Brève histoire de la domestication des céréales

Bon. Quelle est la question ? Toujours globalement la même, sans doute : celle de l’adéquation des denrées que nous mangeons avec les êtres que nous sommes. Et s’il est sans doute possible de disserter longuement sur la seconde partie de la proposition, c’est cependant la première que notre expérience nous rend plus aptes à évoquer. Et si nous sommes souvent bien conscients d’une coévolution entre l’homme et l’animal, notre imaginaire ne nous pousse guère à penser qu’elle fut semblable entre l’homme et les plantes. Et pourtant…

Par Jürg Schuppisser

Introduction

L’industrie agroalimentaire, pour n’évoquer que ses obsessions, rêve aujourd’hui d’une céréale immuable et standardisée dont seraient faits – à l’identique ou presque – tous les pains du monde. Elle aimerait nous faire croire, par conséquent, que la même demi-douzaine de plantes qu’elle cultive intensivement ont existé de toute éternité. Rien n’est évidemment plus faux car la nature, dans sa logique de diversité et de résilience, a prévu tout autre chose…

A l’heure où, par exemple, la culture du grand-épeautre – la céréale historique de Wallonie ! – semble retrouver quelques couleurs, nous devons mieux comprendre qui est vraiment cette plante et en quoi consiste vraiment son caractère local. Bref, qui sont plus généralement ces plantes que les premiers agriculteurs européens emportèrent dans leurs bagages, que leur est-il arrivé et en quoi sont-elles susceptibles d’aider, aujourd’hui encore, une agriculture locale ? Quelle est leur histoire et, surtout, quelle est notre histoire commune ?

Une très, très vieille galette

Dans le contexte du réchauffement post-glaciaire – il y a plus de dix mille ans -, une gigantesque bande limoneuse, nommée « loess« , est déposée par les vents sur notre continent, de la Bretagne à la Pologne et jusqu’en Ukraine, voire au-delà. Sa progressive décalcification par l’infiltration des eaux pluviales réduit petit à petit son acidité. Après plusieurs milliers d’années, la végétation retrouve une nouvelle biodiversité naturelle. En dix mille ans, les sols passent de l’ocre argilo-limoneux aux terres brunes noirâtres (1).

Cinq mille ans plus tard – vers 5.300 avant JC -, les conditions sont réunies pour que des agriculteurs – les populations néolithiques – viennent progressivement s’établir « chez nous ». Sédentaires, ces premières populations pastorales européennes parcourent, étape par étape, environ trois mille kilomètres en trois mille ans – sans Ryanair ! -, riches de l’expérience de plusieurs millénaires de domestication d’animaux d’abord, de plantes sauvages ensuite. Ces pasteurs arrivent principalement de ce qu’on appelait autrefois le Croissant fertile (2). Sur le site de Shubayqa, dans le nord-ouest de la Jordanie actuelle, des archéologues ont retrouvé les traces d’une galette de céréales sauvages confectionnée par des chasseurs-cueilleurs, il y a… 14.400  ans ! Cette découverte est de taille pour comprendre l’évolution des relations entre l’homme et les plantes, et singulièrement les céréales.

Une équipe internationale de l’université de Copenhague y mit au jour un site composé d’une structure ovale avec un trou au milieu ; elle est entourée de pierres soigneusement disposées. L’équipe ne sait pas encore si cette construction était habitée ou si elle servait à autre chose, notamment à des rituels. Mais, en fouillant dans les sédiments elle découvrit des échantillons qui ne correspondent ni à des graines ni à des morceaux de bois carbonisés mais ressemblent plutôt à des miettes… de pain grillé ! Les travaux de datation et les microscopes ultra-modernes montrent que la galette ne provient pas d’une société sédentaire mais de chasseurs-cueilleurs qu’on nomme les Natoufiens, un peuple qui vécut sans doute la transition avec la condition d’agriculteur (3). Confectionnée avant même l’apparition de l’agriculture et des pratiques agricoles, la galette était-elle spéciale et occasionnelle ? A-t-elle déclenché l’envie d’en produire progressivement plus ? A-t-elle contribué à la décision de ces populations de commencer à cultiver des céréales ?

Bernard Ronot, fondateur de Graines de Noéwww.graines-de-noe.org – qui fait partie du Réseau des Semences Paysannes en France, nous apporte des éléments de compréhension. Debout au milieu d’un conservatoire de sélection de céréales, il explique (4) : « Voyez ici c’est le premier blé, un blé sauvage découvert dans le Croissant Fertile et qui donnait quatre ou cinq grains seulement. A maturité, ce grain tombait tout seul pour se ressemer naturellement. » Mais fallait-il le ramasser ou le cueillir juste avant la maturité ? Bernard Ronot continue : « Il était très très nutritif et nourrissant, sans commune mesure avec les blés modernes d’aujourd’hui. Il portait des organes mâles et femelles ; il se multipliait par lui-même et peut donc être qualifié d’autogame. Malgré cela, il y a eu des croisements entre des épis vivant côte à côte…« 

Une coévolution des plantes et des humains

Isabelle Goldringer, chercheuse à l’INRA – Le Moulon (5), explique qu’il faut remonter jusqu’à la domestication pour vraiment comprendre le rôle des premiers paysans sélectionneurs. Les archéo-botanistes font, en effet, remonter les preuves archéologiques de la domestication à 8.500 ans avant JC – ou 10.500 ans BP, pour Before Present.

« Disons-le d’emblée, résume Isabelle Goldringer, il s’agit d’une coévolution commune entre les plantes et les humains ! Les humains ont, petit à petit, transformé les plantes pour les rendre aptes à leur utilisation. Mais les plantes, en se laissant domestiquer, ont aussi conduit à la sédentarisation des hommes, à la production de nourriture en quantité plus importante, et donc au développement des outils, des pratiques agricoles et des populations. Il faut absolument voir les choses de cette manière interdépendante, à l’échelle de milliers d’années, pour comprendre les choix, à faire au quotidien, des agriculteurs. Si vous récupérez une semence de variété intéressante sur le plan gustatif, esthétique, productif, il faut aussi que vous vous adaptiez à cette variété et pas uniquement que vous l’adaptiez à vos pratiques ! Par exemple : fait-il un semis de printemps ou un semis d’automne ? Vous faut-il cinquante ou deux cents kilos à l’hectare ? Vous faut-il un semis mixte avec des légumineuses afin de fixer l’azote, comme de l’avoine et des lentilles ensemble ?« 

Ce que nous nommons domestication est donc un ensemble de changements qui vont faciliter la récolte et la transformation ultérieure des plantes. Parmi les objectifs de sélection recherchés figurent la fructification synchronisée des épis et la fixation stable des grains au rachis à maturité. Dans le cas de la première céréale domestiquée, par exemple, l’engrain sauvage et son cousin domestiqué – aussi appelé « petit épeautre » – sont morphologiquement identiques, avec une différence essentielle toutefois : à maturité, les grains de la céréale sauvage tombent spontanément.

L’origine et la diffusion des plantes cultivées

Les datations « carbone » des restes de plantes retrouvés dans les fouilles archéologiques et les examens génétiques des plantes domestiquées cultivées permettent non seulement d’identifier les parents sauvages respectifs de chacune mais aussi de déterminer les lieux, les modifications morphologiques de la domestication, les conditions de vie d’origine et leur diffusion au cours de l’histoire… Voici quelques éléments de l’état des connaissances, sous forme d’une hyper-synthèse de la traduction, par Michel Chauvet, d’un des livres majeurs de référence en la matière : La domestication des plantes, de Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, paru chez Actes Sud (6). Cet essai d’écologie historique comporte d’importants chapitres sur les céréales, base majeure de notre alimentation à l’échelle mondiale, mais aussi sur tous les types de légumes et de fruits. Il est donc à lire absolument.

Un peu de géographie tout d’abord : les premières plantes domestiquées, il y a plus de dix mille ans, en Asie du Sud-Ouest, sont l’engrain et l’amidonnier – les deux blés de l’époque -, ainsi que l’orge. Le pois chiche, le lin, la lentille, le pois et l’ers accompagnent les céréales, à la même période et surtout dans les mêmes lieux. Cette « combinaison céréale/légumineuse » – le dream team néolithique – a été semée et récoltée dans tout le Croissant fertile. A la même époque, le mouton et la chèvre sont également « maîtrisés » par l’Homme, le bœuf et le porc suivent de près. L’amidonnier domestiqué, à l’origine de nos céréales est donc présent partout dans le Croissant fertile depuis dix mille ans, comme son ancêtre. Il ne peut pas y avoir d’autre lieu d’origine. Comme l’Homme et les plantes domestiquées forment une coévolution, l’agriculture néolithique, telle qu’elle a ensuite gagné l’Europe, a donc la même origine géographique. Les résultats des fouilles archéologiques des différentes régions d’Europe attestent la présence de cette même combinaison de plantes, à l’exception du pois chiche et de l’ers, durant les millénaires qui ont suivi la domestication…

Un peu de biologie maintenant

La majorité des espèces de plantes dans le monde sont fécondées par le pollen d’une autre plante de la même variété, avec des variantes « techniques » : elles sont allogames ! Mais l’engrain et l’amidonnier, l’orge et les légumineuses qui forment la combinaison néolithique dont nous venons de parler ne sont pas allogames. De manière prédominante, le pollen mâle féconde la fleur femelle sur la même plante. Notre « dream team » est autogame. Est-ce un hasard ? Les plantes autofécondées domestiquées croissent nécessairement séparément l’une de l’autre, et surtout de leurs ancêtres sauvages. Cela permet à l’agriculteur de semer les cultivars sélectionnés dans une zone géographique proche de ses ancêtres sans trop compromettre une reproduction à l’identique, donc en lignée relativement pure. Cela permet aussi de conserver une certaine identité variétale et de la « fixer » relativement vite, d’autant plus que nous parlons de plantes annuelles. Ce sont sans doute les conditions de base de la réussite d’une domestication…

Toutefois, notre « dream-team » n’est pas strictement autogame ! Elle est occasionnellement allogame avec un voisin de la même espèce mais aussi avec une espèce différente, domestiquée ou non, ce qui conduit à une flexibilité génétique servant à combiner et à remanier les gènes provenant de différentes sources. Un épisode allogame occasionnel peut donc servir à l’introduction d’un gène protecteur d’une maladie, à une adaptation à la géologie du terroir ou aux conditions climatiques, aux adventices voisins, ou surtout… aux objectifs nouveaux et aux changements de pratique de l’agriculteur ! Un épisode allogame occasionnel sera nécessairement suivi d’épisodes autogames qui refixeront rapidement la nouvelle sélection. L’agriculteur attentif observera et sélectionnera, année après année, les grains qui resteront le plus longtemps sur l’épi, s’éloignant ainsi des ancêtres sauvages dont les grains tombent automatiquement à maturité et rendent la récolte très aléatoire, ainsi que nous l’a indiqué Bernard Ronot.

Cet épisode entraîne donc des transformations morphologiques majeures de la céréale ! Les attaches faibles de l’épillet sauvage conditionnent une dispersion naturelle maximale des graines. Pour faciliter la moisson, les graines seront donc invitées à attendre un peu et les attaches deviendront donc plus solides. C’est le moment clé de la domestication : les plantes deviennent dépendantes des hommes !

Rien dans la nature ne fonctionne de manière simpliste : les exceptions à une règle de base permettent de ne pas figer les processus évolutifs. Ceux-ci sont peut-être les garants du maintien de la biodiversité des plantes domestiquées à côté de celle des plantes sauvages. Mais comment ne pas entrevoir, dès à présent, que le conservatoire génétique naturel et vivant in situ des ancêtres sauvages et des nombreuses variétés domestiquées dans les nombreux terroirs du monde sont et restent utiles et indispensables ?

Reprenons notre récit, beaucoup plus en amont encore, il y a cinq cent mille ans environ. Les acteurs en sont alors de simples herbes, des graminées sauvages, en très grand nombre. Différentes variétés prospèrent, depuis les terres situées en bordure du Jourdain – la limite actuelle entre Israël, la Jordanie et la Cisjordanie – dont le climat est méditerranéen, jusqu’à l’ouest de l’Iran, en passant, plus au nord, par le sud de la Turquie actuelle, la Syrie et l’Irak traversés par le Tigre et l’Euphrate, le tout formant ce qu’il fut convenu d’appeler le Croissant fertile. Ces terres nourrissaient l’humanité depuis des temps immémoriaux. Parmi toutes ces herbes dont nous parlons, deux blés seront domestiqués : l’engrain et l’amidonnier.

L'engrain, la petite perle, et l'amidonnier, l’ancêtre commun des autres blés ?

L’engrain sauvage (Triticum subsp. aegilopoïdes) se différencie peu de l’engrain domestiqué, (Triticum subsp. monococcum) aujourd’hui également appelé « petit épeautre ». Tous deux sont diploïdes, possédant le même génome AA, de sept paires de chromosomes, soit quatorze chromosomes en tout. C’est l’espèce de blé la plus « simple », venue en lignée directe du sauvage au cultivé. Sa domestication fut le résultat de sélections paysannes successives qui aboutirent à des modifications morphologiques des épis, mettant ainsi fin à la dispersion spontanée des grains à maturité. Il en existe, depuis lors, une multitude de variétés locales ou régionales, simples ou doubles. Ce petit épeautre a nourri les humains pendant de nombreux millénaires, même en Europe : il fit partie, avec l’amidonnier, l’orge, le lin, les pois et les lentilles, de la dream team néolithique, trouvée dans les besaces des premiers agriculteurs du rubané qui sont finalement arrivés jusqu’en Hesbaye. Il contiendrait très peu de gluten indigeste. De nos jours, sa culture est toutefois devenue marginale parce que totalement inadaptée aux procédés industriels de la boulangerie mécanisée. Vous le trouverez encore dans le commerce comme céréale à cuisiner et, rarement, sous forme de pain légèrement orangé grâce au carotène qui lui confère sa douceur naturelle. En cherchant bien, on peut en trouver dans les très bonnes boulangeries artisanales, bio si possible. De petite taille, sa finesse lui donne un aspect fragile ; sa paille très fine est idéale en vannerie et sa couleur vert tendre émerveille. Il est au blé, ce qu’est la soie aux fibres textiles naturelles…

Dans les mêmes régions d’origine que l’engrain sauvage, vivait également il y a quelques centaines de milliers d’années, l’amidonnier sauvage (Triticum turgidum subsp. dicoccoïde). Cet amidonnier est, quant à lui, une hybridation exceptionnelle, une polyploïdisation qui n’a rien d’un croisement naturel de type allogamique entre deux cultivars, en principe autogames – c’est-à-dire qui s’autofécondent – à plus de 95%. Triticum urartu (AA) et Aegilops speltoïdes (BB) étaient deux diploïdes différents, possédant deux génomes de sept paires de chromosomes. Ils se juxtaposèrent dans l’amidonnier, un tetraploïde de vingt-huit chromosomes, devenu Triticum turgidum subsp. Dicoccum après sa domestication suite aux sélections et à la culture par les Hommes, il y a dix mille ans environ. A ce stade, la lignée reste vêtue – speltoïde – : à maturité, le grain reste habillé de ses glumes. Au début de l’agriculture, cet amidonnier est le principal blé cultivé ; c’est l’acteur vedette de la dream team du Néolithique, mangé en grains décortiqués et en pains non levés. Les blés amidonniers qui suivront généalogiquement seront nus. Ils resteront tétraploïdes et prendront les noms de Triticum turgidum subsp. durum – dur -, subsp. turgidum – poulard – subsp. polonicum – hispanique et pas polonais -, subsp. carthlicum – de Perse – et d’autres variétés régionales. Les deux premiers, les blés durs et les poulards, seront principalement cultivés dans le bassin méditerranéen. Ils permettent aujourd’hui de fabriquer semoules et pâtes alimentaires. Nul besoin d’expliquer leur importance économique.

Le rôle central d'Aegilops squarrosa-triticum tauschii

L’Homme, en progressant lentement vers des zones climatiques plus continentales, fait pousser ses semences autogames. Mais les autres graminées ne sont jamais loin : en bordure de champ ou même, en adventices, carrément dans les champs… Une nouvelle hybridation, totalement cruciale et centrale pour le développement des blés panifiables, aurait donc ensuite eu lieu. Le théâtre de ce deuxième drame ? La zone de vie des égilopes (Aegilops squarrosa-Triticum tauschii), soit une zone très étendue qui va du sud à l’est de la Mer Caspienne. Soit l’Iran, l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan et même le Pakistan…

Deux blés tendres différents seraient nés de cette nouvelle juxtaposition de génomes. Les deux sont hexaploïdes – trois fois deux paires de sept chromosomes : AABB+DD -, c’est-à-dire l’assemblage d’un amidonnier tétraploïde (AABB) et d’une égilope diploïde, l’Aegilops squarrosa ou Triticum tauschii (DD). Ils sont nommés Triticum aestivum, un blé panifiable et un épeautre asiatique qui vit en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et au Pakistan. Etant donné leur ressemblance moléculaire, il semble impossible d’en déterminer la chronologie mais est-il vraiment si important de savoir lequel est apparu le premier ? L’important pour nous, en réalité, c’est de savoir que l’épeautre vêtu, né dans le grand pourtour de la mer Caspienne, est un épeautre différent de celui qui vit en Europe continentale. C’est ce que publient, en novembre 2018, des chercheurs de Zurich et d’Arabie Saoudite (8) qui confirment ainsi les recherches publiées, depuis de très nombreuses années, par l’archéobotaniste suisse Stéphanie Jacomet, de l’université de Bâle.

Mais alors ? Où sont nés nos grands-épeautres d'Europe ?

Pour retrouver nos grands épeautres, il faut retracer les routes de diffusion de la dream team néolithique et, en particulier, celle des amidonniers. La connaissance des conditions écologiques qui ont prévalu sur ces différentes routes donnera les premiers éléments de réponses à nos recherches sur les lieux de vie des grands-épeautres. Une étude dirigée par Ekaterina Badaeva, de l’Institut Vavilov de génétique de l’Académie des sciences de Russie, a porté sur le déplacement et la recombinaison génétique au moment de la rencontre des gamètes sexuées. La diversité dans les chromosomes de l’amidonnier permet de déterminer avec précision leurs localisations géographiques et de redessiner les possibles routes néolithiques des céréales (9).

La méthodologie très poussée – qui regroupe les différences génétiques de telle manière à traiter des arbres généalogiques étendus par probabilités jusqu’à la plausible séparation des génomes régionaux – permet de mettre clairement en lumière une similarité génétique plus forte entre la souche dite ibérique et les souches asiatiques. Cette souche ibérique a donc migré à un autre moment que la souche centre-européenne et est dérivée d’une autre variété. Ce constat permet de construire l’hypothèse d’une troisième route de migration des épeautres asiatiques vers la péninsule ibérique, soit par route terrestre au sud des Alpes, soit par une route de commerce via la Méditerranée, voire même une route tardive, mais moins probable, via le Maghreb, lors de la conquête du VIIIe siècle.

Les classifications permettent aussi de considérer que les trois grandes familles ont un ancêtre commun disparu, ou pas encore retrouvé, présentant des caractéristiques communes avec le blé panifiable asiatique. D’ailleurs, la souche asiatique ne diffère du blé panifiable, d’après les résultats, que par un gène surnommé « facteur Q », lequel régule la longueur et la présence des barbes sur le grain.

Au risque de pécher par "introgression"…

Revenons à nos deux frères asiatiques qui ne sont pas jumeaux mais dont il est scientifiquement impossible de dire, à ce jour, lequel des deux est l’aîné. Leurs molécules ne sont pas différentiables, les grains sont identiques et la seule chose qui les rend différents, c’est leur morphologie extérieure. Autrement dit, le décorticage est nécessaire dans le cas de l’épeautre ! L’épeautre asiatique (Triticum aestivum ssp. spelta) est le plus ancien des épeautres. Très casanier, il est toujours resté autour de la maison. Aussi les archéo-botanistes ne le découvrent-ils que vers 1957, en Iran. Et il demeurera confiné en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan ou encore au Pakistan (10). Par contre, le froment (Triticum aestivum ssp. aestivum), qui de fait est également d’origine asiatique, suit quant à lui des agriculteurs dans leur marche vers l’ouest. Cet hexaploïde nu se retrouva ainsi dans des champs d’amidonniers tétraploïdes vêtus, quelque part en Turquie centrale, sur l’axe reliant le Croissant fertile et l’Europe centrale. De nombreuses recherches suggèrent d’ailleurs que les épeautres d’Europe centrale sont le fruit d’une hybridation entre un hexaploïde nu et un tétraploïde vêtu (11). Un grain de céréale carbonisé dont la séquence d’ADN est datée de 6.200 av. J.-C. a été retrouvé dans une fouille à Catalhöyük, dans le centre de la Turquie actuelle. Son ADN comparé à celui des épeautres modernes d’Europe centrale, ils sont considérés… comme similaires, la reconstitution artificielle de cette hybridation ayant même été effectuée en 1966 !

Nous voilà donc en présence d’une véritable « introgression » puisqu’elle « réunit » un froment hexaploïde et l’amidonnier tétraploïde… qui fut son propre géniteur ! Cette « rétro-hybridation » du froment engendra donc un épeautre comparable à celui d’Europe continentale. Et sa présence en Turquie, aux alentours de l’an 6.200 av JC., indiquerait que cette hybridation a eu lieu quelque part entre le Croissant fertile et la Turquie centrale… Mais alors pourquoi n’est-il présent, en Europe centrale et dans le nord de l’Espagne que depuis l’âge du bronze, alors qu’au nord des Alpes, en Allemagne et en Suisse, l’épeautre a carrément remplacé l’amidonnier depuis la même époque ? A l’époque romaine, dans les régions frontalières du Rhin, l’usage du vallus en témoigne, l’arrière-pays répondait à l’importante demande en épeautre des villes et des troupes de garnison. Vers 1930 encore, l’épeautre donnait 40% de la production céréalière de toute l’Europe Centrale. C’est toujours aujourd’hui un produit de niche de haute qualité.

Grandeur et misère d’une céréale vêtue

C’est que l’épeautre n’est pas une céréale facile… Outre qu’il faut le décortiquer, sa balle représente près de 30% de son poids et nécessite, pour obtenir une même quantité de farine, le transport d’un volume beaucoup plus important de grain, ce qui a évidemment un coût. L’épeautre, croisé avec du froment, a été beaucoup utilisé dans le Condroz et dans les Ardennes comme aliment pour le bétail. Et cette facilité de croisement a été fréquemment employée à d’autres fins. Aujourd’hui, les obtenteurs – ceux qui veulent détenir les droits intellectuels sur la semence – cherchent à introduire, dans les froments modernes, les gènes intéressants de l’épeautre afin de les rendre résistants aux maladies et mieux adaptés aux effets des changements climatiques. Soit ! De nos jours, plus que jamais, le temps c’est de l’argent…

Un mythe est toutefois levé par l’étude phylogénétique dont nous avons parlé : aucun des trois grands épeautres – asiatique, ibérique ou continental européen – n’a muté en blé ! Les épeautres, plus rustiques, ne sont donc pas les géniteurs des froments « modernes ». Sont-ce alors les blés, les premiers froments, qui auraient engendré l’épeautre en se croisant avec des amidonniers domestiqués, eux-mêmes migrateurs ? C’est certainement le cas de l’épeautre continental européen. Mais où et quand exactement ? Sur les routes de migration de l’amidonnier, certainement, qui sont progressivement devenues celles des premiers froments, au fond des besaces des agriculteurs sédentarisés du Néolithique mais qui, avec le temps, progressaient toutefois le long des plaines et des vallées… Ou peut-être même plus tard qu’on ne le pense généralement, si l’on en juge par le succès de l’épeautre, au nord du massif alpin, dès l’âge du bronze et le début de l’âge du fer ?

En guise de conclusion

Soyons honnêtes. Suivre les travaux des archéo-botanistes et des généticiens est extrêmement difficile pour les simples citoyens que nous sommes mais permet au moins de mesurer et de comprendre le caractère de mutant perpétuel de nos plantes cultivées. On ne peut, en effet, plus étudier une espèce, une variété hors de son contexte écologique global, et pas seulement le sol et le climat mais aussi les ressources génétiques présentes dans les innombrables plantes avoisinantes. Au-delà des paradigmes enseignés dans le passé, l’évolution de l’environnement, avant et après la domestication, retient enfin l’attention. Transformant radicalement notre regard sur la biodiversité cultivée…

Sans doute, notre idée même de domestication accorde-t-elle encore une place trop importante à l’homme dans de longs et complexes processus qui n’ont sans doute existé que parce que chaque partie y trouvait un avantage. On n’en considérera qu’avec plus de circonspection les innombrables triturages que l’agro-industrie fait aujourd’hui subir aux plantes qu’elle met dans nos assiettes…

Notes

(1) Stéphanie Jacomet et Angela Kreuz, Archäobotanik, éditions Ulmer

(2) Nikolai Vavilov, La théorie des centres d’origine des plantes cultivées, traduction de Michel Chauvet, édition Petit Génie

(3) PNAS – National Academy of Sciences of the United States of America – https://www.pnas.org/content/115/31/7925

(4) Bernard Ronot – https://www.youtube.com/watch?v=nraWisVFbcc

(5) Isabelle Goldringer – https://www.youtube.com/watch?v=Ag7qhmj6Okc

(6) Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, La domestication des plantes, Actes Sud/Errance

(8) Voir : www.biorxiv.org/content/biorxiv/early/2018/11/29/481424.full.pdf

(9) Voir : www.researchgate.net/publication/318380581_Karyotype_diversity_of_emmer_wheat_helps_reconstructing_possible_migration_routes_of_the_crop

(10) H. Kuckuck & E. Schiemann, Uber das Vorkommen von Speltz und Emmer im Iran, Pflanzenzuchtung, 1957, 38, 383-396.

Habiter léger, oui ! Mais où s’installer ?

La démocratisation de l’accès à un habitat sain et économe est une des thématiques centrales développées par Nature & Progrès qui soutient, dans ce cadre, toute initiative citoyenne visant à résoudre les problèmes d’accès au logement. Aujourd’hui, l’habitat léger est une solution choisie par de plus en plus de personnes, soit par nécessité, soit par conviction personnelle. La Région Wallonne a adapté son Code de l’Habitation Durable, ainsi que nous l’expliquions dans une précédente analyse. Cela favorise-t-il, pour autant, l’installation en habitations légères sur le territoire wallon ?

