La figure de paysan·ne, dénaturée par celle de l’agriculteur·rice à partir du XIXe siècle, refait surface. Elle n’a jamais vraiment disparu, représentée par quelques individus cachés derrière celles et ceux qui pratiquent l’agriculture moderne. Désormais, les paysans sont visibles, et le clament même haut et fort. « Pas de pays sans paysans » peut-on lire sur la pancarte de producteurs lors d’une manifestation, début 2024. Pourquoi cette évolution ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
Qui sont-ils, ces fameux paysans ? Comment définissent-ils leur mouvement, à quelle « catégorie » de producteurs correspondent-ils ? Pourquoi un renouveau de ce terme aujourd’hui ? Quel avenir, ici et dans le monde ?
Le modèle paysan
Les paysans se positionnent en parallèle – voir en opposition – avec une production basée sur un modèle industriel et capitaliste et avec un modèle d’agriculteur entrepreneur. Rappelons-en les définitions. Selon le dictionnaire Larousse, l’agriculture capitaliste appartient à un « système économique basé sur la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la concurrence. » L’agriculteur entrepreneur, défini dans le livre de Jan Douwe van der Ploeg, Les paysans du XXIe siècle (Editions Charles Léopold Mayer, 2014), « développe une entreprise agricole qui est hautement – voire totalement – intégrée aux marchés, qu’il s’agisse des marchés des intrants ou des marchés des produits. Cela se traduit par un degré de marchandisation élevé. L’exploitation est gérée comme une entreprise : elle suit la logique du marché. Les repères classiques que sont l’autonomie, l’autosuffisance et le cycle démographique de la famille paysanne ne sont plus considérés comme pertinents. L’entreprise agricole est entièrement spécialisée et orientée au moyen de choix stratégiques vers les activités les plus rentables, les autres étant externalisées. Les objectifs à long comme à court terme sont la recherche des profits et leur maximisation ». Aux antipodes de ce modèle, les paysan·nes d’aujourd’hui travaillent dans des fermes plus petites, parfois vivrières, et favorisent la vente locale et la diversification.
Le contexte actuel et le recul que nous avons désormais sur l’impact environnemental des grandes productions de monoculture et de leurs importations amène à repenser le modèle agricole occidental. On observe donc ce que Jan Douwe van der Ploeg appelle une repaysanisation, c’est à dire l’émergence de modes de production différents, plutôt tournés sur l’autonomie et la subsistance. Ces pratiques alternatives prennent des formes diverses, allant de l’agriculteur·rice biologique « classique » aux néo-paysan·nes qui habitent dans des lieux de vie collectifs et écologiques.
Une identité paysanne fièrement revendiquée
Être paysan·ne a désormais – et presque pour la première fois – une connotation plutôt positive. Nous pouvons nous en apercevoir à travers l’émergence d’une réelle identité sociale du statut de paysan. L’identité sociale correspond aux ensembles d’attributs qui permettent d’associer un individu à un groupe. Dans certains cas, cette identité sociale est utilisée par les membres du groupe pour montrer leur attachement à celui-ci. C’est le cas pour les paysan·nes car « Dans le contexte de maintien du processus de « modernisation » de l’agriculture, un certain nombre d’agriculteurs s’identifient eux-mêmes comme paysans et continuent à habiter autrement l’espace et le temps. », explique Estelle Déléage dans son article « Les paysans dans la modernité » (Revue Française de Socio-Économie 9/1, 2012). Face aux difficultés rencontrées par les agriculteur·rices, à la diminution de leurs effectifs ainsi qu’aux changement environnementaux, les pratiques paysannes sont mises en avant comme la meilleure façon de nourrir les populations.
Ces pratiques sont d’ailleurs une des motivations premières de la création de La Confédération Paysanne (CP), syndicat agricole français né en 1986, issu d’une opposition avec le modèle de la ferme entreprise. Comme nous l’explique Jean-Philippe Martin dans son article « À la Confédération paysanne, des paysans écologistes… mais pas végans » (Histoire & Sociétés Rurales 55/1, 2021), « le syndicat adopte une démarche de développement, promouvant une agriculture qui respecterait les sols, l’eau, l’air, les écosystèmes et ne polluerait pas. Cette « agriculture paysanne » serait une nécessité pour une société moderne et solidaire car elle permettrait de nourrir la population, avec une alimentation de qualité, de rémunérer correctement le travail, de maintenir des paysans nombreux sur tout le territoire et de respecter l’environnement. La CP veut réinventer, à partir de la tradition et de la technique, une nouvelle manière de produire qui permette de réhabiliter le métier de paysan. » Que ce soit donc dans une dimension individuelle ou politique, les paysan·nes sont désormais sur le devant de la scène, prêt·es à partager leur utilisation des terres à qui voudrait bien apprendre à cultiver autrement.
La terre et ses trésors au cœur de la vie paysanne
La terre, justement, retrouve sa place centrale dans les modes de culture paysans. Perçue comme une ressource à préserver, le lien entretenu avec elle a toujours été primordial pour les paysan·nes. Il·elles ne sont pas seulement producteur·rices, il·elles sont coproducteur·rices. « La coproduction, l’un des éléments importants définissant la paysannerie, renvoie à l’interaction continue entre l’homme et la nature vivante et à leur transformation mutuelle. Les ressources sociales et naturelles sont constamment modelées et remodelées, ce qui génère en permanence de nouveaux niveaux de coproduction. […] Les interactions avec la nature vivante façonnent elles aussi de différentes manières la sphère sociale : le caractère artisanal du processus de production, l’aspect essentiel de la connaissance d’un métier et la prédominance des exploitations familiales sont tous trois liés de près à la coproduction et à la coévolution de l’homme et de la nature vivante. » (Jan Douwe van der Ploeg, 2014).
La personne qui travaille la terre devient donc partenaire de celle-ci, son but principal étant de l’entretenir et de la faire fructifier. S’intéresser à la vie naturelle, c’est évidemment s’intéresser aux semences. Celles-ci sont des trésors, conservés, multipliés et sélectionnés avec soin. Produire et commercialiser des semences et des plants adaptés aux climats locaux est également une volonté très forte de beaucoup de paysan·nes, car cela garantit leur autonomie et celle de leur environnement (Estelle Déléage, 2012). La défense des semences paysannes reproductibles est une pierre angulaire des mouvements paysans – donc Nature & Progrès – qui militent contre le brevetage et la privatisation du vivant.
Paysans, partout, l’avenir
Les paysan·nes modernes engrangent donc un grand nombre de savoirs et de ressources leur permettant de s’acclimater, dans les deux sens du terme, aux changements à venir ainsi qu’à ceux déjà en cours. Sans rejeter radicalement la modernité et ce qu’elle peut nous apporter à travers les techniques et les outils, ces travailleur·euses de la terre produisent, transmettent et respectent le vivant.
L’agriculture paysanne a encore de beaux jours devant elle, comme nous le rappelle Geneviève Pruvost dans son livre « Quotidien Politique » (La Découverte, 2021) : « contrairement au stéréotype de l’immobilisme des campagnes, les paysans louvoient entre deux mondes économiques – subsistance locale et circuits de vente citadins -, raisons pour laquelle ils ont traversé les époques et se maintiennent sur tous les continents dans un grande variété de régimes économiques et politiques, capitalistes, communistes, démocratiques, monarchiques, autoritaires. »
Nature & Progrès se positionne comme une structure de défense et de promotion de l’agriculture paysanne, un mode de production visant l’autonomie, tant au niveau des intrants (composts, fumiers issus de la ferme, semences autoproduites ou échangées…) que des débouchés (transformation et vente dans les mains du producteur). Les fermes ont pour objectif de nourrir les humains (cultures vivrières destinées à la consommation locale) dans le respect de la terre et du terroir, et en harmonie avec la nature. Ils ne sont pas rares, les producteurs et transformateurs sous mention Nature & Progrès qui se revendiquent paysans et/ou artisans ! Face à une agriculture de plus en plus déconnectée des cycles et besoins locaux, revenons vers son rôle de base : nous nourrir avec des produits sains, pour notre santé et celle de la terre.
Comme les « PFAS », ignorés de la majorité des belges jusqu’au scandale sur la contamination des eaux, l’acide trifluoroacétique (TFA) n’était connu, en Europe, que de quelques spécialistes. Passant sous les radars réglementaires, il se propage dans notre environnement, contaminant nos eaux, y compris potables. Les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès, se penchent sur cette pollution ignorée et revendiquent la mise en place de mesures pour protéger les citoyens.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Afin de rendre plus résistants et plus performants les pesticides, l’industrie a recours aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des polluants éternels. A ce jour, plus de 37 substances actives PFAS sont autorisées en Belgique ; on les retrouve dans des centaines de pesticides.
TFA, un résidu fréquent, mobile et persistant
Notre rapport « Récolte toxique. Des pesticides PFAS dans nos champs et dans nos assiettes » a relevé que de nombreux pesticides PFAS se décomposent en acide trifluoroacétique, le TFA. Un métabolite (produit de dégradation ou de transformation) également particulièrement persistant, mais aussi très mobile et très soluble. Le TFA est aussi utilisé dans des procédés industriels (gaz réfrigérants dits « F », traitement d’épuration des eaux, produits pharmaceutiques, etc.).
Multi-sources, il se propage dans l’environnement – et particulièrement dans l’eau – dans des concentrations bien plus fortes que les autres PFAS. Mais surtout – et c’est une préoccupation majeure-, il est tellement « petit », qu’il est difficile à éliminer des eaux avec les procédés classiques (charbon actif et autres filtres).
L’Europe s’en soucie peu !
Que disent les autorités européennes de cette molécule omniprésente dans notre environnement ? Le TFA a été considéré comme « non pertinent » dans le cadre de l’évaluation de la toxicité des pesticides par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) en 2014. A l’époque, peu d’études existaient sur la toxicité du TFA, et c’est encore le cas aujourd’hui. Quant à la persistance, même extrême, d’un pesticide, quand bien même elle serait combinée avec une mobilité intense, cela ne suffit pas à en restreindre l’utilisation.
Du fait de cette classification dans le cadre du Règlement (CE) n°1107/2009 sur les pesticides, la présence de ce métabolite est légalement acceptée dans l’eau dans des proportions allant jusqu’à 10 microgrammes par litre. Cette tolérance a conduit à une parfaite insouciance vis-à-vis du TFA.
Des réglementations quasiment muettes
La contamination de notre environnement, notamment des eaux souterraines et de surface, par le TFA a bénéficié d’un blanc-seing des autorités de régulation, échappant à tout contrôle sur sa présence et ses seuils, tant dans le cadre de la réglementation sur les pesticides que dans le cadre de celle sur l’eau.
Il existe en effet tout un corpus de règles visant à assurer la qualité de nos eaux, en ce compris l’eau potable, mais pas seulement (eau de surface, eau souterraine, etc…). Avec le problème grandissant de pollution, ces textes évoluent, fort heureusement, mais à l’heure d’aujourd’hui, le TFA ne fait pas l’objet d’une mesure spécifique de la part du régulateur, ni européen, ni national, nonobstant une présence en quantité significative.
En effet, à ce jour, seuls les 500 nanogrammes par litre englobant l’ensemble des PFAS, énoncés dans la directive européenne de 2020 sur l’eau potable, constituent une limite. Elle sera d’application à partir de 2026, même si des éclaircissements doivent encore être apportés sur les méthodes d’évaluation.
Une présence dans quasiment toutes les eaux
Dans le cadre de notre première étude sur la présence du TFA dans les eaux de surface et les eaux souterraines, publiée en mai 2024, et d’une seconde étude sur la présence de TFA dans les eaux potables de juillet 2024, les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès pour la Belgique, ont voulu montrer le caractère généralisé de cette pollution.
Nos études révèlent que sur les 23 eaux de surface en Europe et 9 eaux souterraines, 79 % des échantillons présentent des niveaux de TFA supérieurs à cette limite. En Belgique, la Mehaigne présente même un taux de 2.500 nanogrammes par litre. En ce qui concerne les eaux potables, le TFA est détecté dans 34 des 36 eaux européennes examinées, en ce compris dans 12 des 19 eaux en bouteille analysées. Plus de la moitié des eaux potables du robinet dépassent la norme, avec une moyenne de 740 nanogrammes par litre. Elles deviendraient donc impropres à la consommation, si l’on devait s’en tenir à ce critère. Les résultats des deux prélèvements d’eau potable en Belgique affichent respectivement 1.100 et 340 nanogrammes par litre. Les résultats anonymisés des eaux en bouteille nous montrent qu’il ne suffit pas de se ruer sur les eaux commerciales pour être à l’abri de toute contamination. Comment peut-on y échapper ?
Des risques pour notre santé
Au-delà du problème environnemental que pose la pollution généralisée de nos eaux au TFA, la question des risques pour notre santé est sur toutes les lèvres. Y répondre est aussi complexe que difficile. Le TFA a souvent été présenté comme inoffensif, du fait qu’il est un PFAS à chaine courte. Mais l’histoire regorge de substances admises avant d’avoir été interdites (bisphénol, DDT, …) ou plus fortement réglementées. Ainsi, le PFOA était toléré jusqu’en 2018 à concurrence de 1.500 nanogrammes par kilogramme par jour, avant d’être réévalué par l’EFSA à… 0,7 !
L’évaluation des risques du TFA pour la santé humaine est encore très limitée. Le rôle de perturbation endocrinienne des PFAS est aujourd’hui largement entériné par la science pour certains PFAS, même aux doses les plus infimes. Des expériences menées sur des lapins, par l’industrie elle-même, ont montré des malformations oculaires, avec un risque pour l’humain. La prudence doit donc être de mise. En la matière, cela s’appelle le respect du principe de précaution.
Monitorer le TFA ne suffit pas !
La région wallonne, par l’intermédiaire de la Société Wallonne de Distribution des Eaux (SWDE), a entamé, au printemps 2024, un monitoring de toutes les sources d’eau potable en Wallonie. Dans la région de Bruxelles-Capitale, des prélèvements chifferaient le taux de TFA dans l’eau potable entre 500 et 1.500 nanogrammes par litre. Monitorer est une première étape, certes nécessaire et indispensable, mais qui ne suffit pas. A l’heure d’aujourd’hui, il convient d’agir en stoppant les sources de pollution en amont.
Pour l’agence allemande de l’environnement (UBA), l’utilisation croissante des pesticides PFAS serait la première cause de la présence généralisée du TFA dans les eaux, particulièrement en milieu rural. Du fait qu’il ne se dégrade quasiment pas dans l’environnement, sa concentration augmente de façon inquiétante et difficilement réversible, rien n’étant entrepris en amont pour en limiter l’émission.
Nature & Progrès demande d’interdire tous les pesticides PFAS sur base de leur extrême persistance et mobilité, ainsi que tous les gaz F réfrigérants, et d’inclure les pesticides PFAS dans l’interdiction générale des PFAS adoptée dans le cadre de REACH. Il s’agit aussi de règlementer le TFA spécifiquement. A cet égard, des perspectives existent. L’agence allemande de l’environnement (UBA) a fait une demande auprès de l’EFSA pour faire classer le TFA comme reprotoxique. Un processus d’évaluation est en cours, rendez-vous dans deux ans pour le résultat. Nous demandons de fixer une limite spécifique pour les taux de TFA dans les eaux en s’inspirant de la limite proposée par l’institut hollandais RIVM, de 2.200 nanogrammes par litre.
Enfin, last but not least, il faudra un jour implémenter le principe du pollueur payeur. Il n’est pas juste ni économiquement viable que la dépollution des eaux incombe aux distributeurs d’eau, et in fine, aux consommateurs. Les industries à la source de ces polluants éternels doivent mettre la main au portefeuille et contribuer aux processus coûteux de dépollution auxquels les distributeurs d’eau potable devront faire face.
Dans une démarche pour préserver la biodiversité, l’installation de ruches est souvent mise en avant. Mais de plus en plus de scientifiques alertent sur les dommages que peuvent causer les abeilles domestiques pour les écosystèmes.
Par Jeanne Buffet, rédactrice
Il faut sauver les abeilles ! Oui, mais lesquelles ? Nous vivons actuellement la sixième extinction de masse de notre planète, et ce phénomène n’épargne pas les pollinisateurs.
L’inquiétant déclin des pollinisateurs
Dans un rapport publié en 2016 (1), la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) déclare : “un grand nombre d’abeilles sauvages et de papillons ont connu des déclins en termes d’abondance, de présence et de diversité aux échelles locale et régionale en Europe du Nord-Ouest et en Amérique du Nord”. Les scientifiques de l’IPBES chiffrent ainsi qu’en Europe, 9 % des espèces d’abeilles et de papillons sont menacés et les populations diminuent pour 37 % des abeilles et 31 % des papillons. Notons que les pollinisateurs comprennent aussi des insectes d’autres familles, comme les diptères et les coléoptères, qui sont moins connus et peu étudiés.
Le déclin des pollinisateurs est multifactoriel. L’IPBES accuse les pratiques d’agriculture conventionnelle et de gestion des terres, notamment l’utilisation massive de produits agrochimiques, les pesticides. Il a ainsi été clairement démontré que les insecticides à base de néonicotinoïdes sont extrêmement toxiques pour les abeilles sauvages et domestiques, touchant autant leur reproduction que leur survie.
Les conséquences de la disparition des pollinisateurs sont dramatiques. Base de la chaine alimentaire, les insectes nourrissent de nombreux prédateurs, dont la survie est mise en question. Mais par leur fonction écologique, les pollinisateurs assurent également la fécondation de 80 % des plantes à fleurs, selon Colin Fontaine, biologiste et chercheur en écologie au Centre National de Recherche Scientifique et au Museum national d’histoire naturelle de Paris. La reproduction des plantes sauvages est donc menacée, avec le risque de voir disparaître de nombreuses espèces essentielles au bon fonctionnement des écosystèmes. Ces végétaux fournissent de la nourriture et un habitat pour de nombreuses autres espèces animales et végétales, constituant le socle de nombreux écosystèmes.
Par ailleurs, de nombreuses plantes cultivées alimentaires sont également concernées. L’IPBES estime que trois quarts des principales catégories de cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation animale pour ce qui est du rendement ou de la qualité. Les cultures qui dépendent des pollinisateurs contribuent à hauteur de 35 % des volumes de production. Sans les pollinisateurs sauvages, notre assiette serait donc réduite d’un tiers, en volume et en diversité. La sécurité alimentaire est donc directement liée à la santé de nos écosystèmes.
Quelles solutions ?
Il est évident qu’un changement des pratiques agricoles est indispensable pour atténuer le déclin des insectes pollinisateurs dans nos régions. Depuis des décennies, les mouvements écologistes se battent pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèse. Année après année, des substances actives reconnues pour leur toxicité disparaissent des champs, mais nombreuses sont encore les molécules toxiques utilisées par le monde agricole. Les lobbys sont puissants et ralentissent le mouvement, argumentant notamment que sans ces produits, les cultures subiraient les assauts de ravageurs et de maladies, mettant à mal la sécurité alimentaire mondiale. Ne serait-ce pas tout l’inverse ?
Une solution alternative est mise en avant : celle de favoriser l’implantation de ruchers pour assurer la reproduction des plantes et compenser, donc, la disparition des pollinisateurs sauvages malades des pesticides. Cette solution peut paraître idéale : l’abeille domestique, ou mellifère (de son nom latin Apis mellifera), est élevée par l’humain depuis des milliers d’années. En plus de permettre aux fleurs de se changer en fruits, elle produit du miel en quantité : on ne peut donc que l’adorer ! Mais pour protéger la biodiversité, l’abeille domestique est-elle si bénéfique ?
