenaire des actions du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, indiquait que le statut de conservation de ces dernières n’était connu que pour 40% d’entre elles et qu’en Europe, leur population avait chutée de 37%… Voilà qui en dit long sur leur sort, mais aussi sur celui de l’entièreté du monde vivant si nous nous entêtons à ne pas en faire prestement le centre de nos préoccupations.

Malgré cette triste réalité, peu de disposition sont actuellement mise en place à leur égard. Bien au contraire : l’émotion suscitée, ces dernières années, par le trépas de leurs homologues domestiques a conduit plus d’une collectivité ou association à réagir en implantant des ruches, des ruches, et encore des ruches… Un geste fait avec la meilleure des intentions qui pourrait malheureusement avoir des effets délétères pour les populations d’abeilles sauvages, compte tenu de la concurrence exercée par les abeilles mellifères. Si ces individus peuvent être complémentaires, ce n’est pas le cas lorsque des ruches sont installées trop près de l’unique source de nourriture des abeilles sauvages. Les petites solitaires ne font alors pas le poids face à une colonie constituée de dizaines de milliers d’individus. D’autant plus que les ouvrières domestiques parcourent jusqu’à cinq kilomètres à la ronde pour trouver leurs ressources, contre trois cents à mille mètres seulement pour les abeilles sauvages…

Leur offrir le gîte et le couvert…

De manière localisée cette compétition peut donc être un facteur de leur raréfaction, ce qui nous mène à deviner la première cause de leur déclin après l’utilisation des pesticides : la disparition de leur habitat. Les abeilles sauvages doivent disposer de tout le nécessaire pour constituer leur logis et leur garde-manger, et ce dans un périmètre restreint. Si voulez donc les aider en les accueillant dans votre jardin, il vous faudra respecter ces principes clés. Vous pouvez leur aménager une butte sableuse pour qu’elles y fassent leur nid, en prenant soin de laisser se développer, à proximité, les fleurs autochtones – car ces spécialistes ne sauront se satisfaire de mélanges fleuris vendus en grande surface – ou de leur laisser un coin de friche… Et surtout, ne vous acharnez pas à « nettoyer » sans cesse votre jardin en le débarrassant des « débris » en tous genres et des « mauvaises herbes » ! Beaucoup d’entre elles tapissent leur nid de diverses matières organiques. Les mégachiles utilisent des morceaux de feuilles découpées, les abeilles maçonnes de la boue, et les anthidies cotonnières les « poils » des végétaux. D’autres logent dans le bois mort ou dans des tiges creuses. Cela prendra sans doute un peu de temps mais vous ne manquerez pas de voir apparaître, dans votre quotidien, certaines de ces incroyables abeilles et bien d’autres pollinisateurs sauvages. Une aubaine pour eux et aussi pour votre récolte. Un jardin est, avant tout, un écosystème en continuité des espaces de nature alentour. Pour être en parfait équilibre, il se doit d’abriter la vie.

Aider les abeilles autrement

Et si vous n’avez pas de jardin ? Qu’à cela ne tienne : vous pouvez tout de même agir en faveur des pollinisateurs sauvages, où que vous soyez, simplement en les observant !

Dans le cadre du dispositif Interreg France-Wallonie-Vlaanderen, un projet de large envergure a été créé pour la sauvegarde de ces précieux insectes : le programme SAPOLL. Celui-ci a pour but de combler le manque de données les concernant afin de mettre en place un plan d’action cohérent à l’échelle transfrontalière. Chacun peut y contribuer grâce aux sciences participatives. Le principe en est simple : transmettre les relevés de vos observations sur les plateformes dédiées. Il s’agit d’un acte relativement simple mais de grande importance pour aider les chercheurs à protéger les abeilles sauvages : en témoigne la liste rouge UICN des abeilles d’Europe dans laquelle plus de 50% des espèces ne sont pas classées faute de connaissances approfondies… N’ayez aucune crainte si vous n’êtes pas naturaliste ! De nombreux outils pratiques et simples d’accès sont fournis pour vous permettre d’identifier les spécimens rencontrés. Aucun matériel particulier ne vous sera nécessaire, juste un appareil photo – ou même votre portable, on ne cherche pas la photo artistique – et une bonne paire de bottes ! Pour vous lancer, rendez-vous sur http://sapoll.eu/

 

Une petite cause peut avoir de grands effets et Nature & Progrès endosse sa part de responsabilité en ce concerne la méconnaissance dans laquelle ont longtemps été tenues les malheureuses abeilles solitaires. L’écologie ne nous apprend-elle pas à toujours considérer les choses dans leur globalité ? Nous veillons donc désormais à défendre leurs intérêts aussi, et une action comme le Plan Bee leur réserve, par exemple, une attention toute particulière…

Le droit à l’habitat léger progresse…

Alors que la Région Wallonne a modifié son arsenal législatif afin de reconnaître l’habitat léger (1), nous vous invitons, pour en savoir plus, à rencontrer Vincent Wattiez, animateur au CCBW (Centre Culturel du Brabant Wallon) – www.ccbw.be -, du RBDL (Réseau Brabançon pour le Droit au Logement) – www.rbdl.be -, du membre du collectif HaLé ! et simple habitant du désormais légendaire quartier auto-construit de la Baraque, à Louvain-la Neuve…

Par Dominique Parizel, Hamadou Kandé et Elise Jacobs

Introduction

Le Code wallon du logement et de l’habitat durable – dont l’article 1er définissait le logement – devient le Code wallon de l’habitation durable – dans lequel l’article 1er définit l’habitation : d’un côté, on y considère le logement, de l’autre, l’habitation légère. Cette définition est le fruit d’une étude juridique sur l’habitat léger, financée par la ministre du logement et celui de l’aménagement du territoire. Le RBDL, Habitat & Participation, le Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat, le Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms, le collectif HaLé ! et de simples habitants, tous ont piloté cette étude et une partie du groupe continue le travail, notamment en ce qui concerne la définition des critères minimaux de salubrité. L’habitat léger est une question de plus en plus discutée, chez Nature & Progrès également ; elle connaîtra un nouveau temps fort avec la conférence que donnera Vincent Wattiez sur l’histoire de ce nouveau décret, ainsi qu’avec l’atelier du collectif HaLé !, lors du prochain salon Valériane.

Un contexte de violence sociale

« La nouvelle législation wallonne s’est enfin risquée à définir l’habitat léger, explique Vincent Wattiez. Cette définition ne vient pas de nulle part. Un point de départ pourrait être celle élaborée par le RBDL, en 2014, en collaboration avec Education permanente en Brabant Wallon, le MOC, Habitat & Participation et l’association Crabe, à Jodoigne. Elle fut ensuite retravaillée, en 2015, par la Commune d’Ottignies – Louvain-la-Neuve, qui l’intégra dans son Règlement communal d’urbanisme (2) et son schéma de structure (3), dans le but de régulariser le quartier de la Baraque. Ce travail de définition fut ensuite poursuivi par l’étude juridique portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL, sur les questions d’aménagement du territoire et de droit administratif. Ce chantier a été systématiquement réalisé dans un cadre collectif, aussi ouvert que possible, avec le maintien perpétuel d’un « cadre de confiance » pour que toutes les parties s’y retrouvent. Réfléchir à deux, c’est une chose, le faire à trente, c’en est une autre…

Au RBDL, nous tenons à travailler sous un angle participatif, tout en étant bien conscients des limites de cette notion quelque peu galvaudée. Nous travaillons aussi de manière unitaire, en rassemblant les personnes qui habitent dans des zones de loisirs et les nouveaux « alternatifs ». Les gens du voyage – ceux qui ont réellement cet habitat dans leurs gènes – se sont joints par la suite… Disons-le clairement : il existe au cœur de la problématique de l’habitat léger une violence sociale et cultuelle parfois difficile à affronter. On aime imaginer un couple, hétéro, blanc, avec deux enfants, dans une jolie yourte en laine bio, mais il est plus compliqué pour les autorités et leurs kyrielles d’agents de reconnaître que toutes ces personnes aussi ont créé une solution viable et valable. Les anciens de la Baraque rappellent que nos premières roulottes foraines, nous sommes allés les chercher, en périphérie bruxelloise, chez des gens du voyage qui les délaissaient au profit de caravanes plus légères… Ceci dessine déjà une vraie cartographie sociale : gens du voyage et gens des zones de loisirs sont souvent exclus de la notion d’habitat léger, à l’heure où un intense mouvement s’oriente pourtant dans ce sens, pour des raisons écologiques, sociales et culturelles, mais aussi économiques. Eux n’avaient attendu personne : les gens du voyage ont toujours vécu comme cela et d’autres avaient fait un choix semblable dès les années septante, ayant migré vers les zones de loisirs, un peu pour les mêmes raisons d’ailleurs : retour à la nature, habitat beaucoup moins cher, autonomie à tout prix… Tout cela est parfois difficile à faire tenir ensemble, même si tous sont en butte aux mêmes problèmes, administratifs notamment. Cette base unitaire peut donc sembler artificielle mais tous ont objectivement des intérêts communs. »

Habitat léger : la définition

« Qu’est-ce qu’une habitation légère, s’interroge Vincent Wattiez ? La Wallonie dispose désormais d’une définition. Il s’agit d’une « habitation qui ne répond pas à la définition du logement visée au 3e alinéa de l’article 1 – l’habitation légère ne serait donc pas un bâtiment, un immeuble bâti, une petite maison en brique, par exemple. Quoi qu’il en soit cela peut être un bien meuble ou immeuble qui satisfait au moins à trois des caractéristiques suivantes :

– démontable,

– déplaçable,

– d’un volume réduit,

– d’un faible poids,

– ayant une emprise au sol limitée,

– auto-construite,

– sans étage et sans fondations,

– qui n’est pas raccordée aux impétrants. »

Toute la question sera de savoir si une Ker Terre, par exemple, est un habitat léger. A mes yeux, c’est évident. Une habitation légère est donc bien aussi « immeuble », comme précisé dans le décret. Une zone de flou apparaît donc lorsqu’il faut déterminer ce qu’est juridiquement un immeuble bâti. Cette frontière mal dessinée créera certainement des conflits d’interprétation administratifs qui devront sans doute être tranchés au Conseil d’état. La Ker Terre, en effet, est en même temps « immeuble » et « construite » sur place à base de tresses de chanvre et de chaux hydraulique qu’on pose en cercle sur un soubassement, et non des fondations… Plus simplement, une cabane dans un arbre est « immeuble » et aussi « bâtie ». Il faudra, à terme, éclaircir cette dernière notion.

Mais il y a plus épineux encore : on stipule, en effet, clairement que l’habitation est un bien destiné à la résidence en disant, d’entrée de jeu, que c’est à l’exclusion des hébergements touristiques, au sens du Code wallon du tourisme. Les gens qui vivent dans les zones de loisirs seraient donc automatiquement des touristes (4) parce qu’ils vivent dans un hébergement touristique ? Que nenni ! La volonté était sans doute d’exclure certains hébergements qui sont loués aux touristes, le temps des vacances, et régis par le code du tourisme, sans que cela n’évacue les habitations légères situées dans les zones de loisirs et qui sont à usage permanent… Si on tient compte, en effet, de la définition de celui qui utilise ordinairement l’hébergement touristique – c’est-à-dire le touriste -, elle ne correspond absolument pas à la définition de celui qui y vit toute l’année. D‘autant plus que ces personnes y sont domiciliées, la plupart du temps, ce que ne sont évidemment jamais les touristes… C’est donc l’usage qui déterminera si c’est hébergement touristique ou une habitation légère. Mais où sera tranchée cette question ?

Un nouveau défi pour l’aménagement du territoire

« La volonté de prendre un coin vert pour y poser son habitat léger pose évidemment d’importantes questions en termes d’aménagement du territoire, poursuit Vincent Wattiez, vu notamment le saupoudrage urbanistique dont la Belgique est victime. Hormis les villes-nations, la Belgique est le sixième pays le plus densément peuplé ! Pourquoi certaines catégories de personnes auraient-elles le droit de s’installer à la campagne et d’autres pas ? L’aménagement du territoire, on le voit, est le terrain d’importants enjeux sociaux… Le plan HP (Habitat Permanent en zone de loisirs) a évacué, en priorité, les habitats légers des zones de loisirs inondables mais on sent – mises à part certaines communes bienveillantes – beaucoup de résistances des pouvoirs publics pour les zones restantes. Au niveau du plan de secteur, les zones d’habitat vert (ZHV) semblent techniquement le plus aptes à accueillir l’habitat léger, ou à reconvertir les zones de loisirs – sa destination première, à vrai dire. Elles viennent à peine d’être créées et paraissent déjà bien trop compliquées et onéreuses à mettre en œuvre pour les communes qui ont eu le courage de s’impliquer dans leur élaboration. Au final, seuls dix-huit sites – sur près de dix fois plus dans le plan HP – sont recevables pour être transformés en ZHV et être ainsi pérennes. Mais est-ce que ces communes auront les moyens d’aboutir ? Ne faut-il pas plus de moyens de la Wallonie ?

Sur la question de la ville ou de la campagne comme localisation du léger, l’exemple du quartier de la Baraque, à Louvain-la-Neuve, me paraît évidemment excellent. Historiquement, il s’agissait d’une friche située juste à côté des quelques maisons du hameau de la Baraque. La ville nouvelle ne cessait alors de s’accroître de toutes parts, urbanisant la plaine et artificialisant les sols, avec la perspective de dépasser le nœud autoroutier qui l’enserrait… Le parking dit « RER » est maintenant voisin, avec sa dalle destinée à construire six cents logements… Je peux donc prétendre aujourd’hui habiter en ville parce que le quartier est complètement englobé par elle, démontrant que l’habitat léger y est possible également. Il n’en a évidemment pas la densité : entre trente et trente-cinq logements à l’hectare, ce qui n’est pas énorme mais n’est pas rien non plus… S’il faut réinjecter de la nature en ville, avec des biotopes élargis à l’humain, pareille question doit être abordée en évitant de chercher d’abord à empiler le plus possible de gens les uns sur les autres qui finalement feront tout, dès que possible, pour prendre une voiture ou un avion et s’enfuir loin de tout… Un quartier comme celui de la Baraque est un authentique poumon vert dans l’espace urbain – il suffit de voir le documentaire Quartier Libre pour bien le comprendre -, un espace naturel au cœur de la ville produit par une forme d’auto-urbanisme. Qu’on nous ait tolérés offre aujourd’hui un exemple d’habitat unique en son genre qui a expérimenté toutes les alternatives sociales et écologiques dont la ville a, depuis, découvert les bienfaits. C’est un système totalement adapté qui répond globalement aux problèmes que les urbains n’arrivent plus à résoudre. Il est un peu à l’image des lieux autonomes souvent proches des villes – et parfois même en pleine ville – qu’on trouve en Allemagne : des Wagenplätz ou des Wagenburg où des gens habitent en caravanes, en camions ou en roulottes, en recréant des espaces de liberté, des bulles d’air… La nature y reprend rapidement le dessus car la notion même de petit habitat sans fondation fait que ceux qui vivent là laissent pousser la végétation autour d’eux. Tout cela suppose évidemment une certaine perte de maîtrise des pouvoirs publics et, généralement, ils n’ont pas facile avec cela… Mais ne plus faire confiance aux projets et au gens, c’est bien cela le problème… »

Le léger fait partie de la solution, pas du problème !

« Est-ce que les zones de loisirs font de l’auto-construction ? Oui, répond Vincent sans hésiter. Le récent mémoire de Tracy Krist, une étudiante liégeoise en architecture, le montre bien, examinant l’évolutivité des habitats permanents des zones de loisirs, très comparable à ce qui s’est passé au quartier de la Baraque : on commence par une caravane qui s’agrandit quand un enfant arrive, etc. C’est typiquement de l’auto-construction. Il existe aussi une forme d’auto-urbanisme, au quartier de la Baraque, car toute nouvelle construction résulte du fait qu’on en a d’abord parlé collectivement en réunion de quartier et qu’un accord est ainsi intervenu. Et cela a pu prendre du temps… C’est peut-être différent en zones de loisirs, dans la mesure où les parcelles sont clairement individualisées et que les habitants les gèrent eux-mêmes séparément. Georges, un habitant d’une zone de loisirs membre du collectif HaLé !, a commencé par une caravane résidentielle autour de laquelle il a érigé une structure en bois. D’incontestables similarités existent avec la Baraque ; il faut se défaire de l’idée qu’il y aurait d’un côté les bonnes pratiques et de l’autre les mauvaises… Les pouvoirs publics doivent aujourd’hui prendre en considération le fait que des personnes ont trouvé, par elles-mêmes, de vraies solutions à la crise du logement ; cela doit être reconnu plutôt qu’être considéré comme un problème.

Mais il ne faudrait pas non plus limiter l’habitat léger à de l’auto-construction car cela reviendrait à en faire uniquement l’affaire de gens capables de travailler de leurs mains. La question est beaucoup plus large : il est possible d’opter pour cette forme d’habitat en ayant deux mains gauches, l’auto-construction n’étant qu’un des neufs critères possibles de l’habitat léger. Par exemple, il n’y a pas que des auto-constructeurs au quartier de la Baraque ; le quartier n’est pas composé exclusivement de corps de métiers – même si, de fait, ils sont très présents – mais avant tout de gens qui ont posé ensemble certains choix de vie.