Par Elise Jacobs

Introduction

Depuis 2016, le soutien de cette démarche citoyenne de la part de Nature & Progrès vise à trouver les voies et moyens de normaliser ce type de construction dans le respect des intérêts des « habitants légers » et des règlements. Au vu de l’intérêt croissant de ses membres pour cette thématique, Nature & Progrès continue sa réflexion et propose, cette année, le projet « En marche vers la reconnaissance de l’habitat alternatif et léger » : des activités sont menées dans différentes communes, en Régions Wallonne et Bruxelloise, avec l’objectif de créer un espace de rencontres et de partages d’expériences permettant de soulever les revendications citoyennes au sujet de l’habitat léger. Une vingtaine de ces rencontres ont déjà eu lieu, mobilisant environ deux cents personnes ; elles confirment la vague d’intérêt pour ce mode de vie. De nombreux débats ont été menés et ont mis en exergue la question fondamentale subjacente à la reconnaissance officielle de l’habitat léger dans le Code de l’Habitation Durable. Celle d’une adaptation du Code du Développement du Territoire (CoDT) pour légitimer l’installation de l’habitat léger.

Le cri du cœur de citoyens toujours plus nombreux

A l’occasion du dernier salon Valériane, un évènement fédérateur convia, à cet effet, cinq intervenants et un large public à une table ronde intitulée « Habiter léger, où s’installer ?« , dans le but d’interpeller le ministre de l’Aménagement du Territoire et le niveau régional afin qu’ils prennent conscience de la nécessité d’adapter les plans de secteurs et les schémas de développement territoriaux, à la suite des modifications apportées au Code de l’Habitation Durable. Au niveau communal, nous encourageons les bourgmestres et les échevins de l’urbanisme à trouver une position homogène face aux droits civils et aux cadres juridiques qui favoriseraient l’installation des citoyens en habitation légère sur l’ensemble du territoire wallon.

Frédéric, habitant léger en province de Namur : « L’habitat léger est une solution pour gagner en liberté !« 

Plusieurs constats posés dans l’étude juridique – portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL – sont partagés par l’expertise des intervenants à la table ronde ainsi que par des « habitants légers » et des citoyens désireux de le devenir… Stéphane Klimowsky, membre du Collectif HaLé! et constructeur de yourtes explique : « L’habitat léger est une notion qui est apparue récemment, au niveau législatif, mais il existe encore une déconnexion entre la réalité des habitants légers et les mesures appliquées en termes d’urbanisme et d’aménagement du territoire. C’est la crise du logement, la crise financière, la crise écologique… De mon point de vue, il y a aussi une crise politique et une crise de l’aménagement du territoire. Pourquoi les porteurs de projets d’habitat léger, préfèrent-ils vivre cachés pour vivre léger ? Si l’on prend par exemple les Plans de Secteur qui ont été élaborés dans les années septante et quatre-vingt – le document législatif qui détermine ce que l’on peut faire, où et comment sur un territoire -, on constate qu’ils n’ont guère évolué. La zone agricole, par exemple, a pour vocation principale, la production de végétaux, l’élevage ou l’horticulture. Cette zone privilégie également la préservation de l’environnement et de la biodiversité. C’est pour cela que cette zone, largement la plus représentée en Wallonie, est cadenassée. Mais est-ce que l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui préserve réellement la biodiversité et l’environnement ? A mon sens, non ! Or un porteur de projet d’habitat léger met, au centre de son mode de vie, le lien avec la nature, l’autonomie et la recherche de simplicité. Ces valeurs respectent fondamentalement l’environnement et la biodiversité. Il est donc nécessaire de faire évoluer les codes législatifs et les affectations territoriales, en s’adaptant à l’évolution des mentalités et aux besoins des citoyens. »

Réflexion de participants aux rencontres de Marchin : « Il est fatiguant de vouloir, à tout prix, nous faire rentrer dans des cases. Nous souhaitons que le cadre légal soit au service des projets citoyens, et pas l’inverse…« 

Caroline Delforge, avocate et assistante de recherche à l’Université Catholique de Louvain, intervient pour préciser : « Notre étude juridique a posé deux grands constats en ce qui concerne la législation appliquée à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme. Le premier est encourageant, dans la mesure où des dispositions prennent en considération l’habitat léger : le Schéma du Développement du Territoire – un document régional qui édite les grandes stratégies du développement du territoire – reconnaît qu’il faut encourager les nouvelles formes d’habitats, le Code du Développement Territorial – le CoDT qui édite les règles applicables pour les permis d’urbanisme, notifie où peuvent s’implanter les nouvelles constructions, etc. – contient certaines dispositions qui parlent expressément des yourtes, des tentes ou des tipis. Des dispositions spécifiques existent pour les terrains d’accueil des gens du voyage et pour l’habitat permanent. Et puis il y a aussi la fameuse Zone d’Habitat Vert qui occasionne encore des débats dans sa mise en application… Toutefois, le deuxième constat est décourageant car il n’existe malheureusement, dans la législation actuelle en matière d’aménagement du territoire, de régime juridique global propre aux habitats légers ! On applique encore, par conséquent, à l’habitat léger les mêmes dispositions qu’à l’habitat classique : les autorités qui octroient les permis vont donc appliquer les mêmes règles que pour l’habitat conventionnel, en ce qui concerne les permis d’urbanisme, les lieux d’implantations, l’appréciation des projets, etc. Ces règles sont inadaptées à l’habitat léger qui est une forme d’habitat qui doit être pris en compte dans sa différence par le CoDT. Il y a donc une ouverture dans les législations mais pas encore de case pour l’habitat léger. Il est donc indispensable de la créer ! »

Réflexion de participants aux rencontres d’Angleur : « L’habitat léger est une solution car il est moins polluant grâce aux matériaux utilisés, aux énergies renouvelables installées et à la gestion écologique des déchets.« 

Thibault Ceder, expert en aménagement du territoire de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie, déclare : « S’il y a des choses à changer pour permettre l’habitat léger, cela doit se faire au niveau régional ; la commune, à son niveau, a très peu de possibilités. Une fois passées les contraintes juridiques, il faut passer les contraintes politiques. Certains schémas et orientations politiques définis au niveau régional et communal vont guider les appréciations des communes et de la région. Un schéma régional veut promouvoir l’habitat léger mais ce même schéma prévoit aussi la centralisation des constructions et des installations, c’est-à-dire que d’ici 2030, et définitivement en 2050 dans un objectif de développement durable, on ne pourra plus construire là où ce n’est pas déjà construit actuellement. Ce sont des obligations que l’on incombe aux communes, qui doivent tenter de les poursuivre. Ces objectifs sont politiques et il y a donc une marge de négociation possible quant à l’installation d’un projet sur un territoire donné. La dernière marge d’appréciation du projet, au niveau communal, se jouera sur l’intégration du projet d’habitat léger au paysage : est-ce que ce projet, à cet endroit-là, sera pertinent au niveau urbanistique, au niveau de l’aménagement du territoire, au niveau architectural ? On ne parle vraiment beaucoup de l’habitat léger que depuis quelques mois seulement, même s’il existe depuis un certain nombre d’années déjà. Un grand travail de changement de mentalité doit donc encore être réalisé, tant au niveau des citoyens que de celui des élus. Les dirigeants politiques doivent mieux se former afin d’avoir une vision objective des choses et de prendre un peu de hauteur face aux demandes des citoyens car l’habitat léger continue, encore à ce jour, de véhiculer un certain nombre de stéréotypes négatifs ou problématiques. Il va donc falloir informer l’ensemble des élus et leur dire qu’il est possible de trouver des solutions pour intégrer l’habitat léger dans les communes wallonnes, notamment par le biais de la diffusion des bonnes pratiques, comme cela a déjà été réalisé à Tintigny. »

Catherine, participante à la visite d’Hévillers : « Existe-t-il des terrains, appartenant à la commune, susceptibles d’être mis en location pour des habitats légers ?« 

Benoit Piedboeuf, bourgmestre de Tintigny, répond : « Tout est possible à partir du moment où on le veut vraiment. Dans ma commune, je travaille, depuis 2016, à un nouveau plan d’aménagement qui est sur le point d’être finalisé afin d’accueillir l’habitat léger sur un terrain communal, en zone d’habitat, dans le but de donner un logement à des gens qui n’en n’ont pas les moyens, tout en favorisant la mixité sociale. Juste à côté de cet espace, il y a plusieurs entreprises d’économie sociale, un marché fermier hebdomadaire, etc. Le projet s’intègre donc parfaitement à la zone en question. J’ai eu la chance d’être soutenu par le conseiller délégué d’Arlon ; de plus, l’intercommunale de développement économique a trouvé la chose intéressante dans la mesure où elle pouvait être reproductible ailleurs. Une étude fut donc réalisée sur l’implantation des habitations et sur le modèle de gestion de la zone, des contacts furent pris avec des fabricants d’habitats légers et des consultations eurent lieu avec les futurs utilisateurs pour que cette zone d’accueil de l’habitat léger soit créée et gérée dans le respect de certaines valeurs… »

Raphaël, présent à la visite à Manhay : « Ne pensez-vous pas que, dans ces temps de changements, il est plus qu’urgent de revenir aux sources et à la simplicité ? Pourquoi vivre dans un château lorsqu’une habitation légère est suffisante ? Réveillez-vous ! Les ressources ne sont pas inépuisables.« 

Vincent Wattiez, du Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat et militant pour le droit à l’habitat, poursuit : « Nous sommes nombreux à avoir fait parler de l’habitat alternatif et donc forcément, si on en parle partout, si ça fait du bruit, les politiciens s’emparent de la question. On sent que ça bouge au niveau régional et au niveau communal. En 2017, la ministre du Logement et le ministre de l’Aménagement du Territoire ont accepté de financer une étude sur l’habitat léger qui regrouperait tous les acteurs concernés : gens du voyages, habitants permanents, alternatif et associations. Evitons maintenant la stigmatisation des caravanes face à l’intérêt naissant pour les Tiny Houses, facilitons l’accès au logement pour tous et pas seulement pour ceux qui mangent bio, qui ont un bon salaire et qui ont fait quelques études… La réglementation doit changer pour qu’un cadre commun favorise l’accès de chacun au logement de son choix, quelle que soit son origine sociale ou l’architecture particulière de l’habitat léger qu’il aime. Ces changements auront un impact environnemental, social et économique car les candidats à l’habitat léger sont de plus en plus nombreux. Les hommes et les femmes politiques sont à l’écoute et nous espérons donc qu’ils adapteront rapidement le CoDT en vue de rencontrer les volontés et les nécessités de chacun. »

Nathalie, participante aux rencontres de Jodoigne : « Habiter léger, c’est le cri du cœur de plus en plus de citoyens. Mais comment les aider à réaliser leur rêve ?« 

Des propositions en pagaille…

Les interpellations des nombreux citoyens qui participèrent à la table ronde de Valériane confirment la grande diversité des constructions possibles et la diversité des lieux susceptibles de les accueillir, ainsi que la large gamme de réalités sociales de leurs habitants. Une analyse, au cas par cas, doit être menée pour comprendre et faire valoir chaque projet léger. Des pistes de solutions furent donc proposées en ce sens : en affirmant la volonté de créer du lien, on proposa par exemple de favoriser l’habitat léger dans les habitats groupés. Dans les communes où existent des zones d’aménagements concertés, pourquoi ne pas y implanter une zone pilote d’accueil de l’habitat léger, en lien avec la vie des quartiers ? De plus, l’habitat léger encourage certainement le développement économique local puisqu’il faut faire appel à des artisans locaux pour le construire. L’habitat léger est donc certainement l’occasion de revaloriser les études professionnelles en lien avec les métiers de la construction…

De plus, pourquoi ne pas permettre, dans les plans de secteur, l’installation d’habitat léger dans un jardin familial dans le cas d’un regroupement familial, comme c’est déjà autorisé en Flandre ? En France, la loi ALUR permet l’installation d’habitations légères sur des zones agricoles ou non équipées d’infrastructures publiques, à condition d’en installer soi-même. Pourquoi ne pas aller également dans ce sens en Wallonie ?

L’habitat léger est accessible à moindre coût et permet à ceux qui l’habitent de vivre à la campagne, en créant du lien avec le voisinage, plutôt que de rester cloisonnés, en pleine ville, dans des immeubles en béton… Pourquoi ne pas proposer ce type de logements comme logement sociaux ? Faciliter les démarches administratives pour l’implantation de l’habitat léger permettrait aux jeunes, aux petits budgets et aux personnes âgées, notamment, d’exercer leur droit fondamental d’accès au logement de leur choix…

Une conclusion en forme de souhait

Le logement est un besoin de base pour vivre. Or habiter léger est une réelle alternative face à la crise du logement, face aux enjeux climatiques et vis-à-vis d’un système qui montre actuellement ses limites. N’est-il pas grand temps d’écouter les innovations que les citoyens eux-mêmes proposent ? Souhaitons donc que le ministre wallon de l’Aménagement du Territoire poursuive les démarches entamées par son collègue en charge du Logement afin d’encourager l’installation légale des « habitants légers » sur le territoire Wallon…

Avons-nous besoin des compteurs « intelligents »

Pour réaliser une transition énergétique efficace ?

Imaginez. Vous souscrivez, auprès de votre fournisseur d’électricité, à un pack écoflex qui vous permet de bénéficier d’un tarif bas. Mais, en contrepartie, vous acceptez que ce soit votre fournisseur qui décide quand vous consommez de l’électricité. Concrètement, lorsque vous partez le matin au travail, vous enclenchez votre lave-vaisselle, votre lessiveuse et votre aspirateur-robot et, grâce à un système de communication de données, c’est lui qui choisit d’allumer vos appareils électriques… au moment où ça l’arrange le mieux ! Voici, à terme, ce que permettraient de faire les compteurs dits « intelligents » qui ne sont, en réalité, rien d’autre que des compteurs communicants…

Par Eric Defourny

Introduction

Dans l’immédiat, les compteurs de ce type vont surtout permettre aux fournisseurs d’électricité de se passer du relevé manuel de la consommation et de simplifier ainsi la facturation. Le compteur lui transmettra en temps réel la consommation électrique de chaque ménage, permettant également de diminuer la puissance livrée chez les personnes en retard de payement, ou de couper carrément le courant sans devoir intervenir sur place.

Mais de gros problèmes se posent !

Ces nouveaux compteurs – qu’ils soient appelés compteurs communicants, smart meters, compteurs connectés ou même compteurs « intelligents » – soulèvent beaucoup de questions d’ordres très variés. Et ce certainement depuis qu’un Décret wallon et une Ordonnance bruxelloise ont été votés, en juillet 2018 – et publiés au Moniteur en septembre 2018 -, afin d’obliger chaque ménage à se doter d’un tel compteur. Quels sont les problèmes qu’ils soulèvent ?

- Problèmes de protection des données de la vie privée

Avec ces compteurs connectés le gestionnaire de réseau saura à quel moment de la journée vous consommez du courant. Dans le futur, grâce à l’ »intelligence » des objets qui n’est autre que l’interconnexion des objets, il pourrait même savoir quels appareils vous utilisez. Toutes les données recueillies par ces compteurs seront transmises au gestionnaire via les réseaux GSM et par Internet. Le réseau électrique va donc être couplé au réseau Internet et, de ce fait, toute la vulnérabilité d’Internet va être étendue au réseau électrique, ce qui comporte beaucoup de risques : risques de piratage, d’espionnage, de vente de données, etc. De plus, la cyber-sécurité des compteurs communicants n’a pas été convenablement pensée car ils ne sont protégés que par des codes assez rudimentaires qu’il est facile de casser pour en prendre le contrôle. Le réseau de transport d’électricité – qui est déjà muni d’électronique mais bien moins que si les compteurs communicants étaient généralisés – fait déjà régulièrement l’objet de cyber-attaques. L’Allemagne a d’ailleurs exigé que les transferts de données des compteurs connectés se fassent au niveau de sécurité des télécommunications bancaires. Mais cette exigence augmente considérablement la consommation électrique et le coût des compteurs communicants, ce qui a amené le gouvernement allemand à faire le choix d’un déploiement sélectif.

- Problèmes de facturation

Dans tous les pays où les compteurs communicants ont déjà été installés, la facture d’électricité des consommateurs a augmenté ! Pourquoi ?

  1. La fabrication et le placement de ces nouveaux compteurs, leur consommation d’électricité pour fonctionner et pour transmettre les données qu’ils recueillent, tout cela a un coût qui est inclus dans le montant de la facture d’électricité.
  2. En France, l’installation des compteurs communicants nous apprends qu’avec eux, la consommation électrique n’est plus indiquée en kilowatt/heure (Kwh = consommation active d’énergie) mais en kiloVolt/Ampère (KVA = puissance électrique apparente) (1). Cette dernière unité engendre une augmentation théorique de la consommation d’électricité mais aussi une augmentation de la facturation qui, elle, n’a rien de théorique…
  3. De plus, une étude hollandaise a montré que sur neuf compteurs communicants testés durant une période de six mois, sept n’étaient pas fiables. Cinq d’entre eux étaient responsables d’une surfacturation, allant dans certains cas, jusqu’à 582 % et deux étaient responsables d’une sous-facturation atteignant au maximum 30 % (2).

Avec ces compteurs, impossible pour le client de contester une facture ! Et s’il refuse de payer, le fournisseur peut diminuer la puissance livrée ou couper le courant, sans même se déplacer…

- Problèmes de santé publique

En Wallonie et à Bruxelles, la technologie qui sera utilisée pour le transfert des données n’est pas encore connue mais ce sera probablement le système GPRS, c’est à dire que les données seront transmises via le réseau GSM. Chaque compteur communicant serait ainsi un émetteur d’ondes électromagnétiques pulsées et leur déploiement massif – étant donné que de grandes quantités de données devraient transiter via le réseau d’antennes GSM – engendrerait une augmentation généralisée de l’exposition de la population à ce type d’ondes.

De très nombreuses études scientifiques ont pourtant montré leur impact négatif sur l’organisme humain, les animaux et les végétaux, affaiblissant notamment le système immunitaire. Les personnes les plus vulnérables sont, bien sûr, les personnes malades, les femmes enceintes et leurs fœtus, les enfants et les personnes électro-hypersensibles. Étrangement, ces dernières ont reçu une attention particulière dans le Décret wallon qui indique que le gouvernement va déterminer les mesures que devra prendre le gestionnaire de réseau pour les utilisateurs se déclarant souffrir d’un problème d’intolérance, dûment objectivé, lié au compteur intelligent. Ce passage a de quoi laisser perplexe car comment fait-on pour objectiver un syndrome qui n’est pas reconnu officiellement ? Un passage similaire, quoique différent, se trouve aussi dans l’Ordonnance bruxelloise.

Certes, ces intentions sont positives mais démontrent surtout la méconnaissance du législateur en matière d’impact de la pollution électromagnétique sur la santé car tout être vivant est électro-sensible et doit avoir le  droit de vivre dans un environnement électromagnétique sain. Rappelons que de nombreuses études scientifiques ont déjà montré que les ondes GSM peuvent (3) :

  • – avoir des effets génotoxiques,
  • – avoir des effets sur les protéines de stress,
  • – avoir des effets sur le système immunitaire,
  • – avoir des effets neurologiques et comportementaux,
  • – avoir des effets sur la barrière hémato-encéphalique,
  • – provoquer des tumeurs du cerveau et neurinomes de l’acoustique,
  • – provoquer des leucémies infantiles,
  • – avoir des effets sur la sécrétion de mélatonine,
  • – avoir des effets promoteur sur la genèse du cancer du sein,
  • – avoir des effets sur la fertilité et la reproduction,
  • – avoir des effets sur le fœtus et sur le nouveau-né,
  • – etc.
- Problèmes de fiabilité

Les compteurs communicants sont des appareils électroniques sophistiqués et complexes. Dans tous les pays où ils sont installés, ils se révèlent peu fiables et parfois même dangereux. Les problèmes rencontrés proviennent de pannes et de défauts électriques, électroniques et logiciels, qui provoquent notamment des erreurs de mesures et de facturation, des courts circuits, des échauffements anormaux du compteur… et parfois même des incendies !

- Problèmes écologiques

Remplacer des millions de compteurs électromécaniques simples, robustes et fiables – qui ont une durée de vie de quarante et même parfois de septante ans – par des compteurs électroniques sensibles, fragiles et vulnérables et dont la durée de vie est estimée à quinze ans, est-ce vraiment agir en faveur d’une transition énergétique efficace ? Si l’on tient compte du bilan énergétique des compteurs communicants à partir de leur fabrication, leur généralisation est encore moins justifiée. La fabrication des composants électroniques des nouveaux compteurs nécessite, en effet, l’usage de terres rares dont l’extraction et le raffinage nécessitent énormément d’énergie et engendrent une très importante pollution de l’air, du sol et de l’eau. Les standards écologiques de nos pays ne permettent plus ce genre d’activités minières, ce qui a engendré une délocalisation de ces activités dans des pays lointains bien moins regardants sur la préservation de l’environnement… Le recyclage des composants électroniques des smart meters est extrêmement coûteux car les performances de ces composants reposent sur des combinaisons très fines de nombreux éléments qu’il est très coûteux et techniquement très compliqué de séparer.

Quant aux supposées économies d’énergie que les compteurs communicants permettraient à chaque foyer de réaliser, les analyses permettent d’en douter grandement. La plupart des personnes sélectionnées – jusqu’à 95 % – ont refusé de participer aux « programmes énergétiques intelligents », note Grégoire Wallenborn, docteur en sciences de l’environnement et enseignant à l’ULB et à Paris VΙΙ, dans son « Avis sur les compteurs communicants », adressé aux membres du Parlement Wallon. Les tests visant à montrer l’efficacité des compteurs se sont donc déroulés sur base volontaire et ont, dès lors, impliqué des usagers déjà intéressés par leur consommation d’énergie. Grâce à un instrument informant de la consommation instantanée ou historique, du prix, des émissions de CO₂, etc. installé avec le compteur communicant, les ménages-témoins ont réduit leur consommation électrique de 2 à 4 % la première année, l’effet s’atténuant avec les années. De simples campagnes de sensibilisation sont beaucoup plus efficaces pour aider les ménages à réaliser des économies d’énergie.

Une obligation européenne ?

Le déploiement des compteurs communicants est présenté comme une obligation pour se conformer aux Directives européennes mais ces Directives laissent le soin aux états membres de déterminer si la généralisation des compteurs communicants sur leur territoire est intéressante et nécessaire. Et, en 2012 déjà, les trois régions de notre pays ont fait savoir que leur évaluation n’était pas favorable à l’installation des compteurs communicants !

Vis à vis de l’Europe la Belgique n’a donc aucune obligation d’installer ces compteurs. Preuve supplémentaire que l' »obligation européenne » n’en est pas une :

– l’Allemagne a décidé de renoncer à la généralisation du recours aux compteurs communicants, seuls les gros consommateurs et les prosumers – les clients producteurs et consommateurs d’électricité – y seront équipés de compteurs communicants,

– les Pays-Bas ont décidé de fournir à chaque ménage un compteur communicant mais laissent le choix au consommateur de s’en servir ou non. Résultat : seulement 25% des ménages l’utilisent.

Un marché juteux !

Quoiqu’en dise le lobby industriel des compteurs communicants – European Smart Energy Solution Providers -, le déploiement des smart meters n’est pas nécessaire à la transition énergétique. Par contre, pour ces industriels, leur déploiement représente, au niveau de l’Union Européenne, un budget potentiel de plus de cinquante milliards d’euros, dont plus de deux milliards d’euros pour la seule Wallonie. En plus de la maintenance du système, une autre source de profits explique l’engouement des gestionnaires de réseau de distribution pour les compteurs communicants : le big data, c’est à dire l’ensemble des données que ces compteurs vont recueillir sur les utilisateurs. Ces données font l’objet de beaucoup d’énormes convoitises car elles peuvent être utilisées à des fins commerciales.

Vers la sobriété numérique

Les enjeux écologiques et sanitaires ne nous permettent plus de perdre du temps avec de fausses bonnes solutions comme les compteurs connectés. Une vraie politique d’économie d’énergie, réellement efficace, doit être mise en place… et rapidement ! Les ampoules, les frigos et les lave-vaisselles ont une consommation électrique de moins en moins importante, ce qui est réjouissant. Mais peu de citoyens admettent encore qu’envoyer un e-mail avec une pièce jointe un peu trop « lourde » équivaut à la consommation d’une ampoule économique pendant une heure ? Et qui sait que regarder un film en streaming engendre une consommation d’électricité, par les serveurs du réseau Internet, largement plus élevée que celle d’une télévision ordinaire pendant la même durée ? Cette consommation électrique ne se trouve pourtant pas sur nos factures d’électricité car c’est le réseau Internet qui consomme le courant. Or la sobriété a aussi toute sa place dans le domaine numérique ! Il peut donc être intéressant de se demander, sans culpabiliser inutilement, s’il est vraiment nécessaire de télécharger tel ou tel document, d’envoyer par e-mail telle ou telle pièce « lourde » – photo, vidéo – ou de laisser son smartphone ou sa tablette allumés ? Ces appareils, même en veille, communiquent en permanence avec l’antenne la plus proche, ce qui engendre une consommation électrique « cachée ». Les budgets prévus pour le déploiement des nouveaux compteurs ne pourraient-ils donc pas être beaucoup plus utilement utilisés dans le cadre d’une campagne de sensibilisation au gaspillage permanent d’électricité ? Les compagnies d’électricité semblent vouloir nous aider à faire un maximum d’économies d’énergie. Mais n’est-il pas illusoire de croire qu’une industrie va nous donner des conseils qui vont engendrer une réelle diminution de ses profits ? Un changement de système sera plus que probablement nécessaire afin de pouvoir amorcer une transition énergétique véritablement efficace.

Des alternatives sont possibles !

La décentralisation de la production d’électricité et la multiplication des producteurs amènent des changements dans la gestion de l’offre et de la demande. Mais, selon certains spécialistes, la gestion du réseau électrique n’est pas fondamentalement transformée par cette nouvelle situation et des modifications assez simples pourraient améliorer ses performances. Le système actuel de compteurs bi-horaires pourrait, par exemple, être très facilement amélioré afin d’amener plus de flexibilité sur le réseau. Différents niveaux de tarification de l’électricité permettraient d’écouler plus de courant en cas de surproduction – par exemple, quand il y a beaucoup de vent ou de soleil – et de réduire la consommation lorsqu’il y a peu de courant disponible. Des relais électriques ordinaires permettraient d’enclencher ou d’éteindre les appareils consommateurs en fonction du niveau de tarification choisi. Ce système de compteur « multi-horaires » – ou plutôt « multi-tarifs » – serait bien plus simple et efficace que les compteurs communicants, et aurait un coût économique et écologique bien moindre. De plus, il pourrait être facilement mis en œuvre à l’aide d’une technologie électromécanique simple, existante et bon marché, aisée à maîtriser et qui – contrairement aux compteurs communicants – ne consomme pas, par elle-même, d’énergie électrique.