Des abeilles sauvages privées de ressources
En réalité, cette initiative risque d’aggraver le problème initial. Les pollinisateurs sont constitués d’une multitude d’espèces, chacune ayant des besoins spécifiques. Parmi celles-ci se trouvent les abeilles sauvages, avec plus de 2.000 espèces différentes en Europe. La plupart sont solitaires : au lieu de vivre en colonies dans des ruches, elles créent de petits nids dans le bois mort ou dans le sol. Beaucoup sont spécialistes de quelques espèces de plantes, voire d’une seule, et ont des morphologies adaptées pour polliniser celles-ci. La disparition des habitats les fragilise en rendant les plantes auxquelles elles sont adaptées plus difficiles à trouver. Apis mellifera, quant à elle, se nourrit sur une gamme très large de fleurs, et chaque ruche contient des dizaines de milliers d’ouvrières.
“Quand on met beaucoup de ruches au même endroit, les abeilles domestiques vont s’accaparer la nourriture et vider le milieu des ressources florales disponibles” alerte Benoît Geslin, maître de conférences au laboratoire Ecobio à Rennes et spécialiste des interactions entre plantes et abeilles sauvages. En effet, nos productrices de miel ont été élevées et sélectionnées pour stocker en grandes quantités le nectar et le pollen dans leurs ruches. Leur nombre étant beaucoup plus important que celui des abeilles sauvages, la compétition est rude pour ces dernières.
Assurer la production des cultures agricoles
Si l’abeille domestique n’est pas idéale pour préserver la biodiversité dans les milieux naturels, les ruches peuvent au moins sembler une solution de secours pour maintenir la production agricole. Se rabattre sur les abeilles domestiques dans les champs paraît donc un moindre mal. Comme leur nom l’indique, les abeilles domestiques sont des animaux d’élevage : il est donc facile de les gérer et de les déplacer en fonction des besoins.
“Mais les campagnes manquent de haies, on y voit trop de monocultures et de pesticides”, nuance Benoît Geslin. “En plaçant une ruche dans une zone agricole, un apiculteur a de fortes chances que sa colonie ne passe pas l’hiver”. L’abeille domestique pourrait-elle aider une agriculture qui la maltraite et la met en danger ? Par ailleurs, les pesticides de l’environnement se retrouvent concentrés au sein des produits de la ruche. La consommation de miel et de pollen pose alors question du point de vue de la santé humaine.
Enfin, l’abeille domestique étant une espèce généraliste, elle est parfois moins efficace que les abeilles sauvages pour la pollinisation. Certaines fleurs ont besoin de pollinisateurs avec une morphologie particulière de langue ou de scopa (structure spécialisée pour le transport du pollen) pour se reproduire. Par exemple, seulement quelques centaines de femelles de l’abeille maçonne (Osmia cornuta) suffisent à polliniser un hectare de pommiers, alors que des dizaines de milliers d’ouvrières d’Apis mellifera seraient nécessaires.
“Une même clé ne peut pas ouvrir toutes les portes”, résume Benoît Geslin. De plus, ne miser que sur les abeilles mellifères pour sauver l’agriculture revient à mettre tous ses œufs dans le même panier : si une maladie incontrôlable décimait les abeilles domestiques, nous nous retrouverions dans une impasse.
L’apiculture n’est pas un problème en soi
Faut-il donc arrêter l’apiculture en Europe ? En fait, c’est un peu plus compliqué que cela. Tout d’abord, parce qu’arrêter de produire du miel localement reviendrait à en importer davantage, ce qui ne ferait que déplacer le problème. Ensuite, parce que l’apiculture n’est pas un problème en soi : c’est l’introduction de beaucoup de ruches dans une même zone qui risque de mettre en péril les pollinisateurs naturels. “En dessous de trois ruches par kilomètre carré, on observe très rarement de la compétition entre abeilles sauvages et domestiques”, explique Benoît Geslin. Au-dessus de ce seuil, tout dépend du milieu. Dans les réserves naturelles, qui sont souvent des milieux fragilisés, l’introduction des ruches est particulièrement problématique. Mais c’est parce que les campagnes, et particulièrement les zones agricoles, sont inhospitalières aux abeilles, que les apiculteurs se rabattent sur les milieux naturels.
L’idéal serait donc, in fine, de réduire les pressions exercées sur le milieu, telles que l’utilisation massive de pesticides dans les cultures. Un combat mené par Nature & Progrès depuis des années, et qui a déjà abouti à des résultats, comme la fin des dérogations qui permettaient encore aux agriculteurs d’utiliser des néonicotinoïdes dans leurs cultures. Les agriculteurs biologiques démontrent chaque jour que des pratiques alternatives existent et gagneraient à être mieux diffusées dans le monde agricole. La campagne Vers une Wallonie sans pesticides de Nature & Progrès vise à essaimer ces techniques dans le monde agricole.
Pour aider les pollinisateurs, il est possible de leur fournir le gite et le couvert. Le Plan Bee, projet de Nature & Progrès, est un exemple en la matière. Dans quatre sites de captage d’eau répartis en Wallonie, des plantes mellifères sont cultivées à l’attention des pollinisateurs. Des nichoirs à abeilles sauvages ont été installés, de même qu’un nombre raisonnable de ruches, en vue d’étudier la présence de pesticides issus des cultures environnantes dans le miel. Il va de soi que les surfaces de fleurs mellifères sont cultivées sans aucun intrant chimique en vue de préserver la bonne santé des populations d’insectes.
La représentation que nous avons des paysannes et des paysans évolue à chaque époque. Même si cette image très ancrée d’une population violente, adepte des croyances païennes et pratiquant des rites obscurs, est encore présente dans l’imaginaire collectif, de nombreuses personnes commencent à faire émerger la complexité d’une population proche de la terre dont l’organisation était principalement collective. Tantôt diabolisée, tantôt idéalisée, qui est donc cette paysannerie d’autrefois, celle qui nous a transmis les terres qui nous nourrissent encore et toujours aujourd’hui ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
« Pendant plus d’un millénaire, l’Europe entière était paysanne. De génération en génération, des hommes et des femmes proches de la terre en ont pris soin pour se nourrir et nourrir leurs semblables. […] Privé de pouvoir et de récit, ce peuple paysan a longtemps vécu dans le silence et l’obscurité. Aujourd’hui, on le dit en voie de disparition. Pourtant son histoire est plus actuelle que jamais, traversée depuis quinze siècles par les mêmes questions, celles de la terre et de son usage. » Ces mots sont l’introduction de la série documentaire intitulée Le Temps des paysans, de Stan Neumann (Arte TV, 2024) qui retrace, de manière très complète, l’histoire des paysannes et des paysans, au fil des siècles.
Etymologie paysanne
Si l’on se penche un peu sur l’étymologie, l’attache à la terre est très concrète en Roumanie car le mot taran y signifie « les gens de la terre ». En Italie, le terme contadino est directement lié à l’opposition entre ville et campagne car il provient de contado qui désignait l’espace rural soumis à l’autorité de la ville dont il dépendait. Comme l’explique Anthony Hamon, qui étudie l’identité agricole de la France (1), l’étymologie du terme « paysan« , dans notre héritage linguistique, vient du latin pagus qui désigne la circonscription administrative et religieuse, à la fin de l’Empire romain. Ses habitants sont appelés les pagani, les « gens du pays », par opposition aux alieni, les étrangers. Ces pagani, en fait, sont souvent d’anciens militaires romains. Aux IVe et Ve siècles, les chrétiens, qui affirment être les soldats du Christ, pointent du doigt ces pagani parce qu’à l’inverse des citadins, ils continuent d’exercer le polythéisme. Pagani donnera ainsi le mot « païen » car les païens, du point de vue chrétien, se situent donc essentiellement dans les campagnes. Au cours du Moyen Âge, le mot païsant, attesté à partir du Xe siècle, en viendra à désigner l’habitant de son pays natal, et par conséquent la personne qui cultive la terre.
Une histoire complexe et peu connue
Malgré le fait que les paysans soient rarement les protagonistes des récits anciens, les historiens arrivent petit à petit à mieux comprendre leur place dans les sociétés précédentes, à travers divers documents administratifs, les conflits retracés par les archives des monastères, ou encore des dessins tel que certains calendriers des portails des églises des XIIe et XIIIe siècles (2). On pourrait donc soutenir que la paysannerie commence entre le Xe et le XIe siècle, l’éclatement des villes romaines entraînant une augmentation de la vie villageoise. Les terres communales sont partagées et utilisées par toutes et tous. Aucun texte légal n’encadrait ces populations, à cette époque, et la maîtrise de la nature propre à l’empire romain fît alors place à ce qu’on pourrait appeler une économie de la forêt basée sur l’élevage, la chasse, la cueillette et la pêche.
Villageois ou paysans, les deux termes furent utilisés pour parler de ces populations qui passent d’esclaves à indépendants, en fonction des années et des situations géographiques. De nombreux statuts leurs ont été alloués. Il y avait deux catégories de personnes, dans les sociétés occidentales du Haut Moyen Âge, les libres – celles et ceux qui possédaient les terres cultivées – et les non-libres, descendants d’esclaves qui étaient forcés de travailler les terres des seigneurs. Ceux-ci évoluent avec l’arrivée de la seigneurie rurale au XIIe siècle : les libres doivent renoncer à leurs terres, en échange d’une protection, et deviennent des serfs, c’est à dire « des travailleurs non -libres qui travaillaient sur les terres d’un propriétaire foncier – ou d’un locataire – en échange d’une protection physique et juridique et du droit de travailler sur une parcelle de terre séparée pour subvenir à leurs besoins essentiels. Les serfs représentaient 75 % de la population médiévale mais ce n’étaient pas des esclaves, car seul leur travail pouvait être acheté, pas leur personne. Les serfs n’étaient peut-être pas des esclaves mais ils étaient soumis à certaines redevances et à des restrictions de mouvement qui variaient selon les coutumes locales (3). »
Les partisans de l’église catholique les qualifiaient également de païens, comme expliqué ci-dessus, car certains conservaient des rites et une spiritualité locale. C’est d’ailleurs un des sujets principaux du roman intitulé « Le Christ s’est arrêté à Éboli » (4), dans lequel Carlo Levi témoigne de son assignation à résidence dans le village de Gagliano, où vivait encore une communauté paysanne italienne que l’on pourrait qualifier de traditionnelle.
Au XVIIIe siècle, ce sont trois autres statuts qui apparaissent dans la pyramide du monde paysan. Tout en bas, les manouvriers, qui louent leurs forces de travail pour subsister, au milieu les laboureurs, paysans indépendants qui possèdent de quoi labourer ainsi que quelques terres, puis l’élite paysanne qui sont les gros fermiers, exploitant jusqu’à une centaine d’hectares.
Des machines et des hectares
La distinction actuelle que l’on peut faire entre agriculteur, agricultrice et paysan, paysanne peut être issue de ces trois dernières catégories, mais ce n’est pas la seule explication. Déjà dans l’Antiquité, la figure du paysan – celui qui travaille la terre – était opposée à celle de l’agriculteur – celui qui possède la terre. Ce dernier avait d’ailleurs davantage de prestige social. Ensuite, les philosophes des lumières privilégièrent le terme de cultivateur, considéré comme moins sauvage. « Au XIXe siècle, nous apprend Anthony Hamon, les élites agricoles, qui veulent moderniser les campagnes, ne parlent jamais de paysans, terme jugé infamant, mais de cultivateurs, d’agriculteurs, de viticulteurs, d’éleveurs, etc. » C’est à cette période que le mot « paysan » cède officiellement la place au mot « agriculteur », jugé plus digne, et que l’on célèbre dans les cérémonies annuelles et les foires agricoles. Puis vient l’exode rural, durant lequel paysans et paysannes, privés des terres communales à la suite de l’abolition de la pâture collective, décident d’aller à la ville et de bien souvent devenir ouvriers·et ouvrières…
L’histoire de la technique, et de son utilisation sur la terre, a également eu un fort impact sur le passage de paysan à agriculteur. Vers l’an mille, les plus pauvres continuent à utiliser la houe tandis que les plus riches ont accès à la charrue ; la technique devient ainsi un facteur de distinction sociale. Cette évolution est accompagnée d’un changement majeur qui est la réapparition des terres cultivées : c’est l’heure du grand défrichement. Même si cela permet aux paysans de devenir plus libres car ils vendent leurs céréales et rachètent leurs terres, la monoculture entraîne également plusieurs famines, dues en partie à la disparation de la diversification. Mais c’est au XIXe siècle qu’apparaît l’outil, désormais majoritaire dans nos champs : le tracteur. Il permet de produire en quantités encore plus volumineuses et avec moins de main-d’œuvre. Il se démocratise et, petit à petit, l’image de la personne qui travaille la terre passe du paysan avec sa houe à l’agriculteur sur son tracteur.
Le retour en force des paysans
En conclusion, nous pouvons donc remarquer que l’utilisation du mot « paysan » possède, encore aujourd’hui, une tendance majoritairement péjorative. Les individus associés à ce terme sont parfois méprisés, considérés comme rustres, voire des violents. Longtemps maintenus à l’écart de la population civile, volontairement tenus dans l’ignorance et remplacés par des agriculteurs associés à un modèle industriel, les paysans tendent pourtant à réapparaître. Une nouvelle paysannerie moderne cherche, en tout cas, à se réapproprier ce statut. D’une part, en opposition à l' »exploitant agricole », qui découle d’un modèle entrepreneurial et, d’autre part, en réinventant une paysannerie qui n’est pas en opposition complète avec les techniques agricoles modernes, comme l’utilisation de certaines machines par exemple.
À l’heure actuelle, de plus en plus de personnes se revendiquent du statut de paysan ou souhaite se réapproprier une définition de l’agriculteur plus proche de la terre. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si le paysan d’autrefois n’aurait pas quelques similitudes avec l’agriculteur biologique d’aujourd’hui ? Mais alors, qui sont les paysannes et les paysans modernes ? Et comment l’histoire des modes de vies paysans peut-elle nous servir à remettre en question nos pratiques agricoles ? Une prochaine analyse semble indispensable pour nous l’apprendre…
REFERENCES
(1) Anthony Hamon est docteur en histoire contemporaine et spécialiste du XIXe siècle. Sa thèse intitulée Instruire et interroger l’identité agricole de la France. L’enquête sur la situation et les besoins de l’agriculture (1866-1870) a été soutenue en 2023.
La crise agricole touche-t-elle les agriculteurs bio ? Des travaux récents révèlent que oui. La consommation bio diminue, entraînant dans sa chute le revenu des agriculteurs. La baisse du pouvoir d’achat est pointée du doigt. Est-elle seule responsable de ce retour en arrière ? Où est-ce l’effet de la concurrence de concepts « verts », mis en avant par nos politiques au détriment d’une communication claire sur l’agriculture biologique ? Plus que jamais, exigeons la reconnaissance de l’agriculture biologique comme unique voie de transition et d’avenir pour notre agriculture.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
« 30 % des sondés envisagent d’arrêter l’agriculture biologique« . Ce titre du journal agricole Le Sillon Belge interpelle. L’article relaie les résultats du premier baromètre sur le moral des agriculteurs bio réalisé par l’UNAB (Union nationale des agrobiologistes belges). Quelques 282 producteurs bio – soit 14 % des deux mille producteurs wallons – y ont participé. S’il est toujours délicat de s’appuyer sur le résultat de sondages, les faits semblent confirmés par le baromètre des filières de Biowallonie. Même constat en France : selon le site internet de l’Agence bio, en 2022, la valeur des achats des produits alimentaires issus de l’agriculture biologique a baissé de 4,6 % en 2022, par rapport à 2021. C’est historique : le secteur bio vit son premier recul.
Consommation et revenus en baisse
La raison de la crise des agriculteurs bio rejoint celle des autres agriculteurs : le manque de revenus. La moitié des répondants au sondage de l’UNAB a vu son chiffre d’affaires baisser entre 2019 et 2022, parfois de manière critique : perte de 30 à 50 % pour 10 % des répondants. Le revenu net du travail de 60% d’entre eux est inférieur au seuil de risque de pauvreté et d’exclusion sociale en Belgique, fixé à 17.500 euros par an. Christian Mulders nous éclaire, par ailleurs, à ce sujet – voir notre analyse n°15 : la situation financière est précaire pour l’ensemble du secteur primaire agricole.
A l’origine de la crise, la baisse de la consommation des produits bio. Le baromètre des filières bio réalisé par Biowallonie démontre que les marchés sont saturés : l’offre dépasse la demande. Il en résulte une baisse des prix, notamment dans les filières longues. Une enquête réalisée auprès des magasins bio, en juillet 2022, révèle que 82 % d’entre eux voient leur chiffre d’affaires diminuer.
A travers son sondage, l’UNAB a tenté d’identifier les causes potentielles de la crise du marché bio. Les répondants pensent en premier lieu (70 %) à la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, ensuite (45 %) aux marges trop importantes sur le bio en grande et moyenne distribution et enfin (40 % chacun), à un déficit de communication sur l’agriculture biologique, à une concurrence de concepts verts – agroécologie, agriculture de conservation ou régénérative… – et à un manque de volonté politique.
Un pouvoir d’achats en berne
La presse le relaie sans cesse : le pouvoir d’achat est en baisse. En cause, une inflation galopante – voir graphique ci-dessous -, notamment liée à la hausse des coûts de l’énergie, en 2022, qui impacte tous les secteurs, y compris l’alimentation, et à une indexation des salaires ne compensant pas ces phénomènes. Dans un épisode du podcast Déclic – Le Tournant de la RTBF, Arnaud Ruyssen a mis en évidence, à travers différents entretiens, que les inégalités sociales augmentent dans notre pays. On observe des difficultés croissantes chez les jeunes, qui peinent à boucler leurs fins de mois et demandent davantage l’aide des CPAS. C’est, encore et toujours, le budget alimentaire qui constitue la variable d’ajustement, le plus souvent parce que les gens n’ont pas d’autre choix pour pouvoir honorer leurs factures.
Concurrence des concepts verts
Claude Aubert, agronome français pionnier du bio, nous interpellait, lors du Salon Valériane 2023, sur le label H.V.E. (Haute valeur environnementale), mis en place par le gouvernement français, totalement vide au niveau écologique – voir notre analyse n°27, de l’année 2023. Toujours lors du même Salon Valériane, Benoit Biteau, agriculteur et député européen français, expliquait que 96 % des agriculteurs de son pays valident aujourd’hui leur éco-régime – une mesure contraignante de la PAC pour l’environnement – via ce label H.V.E., sans rien changer à leurs pratiques – voir notre analyse n°29, de l’année 2023.
En Wallonie, le constat est le même : la multiplication des concepts verts noie le consommateur. L’agriculture sans résidus de pesticides – vous n’en serez plus contaminés, mais la nature, oui -, l’agroécologie – théoriquement proche de nos valeurs, mais manquant de définitions et non contrôlée -, l’agriculture régénérative ou de conservation de sols – qui ne laboure pas les vers de terre mais qui pulvérise du glyphosate par-dessus… Tous ces concepts détournent du label bio et éparpillent le citoyen préoccupé par l’environnement et la santé. Les produits bio étant souvent un peu plus chers – impression gonflée par le jeu des grandes surfaces qui augmentent volontairement leur marge sur ces produits -, les consommateurs s’en détournent, pensant faire un geste pour l’environnement et pour leur santé à travers ces concepts verts, meilleurs marchés mais très partiels, voire vides de sens.