Il est donc sans doute plus important d’aborder la question sous l’angle de l’autoproduction de « logement », c’est-à-dire cette capacité à produire des solutions, par soi-même, sans spécialement auto-construire. C’est pareil pour nos autres besoins vitaux, comme l’alimentation, etc. Le cadre et les normes actuelles ne permettent plus aux personnes de s’organiser pour trouver comment s’en sortir par elles-mêmes. Pire : si vous êtes au chômage et que vous tentez de recréer des solidarités, on vous fera vite passer pour un fraudeur social, ce qui est assez insidieux. Or l’autoproduction et l’évolutivité du léger permettent cela : on commence par une cabane puis, suivant les besoins, vient une annexe ou autre chose… Une roulotte, par ailleurs, est souvent considérée comme un habitat précaire, alors qu’à y regarder de plus près – et quand vous comprenez que la brique crée trop souvent des vies insalubres de par ses multiples coûts -, c’est une solution symboliquement très forte qui permet de surmonter de nombreux écueils – échecs familiaux, échecs financiers, transformations de vie, mouvements… – et de libérer un temps précieux, alors que le logement traditionnel en engouffre énormément de par le mode de vie qu’il impose. L’habitat léger est un symbole majeur du droit de choisir son habitation. »

Pour tous ceux qui fuient la brique…

« Personnellement, les néo-fermettes quatre façades en briques rouges qui s’étalent sur les campagnes ne me procurent aucun sentiment de sécurité ; elles me font plutôt redouter un peu plus l’avenir, avoue Vincent Wattiez… Nous savons, statistiques à l’appui, que la plupart des couples qui les bâtissent n’y passent pas leur vie ensemble. Ce mode de vie et d’habitat classiques est une source d’angoisses pour beaucoup trop de gens. Et sans doute notre modèle alternatif connaît-il un certain succès car il leur offre une belle bouffée d’air… Pour l’heure, nul ne s’endette pour la vie en mettant une yourte dans le coin d’un pré. A la Baraque, nous avons même mis en place un groupe d’ »habitations gratuites », avec l’idée qu’elles ne seront plus jamais vendues mais bien transmises. Revendre ces habitations, amorties depuis des lustres, nous paraîtrait anormal. De plus en plus de gens fuient la brique parce qu’elle est le bras de levier et l’élément constitutif de la financiarisation du logement ; ils sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer pour cela et surtout à ne plus vouloir subir la vie que cela inflige. Les prix de l’immobilier flambent dans les grandes villes, promettant des quartiers entiers à la gentryfication. Essayons donc autre chose pendant dix ou quinze ans, testons quelques zones dédiées à l’habitat léger, expérimentons une forme d’habitat léger solidaire. Nous verrons bien ce que cela produira de laisser de l’autonomie aux habitants ! La notion d’habitat léger solidaire doit permettre d’éviter absolument tout risque de marchandisation, c’est-à-dire qu’on retrouve finalement une yourte ou une tiny house dans chaque jardin urbain pour qu’elles soient louées bien cher aux gens de passage… Chaque fois que la circulation de produits de première nécessité – comme la nourriture et le logement – est détournée vers la production de fric, cela a produit de la misère et de la pauvreté.

Notre étude juridique montre que la grande majorité des habitants en léger sont propriétaires de leur bien. Mais rien n’exclut que cela puisse changer… Il semble donc important de bien encadrer les personnes qui désirent faire de la « promotion » immobilière par le biais de l’habitation légère. Je ne parle pas ici des chouettes entreprises qui créent des habitations légères dans un respect éthique de l’autonomie des futurs habitants mais bien des professionnels de la plus-value qui sont toujours capables de revendre ou de louer n’importe quoi tant que cela produit un certains rendement. Autant savoir… »

Tous ensemble : "allez, HaLé !"

« Comment travailler maintenant à lever tous les blocages, demande Vincent Wattiez ? En partant d’une rencontre qui eut lieu, à Yvoir, pendant l’été 2015, répond-il, une poignée de personnes a créé le collectif HaLé !, pour Habiter léger !www.habiterleger.be -, qui est le proche cousin du collectif français Halemwww.halemfrance.org -, pour Habitants de logements éphémères ou mobiles. Nous y incluons évidemment les habitants des zones de loisirs, qui revendiquent le droit à un habitat sans être obligatoirement éphémère ni mobile, et nous aimerions que s’organisent des cafés HaLé !, de manière à booster de petits groupes locaux, vecteurs d’autonomie en matière d’habitat léger. Ces groupes doivent pouvoir s’emparer de cette thématique dans une forme d’autonomie et de liberté tout en étant un minimum en accord avec le fait de défendre tous les habitants et tous les habitats légers.

C’est bien un collectif – et pas une association – car ce qui est sauvage doit, me semble-t-il, toujours le rester. Il ne faut sans doute pas institutionnaliser ce collectif pour qu’il garde sa souplesse et soit toujours capable de se régénérer. Les associations ont tendance à se scléroser, soit parce que les employés y glissent doucement dans une routine complaisante, soit parce que les pouvoirs politiques les instrumentalisent en diminuant leurs moyens financiers ou les modalités de les distribuer. L’autonomie et la liberté sont, à mes yeux, consubstantielles du léger et c’est cela, je crois, qu’il nous faut absolument préserver… Le RBDL a mis au point d’autres types de stratégies, dont des outils d’auto-formation soutenus par le Centre Culturel du Brabant Wallon, comme le Mode d’emploi de l’étude juridique ou le Mémorandum de l’habitat léger, une expo photo, un documentaire. Tout cela est mis à la disposition de tous et il fallait les moyens de le faire… Avec ces outils, nous demandons une série de choses claires et concrètes : la reconnaissance culturelle et réglementaire de l’habitat léger, la prise en considération de toutes les familles – les gens du voyage, les habitants des zones de loisirs, les alternatifs, et pourquoi pas les habitants des camions, vans et autres, qui ne sont pas en collectifs ou en plateforme -, un permis allégé et adapté à ces habitations, la création de la notion d’habitat léger solidaire et non commercial, etc.

Nous nous efforçons de mettre en lien les habitants, les associations, les collectifs, des juristes et les pouvoirs publics, en proposant un cadre de confiance pour que toutes les parties se sentent à l’aise et continuent à être présentes. Bien sûr, cela fait parfois de nous d’authentiques contorsionnistes mais, au final, notre méthode permet le maintien autour de la table d’intérêts extrêmement hétérogènes. Nous avons réalisé le même type de travail avec le RWDH concernant le la loi anti-squat’ qui s’est soldée par un recours à la cours constitutionnelle… »

Non marchand et autonomie

Le Belge a sa célèbre « brique dans le ventre » mais il est surtout de plus en plus menotté par son prêt hypothécaire. Pour vivre heureux, nous dit-on, il nous faut absolument logis, voitures, vacances… Et puis, en plus, manger bio !

« Moi, dit Vincent, je ressens souvent une double contrainte insupportable à être exhorté, d’une part, à refuser la malbouffe et à croire, d’autre part, qu’on pose un acte militant en faisant ses courses dans une grande surface bio. Il faut se mettre à la place des personnes qui sont fauchées et qui arrivent à peine à payer un loyer… Sans sa dimension humaine, la bio perd tout son sens ! Et c’est précisément, me semble-t-il, ce que doit éviter l’habitat léger qui me paraît déjà parfaitement mûr pour être absorbé et transformé par le marché. Rappelez-vous, il n’a pas fallu longtemps au bio pour se faire récupérer. Ne parlons pas du mouvement de la transition, il est d’une certaine manière un produit du capitalisme pour renverser la vapeur. On l’aura bien compris en regardant le film « Demain »… »

Une chose est essentielle aux yeux de Vincent Wattiez comme à ceux de Nature & Progrès : la réalisation de leurs besoins de base par les gens eux-mêmes ! L’autonomie est un sentiment gratifiant, avant même d’être une réalité du porte-monnaie. Se sentir autonome rend heureux mais la vie actuelle n’en laisse tout simplement ni le temps ni la place…

« En termes d’habitat, conclut Vincent, une telle prise de conscience peut passer beaucoup mieux par le léger, car le dur suppose une ingénierie trop lourde et une forme d’esclavagisme pour rembourser un prêt à une banque. La crise des « gilets jaunes » le montre bien : il faut toujours plus d’argent pour survivre et beaucoup d’entre nous n’en ont vraiment plus assez. La clé est donc d’avoir le temps de mener une vie plus riche sans être pour autant obligé de mener une vie de riche… »

Notes

(1) Voté en séance plénière le 30 avril 2019, le nouveau Décret wallon entrera en application début septembre

(2) Nouvellement, le Guide Communal d’Urbanisme dans le CoDT

(3) Nouvellement, le Schéma d’Orientation Local dans le CoDT

(4) Touriste : personne qui, pour les loisirs, la détente ou les affaires, se rend dans un lieu de destination situé au-delà de la commune où elle réside habituellement, ou des communes limitrophes à celle-ci, et qui séjourne hors de sa résidence habituelle (Art 1er 49° du Code du tourisme)

Zéro-déchet : réagir à une folie ingérable

Il y a quelques années, un ami m’a fait découvrir un petit film amateur tourné, en 2004, à Buis-les-Baronnies dans la Drôme provençale. La caméra suit un homme exceptionnel, espiègle, rieur et simple. Un improbable héros obsédé par les objets jetés. Incapable d’accepter le sort qui leur est réservé, il les sauve et les collectionne. Tout : des vieux journaux, des livres, des hamburgers pourris, des roues de vélo, des téléviseurs, des frigos, des chaussures, par centaines, par milliers…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Partout dans sa maison, à l’extérieur et même sur des terrains publics. Cette accumulation compulsive, aussi appelée syllogomanie, est considérée par les psychologues comme un trouble du comportement, parfois associé à une maladie plus large appelée “syndrome de Diogène”.

Folie ? Peut-être. Mais comme le préconisent certains anthropologues : pour comprendre une société, il faut s’intéresser à ce qu’elle rejette dans ses marges, à ce qu’elle laisse derrière elle, à ce qu’elle ne veut pas voir. Et si les « syllogomanes », ces rassembleurs de “déchets”, nous parlaient de notre folie collective ?

Une croissance exponentielle

Déchet ? Attendez. De quoi parle-t-on ? Selon une approche juridique, un déchet est “toute matière ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire” (1). C’est donc ce qu’on abandonne, ce qui est considéré comme inutilisable. Le geste de sortir les poubelles – qui nous est devenu familier – n’a cependant pas toujours existé. Selon le sociologue Baptiste Monsaingeon, “on peut parler d’une invention du déchet au tournant du XIXe / XXe siècle. Jusqu’à cette période-là, en tout cas dans les villes, on ne peut pas à proprement parler de déchets, c’est-à-dire de choses abandonnées si l’on s’en réfère à la définition juridique du déchet aujourd’hui. Les matériaux étaient alors en perpétuelle circulation”. C’est avec l’industrialisation de la production que naît le déchet, c’est-à-dire “ce qui reste” et qu’il faut cacher, enfouir, entasser dans une décharge, selon les pratiques alors en vigueur. On entre dans une nouvelle phase vers les années septante et quatre-vingt. C’est l’apparition du recyclage et du tri sélectif. “À cette époque, poursuit le sociologue, on se rend bien compte qu’on ne peut plus remplir les trous jusqu’à saturation, que, notamment, les polymères de synthèse restent visibles malgré les tentatives de contrôle de ces décharges et qu’il est donc urgent de maîtriser la situation.” Mais rien n’y fait. Au contraire même. “Les statistiques le démontrent : à partir du moment où l’on commence à penser la gestion des déchets en termes de rationalisation, c’est-à-dire le tri sélectif et l’incinération dans le meilleur des cas, les volumes enregistrés de déchets n’ont fait qu’augmenter et en particulier les quantités de matériaux destinés aux filières de recyclage. C’est particulièrement évident dans la production des plastiques. À partir du moment où l’on met en place des filières consacrées aux polymères de synthèse, aux plastiques d’emballage notamment, on se rend compte que le flux de production ne fait qu’augmenter de façon assez exponentielle.” Plus on veut le gérer, plus le déchet est considéré comme objet à traiter, à recycler, à trier… Plus il y en a !

Les chiffres actuels sont vertigineux. Ils donnent la nausée. Dans l’Union européenne, deux milliards et demi de tonnes de déchets sont produits chaque année. La part la plus importante revient au secteur de la construction (35%) et aux industries extractives (28%). Les déchets des ménages représentent 8% de cette production (2). Le plastique, symbole de modernité durant des décennies, a envahi notre environnement au point de devenir le marqueur physique d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène. Le recyclage, longtemps perçu comme une solution-miracle, se révèle aujourd’hui totalement inefficace. Seuls 14% des plastiques sont intégrés à un cycle de recyclage et, dans ce chiffre, 4% sont perdus dans le processus, tandis que 8% sont destinés à ce qu’on appelle un circuit ouvert, c’est-à-dire une réutilisation pour un autre produit qui, lui, sera jeté. “Bilan des courses : seuls les plastiques de type bouteilles en PET (polyéthylène téréphtalate) – qui ne représentent qu’un pourcentage très faible des plastiques consommés – peuvent se plier aux contraintes du recyclage en boucle fermée et être régénérés pour une utilisation identique. (3)” Une étude publiée par la revue Nature, en 2013, prévoit, par ailleurs, selon le scénario dit du Business as usual, si les tendances actuelles se poursuivent, un triplement de la production de déchets d’ici la fin du siècle : de quatre millions de tonnes par jour à douze millions de tonnes par jour.

L’individu face au Poubellocène

On parle d’Anthropocène, mais peut-être faudrait-il utiliser un terme plus direct. Le sociologue Baptiste Monsaingeon, dans son ouvrage Homo Detritus (4), raconte comment “dans les années 1970, des géologues français avaient proposé, sur le mode de l’humour, une classification des couches stratigraphiques les plus récentes distinguant un Poubellien supérieur (avec des plastiques) d’un Poubellien inférieur (avant les plastiques). Si ce sont bien nos déchets qui fondent la preuve indubitable de l’entrée dans cette nouvelle époque, ne faudrait-il pas plus simplement parler de Poubellocène ?

Face à un tel désastre écologique, on comprend mieux le succès du mouvement “zéro-déchet” qui a pris de l’ampleur, ces deux dernières années, supplantant dans l’espace médiatique les célèbres Colibris de Pierre Rabhi. Le zéro-déchet est-il un nouvel avatar de cette culture des “petits gestes”, d’une écologie cantonnée à la sphère privée ? Sans doute en partie. Bea Johnson, l’autrice d’un best-seller sur le sujet, ne nie pas les difficultés et les impacts sur la vie d’un foyer : « Au fur et à mesure de ces années, on a pu s’apercevoir des avantages du mode de vie « zéro déchet ». Au départ, vous n’allez pas remarquer les économies de temps parce qu’au début, se désencombrer prend du temps… même savoir dire non prend du temps. On a l’habitude de toujours dire oui à ce qui nous est tendu. Passer chaque tiroir en revue, chaque pièce, pour mettre en place des produits réutilisables, mettre en place des alternatives… Ce n’est qu’une fois que tout cela devient automatique que l’on peut gagner du temps. (5) » L’obstacle est plus lourd qu’il n’y paraît. Une évidente charge mentale accompagne l’engagement dans une démarche zéro-déchet. Ce n’est qu’après quelques années, dit Bea Johnson entre les lignes, que cette charge mentale peut disparaître.

Le changement est social

Si l’on s’engage dans cette démarche en imaginant qu’elle va changer le monde, le risque est grand de se heurter à la désillusion face à l’inertie collective. On diminue, peut-être significativement, sa production domestique de déchets, tout en sachant qu’on ne représente qu’une proportion infime de l’ensemble des consommateurs qui, eux-mêmes, ne participent qu’à hauteur de 8% à la grande poubelle du monde. Le burn-out militant n’est pas loin. “J’ai beau regarder autour de moi, raconte une militante, depuis quatre ans d’engagement pour la transition et le zéro-déchet : un iceberg de dix milliards de tonnes s’est détaché de la banquise au Groenland, le glyphosate en a repris pour encore cinq ans, les animaux marins étouffent sous le plastique, les gens utilisent encore des poches plastiques à usage unique alors qu’elles sont censées être « interdites », la boulangerie proche de chez moi jette cent kilos de pain invendu par semaine, les pauvres oiseaux se font flinguer par les lobbys de la chasse… Alors quoi, il ne faut juste pas regarder le reste du monde ? Ouah, mais quelles sont belles ces autruches ! (6)”

Charge mentale, sentiment d’impuissance… La démarche zéro-déchet est-elle une illusion en matière de changement social ? Si on la considère uniquement comme une démarche écocitoyenne reposant sur la volonté et la conscientisation des individus, certainement. Le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelle que ce n’est pas par l’exhortation morale ou rationnelle qu’on se met à changer de pratiques mais quand les conditions concrètes, matérielles de notre vie sont bousculées. “Par exemple, on observe que ce sont des changements biographiques d’ordre structurel qui entraînent une modification durable des modes de vie : déménagement, séparation ou mise en couple, arrivée ou départ d’un enfant, obtention ou perte d’un emploi, etc. Il s’ensuit que seule une profonde transformation de l’organisation sociale et de ses règles de fonctionnement semble à même d’engendrer des révisions massives de comportements individuels. Il paraît donc urgent de politiser le changement en cherchant à modifier prioritairement non pas les comportements individuels mais les institutions sociales à travers lesquelles les individus intériorisent des principes de classement de ce qui compte, des critères d’évaluation de ce qui est légitime, principes et critères qui gouvernent le goût pour certaines pratiques et l’aversion pour d’autres. (7)”

À l’écoute des déchets

Pour autant, ne comptez pas sur moi pour jeter la pierre aux personnes qui prennent le taureau, ou plutôt la poubelle, par les cornes. Le zéro-déchet ne sauvera pas le monde en tant que morale écocitoyenne, non. Mais la critique facile du zéro-déchet, encore moins. Il y a une nuance de taille entre le colibri invité à « faire sa part » – qui ressemble à un repli résigné sur des petits mondes isolés de l’intérêt général – et la radicalité de la formule zéro-déchet qui n’est pas destinée à s’arrêter à l’échelle domestique. Au contraire même : avant ce récent engouement citoyen, l’expression s’appliquait surtout à des programmes collectifs coordonnés sur des territoires. Le réseau Zero Waste Europe compte quatre cents villes et municipalités, essentiellement implantées en Italie et dans le nord de l’Espagne. L’une des expressions-phares de ce réseau affirme que « le zéro déchet, c’est un voyage plus qu’une destination« .