Un collectif d’associations dénommé Stop compteurs communicants a donc été créé pour que de meilleures solutions émergent. Ce collectif, dont fait partie Nature & Progrès, fut initié par le Grappe – Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Écologique – et par Fin du Nucléaire. En mars dernier, il a introduit, devant la Cour constitutionnelle, une demande en annulation des législations sur le déploiement des compteurs communicants en Wallonie et à Bruxelles.

Aux yeux de Nature & Progrès, les compteurs communicants ne seront pas à même d’apporter des solutions efficaces aux défis énergétiques auxquels nous sommes confrontés. Notre souhait est donc que ce recours amène le législateur à mettre en place une politique d’économie d’énergie véritablement efficace, respectueuse de la vie privée, de la santé et de l’environnement.

Notes

(1) Clotilde Duroux, La vérité sur les compteurs communicants, éditions Chariot d’Or

(2) Paul Lannoye, Le déploiement des compteurs dits « intelligents » est une fausse bonne idée, www.grappe.be, 9 février 2018

(3) Analyse citoyenne des rapports 2016 et 2018 du comité d’experts sur les radiations non ionisantes. https://www.ondes.brussels/

L’anticapitalisme, impossible slogan, impérieuse nécessité

On l’entend depuis toujours dans les milieux militants mais c’est assez récent dans le grand public et dans les médias : sortir du capitalisme semble revenu à l’ordre du jour. Récemment, Félicien Boogaerts, créateur de la chaîne Youtube Le Biais Vert, interrogeait la figure de Greta Thunberg dans son court-métrage Anita, y insinuant, avec subtilité mais ambiguïté, la suspicion sur la récupération par le “système” du personnage d’Anita. Et même Nicolas Hulot, loin d’être marxiste, l’affirmait lors de sa démission surprise : “On entretient un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques”…

 

Par Guillaume Lohest

Introduction

Au printemps dernier, la blogueuse Emma, qu’on avait découverte grâce à sa mise en BD du concept de charge mentale, a publié un petit livre stimulant, intitulé Un autre regard sur le climat. Elle y défend l’idée, avec pédagogie et humour, qu’on ne peut rien attendre des capitalistes et des États à leur solde, qu’il faut donc uniquement compter sur l’intelligence et les luttes collectives…

Réponse : oui !

La question, légitime, reprend donc place dans les grands médias : “Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter contre le réchauffement climatique ?” Réponse : oui ! C’est étrange, au fond, quand y pense, qu’on reprenne le problème par cette question-là. Car cela fait des années que le capitalisme vert, la croissance verte, le développement durable, non seulement ont été démontés dans leurs fondements théoriques, mais donnent le spectacle permanent de leur totale inefficacité en la matière.

D’un point de vue théorique, Daniel Tanuro – L’impossible capitalisme vert, 2010 – est l’un des auteurs qui explique le plus clairement pourquoi il est impossible de lutter contre le réchauffement climatique en restant dans le cadre d’une société capitaliste. “Il y a évidemment des capitaux « verts », puisqu’il y a des marchés « verts » et des possibilités de valoriser du capital. Mais la question n’est pas là. Si l’expression « capitalisme vert » a un sens, c’est en effet de supposer possible que le système rompe avec la croissance pour auto-limiter son développement et utiliser les ressources naturelles avec prudence. Cela ne se produira pas, car le capitalisme fonctionne sur la seule base de la course au profit, ce qui s’exprime dans le choix du PIB comme indicateur. Or cet indicateur est totalement inapte à anticiper les limites quantitatives du développement, et encore plus inapte à percevoir les perturbations qualitatives induites dans le fonctionnement des écosystèmes.

Par ailleurs, en-dehors même de toute démonstration théorique, le capitalisme vert est empiriquement en échec, dans les faits. Le développement durable était peut-être, sur papier, une belle idée mais il s’est avéré qu’en pratique, il a seulement pris la forme d’un capitalisme vert totalement inefficace. Les émissions mondiales de CO2 n’ont jamais diminué, pas une seule année depuis trente ans. Certains petits malins diront probablement que c’est parce qu’on n’a jamais essayé vraiment le capitalisme vert. On leur répondra que nous n’avons vraiment pas envie de passer les trente prochaines années à réessayer la pire des réponses possibles à laquelle d’ailleurs personne n’a vraisemblablement jamais vraiment cru.

L'anticapitalisme vert...

Le capitalisme vert est une impasse totale, considérons cela pour acquis. Comment expliquer, alors, qu’un vaste mouvement anticapitaliste n’ait pas déjà émergé ? C’est ici que cet article entre en zone de turbulences parce qu’il va prendre à rebours le bon sens militant le plus élémentaire, voire le bon sens tout court. Il faudra certainement mettre ces réflexions à l’épreuve dans les mois à venir mais c’est néanmoins ainsi qu’elles apparaissent, dans le tempo très rapide des mobilisations pour le climat qui se réfléchissent et se critiquent presque plus rapidement qu’elles ne s’organisent. Cette provocation n’est pas gratuite : elle a pour but d’interroger un regain de discours anticapitalistes et antisystème dans l’espace des mobilisations actuelles, discours qui me semblent, en l’état, dépolitisants. Soyons clairs : ce n’est pas l’anticapitalisme comme analyse critique qui est en cause ici mais son déploiement comme étendard, comme une sorte de fétiche qui pourrait soudain nous exonérer de penser le caractère inextricable de notre situation. Mais allons-y, mettons l’hypothèse en pâture.

J’avance donc l’idée que l’anticapitalisme, en tant que discours prosélyte de mobilisation, est une réponse en miroir aussi creuse, aussi rhétorique que la question posée par les médias. « Faut-il sortir du capitalisme pour lutter contre le réchauffement climatique ?« , font mine de s’interroger les uns en connaissant parfaitement l’évidence de la réponse. « À bas le capitalisme« , clament les militants. Le chien aboie, la caravane (du capitalisme) passe.

… mais l’impossible posture révolutionnaire

Alors oui, le capitalisme est une impasse. Mais faire de ce constat de base une bannière de ralliement l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que l’enjeu n’est pas de faire comprendre théoriquement à nos contemporains que Marx avait raison mais de se défaire collectivement des rapports sociaux et de l’imaginaire qui caractérisent le système capitaliste. Or, à brandir des slogans qui laissent penser qu’il existe une chose, le capitalisme, qui nous serait extérieure et qu’il suffirait d’abolir, on se ment collectivement sur l’ampleur du problème. Plus précisément, on cherche à attirer l’attention de tous sur un méga-objet théorique, totalisant, comme s’il s’agissait d’un bloc solide à dynamiter, alors qu’on est plutôt en présence d’un liquide visqueux qui nous colle à la peau, y compris à celle de la plupart des militants anticapitalistes.

L’image vaut ce qu’elle vaut ; je pense que les gens ne s’y trompent pas. Ils savent que la ligne de partage entre exploitants et exploités n’est plus aussi limpide qu’en 1917, qu’elle s’est démultipliée et a colonisé, jusqu’à l’intime, les rapports sociaux. Les classes moyennes et populaires occidentales – tant que l’on peut encore se permettre cette expression – ont comme intériorisé le pacte social passé avec le système capitaliste : elles savent qu’elles lui doivent une bonne partie de ce qu’elles ont encore, de ce qu’elles n’ont pas encore perdu. Elles ont conscience, au fond, que la question n’est pas d’abattre le capitalisme par une démonstration ou une révolution, mais de s’en défaire.

Il reste, bien sûr, des milliards de personnes, dans ce monde, qui peuvent légitimement se définir comme totalement perdantes de l’histoire capitaliste, sous tous les rapports d’exploitation, et donc légitimement entrer en révolution contre des adversaires totalement distincts d’eux-mêmes. Ce n’est pas le cas des classes moyennes occidentales. Et elles le savent, confusément peut-être, mais assez clairement pour rendre le kit de la révolution anticapitaliste à la grand-papa peu praticable à leurs yeux.

Et pourtant, ce kit revient en force, sous la forme d’un expédient rhétorique qu’il suffirait de nommer pour solutionner toutes les difficultés d’un seul coup : non seulement celles, gigantesques, de l’intrication des crises – climat, dette, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, inégalités, etc. – mais aussi celles de toute mobilisation de masse, de toute lutte collective : la pluralité des approches, des leaderships, des visions et des stratégies, la superposition des dominations, les dynamiques provisoires et instables, la frustration du manque de résultat, les querelles d’ego.

Militer pour une abstraction

Revenons au climat. Depuis plusieurs mois déjà, des voix s’élèvent pour dire qu’avec les marches climat, on fait fausse route. Que c’est trop gentil. Qu’on n’obtiendra rien de cette manière. Que ce sont des mobilisations de bobos. La frustration et l’impatience montent. On appelle à davantage de radicalité, ce qui, vu la situation, est indispensable !

Le problème ne se situe pas dans cette saine et logique frustration, en soi, mais dans le fait qu’elle amène de nombreux militants à réhabiliter une conception de la militance et de l’engagement que j’estime problématique, voire infantile. Il s’agit de ce que le philosophe Miguel Benasayag appelle “l’engagement-transcendance”. “Dans les dispositifs transcendants, écrit-il, le moteur de l’agir se trouve ailleurs que dans les situations concrètes : dans une promesse.” Appliquée aux mobilisations pour le climat, cette analyse pointe le risque d’une fuite en avant dans un discours anticapitaliste ou, plus sommairement encore, antisystème, qui résonnerait comme la promesse d’un monde non capitaliste, avec un réchauffement climatique qu’il serait encore possible de maintenir sous les 2°C. Cela signifie que l’action militante devient subordonnée à ce rêve, à cette illusion, à ce que Nietzsche appelait un “arrière-monde”, poursuit Benasayag, “un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, société de fin de l’histoire au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir.

L’idéal de “stabilisation” du climat réactive un rêve de stabilisation plus globale : un monde sans capitalisme, sans conflits, sans pollution, sans compétition, sans injustices. Or ce monde est une pure abstraction, il n’existe pas : croire en lui et militer pour le faire advenir condamne ceux qui se livrent à cette chimère à devenir des “militants tristes”, dit Benasayag, car sans cesse déçus par un réel toujours en deçà de leurs attentes. “La “tristesse” du militant renvoie à l’affect propre à l’interprétation du monde qui est la sienne. Pour lui, le monde est une erreur : il n’est pas tel qu’il doit être. Le vrai monde est autre, ailleurs, et militer, c’est sacrifier le présent à l’avenir, ce monde-ci à l’autre, le vrai, le parfait : le seul qui vaille la peine d’être vécu.

Contre un anticapitalisme de posture

Ainsi déçu, aigri, le militant se met à chercher sans fin les causes de l’échec dans des erreurs théoriques et stratégiques. Il accuse les autres militants d’être trop ceci, pas assez cela, endormis, instrumentalisés ou manipulés, jamais assez “purs” en somme. Le bla-bla prolifère, semant la division. C’est la course à qui sera le plus radical, le plus intransigeant. Le moindre lien avec ce qui est assimilé au capitalisme – qui est partout – est signe de compromission. N’y a-t-il pas quelque chose de cet ordre dans les débats sans fin au sujet de la bonne stratégie à adopter au sein des luttes climatiques, dans la suspicion à l’égard de Greta Thunberg, dans les critiques de plus en plus dogmatiques entre différentes chapelles stratégiques, ceux qui organisent les marches, ceux qui ne croient qu’en l’action directe, ceux qui ne croient qu’en la révolution ?

Une analyse anticapitaliste du monde est indispensable mais ne nous dispense pas d’affronter le réel. Elle est à distinguer d’un anticapitalisme de posture qui ne sert, lui, qu’à cela : se masquer à soi-même l’extrême complexité de la situation de lutte. C’est, en quelque sorte, la soupape de sécurité du désespoir militant. Ou, pour le dire positivement, la soupape de sécurité du désarroi vis-à-vis d’un agir complexe, que Benasayag appelle un agir “situationnel”, un engagement-recherche ou un engagement immanent. Ce type d’engagement, au contraire de l’engagement-transcendance, qui “est le fruit d’une raison consciente d’agir”, est “l’expression d’un désir vital. Et c’est ce désir qui fait sa force, celle de répondre au défi de cette époque.

Inlassablement et minutieusement

J’ai conscience qu’il est très compliqué d’accepter ce que disent ces lignes car cela rompt avec la vision classique, tellement répandue, de l’utopie nécessaire pour “changer le monde”. Mais je pense que cela vaut la peine d’essayer de sortir de ce schéma. Sinon, on reste dans une mentalité à la fois religieuse – dans la lutte – et binaire – dans l’analyse. “Puisque les politiques ne réagissent pas, puisqu’il est de toute façon certain qu’on ne pourra contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C, alors les marches climat sont inutiles”, pense le militant religieux binaire.

Je pense, pour ma part, que les marches pour le climat sont à la fois totalement inutiles ET absolument indispensables. Vivre et militer au cœur de ce paradoxe implique de sortir d’une vision idéaliste, celle d’un changement qui serait “causé par la volonté et l’action d’une conscience éclairée”, pour lui opposer une “vision plus réaliste du changement comme émergence liée à une série de processus tout à fait décentralisés et aveugles, non voulus et non concertés, donc.

Les marches pour le climat sont totalement inutiles en regard de l’objectif concerté – et un peu abstrait – de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Elles sont par contre totalement indispensables car elles sont une matrice dans laquelle se déploie une pluralité de situations réelles : situations de lutte, de vie, d’analyse, de cheminements, d’alliances, etc. Et toutes ces situations, liées selon les mots de Benasayag à un “désir vital”, et non à un objectif programmatique, peuvent déboucher sur des transformations, peut-être insoupçonnées, peut-être même souvent insoupçonnables. Par ailleurs, dans cet engagement “en situations”, les “groupes, classes, genres, secteurs sociaux, ne sont pas d’emblée et pour toujours dans un rôle invariant : un même groupe profondément réactionnaire dans une situation peut, par exemple, participer dans un autre à l’émancipation, et inversement.

Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Enfin, contenir au maximum le réchauffement garde du sens, même en-dehors de la fixation d’un seuil réaliste ou souhaitable. On peut lutter en-dehors de la vision “solutionniste” d’un objectif programmatique préétabli. Obtenir des changements radicaux dans les politiques fiscales, agricoles, énergétiques, dans les domaines de la consommation, du logement, etc., tout cela demeure absolument indispensable et urgent, quel que soit le degré de réchauffement. Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen dans une tribune extraordinaire, même si on accepte que la bataille du réchauffement climatique est perdue dans sa globalité, “tout mouvement vers une société plus juste et plus civile peut désormais être considéré comme une action significative en faveur du climat. Assurer des élections équitables est une action climatique. La lutte contre l’inégalité extrême des richesses est une action climatique. Fermer les machines de la haine sur les médias sociaux est une action pour le climat. Instaurer une politique d’immigration humaine, défendre l’égalité raciale et l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, voilà autant de mesures climatiques significatives. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi solide et sain que possible.

Se défaire du capitalisme est indispensable, redisons-le. Pour lutter contre le réchauffement climatique entre autres. Mais c’est un point de départ, un moteur, une nécessité au sens philosophique du terme : cela “ne peut pas ne pas être”. Faire de l’anticapitalisme un slogan ou une posture de ralliement reviendrait à transformer cette puissance d’agir en folder marketing – pour les autres -, voire en exutoire – pour soi. Passer de la nécessité au processus de transformation, commencer à se défaire du capitalisme, en un mot, c’est le prendre par tous les bouts de réel où il revêt l’habit d’une injustice précise, d’une insoutenabilité, d’un dégât, d’une exploitation, d’une violence… Pas en mode cosmétique, bien sûr. Il ne s’agit pas de le peindre en vert mais de le prendre et de ne pas le lâcher. De s’en défaire inlassablement et minutieusement… Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Le rôle de la sélection variétale dans la qualité des céréales panifiables wallonnes

Est-il nécessaire d’insister encore sur l’importance de la qualité du pain que nous mettons sur notre table ? Nature & Progrès a maintes fois vanté les mérites d’un pain fabriqué artisanalement. Mais de quels blés parlons-nous ? Aux yeux du consommateur, la sélection variétale joue-t-elle vraiment un rôle important dans la qualité du pain qu’il mange ? Qu’est-ce, à ses yeux, qu’un pain local, qu’un blé local ?

Par Mathilde Roda

Introduction

Il est permis de se demander, quand on connaît la place qu’occupe le pain dans notre alimentation, comment nos céréales wallonnes peuvent être si peu destinées à fabriquer nos propres farines ? Nature & Progrès, pourtant, a développé plusieurs pistes de redynamisation de la filière céréalière wallonne. Nous creusons donc encore cette question en compagnie de Georges Sinnaeve, chercheur au Centre de Recherche Agronomique (CRA) de Gembloux, spécialisé en technologie céréalière.

Du bon pain…

Quand on parle de ce qui influence la qualité nutritive du pain, on en revient souvent à considérer la qualité de la mouture ou de la panification. Parfois certains osent le dire : un bon pain dépend aussi d’un bon grain ! Georges Sinnaeve est de ceux-là.

Qui décide qu’une céréale est "panifiable", c’est-à-dire qu’on peut l’utiliser pour fabriquer du pain ?

« Un tableau est publié par Synagra – l’association professionnelle de négociants en céréales et autres produits agricoles – qui régit les normes en fonction des cultures. En 2014, ils spécifiaient encore des critères pour le blé meunier tandis que maintenant ils n’en spécifient plus. En fait le blé meunier est devenu tellement anecdotique dans nos champs qu’ils n’ont plus voulu mettre de critères. Mais c’est envoyer un assez mauvais signal, ce n’est pas un encouragement à produire du blé meunier. »

Comment fait-on alors maintenant pour définir qu’une céréale peut être panifiée ?

« Cela résulte d’accords bilatéraux entre fournisseurs et utilisateurs et chacun détermine ses propres critères. Personnellement, j’utilise encore le référentiel de 2014 à des fins de comparaison, même si Synagra l’a supprimé. Mais les choses peuvent changer : on observe que les filières courtes redémarrent, avec des acteurs, des agriculteurs qui transforment eux-mêmes, qui valorisent eux-mêmes leurs céréales en direct avec un boulanger. Quelque chose est donc entrain de se mettre en place, en dehors de la filière classique. »

…au bon grain

Quels sont, dès lors, les critères importants à considérer pour obtenir du blé meunier ?

« L’humidité est le critère le plus important et le plus compliqué à gérer avec le climat belge mais c’est ce qui va être le garant de la qualité initiale. Une poche d’humidité dans un silo peut être le point de départ du développement de microorganismes qui vont produire des mycotoxines. En lien avec cela, il faut être attentif à la maturité du grain à la récolte. En Belgique, avec les incertitudes climatiques, il existe une tendance à précipiter les récoltes et cela peut engendrer des difficultés dans le cadre du négoce. On rentre ensuite dans des critères plus techniques, comme la teneur en protéines qui est mesurée à l’entrée des silos. Pour autant qu’on connaisse la variété, c’est considéré comme un indicateur de la qualité panifiable car cette teneur donne un indice quant aux autres critères technologiques qui ne sont mesurables qu’en laboratoire et qui vont indiquer le rendement meunier, l’aptitude des protéines à gonfler au moment de la panification ou encore la résistance au travail mécanique. »

L’humidité et la maturité sont donc les deux principaux facteurs limitants en Belgique ?

« Un dernier élément est très important pour la Belgique, c’est ce qu’on appelle le « nombre de chute de Hagberg » qui permet de détecter une germination précoce. Lorsqu’alternent pluie et soleil au moment de la maturation du grain, ce facteur peut déclencher la germination et provoquer la fermentation. Le climat est vraiment l’aspect qu’on ne maîtrise pas du tout et, en Belgique, c’est l’aspect qui peut être le plus déterminant. »

Quelle place pour la sélection variétale ?

L’adaptation au climat est donc essentielle en Belgique ?

« Ce n’est pas le tout d’avoir un niveau de qualité, il faut aussi une variété qui, quel que soit le lieu de culture et quelles que soient les années, ait une certaine stabilité. Il est donc compliqué d’ajuster le process de transformation : certaines variétés sont parfois un cran en-dessous du niveau de qualité souhaité mais sont beaucoup plus régulières, donc plus intéressantes d’un point de vue industriel. »

Concrètement, comment se fait la sélection des variétés ?

« Le CRA intervient dans ce qu’on appelle les « essais catalogue ». Quand une société développe une nouvelle variété, elle doit la faire inscrire. Il existe une dizaine de zones de culture sur la Belgique où sont implantées des variétés témoins et des variétés en demande d’inscription. Pour être inscrites, les variétés subissent des essais pendant deux ans et doivent apporter un plus par rapport à ce qui existe déjà. Le principal problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, ce plus s’est davantage orienté vers le rendement, l’aspect nutritionnel étant peu souvent pris en compte. On peut le regretter mais c’est comme ça. Des variétés résistantes à la verse ou à la fusariose sont donc privilégiées, tout en réduisant l’utilisation de produits phytosanitaires, un aspect des choses qui est intégré depuis très longtemps dans la sélection variétale. La valorisation, par contre, l’est beaucoup moins. C’est un critère qui ne pèse pas lourd dans l’inscription des variétés… »

Certaines variétés se prêtent-elles mieux à certaines transformations alimentaires ?

« Ce devrait être le cas mais, malheureusement, on n’applique pas aux céréales les mêmes principes qu’aux pommes de terre, à savoir recommander des variétés en fonction de l’utilisation très précise qu’on veut en faire. Certains détails peuvent pourtant avoir leur importance : c’est autant le produit que la technologie, les additifs ou les auxiliaires technologiques utilisés qui influencent la recherche de nouvelles variétés. Parce qu’il y a des variétés qui se corrigent facilement avec des auxiliaires technologiques mais qui, sans eux, ne conviennent plus. »

La sélection pour l’agriculture biologique est-elle spécifique ?

« Nous ne faisons pas de différence, dans nos analyses, en fonction du mode de production. Mais, même si nous utilisons les mêmes critères et les mêmes outils, nous devons adapter nos curseurs. Il paraît évident que rien ne sera accepté, en filière bio, si la teneur en protéines est placée à 12,5 comme en conventionnel. Nous ajustons donc les curseurs, avec les acteurs bio, en fonction des utilisations. De plus, dans les filières classiques, l’opérateur ne va pas s’adapter à ce qu’il reçoit ; il exige simplement que les céréales entrent dans son process. Un producteur bio plus artisanal, à l’inverse, va sentir beaucoup plus le produit. Et quand je dis sentir, c’est même jusqu’au niveau tactile : s’il faut pétrir ou laisser reposer plus longtemps la pâte, il le fera. Je dirais même que, maintenant, que ce soit au niveau de l’agriculture, de la meunerie, de la boulangerie, on est en train de retrouver un certain savoir-faire… »

Le consommateur : un acteur essentiel du changement !

« Nous sortons, en matière de panification, d’une époque qui commence à être révolue, où l’on pouvait faire du pain avec presque n’importe quel froment. On ajoutait trente-six trucs et on parvenait toujours bien à rectifier une qualité un peu pauvre. Maintenant, comme le consommateur est plus attentif à réduire les additifs, l’accent est remis sur la variété, sur la recherche de variétés adaptées à des modes de panification plus doux, exempts d’additifs. C’est donc une nouvelle donne pour examiner les critères autrement. Si les utilisations à des fins d’alimentation humaine continuent de se développer, il est probable que ces critères liés à l’aptitude à la transformation seront à nouveau amplifiés. L’évolution des mentalités ne se fait toutefois qu’à l’échelle de quelques années et, avec la sélection variétale, on travaille plutôt sur dix ans. Un petit coup de barre est donné quand on veut changer de cap mais il faut des années avant qu’on le ressente. On conserve donc beaucoup de diversité variétale, au CRA, parce qu’il faut pouvoir rebondir sur des variétés existantes lorsque les enjeux changent et orienter, à ce moment-là, différemment leur sélection. La vraie difficulté, c’est que ça met du temps à se traduire dans les faits ! »

Donc, même au niveau de la recherche, vous sentez un changement ?

« En ce qui nous concerne, nous travaillons à ces problématiques depuis des années. Mais il faut que le consommateur, aussi bien que les transformateurs et les agriculteurs, soient prêts pour cela. Il faut que tous les facteurs s’alignent pour que les choses bougent vraiment. J’ai cependant l’impression qu’il est maintenant admis que les curseurs avaient peut-être été poussés un peu loin, que chacun est en train de refaire un pas vers plus de savoir-faire, pour se passer de fongicides et d’auxiliaires technologiques. Tout ça, tout au bout de la ligne, fait qu’on retrouve des produits plus sains. On en revient donc vers des filières plus courtes, où les différents interlocuteurs se parlent, alors que les filières avaient tendance à n’être qu’une succession d’opérations sans aucun dialogue entre les opérateurs. Réinstaurer tout cela, c’est réinstaurer une autre façon de faire. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. »

Faillite sanitaire du système agricole intensif

Le système agricole intensif nous empoisonne ! De plus, le processus européen d’autorisation des pesticides est totalement défaillant car il est intégralement sous la coupe de l’industrie qui les fabrique, ainsi que le montre un récent rapport du Pesticides Action Network Europe. Alors où Nature & Progrès demande à l’Europe l’abolition pure et simple des pesticides, comment faire pour assurer au simple citoyen des garanties minimales de santé publique ?

Par Catherine Wattiez

Introduction

Les pesticides contaminent, à des degrés divers, toutes les couches de la population : les utilisateurs professionnels, les riverains de zones agricoles et la population générale, dont les groupes les plus vulnérables sont les individus en développement et les personnes âgées.

Un grave problème de santé publique

De nombreuses études épidémiologiques impliquent des pesticides dans plusieurs pathologies chez des personnes exposées professionnellement. Chez les professionnels, ce sont le plus souvent des pathologies cancéreuses, des maladies neurologiques et des altérations du système reproducteur.