Un manque de volonté politique
Et force est de constater que nos politiques, eux aussi, s’éparpillent dans l’alimentation durable, agroécologique, locale… Mais pourquoi diable ne misent-ils pas, tout simplement, sur l’agriculture biologique ? Clairement défini dans une réglementation européenne, contrôlé et certifié par des organismes indépendants, le label bio est une véritable garantie. La plus-value qui y est associée, pour la santé, pour l’environnement et pour la société est indéniable. Et comme le met aussi en évidence le baromètre de l’UNAB, le bio est l’avenir du secteur agricole.
Les agriculteurs bio se disent fiers – 80 % des répondants -, et même, la bio contribue à leur bonheur – 73 % des répondants ! La bio recrute de nouveaux talents, à l’heure où les agriculteurs vieillissants ne trouvent plus de repreneurs. Trois quarts des NIMA – agriculteurs non issus du milieu agricole – se lancent en bio, de même que deux tiers des étudiants qui démarrent un projet agricole. Ce constat rejoint le témoignage de Bernard Brouckaert, producteur bio, suivi dans notre documentaire intensif, diffusé cette année par Nature & Progrès, qui contamine de sa passion du bio les stagiaires qui passent par sa ferme. Alors, qu’attendent nos politiques pour enfin se positionner clairement afin que l’agriculture biologique remplace, progressivement mais définitivement, les autres formes d’agriculture ?
Communiquer sur la bio
L’ensemble du secteur bio s’accorde sur un constat commun : la communication sur l’agriculture biologique est lacunaire, molle, et doit être renforcée. Mais mettre en avant le bio revient vite à critiquer le conventionnel, un dilemme qui a toujours miné l’efficacité de communication du secteur agricole. Or il est grand temps de le dire : la bio est meilleure pour l’environnement et pour notre santé, elle est pourvoyeuse d’emplois, elle est la véritable voie d’avenir de notre agriculture. Alors que de nombreux consommateurs, influencés par les messages mensongers mais répétés des détracteurs du bio, n’y croient plus, il est grand temps de sortir du silence.
En acteur plus indépendant, Nature & Progrès se fait le porte-voix du secteur bio afin de mettre en avant, sans langue de bois, tous les arguments en faveur de l’agriculture biologique. Nous n’avons pas peur de le dire : les engrais et pesticides chimiques de synthèse, ce n’est pas le poli « non, merci, sans façon » mais plutôt le « plus jamais ça » ! Nous, citoyens, pouvons convaincre nos pairs de l’importance et de l’urgence de consommer bio et local. L’association Biowallonie a publié récemment une brochure destinée à soutenir les professionnels du bio dans leur communication vers les citoyens. Un outil à diffuser le plus largement possible !
Exigeons la bio comme unique voie d’avenir !
La première solution demandée par les répondants du sondage de l’UNAB rejoint le combat de Nature & Progrès, depuis près de cinquante ans : une meilleure reconnaissance publique de l’agriculture biologique par les politiques, par les structures de recherche et d’encadrement et par les citoyens. Exigeons plus d’ambition politique pour accélérer la transition de l’agriculture vers la bio – et rien d’autre ! -, via les outils financiers et réglementaires qui sont entre leurs mains. Et nous aussi, en tant que citoyens, agissons ! Communiquons sur les valeurs de la bio, contaminons notre entourage, soyons les éclaireurs des temps qui restent ! Pour notre santé et celle de la Terre…
– 12 questions fréquemment posées (FAQ) au sujet de l’agriculture biologique, par Dominique Parizel et Sylvie La Spina. Paru dans Valériane 165, page 8-23.
– L’agriculture biologique malmenée : 10 mythes sur la bio à déconstruire, par Claude Aubert, Christine Mayer Mustin, Michel Mustin, Denis Lairon.
– La place de l’agriculture biologique sur le champ de bataille agricole, par Julie Vandamme et Dominique Parizel, notre étude éducation permanente pour l’année 2023.
La richesse est souvent associée à l’abondance matérielle. Les sociétés traditionnelles, éloignées de la pensée capitaliste, démontrent cependant que l’argent ne fait pas le bonheur. Ce dernier réside dans les liens sociaux, dans la culture, les savoirs et les savoir-faire, vecteurs d’autonomie et de solidarité. Des valeurs que Nature & Progrès précisément œuvre à renforcer.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Qui n’a jamais rêvé de devenir riche ? Si vous gagniez des millions, qu’en feriez-vous ? Riche, on peut faire ce qu’on veut, quand on veut. On peut même arrêter de travailler pour en profiter pleinement. Mais l’argent fait-il vraiment le bonheur ?
Millionnaires, mais isolés
Dans le livre Les millionnaires de la chance (2010, Payot), Michel et Monique Pinçon-Charlot ont enquêté sur le devenir des personnes frappées soudainement par la chance du jeu. Force est de constater que le rêve peut tourner au cauchemar pour les nouveaux riches. Première difficulté : dans notre société de la démesure, niant les limites planétaires pour prôner une croissance et une consommation infinies, notre imagination et nos désirs sont sans limites. L’argent donne accès à tout : des voyages, des briques, des gadgets techno… et pourquoi pas une piscine ? Mais à ne plus savoir où donner de la tête, on en perd pied, et c’est la noyade. En bouée de sauvetage, les organismes de jeux proposent un soutien psychologique aux grands gagnants.
Seconde difficulté : l’isolement social. Malgré leur générosité pour leurs proches, les gagnants rencontrent fréquemment des tensions qui aboutissent à des ruptures. « La richesse, expliquent les auteurs, ce n’est pas qu’un niveau de revenu, c’est aussi une façon d’être,une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l’incorporation physique des privilèges. » Les nouveaux riches ressentent la violence symbolique et le décalage lorsqu’ils fréquentent des établissements de luxe. N’appartenant plus à leur classe sociale, et n’appartenant pas non plus à celle des personnes fortunées, ils se retrouvent isolés. Et si le bonheur était ailleurs ?
L’abondance est ailleurs
A-t-on vraiment besoin de toute cette abondance matérielle, ou n’est-ce pas un rêve vendu par notre société de consommation ? « Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas« , écrit Frédéric Beigbeder, ancien agent publicitaire, dans son livre intitulé « 99 Francs » (2000, Grasset et Fraquelle).
Sortons de nos sociétés « modernes », formatées par le capitalisme, pour rencontrer les sociétés « traditionnelles », celles qui n’ont pas connu de révolution industrielle et qui vivent dans une économie de subsistance. Dans son livre intitulé Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes (2005, Delachaux et Niestlé), Sabine Rabourdin, anthropologue, nous invite à découvrir les traits de différentes civilisations dans le monde. Pour ces sociétés, l’abondance, ce n’est pas produire beaucoup : c’est désirer peu ! Plutôt que d’exploiter les ressources pour en tirer du profit – jusqu’à les réduire à néant -, ces populations prélèvent le moins possible pour laisser le soin à la Nature de se regénérer. Les individus travaillent peu – le juste nécessaire à la subsistance – et se consacrent davantage aux liens sociaux et créatifs, à la culture.
« Le mythe de la croissance économique infinie nous fait croire que les sociétés antérieures souffraient de misère et étaient en proie à des conflits permanents pour les ressources. Il ne nous parle jamais de ce que signifiait pour eux l’abondance, de ce qu’ils considéraient comme des besoins essentiels, de leur sagesse, de ces principes d’autolimitation pour favoriser la cohésion sociale, de la richesse de la vie intérieure et culturelle… »
Ce mode de pensée était ancré dans nos sociétés avant l’ère industrielle et le développement du capitalisme. Dans son livre Temps de vivre, lien social et vie locale (2012, Yves Michel), Alice Médigue interpelle sur l’évolution de notre société au détriment du vivre ensemble et de la culture. Être riche, n’est-ce pas cultiver le lien social et la culture ? Olivier Hamant rejoint cette idée en prônant, pour plus de robustesse – voir notre analyse n°6 -, le passage de « l’abondance matérielle à l’abondance relationnelle » qui serait « la revanche du lien sur le rien ».
La pauvreté n’est pas une question d’argent
« Nous sommes devenus pauvres le jour où l’argent a été introduit par les blancs« , témoigne un chef de tribu. Les sociétés traditionnelles vivaient sans argent, riches de liens sociaux, en basant leur subsistance sur quatre valeurs centrales : l’égalité, la solidarité, la sobriété et l’autonomie.
– Égalité et solidarité
Les sociétés traditionnelles rejettent la propriété matérielle ou la réduisent au minimum nécessaire. Les terres, gérées collectivement, appartiennent à tout le monde. Il n’y a donc pas de riche, ni de pauvre ! Si un individu rencontre un manque, la solidarité est de mise dans un groupe basé sur l’égalité entre ses membres. « La pauvreté est avant tout un rapport entre les hommes, un rapport social d’inégalité« , analyse Sabine Rabourdin.
– Sobriété
L’égalité prévaut entre les hommes, mais aussi avec la Nature. Les sociétés traditionnelles considèrent que l’humain fait partie d’un Grand tout, ce qui les pousse à un respect profond des ressources naturelles. Tout prélèvement sur la Nature est synonyme de dette. « Le soin extrême avec lequel la plupart des Indiens usaient de chaque morceau de carcasse d’un animal tué n’était pas l’expression d’un souci d’économie mais d’attention et de respect« , observe Sabine Rabourdin. Les sociétés traditionnelles sont vues comme primitives du fait qu’elles ne font pas de commerce, ne visant aucune croissance économique, et ne détiennent pas de capital. Inégalités sociales et consumérisme sont apparus avec l’ère industrielle.
– Autonomie
La sobriété des sociétés traditionnelles est associée à une connaissance fine de leur environnement et à un savoir-faire leur permettant de valoriser les ressources. Le déchet n’existe pas car il n’est pas produit : il est valorisé, recyclé ou retourne à la terre quand il est biodégradable. Sabine Rabourdin partage le constat que nos sociétés modernes ont perdu le savoir et le savoir-faire permettant d’assurer l’autonomie de chacun. Les individus des sociétés modernes sont devenus isolés et dépendants de l’argent pour leurs besoins essentiels : pour acheter de la nourriture, pour payer un logement, etc.
Alice Médigue rejoint ce constat, en évoquant le passage de notre société de la pauvreté à la misère : « La misère, c’est la pauvreté couplée à la dépendance, c’est la dépossession des savoir-faire et des savoir être (chômage, précarité, désinsertion). » Le pire n’est donc pas de manquer d’argent, c’est surtout de perdre les moyens d’œuvrer à son autonomie. L’auteure ajoute : « La mondialisation tue les économies de subsistance, c’est une guerre sournoise contre la capacité des peuples à subvenir par eux-mêmes à leurs propres besoins, les rendant dépendants. »
Les clés d’une société riche
« Si ce n’est pas la pénurie matérielle qui nous menace le plus directement aujourd’hui, c’est bien la désintégration du lien social et la montée de la violence« , exprime Alice Médigue. Elle ajoute : « Le fait de se mettre à faire par soi-même, de s’organiser pour devenir autonomes, n’est pas réductible à la seule volonté d’anticiper les crises alimentaires ou énergétiques. Il y a un art de vivre, une volonté de recoudre le lien social défiguré, il y a une nouvelle source de bonheur et même une nouvelle civilisation en gestation dans la conscience d’être relié, en tissant plutôt qu’en accumulant. »
L’auteure propose d’apprendre à refuser les technologies et les services qui nous font gagner du temps, de la performance, quand ils détruisent certaines sphères essentielles de notre vie, vues en termes de robustesse, de mettre des limites à la prolifération technique et matérielle dans nos vies pour préserver les liens humains et la cohésion sociale.
L’idée de devenir riches et heureux avec Nature & Progrès, qui a inspiré cet article, repose donc sur la nécessité de développer l’autonomie et le lien social, une préoccupation qui se trouve au cœur même de notre association, depuis ses fondements. Nous sommes convaincus que développer le savoir-faire, pour nos besoins essentiels – que sont l’alimentation, l’habitat et l’énergie – est gage de richesse intérieure et de résilience.
Chaque année, notre Salon Valériane est un haut-lieu de rencontres, d’échanges et d’apprentissage, à travers les stands, les ateliers et la présence de la librairie qui propose un vaste assortiment de ressources sur le sujet. Notre Réseau RADiS contribue, lui aussi, au partage de savoirs et savoir-faire. En ce début d’année, notre initiative a reçu le prix de la Fondation Be Planet pour la mise en route d’un four à pain mobile. Outil de sensibilisation à la qualité de l’alimentation, via l’apprentissage de la fabrication du pain, des réflexions sur l’origine et le mode de production de la farine, ce four sera également un outil communautaire mobilisé par les citoyens des villages de la région dinantaise pour recréer du lien social, notamment avec les publics plus fragiles. Fragilisés par la perte d’autonomie, plus encore que par le manque d’argent…
L’agriculture bio, un truc de hippies, d’illuminés ? Ce préjugé colle encore à la peau du secteur. Comme dans le domaine écologique, des mouvements spirituels se sont développés autour de l’agriculture, comme la biodynamie liée à l’anthroposophie. Ils préconisent des pratiques qui ont souvent leur raison d’être et qui sont aussi utilisées sans lien avec les croyances qui y sont associées. Et si, au lieu de catégoriser et de juger, on considérait les alternatives agricoles dans leur diversité ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
Même si la stigmatisation des acteurs du bio a largement diminué, certains préjugés sont encore très présents. Il y a ceux qui sont bien connus, comme l’idée que produire bio diminue les rendements ou que manger bio coûte trop cher. Puis il y en a d’autres, un peu plus discrets, mais dont l’émergence peut être dangereuse, comme le fait que l’agriculture bio irait forcément de pair avec des croyances mystiques, voir sectaires. Tantôt des hippies, tantôt des illuminés : que l’on soit productrice ou producteur, transformatrice ou transformateur, consommatrice ou consommateur, on n’échappe pas aux clichés.
Comme je l’avais déjà mentionné dans l’analyse n°21 de l’année 2023, intitulée Au-delà du pacifisme ? Quand la désobéissance civile ne suffit plus…, il existe différents groupes dans lesquels l’écologie est associée à certaines croyances, spiritualités ou religions. Parmi ceux-ci nous pouvons citer par exemple l’écologie intégrale qui inclut les croyances chrétiennes parmi les enjeux environnementaux (1), ou encore l’écologie profonde qui se base parfois sur des croyances néopaïennes (2). Mais lorsqu’il est question d’écologie, il est souvent question de changer également les modes de production alimentaire. Comme pour l’écologie, l’agriculture comporte certaines branches qui ont des idéaux tendant vers la spiritualité. La méfiance vis-à-vis de ces courants – bien que très minoritaires – peut avoir un impact, non seulement sur les personnes qui y adhérent, mais également sur les autres acteurs de la filière.
L’anthroposophie et la biodynamie
Lorsqu’il s’agit d’associer agriculture biologique et coutumes dépassant les savoirs strictement scientifiques, on pense assez directement à l‘agriculture biodynamique, branche agricole de l’anthroposophie. Fondée par Rudolph Steiner en 1913, l’anthroposophie est un mouvement de pensée qui regroupe diverses idées que l’on peut qualifier d’ésotériques, dans le sens où elles s’exercent parfois à travers des rituels ou des initiations (3). L’anthroposophie a fait beaucoup parler et écrire ces dernières années ; nous l’utiliserons ici à titre de simple exemple permettant d’éclairer le propos, en essayant d’être le plus neutre possible. Car on peut observer, d’un côté, une valorisation positive, et d’un autre, une forte critique.
Comme l’explique la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) en France, dans son dernier rapport de 2023, il n’y a pas à porter de jugement sur une croyance. Si l’anthroposophie se retrouve dans la liste des sujets d’inquiétude de l’organisme, c’est principalement pour certaines dérives de médecins et de professeurs se disant directement liés à l’anthroposophie. Car parmi les concepts de Rudolf Steiner, on trouve des actions concrètes dans des domaines très variés : l’éducation à travers les écoles Steiner-Waldorf, la médecine à travers des méthodes de soins développées par ses propres soins, et l’agriculture à travers la biodynamie. C’est seulement de cette dernière dont il est question ici.
« Basée sur les mêmes principes que l’agriculture biologique en ce qui concerne le refus des intrants chimiques, la biodynamie s’en distingue non seulement par une conception organiciste et holiste de l’unité de production agricole, mais par un fond théorique que l’on pourrait qualifier d’ésotérique et qui se traduit concrètement par l’application de techniques bien spécifiques parmi lesquelles la prise en compte de différents cycles cosmiques (lunaires, solaires et planétaires) dans les pratiques culturales, et la dynamisation de différentes préparations visant notamment à rendre les sols plus fertiles » (4). S’appuyant sur différents ouvrages de référence, notamment Le Cours aux agriculteurs (1926) ou encore les livres de l’agronome Ehrenfried Pfeiffer, les enseignements agricoles biodynamiques n’ont cessé de s’étoffer d’année en année.
Ne pas confondre pratiques et valeurs
Bien que controversée pour ses idées, la biodynamie est, tout de même, principalement un ensemble de pratiques agricoles. Et c’est un des points sur lesquels il est intéressant de se pencher. En effet, les valeurs, que nous allons définir ici comme l’ensemble d’idées d’un groupe d’individus, ne sont pas forcément ancrées dans les pratiques. A l’intérieur d’une vision spécifiquement biodynamique de la terre et de l’agriculture, se trouvent des conseils et des expériences agronomiques qui peuvent être utilisées par des personnes n’appartenant ni à l’anthroposophie ni à Déméter, l’organisme de certification du label de l’agriculture biodynamique.
Sans rentrer dans des détails agronomiques trop techniques, la pratique la plus connue en biodynamie est la préparation dite P500 : « Une bouse de vache gestante […] est introduite dans une corne de vache et enterrée dans le sol pendant tout l’hiver. La bouse fermente et se transforme en humus. Au printemps, on démoule la corne, récupère l’or brun que l’on dilue dans de l’eau de pluie. On pulvérise alors le mélange au moins une fois par an sur l’ensemble des terres accessibles du domaine. Objectif ? Agir au niveau du sol, le rendre plus fertile, stimuler la germination des graines… ».
En ce qui concerne la bouse de vache, on n’a plus vraiment à expliquer pourquoi c’est une bonne idée de l’intégrer dans le sol quand celui-ci va être cultivé. De l’agriculteur conventionnel au jardinier du dimanche, en passant par l’agriculteur bio, énormément de personnes, depuis plusieurs générations, ont recours à cette pratique. Les ressources, qu’elles soient scientifiques ou non, qui vantent les bénéfices de cet intrant sont extrêmement nombreuses.
L’utilisation de la corne, quant à elle, est moins répandue mais tout de même très présente dans de nombreux magasines à destination des particuliers qui jardinent. Apport d’azote, de phosphate ou répulsif contre certains insectes, entre autres, les intrants organiques ou végétaux dans les sols sont des bases de l’agriculture biologique.
Qu’elles soient basées sur un cahier des charges Déméter, Nature & Progrès ou de l’agriculture biologique, les pratiques agricoles peuvent donc se ressembler mais être intégrées dans des idéologies variées.
Sentir n’est pas croire
Au-delà du côté très pragmatique de leurs utilisations, les pratiques agricoles sont également très souvent enveloppées à l’intérieur de ce qu’on peut appeler des « savoirs profanes ». « Un individu considéré comme non-expert (à l’inverse de l’agronome scientifique, par exemple) peut être nommé un profane, et il développe son propre savoir (savoir profane ou savoir ordinaire) en ce qui concerne son environnement et le monde dans lequel il évolue ». Ce concept a été théorisé par différents auteurs dans le domaine sociologique, dont Mary Douglas ou Phil Brown. Pour Mary Douglas, les savoirs profanes se basent sur des perceptions, des expériences, des savoirs tacites, des traditions, des « règles de bon sens » ou sur la transmission, par les voisins ou les amis, par exemple (5).