Aussi Baptiste Monsaingeon, pourtant critique face à l’obsession hygiéniste de nos sociétés occidentales, note-t-il les potentialités et la nouveauté de ce mouvement. “Je suis à la fois stupéfait et stimulé par ce mouvement du zéro-déchet. C’est surprenant de voir comment en quelques années le déchet est devenu un truc sexy, une affaire susceptible d’intéresser tout le monde y compris celui qui n’est pas forcément intéressé par les questions environnementales ou politiques. Il y a donc une sorte de mode du zéro-déchet qu’il est intéressant d’étudier. (8)”

Il y a une différence de taille, remarque-t-il, avec les petits gestes de tri et de consommation responsable car “le zéro-déchet, compris en fait comme une « réduction du recyclage » vise aussi à réduire au maximum la mise en décharge et en incinération. Se lancer dans le zéro déchet implique de se mettre à l’écoute des déchets, d’en prendre soin. Si l’on regarde de près les praticiens et les associations locales du zéro déchet, on constate que, loin d’être des individus aveuglés ou à distance des déchets, ce sont des gens qui passent les mains dedans, notamment dans la pratique du compostage. Cette attention à quelque chose qui était jusqu’à présent jeté à la poubelle m’intéresse.” Mais il rejoint tous ceux qui, aujourd’hui, insistent sur l’indispensable passage à l’échelle politique. “Si le zéro-déchet s’arrête à l’échelle domestique et du foyer, c’est vain. L’enjeu est clairement politique, technique et économique. C’est uniquement à travers la mise en place de collectifs, de mouvements élargis politiques et critiques que des mouvements sont possibles.

De la honte à la norme

Alors, le zéro-déchet, c’est bien ou c’est pas bien ?”, demandera le citoyen en attente d’un avis binaire bien tranché. Mauvaise question, répondrait le sage. Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur la meilleure façon de passer de l’individuel au collectif et inversement ? Quelles sont les passerelles possibles ? Quoi qu’on en pense, et même si la tendance récente est plutôt d’attribuer l’entière responsabilité du désastre écologique aux seules grosses entreprises capitalistes, on ne peut s’exonérer tout à fait de notre rôle de consommateur. “J’estime qu’acheter, c’est voter. Si l’on achète sa nourriture en emballage, c’est une façon de voter pour l’emballage. Tout un tas de gens se disent : « Ce n’est pas à moi de changer les choses, c’est aux politiques ou aux fabricants. » Sauf que le fabricant ne fabrique que ce que le consommateur achète. Et justement, plus on achète en vrac, plus il se développera (9).” Première passerelle.

Par ailleurs, moi qui suis bien loin du zéro-déchet, je ressens de plus en plus de honte à ouvrir un emballage plastique, à m’en débarrasser dans une poubelle publique comme si j’avais bien fait mon devoir. Et cela, à cause des ami.e.s autour de moi, grâce à eux plutôt, qui manifestent au quotidien que d’autre solutions existent, qui ne coûtent pas plus cher. De la honte, et je dirais même : de la culpabilité. Aucun mot n’a plus mauvaise presse que celui-là aujourd’hui. On se sent coupable de trouver un avantage au sentiment de culpabilité. Mais réfléchissons-y une seconde. Leonard Cohen, sur un plateau de télévision, en 1992, affirmait déjà à contre-courant : “la culpabilité, c’est un très bon moyen pour savoir quand quelque chose n’est pas bon !

Ramenée à la question des déchets, et même si évidemment la cause première de l’existence d’emballages se situe du côté des entreprises qui les produisent, il me semble souhaitable qu’une nouvelle norme sociale puisse s’installer, qui rende honteux celui qui jette énormément. Dire cela n’a rien de sexy, et c’est peut-être presque scandaleux dans une société d’individus qui n’en finissent plus de chercher à s’exonérer de toute responsabilité. Pourtant, si tout le monde aujourd’hui a intériorisé l’interdit de jeter ses déchets par terre, c’est bien parce qu’une nouvelle norme sociale a vaincu l’ancienne. Or la destinée des déchets sur cette planète nous apprend que jeter un emballage dans une poubelle, au fond, c’est le jeter par terre, mais ailleurs. “Cachez ce déchet que je ne saurais voir.

Le zéro-déchet peut donc aussi avoir cette fonction d’instauration d’une norme sociale, qui ne tombe pas du ciel ni du bon plaisir du quidam, même si cela choque les hédonistes que nous sommes ou ceux qui aimeraient pouvoir concentrer toute la culpabilité sociétale uniquement chez les plus riches qu’eux. Deuxième passerelle : merci mes ami.e.s zéro-déchet, de donner l’exemple et de me faire honte, gentiment et indirectement. Cette honte ne me tue pas, elle nous rend plus forts collectivement.

Épilogue : “c’est pas trop joli”

A Buis-les-Baronnies, le sympathique syllogomane Christian Guienne n’est plus. Le “Diogène des Baronnies” (10) est décédé, en décembre 2009, après avoir été placé d’office, par sa tutelle et la municipalité, à l’hôpital psychiatrique de Montélimar. J’ai regardé trois fois le petit film (11) qui le suit à la trace, lui et ses montagnes de déchets. Devant ce qu’il appelle son « dépôt de frigos », parmi les oliviers et la broussaille, il rit et réfléchit tout haut, de son accent chantant : “C’est pas trop joli, mais c’est curieux quand même… C’est unique en son genre. Personne ne le fait. Y a que moi qui ai eu l’idée de mettre les souliers là.

Deux frigos (jetés) sont remplis de chaussures (jetées). C’est curieux, oui. Les Diogène et les « syllogomanes », en quelque sorte, sont aussi dans une logique zéro-déchet. Leurs folles collections, crasseuses et ingérables, mettent sous nos yeux ce que nous croyons disparu alors que ce n’est que jeté, caché, éloigné. En un mot : ingérable.

Notes

(1) Article 2, 1° du décret wallon du 27 juin 1996 relatif aux déchets.

(2) Source : Eurostat.

(3) Nathalie Gontard, “Déchets plastiques : la dangereuse illusion du tout-recyclage”, L’Obs, 4 février 2018.

(4) Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, mai 2017.

(5) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(6) “Burn-out du Colibri”, 4 février 2019 : https://lesmouvementszero.com/2019/02/04/burn-out-du-colibri/

(7) Jean-Baptiste Comby, “Les limites de la morale éco-citoyenne”, Lava, 1er octobre 2018. https://lavamedia.be/fr

(8) « Appréhender les déchets comme un symptôme, et non comme une maladie », interview de Baptiste Monsaingeon, Alter Échos n° 453, 24 octobre 2017, propos recueillis par Manon Legrand.

(9) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(10) France Culture, émission Sur les docks par Irène Omélianenko, Portraits (2/4), le « Diogène des Baronnies », 26 avril 2011.

(11) https://vimeo.com/666346 : The Collector, par Martin Hampton.

Pas de grosses bêtes sans les petites…

Les moustiques nous exaspèrent, les mouches nous agacent et leurs mal-aimés rejetons nous répugnent plus encore. Pucerons, chenilles et chrysomèles sont les pestes de nos cultures, etc. Mais passées ces petites détestations, nous n’oserions même pas imaginer à quoi ressemblerait notre monde sans les insectes !

Par Morgane Peyrot

Introduction

C’est pourtant une triste nouvelle qu’a révélée le journal Le Monde, du 11 février dernier. D’après une étude tirée de la revue scientifique Biological conservation, les chercheurs sont unanimes : la quasi-totalité des insectes pourrait avoir disparue de la surface du globe en cent ans ! Plus de 40% des espèces seraient aujourd’hui menacées d’extinction, avec une hausse d’environ 1% chaque année. Ce chiffre, évoluant à une vitesse fulgurante, dénote un déclin colossal et exponentiel que les spécialistes n’hésitent pas à qualifier du « plus massif épisode d’extinction depuis la disparition des dinosaures ». Voilà qui a de quoi faire frémir, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de la première sonnette d’alarme. Malgré les cris d’alerte lancés par les entomologistes depuis des dizaines d’années et les pamphlets qui se multiplient dans la presse, la situation ne semble guère évoluer, alors que nous devrions tous nous en inquiéter. Car s’il semble plaisant de ne plus avoir à nettoyer son pare-brise après chaque trajet en voiture, il faut noter que c’est au prix d’une crise écologique mondiale. Certes, ils sont minuscules et paraissent insignifiants, la plupart d’entre eux suscitant même la peur et le rejet. Souvent on ne leur prête guère attention et on ne se demande même pas qui ils sont, ni ce qu’ils font, avant de brandir tapettes à mouches et produits en tous genres pour se débarrasser de ces indésirables. Or, sans ces petits êtres indispensables, tout l’équilibre des écosystèmes planétaires s’effondrerait, et dans sa suite l’humanité tout entière…

Un lien puissant avec les plantes

Plantes et insectes sont l’exemple même de la complémentarité. De leur duo découle l’engrenage du cycle de la vie. Car les végétaux constituent la ressource primaire essentielle à tous les êtres vivants pour se nourrir, se loger ou se soigner. A titre d’exemple, le service de pollinisation offre près de 70% de la diversité de nos ressources alimentaires. Sous nos latitudes, 80% des plantes à fleurs sont « entomogames », ce qui signifie qu’elles dépendent des insectes pollinisateurs pour se reproduire. Et ils sont nombreux ! Outre l’abeille domestique hyper-médiatisée, il y a près de vingt-cinq mille espèces d’abeilles sauvages dans le monde, dont deux mille en Europe et trois cent cinquante en Wallonie. Sans oublier tout le cortège de papillons, de coléoptères et de syrphes, petites mouches à l’allure de guêpes ou de bourdons que l’on élimine souvent par confusion. Ces pollinisateurs sont bien plus efficaces que les habitantes de nos ruches et sont indispensables à de nombreuses plantes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car les insectes interviennent dans tout le cycle de développement du végétal. Y compris les insupportables phytophages dévoreurs de salades ! Dans la réalité d’un écosystème, ils empêchent la prolifération des espèces à tendance « envahissante », ils régulent la croissance des végétaux et les rendent plus résistants par la pression de sélection qu’ils exercent. Il y a aussi les décomposeurs, dont de nombreuses larves de coléoptères, ou encore certains asticots. Ces insectes ont une activité cruciale pour l’environnement : sans eux le paysage n’aurait pas fière allure : il serait jonché de détritus, de cadavres et de matière fécale. De plus, ils entretiennent la fertilité du sol en rendant la matière organique bio-disponible – sous forme de minéraux – pour les plantes qui peuvent ainsi les absorber. Les plantes ne sauraient être sans cette multitude de services rendus. Réciproquement, tous ces insectes, qui se nourrissent de pollen, nectar, d’organes végétaux morts ou vivants, et les utilisent pour faire leur nid ou nourrir leur couvain, ne peuvent survivre sans ces dernières…

Pour preuve de l’importance des décomposeurs, voici la drôle d’histoire des plaines de l’Australie qui, après l’introduction de bovins par les colons à la fin du XVIIIe siècle, finirent littéralement noyées sous les excréments. Les bousiers locaux, habitués aux déjections de marsupiaux n’ayant pas trouvé celles des vaches à leur goût, aucun travail de décomposition ne fût entamé. Plus d’un million d’hectares finirent alors ensevelis, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement et l’économie. Sous ces montagnes de déchets amoncelés, plus aucune plante ne pouvait pousser, privant ainsi la faune autochtone de ressources et les vaches de leur pâture. Pour remédier au problème, l’importation de bousiers depuis Pretoria et Montpellier a été nécessaire… durant près de quinze ans !

Une ressource alimentaire privilégiée

Les insectes sont aussi une source de nourriture nécessaire à de nombreuses communautés animales. Notamment les oiseaux, dont la plupart des spécimens, même granivores à l’âge adulte, utilisent les insectes pour fournir à leurs petits un apport de protéines. Privés drastiquement de ces denrées, leur population commence à en pâtir – en plus d’être affectés par l’usage des pesticides, et la destruction de leurs habitats. En témoignent nos campagnes silencieuses… D’après des études du CNRS et du Muséum National d’Histoire Naturelle, rapportées en 2018, plus d’un tiers de l’avifaune a disparu du paysage agricole, ces vingt dernières années, dont certains représentants de façon drastique telle la perdrix grise dont les effectifs ont chuté de 80 à 90% depuis les années 1990 ! Avec eux les crapauds, les chauves-souris et même d’autres insectes carnivores commencent à subir le même sort… Ce cercle vicieux est un véritable calvaire pour la faune sauvage, et il pourrait l’être également pour certains peuples entomophages qui consomment traditionnellement les insectes depuis des générations. C’est le cas dans de nombreux pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et chez les Aborigènes d’Australie. Loin d’être un cliché, les fameux « criquets grillés » sont toujours monnaie courante sur les étals des marchés, en Thaïlande, au Nigéria, au Guatemala, etc. A ceux-ci se mêlent de nombreux autres insectes, en particulier les coléoptères, les chenilles, et beaucoup d’autres larves. Selon les estimations de la FAO, les insectes seraient le pain quotidien d’environ deux milliards d’individus dans le monde, ce qui n’est pas rien ! Ils représentent un réel moyen de survie dans les régions où les conditions climatiques sont rudes comme le désert du Sahara. Si tous viennent à disparaître, comment les populations autochtones remplaceront-elles ces précieux apports de protéine et de nutriments dans leur alimentation ?

Aider les insectes ?

Cela n’était qu’un petit tour d’horizon des services rendus à l’environnement et à l’humanité par les insectes, sans évoquer leur utilisation dans la médecine, l’industrie textile, etc. Il est probant qu’ils sont partie intégrante de notre quotidien et que la situation actuelle nous prépare à un avenir catastrophique si nous ne changeons pas notre regard et nos habitudes à leur égard. S’il est clair que de réelles mesures doivent être appliquées à l’échelle gouvernementale, nous pouvons tous agir en leur faveur, chacun à notre échelle, pour les soutenir, notamment au jardin ! Vous pouvez commencer par aménager un espace accueillant pour tous ces insectes, à condition bien sûr de respecter le principe de la réduction des interventions, ce dont nous n’avons pas l’habitude, toujours occupés que nous sommes à « entretenir » et à « gérer » notre environnement. Ne cherchez pas à obtenir un endroit trop propre car feuilles mortes et brindilles abriteront coccinelles et chrysopes, friandes de pucerons. Préservez des zones de friche, laissez pousser l’herbe et les fleurs autochtones, cela favorisera les pollinisateurs et les prédateurs comme les guêpes parasites, dévoreuses de chenilles. Enfin, variez les essences et les offres d’habitats. Si vous leur proposez nourriture et logis, les « auxiliaires » trouveront leur place et se chargeront naturellement des « nuisibles » et même des champignons, telle la coccinelle à vingt-deux points (Psyllobora vigintiduopunctata) qui se nourrit d’oïdium ! Cela vous donnera également le plaisir de faire la rencontre de nouveaux amis qui ne manqueront pas de vous étonner et de vous émerveiller : vous pourrez observer autour de vous la minutie des abeilles sauvages, l’agilité des syrphes, ou encore la grâce des chrysopes. Vous pourriez bien finir par les trouver beaux, les accepter, et pourquoi pas, les aimer ?

Les bénéfices du "jardin sauvage"

Le manque d’insectes prédateurs et pollinisateurs dans les cultures rend le monde agricole dépendant de l’agrochimie, avec les graves conséquences que nous connaissons… Aujourd’hui, les bienfaits d’une agriculture plus « naturelle » ou plus « sauvage » ne sont plus à démontrer. Dans la revue Science, du 22 janvier 2016, une étude d’ampleur internationale menée par l’INRA, prouvait que l’abondance des pollinisateurs sauvages expliquait, à elle seule, une différence de rendement de l’ordre de 20 à 31% pour les petites parcelles ! D’autres études ont montré une corrélation entre la présence de carabes et la réduction du nombre d’adventices, etc. La proximité des haies, des massifs fleuris mais également des friches se révélait favorable tant à la biodiversité qu’à la productivité. Alors, n’ayez plus peur du « désordre », faites confiance à la nature en osant la spontanéité ! Vous ne le regretterez pas en récoltant les fruits de votre petit havre d’abondance et d’équilibre.

Repenser notre rapport au vivant !