L’intérêt de l’exposition des riverains, pour la question des conséquences, est relativement récent. Un nombre croissant de données scientifiques abondent dans le sens d’un excès de troubles divers décris en ce qui les concerne. L’association française Générations Futures suit ce sujet de près et je vous invite à consulter leur site (1). En ce qui concerne la population générale, de nombreuses études indépendantes ont également attiré l’attention sur les effets notamment hormonaux, nerveux et immunitaires d’une exposition à certains pesticides, même à faible dose, lors de périodes clé du développement de certains organes. Cette exposition peut avoir lieu dans l’utérus au niveau du fœtus, et/ou pendant l’enfance et/ou lors de la puberté.

Les pesticides perturbateurs hormonaux, par exemple, peuvent être à l’origine de cancers hormono-dépendants – tels le cancer de la prostate, des testicules et des seins -, d’altérations du métabolisme – menant, par exemple, à l’obésité et au diabète -, de disfonctionnements de l’appareil reproducteur – entraînant une diminution de la fertilité, une puberté précoce chez les filles. Les perturbateurs hormonaux peuvent aussi occasionner des problèmes cardio-vasculaires et provoquer des désordres mentaux et comportementaux – tels l’altération de la mémoire et de l’attention. Ils peuvent agir pas des mécanismes dits épigénétiques, c’est-à-dire qui impliquent l’activation ou la désactivation de l’expression de certains gènes. Certains de ces effets sont héritables et peuvent être transmis jusqu’à la quatrième génération, même si ces individus de quatrième génération n’ont jamais été exposés directement à ces perturbateurs hormonaux. Ceci a été mis en évidence chez le rat.

L’industrie écrit ses propres règles !

Le Règlement européen 1107/2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, est tel qu’il ne peut assurer le niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement annoncé. Il est complété, de façon également critiquable, par le Règlement 283/2013, établissant les exigences en matière de données applicables aux substances actives.

Disons-le d’emblée : l’industrie des pesticides exerce une grande influence sur tout le processus d’autorisation des pesticides ! Un rapport de février 2018 du Pesticides Action Network Europe, intitulé « Homologation des pesticides – L’industrie écrit ses propres règles » (2), décrit de façon précise cette mainmise de l’industrie qui contribue à déterminer le type de tests requis par la législation et les méthodologies d’évaluation des risques. L’industrie réalise des études sans en publier ses résultats car ces études sont sous le couvert du secret industriel ! Elles ne peuvent donc pas être communiquées et ne peuvent donc pas être évaluées par des experts indépendants. A l’inverse, des études publiées par des experts indépendants – et donc examinées par des pairs – sont rarement prises en considération. Parmi les personnes chargées d’évaluer les tests à l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) ou au niveau des Etats Membres, nombre d’entre elles ont des conflits d’intérêt. La navrante saga de la ré-autorisation du glyphosate illustre bien le problème pour ceux qui ont quelque peu suivi cette question.

L’autorisation d’un produit pesticide, d’autre part, est basée sur la seule toxicité de la substance active. Rappelons qu’un produit pesticide, tel qu’il est utilisé par l’agriculteur ou le simple consommateur, est dénommé « produit formulé ». Il est composé d’une substance active et d’autres substances appelées « co-formulants », destinés à faciliter l’utilisation du produit ou à améliorer son efficacité. La nature de ces « co-formulants » est, le plus souvent, considérée comme un secret industriel. Tous sont considérés, à tort, comme des substances sans effet biologique. Or de plus en plus d’études montrent que le produit formulé peut être beaucoup plus toxique que la substance active ! Citons comme exemple une étude de 2007, réalisée par le professeur Gilles-Eric Séralini de l’université de Caen et son équipe (3), qui a montré que le Roundup de Monsanto était, selon le temps d’exposition, jusqu’à mille à cent mille fois plus toxique sur des cellules embryonnaires humaines en culture que sa substance active, le glyphosate seul. Gilles-Eric Séralini et son équipe (4) ont également testé, sur divers types de cellules humaines en culture, la toxicité de neuf produits pesticides – insecticides, fongicides, herbicides -, en comparaison avec celle de leur substance active déclarée. Ces auteurs, qui ont publié en février 2014, ont montré que huit formulations sur neuf sont, en vingt-quatre heures, jusqu’à mille fois plus toxiques que leur prétendu principe actif !

Les effets d’une exposition à des produits formulés ne sont pas investigués sur le long terme. Ce sont les Etats membres de l’Union européenne qui sont, seuls, chargés de l’autorisation des produits formulés. Pourtant, le Professeur Séralini et son équipe (5) ont testé – sur deux ans, ce qui est la durée totale de vie d’un rat de laboratoire – des rats alimentés avec du maïs OGM tolérant le Roundup : du maïs OGM alimentaire non traité fut donné à un groupe de rats contrôle et du maïs OGM alimentaire traité au Roundup fut donné à un autre groupe de rats. Un troisième groupe était alimenté avec du maïs OGM non traité mais abreuvé avec de l’eau contenant 0,1 µg/l de Roundup, cette concentration étant la limite en glyphosate permise dans l’eau potable en Europe. Ils ont ainsi montré, dans une publication de juin 2014, la survenue chez les rats de grosses tumeurs mammaires et de déficiences des reins et du foie. Ces résultats remettent en question l’innocuité des herbicides formulés à base de glyphosate, sur le long terme, à des concentrations auxquelles ils contaminent la nourriture – le maïs OGM tolérant le Roundup et traité au Roundup – et l’environnement – l’eau.

Quant aux effets cocktails…

La population générale est exposée principalement via l’alimentation, à des cocktails de pesticides, présents à faible dose. Ces cocktails de pesticides peuvent avoir des effets toxiques additifs, antagonistes ou synergiques, par exemple lorsqu’ils sont présents simultanément dans l’organisme à la suite de l’ingestion des aliments. La synergie renforce les effets nocifs de chacune des substances du mélange. Or il n’existe, jusqu’à présent, aucune prise en compte des effets cocktails des pesticides !

Ces effets cocktails sont documentés par un nombre croissant d’études récentes. Nous citerons celle de 2019 du projet européen EDC-MixRix (6) qui a mis en évidence les effets sur la santé de l’exposition combinée à un mélange de substances perturbatrices du fonctionnement hormonal. Des analyses de sang et d’urine chez des femmes enceintes ont permis d’identifier les mélanges de perturbateurs hormonaux présents, ayant des effets délétères sur la croissance et le métabolisme, le développement neurologique et sexuel.

Des effets sur le comportement, le métabolisme et le développement ont été observés chez des animaux exposés au même mélange que celui retrouvé chez les femmes enceintes et ont mis en évidence l’action spécifique de ce cocktail sur l’hormone thyroïdienne responsable, chez l’homme aussi, d’un bon développement du fœtus, du nouveau-né et du jeune enfant. Dans la majorité des cas, les substances évaluées isolément à des doses de concentration similaires à celles retrouvées dans le mélange de perturbateurs hormonaux n’avaient pas d’effets néfastes. De plus, des effets cocktails sont susceptibles de se produire fréquemment dès lors qu’un nombre croissant – environ 27% – de fruits et légumes contiennent de multiples résidus allant de deux à plus de dix résidus différents par échantillon. Ceci selon l’EFSA elle-même (7) qui publie, chaque année, les données relatives aux résidus de pesticides dans l’alimentation des européens. Je rappelle qu’il est conseillé de manger plusieurs fruits et légumes par jour…

Et aux perturbateurs hormonaux…

L’association française Générations Futures a publié, en septembre 2018, un rapport dénommé EXPPERT10 (8), concernant les cocktails de perturbateurs hormonaux dans nos assiettes. Ce rapport se base sur les données officielles relatives aux résidus de pesticides, publiées par l’EFSA. Il montre que, sur environ cent dix mille résidus de pesticides quantifiés au total par l’EFSA, 63 % sont suspectés d’être des perturbateurs hormonaux ! Ceci est évidemment très inquiétant, eu égard aux effets cocktails potentiels engendrés pour des substances – les perturbateurs endocriniens – dont on ne peut prétendre qu’une dose sûre, sans effet, existe.

On constate ici combien les critères d’exclusion des substances actives sur base de leur extrême dangerosité sont insuffisants ! Certaines substances actives sont, en effet, écartées sur base de leur seule dangerosité, sans que l’on ne tienne compte du degré d’exposition de l’homme. Il s’agit des substances classifiées cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) « avérées » et « présumées ». Les substances seulement « suspectées » d’avoir ces propriétés pourront toutefois être autorisées. Ces critères d’exclusion concernent aussi les substances peu biodégradables et fortement bioaccumulables et ayant un potentiel de propagation à longue distance dans l’environnement.

Les perturbateurs hormonaux sont, eux aussi, exclus de mise sur le marché mais le niveau de preuve demandé pour être qualifié comme tel est extrêmement élevé ! Les critères scientifiques, adoptés par les Etats membres en décembre 2017 (9), pour qualifier les pesticides de perturbateurs hormonaux exigent la caractérisation précise du mécanisme de perturbation hormonale : il faudra, non seulement, démontrer que la substance active est un perturbateur hormonal et qu’elle a des effets négatifs mais également démontrer le mode d’action par lequel ce perturbateur hormonal crée des effets négatifs. L’industrie pourra donc bien souvent arguer que ces modes d’action ne sont pas connus pour ne pas voir la substance interdite ! Seront alors laissés sur le marché la plupart des pesticides qui sont des perturbateurs hormonaux dangereux. En outre, ces critères scientifiques se limitent aux pesticides qui interagissent avec des hormones spécifiques, telles les oestrogènes, les androgènes, les thyroïdiennes et les stéroïdogéniques.

On peut enfin pointer du doigt, l’insuffisance de certains tests : les méthodologies sont dépassées et les tests incomplets. En outre, on emploie actuellement rarement les tests disponibles évaluant le potentiel de perturbation hormonale, d’immunotoxicité et de neurotoxicité du développement.

Nos chances de rester en bonne santé…

Il existe, fort heureusement, des études épidémiologiques récentes nous montrant les avantages pour la santé d’une alimentation biologique. Nous citerons ici l’étude épidémiologique publiée, en octobre 2018, menée par une équipe de l’INRA, de l’INSERM, de l’université de Paris 13 et du CNAM (10), portant sur 68.946 participants. Une diminution de 25% du risque de cancers, tous types confondus, a été observée chez les consommateurs réguliers d’aliments biologiques, par rapport aux personnes n’en consommant pas ou seulement occasionnellement. Le risque de cancer du sein, chez les femmes ménopausées, a diminuée de 34% et le risque de lymphomes de 76%. Manger bio pourrait aussi être associé à la préservation d’une bonne santé cardio-métabolique, en diminuant les facteurs de risque connus du diabète et de maladies cardio-vasculaires.

Ces quelques considérations montrent, d’une part, l’insuffisance patente de protection de la santé du Règlement européen 1107/2009 qui régit le système agricole intensif conventionnel et, d’autre part, les effets favorables au maintien d’une bonne santé d’une alimentation issue de l’agriculture biologique. Nous avons donc ici suffisamment d’excellentes raisons de prôner un arrêt total de l’utilisation des pesticides de synthèse par un changement des pratiques agricoles !

Notes

(1) Voir : www.generations-futures.fr

(2) Voir : www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2018/02/homologation_industrie_ecrit_ses_regles_050218_finale.pdf

(3) Voir : Benachour N, Sipahutar H, Moslemi S, Gasnier S, Travert C, Séralini GE, Time-and dose- dependent effects of roundup on embryonic cells and placental cells, Arch. Environ. Contam. Toxicol., 2007 July, 53 (1), 126-133.

(4) Mesnage R, Bernay B, Seralini GE, Ethoxylated adjuvants of Glyphosate based herbicides are active principle of human cell toxicity, Elsevier Toxicology, 10 Sept 2012.

(5) Séralini et al, Etude republiée : toxicité chronique de l’herbicide Roundup et d’un maïs génétiquement modifié tolérant le Roundup, Open Access Springer, Environmental Sciences Europe, 2014, 26 :14

(6) Ake Bergman et al, Integrating epidemiology and experimental biology to improve risk assessment of exposure to mixtures of Endocrine Disruptive Compounds, final technical report, 29 June 2019  https://edcmixrisk.se

(7) Voir : https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/5348

(8) Voir : https://www.generations-futures.fr/publications/exppert-10-pesticides-alimentation-perturbateurs-endocriniens

(9) Voir : http://lynxee.consulting/europe-publication-criteres-perturbateurs-endocriniens/

(10) Voir : Inra, Inserm, Université de Paris 13, CNAM, Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio, Jama Internal Medecine, 22 octobre 2018 https://presse.inserm.fr/moins-de-cancers-chez-les-consommateurs-d’aliments-bio/32820

Des indiens dans la ville !

Pourquoi ne pas agir pour la nature en milieu urbain ?

La diversité du vivant ne cesse de s’éroder, un peu partout sur la planète… C’est, du moins, ce que concluaient, fin mars, quatre rapports publiés par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Mais les hameaux campagnards sont-ils seuls aptes à abriter une vie foisonnante et diversifiée ? L’exemple à suivre d’un îlot paradisiaque tapi au cœur de la grande métropole lilloise devrait – nous l’espérons – nous convaincre que la sauvegarde de la biodiversité concerne aussi le milieu urbain…

Par Morgane Peyrot

 

Introduction

Belle étendue fleurie de coquelicots et de bleuets, friches et verger où s’épanouissent librement bardane, consoude, grande berce et plantes sauvages variées. Sans oublier la mare, sous la voûte arborée où barbotent en cœur, grenouilles, libellules, dytiques et autres larves insoupçonnées… On a peine à croire que ce cadre idyllique n’est autre que l’enceinte d’un établissement scolaire ! Au lycée Louis Pasteur, à Lille, la vie est un champ d’expérience quotidien où les membres du corps enseignant et les élèves du « club science » – ou simplement les intéressés – s’activent à la fauche, aux plantations et même aux suivis scientifiques.

Sous l’impulsion du professeur Manuel Pirot, le lycée s’est doté, en 2014, d’un plan de gestion – un document définissant les objectifs et les modes d’intervention dans le cadre de la gestion d’un milieu, ou d’un espace vert – dont les multiples enjeux pédagogiques et environnementaux ne s’annonçaient pas évident à mettre en œuvre et à pérenniser sur la durée. Le bilan après ces premières années ? L’expérience est, en tous points, une réussite !

Une richesse exceptionnelle…

En termes de biodiversité, les suivis faunistiques et floristiques renouvelés chaque année sont sans appels. Ils dénotent une réelle diversification des habitants de ces lieux, avec l’apparition de nouvelles espèces, notamment l’Ophrys abeille (O. apifera), une orchidée sauvage protégée dans le Nord-Pas-de-Calais et peu commune en ville. En tout, pas moins de cent cinquante espèces végétales furent recensées sur les différentes parcelles de l’établissement ! Ont été dénombrées également une trentaine d’espèces d’oiseaux : des petits passereaux nicheurs tels l’accenteur mouchet, le pinson des arbres ou le roitelet huppé, aux grands limicoles, voyageurs de passage, en passant par les oiseaux de proie : le héron cendré, le canard colvert ou le faucon crécerelle. De nombreux insectes sont de la partie également, dont certains avaient déserté les lieux. Dans les espaces ouverts, cohabitent une dizaine d’espèces de coccinelles et de papillons. Les mares, entres autres, abritent au moins six espèces de libellules, divers insectes aquatiques comme le dytique ou de petites punaises d’eau, mais encore des amphibiens, notamment le triton ponctué (Lissotriton vulgaris), assez inattendu en pleine métropole ! Cette diversité a été rendue possible notamment par la mosaïque de milieux créés en vue du plan de gestion : potager et verger, zones de friches ou de prairies et les mares, permanentes ou temporaires, offrent des habitats complémentaires pour l’accueil de la faune et de la flore indigène.

Trouvons là une belle preuve que les espèces végétales et animales ne sont pas allergiques aux milieux urbains et que le moindre espace semble pouvoir leur procurer un cadre de vie adéquat, non négligeable pour prévenir la disparition de certains oiseaux rares.

Et des bénéfices pédagogiques…

Tout au long de l’année scolaire, des animations et des ateliers sont mis en place, chapeautés par M. Pirot ou ses collègues enseignants, afin de dynamiser le projet de gestion et d’y impliquer les élèves, ce qui n’était pas gagné d’avance !

« Les élèves, citadins pour la plupart, ne connaissaient pas grand-chose à la nature ou au jardin. Il a donc fallu les motiver, puis les accompagner pour qu’ils comprennent l’intérêt des actions menées« , livre M. Pirot. De plus, de gros moyens de communication ont été mis en œuvre pour annoncer les ateliers : affichage sur les écrans du hall, mail diffusé sur l’ENT – le site Internet du lycée -, à tous les inscrits du « club science », etc. Tous ces efforts se sont finalement révélés salutaires. A chaque évènement, dix à trente jeunes se sont mobilisés pour participer aux semis et plantations du potager ou du verger, partir à la chasse aux papillons, et même faucher les espaces laissés en friche. Ces ateliers, qui ont lieu hors temps scolaire, sont aussi destinés à sensibiliser les familles. Les parents sont invités à participer, frères et sœurs sont parfois amenés par les élèves. Il n’y a pas d’adhésion, ni d’obligation de venir à tous les chantiers. La participation régulière à ces activités basées sur le volontariat est définitivement synonyme de la bonne volonté des jeunes. Même d’anciens élèves ont répondu présent à l’appel : une implication citoyenne et écologique se fait sentir sur le long terme ! Sans compter les connaissances techniques et scientifiques que le projet a apporté aux lycéens – rédaction d’articles dans le journal du lycée, connaissance naturalistes et utilisation de matériel et de logiciels dédiés… -, et la découverte de nouveaux métiers grâce à la rencontre de professionnels qui sont intervenus sur de nombreux chantiers.

Grâce aux efforts de chacun

Le processus fût long, et le projet s’est construit progressivement. Avec le temps, de nouvelles idées ont émergées. La première année fût inaugurée avec la plantation de haies, la fauche manuelle d’espaces laissés en friche – depuis, elle est effectuée, chaque année, par les professeurs et les lycéens ! – et la formation des élèves à l’identification des oiseaux. Puis s’ajoutèrent le potager, le verger désormais établi en agroforesterie grâce à l’association Les ajoncs ou encore la gestion des mares – sans oublier la sensibilisation du jardinier ! Les appels à projet lancés par la région Hauts-de-France ont été suivis et étudiés pour faire financer une partie des chantiers, notamment via le programme « Biodiver’lycée« , un projet pédagogique destiné à améliorer, chez les lycéens, la conscience des enjeux de la biodiversité et des impacts de l’Homme sur l’environnement et le climat. Révisé en 2018 par le Conseil Régional des Hauts-de-France, il devient « Génération + Biodiv’« . Cette nouvelle version du programme vise à amener et développer la biodiversité sur les sites mêmes des établissements scolaires dotés d’espaces verts ou les lieux publics de proximité, en développant l’écocitoyenneté chez les lycéens et les membres de la communauté éducative. Une aubaine qui fût saisie pour la mise en œuvre du plan de gestion, d’une part, mais il y eu également, d’autre part, beaucoup de soutiens de la part de la municipalité, des parents d’élèves et de diverses associations locales. Citons Les Blongios, ou encore Nord Nature Chico Mendès, partenaire très impliqué dans la gestion et le suivi du projet.

Voilà un bel exemple de mobilisation citoyenne qui a permis le succès de cette entreprise, plus que louable, non seulement pour l’environnement et la biodiversité, mais aussi pour tous les bienfaits apportés aux élèves ainsi qu’à leurs familles. Grâce aux ateliers du « club science » de Louis Pasteur, les jeunes viennent avec plaisir se retrouver en dehors des heures de cours et s’approprient un peu mieux l’environnement de leur lycée, sentant qu’ils font ensemble quelque chose d’utile pour eux-mêmes, pour les autres et pour la planète. Conscients du pouvoir qui est réellement le leur, ils deviennent – pour paraphraser le titre d’un film qui fut très populaire – de véritables « Indiens dans la ville » !

Moralité : rien n’est impossible !

Si la gestion des espaces du lycée profite à la faune et à la flore, elle en fait également un milieu nourricier. Trois ruches ont été implantées, aux abords de l’établissement, afin de donner une dimension supplémentaire au projet, et favoriser une découverte inédite pour les élèves. Cette année, plus de vingt kilos de miel ont été extraits par les élèves en septembre et en juillet ! Sans oublier la récolte au potager qui s’est révélée particulièrement bonne à l’automne dernier. Autant dire que les activités ne manquent pas, de même que l’abondance qui profite à chacun et donne aux lycéens le vrai « goût de la nature, et des bonnes choses ».

Grâce à la ténacité et aux efforts indéfectibles de chacun, des actions similaires sont possibles dans de nombreux établissements scolaires de France et de Navarre. Et de Belgique aussi… Elles resserrent les liens, enseignent le respect. Encore faut-il avoir vraiment pris conscience de la gravité de la situation…

Climatologues et citoyens : la déprime de l’apocalypse ?

Les climatologues sont déprimés et le disent. “Parfois, je me suis sentie seule, comme abandonnée de tous. Ça m’est arrivé d’en pleurer : après une mission de plusieurs mois en Antarctique – où les conditions sont très dures, où on a cumulé les problèmes techniques, où on est loin de ses proches -, je suis rentrée et j’ai croisé quelqu’un qui m’a dit ‘Ah ces histoires de changements climatiques, ça me fatigue’. Ça nous blesse, personnellement. C’est comme si tout notre investissement ne servait à rien. (1) »

Par Guillaume Lohest

Introduction

Célia Sapart, chercheuse au FNRS, n’est pas la seule climatologue à être émotionnellement touchée. Dans une vidéo de France Info, plusieurs chercheurs confessent un même ressenti de découragement et d’impuissance. C’est le cas par exemple de Benjamin Sultan, qui reconnaît presque qu’il est trop tard : “Là je parle en tant que citoyen. J’y crois plus trop en fait. Je ne crois plus au fait qu’on va réussir à lutter contre le changement climatique et à éviter ce qu’on prédit. (2)” Et même Jean-Pascal Van Ypersele, qui nous avait habitués à la modération et au sang-froid, montre des signes d’inquiétude : « Ce n’est pas facile, mais on n’a pas le choix. On est sur une barque qui est en train de couler et j’ai l’impression d’être là avec ma petite cuiller pour écoper l’eau, alors qu’il faudrait une pompe rapide…« 

Nous espérons nous tromper

Nous sommes vraiment une drôle de troupe, nous, les spécialistes du changement climatique. Comme les autres scientifiques, nous nous levons tous les matins pour nous diriger vers nos bureaux, nos laboratoires et nos terrains. Nous collectons et analysons nos données, puis nous écrivons des articles dans des revues savantes. Mais c’est là que nous déraillons : nous sommes les seuls membres de la communauté scientifique à espérer chaque jour nous tromper. (3)” La santé émotionnelle des chercheurs travaillant sur le climat a elle-même fait l’objet d’études scientifiques, qui décrivent notamment les mécanismes de protection mis en place. La chercheuse australienne Lesley Hughes est sans doute celle qui a le plus précisément décrit la situation schizophrénique dans laquelle vivent et travaillent les spécialistes du climat. “Nous espérons nous tromper sur le rythme de la montée du niveau des océans, et sur le fait qu’une accélération aussi rapide risque d’inonder les foyers d’un milliard de personnes d’ici la fin du siècle. Nous espérons nous tromper sur la disparition de notre emblème naturel le plus précieux, la Grande Barrière de Corail, autrefois si magnifique. Nous espérons nous tromper sur la vitesse à laquelle fondent les glaciers des Andes et du Tibet, mettant en péril l’approvisionnement en eau douce de plus d’un sixième de la population mondiale. Nous espérons nous tromper sur le fait que les déplacements de populations dues à l’augmentation des désastres climatiques feront probablement passer l’actuelle crise des réfugiés pour un événement dérisoire. Nous espérons, nous espérons, nous espérons. (4)”

L’éco-anxiété ou solastalgie

Les climatologues ne sont pas les seuls à connaître ces profondes inquiétudes existentielles. Parmi les citoyens conscients de l’ampleur des bouleversements annoncés, des manifestations d’angoisse apparaissent aussi, de plus en plus répandues. Certains psychologues évoquent même un nouveau syndrome, appelé l’éco-anxiété ou solastalgie. Ce terme a été proposé, en 2007, par Glenn Albrecht, un philosophe australien. “La solastalgie fait référence à la souffrance psychique qu’un individu peut ressentir face à la destruction lente mais chronique des éléments familiers de son environnement.” Plus généralement, explique Alice Desbiolles, médecin en santé publique, “nous pourrions étendre ce concept de solastalgie à toutes les personnes pour lesquelles la prise de conscience que l’humanité est en train de détruire son unique habitat – la planète – s’accompagne d’une souffrance morale, quelle que soit sa forme, de l’insomnie à l’angoisse, voire à la dépression. (5)”

L’inaction totale des gouvernements, l’apathie collective des sociétés face à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique provoque un désarroi de plus en plus grand chez les individus prenant au sérieux le consensus scientifique. De plus en plus de gens comprennent que les petites formules insistant sur le fait qu’il est encore temps d’agir, que des solutions existent, sonnent faux dès qu’on pose un œil sur les courbes. En effet, depuis que ces petites formules incantatoires existent, malgré l’accumulation des discours et des gestes éco-citoyens, on émet chaque année davantage de gaz à effet de serre. La réalité de 2019 est particulièrement dure à affronter. On a connu des mobilisations citoyennes sans précédent, des jeunes sont sortis dans la rue par dizaines de milliers, et pourtant aucune réaction politique d’envergure n’est au rendez-vous. En parallèle, l’évidence d’un réchauffement climatique catastrophique suivant le scénario le plus noir prévu par le GIEC saute aux yeux : le permafrost sibérien a commencé son dégel septante ans plus tôt que prévu, le Groenland fond de façon inquiétante, la France et l’Arctique ont enregistré cet été des températures record à peine croyables, l’Inde a connu une sécheresse sans précédent. Mais rien, désespérément rien. À peine un petit sursaut des partis écologistes aux élections européennes, immédiatement accusés par tous les autres de vouloir instaurer un totalitarisme vert alors même que leurs propositions politiques sont mesurées et pas réellement révolutionnaires.