Ici aussi, l’exemple de la biodynamie permet d’illustrer le propos : ce modèle agricole est dirigé par des principes économiques et techniques mais également par un lien particulier entretenu avec la terre. Cette culture est ancrée dans une observation très forte du vivant (6). Comme l’explique Jean Foyer, déjà cité, « presque tous les vignerons soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier ». Un vigneron explique ainsi que la transition de la viticulture conventionnelle à la bio, puis à la biodynamie, a représenté pour lui une reprise d’autonomie considérable vis-à-vis de sa conduite de la vigne, une reprise en main des savoirs et des pratiques, une obligation de s’écouter et de se faire confiance, là où il avait le sentiment auparavant de ne faire qu’appliquer mécaniquement les conseils des techniciens.
Or nombreux sont les agriculteurs – notamment ceux que j’avais rencontrés à l’occasion de mon mémoire de fin d’études précédemment cité – qui mettent en avant la connaissance particulière de leurs sols, Il s’agit d’une notion parfois difficile à expliquer et qui passe par le fait de toucher la terre, de la sentir et de la considérer comme un élément vivant et non comme un simple outil économique.
Considérer la diversité
En conclusion, nous pouvons donc voir que peu importe la manière ou l’organisme choisi pour cheminer vers des pratiques agricoles biologiques, il y a une proportion très forte de choix individuels et des parcours très divers. La stigmatisation, autour de ces modèles agricoles, basée sur l’idée d’une agriculture biologique unique empreinte de connaissances non scientifique, est complètement éloignée de la réalité des personnes qui produisent, transforment, consomment ou participent, de quelques manières que ce soit, à l’évolution d’une l’agriculture plus respectueuse du vivant. Encore mieux que « ne pas mettre tout le monde dans le même panier », est-ce qu’on ne pourrait pas, tout simplement, faire disparaître le panier ?
REFERENCES
(1) Pour des informations plus détaillées, voir l’article de Charlotte Luyckx : « L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision », La Pensée écologique, vol. 6, no. 2, 2020.
(2) Celle-ci comporte parfois une croyance en la terre, aussi nommée Gaïa. Voir l’article de Stéphane François : « Antichristianisme et écologie radicale », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 272, no. 4, 2012.
(3) Il existe une bibliographie très riche sur le sujet. Dans les ressources plutôt critiques : « Qu’est-ce que l’Anthroposophie ? Entretien avec Grégoire Perra« , du blog Médiapart, du 10 mai 2020, ou les épisodes du podcast Metadechoc « Une vie en anthroposophie » qui, même s’ils ne sont pas toujours neutres, apportent des éléments éclairants sur l’histoire du mouvement. Voir aussi le livre « BA.BA Anthroposophie« , de Christian Bouchet, aux éditions Pardès, paru en 2006.
(4) Jean Foyer, « Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique. Incorporation dans l’expérience et le sensible et trajectoire initiatique », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 12, no. 2, 2018.
(5) Maylis Arnould, « Initier une démarche collective chez les producteurs et transformateurs Nature & Progrès Belgique : l’exemple de la filière céréalière », mémoire de fin de Master, 2019.
(6) Lire les pages 87 à 95 du livre de Christian Bouchet, cité précédemment, qui expliquent en détail la perception du vivant dans la biodynamie et la diversité des techniques utilisées.
Après de belles promesses de Green Deal, la Commission européenne s’est employée, début 2024, à détricoter les principaux acquis environnementaux de la Politique Agricole Commune (PAC), espérant ainsi – sous la pression des puissances d’argent – calmer à brève échéance la colère du monde agricole. Et en balayant d’un revers de la main l’impact sur l’environnement et la biodiversité du modèle agricole dominant. Nous ne parlons même pas ici du climat…
Par Dominique Parizel, rédacteur et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
L’occasion unique de mieux comprendre l’impasse où nous errons aujourd’hui nous est offerte par Christian Mulders qui travailla, trois décennies durant, dans l’administration wallonne et est aujourd’hui admis à la pension. Nul ne semble mieux placé que lui – qui est spécialisé dans la relation entre l’agriculture et l’environnement – pour démêler l’écheveau d’atermoiements et de demi-mesures qui mène à la scandaleuse reculade de la Commission.
Des revendications essentiellement relatives au revenu
Pour Christian Mulders, le recul écologique est une diversion, soigneusement orchestrée pour faire tomber la fièvre, dans le monde agricole.
« Le ministre, à mes débuts, était monsieur Lutgen père. Je me souviendrai toujours d’une discussion que nous avons eue, à la fin des années nonante, avec des collaborateurs du Ministre qui ont par la suite occupé les plus hautes fonctions dans notre agriculture. Ils définissaient ainsi la première préoccupation d’un ministre de l’Agriculture : ne pas avoir les tracteurs dans la rue ! La politique agricole consistait donc à octroyer plus que ce qu’ils demandent aux syndicats agricoles, avant même qu’ils ne le demandent ! Une telle vision, je l’avoue, m’avait effrayé. Cela signifiait : nous nous faisons la caisse de résonnance de choses que nous ne décidons absolument pas. Par rapport à la nature, j’ai également eu droit, par la suite, au discours d’un chef de cabinet qui annonçait « nous n’avons pas de projet, arrangez-vous vous entre stakeholders et nous prendrons ce que vous voulez ! » »
Or la revendication actuelle des agriculteurs est essentiellement relative à leur revenu, nous dit alors l’ancien fonctionnaire ; ils veulent qu’il soit suffisant et surtout qu’il atteigne un niveau de base moins fluctuant.
« Cela devrait passer par des seuils de prix correspondant, peu ou prou, aux coûts de production, approche toutefois peu compatible avec marché ouvert, totalement libéralisé, avec des accords de partenariat passés un peu partout dans le monde. Par rapport à la Commission européenne et à des partis libéraux, c’est politiquement un tabou, c’est donc une affaire dogmatique, une croyance, un mythe ou une religion des vertus du libéralisme et du progrès technique, pour assurer un revenu et une croissance économique infinie dans un monde fini. La solution qui est trouvée par le pouvoir consiste à détourner au maximum la colère et les revendications vers la simplification administrative – bien entendu nécessaire – et les questions d’environnement. Mais il est clair que toute activité humaine doit être soumise à des normes qui sont toujours jugées trop contraignantes par les acteurs économiques, alors qu’elles sont, dans les faits, toujours insuffisantes en regard des enjeux dont elles s’occupent. Des normes qui ne permettent de toute façon pas d’atteindre les objectifs environnementaux, des normes toujours perçues, d’une manière générale, comme des limitations insupportables par le monde agricole conventionnel ».
On comprend ainsi que nos politiques – européens, fédéraux et régionaux -, plutôt que de mettre en œuvre des mesures permettant de résoudre la question du revenu des producteurs, préfèrent utiliser un bouc-émissaire tout trouvé et qui renforce le clivage – séparer pour mieux régner ? -, en faisant passer les préoccupations environnementales pour un obstacle à la rentabilité économique de l’agriculture. Ce qui est un non-sens total.
Rentabilité et revenus du travail
Rentabilité économique : vaste sujet… et grand mirage ! Christian Mulders nous éclaire.
« Les agriculteurs ont presque toujours été pauvres et le développement économique d’un pays va de pair avec la diminution de la part de l’agriculture dans son économie. Depuis une soixantaine d’années, les aides publiques aux revenus sont déterminantes pour la survie de la plupart des fermes, en Europe. Aujourd’hui, en Région Wallonne, un pourcent de la population est actif dans l’agriculture, ce qui génère 0,7 % de la valeur ajoutée brute wallonne. C’est malheureusement négligeable car ceci signifie – et ce n’est pas du tout ce que je souhaite, ni que je défends – qu’un arrêt total de la production agricole wallonne ne transformerait pas fondamentalement l’économie wallonne. Nos industries agro-alimentaires se fournissent peu chez nous. Les laiteries, si les producteurs sont en désaccord avec les prix qu’elles proposent, feront venir du lait de Roumanie, de Bulgarie, ou de n’importe où, et il sera moins cher ! ».
C’est d’autant plus vrai que notre agriculture contribue de moins en moins à l’alimentation locale : nous n’utilisons, pour notre alimentation, que 10 % du froment que nous produisons et nous importons les deux tiers de celui qui sert à fabriquer notre pain… Nous importons plus de 80 % des fruits et légumes que nous consommons… Nous exportons 90 % de nos pommes de terre et si la balance semble à l’équilibre pour les produits laitiers, c’est parce que nous exportons énormément de poudre de lait industrielle alors que nous importons les trois quarts des fromages qui se retrouvent sur nos tables.
« Nous nous sommes donc, en l’occurrence, fameusement plantés sur l’idée même de plus-value de notre production !Depuis plus de vingt ans, la valeur des produits issus de l’agriculture wallonne est structurellement inférieure au coût de production ».
Aujourd’hui, l’agriculteur ne s’octroie pas un salaire mais vit – ou, dans de trop nombreux cas, survit – avec ce qu’il a. Une frange aisée du monde agricole bénéficie d’un revenu confortable mais une autre ne retire absolument rien de son travail et rogne même sans arrêt sur son capital, ou ne tire de revenu que de celui-ci.
« L’agriculteur vit pauvre et meurt riche », rappelle Christian Mulders ! En 2016, la plus mauvaise année, 38% des agriculteurs wallons furent en-dessous de zéro, en termes de revenu de leur travail. En cumulant trois années, de 2016 à 2018, on voit que plus de la moitié d’entre eux ont un revenu du travail inférieur à 15.000 euros par an – voir tableau ci-dessous.
« Seule l’année 2022 a permis des revenus supérieurs aux coûts grâce à un contexte exceptionnel – la guerre en Ukraine et les prix des céréales et du lait qui explosent – mais le retour sur terre n’a été que plus douloureux, d’où la révolte actuelle. Plus encore qu’à d’autres, c’est surtout dans de tels moments que les inégalités se creusent. On observe alors que les revendications servent parfois aux plus gros à « absorber » les plus petits en osant un discours misérabiliste pervers qui repose sur leur précarité… Autant d’éléments signifiant que la pertinence économique du modèle agricole actuel est totalement absente », insiste Christian Mulders. « La sortie de ce cadre non-rémunérateur fut un court mirage. Et on comprend, en tout cas, beaucoup mieux les vraies raisons d’une colère… »
Revenu du travail agricole,
en Région Wallonne
(en euros, par unité de travail)
2016
(en %)
2017
(en %)
2018
(en %)
Moyenne
Inférieur à 0
38,1
23,1
20,1
27,1
0 à 5.000
11,9
5,7
6,2
7,9
5.000 à 10.000
11,3
7,5
7,7
8,8
10.000 à 15.000
8,0
9,8
11,9
9,9
15.000 à 20.000
7,5
9,3
9,3
8,7
20.000 à 25.000
7,0
7,5
10,6
8,3
25.000 à 30.000
5,7
7,5
7,5
6,7
30.000 à 35.000
5,4
6,7
3,9
5,3
35.000 à 45.000
2,8
6,2
7,0
5,3
45.000 à 55.000
0,8
6,4
6,7
4,6
55.000 à 65.000
1,0
2,3
2,8
2,1
65.000 à 75.000
0,5
3,9
2,3
2,2
+ de 75.000
0,5
4,4
4,1
3,0
Source : Direction de l’Analyse économique agricole, SPW
Rester – ou redevenir – agriculteurs !
Le secteur agricole wallon a le sentiment d’avoir de l’espace et de pouvoir s’intensifier à l’envi parce qu’il a, en face de lui, le modèle agricole flamand. Christian Mulders est clair :
« Les agricultures flamande et hollandaise, à mes yeux, ce n’est pas de l’agriculture ! Initialement, la notion même d’agriculture – ce n’est pas aux latinistes ni aux bio que je l’apprendrai -, concerne le lien au sol, le lien à la terre. L’agriculture est une activité économique du secteur primaire. À côté du travail et du capital, on y trouve, en effet, un troisième facteur de production : les ressources naturelles. La terre pour l’agriculture, le charbon pour les mines, etc. Le secteur secondaire, lui, est relatif à la transformation, avec des intrants achetés sur lesquels on travaille, qui donnent des produits et des déchets. Les agricultures flamande et hollandaise répondent à cette définition du secteur secondaire : ce sont bien des industries de transformation, qu’il s’agisse de poulaillers, de porcheries, de vaches qui ne sortent plus et sont principalement nourries aux farines achetées, de serres avec du hors-sol ou même de l’hydroponie… Le lien au sol est complètement distendu, voire le plus souvent complètement inexistant. Nous, les Wallons, qui sommes encore parfois dans un vrai modèle agricole, demeurons trop souvent béats d’admiration devant ce modèle industriel et pensons benoîtement que nous disposons d’une marge importante d’intensification. Un simple coup d’œil aux statistiques européennes nous montre que la Wallonie figure déjà dans le top 10 de l’intensification. Et que Flamands et Hollandais, deux fois plus intensifs que nous, soient dans le top 5 ne change rien à l’affaire. Nous sommes en bonne compagnie, avec la Bretagne, la Vallée du Pô, le Danemark… L’état de nos eaux et de notre biodiversité en est durement affecté. »
Dans les faits, nous avons déjà délocalisé une grosse partie de notre production ! Les importations nettes de soja de la Belgique représentent plus de quatre cent mille hectares de cultures, ce qui correspond à la totalité des terres arables wallonnes !
« Le producteur qui, chez nous, fait du lait, du porc ou du poulet avec ce soja-là, est-il producteur ou transformateur ? Je pense que le producteur est celui qui a cultivé le soja ; il se trouve pour 70 % aux États-Unis, pour 20 % au Brésil et, pour les 10 % restants, un peu en Argentine, un peu au Canada, etc. Nous nous trouvons donc bien dans un modèle industriel de transformation ! Mes ex-collègues de la Direction de l’analyse économique agricole, qui publient, chaque année, le Rapport sur l’économie agricole et horticole wallonne, montrent que le coût des aliments pour le bétail, qui sont achetés par les éleveurs wallons, est largement supérieur au coût du foncier. Autrement dit : nous payons plus cher ce qui est produit sur des terres, hors de la ferme, que pour la disponibilité des terres, dans la ferme ! Ce qui démontre à suffisance que nous nous sommes davantage installés dans une logique de type industriel que dans une logique de secteur primaire. En termes de souveraineté alimentaire, nous sommes totalement dépendants de ces fournisseurs. »
Le retour des paysans
Quelles solutions pour l’avenir ? Christian Mulders nous dit son sentiment et avance quelques propositions.
« J’ai souvent considéré que nos politiciens étaient faibles, et je continue à le faire. Certains font preuve de force de caractère mais s’alignent en amont – ils peuvent les précéder ou encourager – ou en aval sur les revendications des acteurs économiques ou des organisations qu’ils croient dominants, sans doute par opportunisme et parfois en adoptant une position de défense corporatiste, à court terme, de l’agriculture, indépendamment du bien commun qui devrait être la préoccupation des pouvoirs et services publics. Comme ce bien commun et les questions d’environnement et de climat ne sont pas des acteurs économiques – ils sont pourtant la base de toute activité humaine – et ne votent pas, ils restent le parent pauvre ou la variable d’ajustement. La Commission Européenne, aujourd’hui, est faible au point de détricoter, en un seul jour, tout ce qu’elle a laborieusement tricoté, de longues années durant. Chacun peut quotidiennement constater cette faiblesse des politiques qui se bornent à répondre au lobbying le plus puissant. Ils sont donc sans états d’âme, sans programmes, sinon quelques dogmes, et a fortiori sans vision à long terme puisqu’ils n’ont plus d’autre horizon que les élections qui suivent. La conséquence de cela sera extrêmement limpide : ce qu’on ne choisit pas, on le subira ! Dans le domaine qui me concerne, je pense que les changements de société liés à la déconnexion entre politiques et population, au populisme, à la vision à court terme, à la croissance des inégalités et aux conflits internes ou externes, risquent d’être tellement puissants qu’ils balaieront les quelques gentils essais de modification des modèles agricoles que nous avons patiemment proposés jusqu’ici. Pourtant, même insuffisants, les soutiens au bio et les ambitions wallonnes et européennes en termes de superficies relèvent bien de visions à long terme, même si elles sont contredites par d’autres démarches, comme la course aux marchés mondiaux ou les combats d’arrière-garde, comme les soutiens couplés. »
Confiance totale dans la bio !
« Les systèmes les plus robustes perdureront, affirme notre expert, et, en la matière, l’agriculture biologique a, au moins, trois longueurs d’avance. Les agriculteurs bio s’en sortent-ils, pour autant, mieux économiquement ? Ils viennent de vivre une période difficile. S’ils s’en sortent, c’est souvent – et c’est peut-être un regret qui me reste – parce qu’ils réussissent à faire deux, trois, voire quatre métiers différents. Ils arrivent à transformer et à commercialiser, à côté de leur production biologique. Si je pouvais émettre un souhait, ce serait celui de laisser l’agriculteur faire le boulot qu’il a dans les gènes. L’activité agricole stricto sensu – l’activité de gestionnaire d’un territoire – doit donc être rémunérée correctement, que ce soit par les prix ou par les aides. Et, bien entendu, en cumulant les deux, comme c’est le cas pour tous les agriculteurs européens depuis des décennies. Et tant mieux si celui qui a aussi la fibre industrieuse, la fibre marchande arrive à se rémunérer mieux, en pratiquant la transformation et la commercialisation.
Ceci me paraît particulièrement important. Nous devons à présent décider si l’enjeu de notre agriculture wallonne se trouve dans les 0,7 % négligeables de la valeur ajoutée brute pour notre économie, ou dans la saine gestion des 45 % de notre territoire qui sont concernés par la pratique agricole. Privilégier une approche territoriale me paraît essentiel, et c’est pour cela que j’apprécie les agriculteurs se revendiquant comme paysans, avec les notions de « pays » et de « paysage ». Sa fonction de gestion du paysage est précisément ce que lui paie la PAC qui rémunère tous les hectares indépendammant de la qualité produite – c’est le découplage entre l’aide et la production – et d’autant mieux – mais pas encore assez – qu’ils sont exploités en utilisant les meilleures pratiques pour l’environnement et le climat, via des éco-régimes et des Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC), et surtout un soutien à l’agriculture biologique ! Ceci a déjà permis à beaucoup de survivre ou de passer le pas.