Plus que jamais d’une brûlante actualité, la question des semences vient de faire l’objet d’une thèse de doctorat auprès du Département des Sciences et Gestion de l’Environnement de l’Université de Liège. Cette thèse s’intitule « Construction d’une demande de justice écologique. Le cas des semences non-industrielles. » Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec son auteur, Corentin Hecquet, qui évoque les effets du verrouillage du système semencier, sur l’agriculture biologique notamment…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

Que nous dit-il ? Qu’en matière de semences végétales, le cadre réglementaire européen impose une norme de standardisation dite DHS, pour distinction – homogénéité – stabilité, indispensable pour inscrire la semence concernée au catalogue qui autorise sa mise sur le marché. Ceci concerne essentiellement l’industrie semencière car, malgré l’instauration d’un régime dérogatoire, peu de praticiens de la « biodiversité cultivée » enregistrent aujourd’hui leurs variétés. La thèse envisage donc quatre cas d’étude – BioNatur (Brésil), Semailles (Belgique), Kokopelli (France), et Kaol Kozh (Bretagne – France) – montrant les stratégies variées et parfois même opposées que développent ces praticiens – ambiguïté, essaimage, désobéissance, contournement… – afin de mettre en circulation leurs semences et de rendre visibles leurs revendications face à l’injustice générée par la DHS. Par manque de reconnaissance et d’ouverture à la participation, tout leur travail formule une véritable demande de justice écologique. Leurs stratégies ne déverrouillent pas le système semencier conventionnel mais, conclut Corentin Hecquet, l’effritent tout de même considérablement…

Le verrouillage du système semencier

« Les arbres fruitiers n’ont pas connu le même verrouillage législatif que les potagères et les céréales, explique Corentin ; les questions que j’aborde concernent donc exclusivement les potagères. J’ai toujours eu l’intuition que ce verrouillage parlait de notre société, des parallèles très simples pouvant être tentés avec la question de la diversité sociale, de la diversité humaine, toutes les questions de cadrages et de standards… Il est possible de risquer de nombreuses comparaisons, depuis le système éducatif jusqu’au standards d’ameublement, etc. Quelle place laisse-t-on encore au droit à être différent ? Je ne crois pas le moins du monde, concernant les potagères, à quelque grand complot ourdi par le système semencier mais plutôt à l’accumulation, à la sédimentation d’un ensemble d’éléments socio-historiques. Les sédiments, au fil du temps, créent un certain type de sol ; dans le cadre de la semence potagère, nous aboutissons, métaphoriquement parlant, à un sol extrêmement asséché.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la modernisation de l’agriculture et de l’ensemble du système agricole fut financée, entre autre, par les Etats ; en France, l’INRA poursuivit la question de l’amélioration variétale en se référant à la définition de la « bonne semence » qui dut se conformer à la fameuse norme DHS. Si l’on se réfère à la valeur taxonomique la plus basse qui est la variété – par exemple, une pomme de terre ‘Belle de Fontenay’ ou une pomme de terre ‘Cwène di gâte’, une tomate ‘Cœur de bœuf’ ou une tomate ‘Green Zebra’ -, une variété doit toujours être clairement distincte d’une autre variété. La grande majorité des maraîchers et des jardiniers ne verront aucun problème à cela : s’il est marqué ‘Green Zebra’ sur le paquet de semences qu’ils ont acheté, c’est qu’ils ont envie d’obtenir une ‘Green Zebra’ et pas une ‘Cœur de bœuf’… La question de l’homogénéité, par contre, crée évidemment un problème aussitôt qu’on parle de biodiversité : il s’agit du fait qu’au sein de la variété, tous les individus doivent être identiques, aussi bien sur la plante que sur le fruit. Il s’agit d’une description poussée du phénotype – on regarde l’écart entre les feuilles, leur couleur, le type de tige, etc. -, d’un véritable formatage, d’une standardisation. La stabilité enfin – et c’est un autre point de tension – est le rêve d’Hibernatus : on vous congèle pendant cent ans, vous réapparaissez et tout va bien… On s’obstine ainsi à ignorer, ou à nier, que vous n’êtes plus adapté à votre nouveau milieu. La stabilité est donc l’idée que la variété sera absolument identique, dans cinq, dix, vingt ou cinquante ans… »

La possibilité de critères différents

« Pour pouvoir circuler entre deux professionnels, poursuit Corentin Hecquet, toute semence doit être inscrite au Catalogue officiel. Ce registre des « bonnes semences » est donc le premier outil du verrouillage, et la conséquence de cela est la création d’un marché qui pose la question de la rémunération. Apparaît donc le deuxième outil du verrouillage, le certificat d’obtention végétale (COV), stabilisé depuis les années soixante, qui permet à celui qui a développé une variété – l’obtenteur – d’obtenir des royalties chaque fois que sa semence est vendue. Basés sur la DHS, le catalogue, qui verrouille l’accès, et le COV, qui verrouille la rémunération, créent un marché captif rémunérateur. Pour les céréales, s’ajoute la VATE – valeur agronomique, technique et environnementale – qui doit démontrer que la variété proposée est plus intéressante que ses prédécesseurs.

Le verrouillage du système crée donc de l’exclusion car les semences qui ne sont pas DHS sont ipso facto bannies, comme celles qui sont issues de sélections in situ, année après année au niveau du champ. Nous parlons ici de sélection massale, de la création de populations au sein desquelles sont prélevés des individus pour les ressemer. Ce type de sélection, effectuée par des praticiens – des paysans, des agriculteurs, des jardiniers… -, travaille sur base de critères de sélection différents. Si on veut, par exemple, prolonger la saison, on recherchera des plantes précoces ou tardives… En réalité, ces praticiens conservent un potentiel d’adaptabilité. L’observation nous apprend que les formes organiques sont plus en rondeur mais la pensée rationnelle nous impose des formes ayant des angles droits : c’est l’histoire de l’œuf cubique qui serait tellement plus aisé à commercialiser ! On n’imagine pas le « manque à gagner » qu’il y a à manipuler les œufs tels qu’ils sont… Mais ce qui fait exister un œuf, c’est précisément cette forme incroyable qui n’est pas un paramètre du marketing, lequel ne pense qu’à la gestion de l’espace. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux types de réalités mais simplement d’admettre leurs existences conjointes et de comprendre comment l’une et l’autre fonctionnent. Or le verrouillage du système semencier exclut arbitrairement un type de semences, un type de pratiques – la sélection en champs, année après année, et l’échange entre praticiens des variétés – et surtout un type de personnes avec leur identité… Ce verrouillage est donc ressenti comme une grave injustice car ce qu’ils font est utile et légitime mais n’est pourtant pas pris en compte.

Aujourd’hui, plus de 90% des produits bio concernés par les potagères sont issus de semences hybrides. Un hybride est le croisement de la sélection de deux lignées pures. L’effet hétérosis fait que ce croisement accroît la productivité mais, quand on recroise deux hybrides ensemble – c’est le principe de Mendel -, on retrouve des caractères des parents, des grands-parents et des lignées supérieures. Le problème n’est donc pas qu’on ne puisse pas reproduire des hybrides mais plutôt que le résultat obtenu ne correspond pas à la variété hybride de départ. Les hybrides sont donc un complément du verrouillage qui fait qu’un producteur doit racheter, chaque année, la semence à son fournisseur… »

Critique du verrouillage

« Deux critiques apparaissent par rapport au verrouillage, explique Corentin Hecquet, elles sont elles-mêmes en tension. Il y a, d’une part, une critique venue des biotechnologies qui engendrent notamment le développement des OGM ; elle est orientée vers le brevet qui restreint encore les droits. La législation européenne stipule, en effet, qu’on ne peut pas attribuer de brevets sur le vivant mais précise, à l’alinéa juste en-dessous, qu’il peut y en avoir sur la manière de montrer la présence de certaines caractéristiques, sur des valeurs taxonomiques toutefois supérieures à celle de la variété. Du coup, on octroie aujourd’hui des brevets sur le vivant ! Le site https://www.no-patents-on-seeds.org/ est très actif à ce sujet. Le brevet est très restrictif car, avec le COV, un obtenteur pouvait utiliser gratuitement une autre variété d’un de ses collègues, tandis que le brevet est un droit intellectuel qui menace énormément de choses…

D’autre part, on trouve, depuis les années 2000, une critique émanant des semences non-industrielles, la crise des OGM ayant constitué un événement très fédérateur d’où émergea la proposition nouvelle de défendre des semences hétérogènes, même si leurs populations présentent une certaine forme d’homogénéité. Ces variétés s’adaptent aux conditions qu’elles rencontrent et il est donc possible de travailler comme on le faisait du temps de nos grands-parents. En agriculture, une génération a sauté qui a cru à la modernité et a laissé se perdre un certain nombre de pratiques. La critique relative aux OGM, a donc contribué à forger, à renforcer une nouvelle identité paysanne. Ces questions sont récentes et les rares acteurs belges concernés étaient affiliés au réseau français, le Réseau Semences Paysanneswww.semencespaysannes.org. L’idée d’une structuration locale n’a donc, chez nous, pas plus de cinq ans ; c’est comme cela qu’est né le Réseau Meuse-Rhin-Moselle auquel participe Nature & Progrès

Justice écologique

« En tant que sociologue, poursuit Corentin Hecquet, j’ai donc observé comment, vivant une injustice, ces nouveaux praticiens organisent malgré tout la distribution de leurs semences, comment ils réclament surtout justice par le biais même de leurs pratiques. S’ils ne le disent jamais explicitement, j’ai vu combien cette demande de justice écologique les rassemble. Il ne s’agit pas de justice environnementale qui consiste à adopter des mesures et des normes favorables à l’environnement mais bien de justice écologique qui rajoute des droits aux droits, posant même la question de l’inclusion des non-humains dans les questions de droit. Elle a quatre dimensions : celle de la distribution des biens et des maux environnementaux, celle de la reconnaissance, celle de la participation et celle de l’expérimentation. Me paraît essentielle, s’agissant de semences, l’articulation entre la reconnaissance – tant l’identité même des nouveaux acteurs de la semence n’est pas reconnue – et la participation – car il n’y a actuellement aucune ouverture pour la définition de ce qu’est une « bonne semence ». Ou, plus encore, de ce que sont des bonnes semences, le pluriel représentant mieux encore l’indispensable diversité… Par leurs pratiques, ces nouveaux acteurs de la semence montrent qu’il y a d’autres manières de la produire que l’industrie et d’autres réseaux pour la mettre en circulation que l’économie de marché. Une telle approche crée de la complexité mais, de nos jours, il ne faut surtout pas faire l’autruche face à la complexité qui est une chose difficile mais passionnante.

L’idée, en potagères, ne serait évidemment pas que tout le monde fasse les semences de tout. Et c’est bien ce qui impose l’idée de réseau, assorti d’un système de répartition de la production entre semenciers et maraîchers. Il y a beaucoup trop de risques à vouloir tout faire : s’épuiser soi-même, faire de mauvais croisements qui ne permettent pas de conserver les variétés, oublier d’une répartition en différents points d’ancrage est la meilleure garantie qu’une perte éventuelle puisse toujours être compensée par ce qui est conservé ailleurs… Il peut y avoir une source, ou une multi-source, mais jamais de centre dans un réseau. La présence de coordinations est, par contre, très importante mais hélas, ces structures sont difficiles à financer car il n’y a ni véritable projet ni objectif économique. Or ce qui est structurel est de moins en moins soutenu, c’est la dure réalité d’un nombre croissant d’associations. »

Interroger davantage notre rapport au vivant

« La justice écologique montre combien notre rapport au vivant doit changer, souligne Corentin Hecquet, en permettant de sortir des oppositions entre nature et société. L’être humain est toujours partie prenante du tout ; tous, nous avons donc intérêt à chercher des collaborations même si nos « lignes politiques » semblent diverger. Un de mes cas d’étude montre des maraîchers collaborant sur base de principes communs – des semences appartenant au collectif avec une gestion par les usagers – mais qui ne s’empêchent d’avoir des réalités et des contraintes différentes en termes de commercialisation : circuit court, circuit long ou vers des restaurateurs… Ces contraintes les amènent éventuellement à sélectionner sur base de critères différents. Tous partent de la même souche mais la valorisent, le cas échéant, d’une autre manière en fonction de la demande qui leur est formulée. Trop souvent, ces réalités opposées sont sources de conflits alors que ce qui les rassemble est le refus des hybrides, la réappropriation de pratiques et surtout la volonté de favoriser la biodiversité cultivée. Il faut pouvoir identifier l’enjeu qui est le plus important et définir les stratégies qui vont de pair, même s’il y a toujours des limites à ne pas franchir et des débats à nourrir. L’articulation entre reconnaissance et participation a permis l’émergence d’un public qui est devenu acteur de la situation. Grâce à lui et à la publicisation qu’il donne à la question, celle-ci peut monter à l’agenda politique. Il y a aujourd’hui un véritable enjeu sur la biodiversité cultivée mais elle n’est pas à l’agenda politique alors qu’elle constitue pourtant une réponse potentielle à d’autres questions qui le sont, comme le changement climatique.

Quant au consommateur membre de Nature & Progrès – souvent quelqu’un qui a une pratique de culture bio dans son propre jardin -, il devrait questionner davantage ceux qui lui fournissent son alimentation, sur la question des hybrides, par exemple, sur celle de l’origine des semences des légumes qu’on lui vend… S’agissant du vin qu’ils boivent, les consommateurs veulent souvent connaître le cépage mais, concernant les légumes, beaucoup ignorent qu’il existe, par exemple, des variétés de courgettes… Moi-même, je ne soupçonnais pas, avant de commencer ma thèse, que la proportion de semences hybrides était si importante en bio. Il y a donc un débat essentiel à avoir sur la provenance de la vie, et donc de la semence, sur notre rapport au vivant. Alimenter le déverrouillage, c’est d’abord créer du débat, en relation avec les pratiques nouvelles… Car la pratique est essentielle ! »

Climat : l’heure est – plus que jamais – à l’action !

Ils manquèrent lourdement de courage, nos politiques ; nos jeunes foulèrent maintes fois le pavé pour leur exprimer qu’ils ne voulaient pas vivre dans un monde au climat pourri. On les comprend même si leurs revendications – nombreux furent les pisse-froid qui leur adressèrent un gros doigt ! – manquaient souvent de netteté. Maintenant que les élections ont rendu leurs verdicts, il faut agir. Mais pour faire quoi ? Eh oui, nous sommes en crises : crise climatique, environnementale, écologique, énergétique… Et toutes ces crises sont globales, interconnectées. Impossible d’en attaquer une sans tenir compte de toutes les autres. Nature & Progrès vous invite donc à chercher un peu de lumière dans cet épais brouillard…

Par Fabrice de Bellefroid

Introduction

L’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère et le réchauffement climatique que cela entraîne – ce qu’on appelle la crise climatique – est, au sens où il concerne le globe terrestre dans son ensemble, un phénomène global, mondial, transnational. Il dépasse de très loin nos replis nationalistes ou régionalistes et doit donc être abordé dans des réunions mondiales, comme les COP. Il nous oblige à revoir, tous ensemble, la plupart de nos petites habitudes, ce qui exige sans doute de revoir entièrement notre système démocratique et de représentation. Une démocratie mondiale semble une chose très compliquée à mettre sur pied mais ce seront bien nos représentants, porteurs de mandats clairs, qui se réuniront pour discuter du climat en notre nom… Même à des niveaux plus locaux, la démocratie restera sans doute, pour une bonne part, représentative vu que beaucoup de personnes ne trouvent pas, en elles-mêmes, les ressources suffisantes pour participer à la « chose publique », principalement à cause de leurs problèmes personnels : santé, argent, famille…

L’effet de serre, comment ça marche ?

L’effet de serre, qui menace aujourd’hui l’humanité par le réchauffement climatique, est un processus précis, appelé ainsi par analogie avec ce qui se passe dans une serre, où la température monte dès que le soleil donne. Les principes physiques ne sont toutefois pas identiques car, dans la serre, l’air se réchauffe sous le rayonnement du soleil mais pas plus qu’en dehors ; l’air y étant isolé de la masse de l’atmosphère, il ne peut se mélanger et donc se refroidir. Même en absence de vent, c’est la convection – « l’air chaud monte » – qui brasse l’air et force mélange et refroidissement. L’effet de serre climatique, quant à lui, est dû à l’absorption physique de rayonnement par des molécules. Le rayonnement solaire est composé, au niveau du sol, de la gamme complète des longueurs d’ondes, du lointain infrarouge au proche ultraviolet – les longueurs d’ondes de plus basses et plus hautes fréquences sont absorbées ou arrêtées par l’atmosphère. Le rayonnement du soleil est très majoritairement réémis par la terre dans la gamme de longueurs d’ondes infrarouges, particulièrement favorables pour un certain nombre de gaz présents dans l’atmosphère qui absorbent ce rayonnement. Quand une molécule absorbe le rayonnement de la longueur d’onde qui lui correspond – on parle de « résonance » -, elle monte son énergie vibratoire – atteint un état « excité » – qu’elle garde un certain temps. D’autres longueurs d’onde augmentent simplement l’énergie de translation des molécules, donc la température. Le rayonnement est donc piégé et la température augmente. Quand une molécule à l’état excité reçoit encore du rayonnement, rien ne se passe ; elle ne l’absorbe pas et il continue donc son chemin. A l’échelle de l’atmosphère s’ajoute une accumulation : dans la très haute atmosphère, très froide, le rayonnement réémis par une molécule qui redescend de son état excité à son état stable rencontrera très probablement une molécule non encore à l’état excité qui l’absorbera. Dans la basse atmosphère, déjà chaude avec beaucoup de molécules à l’état excité, le rayonnement réémis va retourner vers la terre et atteindre sa surface, la réchauffant à nouveau. Au final, du rayonnement infrarouge sera donc piégé dans l’atmosphère, en quantité d’autant plus grande qu’il y avait de gaz à effet de serre présents. Notons que l’effet de serre est ce qui permet de rendre la planète terre habitable, la température moyenne de sa surface étant de +15°C, au lieu des -18°C, donc glacée, qu’elle connaîtrait sans effet de serre. Les GES sont principalement la vapeur d’eau, le gaz carbonique (CO2), le méthane, et le protoxyde d’azote. L’eau dans l’atmosphère est un important facteur d’effet de serre, aussi bien en tant que molécule de vapeur d’eau qui intercepte le rayonnement infrarouge que sous forme de gouttelettes d’eau – les nuages – qui jouent alors le rôle de miroir, renvoyant directement le rayonnement de la terre vers le sol. C’est ce qui explique qu’il gèle beaucoup moins, au sol, par temps couvert que par une nuit de pleine lune. L’augmentation de la température à la surface de la terre augmentant l’évaporation de l’eau, une plus grand quantité de vapeur d’eau se trouve dans l’atmosphère et augmente aussi bien l’importance des nuages qui renvoient le rayonnement vers le sol que la quantité de molécules capables de piéger le rayonnement infrarouge. Vu la très courte durée de séjour d’une molécule d’eau dans l’atmosphère – de l’ordre de la semaine – et la très grande variabilité de sa teneur en fonction de multiples paramètres, la vapeur d’eau n’a pas de valeur comparative en tant que GES mais est bien, en la matière, la première substance en importance : 70 à 80 % de l’effet de serre est dû à l’eau. L’augmentation de la teneur en vapeur d’eau et les plus grands écarts de températures en fonction des couvertures nuageuses expliquent des pluies de plus en plus torrentielles et l’augmentation de la puissance des cyclones.

Des évolutions très difficiles à prévoir

Les autres GES, quant à eux, sont simplement des pièges à rayonnement mais, en fonction de leur constitution – atomes et liaisons entre eux au sein des molécules -, ils n’ont pas la même capacité de piégeage du rayonnement infrarouge. Le CO2 est donc pris comme référence afin de pouvoir comparer leurs différentes capacités. Vu que leur durée de vie dans l’atmosphère varie d’un constituant à l’autre et que cela a une influence importante, il faut aussi donner une durée de référence. Les chiffres sont donc donnés ici en équivalent CO2 sur cent ans. Ainsi pourra-t-on constater que le méthane est vingt-cinq fois plus puissant que le CO2, le protoxyde d’azote… deux cent nonante-huit fois !