Entre le déni, sidération et dépression

Et ce sombre tableau ne concerne encore que le seul réchauffement climatique. Comme le rappelle souvent l’astrophysicien Aurélien Barrau, l’effondrement des populations animales et de la biodiversité est une catastrophe au moins aussi alarmante et dramatique. Le premier rapport de synthèse de l’IPBES – une sorte de GIEC de la biodiversité – publié début mai, prévient : « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier (6). » Pour la première fois depuis sa création en 2012, les médias ont plutôt bien relayé les alertes de l’IPBES. Durant quelques jours, en tout cas… Or l’ampleur du désastre mériterait une couverture médiatique aussi soutenue que le réchauffement climatique. « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » Mais on peut comprendre les rédactions : les nouvelles sont si mauvaises, si massives, si inéluctables… Elles semblent incapables de provoquer des électrochocs collectifs. Faut-il continuer de mitrailler d’’informations scientifiques – alarmantes parce que scientifiques, justement – une population qui balance entre le déni, la sidération et la dépression ?

Le philosophe australien Clive Hamilton résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. “Une majorité de citoyens ont recours à des stratégies d’évitement psychologique pour dénier les faits scientifiques. Et même la minorité qui accepte cette vérité du changement climatique a des difficultés pour vivre avec chaque jour. C’est tellement difficile à accepter que nous préférons la mettre de côté et détourner notre attention. Ce sont des mécanismes de protection inconscients. Nous sommes tous humains… Quand on regarde l’avenir auquel nous et nous enfants ainsi que les animaux seront confrontés, y penser chaque jour devient insupportable. C’est pourquoi nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques. (7)”

Une incroyable inversion de la menace

Du coup, dans cet espace de sidération, s’engouffrent des ingénieurs du déni, renversant la logique des choses. Profitant de la prolifération de l’inquiétude climatique dans l’espace public, ils font comme si cette préoccupation était l’idéologie dominante alors qu’elle n’est qu’un cri qui résonne, avec fracas certes mais dans le désert de l’inaction politique. L’implacable constat scientifique est à leurs yeux un soi-disant dogmatisme religieux. Les écologistes sont qualifiés de « khmers verts« , alors même qu’ils ne sont pas au pouvoir… Galvanisés par l’image minoritaire et insolente qu’ils ont d’eux-mêmes, ils font feu de tout bois, faisant mine de ne pas voir qu’ils allument une réalité déjà en flammes, un incendie qui est hégémonique. Le champion toutes catégories de ces pompiers-pyromanes – dont on se demande s’ils ont déjà sincèrement réfléchi quelques secondes après la lecture d’un rapport du GIEC, si tant est qu’ils ont lu ces rapports – est le docteur Laurent Alexandre. Cet urologue médiatique, par ailleurs entrepreneur, semble en croisade contre les collapsologues et les écologistes. Voici ce qu’il écrivait dans une tribune adressée à L’Express, le 12 mars : “La jeune et très irritante Greta Thunberg organise une grève de l’école pour exiger que nous divisions au minimum par quatre notre consommation énergétique, ce qui ramènerait la consommation des Français entre celle du Nigeria et celle de l’Égypte. Imposer un tel retour en arrière ne peut passer que par la dictature. Les jeunes qui font la grève de l’école sont manipulés par des officines cherchant à faire avancer leur agenda révolutionnaire ou à servir les intérêts des industriels des énergies prétendument renouvelables. On persuade la jeunesse que la seule solution est d’accepter la dictature et de revenir au moyen âge. (8)”

Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, s’inquiète Laurent Alexandre. Quel renversement de la réalité ! Le danger n’est plus le réchauffement climatique mais ceux qui veulent sérieusement lutter contre celui-ci. La menace n’est plus le désert, mais le cri. L’appel à l’aide est présenté comme un ordre autoritaire. Ainsi Laurent Alexandre – mais aussi Pascal Bruckner, Elisabeth Levy et quelques autres – inverse tous les rapports de force réels : Greta Thunberg est au pouvoir à la place de Donald Trump, les éco-anxieux sont à l’Élysée, le lobby du renouvelable domine celui du pétrole… L’urgence écologique est à leurs yeux une agression, l’inquiétude des scientifiques une anomalie. En se fermant de facto à l’expertise des spécialistes – climatologues et biologistes surtout – considérés comme dépressifs, les anti-écolos médiatiques opèrent un transfert de légitimité : ils confient la science aux seuls ingénieurs. Si elle n’était délirante, cette imposture fallacieuse mériterait le Prix Nobel de prestidigitation. “N’écoutez pas les marchands de peur, les intellectuels apocalyptiques, les ayatollahs verts : la vie n’a jamais été aussi magnifique”, conclut l’urologue médiatique, sans doute sincèrement persuadé qu’une formidable invention technologique pourra reconstituer les glaciers himalayens, faire pousser des hôtels aux normes passives dans les déserts et, au passage, ressusciter les quelques soixante mille Indiens dont le suicide est lié aux conséquences du réchauffement climatique (9).

Arrêter le train !

Le parti pris de cet article est à l’opposé de cette psychologisation aberrante du souci pour la préservation de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour le dire d’une formule rapide, je pense qu’il est sain d’être profondément affecté par ces questions en tant qu’individu rationnel et doué de sensibilité. Comme le détaille avec brio Harald Welzer, c’est au contraire la stratégie collective actuelle qui relève de la pathologie. “Si l’on décline cette stratégie en descendant au niveau de l’individu, on a affaire à une personnalité pathologique qui ne voit pas le moindre problème à gagner septante fois plus que tous les autres, tout en consommant massivement leurs matières premières, qui consomme pour cela quinze fois plus d’énergie, d’eau et de denrées alimentaires et qui rejette dans son environnement neuf fois plus de substances nocives que des personnes moins favorisées. Cette personnalité socio-pathologique, de surcroît, se désintéresse catégoriquement des conditions de vie de ses enfants et petits-enfants. Avec tout cela, il admet parfaitement que, par sa faute et celle de ses semblables, huit cent cinquante-deux millions de personnes souffrent de la faim dans le monde et que vingt millions soient en fuite. (10)”

Dans Les guerres du climat, qui date de 2008, ce sociologue allemand proposait déjà un regard lucide, informé des leçons de l’Histoire, sur la façon dont les sociétés et les individus peuvent réagir à des bouleversements de l’ordre du réchauffement climatique. Conflits violents pour les ressources, migrations massives, changements des cadres de référence entraînant des sociétés entières dans la barbarie. Il faut, selon lui, apporter des réponses non pas d’abord techniques mais culturelles, en se forçant à penser à long terme, politiquement.

Il ne suffit pas, écrivait-il alors, de se complaire indéfiniment dans l’univers dénué de sens et de transcendance d’un capitalisme mondialisé. Il s’agit, justement, parce que nous sommes dans une situation de crise, d’exiger de nous-mêmes des visions, des conceptions d’ensemble ou ne seraient-ce que des idées qui n’ont pas encore été pensées. Une telle solution peut paraître naïve, elle ne l’est pas. Ce qui serait naïf, c’est de croire que le train lancé vers la destruction progressive des conditions de survie de très nombreux êtres humains changerait de vitesse et de direction si, à l’intérieur du convoi, l’on courait en sens inverse. Les problèmes, disait Albert Einstein, ne peuvent être résolus avec les modèles de pensée qui ont conduit à eux. Il faut changer complètement de direction, et pour cela commencer par arrêter le train. (11)”

Le sens de l’apocalypse

On reproche souvent aux défenseurs de la nature de paralyser la population en dressant des constats trop pessimistes. Apocalyptiques, disent certains. Nous serions bien inspirés de les prendre au mot, mais pour les contredire. Car, en réalité, la signification des apocalypses est bien différente de l’acception courante qui en fait un synonyme de grande catastrophe ou de fin du monde. Il s’agit, dans les sources religieuses, d’un dévoilement, souvent mêlé de terribles événements, mais dont la fonction est justement une sorte de mobilisation générale – et non une paralysie. Comme l’explique Bruno Latour, l’apocalypse, “cela ne veut pas dire catastrophe. L’apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose. C’est comme si la forme du temps avait changé et que l’on pouvait donc maintenant enfin faire quelque chose. C’est une pensée pour l’action contre la sidération et la panique. Tant que l’on croit qu’on va bien s’en sortir, que l’on va essayer de retrouver un degré de croissance à 1%, nulle action n’est envisageable. (12)”

Sauf à s’installer dans la sidération, les climatologues déprimés et les éco-anxieux ne vivent donc rien d’anormal. Leur inquiétude peut devenir apocalyptique, au sens plein et positif du terme, c’est-à-dire générer la vision d’un avenir qui change radicalement de forme, et entraîner une puissante mobilisation. Les pseudo-optimistes, en face, ricaneurs ou adeptes de la positive attitude, se trompent sur toute la ligne quand ils rappellent qu’il y a eu des prophètes de malheur à toutes les époques. Car les sombres prédictions passées étaient basées sur des croyances religieuses ou sectaires, et souvent millénaristes, de fin des temps, en tout cas jamais sur des communautés scientifiques de spécialistes décrivant des phénomènes naturels sur des échelles de probabilité, à partir du peer-review et de la rationalité la plus stricte qui soit.

Les accusations de religiosité, la pathologisation de la radicalité est l’ultime mécanisme de défense de ceux qui refusent de lire ou de comprendre les rapports scientifiques qui font consensus. Cette attitude, étrangement et paradoxalement antiscientifique, cette mentalité d’ingénieur prométhéen, « solutionniste », optimiste, technophile, est un refus de voir que la ligne du progrès peut être brisée, peut atteindre un point de basculement. “À l’inverse, pour Bruno Latour, l’apocalypse c’est la compréhension que quelque chose est en train d’arriver et qu’il faut se rendre digne de ce qui vient vers nous. C’est une situation révolutionnaire, en fait. Donc c’est assez normal qu’il y ait des sceptiques qui nient ou qui dénient le caractère apocalyptique de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. (13)”

 

Oserions-nous conclure que de telles angoisses, nous aussi, nous guettent. Après avoir été taxés naguère d’ »antisciences » alors que nous osions à peine nous opposer aux OGM, voici donc Nature & Progrès pris en flagrant délit de jouer les Cassandre à force d’annoncer les crises : climatique, écologique, alimentaire, etc. ? Là où les autres ont beau jeu de feindre l’effarement et l’indignation, de clamer leur volonté d’action tout en faisant l’ »oreille de veau »… Mais quel est dans tout cela le bénéfice personnel pour le militant écologiste qui n’a que sa bonne foi à faire valoir ? Les bien-nantis vilipendent sa vision de malheur et, en plus de cela, le voilà qui déprime, alors que gonflent encore les rangs de ceux qu’il convainc et qui le suivent… Mais pour aller où ? Pleurer à l’unisson le délitement du monde ?

Notes

(1) Cécile Bertheaud, “Les climatologues, en pleine étuve émotionnelle” dans L’Écho, 3 décembre 2018.

(2) https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-on-a-l-impression-d-etre-annonciateur-de-mauvaises-nouvelles-des-climatologues-racontent-leur-quotidien_2956509.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20180927-[lesimages/image0]

(3) Lesley Hughes, “Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien”, traduction d’Aurélien Gabriel Cohen, Revue Terrestres, 14 octobre 2018.

(4) Idem.

(5) Dr Alice Desbiolles, “La solastalgie, ou le nouveau mal du siècle ?”, tribune dans La Croix, 30 janvier 2019.

(6) Communiqué de presse de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) : “Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère”, mai 2019, https://www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

(7) Clive Hamilton, « Nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques« , propos recueillis par Johann Harscoët dans L’Écho, 23 février 2019.

(8) Laurent Alexandre, “Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, L’Express, 12 mars 2019.

(9) Tamma A. Carleton, “Crop-damaging temperatures increase suicide rates in India” in PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), 15 août 2017, 114 (33) 8746-8751.

(10) Harald Welzer, Les guerres du climat, Gallimard, 2009 (2008 pour l’édition originale allemande), pp. 321-322.

(11) Idem, p. 340.

(12) Bruno Latour, « L’apocalypse est notre chance« , propos recueillis par Nicolas Weill dans Le Monde, 22-23 septembre 2013.

(13) Idem.

Pesticides et zones de sécurité

Nature & Progrès, chacun le sait, milite depuis de longues années pour la généralisation de l’agriculture biologique. Dans l’intervalle, nous devons cependant continuer la lutte contre les pesticides qui n’ont de cesse d’empoisonner nos campagnes. Mais, en attendant leur bannissement total, des mesures d’urgence doivent être prises pour protéger les pauvres gens qui habitent dans des zones très exposées. A ce troisième niveau de combat, la France envisage aujourd’hui une initiative intéressante : l’établissement de zones non traitées dans les zones d’habitat. De quoi s’agit-il ?

Par Marc Fichers

Introduction

En France, comme en Wallonie, les pesticides sont agréés avec une attention renforcée pour la santé et pour l’environnement, et les agriculteurs qui utilisent ces produits sont tenus de respecter une règlementation très stricte. Les pesticides, pourtant, se retrouvent massivement dans l’environnement, ainsi que l’a montré l’étude Propulpp (1), coordonnée par l’Institut scientifique de service public (ISSEP). Cette étude a mesuré l’exposition des populations rurales aux pesticides dans les heures et les jours consécutifs aux traitements et, si l’essentiel de la pollution se produit pendant les deux heures qui suivent la pulvérisation, certains produits continuent à se déposer douze heures ou même vingt-quatre heures plus tard. D’autre part, si la pollution diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne du champ, elle est toujours bien présente jusqu’à cinquante mètres de distance. Il n’y a donc plus de doutes que ces produits se retrouvent en bord de champs, dans les jardins des particuliers… Dans des quantités certes minimes, jugent leurs défenseurs qui affichent cependant un refus malsain d’analyser toute forme d’ »effet cocktail » occasionnée par les différentes molécules disséminées et leurs métabolites.

Des riverains légitimement inquiets

Comme dans des cas d’épidémies, inciter les riverains à se protéger est la première mesure sanitaire qu’il faut prendre. Voir là une volonté délibérée d’attiser leurs peurs est une attitude de très mauvaise foi qui n’est plus supportable. Des mesures furent donc prises, au niveau wallon, par le Ministre de l’Environnement (2) mais elles ne pourront rien changer puisqu’elles n’apportent, au fond, rien de plus que les bonnes pratiques déjà en vigueur. Elles ont toutefois le mérite de mettre en avant la prise de conscience que les pesticides épandus sur un champ dérivent. Ce fait ne sera donc plus contesté : les pesticides agricoles mettent en danger la santé des riverains qui sont en droit d’exiger un environnement sain. Les riverains sont donc légitimes à demander aux pouvoirs publics qu’ils les protègent.

Soulignons ici que ces pesticides, dans leur grande majorité, sont utilisés sur des cultures qui ne servent pas à nourrir la population : trente-huit mille hectares de pommes de terre – alors que quatre mille sont suffisants pour la consommation des Wallons et des Bruxellois -, des céréales qui servent majoritairement à nourrir le bétail – et pour un quart d’entre elles à fabriquer… des biocarburants ! La population doit donc subir les effets néfastes de productions qui ne servent pas l’intérêt général et qui n’ont aucun caractère d’urgence. Est-ce vraiment tolérable ? N’est-ce pas à l’utilisateur – et donc à l’agriculteur- qu’il incombe de tout mettre en œuvre pour que les produits qu’il choisit d’utiliser, dans son seul intérêt, restent sur le champ et ne s’échappent pas polluer la vie d’autrui.

Protéger la population en réorientant l’agriculture

Aux yeux de Nature & Progrès, la seule façon de sortir de cette crise « par le haut », dans l’intérêt de tous, est d’opter résolument pour une Wallonie sans pesticides. C’est le conseil que nous donnerons au prochain gouvernement wallon, aussitôt qu’il sera en place. Ceci suppose de soutenir plus encore le développement de l’agriculture biologique B – mais n’est-ce pas ce que demandent explicitement les consommateurs ? – et de transférer l’ensemble des moyens humains et financiers actuellement dévolus à la recherche et à l’encadrement des pesticides vers la recherche et l’encadrement des alternatives aux pesticides. C’est de pure logique, non ! Soulignons ici que la recherche et l’encadrement des pesticides actuellement mis en œuvre visent à optimaliser l’utilisation de ces produits, alors que leur usage est bien connu des agriculteurs et qu’ils n’ont plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Pour ce qui est des alternatives utilisées en bio, par contre, les agricultures ont aujourd’hui grand besoin d’être encadrés ! Ces alternatives existent, comme le montre notre action, et leur généralisation placerait notre région dans une position d’excellence. Qu’est-ce qu’on attend ?

Dans l’attente d’un territoire débarrassé – aussi rapidement que possible ! – des pesticides, il demeure urgent de protéger les populations de première ligne. Mais comment faire ? Tout mettre en œuvre, bien sûr, pour que les pesticides soient uniquement appliqués sur les cultures. Pourrons-nous encore admettre longtemps d’un agriculteur ne se sente en rien responsable du fait qu’on retrouve – dans l’eau, dans l’air et dans les cours d’écoles – les pesticides qu’il épand ? Interdire les pesticides les plus dangereux – et les plus polluants – serait donc un minimum, dans l’intérêt des riverains, protéger les zones d’habitations en interdisant l’application de pesticides dans les zones d’habitat constituerait un pas supplémentaire. Les aides de la PAC (Politique Agricole Commune) pourraient être orientées dans ce sens ; c’était le cas jadis quand les villages étaient encore entourés de prairies…

Les politiques ne peuvent rester sourds plus longtemps à la demande des consommateurs qui réclament avec force un environnement sain, acceptant pour ce faire d’acheter plus chers des produits biologiques… Les agriculteurs, quant à eux, doivent saisir l’opportunité de produire de quoi nourrir la population locale sans polluer son environnement. Tournons, pour cela, résolument le dos à une production destinée au marché mondial. Nous n’avons vraiment plus rien à y gagner !

Une initiative venue de France : des "zones non traitées"

Eviter que des riverains de parcelles agricoles ne soient exposés, bien malgré eux, à des traitements phytosanitaires est un sujet qui fâche, en France également, depuis de très longues années, tant du côté des agriculteurs que de celui des associations de protection de l’environnement et des citoyens.

Lors des débats sur la loi EGALIM – loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous -, le gouvernement français a refusé de mettre en place des mesures trop restrictives concernant l’encadrement des pratiques phytosanitaires, préférant se fier – nous en avons parlé – aux « bonnes pratiques » des agriculteurs. Celles-ci devraient être formalisées, à partir du début de l’année prochaine, dans des chartes d’engagements rédigées à l’échelle départementale, en concertation avec les citoyens ou leurs représentants. Un groupe de travail a été mis en place pour définir les modalités de mise en œuvre de ces chartes. Lors d’une réunion de ce groupe de travail, le 27 juin dernier, le gouvernement a toutefois présenté des projets de décret et d’arrêté bien plus ambitieux, envisageant la mise en place des « zones non traitées » (ZNT), de cinq à dix mètres de large, et leur combinaison avec d’autres mesures de réduction des dérives. Cette mesure avait déjà été envisagée en 2016 mais avait été enterrée devant la levée de bouclier d’une partie du monde agricole… Ceci fait partie d’un ensemble de mesures réglementaires comprenant notamment la meilleure information des riverains : les utilisateurs de produits phytosanitaires devront les avertir, au plus tard douze heures avant, de l’application d’un traitement phytosanitaire. Les ZNT seront de cinq mètres pour les cultures basses et de dix mètres pour les cultures hautes, comme la vigne… En cas d’utilisation de dispositifs anti-dérives, les ZNT pourront être réduites respectivement à trois et cinq mètres….

La position du gouvernement français a significativement évolué car deux rapports d’expertise commandés à l’Agence de sécurité sanitaire (Anses) et aux inspections des Ministères de l’Agriculture, de l’Ecologie et de la Santé ont préconisé la mise en place de telles distances minimales pour protéger les populations à proximité des zones de traitement. De plus, le Conseil d’Etat a partiellement annulé l’arrêté du 4 mai 2017 réglementant l’utilisation des pesticides « au motif que ces dispositions ne protégeaient pas suffisamment la santé publique et l’environnement » ; la haute juridiction enjoint le gouvernement à prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai de six mois.

Que dit exactement l’Anses ?

L’Agence fait tout d’abord le constat que les expositions aux produits phytopharmaceutiques, lors des applications et a posteriori, sont de deux ordres : par voie cutanée et par inhalation. De nombreuses études sont en cours pour évaluer ces expositions mais l’Anses recommande néanmoins la mise en place de mesures de précaution combinées : distances d’éloignement minimales entre la zone traitée et les zones à protéger, réduction de la dérive avec le recours à des buses antidérive et à des matériels ou techniques d’application appropriés…

L’Anses constate que les mesures mises en place n’ont pas permis d’assurer une protection suffisante. Depuis 2016 et la publication d’une instruction de la direction générale de l’alimentation (DGAL), des mesures de protection doivent, en effet, être mises en place à proximité d’établissements accueillant des personnes vulnérables : écoles, établissements de santé… L’Agence recommande cependant d’aller plus loin en intégrant des distances minimales de non traitement, « dont une ZNT systématique d’au moins cinq mètres sans dérogation, la combinaison des mesures de protection, un élargissement de la liste des établissements sensibles et des obligations d’information du public« . Elle préconise également un délai minimal de six heures entre la fin du traitement et la présence éventuelle des personnes vulnérables. Elle recommande, par ailleurs, la mise en place de critères de validation des chartes départementales de protection des riverains : mesures allant au-delà de la réglementation, présence de dispositifs de pilotage et de suivi, d’information et de règlement des différends… Le contrôle et les sanctions devraient par ailleurs être renforcés : utilisation obligatoire du GPS lors des traitements jouxtant les zones sensibles pour permettre un contrôle a posteriori, suspension des Certiphyto « pour une durée significative« , renforcement des inspections… Un dispositif de signalement devrait également être mis en place.

Des recommandations particulièrement drastiques, on le voit, qui pourraient bien inspirer les autorités sanitaires en Belgique…

Réagissons à l’accord Mercosur : mettons un visage sur notre viande !

L’Union européenne a donc conclu un nouvel accord de libre-échange avec l’espace économique formé par le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay… Le président d’extrême-droite brésilien, Jair Bolsonaro – grand dévastateur de l’Amazonie -, se serait même engagé, en échange, à respecter l’Accord de Paris sur le climat ! Les agriculteurs européens sont aux abois, redoutant les exportations massives de produits d’éleveurs et de cultivateurs qui ne sont pas soumis – loin s’en faut – aux mêmes règles qu’eux…

Par Sylvie La Spina

Introduction

Mercosur est le diminutif de « Mercado Común del Sur« , soit le « Marché commun du Sud« , communauté économique regroupant quatre pays d’Amérique du Sud. Créé en 1991, le groupement est en négociation avec l’Union européenne depuis 2000, en vue d’établir de nouvelles règles encadrant les échanges commerciaux entre les deux puissances économiques. L’enjeu est de réduire les droits de douanes et d’établir des quotas sur certaines marchandises pour favoriser les exportations. On met ainsi en balance différents secteurs tels que l’agriculture, l’automobile ou l’industrie chimique…

Après une vingtaine d’années de négociations, un accord est arrivé sur la table en juin 2019. Le traité doit encore être voté à l’unanimité par les Etats-membres, dans le cadre du Conseil de l’Union Européenne. Il sera ensuite soumis au Parlement européen et aux Parlements nationaux des différents Etats-membres. Les quatre pays du Mercosur doivent le valider également. Il est donc temps pour les opposants de se manifester, ce que fait actuellement le secteur agricole européen étant donné les menaces que représente l’accord UE-Mercosur pour les producteurs.

La légitimation d’un système antisocial et antiécologique

Le secteur automobile européen était très intéressé par l’accord avec le Mercosur, étant donné les droits de douane de 35 % sur les exportations vers l’Amérique du Sud. L’accord prévoit, en effet, une diminution progressive sur quinze ans – de 35% à 0% – des droits de douane sur un quota de cinquante mille véhicules. La même réduction des droits de douane s’appliquera aux industries chimique, textile, cosmétique et pharmaceutique. En échange, les pays du Mercosur pourront exporter leurs produits agro-alimentaires vers l’Europe, sans frais de douane pour certains quotas : viande de bœuf – 99.000 tonnes -, viande de volaille – 180.000 tonnes -, viande de porc – 25.000 tonnes -, éthanol – 650.000 tonnes -, riz – 60.000 tonnes -, sucre – 180.000 tonnes -, miel – 45.000 tonnes -, fromage – 30.000 tonnes -, lait en poudre – 10.000 tonnes – et lait pour bébé – 5.000 tonnes.

Quelle logique y a-t-il aujourd’hui à importer, à bas prix en Europe, des denrées alimentaires que nous produisons déjà en quantités suffisantes ? Aucune ! Mais c’était sans doute le prix à payer pour développer, encore, l’industrie automobile et l’industrie chimique de l’Union européenne. Dans notre société capitaliste, on veut de la croissance, encore et toujours ! Comme pour d’autres accords de libre-échange – CETA, TTIP… -, le secteur primaire retient moins l’attention que les secteurs secondaires ou tertiaires. C’est une très mauvaise habitude européenne qui met gravement en péril notre sécurité alimentaire.

La viande produite en Europe l’est dans des conditions écologiques et sociales que nous connaissons, que nous avons obtenues pour le bien des personnes et de l’environnement, et pour lesquelles nous nous battons encore quotidiennement. Qu’en est-il de celle qui est produite dans les pays du Mercosur ? Force est de constater que les règles sont fort différentes. Au Brésil et en Argentine, l’élevage bovin s’est surtout développé de manière extensive grâce à l’agrandissement des surfaces agricoles aux dépens de la forêt amazonienne. Pour mieux préserver l’environnement, une exploitation intensive des pâturages est encouragée mais le développement de l’élevage bovin – notamment pour la viande destinée à l’exportation – se fait, de plus en plus, en suivant le modèle des feed lots américains.

Les feed lots sont des parcs d’engraissement regroupant des milliers de têtes de bétail. Ce mode d’élevage suscite des préoccupations d’éthique animale, de santé publique et environnementales : utilisation massive d’antibiotiques et d’hormones, développement de l’antibiorésistance, pollutions issues des fumiers, association de ces élevages avec des cultures industrielles – le plus souvent OGM – et consommatrices en pesticides…  La signature du traité entre le Mercosur et l’Union européenne est donc la légitimation d’un mode de production que nous avons refusé d’appliquer en Europe !