La PAC doit donc évoluer pour cesser de valoriser indifféremment l’hectare, quoi qu’on y fasse – ce qui demeure une faiblesse ou une absence de politique et de signal économique -, via le saupoudrage des aides. Les paiements doivent être beaucoup plus fortement différenciés en fonction de la plus-value – ou de la moins-value – environnementale. Ne dessinons pas une situation plus sombre qu’elle ne l’est : l’agriculture wallonne n’est pas aussi vertueuse qu’elle le dit ou le croit, mais nous disposons d’atouts : à niveau d’intensification agricole comparable, la Wallonie ne s’en sort pas mal du tout, avec des bovins qui passent encore la majeure partie de l’année en prairies, des mesures agro-environnementales plus largement adaptées et plus efficientes, et un pourcentage de bio largement supérieur à celui de ses voisins. Il faut encore améliorer très fortement mais nous avons les bases. Qu’au-delà de cela, l’agriculteur et les filières travaillent à augmenter la qualité de produits et arrivent à mieux les valoriser auprès du consommateur reste évidemment, non seulement légitime et souhaitable, mais absolument indispensable. Le politique a moins de prise là-dessus. Ce sont les acteurs des filières, et notamment les consommateurs, qui ont la main. Tous doivent être sensibilisés et prendre l’initiative. »
Une autre agriculture ! Et vite…
Tout ceci ne fait que conforter Nature & Progrès dans ses positionnements. L’absence de toute vision claire de politique agricole, en Wallonie, est grandement préjudiciable à la qualité de vie des Wallons. Nos problèmes environnementaux sont absolument majeurs : nitrates, pesticides, biodiversité, sol, air, climat… Christian Mulders insiste :
« De nombreuses études ont comparé le montant des externalités négatives de notre modèle agricole avec la valeur des produits. Elles constatent systématiquement que ces externalités sont du même ordre de grandeur, voire supérieures, à la valeur même des produits ! En Région Wallonne, on atteindrait même le double, qui prend en compte la santé pour 50 % ! La question fondamentale de la santé nous coûte donc autant que le produit lui-même ! De plus, l’impact sur la biodiversité n’est même plus calculé dans la plupart de ces études basées sur les budgets : il est tout simplement incalculable car nous sommes incapables de nous entendre sur la valeur d’un faucon pèlerin, d’une cigogne ou d’une grenouille… »
Le citoyen wallon doit donc aujourd’hui se mobiliser, non seulement pour défendre la nature même des denrées qu’il choisit de mettre dans son assiette, mais surtout parce que sa qualité de vie est directement menacée par le terrible laisser-aller qui prévaut en matière agricole, tant au niveau européen que belge et wallon. La qualité de vie et le revenu du travail des agriculteurs ne pourront être garantis, quant à eux, que par une véritable relocalisation de la production, par l’abandon de toute illusion exportatrice pour un territoire aussi petit et densément peuplé que le nôtre – vocation seulement rendue possible par des quantités démesurées d’intrants et la dégradation de notre environnement et du climat -, ainsi que par une intégration optimale, au sein de l’activité agricole, de l’amélioration du territoire géré par les agriculteurs. Ainsi la balle sera-t-elle de retour dans leur camp et le match enfin gagnable…
Petit retour en arrière : fin de l’année 2020, en pleine crise de la Covid, les bénévoles actifs des locales ne peuvent plus se réunir chez l’un ou chez l’autre pour discuter ensemble et réfléchir sur les thématiques chères à Nature & Progrès. L’éducation permanente, au cœur de notre association, est en péril. Pour certains membres, c’est un cycle régulier de près de vingt ans qui est alors rompu !
Par Lionel Pistone
Mais c’est sans compter sur une évidente créativité… Chacun tente alors de s’organiser pour tout de même échanger avec d’autres membres, devenus, au fil du temps, des amis. C’est dans ce contexte pour le moins particulier que la locale de Marche-en-Famenne décide de se réunir… dans un bois nassognard. Dans le petit village de Grune, plus exactement !
Une idée qui germe en temps de crise
Une bonne demi-douzaine de bénévoles actifs prend alors le départ, sous un paysage enneigé, d’un petit circuit concocté par Claudine. En marchant, ils échangent entre eux, ainsi qu’avec l’animateur, sur les différentes thématiques portées par l’association. Pendant la balade, Christian, le président de la locale, aborde un sujet un peu nouveau que l’on commence timidement à retrouver en éducation permanente : la participation citoyenne. De fil en aiguille, l’animateur et d’autres bénévoles apportent leur concours à la discussion, grâce notamment à des articles ou à des livres qu’ils ont lu sur le sujet, comme le célèbre Contre les élections, de David Van Reybrouck. C’est ainsi que commença à germer l’idée d’instaurer un mécanisme de participation citoyenne au sein de Nature & Progrès.
Tout se passe, en effet, comme si nous étions chacun les neurones d’un même cerveau. Mais la capacité d’un cerveau repose moins sur le nombre de ses neurones – et sur ce qu’ils « savent » en leur for intérieur – que sur le nombre des connexions qui les relient et sur la capacité de ces connexions à échanger rapidement toutes sortes de données utilisables. Une grosse masse de neurones peut donc être en état de mort cérébrale si on l’arrose quotidiennement, par exemple, de publicités ineptes qui la poussent à se comporter machinalement contre son propre intérêt. Un peu de matière grise dûment stimulée peut, au contraire, être très active si elle se décide à réfléchir. Une telle activation est ce qu’on nomme parfois le « capital social ». C’est bien sur ce lien social que nous étions décidés à thésauriser !
Et après ?
Après plus d’un an et de multiples réunions sur le sujet – avec l’aide précieuse d’une « académique » de l’Université Catholique de Louvain spécialiste de la question -, deux journées de réflexion et de travail sont organisées à Namur, les 12 et 19 mars 2022. Une trentaine de citoyens membres et non-membres de notre association seront alors choisis et accompagnés par deux facilitateurs pour débattre autour du thème sélectionné par la locale de Marche : « As-tu besoin de ton voisin ? ». À la suite de ces deux journées de travail – voir notre analyse n°16, de l’année 2022 -, une synthèse est envoyée aux participants et un moment de conclusion est organisé lors du salon Valériane 2023. Le processus se termine alors, après avoir animé presque trois ans de la vie de la locale…
Lorsqu’on met en place un projet qui a demandé autant de réflexion, de travail, de temps et de moyens, on espère toujours qu’il en reste quelque chose une fois ledit projet terminé. L’une des graines semées lors de ces ateliers va-t-elle germer dans la tête de l’un des participants ? Fort heureusement, nous pouvons affirmer, aujourd’hui, que oui ! La présente analyse dissèque donc deux réussites bien distinctes qui ont pu voir le jour suite au panel citoyen de Nature & Progrès.
Des projets pour Marbais
L’une des participantes au panel citoyen a mis en pratique les bons conseils échangés lors des journées du 12 et 19 mars. Début 2024, elle nous écrivait ceci :
« A la suite des deux journées de colloque « As-tu besoin de ton voisin ? », les projets ont fait leur petit bonhomme de chemin. Les idées et conseils des autres participants au colloque m’ont aidée à mettre en place ces projets qu’il me tenait à cœur de réaliser. Ces rencontres entre voisins, ces moments de convivialité et de partage permettent de renouer les liens de voisinage, d’accueillir les nouveaux habitants mais aussi de se demander « As-tu besoin de ton voisin ? ». Pour 2024, nous avons obtenu l’approbation de la Commune de Villers-la-Ville pour la construction d’une aire de jeux dans le parc pour les enfants de 1 à 12 ans, et ceci grâce à une requête signée par 55 habitants de la cité. D’autres projets sont en couveuse et j’espère voir leur réalisation. »
C’est un magnifique témoignage qui nous conforte dans l’idée que ces processus participatifs, outre le fait qu’ils aient un intérêt d’éducation permanente pour une association telle que Nature & Progrès, ont un intérêt pour les participants qui les pratiquent.
Le groupe « autonomie » de la locale de Marche
Souvenez-vous, ce sont les bénévoles de cette locale qui ont eu l’idée du panel citoyen et qui ont réfléchi à sa concrétisation. Ils ont également pensé à sa suite, ancrée dans le concret et surtout dans les alentours… En effet, pour un projet qui s’intituait « As-tu besoin de ton voisin ?« , le résultat ne pouvait être que local ! C’est ainsi que, depuis janvier 2023, certains membres bénévoles de la région se réunissent autour d’un nouveau projet qu’ils ont créé de toute pièce : un « cycle d’activités autour de l’autonomie au quotidien ».
La méthodologie d’organisation est systématiquement la même : plutôt que d’imposer un sujet et d’attendre que les voisins viennent, ce sont eux qui choisissent sur quel thème ils veulent se réunir et échanger des savoirs et savoir-faire. Les premières rencontres « autonomie » ont été créées au départ de ce constat : de nombreuses personnes du village ne savent pas comment faire leur pain et ont déjà demandé de l’aide à Christian et Claude Thiry, les responsables de la locale. Ceux-ci ont donc décidé d’organiser un atelier directement chez eux, en invitant quelques connaissances. Un atelier, c’est bien mais ce n’est pas suffisant. Christian était administrateur chez Nature & Progrès et il a longtemps été notre représentant au Conseil supérieur de l’éducation permanente. Il sait que la sensibilisation est un enjeu crucial et que « faire pour faire », ce n’est pas suffisant. Il est important de comprendre pourquoi on le fait, sinon on finit par décrocher et se laisser tenter par un retour au « confort d’une vie moderne », faite de supermarchés ouverts sept jours sur sept…
En conclusion
Lors de chacune des rencontres sur l’autonomie, une causerie est donc organisée et les participants sont invités à discuter des différents enjeux liés à la thématique du jour. Ainsi, par exemple, lors de la première rencontre sur le pain, douze personnes étaient présentes, dont une agricultrice bio voisine qui a pu expliquer les réalités de son travail et les tenants et aboutissants de la production de ses farines. Depuis lors, une voisine, Cécile – qui était également présente lors des deux journées du panel – a repris la main avec Claude et une dizaine d’activités ont été organisées sur l’autonomie dans la cuisine, au jardin, financière, en écoconstruction, sur le low tech, etc. Un second groupe permanent, issu en partie du premier et rejoint par d’autres personnes (membres ou non), est également en création autour du jardinage, des semences et de la biodiversité.
Ces causeries permettent de (re)dynamiser des individus, qui deviennent ensuite des groupes, qui continuent à échanger, mais aussi tout le réseau local institutionnel. On peut ainsi citer quelques acteurs partenaires tels que la Maison de la Culture, diverses associations, le festival de la ruralité, la commune via le PCDR, les différents partis politiques locaux, le domaine provincial du Fourneau Saint-Michel, etc. qui (re)découvrent Nature & Progrès grâce à ses différents projets. En une année, ce sont plus d’une centaine de personnes qui ont déjà été sensibilisés à l’autonomie au quotidien ! Une belle réussite dont le point de départ fut, je vous le rappelle, une balade dans un bois nassognard, en temps de Covid…
S’il est désormais notoire que les PFAS – ces substances per- et polyfluoroalkyles – sont utilisés dans les produits de consommation les plus variés – poêles à frire, textiles, emballages alimentaires, etc. -, il est moins connu que des pesticides à base de PFAS sont autorisés et activement pulvérisés sur les cultures vivrières, terminant ainsi dans nos assiettes. Nous avons étudié l’ampleur de la contamination des fruits et légumes dans l’Union Européenne et en Belgique : l’exposition des consommateurs belges et européens est croissante ! Cette conclusion est corroborée par l’augmentation des ventes de ces pesticides PFAS, en Belgique, au cours de la dernière décennie.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Novembre 2023. L’émission #Investigation de la RTBF révèle la présence, dans l’eau du robinet, d’un contaminant, appelé PFAS. Deux ans plus tôt, en Flandre, le déversement massif de PFAS dans l’eau et dans l’air par l’usine 3M avait déjà mis sous le feu des projecteurs l’extrême persistance dans l’environnement et les risques pour la santé de cette catégorie de produits chimiques, des polluants éternels.
Des PFAS dans les pesticides
Cette persistance exceptionnelle, développée par le secteur de la chimie grâce à l’ajout d’atomes de fluor à différents types de molécules, a également fait son apparition en agriculture, après les années 2000, dans la production de fongicides, d’herbicides ou d’insecticides. L’introduction délibérée d’un groupe trifluorométhyle (-CF3) permet, en effet, d’améliorer les propriétés hydrophobes (hydrofuges) et lipophobes (répulsives aux graisses) des pesticides de synthèse, renforçant ainsi leur efficacité et leur stabilité. Il existe aujourd’hui trente-sept substances actives composées du trifluorométhyle, approuvées dans l’Union Européenne.
Ces pesticides sont bien des PFAS, au sens où l’entend l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques), même si on les qualifie de « PFAS à chaine courte », contrairement aux « PFAS à chaine longue » qui ont, jusqu’ici, davantage fait l’objet de l’attention des scientifiques. Nonobstant leur persistance dans l’environnement ou leur bioaccumulation dans les organismes vivants, ils ne sont pourtant pas pris en compte de façon spécifique dans la règlementation sur les pesticides, ni ailleurs ! Rien n’est mis en place, au niveau politique, pour les faire disparaître des territoires belges et européens. Pourtant, leurs effets de perturbation endocrinienne sont mis au jour et de plus en plus de voix d’experts s’élèvent, indiquant que ces « PFAS à chaîne courtes » peuvent avoir des impacts semblables à ceux des « PFAS à chaîne longue ».
Mais qui autorise les pesticides ? Les P.P.P. (Produits Phytopharmaceutiques) sont des pesticides chimiques de synthèse utilisés pour protéger les cultures et empêcher leur destruction, par une maladie ou une infestation. Ils sont composés d’au moins une substance active – le principe actif – et d’autres ingrédients – les coformulants – donnant à la préparation une forme appropriée pour son utilisation. Les substances actives sont homologuées par le régulateur européen, tandis que ce sont les États membres qui autorisent les formulations.
Présence de PFAS dans les fruits et légumes
Nature & Progrès et PAN Europe ont réalisé une étude pour évaluer l’ampleur de la présence des pesticides PFAS dans les champs et dans nos assiettes. Le premier chapitre porte sur l’exposition des consommateurs belges et européens aux résidus de PFAS par leur consommation de fruits et légumes issus de l’agriculture conventionnelle, en se basant sur les analyses de résidus de pesticides dosés entre 2011 et 2021.
Au niveau européen :
– des résidus de trente-et-une substances actives PFAS ont été détectés sur l’ensemble des fruits et légumes de l’Union Européenne, entre 2011 et 2021 ;
– le nombre de fruits et de légumes contenant des résidus d’au moins un pesticide PFAS dans l’UE a triplé en onze ans ;
– en 2021, les fruits cultivés en Europe, tels que les fraises (37%), les pêches (35%) et les abricots (31 %), étaient particulièrement contaminés ;
– en 2021, les fruits les plus contaminés relèvent souvent un cocktail de PFAS : quatre PFAS différents pour un échantillon de fraises ou de raisin de table, trois pesticides PFAS différents dans un échantillon de pêches, d’abricots, de pommes et de poires ;
– les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne, le Portugal et la Grèce sont les principaux producteurs d’aliments contaminés par les PFAS au sein de l’Union Européenne, tandis que des pays comme le Costa-Rica, l’Inde et l’Afrique du Sud sont, pour l’Union Européenne, les principaux exportateurs d’aliments fortement chargés en PFAS ;
– les PFAS les plus détectés en 2021, dans les fruits et légumes, étaient le fongicide fluopyram qui se retrouve dans la moitié des échantillons européens contaminés, puis l’insecticide flonicamide, et en troisième position le fongicide trifloxystrobine.
Au niveau belge :
En Belgique, l’approche méthodologique de l’agence en charge du contrôle des résidus, l’AFSCA (Agence fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire), ne permet pas de réaliser des lignes de tendance. On peut toutefois affirmer que :
– de 2011 à 2021, la contamination des fruits a doublé et celle des légumes a triplé : elle est passée de 14,3% à 25,5% pour les fruits, et de 13,6% à 35,6% pour les légumes ;
– en 2021, 15% des poires produites en Belgique étaient contaminées aux PFAS, 56% des poivrons et 39% des aubergines produits localement ;
– en 2021, les fruits contaminés importés – bananes, pamplemousses, melons -, de même que les légumes contaminés importés – brocolis -, provenaient principalement d’Espagne et d’Italie ;
– au niveau des substances actives détectées dans les échantillons de fruits et légumes, pour la Belgique en 2021, le fluopyram arrivait en seconde position, après le flonicamide qui a été décelé dans vingt-deux échantillons.
Des produits largement utilisés en agriculture
La seconde partie de l’étude menée par Nature & Progrès et PAN Europe porte sur l’utilisation des pesticides PFAS en agriculture, en s’appuyant sur les données de commercialisation de ces pesticides en Belgique, au cours de cette même période 2011-2021. Les résultats de l’analyse n’ont rien de rassurant :
– entre 2011 et 2021, les ventes de pesticides PFAS ont augmenté de 20%, avec plus de deux cent vingt tonnes commercialisées en 2021, en ce compris les pesticides qui sont candidats à la substitution et auraient dû être éliminés progressivement, depuis 2015. Rappelons ici que les substances actives les plus toxiques – cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques – ou réunissant deux des trois critères – persistance, bioaccumulation, toxicité – appartiennent à la catégorie des candidats à la substitution. Elles sont approuvées au niveau européen pour une durée de sept ans. Les autorités nationales sont tenues, lors de l’évaluation des risques dans le cadre de l’autorisation du produit final, d’opérer une analyse comparative en les substituant par des alternatives plus sûres, dès que c’est possible ;
– or les PFAS les plus vendus sont précisément ces pesticides candidats à la substitution ! Ils représentaient la moitié des ventes de pesticides PFAS en Belgique, en 2021, entrant dans la composition de cent vingt-deux pesticides chimiques de synthèse différents autorisés en Belgique ;
– le premier pesticide PFAS le plus vendu en Belgique est le flufénacet – un herbicide candidat à la substitution – et le fluopicolide – un fongicide également candidat à la substitution, ces deux substances étant commercialisées par le géant Bayer Crop Sciences AG ;
– toute proportion gardée, sur base de la S.A.U. (surface agricole utile), la Belgique consomme deux fois plus de pesticides PFAS que son voisin, la France, mais moins que son autre voisin des Pays Bas !
Comment les PFAS passent-ils à travers les mailles législatives ?
L’exposition délibérée – et en augmentation ! – des consommateurs à des cocktails de pesticides PFAS, dans les fruits et légumes, est inquiétante. On ne peut que s’étonner du fait qu’aucune mesure et qu’aucun engagement politique n’ait été pris à ce jour par les autorités pour les interdire. Comment se fait-il que les pesticides PFAS passent à travers les mailles du filet ? Certes, les agriculteurs ne savent généralement pas qu’ils pulvérisent des polluants éternels sur leur culture : ce n’est pas mentionné sur l’étiquette et l’industrie se garde bien d’en faire la publicité. Mais comment les autorités peuvent-elles rester de marbre devant ces contaminations ? La mise sur le marché des pesticides est l’aboutissement d’un parcours d’évaluation réglementaire s’apparentant à une lasagne, avec une couche européenne, une couche fédérale et une couche régionale. Les risques du produit sont analysés à chaque étape mais, malgré ce parcours, l’étude nous a montré que les pesticides PFAS sont bel et bien présents dans nos assiettes, et chaque année plus nombreux.