L’atmosphère est un milieu complexe qui régule énormément de choses. L’ozone est aussi un GES et on voit encore là la subtilité du milieu atmosphérique : la couche d’ozone est utile quand elle est bien située et pas trop importante. Sa couche naturelle est stratosphérique – en haute atmosphère – et intercepte le rayonnement de très haute énergie qui peut dégrader l’ADN. C’est pour la protéger que les gaz organo-fluoro-chlorés ont été réglementés car ils la détruisent et provoquent ainsi les « trous dans la couche d’ozone ». Quand elle est d’origine humaine, la couche d’ozone basse – troposphérique – participe fortement à l’effet de serre et est même irritante pour les voies respiratoires.

Les évolutions du climat sont très difficiles à prévoir vu la complexité de l’atmosphère et des différents facteurs qui l’aggravent ou la minimisent. L’augmentation de la vapeur d’eau augmente, par exemple, l’importance des nuages qui sont aussi des miroirs par le haut, donc qui renvoient du rayonnement solaire directement dans l’espace, avant qu’il ne pénètre dans l’atmosphère. Les calottes polaires font la même chose sauf qu’elles, elles diminuent, mais à des latitudes différentes et donc avec des incidences de rayonnement solaire différentes. L’augmentation de la température de l’atmosphère fait remonter la ceinture de pluies, et les nuages qui y sont liées, de l’équateur vers les pôles. Ceci modifie les rayonnements qui pénètrent l’atmosphère. Les nuages s’élèvent et arrêtent donc le rayonnement à des altitudes différentes mais cette élévation de l’altitude augmente aussi le volume où est piégée la chaleur…

Les trois principaux GES – le gaz carbonique, le méthane et le protoxyde d’azote – sont des composants normaux de l’atmosphère, en quantité infimes, mais ils augmentent avec les activités humaines. L’augmentation du premier est principalement due à la combustion des énergies fossiles, les deux autres à l’intensification de l’agriculture. En admettant que des mesures soient prises pour arrêter ces augmentations, que pouvons-nous imaginer afin de faire redescendre les teneurs atmosphériques de ces GES. C’est une chose dont il est nécessaire de parler car personne n’est en mesure de prévoir l’ »effet retard » de ces augmentations, c’est-à-dire comment évoluera sur du long terme – quand la terre aura épuisé toutes ses capacités d’absorption – la température de l’atmosphère avec les teneurs actuelles. Jusqu’à présent, c’est principalement l’augmentation de la température des océans qui modère l’augmentation de température, ce qui occasionne d’autres problèmes, soit dit en passant…

Le mirage technologique

Les énergies fossiles que nous avons utilisées – et utilisons toujours – ont été accumulées pendant cinq cent millions d’années ! Le monde occidental en a brûlé une certaine fraction – qui reste difficile à estimer – en cent cinquante ans. Cette accumulation avait été réalisée par la vie sur terre grâce au processus de photosynthèse, puis enfouie dans le sol par des processus géologiques et compressée, ce qui explique la densité énergétique du pétrole. Seule la photosynthèse, par la captation du carbone, peut nous aider à lutter contre le changement climatique ! Il est donc crucial d’arrêter de relâcher du carbone piégé, c’est-à-dire des énergies fossiles ; il est peut-être encore temps de limiter le réchauffement à 1,5 ou 2°C – nous augmentons de 0,2°C par décennie ! – mais il sera très difficile de faire redescendre fortement les teneurs en GES acquises. Notre monde matérialiste et technologique nous promet, bien sûr, toujours que la science inventera la solution providentielle mais on ne sait que trop bien ce qu’il en est des promesses technologiques censées « sauver » l’humanité : pesticides de la « Révolution Verte » et OGM qui allaient faire disparaître la faim dans le monde – le lecteur de Valériane sait ce qui arrive aux paysans et à l’environnement dans les pays qui ont pris le risque des cultures OGM -, ou idéologie nucléaire pour qui la fission est une solution théoriquement tentante mais sans doute impossible à réaliser techniquement – le porte-parole du programme ITER vient, une fois de plus, de promettre des tests à l’échelle 1 après soixante ans de recherche intensive. Pour le moment, tout ce qu’on arrive à faire ressemble à de vagues prémices dans des microbulles confinées magnétiquement… Nous n’avons donc pas cent ans de recherche devant nous en ce qui concerne le stockage du carbone !

D’autres graves problèmes se posent déjà : on cite, pour stocker le CO2, dans le sol, le chiffre trois à cinq cents Watts par tonne. Il serait évidemment absurde de consommer des énergies fossiles pour capter du CO2 et ce seraient donc forcément des énergies propres qui seraient utilisées. Mais en utiliser pour séquestrer du CO2 signifierait surtout que tous les autres besoins sont tous couverts par de l’énergie propre. Est-ce le cas ? Si la réponse est négative, il vaut mieux arrêter toute production d’énergie polluante avant d’utiliser de l’énergie pour capter du CO2. Cette énergie propre – solaire et biomasse – exige de la place – des champs de panneaux solaires et des surfaces de culture de la biomasse – et des recherches doivent être menées pour en améliorer les performances et les processus de fabrication, et surtout pour penser dès la conception le recyclage de ces moyens de production. Sera-ce compatible avec nos besoins en alimentation ? Et le plus grand danger n’est-il pas de laisser croire que nous pouvons continuer sans rien changer puisqu’une solution technique va, de toute façon, venir régler le problème. Comme par magie…

Qu’est-ce qui nous empêche, avant tout, de nous passer de l’inutile ?

La première manière de ne pas augmenter les émissions de GES est d’arrêter toutes les émissions non indispensables. Et Dieu sait s’il y en a ! Notre société de consommation fabrique énormément de choses peu utiles, voire même carrément inutiles, qui entraînent toutes sortes d’autres consommations, d’énergie notamment. D’énormes gaspillages sont monnaie courante, un peu partout. Même s’il y a eu parfois des adaptations, ces derniers temps, la plupart des choix techniques et industriels sont avant tout des choix économiques : c’est leur rentabilité qui prime, pas leur impact environnemental !

Certes, quand il existe un moyen d’un peu concilier les deux, des avancées ont été possibles, mais beaucoup trop faibles… Un procédé industriel doit d’abord être durable – dans le sens du développement durable, pas dans celui de sa seule durée – avant d’être rentable pour l’industriel qui le met en œuvre. S’il n’est pas rentable économiquement et que le produit fabriqué est pourtant nécessaire, c’est à la société qu’il appartiendra de se positionner – le produit est-il vraiment indispensable ? – et de prendre en charge le surcoût éventuel, dans le cadre du développement d’une économie collective, associative. Le réseau électrique est un bon exemple : pour tout kWh consommé dans une maison, il faut en produire quatre à la centrale. La différence est perdue, dans le transport essentiellement. Or le fait que le consommateur soit, à tout instant, en mesure d’exiger tout le courant qu’il désire – on lui a fait croire qu’il pouvait tout exiger, que le client était roi ! – impose la mise en place d’un réseau stabilisé à grande échelle, donc avec des grosses unités de production réparties sur l’ensemble du territoire, et d’importants moyens de transport, aménagés sur de longues distances, qui amènent un rendement final de 25%.

Rappelons que cette analyse s’intéresse aux changements climatiques et dénonce le problème de la combustion des énergies fossiles, le moyen le plus direct d’envoyer du CO2 dans l’atmosphère. Comment ne pas déplorer qu’à peu près toutes nos productions utilisent toujours une énergie qui est, le plus souvent, d’origine fossile ? De plus, nous utilisons énormément d’autres ressources fossiles : tous les minerais – pour les métaux, entre autres – qui sont extraits du sol à grand renfort d’énergie. Les engrais minéraux, les isolants qu’utilise le bâtiment, nos propres déplacements, tout cela utilise d’énormes quantités d’énergies fossiles. Extraire le pétrole lui-même exige aussi de plus en plus d’énergie… Tout cela plaide en faveur de l’arrêt de l’extraction d’énergies fossiles. Nous ne parlons même pas ici de raisons environnementales, les mines et le traitement des minerais étant le fait d’industries qui ont un impact majeur sur l’environnement ! Tout doit donc être mis en œuvre pour économiser ces extractions ; tout processus de fabrication d’un produit fini doit prendre en compte le recyclage efficace de ses constituants, avec le moins d’étapes possibles. Ce qui est fait par une marque de photocopieurs semble aller dans le bon sens : vu les avancées technologiques permanentes, il lui parut illusoire, voire même dommageable, de chercher à concevoir une photocopieuse à durée de vie très longue. Elle deviendrait, en effet, rapidement un problème, devenant peu performante par rapport à ce que le progrès technique propose. Certains composants majeurs – moteurs électriques, ossature métallique – sont donc conçus, dès le départ, pour être réutilisés. Dans la même logique – même s’il faut plutôt bannir la voiture individuelle et que ceci n’est donc rien d’autre qu’un exemple qui se veut parlant -, il faudrait pouvoir remplacer un moteur ancien par un moteur moderne, plus économe et moins polluant, sans changer l’intégralité du véhicule et de ses nombreux gadgets, par ailleurs inutiles…

Seule, la photosynthèse…

Partons donc du principe que nous ne ferons plus augmenter les teneurs en GES de l’atmosphère – que s’il y a quand même émission, il y a automatiquement captation – et que nous limiterons le plus possible nos émissions – car, même quand il y a captation, il y a toujours un délai plus ou moins long entre les deux, en raison de la photosynthèse.

Tablons ensuite sur le fait que seule la photosynthèse sera à même de nous aider à faire un peu diminuer les teneurs en GES de l’atmosphère… Gardons-en cependant une partie pour produire notre alimentation car elle en a toujours été la base, directement ou indirectement, puisque tout ce que nous mangeons, hormis le sel, est vivant et en est donc issu, de près ou de loin. Une partie devra également être dévolue à la biomasse énergie, pour la cuisson des aliments mais peut-être aussi pour le chauffage, dans les pays à hiver long et à temps couvert. Comme chez nous… Gardons-en peut-être également un peu pour le refroidissement, au moins pour la conservation de nos aliments…

La biomasse est considérée comme ayant un bilan neutre si la part utilisée est toujours remplacée par de la biomasse en croissance. Le reste de celle qui est produite par la photosynthèse devra donc être optimisée pour stocker du carbone. Pour piéger du carbone, un système à une dynamique positive est nécessaire, c’est à dire un système qui ne soit pas en équilibre. Une forêt primaire ou une prairie permanente le sont et ne stockent donc plus ! Par contre, il y a un potentiel de stockage, en agriculture, dans les sols cultivés. Nos sols malmenés, dans leurs teneurs en humus, peuvent nous aider en remontant leurs taux ! L’autre opportunité consiste à piéger le carbone dans un matériau, issu de la biomasse, qui ne soit ni brûlé, ni composté. C’est le cas du bois dans la construction !

Et ensuite ? Eh bien, croyez-le ou non, c’est rigoureusement tout ! On peut, bien sûr, s’habiller avec des fibres végétales ou animales plutôt qu’avec des fibres synthétiques issues de la pétrochimie, on peut remplacer ses couverts en inox ou sa manne à linge en plastique par du bois ou par des objets en vannerie… Cela a le même impact mais avec une durée de vie trop limitée, malheureusement, pour qu’on puisse vraiment parler de stockage ; cela fait donc plutôt partie des mesures à prendre pour limiter les émissions. Comment estimer qu’une durée de stockage soit pertinente ? C’est assez simple : une poutre en bois ou un mur en paille, c’est du carbone stocké au moins durant toute la vie de la maison. Le stockage sera prolongé si la poutre est réutilisée ; il s’arrêtera si la poutre est brûlée ou compostée.

Deux thèmes qui nous sont chers : construction et agriculture…

Construire en écobioconstruction, à l’aide de matériaux locaux, doit être une priorité absolue. Les sympathisants de Nature & Progrès savent pourquoi nous privilégions l’habitat bois-terre-paille : son impact sur le changement climatique s’ajoute à l’absence d’émissions toxiques à l’intérieur de la maison et lors de la construction. De plus, ce système est très accessible économiquement, pour autant qu’on construise soi-même.

Un mètre cube de bois brut stocke une tonne d’équivalent CO2. Un mètre cube de paille mise en œuvre – soit une masse d’environ cent kilos dans un mur réalisé en ballots, comprenant récolte, pressage, transport, etc. – stocke vingt-six kilos équivalent CO2. Un mètre cube de laine de chanvre – soit une masse d’environ vingt kilos – stocke neuf kilos équivalent CO2. Une maison à ossature bois de deux cents mètres carrés, avec murs en paille et enduits de terre, va ainsi stocker des dizaines de tonnes équivalent CO2… A cela s’ajoute bien sûr le gain de substitution, c’est-à-dire le remplacement par le bois et la paille de matériaux exigeant beaucoup d’énergie grise pour leur élaboration – béton, acier, aluminium, isolants issus de la pétrochimie – et qui sont donc émetteurs de CO2.

L’habitat doit être densifié. Les lotissements à la campagne avec leurs villas quatre façades – en plus souvent mal isolées – seront impossibles à maintenir, aussi bien pour leur impact en chauffage et pollution qu’en tenant simplement compte de la mobilité de leurs habitants. Or, dans la perspective d’un habitat bien isolé, en ce compris tout le bâti existant, pas besoin de penser chauffage ! Une belle épine hors du pied, tant le chauffage qui recourt à la biomasse est polluant, la combustion du bois émettant des composés organiques volatiles et des microparticules… Si cependant du chauffage est nécessaire, notamment en attendant que tout soit correctement isolé, seules les grosses unités ont un bon rendement. Elles pourraient être équipées de filtres pour capter leurs émissions de suie. Des habitats regroupés, serrés, avec des volumes rationnels pour avoir un rapport surface extérieure – volume intérieur qui soit le meilleur possible, seront chauffés par des réseaux de chaleur. Le standard « zéro émission » est quasiment déjà d’application, en construction neuve, mais vu l’énergie grise nécessaire à la construction et étant donné l’état du bâti wallon et bruxellois, la priorité doit évidemment être mise sur l’isolation des habitats existants, en visant les mêmes règles de densification de l’habitat. La densification de l’habitat est évidemment une thématique en soi ; elle doit se comprendre à plusieurs niveaux qui vont de la conception de l’habitat en lui-même – seules les pièces de vie sont isolées, la rationalité est très aboutie… – jusqu’à son implantation dans le paysage – abstenons-nous désormais de bétonner d’immenses surfaces agricoles…

Les isolants, bien sûr, seront « bio-sourcés ». Même si la paille est importante pour la fertilité du sol, la moitié de la quantité produite peut être soustraite, aux processus habituels, pour des fins d’isolation, à condition qu’on développe les engrais verts. Le chanvre cultivé sera systématiquement une variété qui produit des graines, afin que la surface participe quand même à l’alimentation. La concurrence entre production d’alimentation et production de biomasse risque de rester longtemps une question épineuse.

La charte de l’écobioconstruction de Nature & Progrès attire aussi l’attention sur la prise en compte de la mobilité dans l’implantation de l’habitat, sur l’intérêt du chauffage par rayonnement par rapport aux autres modes de chauffage – pour autant que du chauffage soit nécessaire -, sur l’importance d’une conception bioclimatique et de l’utilisation de la lumière naturelle, sur l’épuration des eaux usées, etc. Les projets de construction manquent souvent de cohérence et de globalité. Par exemple, pourquoi les ventilations mécaniques contrôlées – difficiles à éviter en habitat « zéro émission » même si elles consomment de l’électricité – ne sont-elles pas systématiquement reliées à un « puits canadien », ce qui permettrait d’éviter bon nombre de conditionnements d’air ? Les décisions doivent désormais être prises en mettant la priorité sur l’impact climatique environnemental, dans la cadre global d’une réflexion sur une tout autre manière de vivre…

La construction sera, principalement, l’action humaine appelée à piéger du carbone. Approfondissons, dès lors, la question de la biomasse forestière. Les forêts en sylviculture dynamique sont celles qui stockent le plus de CO2. Plus ça pousse vite, plus ça stocke ! Pareille sylviculture doit toutefois demeurer respectueuse de l’environnement. Restons également attentifs au simple fait qu’un bois qui a poussé trop vite présente des performances technologiques amoindries. La sylviculture va devoir s’adapter au changement climatique ; des défis colossaux se présentent à elle : des événements climatiques extrêmes – sécheresses et tempêtes – plus nombreux la mettent à mal, maladies et ravageurs indiquent que certaines essences ne sont plus « en station », c’est à dire que les conditions topo-pédoclimatiques et le régime hydrographique ne correspondent plus aux standards de l’espèce. Tout simplement parce que le climat a changé ! Des boucles de rétroactions existent aussi : la chaleur et l’augmentation de la teneur en CO2 de l’air sont a priori favorables à la photosynthèse et donc à la croissance de la forêt. Cependant, quand il fait trop chaud, nos espèces forestières arrêtent leur respiration, en fermant leurs stomates, donc leur photosynthèse. Et une trop forte augmentation du CO2 s’avère toxique.

Mais attention ! Ce qui vaut chez nous ne vaudra pas partout ! Dans les régions où le bois est rare, voire inexistant, étant donné que le transport de marchandises – sans pétrole et sur de longues distances – sera une gageure, ce ne sera pas le piégeage du carbone qui sera privilégié mais l’ingéniosité d’une ossature ou d’une charpente la plus économe possible en ce précieux matériau. Ce ne seront donc que les pièces de bois prêtes à assembler qui seront déplacées. L’observation de l’habitat traditionnel de telles régions montre, le plus souvent, le chemin le plus juste à emprunter.