Encore une bonne raison de mieux choisir sa viande !

Cet accord entre le Mercosur et l’Union européenne est donc considéré comme une menace par la plupart des organisations agricoles européennes. Toute cette viande importée dans un marché déjà saturé risque, en effet, de faire baisser les prix en Europe, à des seuils que les éleveurs européens ne pourront concurrencer en raison de normes qu’ils ont voulues plus exigeantes. Malheureusement, pour notre santé et pour notre planète !

De plus, on se demande de quel droit les négociateurs de tels traités économiques ne prennent pas du tout en compte l’avis des consommateurs ? Depuis plusieurs années, on le voit, le citoyen européen est toujours plus exigeant par rapport à la viande dont il se nourrit ; il questionne toujours plus les conditions d’élevage, le bien-être animal, l’impact de la production sur l’environnement et le climat. Encourageons donc, quant à nous, le « consomm’acteur » à se diriger, davantage encore maintenant, vers de la viande biologique issue des élevages de producteurs locaux ! Nous ne le ferons pas, toutefois, sans nous être d’abord inquiétés du sort des consommateurs défavorisés ou désinformés qui n’auront d’autre choix qu’une viande à vil prix produite dans des conditions indignes mais dont le coût écologique, pour la planète, risque d’être rapidement insupportable.

Dépassons la peur que nous inspire ce traité

Oui. Dépassons notre peur de ce traité en agissant ! Renforçons le lien entre production locale et consommation locale. Mettons un visage sur nos aliments ! Aux yeux de Nature & Progrès, l’accord avec le Mercosur est une raison supplémentaire, pour les consommateurs européens, de délaisser les produits anonymes, et notamment les plats préparés industriels – rappelons-nous l’épisode des lasagnes à viande de cheval ! – pour se rapprocher, toujours plus, des producteurs locaux. La Wallonie, par ses herbages, est une terre propice à un élevage de qualité et elle accueille un savoir-faire artisanal reconnu, tant chez les éleveurs que chez les bouchers. De plus en plus d’éleveurs se dirigent vers le bio et font le choix de proposer aux consommateurs locaux leur viande en direct. A ce jour, selon les statistiques de l’AFSCA, la Wallonie compte nonante-trois boucheries à la ferme, un chiffre en nette progression ces dernières années. De nombreux éleveurs passent également par des bouchers pour la réalisation de colis de viande vendus à la ferme.

Bouchers et éleveurs en circuit court ne doivent pas trop s’inquiéter de l’arrivée de la viande à bas prix issue du Mercosur car la clientèle sensible à la qualité bouchère, environnementale et sociale de la viande ne les délaissera pas au profit de produits anonymes à bas prix, venus de l’autre bout du monde. Gageons, au contraire, que ce traité, s’il devait passer, raffermira les convictions et poussera de nombreux consommateurs à revenir vers une viande bio et locale offrant des garanties et du lien !

Les artisans de la viande bio Nature & Progrès

Le label Nature & Progrès Belgique regroupe une septantaine de producteurs et transformateurs biologiques wallons. Tous adhèrent à une charte et respectent un cahier des charges co-construit avec les consommateurs. Nature & Progrès rend donc toute sa place au « mangeur » ! Une vingtaine de producteurs labellisés Nature & Progrès élèvent des bovins et proposent donc de la viande, en direct, au consommateur.

Chez les producteurs bio de Nature & Progrès, les animaux pâturent les prairies à la belle saison, tandis que le foin et quelques céréales cultivées à la ferme subviennent à leurs besoins en hiver. Les éleveurs de Nature & Progrès ont développé une maîtrise de leur filière, notamment au niveau de la transformation – boucheries à la ferme, colis de viande – et de la vente. Le dernier maillon sur lequel ils travaillent est celui de l’abattage : Nature & Progrès mène, depuis cinq ans, des travaux sur l’abattage à la ferme pour optimiser le bien-être animal – même et avant tout au moment de la mort de l’animal – et la qualité de la viande. Le label compte également un boucher artisanal travaillant « à l’ancienne » : depuis le choix de l’animal chez l’éleveur bio, et les conseils d’alimentation, jusqu’à la transformation de la viande selon des méthodes privilégiant les qualités nutritionnelles et gustatives.

Avec Nature & Progrès, ma viande a un visage ! Grâce à ce label qui implique aussi des consommateurs, nous disposons de la garantie que notre viande est produite dans le respect du bien-être animal et de l’environnement ! Le plus sûr moyen de se garantir des effets néfastes du Mercosur est donc de s’investir aux côtés de Nature & Progrès. Quitte même à consommer moins pour consommer mieux !

« Abeille », vous avez dit « abeille » ?

« Les abeilles disparaissent, c’est une catastrophe !« , entendons-nous à longueur de temps dans les médias, le mot « abeilles » désignant en fait constamment l’espèce mellifère domestique. Ainsi passent tristement aux oubliettes… quelques dizaines de milliers d’abeilles sauvages ! Bénigne omission ou erreur fatale ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Depuis plus de vingt ans, s’étalent dans la presse les billets faisant l’historique de la dramatique extinction de l’abeille domestique (Apis mellifera). Certainement pas à tort puisque l’usage des pesticides qui répondent au doux nom de néonicotinoïdes, affaiblissant la flore intestinale de ces dernières, est responsable d’un saut de 4 à 30% de mortalité hivernale, globalement observée par les spécialistes dans les ruchers.

 

 

Une renommée injustifiée

 

C’est un véritable génocide qu’il ne faut certes pas passer sous silence mais qui, d’une part, doit plutôt son succès médiatique à la perte économique générée pour le commerce des produits de la ruche et au lien émotionnel que l’homme entretient avec l’abeille domestique. Et qui, d’autre part, a contribué à donner le monopole du « super pollinisateur » à cette dernière, de manière injustifiée !

L’abeille mellifère, en effet, n’est pas l’assistant le plus efficace à la reproduction des plantes à fleurs. De plus, elle a évincé tout un pan de la riche biodiversité des pollinisateurs, les abeilles sauvages, en particulier, qui constituent pourtant un vaste groupe chez les insectes, avec près de vingt-cinq mille espèces connues à travers le monde. On en dénombre trois cent septante, rien qu’en Wallonie, sans compter les innombrables syrphes, papillons, coléoptères, etc. dont la somme des services écologiques rendus à l’homme et aux écosystèmes est considérable. Les habitantes de nos ruches n’ont donc pas l’apanage du nombre et il semble inconsidéré de continuer à se focaliser uniquement sur leur sort, en négligeant celui de leurs cousines sauvages qui fait trop peu d’échos. Non seulement en vertu des récents apports scientifiques, révélateurs de l’importance du rôle de ces abeilles sauvages en tant que pollinisateurs, mais tout simplement parce qu’elles représentent un élément majeur de notre merveilleux et fragile patrimoine naturel.

A la rencontre des abeilles sauvages

Un étonnant spécimen ressemble fortement à nos ouvrières domestiques mais, en l’observant de plus près, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Comme il ne s’agit pas non plus d’un syrphe – une mouche farceuse aux couleurs mimétiques -, cette belle inconnue est donc une abeille sauvage. Oui, mais laquelle ? Il est bien difficile de s’y retrouver dans ce dédale de couleurs et de formes variées : elles sont de taille imposante, comme les bourdons, ou au contraire minuscules, telles la plupart des Halictes. Elles sont entièrement noires ou bariolées de rouge orangé, de blanc, de points rouges, arborent des reflets métalliques, etc. Les élégantes Eucères portent de très longues antennes, et les Antophores, de spectaculaires yeux colorés. Celles-ci ont des morphologies, mais aussi des modes de vie très divers, souvent bien différents de l’état organisé propre aux abeilles domestiques. Hormis le groupe des bourdons qui érigent également des colonies – bien que d’ampleur modeste -, la plupart d’entre elles sont solitaires. Beaucoup nidifient à même le sol, en creusant la terre meuble des talus, comme la famille des Andrènes. D’autres utilisent le bois mort, telle l’abeille charpentière – autrement nommée Xylocope – au patronyme bien choisi puisqu’elle adore se loger dans les vieilles charpentes. Enfin certaines, dont le groupe des Osmies, utilisent les tiges creuses des Ombellifères ou d’autres végétaux, les galeries vides délaissées des petits rongeurs. Plus surprenant encore, les espèces dîtes « hélicicoles » préfèrent les coquilles vides d’escargot ! Enfin, elles ne font pas de miel. Pollen et nectar sont avant tout rapportés au nid par les femelles pour nourrir le couvain. Les abeilles sauvages travaillent donc pour leur propre intérêt. Une motivation qui, entre autres facteurs, explique leur importante activité de pollinisateur – et malheureusement le peu de considération qu’on leur accorde…

Quelques espèces en Wallonie

L’andrène fauve (Andrena fulva) : commune en Belgique et dans la plupart des pays d’Europe, cette abeille velue au dos roux et au ventre noir se plaît dans les jardins et, en particulier, dans les vergers. Peu exigeante, elle est capable de nidifier dans une simple pelouse, mais elle apprécie les sablières où elle niche en bourgades rassemblant jusqu’à des centaines de nids ! On l’observe de mars à mai.

L’abeille à culotte (Dysapoda hirtipes) : en observant madame on comprend aisément le choix de ce nom car la femelle porte, en effet, d’imposantes soies sur les pattes postérieures qui lui permettent d’amasser de grandes quantités de pollen, essentiellement sur les Astéracées. Elle creuse de profondes galeries – jusqu’à soixante centimètres – dans les zones sableuses et se rencontre de juillet à septembre. Se faisant rare, l’espèce est protégée en Belgique.

La collète du lierre (Colletes hederae) : en fin de saison, d’août à octobre, s’éveille la belle avec la floraison de sa plante favorite. Pour nourrir le couvain, la femelle ne récolte que le pollen du lierre, tandis que le mâle visite de nombreuses espèces. Les nids sont érigés, souvent en bourgades dans les talus argileux ou sableux. Elle est commune, et serait même en expansion en Europe de l’Ouest.

Les véritables "super pollinisateurs"…

Leur diversité n’a d’égale que leur efficacité ! Et pour cause, toutes les différences morphologiques observées résultent d’une adaptation au type de fleurs butinées. En outre, on peut distinguer ces abeilles selon la forme de leur langue. Les abeilles à langue longue sont capables de butiner les fleurs à la corolle profonde – ainsi, le bourdon terrestre (Bombus terrestris) est-il un « généraliste » visitant un panel de plus de trois cents espèces différentes -, tandis que les abeilles à langue courte évoluent sur des fleurs plus planes, telles les Ombellifères ou les Astéracées. La plupart d’entre elles sont des « spécialistes » qui s’approvisionnent sur une famille, voire une unique espèce de plante à fleur, ce qui en fait leur pollinisateur par excellence. La forme du corps des abeilles a également une influence : chez certaines plantes, les grains de pollen sont fortement accrochés aux étamines. Seules les abeilles les plus trapues ont la force nécessaire pour remédier à ce problème : en pénétrant la fleur, elles provoquent des vibrations qui détachent le pollen. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de tomates sans bourdons ! La forme et l’implantation de la scopa – l’organe de récolte du pollen – est un facteur important. Les mégachiles, par exemple, récupèrent, avec leur brosse ventrale, d’importants amas de pollen sans avoir à fournir de gros efforts. Un avantage, indispensable, sachant que le cycle de vie des abeilles sauvages est généralement plus long que celui de l’abeille domestique. Ceci suppose de fournir à la larve de grandes quantités de pollen sur une plus longue période jusqu’à son émergence. Ainsi une osmie peut-elle polliniser jusqu’à quatre-vingt fois plus qu’une ouvrière classique ! L’osmiculture, une pratique développée aux Etats-Unis, consiste à favoriser les espèces indigènes de cette famille et connaît, à ce titre, un essor important en Europe. Par ailleurs, une étude internationale menée en 2016 par trente-cinq chercheurs, prouve que la seule diversité des pollinisateurs sauvages en culture explique une différence de 20 à 30% du rendement dans les petites exploitations. D’après Bernard Vaissières, spécialiste de l’INRA, cela s’expliquerait notamment par le fait que la viabilité du pollen est supérieure lorsque ce sont les abeilles sauvages qui le transportent : celles-ci ne le mélangent pas à d’autres produits de la ruche. Les fleurs sont ainsi mieux fécondées, ce qui augmente la productivité. Enfin, beaucoup de spécimens sont moins frileux que l’abeille domestique et sont donc plus souvent actifs. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, c’est à n’en plus douter que la palme du « super pollinisateur » revient sans conteste à nos petites sauvages !

Elles aussi sont en grave déclin !

Les études menées en série, après 2010, ont enfin rétabli la vérité et rendu à nos abeilles sauvages la légitimité qu’elles méritent. Le monde agricole et la sécurité alimentaire seraient-ils donc sauvés ? Pas vraiment car les observations des scientifiques s’accompagnent d’un constat alarmant : toutes ces pauvresses sont en train de disparaître ! En 2013, Laura Burkle, de l’Université Washington, dans le Missouri, compara ses observations à des relevés antérieurs effectués, depuis la fin du XIXe siècle, aux mêmes endroits, dans les forêts de l’Illinois. Conclusion : les interactions entre plantes et insectes pollinisateurs ont chuté de moitié. Au mois d’août dernier, Axel Decourtye, directeur scientifique de l’Institut de l’abeille, en France, annonce que 40% des abeilles sauvages seraient gravement menacées d’extinction. Or, fin 2017, un communiqué de presse de l’association Noé, partenaire des actions du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, indiquait que le statut de conservation de ces dernières n’était connu que pour 40% d’entre elles et qu’en Europe, leur population avait chutée de 37%… Voilà qui en dit long sur leur sort, mais aussi sur celui de l’entièreté du monde vivant si nous nous entêtons à ne pas en faire prestement le centre de nos préoccupations.

Malgré cette triste réalité, peu de disposition sont actuellement mise en place à leur égard. Bien au contraire : l’émotion suscitée, ces dernières années, par le trépas de leurs homologues domestiques a conduit plus d’une collectivité ou association à réagir en implantant des ruches, des ruches, et encore des ruches… Un geste fait avec la meilleure des intentions qui pourrait malheureusement avoir des effets délétères pour les populations d’abeilles sauvages, compte tenu de la concurrence exercée par les abeilles mellifères. Si ces individus peuvent être complémentaires, ce n’est pas le cas lorsque des ruches sont installées trop près de l’unique source de nourriture des abeilles sauvages. Les petites solitaires ne font alors pas le poids face à une colonie constituée de dizaines de milliers d’individus. D’autant plus que les ouvrières domestiques parcourent jusqu’à cinq kilomètres à la ronde pour trouver leurs ressources, contre trois cents à mille mètres seulement pour les abeilles sauvages…

Leur offrir le gîte et le couvert…

De manière localisée cette compétition peut donc être un facteur de leur raréfaction, ce qui nous mène à deviner la première cause de leur déclin après l’utilisation des pesticides : la disparition de leur habitat. Les abeilles sauvages doivent disposer de tout le nécessaire pour constituer leur logis et leur garde-manger, et ce dans un périmètre restreint. Si voulez donc les aider en les accueillant dans votre jardin, il vous faudra respecter ces principes clés. Vous pouvez leur aménager une butte sableuse pour qu’elles y fassent leur nid, en prenant soin de laisser se développer, à proximité, les fleurs autochtones – car ces spécialistes ne sauront se satisfaire de mélanges fleuris vendus en grande surface – ou de leur laisser un coin de friche… Et surtout, ne vous acharnez pas à « nettoyer » sans cesse votre jardin en le débarrassant des « débris » en tous genres et des « mauvaises herbes » ! Beaucoup d’entre elles tapissent leur nid de diverses matières organiques. Les mégachiles utilisent des morceaux de feuilles découpées, les abeilles maçonnes de la boue, et les anthidies cotonnières les « poils » des végétaux. D’autres logent dans le bois mort ou dans des tiges creuses. Cela prendra sans doute un peu de temps mais vous ne manquerez pas de voir apparaître, dans votre quotidien, certaines de ces incroyables abeilles et bien d’autres pollinisateurs sauvages. Une aubaine pour eux et aussi pour votre récolte. Un jardin est, avant tout, un écosystème en continuité des espaces de nature alentour. Pour être en parfait équilibre, il se doit d’abriter la vie.

Aider les abeilles autrement

Et si vous n’avez pas de jardin ? Qu’à cela ne tienne : vous pouvez tout de même agir en faveur des pollinisateurs sauvages, où que vous soyez, simplement en les observant !

Dans le cadre du dispositif Interreg France-Wallonie-Vlaanderen, un projet de large envergure a été créé pour la sauvegarde de ces précieux insectes : le programme SAPOLL. Celui-ci a pour but de combler le manque de données les concernant afin de mettre en place un plan d’action cohérent à l’échelle transfrontalière. Chacun peut y contribuer grâce aux sciences participatives. Le principe en est simple : transmettre les relevés de vos observations sur les plateformes dédiées. Il s’agit d’un acte relativement simple mais de grande importance pour aider les chercheurs à protéger les abeilles sauvages : en témoigne la liste rouge UICN des abeilles d’Europe dans laquelle plus de 50% des espèces ne sont pas classées faute de connaissances approfondies… N’ayez aucune crainte si vous n’êtes pas naturaliste ! De nombreux outils pratiques et simples d’accès sont fournis pour vous permettre d’identifier les spécimens rencontrés. Aucun matériel particulier ne vous sera nécessaire, juste un appareil photo – ou même votre portable, on ne cherche pas la photo artistique – et une bonne paire de bottes ! Pour vous lancer, rendez-vous sur http://sapoll.eu/

 

Une petite cause peut avoir de grands effets et Nature & Progrès endosse sa part de responsabilité en ce concerne la méconnaissance dans laquelle ont longtemps été tenues les malheureuses abeilles solitaires. L’écologie ne nous apprend-elle pas à toujours considérer les choses dans leur globalité ? Nous veillons donc désormais à défendre leurs intérêts aussi, et une action comme le Plan Bee leur réserve, par exemple, une attention toute particulière…

Le droit à l’habitat léger progresse…

Alors que la Région Wallonne a modifié son arsenal législatif afin de reconnaître l’habitat léger (1), nous vous invitons, pour en savoir plus, à rencontrer Vincent Wattiez, animateur au CCBW (Centre Culturel du Brabant Wallon) – www.ccbw.be -, du RBDL (Réseau Brabançon pour le Droit au Logement) – www.rbdl.be -, du membre du collectif HaLé ! et simple habitant du désormais légendaire quartier auto-construit de la Baraque, à Louvain-la Neuve…

Par Dominique Parizel, Hamadou Kandé et Elise Jacobs

Introduction

Le Code wallon du logement et de l’habitat durable – dont l’article 1er définissait le logement – devient le Code wallon de l’habitation durable – dans lequel l’article 1er définit l’habitation : d’un côté, on y considère le logement, de l’autre, l’habitation légère. Cette définition est le fruit d’une étude juridique sur l’habitat léger, financée par la ministre du logement et celui de l’aménagement du territoire. Le RBDL, Habitat & Participation, le Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat, le Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms, le collectif HaLé ! et de simples habitants, tous ont piloté cette étude et une partie du groupe continue le travail, notamment en ce qui concerne la définition des critères minimaux de salubrité. L’habitat léger est une question de plus en plus discutée, chez Nature & Progrès également ; elle connaîtra un nouveau temps fort avec la conférence que donnera Vincent Wattiez sur l’histoire de ce nouveau décret, ainsi qu’avec l’atelier du collectif HaLé !, lors du prochain salon Valériane.

Un contexte de violence sociale

« La nouvelle législation wallonne s’est enfin risquée à définir l’habitat léger, explique Vincent Wattiez. Cette définition ne vient pas de nulle part. Un point de départ pourrait être celle élaborée par le RBDL, en 2014, en collaboration avec Education permanente en Brabant Wallon, le MOC, Habitat & Participation et l’association Crabe, à Jodoigne. Elle fut ensuite retravaillée, en 2015, par la Commune d’Ottignies – Louvain-la-Neuve, qui l’intégra dans son Règlement communal d’urbanisme (2) et son schéma de structure (3), dans le but de régulariser le quartier de la Baraque. Ce travail de définition fut ensuite poursuivi par l’étude juridique portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL, sur les questions d’aménagement du territoire et de droit administratif. Ce chantier a été systématiquement réalisé dans un cadre collectif, aussi ouvert que possible, avec le maintien perpétuel d’un « cadre de confiance » pour que toutes les parties s’y retrouvent. Réfléchir à deux, c’est une chose, le faire à trente, c’en est une autre…

Au RBDL, nous tenons à travailler sous un angle participatif, tout en étant bien conscients des limites de cette notion quelque peu galvaudée. Nous travaillons aussi de manière unitaire, en rassemblant les personnes qui habitent dans des zones de loisirs et les nouveaux « alternatifs ». Les gens du voyage – ceux qui ont réellement cet habitat dans leurs gènes – se sont joints par la suite… Disons-le clairement : il existe au cœur de la problématique de l’habitat léger une violence sociale et cultuelle parfois difficile à affronter. On aime imaginer un couple, hétéro, blanc, avec deux enfants, dans une jolie yourte en laine bio, mais il est plus compliqué pour les autorités et leurs kyrielles d’agents de reconnaître que toutes ces personnes aussi ont créé une solution viable et valable. Les anciens de la Baraque rappellent que nos premières roulottes foraines, nous sommes allés les chercher, en périphérie bruxelloise, chez des gens du voyage qui les délaissaient au profit de caravanes plus légères… Ceci dessine déjà une vraie cartographie sociale : gens du voyage et gens des zones de loisirs sont souvent exclus de la notion d’habitat léger, à l’heure où un intense mouvement s’oriente pourtant dans ce sens, pour des raisons écologiques, sociales et culturelles, mais aussi économiques. Eux n’avaient attendu personne : les gens du voyage ont toujours vécu comme cela et d’autres avaient fait un choix semblable dès les années septante, ayant migré vers les zones de loisirs, un peu pour les mêmes raisons d’ailleurs : retour à la nature, habitat beaucoup moins cher, autonomie à tout prix… Tout cela est parfois difficile à faire tenir ensemble, même si tous sont en butte aux mêmes problèmes, administratifs notamment. Cette base unitaire peut donc sembler artificielle mais tous ont objectivement des intérêts communs. »

Habitat léger : la définition

« Qu’est-ce qu’une habitation légère, s’interroge Vincent Wattiez ? La Wallonie dispose désormais d’une définition. Il s’agit d’une « habitation qui ne répond pas à la définition du logement visée au 3e alinéa de l’article 1 – l’habitation légère ne serait donc pas un bâtiment, un immeuble bâti, une petite maison en brique, par exemple. Quoi qu’il en soit cela peut être un bien meuble ou immeuble qui satisfait au moins à trois des caractéristiques suivantes :

– démontable,

– déplaçable,

– d’un volume réduit,

– d’un faible poids,

– ayant une emprise au sol limitée,

– auto-construite,

– sans étage et sans fondations,

– qui n’est pas raccordée aux impétrants. »

Toute la question sera de savoir si une Ker Terre, par exemple, est un habitat léger. A mes yeux, c’est évident. Une habitation légère est donc bien aussi « immeuble », comme précisé dans le décret. Une zone de flou apparaît donc lorsqu’il faut déterminer ce qu’est juridiquement un immeuble bâti. Cette frontière mal dessinée créera certainement des conflits d’interprétation administratifs qui devront sans doute être tranchés au Conseil d’état. La Ker Terre, en effet, est en même temps « immeuble » et « construite » sur place à base de tresses de chanvre et de chaux hydraulique qu’on pose en cercle sur un soubassement, et non des fondations… Plus simplement, une cabane dans un arbre est « immeuble » et aussi « bâtie ». Il faudra, à terme, éclaircir cette dernière notion.

Mais il y a plus épineux encore : on stipule, en effet, clairement que l’habitation est un bien destiné à la résidence en disant, d’entrée de jeu, que c’est à l’exclusion des hébergements touristiques, au sens du Code wallon du tourisme. Les gens qui vivent dans les zones de loisirs seraient donc automatiquement des touristes (4) parce qu’ils vivent dans un hébergement touristique ? Que nenni ! La volonté était sans doute d’exclure certains hébergements qui sont loués aux touristes, le temps des vacances, et régis par le code du tourisme, sans que cela n’évacue les habitations légères situées dans les zones de loisirs et qui sont à usage permanent… Si on tient compte, en effet, de la définition de celui qui utilise ordinairement l’hébergement touristique – c’est-à-dire le touriste -, elle ne correspond absolument pas à la définition de celui qui y vit toute l’année. D‘autant plus que ces personnes y sont domiciliées, la plupart du temps, ce que ne sont évidemment jamais les touristes… C’est donc l’usage qui déterminera si c’est hébergement touristique ou une habitation légère. Mais où sera tranchée cette question ?

Un nouveau défi pour l’aménagement du territoire

« La volonté de prendre un coin vert pour y poser son habitat léger pose évidemment d’importantes questions en termes d’aménagement du territoire, poursuit Vincent Wattiez, vu notamment le saupoudrage urbanistique dont la Belgique est victime. Hormis les villes-nations, la Belgique est le sixième pays le plus densément peuplé ! Pourquoi certaines catégories de personnes auraient-elles le droit de s’installer à la campagne et d’autres pas ? L’aménagement du territoire, on le voit, est le terrain d’importants enjeux sociaux… Le plan HP (Habitat Permanent en zone de loisirs) a évacué, en priorité, les habitats légers des zones de loisirs inondables mais on sent – mises à part certaines communes bienveillantes – beaucoup de résistances des pouvoirs publics pour les zones restantes. Au niveau du plan de secteur, les zones d’habitat vert (ZHV) semblent techniquement le plus aptes à accueillir l’habitat léger, ou à reconvertir les zones de loisirs – sa destination première, à vrai dire. Elles viennent à peine d’être créées et paraissent déjà bien trop compliquées et onéreuses à mettre en œuvre pour les communes qui ont eu le courage de s’impliquer dans leur élaboration. Au final, seuls dix-huit sites – sur près de dix fois plus dans le plan HP – sont recevables pour être transformés en ZHV et être ainsi pérennes. Mais est-ce que ces communes auront les moyens d’aboutir ? Ne faut-il pas plus de moyens de la Wallonie ?