Plusieurs raisons ont été identifiées :
– l’absence de prise en compte de la persistance dans l’environnement comme critère d’exclusion. Caractéristique commune de tous les PFAS et justification majeure d’une proposition de restriction universelle de ces substances au niveau européen – à l’exception des pesticides – : ni la persistance, ni la forte persistance ne sont per se une raison d’interdire une substance active dans la réglementation européenne. Seules les substances persistantes, bioaccumulables et toxiques ou très persistantes et très bioaccumulables, seront exclues de l’approbation ;
– l’absence d’évaluation rigoureuse des différentes toxicités des pesticides, entre autres la perturbation endocrinienne. On observe que de nombreux pesticides PFAS sont approuvés, ou même réapprouvés, sans faire l’objet d’évaluation de leur toxicité – pourtant obligatoire depuis 2018 – ou qu’une évaluation de la perturbation endocrinienne est en cours mais n’est pas finalisée. Et cela peut durer des années… Or les PFAS sont de plus en plus suspectés d’interférer avec le système endocrinien – thyroïde – et immunitaire ;
– l’absence d’élimination progressive des pesticides candidats à la substitution. Ici aussi, la seule forte persistance ne suffit pas à qualifier une substance active de candidate à la substitution. Tous les PFAS pesticides n’en sont donc pas des mais, par ailleurs, la pratique a démontré que ces pesticides candidats à la substitution, censés être progressivement éliminés grâce au mécanisme de l’évaluation comparative, continuent à circuler sans que cette évaluation ait lieu, à quelques rares exceptions près. On se reportera ici au chapitre 2 du rapport de Nature & Progrès, intitulé « Belgique, royaume des pesticides » – voir notre analyse N°18 de l’année 2023. Ce rapport est disponible en ligne sur le site Internet de Nature & Progrès : www.natpro.be/informations/brochures/ ;
– l’absence de prise en compte de la toxicité intrinsèque des métabolites car les produits de dégradation des pesticides sont autant – voire plus – toxiques que la substance active dont ils proviennent. En l’occurrence l’acide trifluoroacétique (TFA) est un métabolite extrêmement persistant qui se retrouve dans de nombreux produits de dégradation des PFAS. Mais la réglementation sur les pesticides n’a prévu d’apprécier les risques de persistance, bioaccumulation et toxicité – PVB, et vPvB – que quand la substance dont ils proviennent présente elle-même ces caractéristiques. C’est une aberration !
– l’absence de prise en compte de l’effet cocktail car l’exposition combinée, alimentaire et non alimentaire, à plusieurs substances chimiques – y compris les pesticides – n’est pas prise en compte par les évaluateurs, en l’absence de ligne directrice pour mener à bien cet examen pourtant obligatoire.
Ces quelques éléments témoignent du contexte tout à fait obsolète de la réglementation des pesticides. Elle s’applique toujours, cependant, au mépris de l’environnement et de la santé, et du besoin criant de décisions politiques courageuses pour nous en protéger.
Nos demandes et revendications
En 2020, dans le cadre du Pacte Vert européen, l’Union Européenne s’est engagée à interdire tous les PFAS inutiles en Europe. Mais les PFAS pesticides ont été exclus de la proposition de restriction universelle, sous prétexte qu’ils étaient déjà suffisamment régulés dans les normes européennes sur les pesticides.
Nature & Progrès, en collaboration avec PAN Europe, demande de toute urgence :
L’interdiction de tous les pesticides PFAS, soit :
– au niveau européen, d’une part, mettre fin à l’approbation de la substance active du fait de sa forte persistance, ou de la persistance de ses métabolites, dans le cadre de la réglementation pesticide et, d’autre part, supprimer l’exception des pesticides dans le cadre de la proposition de restriction universelle des PFAS ;
– au niveau fédéral, mettre en place un plan de réduction des pesticides PFAS pour une élimination totale au 1er janvier 2026 ;
– au niveau régional, suspendre immédiatement des PFAS pesticides.
L’application cohérente et rigoureuse de la réglementation européenne sur les pesticides, reposant sur l’expertise scientifique indépendante et sur le principe de précaution, entre autres en ce qui concerne l’évaluation comparative en matière de candidats à la substitution.
Une politique « Zéro résidus de pesticides PFAS » dans les produits alimentaires.
Un engagement massif de nos autorités pour une agriculture sans pesticides chimiques de synthèse.
Le rapport complet est consultable sur notre site internet
Le thème de l’édition 2024 des « portes ouvertes des jardins des membres de Nature & Progrès » n’a pas été choisi par hasard. Les bouleversements climatiques nous plongent dans l’incertitude totale. Quelle météo aurons-nous cette année ? A l’heure des principaux semis, personne ne peut dire s’il fera sec, humide, froid ou chaud. Que semer, que planter, dans nos champs et dans nos jardins, pour assurer notre alimentation dans un contexte de climat changeant ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
« Produire notre alimentation localement » est une valeur défendue avec beaucoup d’énergie par l’ensemble de la communauté Nature & Progrès. Que ce soit dans les champs de nos producteurs bio, ou dans les jardins potagers citoyens, chaque année représente un défi pour maintenir et renforcer notre degré d’autonomie, pour maîtriser toutes les étapes de la production alimentaire, de la terre à l’assiette.
Les modifications climatiques viennent, d’année en année, renforcer les incertitudes liées aux conditions météorologiques de l’année. Les constats sont identiques partout, et notamment quantifiés par l’Institut Royal Métérologique en Belgique : les extrêmes se multiplient. Sécheresses particulièrement précoces, périodes excessivement humides, canicules ou coups de froid, les mois passent et ne se ressemblent pas. Un nouveau défi pour choisir les cultures qui produiront notre alimentation dans ces conditions fluctuantes et incertaines.
Plus que jamais, opter pour la biodiversité améliorera la résilience de nos jardins et de nos champs. En cherchant à diversifier la génétique de ce qu’ils auront semé et planté, jardiniers et producteurs auront de meilleures garanties d’avoir quelque chose à récolter. L’offre des plants et semences produits par les fournisseurs de matériel végétal répond-elle à ces défis ? Que choisir ?
Diversité des espèces
La créativité de Dame Nature nous a gâtés. Notre flore recèle d’une multitude de plantes comestibles. Certaines sont restées sauvages, s’épanouissant sur les bords des chemins, dans les prés et dans les bois. D’autres ont été mises en culture par l’Homme, qui les a progressivement « améliorées » par sélection. C’est ainsi que la carotte sauvage, dont la racine n’est pas très appétissante, a donné la carotte cultivée, douce et charnue, peu concentrée en substances de défense. La pomme sauvage, petite et acide, a évolué vers des fruits plus gros et sucrés, certaines variétés étant capables de se conserver de nombreux mois dans nos celliers.
Nous avons donc le choix entre de nombreuses espèces végétales fournissant feuillages, fruits, graines ou racines. Bonne nouvelle ! Les catalogues de nos semenciers sont de plus en plus riches en fruits et légumes venus d’ici ou d’ailleurs, adaptés à nos régions. Topinambour, persil tubéreux, chou chinois, châtaigne de terre, oca du Pérou, cardon, bardane japonaise, amarante… Les jardiniers, les producteurs et les consommateurs peuvent tester et goûter ces nouvelles saveurs. Les exigences de ces plantes étant très variées, toutes les cultures ne réussiront pas chez tout le monde, mais de belles découvertes sont au rendez-vous.
Diversité au sein des espèces
La diversité génétique se trouve aussi au sein-même des espèces, dans les différents clones, les variétés et les hybrides. Un rappel de définitions s’impose.
Les plantes issues de reproduction végétative, soit, les clones, présentent peu de diversité génétique. Saviez-vous que toutes les pommes Jonagold sont issues de la multiplication de trois méristèmes ? Heureusement, la Nature fait bien les choses : les mutations naturelles ont donné naissance à une diversité génétique se reflétant dans la couleur du fruit allant du rouge foncé au rouge vermeil.
Les lignées pures correspondent à des populations qui produisent, par croisement ou autofécondation, des descendants toujours semblables entre eux ainsi qu’aux géniteurs. Lorsque vous semez des graines de carotte Rodelika, vous obtenez des carottes conformes à la description de la Rodelika. Tous les individus sont génétiquement identiques et homozygotes pour les caractères pour lesquels ils ont été sélectionnés. Ce sont les variétés reproductibles de nos fruits et légumes. Si la variabilité génétique au sein d’une lignée pure est extrêmement pauvre – puisqu’elle induirait une non-conformité de la descendance par rapport aux standards de la variété -, la richesse se situe dans la diversité de ces différentes variétés.
Les hybrides sont, quant à eux, issus du croisement qui peut avoir lieu entre espèces différentes – on obtient alors une descendance stérile -, ou au sein d’une même espèce. De manière générale, les descendants de ces croisements bénéficient de l’effet d’heterosis, c’est-à-dire qu’ils présentent une vigueur accrue par rapport aux parents. Penchons-nous donc sur ces hybrides.
Le croisement de deux lignées pures donne, en première génération, des hybrides F1 dans lesquels s’expriment les caractères dominants des parents. On y observe une forte homogénéité, soit, des plantes et semences que nous achetons. Si l’on resème les graines issues de ces F1, il y a disjonction des caractères. La génération F2 est, de ce fait, hétérogène au niveau morphologique et/ou physiologique. On n’obtient donc plus des copies conformes des « parents » (les hybrides F1), ce qui est reproché à ces plantes : il faut racheter des plants ou des semences chaque année. Si l’on croise des hybrides F1, les hasards de la combinaison des gènes fournit cependant une diversité génétique intéressante en termes de résilience et de diversité !
Le croisement d’un ensemble d’individus de la même espèce, mais présentant une génétique variée, peut aboutir à une « variété population ». Elle correspond à un ensemble d’individus aux génotypes variés, multipliés en pollinisation libre et sélectionnés par sélection massale. Ce n’est pas une variété au sens usuel du terme, car elle ne répond pas aux critères DHS (distinction, homogénéité et stabilité) permettant l’inscription au catalogue. La réglementation européenne reconnait l’utilité des variétés population et en autorise l’utilisation pour les producteurs biologiques.
Diversité, mais pas manipulation !
La diversité naturelle des gènes des plantes nous intéresse en termes de résilience, et on la retrouve notamment au niveau des hybrides. Si on recherche la diversité génétique, ce n’est pas, pour autant, une raison d’accepter les organismes génétiquement modifiés ! Un OGM est, selon la définition officielle (Directive européenne 2001/18/CE), « un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». Il y a donc intervention humaine artificielle par manipulation de génome, ce qui est bien différent de la sélection qu’effectue le jardinier qui ressème les graines issues de ses plus belles et délicieuses tomates !
Evoluer dans les pratiques
La diversité végétale, augmentant la résilience de nos cultures, peut être atteinte en multipliant les espèces cultivées ainsi que les variétés de ces espèces, les « lignées pures ». Les catalogues des semenciers recèlent de variétés, avec une attention accrue pour les sélections anciennes, dites « de terroir », qu’ils se donnent pour objectif de conserver et de multiplier. Nature & Progrès défend, depuis de nombreuses années, la diversité végétale et sensibilise les jardiniers et les producteurs à l’importance de préserver, et de participer à la préservation des nombreuses lignées pures, issues de générations de sélectionneurs, aussi bien professionnels qu’amateurs.
Dans les champs et dans les jardins, il sera nécessaire de jongler avec les variétés. On distingue souvent les variétés de printemps, d’été ou d’automne du même légume. Par exemple, les laitues de printemps sont adaptées pour démarrer tôt, mais elles sont sensibles à la chaleur et à la sécheresse qui les fait monter à graines. On les remplace donc au cours de la saison par des variétés d’été, mieux adaptées à ces conditions, pour terminer avec des variétés d’automne, poursuivant leur croissance malgré les premiers frimas. Mais à l’heure où les épisodes de sécheresse frappent tôt et fort, ne serait-il pas intéressant de changer nos habitudes en multipliant les variétés cultivées tout au long de l’année ?
Au-delà de ces adaptations de pratiques, un changement plus profond dans la manière de considérer les variétés semble opportun. On a l’habitude, quand on fait ses propres semences, de veiller à la pureté de la variété. Pour les courges, cela passe le plus souvent par des fécondations contrôlées. Pour d’autres légumes, on s’assurera de ne pas laisser fleurir des variétés différentes dans un certain périmètre pour éviter les croisements. En fonction du mode de reproduction de la plante (autogame ou allogame, fécondée par le vent ou par les insectes…), un cortège de bonnes pratiques a été défini pour maintenir, à tout prix, la pureté variétale et la perpétuer d’année en année.
Si ces pratiques sont indispensables pour les semenciers, qui proposent des lignées pures, ne devraient-elles pas être revues, dans nos champs et dans nos jardins ? N’est-il pas préférable de cultiver des variétés populations, en croisant, autant que possible, des génétiques diversifiées (sur base des lignées pures proposées par les semenciers), afin d’accroître les chances d’obtenir, selon les aléas de la météo, une récolte suffisante à l’autonomie alimentaire individuelle ou à l’équilibre financier de la ferme ? Une idée à essaimer auprès des producteurs et des jardiniers.
En cette année 2024, nous serons invités, par deux fois, à nous présenter aux urnes afin d’élire nos dirigeants : en juin, aux niveaux fédéral, régional et européen, et en octobre, aux niveaux communal et provincial. Tirons le bilan de la législature qui se termine. Nos politiques ont-ils tenu leurs promesses ? Quelles ont été les avancées, et – malheureusement – les reculs, en matière de suppression de pesticides chimiques de synthèse ?
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Depuis sa naissance en 1986, notre association milite contre l’utilisation des pesticides chimiques de synthèse. Un travail de longue haleine, qui porte peu à peu ses fruits. Mais l’on peut encore s’étonner qu’avec les connaissances actuelles sur la toxicité de ces molécules pour l’environnement et la santé, les choses n’avancent pas de manière plus rapide et plus efficace. Inlassablement, et avec une conviction toujours renouvelée, les membres et l’équipe de Nature & Progrès interpellent les politiques des différents niveaux de pouvoir et font pression, pour notre santé et celle de la Terre.
2024 est une année-clé. En juin, nous voterons pour nos dirigeants aux niveaux européen, fédéral et régional. En octobre, ce sera au tour des élections communales et provinciales. Pour qui donner sa voix ? A coté de l’analyse des programmes, une manière de juger de l’ambition des partis est aussi de regarder en arrière, en faisant le bilan de la législature. Que nous avaient promis les partis au pouvoir ? Qu’ont-ils finalement réalisé pendant le temps de leur mandat ? Faisons le bilan de la législature touchant à sa fin.
La « pause environnementale » se confirme
Vendredi 15 mars, 14h. Je m’assieds face à mon ordinateur pour entamer la rédaction de cet article. Objectif : épingler les avancées que la Belgique et la Wallonie ont réalisées ou manquées en matière de réduction des pesticides chimiques de synthèse…Voilà qu’à l’instant, la Commission Européenne (CE) sort un communiqué, en réaction à l’ébullition du monde agricole. On y apprend, malgré un enchevêtrement complexe de causes à la colère des producteurs, que la CE propose de faire sauter trois mesures agro-environnementales essentielles à la préservation des sols et de la biodiversité : l’obligation de couvert végétal en période sensible, l’obligation de rotation des cultures et la mise en jachère de 4 % de terres. Une décision facile, sans vision, et un vrai rétropédalage ! L’Europe alimente la dualité, creuse encore l’écart « agriculture – protection de l’environnement », alors que l’une et l’autre devraient marcher main dans la main.
Dans la foulée de la décision de remettre sine die le projet de règlementation sur l’utilisation durable des pesticides (Règlement « SUR ») le mois dernier, de prolonger l’approbation du glyphosate pour 10 ans malgré l’absence de majorité qualifiée au Conseil, la CE confirme son penchant pour la « pause environnementale ». L’utilisation des pesticides chimiques de synthèse n’est pas qu’une question d’environnement, c’est aussi un enjeu de santé publique !
Déclarations politiques fédérales et régionales
Dépitée, je m’inscris à un débat organisé par la Première, le 20 mars, entre les ministres Tellier (environnement, région wallonne, écolo), et Clarinval (agriculture, fédéral, MR) sur le thème : « Quelle agriculture durable pour demain en Wallonie ? ». Les questions que nous, membres et acteurs de Nature & Progrès, voudrions leur poser ne manquent pas. Qu’ont-ils fait, l’un comme l’autre, pour que nos agriculteurs.rices s’affranchissent des produits chimiques ? Pour que leur santé, celle des citoyens et celle de l’environnement soient prioritaires ? Quel bilan dressent-ils de leur engagement de réduire l’utilisation des pesticides ? Croient-ils à une Wallonie sans pesticides ?
Sur papier, le gouvernement fédéral s’était engagé à « réaliser un ambitieux plan de réduction des pesticides », et le gouvernement régional de son côté « en cohérence avec les décisions européennes visant à sortir progressivement des pesticides, … à soutenir l’agriculture durable …et à orienter les moyens vers le développement d’alternatives durables, développer le conseil indépendant notamment concernant l’utilisation de pesticides et engrais chimiques ». Mais, derrière ces mots, qu’en est-il ?
Belgique, Royaume des pesticides
Au niveau des pays européens, la Belgique tient la troisième place du podium en termes d’utilisation des pesticides, derrière les Pays Bas et Chypre. En 2020, environ 6.500 tonnes de pesticides chimiques de synthèse sont pulvérisées annuellement dans les champs cultivés, soit 8,5 kg à l’hectare. C’est quatre fois plus que la moyenne européenne !
Il y a juste un an, Nature & Progrès, en partenariat avec PAN Europe, sortait un rapport intitulé « Belgique, Royaume des pesticides ». Cette étude soulignait le rôle de l’administration belge dans l’utilisation massive de pesticides chimiques de synthèse. Elle donne son feu vert aux pesticides les plus toxiques, les candidats à la substitution (CfS, ceux qui auraient dû progressivement disparaitre du territoire), comme si c’était une simple formalité. Elle délivre aussi à la volée des dérogations temporaires d’urgence pour l’utilisation de pesticides non approuvés au niveau européen, s’appuyant sur des exceptions sans fondement. Enfin, elle se passe d’une évaluation des risques de la composition finale du produit, alors que de plus en plus d’études démontrent que la toxicité des co-formulants et de la formulation finale peut s’avérer bien plus dangereuse que la molécule active elle-même.
Depuis, on ne peut que se réjouir du « halte-là », qu’ont mis le Conseil d’Etat (instance administrative la plus haute de Belgique) et la Cour de Justice des Communautés européennes aux pratiques de dérogation abusive de l’administration belge. Deux arrêtés ont été pris pour interdire les dérogations nationales, dès lors qu’une substance active n’est pas approuvée, pour des raisons de toxicité, au niveau européen. Il aura fallu passer par la voie judiciaire pour faire respecter la réglementation européenne, à défaut pour l’administration de prendre ses responsabilités. C’est la fameuse affaire sur les néonicotinoïdes que Nature & Progrès et PAN Europe se réjouissent d’avoir menée à son terme (voir Valériane n°165).
Une décision récente encourageante, en provenance de l’administration elle-même cette fois-ci – ce qui est assez rare pour le souligner -, consiste dans la suspension immédiate et indéfinie dans le temps des herbicides à base de prosulfocarbe. Le Comité d’agrégation (organe fédéral, au sein du SPF Santé publique, en charge de l’autorisation des pesticides) en a décidé ainsi début février 2024. Alors qu’avec l’Union des agrobiologistes belges (UNAB), nous questionnions les autorités sur les problèmes de dérive de cette substance, au cours de la procédure d’évaluation du Comité d’Agrégation, des données toxicologiques fournies par l’industrie ont fait apparaitre un problème de toxicité par « absorption dermique pour les opérateurs ». Affaire à suivre puisqu’un appel de cette décision serait en cours, mais d’ores et déjà une décision pionnière, puisque guidée par un impératif de santé publique, sur la base d’études délivrées par l’industrie elle-même.
Les « plans de réduction » : des coquilles vides !
Cependant, sur les stratégies globales de réduction des pesticides, c’est la déception. Si l’intitulé, comme les déclarations de politique, projettent notre imaginaire dans des stratégies concrètes et des actions ambitieuses pour s’affranchir des pesticides, le Plan National pour la réduction des Pesticides (NAPAN) 2018-2022 nous montre qu’on en est au stade de diagnostic, d’évaluation, d’études, d’observatoires, de suivi d’informations. Où sont les réelles mesures permettant des réductions ? Et le Programme 2023-2027, dans la continuité du précédent, est tout aussi vide d’actions. La Déclaration politique parlait d’un plan ambitieux de réduction des pesticides… A croire que seul le nombre de mesures (176 !) compte ! Quant à la sincérité de la Vivaldi à vouloir s’affranchir des pesticides chimiques de synthèse, le doute est permis.