En agriculture, il existe bien sûr un important potentiel de stockage de carbone dans les sols. Il s’agit d’augmenter la quantité de carbone qui y est fixée par la vie du sol, sous la forme de complexe organo-minéral. Le potentiel est énorme mais nous sommes évidemment très loin du compte : nos sols n’arrêtent pas de voir diminuer leurs teneurs moyennes en carbone ! D’abord parce que les surfaces de sol vivant diminuent gravement, ensuite par manque pur et simple de discernement de la part de ceux qui les exploitent. Une prairie, par exemple, fixe plus de carbone qu’une forêt ; il n’est donc pas toujours opportun de vouloir reboiser une prairie… Beaucoup de pratiques agricoles détruisent la matière organique du sol sans la remplacer, la plupart des pesticides affaiblissent dramatiquement la vie du sol, les engrais minéraux la sur-activent au détriment de ses réserves par les déséquilibres qu’ils provoquent, les plantes dopées aux engrais font moins de racines qui sont pourtant les parties qui restent et qui se décomposent dans le sol même quand la récolte est exportée… Pour rester vivant et en bonne santé, la vie du sol a besoin d’apports réguliers de matière organique fraîche d’origine aussi bien végétale qu’animale. Augmenter la teneur en carbone des sols n’a pourtant que des avantages, que ce soit pour la fertilité, la rétention d’eau et de nutriments, la facilité qu’il offre pour le travailler et qui permet l’économie de mécanisation et, partant, d’énergie…

Le carbone aussi peut être augmenté, en agriculture, en ramenant l’arbre dans le milieu agricole. Reconnaissons que c’est uniquement pour rationaliser le travail mécanique – et ne pas griffer la carrosserie du beau tracteur pour lequel on s’est endetté – que les arbres et les haies sont encore et toujours arrachés sans honte ni scrupule. Cela n’a strictement aucune base agronomique, bien au contraire. Le microclimat, induit par des haies judicieusement espacées, augmente les rendements et limite le lessivage des nutriments des cultures ainsi que le ruissellement de l’eau… Des épisodes climatiques de plus en plus violents vont rendre leur présence vitale pour forcer l’eau à pénétrer dans le sol plutôt que s’écouler, en torrents, vers les rivières et les fleuves. Ou la grand-rue du village… De plus, les arbres et les haies piègent durablement le carbone, rappelons-le, c’est plus qu’un détail. Ces haies seront avantageusement plantées d’arbres de grande taille afin de faire du bois d’œuvre. Enfin, l’entretien des haies produit une abondante biomasse qui pourra être valorisée.

D’autres aspects de l’agriculture sont étroitement en lien avec le réchauffement climatique. Ne traverse-t-elle pas une époque où elle est, en même temps, un nœud de problèmes et autant de promesses de solutions ? Les engrais minéraux – de très gros consommateurs d’énergie fossile – doivent être abandonnés. La solution est de planter des légumineuses qui ont non seulement un enracinement profond, permettant de piéger beaucoup de carbone, mais fixent aussi l’azote de l’air, permettant le remplacement des engrais solubles. Un autre enjeu crucial sera de rendre l’agriculture réellement productrice d’énergie et non consommatrice. Chaque calorie produite a exigé plusieurs calories pétrole. On est actuellement autour de huit ! Pour qu’elle devienne productrice d’énergie, il faut qu’une calorie consommée produise plus d’une calorie. Il ne s’agit donc pas de diviser un impact mais de l’inverser ! La traction animale y aidera sans doute mais sans oublier qu’il faut un hectare de terre pour nourrir un cheval et que la concurrence avec l’alimentation humaine est bien là… Si, de nos jours, on préfère utiliser le kW, pourquoi mesura-t-on longtemps la puissance d’un moteur avec des ch – des « chevaux » – ou des CV – des « chevaux vapeurs » ? Tout simplement parce que l’énergie connue fut d’abord celle de la traction animale. Un « cheval », c’est 735,5 W, ce qui correspond à la force de traction qu’un bon cheval peut tenir dans la durée, une sorte de moyenne donc. Mais, bien sûr, il est capable de produire un bref effort beaucoup plus puissant. Aujourd’hui, le standard de puissance d’un tracteur dépasse vite les 100 CV mais la notion qu’il faut détailler pour comprendre et comparer n’est pas la puissance mais l’énergie, en ajoutant la notion de temps pendant lequel la puissance est développée. Un cheval qui développe sa puissance de 735,5 W pendant une heure aura produit une énergie de 0,735 kWh. Si nous ramenons cela à l’énergie humaine, un sportif de bon niveau en endurance – un coureur cycliste à 30 km/h – va produire 0,200 kWh. Rien du tout en regard d’un seul litre de pétrole qui produit 10 kWh…

Pour continuer sur le bilan énergétique de l’agriculture, d’autres unités d’énergie doivent être utilisées, comme le mégajoule (MJ) ou la kilocalorie (kcal) : 1kcal = 0,005 MJ = 0,0012 kWh – puisque 1 kWh = 3,6 MJ – car c’est ainsi qu’on comptabilise l’énergie alimentaire. Le froment grain représente 14 MJ/kg, la pomme de terre 2,9, des œufs 6. Le bilan est négatif chaque fois qu’on consomme plus d’énergie que ce qui est contenu dans l’aliment. Il faut en consommer moins pour que le bilan soit positif.

Nous avons vu que les deux gaz à effet de serre important à côté du CO2, le méthane et le protoxyde d’azote, sont liés à l’agriculture. Le méthane a deux sources : les ruminants, dont les éructations entériques sont composées de méthane, et toute décomposition anaérobie de matière organique. Diminuer la consommation de viande – c’est dans l’air du temps ! – est donc une évidence en ce qui concerne les élevages concentrationnaires. Toutefois, la place du ruminant – le seul capable de retirer directement de l’énergie de l’herbe – est très importante et le restera, notamment pour la fertilité des sols. Une alimentation stable, équilibrée et à base d’herbe, est importante pour limiter la production de méthane. Une importante marge de progression apparaît donc si on limite le nombre de bêtes nécessaires et leur alimentation, si on sait éviter les décompositions anaérobies dont on laisse s’échapper le méthane… Ce n’est pas le cas chez nous mais une rizière inondée, par exemple, est une grosse source de méthane. La biométhanisation produit du méthane qui est alors utilisé en cogénération : le gaz produit est brûlé dans un moteur adapté qui fait tourner un alternateur lequel produit de l’électricité. La chaleur produite pour le refroidissement du moteur à combustion est utilisée par ailleurs. Une telle solution ne peut toutefois être utilisée qu’à proximité d’un gros besoin en chaleur et en sachant bien que le résidu de la biométhanisation peut être épandu sur les sols mais qu’il ne participe pas à la vie du sol – la matière carbonée ayant déjà été digérée et ne pouvant plus servir pour les micro-organismes. Ce résidu est plus proche d’un engrais minéral et doit donc être utilisé avec modération car les pesticides, on ne le sait que trop bien, sont l’indispensable béquille des engrais solubles…

Le protoxyde d’azote, enfin, vient du cycle de l’azote dans les sols et intervient dans certains cycles de nitrification – dénitrification. Il est fortement influencé par la teneur en azote – la fertilisation azotée – et le type de substance azotée. Sa longue durée de vie dans l’atmosphère et sa puissance en tant que GES en font un acteur important. L’agriculture bio extensive, avec du bétail à l’herbe, a un bilan intéressant en la matière. Les minéralisations rapides par un travail du sol intensif seront évitées ; il faut aussi raisonner la course à la protéine et les excès d’azote que cela suppose…

Concluons, si nous le pouvons…

Délais de publication obligent, ce dossier fut réalisé avant les élections du 26 mai. Cela n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance car des décisions drastiques et urgentes sont, de tout façon, à prendre sans tarder et ce seront des élus tout neufs, ceux que le scrutin aura désignés, qui seront appelés à le faire, quelles que soit leur panachage idéologique et la vigueur de leurs colorations politiques. Nous leur détaillerons ce texte, qui qu’ils – ou elles – soient. Auront-ils – ou elles – plus de courage que leurs prédécesseurs ? Prendront-ils de vraies mesures, c’est-à-dire pas ces petites adaptations qui compensent les excès, sans vraiment remédier au problème de fond, ou faudra-t-il rapidement retourner dans la rue ? Car c’est bien le fonctionnement de la société dans son ensemble qu’il nous faut à présent revoir, vu les relations étroites qui existent entre toutes les composantes d’un monde extrêmement complexifié…

Depuis 2017, Nature & Progrès approfondit les raisons pour lesquelles, malgré les constats inquiétants, nous refusons le changement. Ces raisons sont liées à nos fonctionnements humains, pas très rationnels, comme des peurs, de la paresse, du déni. N’est-il pas dès lors absurde – et dangereux – d’attendre que ce soit l’État qui nous impose ses règles ? Le vrai problème n’est-il pas avant tout individuel ? Nous aurions pu commencer notre raisonnement en posant que « les gens heureux ne consomment pas » car énormément de dérives viennent de la société de consommation. La mettre à mal parce que de plus en plus de gens ne l’aiment plus est peut-être une piste intéressante ? Qu’est ce qui coupe les gens de leur bonheur, sinon l’évidence que nous vivons dans un monde frustrant ? Tout nous incite à consommer mais, bizarrement, nous n’en tirons plus aucune joie…

Le monde d’aujourd’hui nie l’individu, le réduit à un numéro, à une gueule pour caméra à reconnaissance faciale. Le beau progrès sécuritaire ! Mais le nouveau citoyen de 2019 n’a de cesse de revendiquer sa différence, de hurler qu’il existe avec sa créativité entropique. Car c’est forcément entropique et exponentiel : chaque fois qu’une initiative ‘déplaît’ à la majorité, une règle surgit pour la cadrer, exigeant une nouvelle créativité pour continuer à rencontrer la légitime aspiration à faire reconnaître l’unicité de son âme d’humain. C’est donc d’un vivre ensemble XXL dont nous avons besoin, d’une intelligence collective qui reconnaisse à chacun sa personnalité irréductible tout en permettant, évidemment, la vie en société…

La maxime « ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre » peut sans doute nous aider à avancer. Personnellement, je reprendrais plutôt celle de Gandhi « sois le changement que tu souhaites pour le monde« . Car moi qui vous parle, l’auteur de ces lignes, qui revendique des mesures drastiques de réduction des GES, je n’ai même pas prévu d’arrêter d’utiliser ma propre voiture, dès demain matin. Je réfléchis pourtant sérieusement mais seulement à le faire… après-demain ! Tout cela demande donc à chacun un intense travail sur soi-même ! Fini de rechercher son identité à l’extérieur en présentant une belle façade – de sa maison ? -, une jolie voiture hybride ou même électrique, une race de chien qui sort de l’ordinaire… Ce travail sur soi seul-e face au climat permettra vraiment de passer du plaisir – la dopamine, oui, oui, toujours plus – au bonheur – l’ocytocine, ne pas abuser non plus. L’intérêt de l’ocytocine, c’est que c’est aussi l’hormone d’attachement, celle qui renforce le sentiment d’appartenance, celui de faire partie d’un tout – l’humanité mais aussi le tout plus grand qui nous dépasse -, et qui tombe donc à point nommé pour nous aider à contrer l’individualisme à tout crin. Si nous sommes tous ensemble montés dans une bien mauvaise galère, nous pouvons encore tous ensemble faire pression sur le gouvernail afin de changer de cap…

Paroles d’écoféministes

« Il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre »

Ceux qui partagent, avec nous, l’évidence qu’aujourd’hui le monde bascule doivent échanger des vécus, des horizons, des pratiques, des idées, des récits et même des émotions… Leurs regards pourront être variés, voire contradictoires, car l’avenir est plus que jamais incertain. L’écoféminisme est un mouvement pluriel, mondial et multiforme, inscrit très profondément au cœur des évolutions en cours. En voici une brève évocation sur base d’entretiens avec Sophie Hustinx et Anaïs Trigalet.

Par Guillaume Lohest

Introduction

Greta Thunberg, Anuna De Wever, Adélaïde Charlier… Cela n’aura échappé à personne : en première ligne des mobilisations pour le climat, on voit énormément de jeunes femmes. Autre combat : le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, des manifestations et des grèves ont eu lieu dans le monde entier, particulièrement impressionnantes en Espagne et en Amérique du Sud.

Autre combat, vraiment ? De plus en plus de voix mettent en évidence les liens historiques et philosophiques existant entre les oppressions subies par les femmes et les détériorations infligées à la planète, à l’environnement. À la racine de tout cela, le patriarcat et le capitalisme, qui imprègnent notre culture occidentale et provoquent des ravages conjoints. L’écoféminisme, dont on parle de plus en plus ces dernières années, est un mouvement pluriel et mondial, multiforme, à la fois militant et spirituel, qui met en mots et en récits cette articulation pour y réagir en retissant des liens détruits.

Mais puis-je en parler, moi qui suis un homme ? Sans doute. N’étant toutefois pas impliqué dans des collectifs écoféministes ou militants, j’ai préféré donner la parole à des femmes qui se reconnaissent dans ce mouvement ou s’y intéressent de près. J’ai donc interviewé Sophie, écoféministe active notamment au sein du groupe « Les so.u.rcières pour le climat », et Anaïs, chargée d’études dans le domaine de l’éducation permanente, qui est touchée et interpellée par de nombreuses écoféministes, sans pour autant se revendiquer comme telle. Entre leurs témoignages, je glisserai des extraits glanés au fil des lectures qu’elles m’ont conseillées.

Comme une révélation

Ma première question concerne leur rencontre personnelle avec ce mouvement. Comment en sont-elles venues à s’intéresser à cet angle d’approche ? « Tout a commencé dans une librairie qui était sur le point de fermer, raconte Sophie. Je suis tombée nez à nez avec le livre de Starhawk, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique. Je me suis demandée : c’est quoi ce machin, ce mélange bizarre ? Je me suis débrouillée pour acquérir le dernier exemplaire qu’ils avaient et quand je l’ai commencé, ça a été une révélation. Pour la première fois, j’avais l’impression que quelqu’un mettait des mots sur quelque chose d’essentiel que je ressentais. Starhawk met le doigt sur le fait qu’on vit dans un monde de dominations. Ces dominations, il faut pouvoir les identifier, les nommer, en observer les impacts sur nous, et dans un second temps en ressortir, imaginer autre chose, rêver un autre système. C’est la base de son discours : la magie, l’alchimie consiste à transformer, à se projeter dans quelque chose d’autre par l’action politique. » Sophie n’en reste pas là. Dans la foulée, apprenant via une amie que Starhawk est justement de passage en Belgique pour deux journées, elle s’investit comme bénévole dans la préparation et l’organisation de cette rencontre. « Je me souviens qu’elle a commencé par parler du traumatisme des sorcières dans l’imaginaire occidental. Cela a libéré des émotions très fortes, chez moi et autour de moi. Nous prenions conscience que ce traumatisme n’a pas été traité dans notre histoire, que nous étions encore habitées par cette peur d’être détruites, de subir de la violence si on sort du rôle qu’on nous demande de jouer. »

Quant à Anaïs, elle a commencé à s’intéresser à l’écoféminisme en participant à un séminaire organisé à l’ULB avec la philosophe française Émilie Hache. « Ça m’a questionné et enthousiasmé ! J’y ai découvert que les femmes avaient souvent été en première ligne des mobilisations environnementales. Il y a cet exemple fameux de manifestation au Pentagone en 1980, face à la menace de guerre nucléaire en pleine guerre froide. En raison de la place particulière auxquelles les femmes ont été assignées dans le patriarcat, dans ce qu’on appelle le ‘care’, le soin aux autres, les femmes ont été historiquement plus sensibles aux problèmes de pollution qui pouvaient entraîner des maladies, ou aux difficultés d’accès aux ressources… Ce sont donc elles qui se sont le plus souvent mobilisées. Cela a été une découverte pour moi de comprendre que les femmes avaient été en première ligne, porteuses de ces luttes. »

La « Déclaration d’unité » (1), proclamée lors de la Women’s Pentagon Action en 1980, affirmait déjà clairement : « Nous savons qu’il existe une manière aimante, sensée et saine de vivre et nous avons l’intention de vivre de cette manière dans nos quartiers et dans nos exploitations agricoles de ces États-Unis, et parmi nos sœurs et frères de tous les pays du monde !« 

Une même logique d’oppression

« Un autre élément qui me parle, enchaîne Anaïs, c’est la prise de conscience que la domination de la nature et l’oppression des femmes ont été menées conjointement, au sein du modèle capitaliste. C’est aussi lié à la révolution scientifique qui a eu lieu à partir des XVIe et XVIIe siècles. On a développé une vision mécaniste de la nature, ce qui a permis qu’on puisse l’exploiter davantage dans un cadre capitaliste. » Cette vision a remplacé progressivement une autre manière de considérer la terre, plus organique, qu’on peut schématiser par la métaphore de la terre nourricière, de la terre-mère qui prévaut dans de très nombreuses cultures. Anaïs me renvoie à un article de Carolyn Merchant qui détaille ce changement de représentation : « La conception organique qui a prévalu depuis les temps anciens jusqu’à la Renaissance, dans laquelle le principe féminin jouait un rôle positif significatif, fut graduellement sapée et remplacée par un état d’esprit technologique qui se servait des différents principes féminins en les exploitant. Parallèlement à la mécanisation croissance de la culture occidentale au XVIIe siècle, la terre nourricière et cosmique a été remplacée par la machine (2). » En résumé, comme l’écrit Émilie Hache, « c’est la même culture qui entretient un rapport de destruction à l’égard de la nature et de haine envers les femmes, c’est donc cette culture dans son ensemble qu’il s’agit de changer (3). »

Mais par quelle voie entamer ce changement ? Plusieurs écoféministes reprennent à leur compte le terme d’empowerment, ce mot impossible à traduire qui signifie à la fois autonomisation, récupération d’un pouvoir d’agir individuel et collectif. « Il s’agit de réagir à ce que Starhawk nomme la mise-à-distance, m’explique Sophie. Le constat de base de l’écoféminisme, c’est qu’on vit dans un système de destruction qui a été alimenté par la coupure des liens : les liens à nous-mêmes, à notre corps, à la nature, aux saisons, aux rythmes. Et c’est cette coupure, cette mise à distance qui permet la domination, le pouvoir sur ce quelque chose qu’on a séparé de nous. Cela, il faut l’identifier, le nommer, accepter que cela fait partie de nous. Il s’agit donc de le sortir de nous et d’apprendre autre chose, que Starhawk appelle le pouvoir du dedans. » Cela se traduit par une autre façon d’être en relation et d’être au monde. La philosophe Catherine Larrère le résume ainsi : « Dans leur combat contre une logique de domination qui s’applique aussi bien aux femmes qu’à la nature, les écoféministes en appellent à l’adoption de nouveaux rapports, non hiérarchiques, non dominateurs. C’est là qu’elles se réfèrent aux éthiques du care. Il s’agit, explique Karen Warren, de passer à une éthique « qui fasse une place centrale à des valeurs de soin [care], d’amour, d’amitié et de réciprocité appropriée – des valeurs qui présupposent que nos relations aux autres ont un rôle central dans la compréhension de qui nous sommes« (4). »

Naturaliser les femmes ?