Sur la question de la ville ou de la campagne comme localisation du léger, l’exemple du quartier de la Baraque, à Louvain-la-Neuve, me paraît évidemment excellent. Historiquement, il s’agissait d’une friche située juste à côté des quelques maisons du hameau de la Baraque. La ville nouvelle ne cessait alors de s’accroître de toutes parts, urbanisant la plaine et artificialisant les sols, avec la perspective de dépasser le nœud autoroutier qui l’enserrait… Le parking dit « RER » est maintenant voisin, avec sa dalle destinée à construire six cents logements… Je peux donc prétendre aujourd’hui habiter en ville parce que le quartier est complètement englobé par elle, démontrant que l’habitat léger y est possible également. Il n’en a évidemment pas la densité : entre trente et trente-cinq logements à l’hectare, ce qui n’est pas énorme mais n’est pas rien non plus… S’il faut réinjecter de la nature en ville, avec des biotopes élargis à l’humain, pareille question doit être abordée en évitant de chercher d’abord à empiler le plus possible de gens les uns sur les autres qui finalement feront tout, dès que possible, pour prendre une voiture ou un avion et s’enfuir loin de tout… Un quartier comme celui de la Baraque est un authentique poumon vert dans l’espace urbain – il suffit de voir le documentaire Quartier Libre pour bien le comprendre -, un espace naturel au cœur de la ville produit par une forme d’auto-urbanisme. Qu’on nous ait tolérés offre aujourd’hui un exemple d’habitat unique en son genre qui a expérimenté toutes les alternatives sociales et écologiques dont la ville a, depuis, découvert les bienfaits. C’est un système totalement adapté qui répond globalement aux problèmes que les urbains n’arrivent plus à résoudre. Il est un peu à l’image des lieux autonomes souvent proches des villes – et parfois même en pleine ville – qu’on trouve en Allemagne : des Wagenplätz ou des Wagenburg où des gens habitent en caravanes, en camions ou en roulottes, en recréant des espaces de liberté, des bulles d’air… La nature y reprend rapidement le dessus car la notion même de petit habitat sans fondation fait que ceux qui vivent là laissent pousser la végétation autour d’eux. Tout cela suppose évidemment une certaine perte de maîtrise des pouvoirs publics et, généralement, ils n’ont pas facile avec cela… Mais ne plus faire confiance aux projets et au gens, c’est bien cela le problème… »

Le léger fait partie de la solution, pas du problème !

« Est-ce que les zones de loisirs font de l’auto-construction ? Oui, répond Vincent sans hésiter. Le récent mémoire de Tracy Krist, une étudiante liégeoise en architecture, le montre bien, examinant l’évolutivité des habitats permanents des zones de loisirs, très comparable à ce qui s’est passé au quartier de la Baraque : on commence par une caravane qui s’agrandit quand un enfant arrive, etc. C’est typiquement de l’auto-construction. Il existe aussi une forme d’auto-urbanisme, au quartier de la Baraque, car toute nouvelle construction résulte du fait qu’on en a d’abord parlé collectivement en réunion de quartier et qu’un accord est ainsi intervenu. Et cela a pu prendre du temps… C’est peut-être différent en zones de loisirs, dans la mesure où les parcelles sont clairement individualisées et que les habitants les gèrent eux-mêmes séparément. Georges, un habitant d’une zone de loisirs membre du collectif HaLé !, a commencé par une caravane résidentielle autour de laquelle il a érigé une structure en bois. D’incontestables similarités existent avec la Baraque ; il faut se défaire de l’idée qu’il y aurait d’un côté les bonnes pratiques et de l’autre les mauvaises… Les pouvoirs publics doivent aujourd’hui prendre en considération le fait que des personnes ont trouvé, par elles-mêmes, de vraies solutions à la crise du logement ; cela doit être reconnu plutôt qu’être considéré comme un problème.

Mais il ne faudrait pas non plus limiter l’habitat léger à de l’auto-construction car cela reviendrait à en faire uniquement l’affaire de gens capables de travailler de leurs mains. La question est beaucoup plus large : il est possible d’opter pour cette forme d’habitat en ayant deux mains gauches, l’auto-construction n’étant qu’un des neufs critères possibles de l’habitat léger. Par exemple, il n’y a pas que des auto-constructeurs au quartier de la Baraque ; le quartier n’est pas composé exclusivement de corps de métiers – même si, de fait, ils sont très présents – mais avant tout de gens qui ont posé ensemble certains choix de vie.

Il est donc sans doute plus important d’aborder la question sous l’angle de l’autoproduction de « logement », c’est-à-dire cette capacité à produire des solutions, par soi-même, sans spécialement auto-construire. C’est pareil pour nos autres besoins vitaux, comme l’alimentation, etc. Le cadre et les normes actuelles ne permettent plus aux personnes de s’organiser pour trouver comment s’en sortir par elles-mêmes. Pire : si vous êtes au chômage et que vous tentez de recréer des solidarités, on vous fera vite passer pour un fraudeur social, ce qui est assez insidieux. Or l’autoproduction et l’évolutivité du léger permettent cela : on commence par une cabane puis, suivant les besoins, vient une annexe ou autre chose… Une roulotte, par ailleurs, est souvent considérée comme un habitat précaire, alors qu’à y regarder de plus près – et quand vous comprenez que la brique crée trop souvent des vies insalubres de par ses multiples coûts -, c’est une solution symboliquement très forte qui permet de surmonter de nombreux écueils – échecs familiaux, échecs financiers, transformations de vie, mouvements… – et de libérer un temps précieux, alors que le logement traditionnel en engouffre énormément de par le mode de vie qu’il impose. L’habitat léger est un symbole majeur du droit de choisir son habitation. »

Pour tous ceux qui fuient la brique…

« Personnellement, les néo-fermettes quatre façades en briques rouges qui s’étalent sur les campagnes ne me procurent aucun sentiment de sécurité ; elles me font plutôt redouter un peu plus l’avenir, avoue Vincent Wattiez… Nous savons, statistiques à l’appui, que la plupart des couples qui les bâtissent n’y passent pas leur vie ensemble. Ce mode de vie et d’habitat classiques est une source d’angoisses pour beaucoup trop de gens. Et sans doute notre modèle alternatif connaît-il un certain succès car il leur offre une belle bouffée d’air… Pour l’heure, nul ne s’endette pour la vie en mettant une yourte dans le coin d’un pré. A la Baraque, nous avons même mis en place un groupe d’ »habitations gratuites », avec l’idée qu’elles ne seront plus jamais vendues mais bien transmises. Revendre ces habitations, amorties depuis des lustres, nous paraîtrait anormal. De plus en plus de gens fuient la brique parce qu’elle est le bras de levier et l’élément constitutif de la financiarisation du logement ; ils sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer pour cela et surtout à ne plus vouloir subir la vie que cela inflige. Les prix de l’immobilier flambent dans les grandes villes, promettant des quartiers entiers à la gentryfication. Essayons donc autre chose pendant dix ou quinze ans, testons quelques zones dédiées à l’habitat léger, expérimentons une forme d’habitat léger solidaire. Nous verrons bien ce que cela produira de laisser de l’autonomie aux habitants ! La notion d’habitat léger solidaire doit permettre d’éviter absolument tout risque de marchandisation, c’est-à-dire qu’on retrouve finalement une yourte ou une tiny house dans chaque jardin urbain pour qu’elles soient louées bien cher aux gens de passage… Chaque fois que la circulation de produits de première nécessité – comme la nourriture et le logement – est détournée vers la production de fric, cela a produit de la misère et de la pauvreté.

Notre étude juridique montre que la grande majorité des habitants en léger sont propriétaires de leur bien. Mais rien n’exclut que cela puisse changer… Il semble donc important de bien encadrer les personnes qui désirent faire de la « promotion » immobilière par le biais de l’habitation légère. Je ne parle pas ici des chouettes entreprises qui créent des habitations légères dans un respect éthique de l’autonomie des futurs habitants mais bien des professionnels de la plus-value qui sont toujours capables de revendre ou de louer n’importe quoi tant que cela produit un certains rendement. Autant savoir… »

Tous ensemble : "allez, HaLé !"

« Comment travailler maintenant à lever tous les blocages, demande Vincent Wattiez ? En partant d’une rencontre qui eut lieu, à Yvoir, pendant l’été 2015, répond-il, une poignée de personnes a créé le collectif HaLé !, pour Habiter léger !www.habiterleger.be -, qui est le proche cousin du collectif français Halemwww.halemfrance.org -, pour Habitants de logements éphémères ou mobiles. Nous y incluons évidemment les habitants des zones de loisirs, qui revendiquent le droit à un habitat sans être obligatoirement éphémère ni mobile, et nous aimerions que s’organisent des cafés HaLé !, de manière à booster de petits groupes locaux, vecteurs d’autonomie en matière d’habitat léger. Ces groupes doivent pouvoir s’emparer de cette thématique dans une forme d’autonomie et de liberté tout en étant un minimum en accord avec le fait de défendre tous les habitants et tous les habitats légers.

C’est bien un collectif – et pas une association – car ce qui est sauvage doit, me semble-t-il, toujours le rester. Il ne faut sans doute pas institutionnaliser ce collectif pour qu’il garde sa souplesse et soit toujours capable de se régénérer. Les associations ont tendance à se scléroser, soit parce que les employés y glissent doucement dans une routine complaisante, soit parce que les pouvoirs politiques les instrumentalisent en diminuant leurs moyens financiers ou les modalités de les distribuer. L’autonomie et la liberté sont, à mes yeux, consubstantielles du léger et c’est cela, je crois, qu’il nous faut absolument préserver… Le RBDL a mis au point d’autres types de stratégies, dont des outils d’auto-formation soutenus par le Centre Culturel du Brabant Wallon, comme le Mode d’emploi de l’étude juridique ou le Mémorandum de l’habitat léger, une expo photo, un documentaire. Tout cela est mis à la disposition de tous et il fallait les moyens de le faire… Avec ces outils, nous demandons une série de choses claires et concrètes : la reconnaissance culturelle et réglementaire de l’habitat léger, la prise en considération de toutes les familles – les gens du voyage, les habitants des zones de loisirs, les alternatifs, et pourquoi pas les habitants des camions, vans et autres, qui ne sont pas en collectifs ou en plateforme -, un permis allégé et adapté à ces habitations, la création de la notion d’habitat léger solidaire et non commercial, etc.

Nous nous efforçons de mettre en lien les habitants, les associations, les collectifs, des juristes et les pouvoirs publics, en proposant un cadre de confiance pour que toutes les parties se sentent à l’aise et continuent à être présentes. Bien sûr, cela fait parfois de nous d’authentiques contorsionnistes mais, au final, notre méthode permet le maintien autour de la table d’intérêts extrêmement hétérogènes. Nous avons réalisé le même type de travail avec le RWDH concernant le la loi anti-squat’ qui s’est soldée par un recours à la cours constitutionnelle… »

Non marchand et autonomie

Le Belge a sa célèbre « brique dans le ventre » mais il est surtout de plus en plus menotté par son prêt hypothécaire. Pour vivre heureux, nous dit-on, il nous faut absolument logis, voitures, vacances… Et puis, en plus, manger bio !

« Moi, dit Vincent, je ressens souvent une double contrainte insupportable à être exhorté, d’une part, à refuser la malbouffe et à croire, d’autre part, qu’on pose un acte militant en faisant ses courses dans une grande surface bio. Il faut se mettre à la place des personnes qui sont fauchées et qui arrivent à peine à payer un loyer… Sans sa dimension humaine, la bio perd tout son sens ! Et c’est précisément, me semble-t-il, ce que doit éviter l’habitat léger qui me paraît déjà parfaitement mûr pour être absorbé et transformé par le marché. Rappelez-vous, il n’a pas fallu longtemps au bio pour se faire récupérer. Ne parlons pas du mouvement de la transition, il est d’une certaine manière un produit du capitalisme pour renverser la vapeur. On l’aura bien compris en regardant le film « Demain »… »

Une chose est essentielle aux yeux de Vincent Wattiez comme à ceux de Nature & Progrès : la réalisation de leurs besoins de base par les gens eux-mêmes ! L’autonomie est un sentiment gratifiant, avant même d’être une réalité du porte-monnaie. Se sentir autonome rend heureux mais la vie actuelle n’en laisse tout simplement ni le temps ni la place…

« En termes d’habitat, conclut Vincent, une telle prise de conscience peut passer beaucoup mieux par le léger, car le dur suppose une ingénierie trop lourde et une forme d’esclavagisme pour rembourser un prêt à une banque. La crise des « gilets jaunes » le montre bien : il faut toujours plus d’argent pour survivre et beaucoup d’entre nous n’en ont vraiment plus assez. La clé est donc d’avoir le temps de mener une vie plus riche sans être pour autant obligé de mener une vie de riche… »

Notes

(1) Voté en séance plénière le 30 avril 2019, le nouveau Décret wallon entrera en application début septembre

(2) Nouvellement, le Guide Communal d’Urbanisme dans le CoDT

(3) Nouvellement, le Schéma d’Orientation Local dans le CoDT

(4) Touriste : personne qui, pour les loisirs, la détente ou les affaires, se rend dans un lieu de destination situé au-delà de la commune où elle réside habituellement, ou des communes limitrophes à celle-ci, et qui séjourne hors de sa résidence habituelle (Art 1er 49° du Code du tourisme)

Zéro-déchet : réagir à une folie ingérable

Il y a quelques années, un ami m’a fait découvrir un petit film amateur tourné, en 2004, à Buis-les-Baronnies dans la Drôme provençale. La caméra suit un homme exceptionnel, espiègle, rieur et simple. Un improbable héros obsédé par les objets jetés. Incapable d’accepter le sort qui leur est réservé, il les sauve et les collectionne. Tout : des vieux journaux, des livres, des hamburgers pourris, des roues de vélo, des téléviseurs, des frigos, des chaussures, par centaines, par milliers…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Partout dans sa maison, à l’extérieur et même sur des terrains publics. Cette accumulation compulsive, aussi appelée syllogomanie, est considérée par les psychologues comme un trouble du comportement, parfois associé à une maladie plus large appelée “syndrome de Diogène”.

Folie ? Peut-être. Mais comme le préconisent certains anthropologues : pour comprendre une société, il faut s’intéresser à ce qu’elle rejette dans ses marges, à ce qu’elle laisse derrière elle, à ce qu’elle ne veut pas voir. Et si les « syllogomanes », ces rassembleurs de “déchets”, nous parlaient de notre folie collective ?

Une croissance exponentielle

Déchet ? Attendez. De quoi parle-t-on ? Selon une approche juridique, un déchet est “toute matière ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire” (1). C’est donc ce qu’on abandonne, ce qui est considéré comme inutilisable. Le geste de sortir les poubelles – qui nous est devenu familier – n’a cependant pas toujours existé. Selon le sociologue Baptiste Monsaingeon, “on peut parler d’une invention du déchet au tournant du XIXe / XXe siècle. Jusqu’à cette période-là, en tout cas dans les villes, on ne peut pas à proprement parler de déchets, c’est-à-dire de choses abandonnées si l’on s’en réfère à la définition juridique du déchet aujourd’hui. Les matériaux étaient alors en perpétuelle circulation”. C’est avec l’industrialisation de la production que naît le déchet, c’est-à-dire “ce qui reste” et qu’il faut cacher, enfouir, entasser dans une décharge, selon les pratiques alors en vigueur. On entre dans une nouvelle phase vers les années septante et quatre-vingt. C’est l’apparition du recyclage et du tri sélectif. “À cette époque, poursuit le sociologue, on se rend bien compte qu’on ne peut plus remplir les trous jusqu’à saturation, que, notamment, les polymères de synthèse restent visibles malgré les tentatives de contrôle de ces décharges et qu’il est donc urgent de maîtriser la situation.” Mais rien n’y fait. Au contraire même. “Les statistiques le démontrent : à partir du moment où l’on commence à penser la gestion des déchets en termes de rationalisation, c’est-à-dire le tri sélectif et l’incinération dans le meilleur des cas, les volumes enregistrés de déchets n’ont fait qu’augmenter et en particulier les quantités de matériaux destinés aux filières de recyclage. C’est particulièrement évident dans la production des plastiques. À partir du moment où l’on met en place des filières consacrées aux polymères de synthèse, aux plastiques d’emballage notamment, on se rend compte que le flux de production ne fait qu’augmenter de façon assez exponentielle.” Plus on veut le gérer, plus le déchet est considéré comme objet à traiter, à recycler, à trier… Plus il y en a !

Les chiffres actuels sont vertigineux. Ils donnent la nausée. Dans l’Union européenne, deux milliards et demi de tonnes de déchets sont produits chaque année. La part la plus importante revient au secteur de la construction (35%) et aux industries extractives (28%). Les déchets des ménages représentent 8% de cette production (2). Le plastique, symbole de modernité durant des décennies, a envahi notre environnement au point de devenir le marqueur physique d’une nouvelle époque géologique, l’anthropocène. Le recyclage, longtemps perçu comme une solution-miracle, se révèle aujourd’hui totalement inefficace. Seuls 14% des plastiques sont intégrés à un cycle de recyclage et, dans ce chiffre, 4% sont perdus dans le processus, tandis que 8% sont destinés à ce qu’on appelle un circuit ouvert, c’est-à-dire une réutilisation pour un autre produit qui, lui, sera jeté. “Bilan des courses : seuls les plastiques de type bouteilles en PET (polyéthylène téréphtalate) – qui ne représentent qu’un pourcentage très faible des plastiques consommés – peuvent se plier aux contraintes du recyclage en boucle fermée et être régénérés pour une utilisation identique. (3)” Une étude publiée par la revue Nature, en 2013, prévoit, par ailleurs, selon le scénario dit du Business as usual, si les tendances actuelles se poursuivent, un triplement de la production de déchets d’ici la fin du siècle : de quatre millions de tonnes par jour à douze millions de tonnes par jour.

L’individu face au Poubellocène

On parle d’Anthropocène, mais peut-être faudrait-il utiliser un terme plus direct. Le sociologue Baptiste Monsaingeon, dans son ouvrage Homo Detritus (4), raconte comment “dans les années 1970, des géologues français avaient proposé, sur le mode de l’humour, une classification des couches stratigraphiques les plus récentes distinguant un Poubellien supérieur (avec des plastiques) d’un Poubellien inférieur (avant les plastiques). Si ce sont bien nos déchets qui fondent la preuve indubitable de l’entrée dans cette nouvelle époque, ne faudrait-il pas plus simplement parler de Poubellocène ?

Face à un tel désastre écologique, on comprend mieux le succès du mouvement “zéro-déchet” qui a pris de l’ampleur, ces deux dernières années, supplantant dans l’espace médiatique les célèbres Colibris de Pierre Rabhi. Le zéro-déchet est-il un nouvel avatar de cette culture des “petits gestes”, d’une écologie cantonnée à la sphère privée ? Sans doute en partie. Bea Johnson, l’autrice d’un best-seller sur le sujet, ne nie pas les difficultés et les impacts sur la vie d’un foyer : « Au fur et à mesure de ces années, on a pu s’apercevoir des avantages du mode de vie « zéro déchet ». Au départ, vous n’allez pas remarquer les économies de temps parce qu’au début, se désencombrer prend du temps… même savoir dire non prend du temps. On a l’habitude de toujours dire oui à ce qui nous est tendu. Passer chaque tiroir en revue, chaque pièce, pour mettre en place des produits réutilisables, mettre en place des alternatives… Ce n’est qu’une fois que tout cela devient automatique que l’on peut gagner du temps. (5) » L’obstacle est plus lourd qu’il n’y paraît. Une évidente charge mentale accompagne l’engagement dans une démarche zéro-déchet. Ce n’est qu’après quelques années, dit Bea Johnson entre les lignes, que cette charge mentale peut disparaître.

Le changement est social

Si l’on s’engage dans cette démarche en imaginant qu’elle va changer le monde, le risque est grand de se heurter à la désillusion face à l’inertie collective. On diminue, peut-être significativement, sa production domestique de déchets, tout en sachant qu’on ne représente qu’une proportion infime de l’ensemble des consommateurs qui, eux-mêmes, ne participent qu’à hauteur de 8% à la grande poubelle du monde. Le burn-out militant n’est pas loin. “J’ai beau regarder autour de moi, raconte une militante, depuis quatre ans d’engagement pour la transition et le zéro-déchet : un iceberg de dix milliards de tonnes s’est détaché de la banquise au Groenland, le glyphosate en a repris pour encore cinq ans, les animaux marins étouffent sous le plastique, les gens utilisent encore des poches plastiques à usage unique alors qu’elles sont censées être « interdites », la boulangerie proche de chez moi jette cent kilos de pain invendu par semaine, les pauvres oiseaux se font flinguer par les lobbys de la chasse… Alors quoi, il ne faut juste pas regarder le reste du monde ? Ouah, mais quelles sont belles ces autruches ! (6)”

Charge mentale, sentiment d’impuissance… La démarche zéro-déchet est-elle une illusion en matière de changement social ? Si on la considère uniquement comme une démarche écocitoyenne reposant sur la volonté et la conscientisation des individus, certainement. Le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelle que ce n’est pas par l’exhortation morale ou rationnelle qu’on se met à changer de pratiques mais quand les conditions concrètes, matérielles de notre vie sont bousculées. “Par exemple, on observe que ce sont des changements biographiques d’ordre structurel qui entraînent une modification durable des modes de vie : déménagement, séparation ou mise en couple, arrivée ou départ d’un enfant, obtention ou perte d’un emploi, etc. Il s’ensuit que seule une profonde transformation de l’organisation sociale et de ses règles de fonctionnement semble à même d’engendrer des révisions massives de comportements individuels. Il paraît donc urgent de politiser le changement en cherchant à modifier prioritairement non pas les comportements individuels mais les institutions sociales à travers lesquelles les individus intériorisent des principes de classement de ce qui compte, des critères d’évaluation de ce qui est légitime, principes et critères qui gouvernent le goût pour certaines pratiques et l’aversion pour d’autres. (7)”

À l’écoute des déchets

Pour autant, ne comptez pas sur moi pour jeter la pierre aux personnes qui prennent le taureau, ou plutôt la poubelle, par les cornes. Le zéro-déchet ne sauvera pas le monde en tant que morale écocitoyenne, non. Mais la critique facile du zéro-déchet, encore moins. Il y a une nuance de taille entre le colibri invité à « faire sa part » – qui ressemble à un repli résigné sur des petits mondes isolés de l’intérêt général – et la radicalité de la formule zéro-déchet qui n’est pas destinée à s’arrêter à l’échelle domestique. Au contraire même : avant ce récent engouement citoyen, l’expression s’appliquait surtout à des programmes collectifs coordonnés sur des territoires. Le réseau Zero Waste Europe compte quatre cents villes et municipalités, essentiellement implantées en Italie et dans le nord de l’Espagne. L’une des expressions-phares de ce réseau affirme que « le zéro déchet, c’est un voyage plus qu’une destination« .

Aussi Baptiste Monsaingeon, pourtant critique face à l’obsession hygiéniste de nos sociétés occidentales, note-t-il les potentialités et la nouveauté de ce mouvement. “Je suis à la fois stupéfait et stimulé par ce mouvement du zéro-déchet. C’est surprenant de voir comment en quelques années le déchet est devenu un truc sexy, une affaire susceptible d’intéresser tout le monde y compris celui qui n’est pas forcément intéressé par les questions environnementales ou politiques. Il y a donc une sorte de mode du zéro-déchet qu’il est intéressant d’étudier. (8)”

Il y a une différence de taille, remarque-t-il, avec les petits gestes de tri et de consommation responsable car “le zéro-déchet, compris en fait comme une « réduction du recyclage » vise aussi à réduire au maximum la mise en décharge et en incinération. Se lancer dans le zéro déchet implique de se mettre à l’écoute des déchets, d’en prendre soin. Si l’on regarde de près les praticiens et les associations locales du zéro déchet, on constate que, loin d’être des individus aveuglés ou à distance des déchets, ce sont des gens qui passent les mains dedans, notamment dans la pratique du compostage. Cette attention à quelque chose qui était jusqu’à présent jeté à la poubelle m’intéresse.” Mais il rejoint tous ceux qui, aujourd’hui, insistent sur l’indispensable passage à l’échelle politique. “Si le zéro-déchet s’arrête à l’échelle domestique et du foyer, c’est vain. L’enjeu est clairement politique, technique et économique. C’est uniquement à travers la mise en place de collectifs, de mouvements élargis politiques et critiques que des mouvements sont possibles.

De la honte à la norme

Alors, le zéro-déchet, c’est bien ou c’est pas bien ?”, demandera le citoyen en attente d’un avis binaire bien tranché. Mauvaise question, répondrait le sage. Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur la meilleure façon de passer de l’individuel au collectif et inversement ? Quelles sont les passerelles possibles ? Quoi qu’on en pense, et même si la tendance récente est plutôt d’attribuer l’entière responsabilité du désastre écologique aux seules grosses entreprises capitalistes, on ne peut s’exonérer tout à fait de notre rôle de consommateur. “J’estime qu’acheter, c’est voter. Si l’on achète sa nourriture en emballage, c’est une façon de voter pour l’emballage. Tout un tas de gens se disent : « Ce n’est pas à moi de changer les choses, c’est aux politiques ou aux fabricants. » Sauf que le fabricant ne fabrique que ce que le consommateur achète. Et justement, plus on achète en vrac, plus il se développera (9).” Première passerelle.

Par ailleurs, moi qui suis bien loin du zéro-déchet, je ressens de plus en plus de honte à ouvrir un emballage plastique, à m’en débarrasser dans une poubelle publique comme si j’avais bien fait mon devoir. Et cela, à cause des ami.e.s autour de moi, grâce à eux plutôt, qui manifestent au quotidien que d’autre solutions existent, qui ne coûtent pas plus cher. De la honte, et je dirais même : de la culpabilité. Aucun mot n’a plus mauvaise presse que celui-là aujourd’hui. On se sent coupable de trouver un avantage au sentiment de culpabilité. Mais réfléchissons-y une seconde. Leonard Cohen, sur un plateau de télévision, en 1992, affirmait déjà à contre-courant : “la culpabilité, c’est un très bon moyen pour savoir quand quelque chose n’est pas bon !