Les riverains attendent toujours
Dans la lasagne institutionnelle belge, c’est le fédéral qui a la compétence pour l’autorisation des pesticides (PPP) et les régions qui ont en main les conditions d’utilisation de ces pesticides, pour protéger les populations et l’environnement.
Au lendemain des élections régionales 2019, Nature & Progrès, aux côtés d’autres organisations comme Canopea, s’est mobilisé pour que l’Arrêté du gouvernement wallon du 11 juillet 2013 relatif à « une application des pesticides compatible avec le développement durable » soit enfin mis en œuvre et protège les riverains et notre environnement. Même si rien, à cet égard, ne figurait dans la déclaration gouvernementale. Dès lors que l’arrêté existait depuis 2013 et n’avait toujours pas été implémenté, il était, pour nous, prioritaire de prendre les mesures qui permettraient son implémentation (définition des zones de protection, conditions de pulvérisation, carnet de traitement, etc.). Cela s’imposait d’autant plus que deux études menées en Wallonie en 2019 (PROPULPP, sur les dérives des pesticides dans l’air et les sols à proximité des zones de pulvérisation, et EXPOPESTEN, sur les résidus des pesticides dans les urines des riverains) mettaient clairement et scientifiquement en avant l’exposition des populations aux pesticides. Elles auraient dû servir de base à des décisions politiques courageuses pour protéger les personnes vulnérables, pas uniquement en fonction du lieu où elles se situent (crèches, hôpitaux, plaines de jeux…), mais partout. Malheureusement, on arrive en fin de législature, et malgré un dernier sursaut en fin de mandat de la ministre de l’Environnement pour faire aboutir ce dossier, aucune avancée n’est à retenir.
Nos revendications pour la prochaine législature
A l’heure des programmes électoraux, rien d’étonnant à ce que tous les partis démocratiques se réclament d’une transition en matière d’agriculture. Qu’ils l’appellent : agriculture durable, biologique, agroécologique, sans produits chimiques, ils affichent tous ce tournant, avec plus ou moins d’ambition et de conviction. Pour notre part, c’est au moment de la négociation des accords de gouvernement qu’il s’agira d’exercer une influence maximale sur les partis pour que de réelles trajectoires ambitieuses en termes de réduction des pesticides soient fixées, que des stratégies soient mises en place pour en permettre la mise en œuvre et que l’Arrêté de 2013 soit finalement mis en œuvre avec ambition.
Au rang des revendications prioritaires, nous plaiderons pour :
Un vrai partage de compétence entre les ministères de l’agriculture, de la santé et de l’environnement sur toutes les décisions concernant les pesticides ;
Une interdiction des pesticides les plus toxiques (CfS)
Une interdiction des pesticides PFAS (voir page 22)
Un respect de la règlementation européenne sur les pesticides (application du principe de précaution, transparence, évaluation des risques, …)
Plus de soutien à notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides »
REFERENCES
Defourny, Dossier « Questions (im)pertinentes sur les pesticides dans l’eau Wallonne », Canopea, Décembre 2022.
Nature & Progrès. Prosulfocarbe, l’administration belge pour une décision qui protège la santé des opérateurs. https://www.natpro.be/prosulfocarbe-ladministration-belge-pour-une-decision-qui-protege-la-sante-des-operateurs/
Nous sommes tous inquiets faces aux évolutions du monde. Penser un nouveau modèle de société, plus juste et plus durable, est indispensable mais n’est pas suffisant. Il faut agir pour changer de trajectoire. Comment ? Selon Philippe Baret, il est important d’aujourd’hui se positionner comme « les éclaireurs du temps qui reste » afin de montrer la voie d’un monde plus durable. Deux ingrédients sont nécessaires : un message, cohérent et rassembleur, et une bonne tablée, soit, accroître son pouvoir de mobilisation. Où en sommes-nous, chez Nature & Progrès ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Le 27 janvier 2024 se tenaient les Etats généraux de Nature & Progrès. Cet événement, qui a lieu tous les cinq ans, rassemble les forces vives de l’association afin de définir les lignes directrices des actions à venir. C’est une réunion où les idées se rencontrent dans un grand bouillon, chacun apportant ses ingrédients pour contribuer à un monde meilleur. En introduction de cet événement, Philippe Baret, directeur du Laboratoire de recherches Sytra (Transition of food systems) de l’Université Catholique de Louvain, a été invité à partager avec nous ses réflexions sur les ingrédients nécessaires à un changement de notre société. De quoi inspirer les débats, tout au long de la journée.
Nature & Progrès, une pépinière d’éclaireurs
Voici un demi-siècle que des citoyens et des producteurs, interpellés par les évolutions de notre société, se sont regroupés au sein de Nature & Progrès. Ensemble, en s’informant, en appréhendant les défis touchant les humains et la planète, en analysant des solutions possibles, en s’inspirant d’alternatives, les membres de Nature & Progrès réinventent un modèle de société plus juste et plus durable. Nous pouvons les comparer à des éclaireurs. Positionnés à l’avant de la troupe, ils cherchent le chemin. Ils explorent, ils expérimentent… Mais ils n’ont de sens que s’ils sont suivis et s’ils ne restent pas eux-mêmes bloqués en chemin ! Comment faire en sorte que les citoyens adoptent avec nous le chemin d’un monde plus robuste, pournotre santé et celle de la Terre ?
Soyons RADIN !
Avec son équipe de recherche, Philippe Baret a élaboré un système de classification des mouvements en fonction de deux paramètres. Le premier est le niveau d’ambition, qui distingue des mouvements « radicaux », qui souhaitent une refonte en profondeur du système, et des mouvements « adaptatifs », assez conservateurs, qui préfèrent de petites adaptations de faible ampleur et à leur rythme. Le second paramètre concerne la portée, ce qui distingue des mouvements « spécifiques », concernant de petits groupes de personnes, et des mouvements « inclusifs », qui souhaitent toucher le plus grand nombre.
Les syndicats agricoles majoritaires sont souvent « ADIN » : adaptatifs inclusifs, ils parlent au nom de tous les agriculteurs, et demandent souvent de petits changements adaptatifs, peu conséquents. Pour faire changer les choses en profondeur, être à la hauteur des défis actuels, l’idéal est d’être RADIN : radical inclusif, soit, placer la barre des ambitions très haut, et essayer de toucher un maximum de personnes. L’enjeu est donc double : celui d’« écologiser », soit, d’avoir une visée forte au niveau écologique (et sociétal), et celle de contaminer le plus d’acteurs possible. La recette pour avancer vers un monde meilleur est constituée, selon Philippe Baret, par deux ingrédients : les bons produits, et une bonne tablée.
De bons produits pour changer le monde
Les idées, les solutions développées par les éclaireurs doivent être crédibles, éprouvées et systémiques. Le piège est de proposer des solutions simplistes, basées sur des couples problèmes-solutions. Ces propos rejoignent ceux d’Olivier Hamant, dans sa critique de la performance. Un exemple ? Si l’on souhaite lutter contre le réchauffement climatique, il faut intensifier les productions, car les modèles intensifs émettent moins de gaz à effet de serre. Cependant, si l’on s’intéresse au bien-être animal, à la qualité des paysages ou à sauvegarde de la biodiversité, ce sont les systèmes extensifs qu’il faut privilégier. Il est important de considérer le problème dans sa globalité.
Le chercheur met en évidence la nécessité d’une cohérence conceptuelle mais aussi sémantique. Ceci signifie qu’il faut se mettre d’accord sur le sens des mots, notamment lorsqu’ils définissent nos idéaux. Par exemple, le concept de « souveraineté alimentaire » est souvent confondu avec l’« autosuffisance alimentaire », soit la capacité d’une région à subvenir à ses besoins alimentaires à l’aide des productions de ce territoire. La souveraineté correspond plutôt à la capacité d’un territoire à décider de la manière de s’alimenter, soit une autonomie de décision, sans pour autant fixer l’origine des productions. Faut-il viser une autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, de l’Europe ? En tout cas, il faut pouvoir le décider de manière démocratique et consciente.
Que penser des ingrédients proposés par Nature & Progrès ? Notre message est-il bien crédible et cohérent par rapport aux défis actuels ? S’il est principalement axé sur les enjeux alimentaires et d’habitat, considère-t-il les problématiques sociales dans leur ensemble ?
S’il est difficile de porter, sur ses propres actions, un regard suffisamment critique, l’avis général est plutôt positif. Comme le soulève Julie Van Damme, secrétaire générale, notre association se base sur des faits, soit, sur des arguments solides et objectifs. Elle porte un message « de science et de faits, et non de slogans ». Le modèle alimentaire – et plus largement, de société – promu par Nature & Progrès est testé et approuvé par ses membres producteurs et citoyens depuis presque 50 ans. Il est basé sur l’autonomie individuelle et collective, sur les possibilités de se défaire des dépendances liées au marché. Il est basé sur une utilisation raisonnable et durable des ressources – eau, sol, minerais…- et sur une économie circulaire, où tout se valorise et se recycle autant que possible pour limiter les déchets et une surconsommation de ressources.
Les combats menés par Nature & Progrès le sont toujours à l’issue d’une phase d’information et d’appropriation du sujet. En faisant intervenir des spécialistes, en rencontrant les différents acteurs, en clarifiant les notions nécessaires à la compréhension des enjeux, la communauté Nature & Progrès définit sa position et son message en connaissance de cause, en prenant soin de définir rigoureusement les termes et les concepts. Les nombreux colloques organisés par l’association en témoignent : sur les abeilles, sur l’accès à la terre, sur les OGM, sur l’abattage de proximité, sur l’agriculture et le changement climatique… Les dossiers réalisés par Nature & Progrès visent à transmettre ces informations au plus grand nombre, pour une prise de conscience collective des enjeux et des solutions.
Des propositions rassembleuses
Le second ingrédient de la transition de nos systèmes est d’accueillir de bons convives, la plus grande tablée possible. Certains détracteurs avancent que « l’écologie, c’est punitif ». Ils mettent l’accent sur les exigences en matière de sobriété : se priver, réduire… Selon Philippe Baret, il faut, au contraire, mettre en avant une politique positive, qui rassemble et qui donne envie de s’impliquer. Il est nécessaire de reconquérir l’opinion publique, de convaincre qu’un autre monde, meilleur, est possible et agréable à vivre.
Ceci implique d’informer de manière factuelle. « Communiquons les chiffres de ce qui, aujourd’hui, est indéniable ! » s’exclame Philippe Baret. En France, 50 millions d’euros sont dépensés annuellement pour soigner les agriculteurs victimes des pesticides. Aujourd’hui, nous perdons notre sol à un rythme de 10 à 100 fois plus élevé que celui de sa reconstitution. Exigeons la transparence de tous les acteurs. L’agriculture, l’alimentation, sont des biens communs qui nous concernent tous. Nous avons le droit de savoir !
Le message porté par Nature & Progrès est-il positif et rassembleur, mobilisateur, capable de rallier les forces vives nécessaires à la transition ? Ici aussi, il est difficile de réaliser une auto-évaluation de plus de quarante ans d’existence de notre mouvement. Mais regardons de plus près les albums des nombreuses photographies prises lors de nos activités. Nous y voyons un petit groupe d’une quinzaine de personnes attroupée devant un poirier, étudiant de quelle manière il faudrait le tailler pour assurer sa bonne santé et sa production. Tous sont appliqués, sécateur en main, mais un sourire se dessine sur leur visage. Une autre photo, celle d’une mère et de son fils qui pétrissent la pâte pour réaliser un pain au levain. L’atelier leur a permis de découvrir que nos aliments ont un visage. Des producteurs de céréales bio peuvent leur fournir une farine naturelle, sans additifs, saine, exempte de pesticides, en collaborant avec un moulin artisanal local remis sur pieds par un couple d’artisans passionnés. Ici aussi, les yeux brillent grâce à la découverte de ce patrimoine, de ce savoir-faire qui leur permettra désormais de façonner leur pain quotidien. Le « vivre Nature & Progrès » rend au citoyen ses choix, ses outils et ses armes pour construire un monde meilleur, où chacun et chacune se sent valorisé et pris en compte de façon égalitaire et bienveillante.
Mais si le message porté par Nature & Progrès est fort, si la barre est placée haut par rapport à notre environnement et à notre société, n’est-ce pas un obstacle pour convaincre des acteurs plus éloignés de nos valeurs ? Cette question taraude les forces vives de Nature & Progrès depuis de nombreuses années, notamment pour les dossiers sensibles, comme ceux des OGM et des pesticides. Julie Van Damme propose « d’avancer masqués ». Dans le cadre de notre projet Wallonie sans pesticides, nous parlons de cultures sans pesticides, et non de cultures « bio » pour éviter de détourner ceux qui ne sont pas encore prêts à entendre parler de l’agriculture biologique mais qui s’intéressent à la réduction et à la suppression des pesticides chimiques de synthèse. Pas à pas, ils progressent vers le bio, dont ils seront ensuite plus enclins à reconnaitre le sérieux et la nécessité. L’objectif de sensibilisation sera alors atteint !
Et maintenant ?
L’exposé de Philippe Baret a amené les membres de Nature & Progrès à se questionner sur la cohérence qui est la nôtre. Quel plan avons-nous pour amener le reste de la troupe à nous suivre, pour construire un monde meilleur ?
Nature & Progrès se positionne, dans le paysage des initiatives de transition, comme un groupement à la fois radical – aux idées fortes – et inclusif – avec l’idée de convaincre le plus grand nombre. Cette ambition implique un soin particulier au message que nous transmettons, mais aussi un enjeu important : celui de disperser nos idées autour de nous, de contaminer, pour engager la transition de notre société.
En ces temps moroses, de crises climatiques, sanitaires, économiques et sociales, nombreuses sont les personnes qui redoutent l’avenir. L’effondrement du modèle actuel semble inéluctable. Les jeunes générations, qui découvrent un monde façonné par des décennies d’industrialisation, de surexploitation des ressources, d’inégalités sociales grandissantes, ont besoin d’une vision positive, d’une lumière au bout du tunnel, d’espoir. Il est, plus que jamais, primordial de démontrer qu’une issue existe, un monde meilleur, au sein duquel nous sommes de véritables acteurs. Un monde d’autonomie et de solidarité, de reconnexion avec la réalité de la nature. C’est bien la vision de Nature & Progrès.
Philippe Baret clôture son discours par une citation inspirante empruntée à Patrick Boucheron, auteur du livre « Le temps qui reste » : « Un assaut de beautés […] saura braver la méchanceté du monde ».
Les agriculteurs ont délaissé leurs champs pour rejoindre les routes. Ce qu’ils réclament avant tout, c’est de pouvoir vivre dignement de leur métier, un métier noble : nourrir les gens. Entrepreneurs, les agriculteurs ne sont pas indépendants ! Leur quotidien est soumis aux décisions politiques, aux spéculations du marché, aux manœuvres des industriels, tant ceux qui achètent leurs produits que ceux qui les approvisionnent. Même les agriculteurs veillant à garder leur autonomie, en travaillant en circuit court, en recyclant leurs fumiers pour fertiliser leurs champs, en ayant le moins possible recours à des fournisseurs d’intrants, sont concernés par le brevetage des semences, qui va prendre davantage d’ampleur avec l’arrivée des nouveaux OGM (NGT).
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Les agriculteurs.rices cherchent à faire entendre leur voix et leur colère dans ce système où ils se sentent piégés. Piégés par des prix bas et des coûts de production non maitrisés, piégés par des normes et des formalités qui, chaque jour, s’accumulent et les acculent. Ils sont dans l’impasse. A l’écart des autoroutes, le Parlement européen et le Conseil continuent d’avancer au pas de charge dans leur projet de détricotage de la règlementation actuelle sur les OGM. Il s’agit de boucler le dossier avant les élections européennes.
De la science à la fiction
A l’époque du Green Deal (2020), les semences génétiquement modifiées par les techniques précises de mutagénèse ciblée et de cisgénèse sont présentées comme « des outils innovants permettant d’augmenter la durabilité et la résilience des systèmes alimentaires, de soutenir les objectifs du Pacte Vert et la stratégie de la fourche à la fourchette ». Se reposant sur les dires de l’industrie, la Commission soutient encore que « les NGT permettent un développement précis et efficace de variétés végétales améliorées qui peuvent être résistantes au climat et aux parasites, nécessiter moins d’engrais et de pesticides ou garantir des rendements plus élevés ». Dans le sillage des affirmations d’Ursula Von der Leyen, le 14 décembre dernier, à l’aube de la Présidence belge de l’Union Européenne, le Ministre fédéral de l’agriculture, David Clarinval, évoquait, sur les ondes, l’enjeu des progrès technologiques comme solution aux défis agricoles : des drones pour une pulvérisation de précision, des semences génétiquement modifiées « plus rentables et bonnes pour la durabilité ».
Mais à ce jour, les affirmations péremptoires sur les bienfaits des NGT pour l’avenir, le nôtre, celui de la planète ou celui des agriculteurs, ne reposent sur aucune réalité tangible. Et, ce n’est pas le panorama de l’agriculture sur le continent américain, où les techniques génomiques sont les plus avancées, qui va nous convaincre du contraire : immenses superficies cultivées en monoculture, usage croissant de produits phytopharmaceutiques, perte de biodiversité, résistance des ravageurs, cancers d’agriculteurs attribués à l’utilisation du glyphosate, etc. A ce jour, les promesses sur les bienfaits des OGM de première génération n’ont pas été tenues ; pourquoi en serait-il autrement des NGT ? Pourtant, à cette histoire de happy end grâce à la technologie, qui revient presque comme une ritournelle, au nom des bienfaits de la science et du progrès, les politiques semblent y croire. De la science à la fiction, il n’y a qu’un pas…
Le sacro-saint progrès
On associe souvent la science au progrès. Depuis la révolution verte et le recyclage de l’économie de guerre dans l’industrie phytopharmaceutique, le progrès en agriculture se calcule en nombre de molécules et en génie génétique, soit, dans tous les cas, une mainmise de l’homme sur la nature. Brandi comme un graal, le progrès est entendu comme une avancée technique ou technologique, et cette avancée scientifique devrait nécessairement être synonyme de prospérité, de bien-être, même ! Peu importe que ce progrès se solde aussi en perte de biodiversité, en réchauffement climatique, en pollution des eaux, en dégâts sur la santé – à commencer par celle des agriculteurs eux-mêmes.
Fin janvier, un groupement de 35 prix Nobel co-écrivaient un courrier à l’attention des parlementaires européens pour appeler de leurs vœux à cette réglementation plus souple en matière de NGT. Pour ces scientifiques – dont il serait intéressant d’étudier la carrière, le lien avec le monde industriel, les recherches, les brevets obtenus, etc. -, se positionner contre ce projet de dérégulation des NGT serait synonyme d’antiscience, anti-progrès. Rétrograde ?
Et si Nature était Progrès ?
Et si le progrès aujourd’hui se calculait autrement, avec d’autres indices, des critères plus sociétaux, plus éthiques, plus qualitatifs que quantitatifs, plus réconciliateurs que diviseurs, plus collaboratifs que compétitifs ? N’est-ce pas en empruntant à cette dimension-là du progrès, que nous connaitrons une évolution plus heureuse, plus durable, plus globale ? Quand l’Homme aura compris qu’il n’est pas là pour asservir la nature et la maitriser, mais au contraire, pour en faire son alliée et la respecter pour les générations futures. N’aura-t-il pas alors progressé ?