Quand on parle d’écoféminisme, une ombre plane. C’est celle, déjà ancienne, de l’accusation d’essentialisme qui est faite à cette approche. Autrement dit, les écoféministes induiraient l’idée que les femmes et la nature vont de pair, que les femmes sont plus proches de la nature par nature, justement. Ce qui reviendrait, en quelque sorte, à renforcer la vision patriarcale plutôt qu’à la combattre. Anaïs n’est pas d’accord avec cette accusation, mais elle a conscience de la difficulté à faire percevoir la nuance. « Je crois que c’est essentiel que des femmes puissent se revendiquer de la nature sans être immédiatement soupçonnées d’essentialisme. En tant que femme, je veux pouvoir me revendiquer de la nature. Mais c’est un lien à construire, pas une essence prédéterminée. Je ne suis pas plus proche de la nature parce que je suis une femme, je le suis d’une manière dont femmes et hommes devraient l’être. Ça reste une question difficile pour moi aujourd’hui. C’est délicat à exprimer, mais mon intuition, c’est que le fait que les femmes se revendiquent de la nature n’est pas révoltant, n’est pas soupçonnable. » Sophie est plus catégorique : « Je trouve que la critique de l’essentialisme n’est pas du tout valable. Car ce qui a fait que les femmes se sont davantage préoccupées de la nature, ce n’est pas une ‘essence’ mais le fait de subir en parallèle des mécanismes de domination et de contrôle. On retrouve ces logiques d’oppression à d’autres niveaux dans le racisme ou dans les problématiques sociales. » Le véritable souci avec cette accusation, c’est qu’on reste dans un dualisme, dans une séparation entre la nature et la culture qui n’est plus pertinente, me fait remarquer Anaïs. « Ce n’est pas parce que les femmes ont été assignées à une place de soin, sur le versant soi-disant “inférieur” du dualisme nature/culture, que nous devons nous revendiquer de la culture et nous mettre à rejeter la nature. Ce qui est problématique, c’est cette dualité, et le fait de considérer un pôle comme supérieur à l’autre. » Le féminisme classique a conçu l’émancipation des femmes comme un arrachement à cette assignation à la nature. L’écoféminisme, sans renier cette possibilité, tente de l’inclure dans une vision plus large qui ne conditionne pas cette émancipation au maintien du schéma dualiste qui déprécie la nature et légitime son exploitation. Pour les écoféministes, « Il ne s’agit de revenir ni à une nature originelle ni à une féminité éternelle, écrit Émilie Hache – ni d’aucun retour à ce mouvement étant par définition impossible -, mais de se réapproprier (reclaim) le concept de nature comme nos liens avec la réalité qu’il désigne (5). »

À ce stade de notre conversation, je glisse à Sophie que je suis mal à l’aise vis-à-vis de ces pratiques qui fleurissent dans les mouvances de l’écoféminisme et de l’écopsychologie, et qui consistent à se regrouper uniquement entre femmes, ou uniquement entre hommes. N’est-ce pas, tout de même, favoriser une forme de naturalisation, une forme de démarcation assez archaïque, pour ne pas dire réactionnaire, entre hommes et femmes ? « Ce n’est pas du tout l’idée, me répond-elle. La base d’un cercle de femmes ou d’hommes, c’est simplement de se rassembler à partir de là où on en est. On a, par exemple, des cercles de femmes blanches et des cercles de femmes noires. Simplement parce qu’on n’est pas au même niveau de domination. On a plus ou moins de privilèges. L’idée c’est de déconstruire ces (non-) privilèges entre soi, pour pouvoir après rencontrer les autres, dans un nouveau type de relation de coexistence et de respect. »

De la place pour tout

Mais si on tourne le dos à la modernité, à la raison, peut-être même à la science, sur quoi se base-t-on pour cette libération ? Quand je pose cette question à Sophie, sa réponse me désarçonne un peu. « C’est comme s’il y avait quelque chose de beaucoup plus grand qui était emprisonné dans une sorte de toile, qu’il s’agit de desserrer, pour libérer l’ensemble. Cela peut faire peur parce que beaucoup d’écoféministes proposent de se plonger en soi, de libérer des émotions plutôt que de les “gérer”. C’est un processus qui doit se faire dans un cadre de bienveillance sécurisant, qui permette de retisser des liens avec soi, avec les autres, etc. C’est pour ça qu’on voit aujourd’hui des cercles de femmes ou des cercles d’hommes. C’est une très grande remise en question, ça peut être hyper-angoissant, ça peut remettre en question son rôle, son couple, sa façon de travailler, sa façon d’être. Rêver l’obscur, c’est aussi accepter de traverser cette phase de peur. » Comment faire le tri, alors, entre le spirituel, le psychologique, le scientifique, le politique ? J’entends la réponse intérieurement : il n’y a pas de tri à faire ! OK, mais comment s’assurer, en tout cas, qu’on ne mélange pas tout, qu’on ne s’illusionne pas, qu’on ne suit pas une sorte de gourou ? « Parce qu’à tout moment, ce qui fait sens, c’est de tisser du lien », me répond Sophie. Je sens qu’il demeure en moi une réserve, qui n’a cependant pas de prise sur le caractère multiforme et inclusif de l’écoféminisme. Anaïs fait écho à cela : « Je discutais récemment avec une amie qui me faisait un très beau retour. Ce qu’elle apprécie dans cette approche, c’est le pragmatisme des femmes, qui ne s’enferment pas dans la théorie. Cela leur permet d’être très libres dans leur pensée, dans leur mode d’action. Il y a donc de la place pour tout. Le mouvement n’est pas divisé, grâce à cette approche pragmatique. » Sophie confirme : « L’écoféminisme utilise tous types de savoirs et réhabilite en particulier la dimension symbolique. On vit dans une société où les visions académiques dominent les autres types de discours. Quand on parle de magie, quand on passe par des rituels, ce sont des symboles. Ainsi en va-t-il de la figure de la sorcière. D’où vient le fait qu’on la représente avec une cape et un chapeau ? C’est parce que des femmes cherchaient à résister à l’appropriation des terres. Elles étaient donc pourchassées et pour ne pas être vues, elles se déguisaient. » Un livre récent de la journaliste Mona Chollet (6) réhabilite cette figure de la sorcière auprès d’un large public. Signe sans doute que les représentations sont en train de se modifier.

Convergence des luttes ?

Comment expliquer cet heureux retour en force des luttes féministes ? « Les femmes ont trouvé des façons décisives de se relier, suggère Sophie. Avec le boom des nouveaux moyens de communication, de nombreuses personnes qui n’étaient pas visibles le deviennent. La vague MeToo a quand même libéré beaucoup de paroles. Partout dans le monde, il y a un éveil des femmes. Je le vois en Inde ou en Turquie, par exemple. De plus en plus de femmes, par rapport aux violences qui leur sont faites, disent : maintenant, ça suffit. Internet, les réseaux sociaux, les podcasts disponibles sont autant de moyens par lesquels les femmes sortent du contrôle exercé sur eux et acquièrent une conscience collective globale. Par exemple, la femme qui a fait la bande dessinée sur la charge mentale (7), cela a reçu un immense écho. Plein de femmes se sont dites : mais en fait je vis cela moi aussi. Le fait que quelqu’un ait trouvé des mots pour nommer un vécu, ça relie. »

Assiste-t-on à une sorte de révolution écoféministe, au sens d’un mouvement inclusif qui se manifeste dans le monde entier, par des luttes politiques, par des pratiques collectives, par la naissance de nouveaux rapports au monde, la réaffirmation d’une sensibilité voire d’une spiritualité ? Est-ce un tournant décisif pour les enjeux écologiques ?

« L’écologie monte, conclut Anaïs, et le féminisme monte aussi, en termes de mobilisations. Mais l’articulation entre les deux ne va sans doute pas encore de soi. Mon sentiment est qu’il y a encore énormément de chemin à faire, pour que le mouvement féministe s’approprie les enjeux écologiques et inversement. Il y a des signes de convergence mais ce n’est pas encore évident. En moi-même, à mon niveau personnel, je sens que c’est encore en construction. »

Aller plus loin…

Nul besoin d’être femme, ni écologiste, ni même membre actif-ve d’une vieille association telle que Nature & Progrès pour partager l’urgence et la force de la démarche. Et désirer l’approfondir. Reclaim est une anthologie proposée par la philosophe Émilie Hache (8). Elle permet de découvrir les textes des principales figures du mouvement, parmi lesquelles Susan Griffin, Starhawk, Joanna Macy, Carolyn Merchant, certains textes donnant l’impression qu’ils ont été écrits hier, aujourd’hui même, en réaction à la situation qui est la nôtre…

Notes

(1) Voir : www.wloe.org/unity-statement-1980.78.0.html

(2) Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre » dans Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016.

(3) Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016, introduction, p. 20.

(4) Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », Cahiers du Genre, vol. 59, n°2, 2015, pp. 103-125

(5) Reclaim, idem., p. 22.

(6) Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La Découverte : Zones, 2018.

(7) Cf. blog d’Emma Clit : https://emmaclit.com

(8) Reclaim, recueil de textes écoféministes, Éditions Cambourakis, 2016, 412 p.

La caractérisation des variétés des espèces potagères

La plupart des jardiniers, même bio, s’interrogent peu au sujet de leurs semences potagères. L’important travail d’observation nécessaire au maintien du socle de caractéristiques propres aux variétés traditionnelles et patrimoniales qu’ils aiment utiliser leur échappe donc souvent. La nécessité préalable de caractériser ces variétés n’est-elle pas cependant une condition sine qua non de cet intérêt ? Mais de quoi s’agit-il ? Et pourquoi l’importance de ce travail majeur tend-t-elle encore à leur échapper ?

Par Philippe Delwiche et Marlène Moreau

Introduction

La caractérisation préconisée par l’UPOV (Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales) peut se définir comme une méthode internationale et standardisée qui permet la description des variétés et donc la distinction de leurs caractères propres au sein des autres variétés d’une même espèce. La caractérisation vise notamment à mettre en exergue les éléments marquants de la diversité phénotypiques, comme la taille, la forme, la couleur des feuilles et des fruits, la période de maturité, l’architecture des plants ou des grappes de fruits… L’UPOV prévoit des fiches de description – dites fiches UPOV – qui permettent de compiler ces différentes observations pour une large gamme d’espèces. L’objectif poursuivi est principalement de fournir un guide de caractéristiques à observer en vue de permettre l’inscription des variétés considérées au Catalogue officiel, ou en vue de l’obtention d’un COV (Certificat d’obtention végétale).

La lente érosion des variétés traditionnelles

L’inscription d’une variété dans le « Catalogue Officiel des Espèces et Variétés » est indispensable pour sa commercialisation et c’est de cette inscription que les industriels de la semence tirent actuellement leur situation de monopole. Différents tests doivent être réalisés en vue de cette inscription. Ils portent sur les caractères phénotypiques de la variété. Ils sont dits DHS pour :

– Distinction : la variété doit être distincte de celles qui sont déjà inscrites ;

– Homogénéité : la variété doit être uniforme par rapport à l’ensemble de ses caractères ;

– Stabilité : la variété doit rester identique à elle-même suite aux multiplications successives.

Ces critères DHS permettent d’obtenir un COV, c’est-à-dire un quasi brevet industriel qui protège, pour vingt-cinq ans, la variété de la concurrence et permet l’inscription au Catalogue officiel. Ainsi, le marché des semences est-il dûment verrouillé et réservé aux seules variétés pouvant être appropriées par un COV. La majorité de ces variétés de légumes aujourd’hui inscrites sont des hybrides F1, c’est-à-dire issus de deux variétés distinctes mais qui ne sont pas stables. D’éventuelles plantes de la génération suivante présenteraient donc des caractéristiques totalement disparates et produire des semences au départ d’hybrides F1 n’aurait donc aucun sens. Le jardinier ou le maraîcher qui en utilisent doivent, par conséquent, racheter leurs semences, chaque année, au semencier qui les produits.

Publié en 2006, le Catalogue français des espèces et variétés potagères permet d’évaluer l’érosion des variétés traditionnelles au profit des hybrides :

– asperge : 23 hybrides et 2 traditionnelles ;

– aubergine : 28 hybrides et 4 traditionnelles ;

– carotte : 82 hybrides et 12 traditionnelles ;

– chicorée witloof : 36 hybrides et 1 traditionnelle ;

– chou brocoli : 8 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou de Milan : 21 hybrides et 5 traditionnelles ;

– chou-rave : 2 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou rouge 7 hybrides et 2 traditionnelles ;

– concombre 39 hybrides et 3 traditionnelles ;

– enfin, pour la tomate : 390 variétés hybrides et 19 variétés fixées, dont la ‘Saint-Pierre’, la seule de cette longue liste à être parfois cultivée par les jardiniers bio…

Pour l’agro-industrie, la fabrication d’une variété ne vise qu’à augmenter la rentabilité et à faciliter sa commercialisation, sans jamais se soucier des qualités gustatives et nutritives. Pour ne prendre qu’un seul exemple, concernant la tomate, le caractère « durée de conservation » évalue la fermeté sur des fruits cueillis alors que la couleur verte a disparu sur la moitié de leur surface ! Et l’observation peut se prolonger pendant cinquante-six jours. Il est donc possible d’acheter aujourd’hui, dans la grande distribution, des tomates cueillies… deux mois plus tôt !

Se réapproprier le travail de caractérisation

Il est très important de distinguer les objectifs qui animent les artisans-semenciers – les « sentinelles » actives dans la sauvegarde du patrimoine – et les jardiniers, de ceux que poursuivent l’UPOV et, avec elle, les géants de l’agro-industrie qui recherchent un monopole commercial.

Pour les défenseurs de la biodiversité cultivée, la caractérisation présente différents intérêts. Elle participe, tout d’abord, au maintien des variétés populations, mais sans les brider, afin de permettre une coévolution, sous l’action des terroirs et de l’Homme. Il s’agit de s’assurer que les variétés multipliées sur le long terme correspondent bien à un socle de caractéristiques lié à la variété de départ, et de fixer des balises à une sélection conservatrice in situ qui sera nécessairement « évolutive » par rapport à son environnement. Leur grande résilience leur permet, en effet, de s’acclimater, de s’adapter au milieu, tout en répondant à des pratiques et des besoins locaux, aux attentes du consommateur, en ce qui concerne les qualités nutritives et gustatives, mais aussi au grand défi que représente la perspective d’une adaptation au changement climatique.

Ce travail est également utile en vue de la réinscription de certaines variétés au sein du catalogue national. Dans ce cas, la caractérisation est importante afin de pouvoir les comparer avec des variétés figurant dans la littérature semencière ancienne, dans le but de prouver leur origine régionale, comme le requiert la réglementation. C’est d’ailleurs à un retour de cet exercice, réalisé avec l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’, que sera consacrée la deuxième partie de cet article. Enfin, pour les férus d’histoire, ce travail de caractérisation permet aussi de retracer l’histoire passionnante de nos variétés à travers les siècles.

Les variétés locales ou patrimoniales sont des variétés population qui sont apparues dans une région, ou dans la ceinture verte d’une ville, et qui ont subi la sélection naturelle pendant des décennies – comme la chicorée frisée ‘de Namur’ – et même pendant des siècles – comme la carotte ‘Yellow belgian carrot’. Elles peuvent également avoir été introduites et, en s’adaptant à leur nouveau terroir, avoir perdu leur nom et une partie de leurs caractères, comme la variété allemande apparue dans la ceinture verte de la ville de Bautzen, ‘Bautzener Dauer’, devenue ‘Blonde de Laeken’ lorsqu’elle fut adoptée par les maraîchers et les consommateurs bruxellois.

 

Variétés population et lignées pures

Il existe plusieurs types de variétés au sein de chaque espèce potagère. Une variété est constituée d’un ensemble de plantes qui présentent des caractères communs, visibles et invisibles, qui la distinguent des autres variétés de la même espèce.

Les variétés population – aussi appelées anciennes, locales, de pays, de ferme ou traditionnelles – sont les plus anciennes : elles existent depuis les débuts de l’agriculture et sont à l’origine de toutes les variétés modernes. Pour les espèces potagères, elles sont majoritairement issues d’un travail collectif de maraîchers installés dans la ceinture verte des villes dont elles portent souvent le nom. Elles sont multipliées en pollinisation libre, sélectionnées par sélection massale et leur grande diversité génétique permet, par une constante évolution, de s’adapter à des conditions de sols, de terroirs et de climats qu’il est difficile d’imaginer.

Prenons pour exemple le haricot, originaire d’Amérique, et qui n’est déjà plus une plante sauvage lorsqu’il est introduit en Europe, à la fin du XVe siècle. Sa culture est déjà recommandée, en 1560, dans l’ouvrage Della Agricoltura de l’agronome italien Giovanni Tatti. Lors du processus de domestication en Europe, un caractère va freiner sa progression vers le nord du continent : sa sensibilité à la photopériode qui, sous les tropiques, ne lui permet de fleurir que pendant les périodes de jours courts. Sous nos latitudes, où les jours sont longs en été, le haricot ne fleurit qu’en octobre, lorsque les jours raccourcissent et il n’a donc pas le temps de terminer son cycle de vie. La souplesse d’adaptation des variétés population et la sélection vont permettre de supprimer totalement, en quelques siècles, toute sensibilité à la photopériode et d’obtenir une floraison qui s’effectue indépendamment de la longueur des jours. A tel point qu’en Suède, un pays ou le soleil ne se couche plus à l’approche du solstice d’été, les « Brunabönorfrån Öland« , quatre variétés traditionnelles de haricot brun ‘Bonita’, Karin’, ‘Katia’ et ‘Stella’ sont cultivées sur l’île d’Öland. Patience et longueur de temps !