Ramenée à la question des déchets, et même si évidemment la cause première de l’existence d’emballages se situe du côté des entreprises qui les produisent, il me semble souhaitable qu’une nouvelle norme sociale puisse s’installer, qui rende honteux celui qui jette énormément. Dire cela n’a rien de sexy, et c’est peut-être presque scandaleux dans une société d’individus qui n’en finissent plus de chercher à s’exonérer de toute responsabilité. Pourtant, si tout le monde aujourd’hui a intériorisé l’interdit de jeter ses déchets par terre, c’est bien parce qu’une nouvelle norme sociale a vaincu l’ancienne. Or la destinée des déchets sur cette planète nous apprend que jeter un emballage dans une poubelle, au fond, c’est le jeter par terre, mais ailleurs. “Cachez ce déchet que je ne saurais voir.

Le zéro-déchet peut donc aussi avoir cette fonction d’instauration d’une norme sociale, qui ne tombe pas du ciel ni du bon plaisir du quidam, même si cela choque les hédonistes que nous sommes ou ceux qui aimeraient pouvoir concentrer toute la culpabilité sociétale uniquement chez les plus riches qu’eux. Deuxième passerelle : merci mes ami.e.s zéro-déchet, de donner l’exemple et de me faire honte, gentiment et indirectement. Cette honte ne me tue pas, elle nous rend plus forts collectivement.

Épilogue : “c’est pas trop joli”

A Buis-les-Baronnies, le sympathique syllogomane Christian Guienne n’est plus. Le “Diogène des Baronnies” (10) est décédé, en décembre 2009, après avoir été placé d’office, par sa tutelle et la municipalité, à l’hôpital psychiatrique de Montélimar. J’ai regardé trois fois le petit film (11) qui le suit à la trace, lui et ses montagnes de déchets. Devant ce qu’il appelle son « dépôt de frigos », parmi les oliviers et la broussaille, il rit et réfléchit tout haut, de son accent chantant : “C’est pas trop joli, mais c’est curieux quand même… C’est unique en son genre. Personne ne le fait. Y a que moi qui ai eu l’idée de mettre les souliers là.

Deux frigos (jetés) sont remplis de chaussures (jetées). C’est curieux, oui. Les Diogène et les « syllogomanes », en quelque sorte, sont aussi dans une logique zéro-déchet. Leurs folles collections, crasseuses et ingérables, mettent sous nos yeux ce que nous croyons disparu alors que ce n’est que jeté, caché, éloigné. En un mot : ingérable.

Notes

(1) Article 2, 1° du décret wallon du 27 juin 1996 relatif aux déchets.

(2) Source : Eurostat.

(3) Nathalie Gontard, “Déchets plastiques : la dangereuse illusion du tout-recyclage”, L’Obs, 4 février 2018.

(4) Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, mai 2017.

(5) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(6) “Burn-out du Colibri”, 4 février 2019 : https://lesmouvementszero.com/2019/02/04/burn-out-du-colibri/

(7) Jean-Baptiste Comby, “Les limites de la morale éco-citoyenne”, Lava, 1er octobre 2018. https://lavamedia.be/fr

(8) « Appréhender les déchets comme un symptôme, et non comme une maladie », interview de Baptiste Monsaingeon, Alter Échos n° 453, 24 octobre 2017, propos recueillis par Manon Legrand.

(9) Béa Johnson : « On a adopté le Zéro déchet et la vie est meilleure », propos recueillis par Martin Cadoret, Reporterre, 20 novembre 2017.

(10) France Culture, émission Sur les docks par Irène Omélianenko, Portraits (2/4), le « Diogène des Baronnies », 26 avril 2011.

(11) https://vimeo.com/666346 : The Collector, par Martin Hampton.

Pas de grosses bêtes sans les petites…

Les moustiques nous exaspèrent, les mouches nous agacent et leurs mal-aimés rejetons nous répugnent plus encore. Pucerons, chenilles et chrysomèles sont les pestes de nos cultures, etc. Mais passées ces petites détestations, nous n’oserions même pas imaginer à quoi ressemblerait notre monde sans les insectes !

Par Morgane Peyrot

Introduction

C’est pourtant une triste nouvelle qu’a révélée le journal Le Monde, du 11 février dernier. D’après une étude tirée de la revue scientifique Biological conservation, les chercheurs sont unanimes : la quasi-totalité des insectes pourrait avoir disparue de la surface du globe en cent ans ! Plus de 40% des espèces seraient aujourd’hui menacées d’extinction, avec une hausse d’environ 1% chaque année. Ce chiffre, évoluant à une vitesse fulgurante, dénote un déclin colossal et exponentiel que les spécialistes n’hésitent pas à qualifier du « plus massif épisode d’extinction depuis la disparition des dinosaures ». Voilà qui a de quoi faire frémir, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de la première sonnette d’alarme. Malgré les cris d’alerte lancés par les entomologistes depuis des dizaines d’années et les pamphlets qui se multiplient dans la presse, la situation ne semble guère évoluer, alors que nous devrions tous nous en inquiéter. Car s’il semble plaisant de ne plus avoir à nettoyer son pare-brise après chaque trajet en voiture, il faut noter que c’est au prix d’une crise écologique mondiale. Certes, ils sont minuscules et paraissent insignifiants, la plupart d’entre eux suscitant même la peur et le rejet. Souvent on ne leur prête guère attention et on ne se demande même pas qui ils sont, ni ce qu’ils font, avant de brandir tapettes à mouches et produits en tous genres pour se débarrasser de ces indésirables. Or, sans ces petits êtres indispensables, tout l’équilibre des écosystèmes planétaires s’effondrerait, et dans sa suite l’humanité tout entière…

Un lien puissant avec les plantes

Plantes et insectes sont l’exemple même de la complémentarité. De leur duo découle l’engrenage du cycle de la vie. Car les végétaux constituent la ressource primaire essentielle à tous les êtres vivants pour se nourrir, se loger ou se soigner. A titre d’exemple, le service de pollinisation offre près de 70% de la diversité de nos ressources alimentaires. Sous nos latitudes, 80% des plantes à fleurs sont « entomogames », ce qui signifie qu’elles dépendent des insectes pollinisateurs pour se reproduire. Et ils sont nombreux ! Outre l’abeille domestique hyper-médiatisée, il y a près de vingt-cinq mille espèces d’abeilles sauvages dans le monde, dont deux mille en Europe et trois cent cinquante en Wallonie. Sans oublier tout le cortège de papillons, de coléoptères et de syrphes, petites mouches à l’allure de guêpes ou de bourdons que l’on élimine souvent par confusion. Ces pollinisateurs sont bien plus efficaces que les habitantes de nos ruches et sont indispensables à de nombreuses plantes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car les insectes interviennent dans tout le cycle de développement du végétal. Y compris les insupportables phytophages dévoreurs de salades ! Dans la réalité d’un écosystème, ils empêchent la prolifération des espèces à tendance « envahissante », ils régulent la croissance des végétaux et les rendent plus résistants par la pression de sélection qu’ils exercent. Il y a aussi les décomposeurs, dont de nombreuses larves de coléoptères, ou encore certains asticots. Ces insectes ont une activité cruciale pour l’environnement : sans eux le paysage n’aurait pas fière allure : il serait jonché de détritus, de cadavres et de matière fécale. De plus, ils entretiennent la fertilité du sol en rendant la matière organique bio-disponible – sous forme de minéraux – pour les plantes qui peuvent ainsi les absorber. Les plantes ne sauraient être sans cette multitude de services rendus. Réciproquement, tous ces insectes, qui se nourrissent de pollen, nectar, d’organes végétaux morts ou vivants, et les utilisent pour faire leur nid ou nourrir leur couvain, ne peuvent survivre sans ces dernières…

Pour preuve de l’importance des décomposeurs, voici la drôle d’histoire des plaines de l’Australie qui, après l’introduction de bovins par les colons à la fin du XVIIIe siècle, finirent littéralement noyées sous les excréments. Les bousiers locaux, habitués aux déjections de marsupiaux n’ayant pas trouvé celles des vaches à leur goût, aucun travail de décomposition ne fût entamé. Plus d’un million d’hectares finirent alors ensevelis, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement et l’économie. Sous ces montagnes de déchets amoncelés, plus aucune plante ne pouvait pousser, privant ainsi la faune autochtone de ressources et les vaches de leur pâture. Pour remédier au problème, l’importation de bousiers depuis Pretoria et Montpellier a été nécessaire… durant près de quinze ans !

Une ressource alimentaire privilégiée

Les insectes sont aussi une source de nourriture nécessaire à de nombreuses communautés animales. Notamment les oiseaux, dont la plupart des spécimens, même granivores à l’âge adulte, utilisent les insectes pour fournir à leurs petits un apport de protéines. Privés drastiquement de ces denrées, leur population commence à en pâtir – en plus d’être affectés par l’usage des pesticides, et la destruction de leurs habitats. En témoignent nos campagnes silencieuses… D’après des études du CNRS et du Muséum National d’Histoire Naturelle, rapportées en 2018, plus d’un tiers de l’avifaune a disparu du paysage agricole, ces vingt dernières années, dont certains représentants de façon drastique telle la perdrix grise dont les effectifs ont chuté de 80 à 90% depuis les années 1990 ! Avec eux les crapauds, les chauves-souris et même d’autres insectes carnivores commencent à subir le même sort… Ce cercle vicieux est un véritable calvaire pour la faune sauvage, et il pourrait l’être également pour certains peuples entomophages qui consomment traditionnellement les insectes depuis des générations. C’est le cas dans de nombreux pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et chez les Aborigènes d’Australie. Loin d’être un cliché, les fameux « criquets grillés » sont toujours monnaie courante sur les étals des marchés, en Thaïlande, au Nigéria, au Guatemala, etc. A ceux-ci se mêlent de nombreux autres insectes, en particulier les coléoptères, les chenilles, et beaucoup d’autres larves. Selon les estimations de la FAO, les insectes seraient le pain quotidien d’environ deux milliards d’individus dans le monde, ce qui n’est pas rien ! Ils représentent un réel moyen de survie dans les régions où les conditions climatiques sont rudes comme le désert du Sahara. Si tous viennent à disparaître, comment les populations autochtones remplaceront-elles ces précieux apports de protéine et de nutriments dans leur alimentation ?

Aider les insectes ?

Cela n’était qu’un petit tour d’horizon des services rendus à l’environnement et à l’humanité par les insectes, sans évoquer leur utilisation dans la médecine, l’industrie textile, etc. Il est probant qu’ils sont partie intégrante de notre quotidien et que la situation actuelle nous prépare à un avenir catastrophique si nous ne changeons pas notre regard et nos habitudes à leur égard. S’il est clair que de réelles mesures doivent être appliquées à l’échelle gouvernementale, nous pouvons tous agir en leur faveur, chacun à notre échelle, pour les soutenir, notamment au jardin ! Vous pouvez commencer par aménager un espace accueillant pour tous ces insectes, à condition bien sûr de respecter le principe de la réduction des interventions, ce dont nous n’avons pas l’habitude, toujours occupés que nous sommes à « entretenir » et à « gérer » notre environnement. Ne cherchez pas à obtenir un endroit trop propre car feuilles mortes et brindilles abriteront coccinelles et chrysopes, friandes de pucerons. Préservez des zones de friche, laissez pousser l’herbe et les fleurs autochtones, cela favorisera les pollinisateurs et les prédateurs comme les guêpes parasites, dévoreuses de chenilles. Enfin, variez les essences et les offres d’habitats. Si vous leur proposez nourriture et logis, les « auxiliaires » trouveront leur place et se chargeront naturellement des « nuisibles » et même des champignons, telle la coccinelle à vingt-deux points (Psyllobora vigintiduopunctata) qui se nourrit d’oïdium ! Cela vous donnera également le plaisir de faire la rencontre de nouveaux amis qui ne manqueront pas de vous étonner et de vous émerveiller : vous pourrez observer autour de vous la minutie des abeilles sauvages, l’agilité des syrphes, ou encore la grâce des chrysopes. Vous pourriez bien finir par les trouver beaux, les accepter, et pourquoi pas, les aimer ?

Les bénéfices du "jardin sauvage"

Le manque d’insectes prédateurs et pollinisateurs dans les cultures rend le monde agricole dépendant de l’agrochimie, avec les graves conséquences que nous connaissons… Aujourd’hui, les bienfaits d’une agriculture plus « naturelle » ou plus « sauvage » ne sont plus à démontrer. Dans la revue Science, du 22 janvier 2016, une étude d’ampleur internationale menée par l’INRA, prouvait que l’abondance des pollinisateurs sauvages expliquait, à elle seule, une différence de rendement de l’ordre de 20 à 31% pour les petites parcelles ! D’autres études ont montré une corrélation entre la présence de carabes et la réduction du nombre d’adventices, etc. La proximité des haies, des massifs fleuris mais également des friches se révélait favorable tant à la biodiversité qu’à la productivité. Alors, n’ayez plus peur du « désordre », faites confiance à la nature en osant la spontanéité ! Vous ne le regretterez pas en récoltant les fruits de votre petit havre d’abondance et d’équilibre.

Repenser notre rapport au vivant !

Plus que jamais d’une brûlante actualité, la question des semences vient de faire l’objet d’une thèse de doctorat auprès du Département des Sciences et Gestion de l’Environnement de l’Université de Liège. Cette thèse s’intitule « Construction d’une demande de justice écologique. Le cas des semences non-industrielles. » Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec son auteur, Corentin Hecquet, qui évoque les effets du verrouillage du système semencier, sur l’agriculture biologique notamment…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

Que nous dit-il ? Qu’en matière de semences végétales, le cadre réglementaire européen impose une norme de standardisation dite DHS, pour distinction – homogénéité – stabilité, indispensable pour inscrire la semence concernée au catalogue qui autorise sa mise sur le marché. Ceci concerne essentiellement l’industrie semencière car, malgré l’instauration d’un régime dérogatoire, peu de praticiens de la « biodiversité cultivée » enregistrent aujourd’hui leurs variétés. La thèse envisage donc quatre cas d’étude – BioNatur (Brésil), Semailles (Belgique), Kokopelli (France), et Kaol Kozh (Bretagne – France) – montrant les stratégies variées et parfois même opposées que développent ces praticiens – ambiguïté, essaimage, désobéissance, contournement… – afin de mettre en circulation leurs semences et de rendre visibles leurs revendications face à l’injustice générée par la DHS. Par manque de reconnaissance et d’ouverture à la participation, tout leur travail formule une véritable demande de justice écologique. Leurs stratégies ne déverrouillent pas le système semencier conventionnel mais, conclut Corentin Hecquet, l’effritent tout de même considérablement…

Le verrouillage du système semencier

« Les arbres fruitiers n’ont pas connu le même verrouillage législatif que les potagères et les céréales, explique Corentin ; les questions que j’aborde concernent donc exclusivement les potagères. J’ai toujours eu l’intuition que ce verrouillage parlait de notre société, des parallèles très simples pouvant être tentés avec la question de la diversité sociale, de la diversité humaine, toutes les questions de cadrages et de standards… Il est possible de risquer de nombreuses comparaisons, depuis le système éducatif jusqu’au standards d’ameublement, etc. Quelle place laisse-t-on encore au droit à être différent ? Je ne crois pas le moins du monde, concernant les potagères, à quelque grand complot ourdi par le système semencier mais plutôt à l’accumulation, à la sédimentation d’un ensemble d’éléments socio-historiques. Les sédiments, au fil du temps, créent un certain type de sol ; dans le cadre de la semence potagère, nous aboutissons, métaphoriquement parlant, à un sol extrêmement asséché.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la modernisation de l’agriculture et de l’ensemble du système agricole fut financée, entre autre, par les Etats ; en France, l’INRA poursuivit la question de l’amélioration variétale en se référant à la définition de la « bonne semence » qui dut se conformer à la fameuse norme DHS. Si l’on se réfère à la valeur taxonomique la plus basse qui est la variété – par exemple, une pomme de terre ‘Belle de Fontenay’ ou une pomme de terre ‘Cwène di gâte’, une tomate ‘Cœur de bœuf’ ou une tomate ‘Green Zebra’ -, une variété doit toujours être clairement distincte d’une autre variété. La grande majorité des maraîchers et des jardiniers ne verront aucun problème à cela : s’il est marqué ‘Green Zebra’ sur le paquet de semences qu’ils ont acheté, c’est qu’ils ont envie d’obtenir une ‘Green Zebra’ et pas une ‘Cœur de bœuf’… La question de l’homogénéité, par contre, crée évidemment un problème aussitôt qu’on parle de biodiversité : il s’agit du fait qu’au sein de la variété, tous les individus doivent être identiques, aussi bien sur la plante que sur le fruit. Il s’agit d’une description poussée du phénotype – on regarde l’écart entre les feuilles, leur couleur, le type de tige, etc. -, d’un véritable formatage, d’une standardisation. La stabilité enfin – et c’est un autre point de tension – est le rêve d’Hibernatus : on vous congèle pendant cent ans, vous réapparaissez et tout va bien… On s’obstine ainsi à ignorer, ou à nier, que vous n’êtes plus adapté à votre nouveau milieu. La stabilité est donc l’idée que la variété sera absolument identique, dans cinq, dix, vingt ou cinquante ans… »

La possibilité de critères différents

« Pour pouvoir circuler entre deux professionnels, poursuit Corentin Hecquet, toute semence doit être inscrite au Catalogue officiel. Ce registre des « bonnes semences » est donc le premier outil du verrouillage, et la conséquence de cela est la création d’un marché qui pose la question de la rémunération. Apparaît donc le deuxième outil du verrouillage, le certificat d’obtention végétale (COV), stabilisé depuis les années soixante, qui permet à celui qui a développé une variété – l’obtenteur – d’obtenir des royalties chaque fois que sa semence est vendue. Basés sur la DHS, le catalogue, qui verrouille l’accès, et le COV, qui verrouille la rémunération, créent un marché captif rémunérateur. Pour les céréales, s’ajoute la VATE – valeur agronomique, technique et environnementale – qui doit démontrer que la variété proposée est plus intéressante que ses prédécesseurs.

Le verrouillage du système crée donc de l’exclusion car les semences qui ne sont pas DHS sont ipso facto bannies, comme celles qui sont issues de sélections in situ, année après année au niveau du champ. Nous parlons ici de sélection massale, de la création de populations au sein desquelles sont prélevés des individus pour les ressemer. Ce type de sélection, effectuée par des praticiens – des paysans, des agriculteurs, des jardiniers… -, travaille sur base de critères de sélection différents. Si on veut, par exemple, prolonger la saison, on recherchera des plantes précoces ou tardives… En réalité, ces praticiens conservent un potentiel d’adaptabilité. L’observation nous apprend que les formes organiques sont plus en rondeur mais la pensée rationnelle nous impose des formes ayant des angles droits : c’est l’histoire de l’œuf cubique qui serait tellement plus aisé à commercialiser ! On n’imagine pas le « manque à gagner » qu’il y a à manipuler les œufs tels qu’ils sont… Mais ce qui fait exister un œuf, c’est précisément cette forme incroyable qui n’est pas un paramètre du marketing, lequel ne pense qu’à la gestion de l’espace. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux types de réalités mais simplement d’admettre leurs existences conjointes et de comprendre comment l’une et l’autre fonctionnent. Or le verrouillage du système semencier exclut arbitrairement un type de semences, un type de pratiques – la sélection en champs, année après année, et l’échange entre praticiens des variétés – et surtout un type de personnes avec leur identité… Ce verrouillage est donc ressenti comme une grave injustice car ce qu’ils font est utile et légitime mais n’est pourtant pas pris en compte.

Aujourd’hui, plus de 90% des produits bio concernés par les potagères sont issus de semences hybrides. Un hybride est le croisement de la sélection de deux lignées pures. L’effet hétérosis fait que ce croisement accroît la productivité mais, quand on recroise deux hybrides ensemble – c’est le principe de Mendel -, on retrouve des caractères des parents, des grands-parents et des lignées supérieures. Le problème n’est donc pas qu’on ne puisse pas reproduire des hybrides mais plutôt que le résultat obtenu ne correspond pas à la variété hybride de départ. Les hybrides sont donc un complément du verrouillage qui fait qu’un producteur doit racheter, chaque année, la semence à son fournisseur… »

Critique du verrouillage

« Deux critiques apparaissent par rapport au verrouillage, explique Corentin Hecquet, elles sont elles-mêmes en tension. Il y a, d’une part, une critique venue des biotechnologies qui engendrent notamment le développement des OGM ; elle est orientée vers le brevet qui restreint encore les droits. La législation européenne stipule, en effet, qu’on ne peut pas attribuer de brevets sur le vivant mais précise, à l’alinéa juste en-dessous, qu’il peut y en avoir sur la manière de montrer la présence de certaines caractéristiques, sur des valeurs taxonomiques toutefois supérieures à celle de la variété. Du coup, on octroie aujourd’hui des brevets sur le vivant ! Le site https://www.no-patents-on-seeds.org/ est très actif à ce sujet. Le brevet est très restrictif car, avec le COV, un obtenteur pouvait utiliser gratuitement une autre variété d’un de ses collègues, tandis que le brevet est un droit intellectuel qui menace énormément de choses…

D’autre part, on trouve, depuis les années 2000, une critique émanant des semences non-industrielles, la crise des OGM ayant constitué un événement très fédérateur d’où émergea la proposition nouvelle de défendre des semences hétérogènes, même si leurs populations présentent une certaine forme d’homogénéité. Ces variétés s’adaptent aux conditions qu’elles rencontrent et il est donc possible de travailler comme on le faisait du temps de nos grands-parents. En agriculture, une génération a sauté qui a cru à la modernité et a laissé se perdre un certain nombre de pratiques. La critique relative aux OGM, a donc contribué à forger, à renforcer une nouvelle identité paysanne. Ces questions sont récentes et les rares acteurs belges concernés étaient affiliés au réseau français, le Réseau Semences Paysanneswww.semencespaysannes.org. L’idée d’une structuration locale n’a donc, chez nous, pas plus de cinq ans ; c’est comme cela qu’est né le Réseau Meuse-Rhin-Moselle auquel participe Nature & Progrès

Justice écologique

« En tant que sociologue, poursuit Corentin Hecquet, j’ai donc observé comment, vivant une injustice, ces nouveaux praticiens organisent malgré tout la distribution de leurs semences, comment ils réclament surtout justice par le biais même de leurs pratiques. S’ils ne le disent jamais explicitement, j’ai vu combien cette demande de justice écologique les rassemble. Il ne s’agit pas de justice environnementale qui consiste à adopter des mesures et des normes favorables à l’environnement mais bien de justice écologique qui rajoute des droits aux droits, posant même la question de l’inclusion des non-humains dans les questions de droit. Elle a quatre dimensions : celle de la distribution des biens et des maux environnementaux, celle de la reconnaissance, celle de la participation et celle de l’expérimentation. Me paraît essentielle, s’agissant de semences, l’articulation entre la reconnaissance – tant l’identité même des nouveaux acteurs de la semence n’est pas reconnue – et la participation – car il n’y a actuellement aucune ouverture pour la définition de ce qu’est une « bonne semence ». Ou, plus encore, de ce que sont des bonnes semences, le pluriel représentant mieux encore l’indispensable diversité… Par leurs pratiques, ces nouveaux acteurs de la semence montrent qu’il y a d’autres manières de la produire que l’industrie et d’autres réseaux pour la mettre en circulation que l’économie de marché. Une telle approche crée de la complexité mais, de nos jours, il ne faut surtout pas faire l’autruche face à la complexité qui est une chose difficile mais passionnante.

L’idée, en potagères, ne serait évidemment pas que tout le monde fasse les semences de tout. Et c’est bien ce qui impose l’idée de réseau, assorti d’un système de répartition de la production entre semenciers et maraîchers. Il y a beaucoup trop de risques à vouloir tout faire : s’épuiser soi-même, faire de mauvais croisements qui ne permettent pas de conserver les variétés, oublier d’une répartition en différents points d’ancrage est la meilleure garantie qu’une perte éventuelle puisse toujours être compensée par ce qui est conservé ailleurs… Il peut y avoir une source, ou une multi-source, mais jamais de centre dans un réseau. La présence de coordinations est, par contre, très importante mais hélas, ces structures sont difficiles à financer car il n’y a ni véritable projet ni objectif économique. Or ce qui est structurel est de moins en moins soutenu, c’est la dure réalité d’un nombre croissant d’associations. »

Interroger davantage notre rapport au vivant

« La justice écologique montre combien notre rapport au vivant doit changer, souligne Corentin Hecquet, en permettant de sortir des oppositions entre nature et société. L’être humain est toujours partie prenante du tout ; tous, nous avons donc intérêt à chercher des collaborations même si nos « lignes politiques » semblent diverger. Un de mes cas d’étude montre des maraîchers collaborant sur base de principes communs – des semences appartenant au collectif avec une gestion par les usagers – mais qui ne s’empêchent d’avoir des réalités et des contraintes différentes en termes de commercialisation : circuit court, circuit long ou vers des restaurateurs… Ces contraintes les amènent éventuellement à sélectionner sur base de critères différents. Tous partent de la même souche mais la valorisent, le cas échéant, d’une autre manière en fonction de la demande qui leur est formulée. Trop souvent, ces réalités opposées sont sources de conflits alors que ce qui les rassemble est le refus des hybrides, la réappropriation de pratiques et surtout la volonté de favoriser la biodiversité cultivée. Il faut pouvoir identifier l’enjeu qui est le plus important et définir les stratégies qui vont de pair, même s’il y a toujours des limites à ne pas franchir et des débats à nourrir. L’articulation entre reconnaissance et participation a permis l’émergence d’un public qui est devenu acteur de la situation. Grâce à lui et à la publicisation qu’il donne à la question, celle-ci peut monter à l’agenda politique. Il y a aujourd’hui un véritable enjeu sur la biodiversité cultivée mais elle n’est pas à l’agenda politique alors qu’elle constitue pourtant une réponse potentielle à d’autres questions qui le sont, comme le changement climatique.

Quant au consommateur membre de Nature & Progrès – souvent quelqu’un qui a une pratique de culture bio dans son propre jardin -, il devrait questionner davantage ceux qui lui fournissent son alimentation, sur la question des hybrides, par exemple, sur celle de l’origine des semences des légumes qu’on lui vend… S’agissant du vin qu’ils boivent, les consommateurs veulent souvent connaître le cépage mais, concernant les légumes, beaucoup ignorent qu’il existe, par exemple, des variétés de courgettes… Moi-même, je ne soupçonnais pas, avant de commencer ma thèse, que la proportion de semences hybrides était si importante en bio. Il y a donc un débat essentiel à avoir sur la provenance de la vie, et donc de la semence, sur notre rapport au vivant. Alimenter le déverrouillage, c’est d’abord créer du débat, en relation avec les pratiques nouvelles… Car la pratique est essentielle ! »