On en est loin. Le projet européen vise à faciliter la mise sur le marché de ces NGT de catégorie 1, que la science prétend maitriser, ce que dénonce l’ANSES, équivalent français notre AFSCA belge. Ces plantes manipulées pourraient se retrouver dans la nature au terme de croisements et de sélection conventionnelle. Ces NGT1 sont produits en laboratoire en faisant fi de générations de croisements et de sélections que le temps et la nature échafaudent à coup d’essais-erreurs. Avec les NGT, l’Homme entend mettre la nature au pas de ses manipulations et de ses propres besoins immédiats. Aller plus vite que la nature, c’est prendre le risque d’aller contre nature. Et si, au contraire, Nature était Progrès ?
(Dé)réguler pour cacher
Les techniques génomiques sont aujourd’hui réglementées à travers une Directive européenne datée de 2001. Cette législation sur les OGM, fruit d’une importante mobilisation de la société civile – à laquelle Nature & Progrès a pris une large part -, offre toutes les garanties en termes de respect du principe de précaution et d’évaluation des risques.
En juillet 2023, quand la Commission a annoncé un paquet de mesures pour une « utilisation durable des ressources naturelles », incluant une nouvelle réglementation sur les plantes produites par des techniques génomiques, elle a détourné les mots de leurs sens. Car ce n’est pas de régulation des nouvelles techniques qu’il s’agit, mais au contraire, de dérégulation. Il n’est pas inutile de rappeler que les NGT ne sont pas interdits aujourd’hui : ils sont juste règlementés et soumis à des conditions d’évaluation de risques, d’étiquetage et de traçabilité.
Défendre la liberté de choix
Au-delà des risques pour la santé et l’environnement liés à une mise sur le marché des NGT sans conditions, au-delà de la fausse vérité selon laquelle modifier un ou des traits d’une espèce en laboratoire permettrait de garantir la durabilité du système agricole, c’est encore d’absence d’autonomie et de liberté de choix que pourraient pâtir les agriculteurs avec l’arrivée de ces NGT « cachés » sur les marchés européens. Cachés, puisque non identifiés, non étiquetés, non traçables et non contrôlés. Cachées, mais bien réelles, ces nouvelles plantes se glisseront partout, volontairement ou involontairement, dans les cultures conventionnelles comme dans les cultures biologiques. Cachées aussi, à l’abri du regard des consommateurs qui n’en veulent pas non plus.
Un argument pour influencer le monde politique
Plus risqués encore : ces NGT cachés sont brevetables, selon l’Office Européen des Brevets (OEB). N’en déplaise aux parlementaires européens, qui à force d’amendements, tentent de faire dire au texte ce qu’il ne pourrait dire, à l’heure actuelle, les process et produits issus des NGT sont brevetables. Il faudrait une modification de cette convention européenne qui s’étend bien au-delà de l’UE puisqu’elle regroupe 39 pays européens, pour s’assurer que les NGT ne soient ni brevetables, ni brevetés, ce que l’UE ne peut en aucun cas garantir. Le projet de dérégulation des NGT n’a aucun effet sur les conditions de brevetabilité des NGT au niveau de l’OEB. Et les royalties à charge des acteurs agricoles, issus de brevets sur le vivant et sur les semences, ne mettent pas les décideurs politiques à l’aise. C’est peut-être le levier pour freiner la proposition.
Passant sous le radar du contrôle démocratique, le texte de proposition fait son bonhomme de chemin dans les allées européennes, sans être fort inquiété. Depuis la sortie, le 5 juillet 2023, du texte sur le principe de précaution, les risques pour l’environnement et la santé, la sécurité alimentaire ou le secteur bio, les alertes de la société civile sonnent creux, à part auprès des Verts et de quelques socialistes. Une frange du monde agricole, particulièrement la filière bio, s’est mobilisée et dénonce les risques de cette réglementation sur la table pour l’avenir et la crédibilité du secteur, jusqu’ici, sans grande écoute des décideurs politiques. Mais les brevets seraient peut-être bien la pierre d’achoppement qui permettrait, faute d’accord et vu le calendrier serré, de mettre la clé sous le paillasson pour la fin de cette législature.
Notre système monétaire nous concerne tous. Chacun utilise la monnaie – chez nous, l’Euro – pour échanger des biens et des services. Le modèle actuel montre des lacunes et des dérives – monnaie dette, opacité du système, manque de valeur de référence – qui influent sur la qualité de nos vies, au sein de nos communautés. Une solution est proposée par le mathématicien et économiste français Stéphane Laborde : la Théorie Relative de la Monnaie. Que propose ce nouveau concept, et en quoi changerait-il la vie quotidienne des citoyens ordinaires que nous sommes ?
Par Dominique Parizel, rédacteur
Aux yeux de la Théorie Relative de la Monnaie – voir : https://trm.creationmonetaire.info/ –, aucun individu ne peut être en mesure d’imposer aux autres la valeur qu’il accorde à un bien. La monnaie intervient donc, dans tout échange de biens ou de services – on parle d’échanges de valeurs -, afin de rendre comparable tout ce qui est susceptible d’échanges et de permettre, ou pas, une transaction. L’unité commune d’échange sur laquelle s’accordent les individus d’une même zone économique, la monnaie, est donc une valeur indépendante qui ne peut être acceptable que si elle fait l’objet d’une élaboration démocratique, dans sa définition et sa validation, mais aussi dans son acceptation, ses éventuelles modifications, et son abandon.
Une monnaie, pour quoi faire ?
L’existence d’une même zone économique, d’une zone monétaire homogène, est indispensable pour que cette monnaie existe. Idéalement, cet « espace-temps » doit être symétrique et souverain : aucune guerre, ni révolution n’en bouleverse le temps, aucune frontière n’en bouleverse l’espace, aucune « puissance extérieure » n’y perturbe la prise de décision démocratique. La caractéristique principale d’une telle zone est l’ensemble des individus qui le composent et qui y échangent des biens et des services mais également des informations, de l’éducation, du lien… L’individu est donc le fondement de tout repère économique valide – plutôt que les productions ou les marchés -, l’ensemble des individus évoluant, dans le temps, avec les naissances et les morts, l’immigration et l’émigration. Le temps de l’individu, c’est-à-dire l’espérance de vie moyenne de la population, est par conséquent, dans la Théorie Relative de la Monnaie, une donnée essentielle de toute zone monétaire.
Pourquoi une théorie relative ?
Pourquoi le principe universel de relativité doit-il être étendu à la monnaie ? Tout simplement parce que premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme doit être appliqué, non seulement aux règles qui régissent toute monnaie commune, mais aussi à la mesure relative de toute valeur, reflétant ainsi la compréhension, la liberté de choix de tout individu vis-à-vis de cette valeur, tant au niveau de sa production que de son échange. Aucun individu, répétons-le, n’a de privilège particulier à revendiquer quant à l’appréciation de toute valeur. Ces libertés fondamentales, relatives à la monnaie, sont pourtant absentes des théories classiques !
Rappelons-les brièvement :
– la liberté se comprend comme un principe de non-nuisance vis-à-vis de soi-même comme vis-à-vis d’autrui ; nul ne peut donc produire ou échanger ce qui n’est pas permis par la loi,
– la valeur est relative à tout bien économique matériel, énergétique, immatériel, spatial ou temporel ; elle est fluctuante, dans l’espace et le temps considérés, relativement à l’individu qui l’utilise, la produit ou l’échange,
– la monnaie est un outil de compte et d’échange commun à tous les citoyens de la même zone économique,
– la zone monétaire est un « espace-temps » local souverain, comprenant tous ses citoyens, présents et futurs. Le principe de liberté doit, en effet, s’accorder avec tous les individus, présents et à venir.
Tout ceci permet de définir trois libertés économiques fondamentales :
– liberté d’accéder aux ressources, s’interprétant toutefois sous l’angle de la non-nuisance : s’approprier un bien suppose qu’il en reste toujours, suffisamment et en qualité aussi bonne, pour autrui,
– liberté de produire de la valeur,
– liberté d’échanger avec autrui, dans la monnaie.
Des problèmes !
– des règles de fonctionnement opaques
Prenons un exemple. Les militants du logiciel libre affirment qu’utiliser un système dont le code informatique n’est pas libre revient à se priver de libertés fondamentales. Dans le monde du software, le « code libre » qualifie donc un programme informatique ouvert et modifiable par ses utilisateurs. Cette liberté du code est totalement compatible avec le principe de relativité qui vient d’être énoncé car, si les lois qui le régissent sont indépendantes, c’est bien qu’elles ne sont ni cachées, ni inaccessibles via l’expérimentation, où qu’on se trouve. Les travaux d’Olivier Auber sur la « perspective numérique » – voir : https://perspective-numerique.net/ – montrent également à quel point le choix d’un système implique celui du code, c’est-à-dire de l’ensemble de règles, qui le régit. Pareil choix n’est jamais neutre, le code étant une notion préalable à toute forme de choix.
Or, actuellement, la monnaie est régie par un « code caché », c’est-à-dire un ensemble de règles, aux mains de technocrates, qui ne sont pas modifiables démocratiquement. La conséquence d’un système monétaire dont le code est caché est l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure topologique pyramidale auto-reproductive et instable. Inversement, l’utilisation d’un système monétaire libre a pour conséquence l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure sphérique, en expansion dans l’espace-temps, compatible avec le renouvellement des générations. Selon Stéphane Laborde, l’euro ne peut donc pas être considéré comme une monnaie issue d’un système monétaire libre puisque les règles qui régissent son code ne sont pas modifiables par un processus démocratique.
– l’impossible valeur de référence
Il y a quelques décennies encore, une « preuve » matérielle devait attester de la valeur de la monnaie. Cette preuve était la valeur de référence. Il s’agissait d’or, le plus souvent. Mais, en fonction de leur rareté et de leur possible épuisement, aucune valeur de référence n’était productible, partout dans l’espace et encore moins dans le temps. L’or, par exemple, n’était pas universellement accessible au sein d’une même zone économique, ce qui ne pouvait répondre aux conditions de symétrie temporelle, à l’égard des générations suivantes, et bafouait leur capacité d’accéder aux ressources, de produire et d’échanger dans la monnaie. Si l’informatique et les réseaux de télécommunication acquièrent, aujourd’hui, une large part de la valeur globalement échangée dans nos économies, penser qu’il faudrait créer plus de monnaie gagée sur cette valeur serait pourtant une erreur puisque la valeur qui dominera ensuite sera peut-être encore plus fondamentalement différente, en fonction du jugement de la génération concernée. La définition d’une valeur de référence est donc un biais fondamental qui nie la relativité de toute valeur, qui nie la nécessité pour tout individu d’être en droit de la juger indépendamment. Aussi il n’est-il pas étonnant que l’étalon-or ait été abandonné, en 1971 aux Etats-Unis, au profit d’une monnaie totalement dématérialisée dont la croissance globale est contrôlée par une Banque Centrale et par un ensemble de règles restreignant la capacité des banques privées à émettre des crédits.
Si la valeur de référence rendait difficile toute forme de « tricherie » sur la création monétaire, de fréquents non-respects de ces valeurs n’en empêchèrent pas moins la monnaie de subir des poussées inflationnistes ou déflationnistes, de provoquer faillites et crises économiques. Ce sont donc bien les critères de transparence, de confiance, d’éthique et de respect de l’équité qui fondent, avant tout, la confiance des individus dans toute monnaie commune.
– La monnaie-dette
La part des euros en circulation qui reflètent l’économie réelle, la réalité des échanges de biens et de services, est marginale. La plus grande partie des euros échangés reflètent une économie financière, spéculative, fondée sur la notion de dette. C’est au nom de nos dettes que ceux qui gouvernent coupent dans les soins de santé, les salaires, les pensions, la culture… Mais que se passe-t-il vraiment quand quelqu’un s’endette pour créditer un débiteur et que ce débiteur rétribue ensuite un tiers qui fournira l’argent nécessaire à celui qui s’endette ? En premier lieu, la symétrie spatiale n’est pas respectée puisque quelqu’un a ainsi acquis le droit de s’endetter prioritairement, sans que les productions et les échanges de valeurs aient attendu un point spécifique d’émission monétaire, sous peine de bloquer une partie de l’économie. La symétrie temporelle n’est pas davantage respectée car aucun échange de valeurs ne doit être tributaire d’une émission effectuée, à un moment donné, et qui serait susceptible de bloquer également certains échanges, et cela sans raison particulière.
Ce système de monnaie-dette, à émission asymétrique, est une cause majeure d’appauvrissement, voire d’asservissement, tant les intérêts générés engendrent sans fin de nouvelles émissions de monnaie qui ne profitent qu’aux débiteurs dont le pouvoir d’achat, vu la raréfaction progressive de la monnaie en circulation, est démultiplié dans le cadre d’une économie en déflation. De plus, une confusion s’installe entre « monnaie dette » commune, émise par les états, et « monnaie dette » privée, empêchant toute prise de conscience individuelle du phénomène. Notre droit, qui est intraitable lorsqu’il s’agit de protection des marques contre la contrefaçon, néglige étrangement celle de l’outil d’échange, en tolérant que des entreprises utilisent le même sigle comptable pour leur propre émission de dette que celles de la communauté politique.
Des solutions ?
La symétrie dans l’espace et dans le temps est indispensable pour permettre la circularité des échanges de valeurs, pour assurer une continuité et prendre en compte le présent et le futur, pour limiter la quantité de monnaie afin qu’elle garde suffisamment de stabilité et de potentiel d’échange. Stéphane Laborde indique donc des solutions claires qu’il pense parfaitement optimisables.
– le dividende universel
Nous vous épargnerons ici des équations mathématiques qui vous seraient peut-être rébarbatives. Disons simplement qu’elles sont à même de décrire les conditions de symétrie, spatiale et temporelle garantissant qu’aucun référentiel ou aucun individu, présent ou à venir, pas plus qu’aucune génération, ne soient privilégiés quant à la création de monnaie. Cette démonstration a pour principal effet concret que chaque acteur d’une même zone économique, présent à un moment donné, est émetteur d’une même part relative de monnaie, c’est-à-dire d’un « dividende universel ».
La masse monétaire, autrement dit, serait symétriquement répartie pour l’ensemble des acteurs, présents et à venir. La densité de monnaie serait ainsi assurée, en tout temps et en tout lieu, évitant les sécheresses monétaires, sources de déflation, autant que les excès, sources d’inflation ; la monnaie serait créée en continuité, en cohérence avec le remplacement des générations et la croissance de la masse monétaire. La dimension générationnelle, liée à l’espérance de la vie, changerait en profondeur la définition même de la monnaie, en évitant l’erreur fondamentale consistant à considérer l’ensemble des acteurs en tant que quantité permanente, et en y voyant plutôt un flux d’individus en continuel renouvellement, sans privilégier aucun d’eux vis-à-vis de la création monétaire. Le dividende universel serait une part monétaire permettant aux individus d’échanger des biens et des services, indépendamment de toute création monétaire antérieure. Mais ce dividende devrait demeurer suffisamment petit pour garantir une valeur stable à la monnaie préexistante. La masse monétaire ne deviendrait, en aucun cas, une exponentielle.
Vue de loin, une fontaine paraît toujours la même, alors que ses gouttes d’eau, de proche en proche, disparaissent avec le temps, passant de la projection initiale à la chute dans le bassin. Un temps donné – l’espérance de vie – est nécessaire à chaque goutte d’eau pour parcourir tout le jet qui semble immuable. Or toute monnaie est quantitative, sous sa forme utile, et son aspect continu n’est qu’apparence. Le dividende universel serait donc également une donnée quantitative mais le fait de pouvoir lui donner également une valeur relative – et le recalculer lorsqu’il sortirait de limites acceptables – est un atout particulièrement important. Un dividende universel qui serait trop faible ou trop fort sur une trop longue période, avantagerait une génération au détriment d’une autre et ne serait plus compatible avec la Théorie Relative de la Monnaie. Le protéger de la tentation des vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs, est donc une nécessité absolue. Un dividende universel optimisé serait aussi quasi inversement proportionnel à l’espérance de vie de la zone économique considérée…
– La « June », monnaie libre
Cocréée, en mars 2017, conformément à la Théorie Relative de la Monnaie, sans dette et à parts égales, la Ğ1 – dites la « June » – prend la forme de dividendes universels créés par ceux qui y participent. Chaque jour qui passe, les cocréateurs – même les enfants qui sont évidemment des êtres humains à part entière – en créent une portion déterminée. La masse monétaire de départ, en Ğ1, étant à zéro, le premier dividende universel a été fixé arbitrairement à dix Ğ1 par jour et, depuis, il augmente.
La technologie informatique utilisée, dite blockchain – un mécanisme de base de données stockant les data dans des blocs qui sont reliés par une chaîne, permettant un partage transparent d’informations -, peu gourmande en énergie, garantit la sécurisation et la décentralisation du système. La monnaie étant créée, via leurs ordinateurs, sur les comptes des utilisateurs membres, il est absolument nécessaire de s’assurer que chaque utilisateur n’en a bien qu’un seul. Tous disposent ainsi d’une monnaie qui leur permet d’échanger librement, mais uniquement entre individus utilisant la même monnaie, évidemment : la Ğ1. La « June », quoi, qu’aucun banquier ne vous échangera contre des euros. D’où l’importance d’identifier les membres de la communauté et de les rencontrer. Si l’aventure vous tente, allez-y gaiement : https://monnaie-libre.fr/faq/comment-devenir-cocreateur/
Concluons par trois nouvelles questions
La mise en place de monnaies confidentielles, comme le sont trop souvent les « monnaies locales » peut-elle s’avérer satisfaisante pour permettre les échanges de biens et de services qui sont quotidiennement les nôtres ? Bien rares sont, en effet, celles qui recouvrent une « zone économique » suffisamment étendue, disposent d’un public d’utilisateurs assez assidus pour permettre l’échange fluide de tout ce dont nous avons besoin. S’il n’est pas interdit de rêver à une monnaie réellement libre, la recette qui en ferait un outil indispensable, dans la plupart des circonstances ordinaires de nos vies, ne semble pas encore avoir été trouvée…
Pouvons-nous vraiment faire confiance aux « cryptomonnaies » qui pullulent sur Internet, ces « actifs numériques » virtuels, dépourvus de « tiers de confiance » qui les garantissent, reposant sur des protocoles informatiques cryptés et dont la valeur se détermine uniquement en fonction de l’offre et de la demande ? Poser la question, c’est sans doute y répondre. De plus, si beaucoup d’entre elles aiment évidemment se prétendre « vertes », le coût énergétique et l’impact environnemental du « minage » de la plupart d’entre elles – c’est-à-dire tous les problèmes mathématiques complexes à résoudre pour vérifier les transactions sur la blockchain – demeure absolument désastreux…
Le simple citoyen peut-il entretenir aujourd’hui quelque espoir d’un meilleur contrôle démocratique de sa monnaie usuelle, à savoir l’euro ? N’est-ce pas précisément pour agir au mieux des intérêts des citoyens européens que la BCE (Banque Centrale Européenne) fut établie comme une institution indépendante du pouvoir politique ? Mais qu’est-ce qui offre vraiment une telle garantie au citoyen ? Qu’est-ce qui lui indique aujourd’hui que le souci prioritaire la BCE est bien la quête du bien commun ? N’aurait-il pas, au contraire, quelques bonnes raisons d’en douter ?