Pour Jean Pierre Berlan, les variétés populations sont les seules qui méritent le terme de variété puisqu’il n’hésite pas à déjà parler de clone à propos des lignées pures. Les lignées pures sont issues d’individus, prélevés parmi les variétés population, qui présentent les caractères recherchés. Isolés et multipliés entre eux, pendant plusieurs générations, ils produisent une majorité d’individus identiques mais munis d’un patrimoine génétique fortement amoindri par une consanguinité prolongée. Les premières lignées pures furent plutôt sélectionnées par des obtenteurs qui n’étaient plus des maraîchers ou des paysans mais des semenciers, comme les Vilmorin.

Nous l’avons dit : les hybrides F1 sont obtenus par le croisement de deux variétés différentes de lignées pures qui fournit des individus très homogènes et d’une grande vigueur par l’effet d’hétérosis. Contrairement aux variétés population et aux lignées pures, les hybrides sont instables dans leur descendance et impossible à reproduire par le jardinier. Les critères de sélections de ces variétés ne visent qu’à satisfaire la filière du maraîchage industriel et de la grande distribution.

 

Génotype et phénotype

Le génotype est l’ensemble de l’information génétique d’un individu, alors que le phénotype est l’ensemble des caractères observables – vue, goût, odorat… – de l’individu. Il constitue l’expression du génotype qui ne produit donc qu’en partie le phénotype.

Exemples : de vrais jumeaux possèdent un génotype identique. L’un d’eux, souvent dans la maison, reste blanc de peau alors que l’autre passe ses journées au soleil et possède une peau bronzée : à génotype égal, le phénotype « couleur de la peau » est différent. Le phénotype est donc le reflet du génotype, auquel s’ajoute l’influence du milieu et du climat. Pour les variétés des espèces légumières, la sélection ne peut s’effectuer que sur les caractères observables :

– résistance au froid, à la chaleur, à la sécheresse, à l’humidité, aux maladies… ;

– précocité, port végétatif, rendement… ;

– couleur, forme, tendreté, goût… ;

– aptitude à la conservation…

A titre d’exemple : la caractérisation de l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’

Le ‘Rouge pâle de Huy’ apparaît, au plus tard, à la fin du XIXe siècle, dans le catalogue du marchand-grainier Auguste Dony, d’Antheit (1898). Au début du XXe siècle, ce sont les marchands Collette-Ronchaine, de Huy (1900), Alexis Perwez, de Statte (1905), Collette-Mühlen, de Huy (1909), Athanase Guyaux-Hankenne, de Huy (1923), Gonthier, de Wanze (1924), Lafontaine, de Statte (vers 1930), ainsi que la coopérative socialiste Les Campagnards, de Tihange (1921), qui le commercialisent. On voit donc que cette variété population fut sélectionnée et maintenue par une importante communauté de maraîchers-semenciers cultivant les terres de la ceinture verte de la ville de Huy. Dans les années 1970-1980, les dernières terres maraîchères sont avalées par l’urbanisation mais la maison Gonthier propose toujours l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ dont la semence est produite en France, sans doute par ou pour le semencier Vilmorin-Andrieux. Celui-ci le propose, en effet, dès 1947, dans son Dictionnaire des plantes potagères. Il disparaît du catalogue Gonthier lors d’une première faillite, en 1995.

Dans le cadre du sauvetage de notre patrimoine légumier et du projet Biodomestica, Laurent Minet, du CTH Gembloux, obtient, en 2014, un lot de graines conservées par le centre de recherche agronomique de Wageningen, aux Pays-Bas. Celles-ci proviennent de la maison Simon Louis Frères & Cie, de Bruyères-le-Châtel en Ile-de France, un important producteur de semences potagères. Cette présence en France n’est pas étonnante, l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ y ayant connu un succès certain jusque dans la région de Bordeaux. Le travail de multiplication et d’observation peut donc commencer au CTH Gembloux.

En 2018, une belle parcelle est dédiée à notre oignon chez l’artisan-semencier Semailles et nous nous réunissons, avec Laurent, pour effectuer la caractérisation. Il est nécessaire, dans un premier temps, de vérifier si la variété retrouvée correspond bien à la variété d’origine ; nous nous limitons pour cela à l’observation du bulbe qui est la seule partie de la plante quelque peu décrite et illustrée dans les documents anciens à notre disposition. Il est à noter que ces catalogues de graines, revues horticoles et livres de jardinage anciens sont importants pour ce travail mais ils apportent également la preuve historique de l’existence d’une variété patrimoniale, indispensable à l’inscription, par la Région Wallonne, dans la liste D des anciennes variétés destinées au jardinage amateur.

Une fois établie l’adéquation entre le lot reçu et la variété recherchée, la caractérisation se poursuit en observant les caractères mais que la documentation ne permet pas d’appréhender. Caractères propres au bulbe – nombre de points végétatifs par kilo, teneur en matière sèche… – ou aux feuilles – port, cassure, longueur… – ainsi qu’à l’époque de maturité et à la tendance à la montaison. Pour certaines espèces potagères, il est nécessaire d’effectuer ces observations en plusieurs étapes, en tenant compte des stades de croissance, et sur deux ans, en ce qui concerne les espèces bisannuelles. Ce travail terminé, les variétés patrimoniales peuvent intégrer le catalogue des artisans-semenciers et c’est alors aux jardiniers amateurs de les adopter et d’en assurer la pérennité.

Aux semences, citoyens !

Standardiser à jamais les principales variétés potagères est la grande ambition commerciale de l’industrie semencière. Les hybrides F1 permettent ainsi de les vendre et revendre, année après année, à qui veut encore s’amuser à les cultiver – alors qu’il est pourtant si facile de les acheter, sous plastique, en grandes surfaces… Mais l’industrie cherche-t-elle vraiment à améliorer la vie des gens ? Jamais de la vie ! L’industrie veut juste du profit et c’est son talon d’Achille, le citoyen l’a enfin compris. N’ayant de cesse de déconstruire ce que sa grande crédulité a docilement avalé des décennies durant, il s’aperçoit que la semence non plus, ce n’est pas tout à fait ce qu’on lui avait toujours dit…

La semence boucle le cycle de la vie végétale, au champ comme au jardin. A travers elle se joue la capacité d’une plante à s’adapter à des conditions spécifiques, à travers elle se détermine tout ce qui doit être conservé et tout ce qui doit évoluer, de la fourche à la fourchette… Aussitôt qu’ils intègrent cela dans l’intimité profonde de leurs pratiques, dès que la connaissance et le savoir-faire oubliés arrivent jusqu’à eux, jardiniers et maraîchers refusent de laisser cette prérogative essentielle aux seuls industriels. Car ce patrimoine est en grande partie le leur. Cette grande diversité variétale locale est précisément celle qu’avaient cultivée pour eux leurs ancêtres. Au nom de quoi laisser, sans réagir, l’industrie faire main basse sur un bien aussi précieux ? C’est un non-sens qui saute alors aux yeux. Encore faut-il maîtriser tous les tenants et aboutissants de cette démarche salutaire. En cela réside la vraie gageure…

Politique Agricole Commune : Priorités stratégiques wallonnes pour l’après 2020

Nature & Progrès défend l’agriculture biologique depuis sa création, dans les années septante. Depuis lors, la crise écologique, pourtant déjà bien présente, n’a fait que s’amplifier. Le défi climatique installe aujourd’hui la bio en position de seule véritable alternative agricole. La révision de la Politique Agricole Commune (PAC) européenne est donc un moment charnière afin de mettre en avant quelques propositions qui nous semblent vitales pour l’avenir de nos sociétés…

Par Marc Fichers

Introduction

Quelles sont les lignes de force que trace notre Code wallon de l’agriculture ? Il rappelle tout d’abord que la fonction nourricière est la fonction première de l’agriculture wallonne, puis il affirme avec force que la forme d’agriculture à encourager est familiale, à taille humaine, rentable et pourvoyeuse d’emplois. La Wallonie doit donc s’orienter vers l’écologiquement intensif, c’est-à-dire vers une agriculture qui s’appuie sur les processus et les fonctionnalités écologiques afin de produire sans compromettre l’aptitude du système à maintenir sa propre capacité de production. Elle doit mieux utiliser les fonctions des écosystèmes, les processus écologiques, l’information et le savoir afin de minimiser les intrants, et de remplacer les intrants synthétisés chimiquement.

Un tel code ne peut, bien entendu, jamais se poser en outil d’exclusion, il ne peut en aucun cas se permettre de balayer les exploitations agricoles qui ne satisfont pas à ses définitions. Le Code wallon de l’agriculture doit toutefois être une source d’inspiration lorsqu’il s’agit de définir les lignes à suivre pour orienter la PAC européenne, à l’horizon 2025. La production agricole est basée sur la vie du sol ; elle évolue donc lentement et cinq années restent un horizon très court pour tracer des perspectives nouvelles.

La PAC dépasse toutefois la production agricole au sens strict ; elle concerne le monde rural dans sa diversité. Voilà donc la première constatation qui, certainement, s’impose : alors que l’objectif premier de l’agriculture est bien de nourrir, et que l’ensemble des aides apportées au monde agricole émanent des pouvoirs publics, les simples citoyens sont les grands absents de ces débats sur la production de ce qui fera leur assiette. Or la sensibilité du consommateur a fortement évolué sur les questions alimentaires ; il semble donc naturel qu’il ait son mot à dire dans la réflexion concernant les orientations futures de la PAC.

Reconnecter le monde agricole avec la société civile

Aux yeux de Nature & Progrès, la PAC doit impérativement se positionner comme l’outil majeur du redéploiement, dans nos campagnes, d’une agriculture à taille humaine, pourvoyeuse d’emplois et respectueuse de l’environnement. Il nous paraît indispensable que cette agriculture s’appuie sur l’autonomie de fermes de type familial qui doivent demeurer les unités de base de la production agricole mais également de la transformation et de la commercialisation des denrées. La ferme, ainsi conçue, est le lieu naturel où se rencontrent et se connaissent le paysan et le citoyen ! Une telle généralisation du circuit court de l’alimentation reste le seul et unique mode d’organisation du système alimentaire qui soit de nature à rendre au citoyen la confiance qu’il a perdue face à tout ce qui compose aujourd’hui son menu quotidien, souvent industrialisé jusqu’au plat préparé.

L’agriculture doit être réaffirmée dans son rôle de secteur primaire de notre économie car le travail avec le vivant n’a aucune vocation à s’industrialiser, d’une part, et car il n’est pas normal, d’autre part, qu’une denrée de la grande distribution rémunère des services pour les deux tiers de son prix, en moyenne, au détriment de la survie même du monde agricole. Gageons donc que le bénéfice d’un retour au circuit court est un bienfait global pour nos sociétés, depuis le renforcement de liens de proximité élémentaires jusqu’à l’amélioration de la santé publique, en passant par une pédagogie du réel compromise par l’urbanisation galopante… De plus, la plus-value économique apportée par la transformation et la valorisation locales de productions de grande qualité reste sans doute très largement sous-estimée.

Quelques points précis pour que la PAC aille dans ce sens

L’examen des différents points composant ce qu’il faut bien appeler un règlement peut, bien sûr, s’avérer fastidieux. Nous nous en tiendrons donc à l’essentiel :

– A des paiements directs sur base de la surface, il faut substituer des paiements directs sur base des postes occupés car nos fermes wallonnes sont des gisements d’emplois peu qualifiés, et non des territoires à monocultures mécanisées. Le secteur bio montre clairement que la prospérité d’une ferme autonome réside avant tout dans la plus-value apportée à ses productions, celle-ci se traduisant toujours par un besoin croissant de main-d’œuvre…

– Les subventions de la PAC doivent rester des aides conjoncturelles, elles ne doivent pas devenir un revenu en soi. Il faut donc s’orienter vers la mise en place de plafonds de subvention assortis d’une dégressivité.

– La PAC parle d’« agriculteur actif », là où notre Code wallon ne connaît que le terme d’agriculteur. La bio, qui est un secteur innovant et rentable, concerne maintenant 10% des surfaces et 10% des agriculteurs, mais les agriculteurs qui l’ont démarrée, il y a quarante ans étaient, l’étaient pour beaucoup à titre complémentaire. Il est donc important d’ouvrir la définition d’« agriculteur actif » aux agriculteurs à titre secondaire, laissant ainsi une porte ouverte à l’installation progressive…

– La « conditionnalité » des aides au respect de certains ensembles de règles – environnementales notamment – doit devenir beaucoup plus ambitieuse ! Quel est, en effet, l’agriculteur qui refuserait aujourd’hui d’être accompagné pour que ses cultures soient plus en lien avec son environnement, alors que la production agricole n’a eu de cesse, depuis des décennies, de se désolidariser de la nature ? Ce qui ne fut qu’un « verdissement » de la PAC doit donc être largement accentué et certainement orienté vers un travail d’information des agriculteurs : si le recours aux pesticides, par exemple, venait à ne plus être autorisé – comme c’est le cas en bio -, ils devraient alors veiller à mieux prendre soin de leur sol et y permettre un large développement des auxiliaires utiles… Une telle dédramatisation des pratiques plus respectueuses de la nature pourrait notamment accélérer l’évolution de subventions aux investissements agricoles : ne vaut-il pas mieux cofinancer, par exemple, un outil de désherbage mécanique plutôt qu’un pulvérisateur ? N’est-il pas préférable, dans le même ordre d’idées, de limiter la taille des terres, surtout dans les cultures peu accueillantes pour la biodiversité : pommes de terre, betteraves, etc.

– Les alternatives aux pesticides doivent faire l’objet de programmes de recherches spécifiques mais également de structures d’autoformation des agriculteurs. La bio – l’a-t-on assez dénoncé ? – est très longtemps restée le parent pauvre de la recherche agronomique, ce qui n’a pourtant pas empêché ses techniques de production d’évoluer constamment. Deux conclusions à cela : d’abord, la bio n’a vraiment pas coûté cher à la collectivité, en regard de ce qu’elle lui rapporte – en comparaison, le coût de l’agriculture industrielle est incroyablement élevé -, ensuite, les échanges et la collaboration entre agriculteurs se sont avérés beaucoup plus efficaces qu’une concurrence stérile. Néanmoins, les aides à la formation de la PAC doivent également accompagner les structures de formations autonomes des agriculteurs. La formation agricole doit également être le premier maillon de l’évolution des agriculteurs vers l’autonomie. L’agriculteur de demain sera autonome… ou il ne sera pas !

"Nourricière", vous avez bien dit "nourricière" ?

Au sujet des pommes de terre précisément, est-il encore judicieux d’aider, en Wallonie, la culture de trente-cinq mille hectares de patates principalement destinées à l’exportation ? Deux mille hectares sont, en effet, largement suffisants pour nourrir les populations wallonne et bruxelloise… Notre propos n’est pas ici de choquer les inconditionnels de la frite mais bien d’être cohérent avec le principe d’une agriculture nourricière. Or, tant d’un point de vue économique qu’écologique, il paraît ridicule de produire des patates pour les exporter, là où d’autres spéculations seraient sans doute plus rentables et moins dommageables pour l’environnement…

Mais, si l’agriculture nourricière devient notre priorité, ne faudrait-il pas s’interroger avant tout sur les aides accordées à la culture céréalière ? Un quart de nos céréales est aujourd’hui transformé… en bioéthanol ! Et trois petits pourcents seulement terminent en farine… Ceci signifie que la plus grosse partie de la production céréalière n’est pas directement destinées à l’estomac du Wallon, même si nos céréales servent à nourrir. Enfin, admettons qu’elle nourrisse principalement volailles et cochons car, en ce qui concerne les bovins, ces braves ruminants, l’optimum est quand même de les laisser manger de l’herbe, n’est-ce pas ? Nature & Progrès est donc favorable à la suppression des subventions qui favorisent les exportations, surtout si celles-ci sont le fait de structures industrielles qui ne sont pas gérées par des agriculteurs… Et, à plus forte raison, si elles sont destinées à concurrencer les productions vivrières des pays du sud…

Constatons également que plus sont isolées les composantes d’un secteur, plus la déstructuration le guette. Les producteurs laitiers se sentent, par exemple, bien seuls quand ils livrent leur lait aux laiteries. L’autonomie n’est donc pas l’isolement ; elle suppose l’échange de savoir-faire et la collaboration. Des éclaircies apparurent, dans le secteur laitier, avec l’auto-transformation du lait et, plus encore, avec l’installation de très petites coopératives de producteurs, comme Biomilk qui regroupe une quarantaine d’agriculteurs depuis 2002. Les réflexions sur la PAC ne doivent donc pas se limiter à l’aide aux agriculteurs en difficulté mais doivent surtout concerner les structures qui préparent l’avenir en unissant les forces.

Mesure-t-on assez, enfin, le risque que courent les spéculations qui ne survivent plus qu’avec l’aide de subventions ? Si l’élevage bovin viandeux, par exemple, n’est plus rentable que grâce aux primes, n’est-il pas grand temps de réorienter celles-ci pour qu’elles encouragent précisément à plus d’autonomie ?

Revenons-en au consommateur…

Ajuster la production à la consommation est une question éminemment moderne. La Politique Agricole Commune gagnerait donc à être davantage réfléchie comme une Politique Alimentaire Commune car nous sommes tous – agriculteurs et consommateurs – au cœur d’un vaste système alimentaire commun dont il faut pouvoir appréhender l’extrême complexité. Quoi qu’il en soit, une agriculture qui se bornerait à produire, sans tenir compte du double critère de qualité et de proximité aujourd’hui imposé par le marché, ne semble plus défendable. Il ne faut donc plus la subventionner. Mais le sens précis qui doit être donné à ce nouveau critère ne pourra être défini qu’avec l’apport des voix de tous les acteurs du système, pas seulement les agriculteurs donc mais aussi les consommateurs, les habitants des villes et des villages qui décriront, ensemble, l’agriculture qu’ils désirent voir émerger, demain, sur le territoire où ils vivent… Nature & Progrès redoublera d’efforts en ce sens.