Pratiquer l’auto-cueillette pour mettre des légumes de qualité à la portée de tous

L’auto-cueillette est une solution concrète et réaliste pour nourrir qualitativement ceux qui manquent d’argent, une question essentielle dans la quête de l’équité alimentaire que poursuit Nature & Progrès. Elle démontre a contrario du modèle dominant qu’il est possible de faire une agriculture de grande qualité sans exploiter ni l’agriculteur, ni le mangeur. Dans la banlieue liégeoise, sur les hauteurs de Jupille, François Sonnet nous accueille sur le Champ des possibles…

Par Dominique Parizel

François est un maraîcher qui vous parle d’abord musique et de BD ! Car le Champ des possibles, sous-titré Comment je suis devenu paysan, est d’abord un bouquin qui parle d’un virage radical qu’on peut négocier sans valser dans le décor. « Cette BD, dit François Sonnet, raconte mon parcours depuis mon licenciement, en tant que commercial chez AIB-Vinçotte, jusqu’à mon installation comme maraîcher. Beaucoup de gens se questionnent actuellement sur le sens de leur travail et je crois utile de montrer que des transitions inattendues font partie du possible. Je ne m’attendais sûrement pas à devenir paysan. M’y voilà, pour ma septième année déjà… »

Cent membres qui cotisent un euro par jour…

« J’apprends tout le temps, reconnaît humblement François, et je dois encore apprendre beaucoup. Je n’ai fait qu’un an d’études mais j’ai opté pour un système qui me permet d’apprendre encore et qui m’épargne la pression commerciale que subissent la plupart de mes collègues. Il s’inspire de la Community-supported agriculture (CSA), c’est-à-dire d’un système de production agricole soutenu par la communauté, et s’appuie sur l’auto-cueillette : chaque membre vient cueillir lui-même ce qu’il consomme ! Moi, je ne cueille pas pour les autres, sauf les racines pour faire des chicons, en fin de saison. Et rien ne doit rester sur le champ… Il y a également quelques récoltes qui se font en groupe, comme les courges et les pommes de terre.
Les gens paient un abonnement en début d’année ; je peux donc compter sur une bonne centaine de personnes qui constituent le capital sur base duquel je peux travailler. Mon propre revenu est fixe et je démarre donc tranquille… Mes amis de Het Open Veld à Louvain – www.boerencompagnie.be -, qui m’ont inspiré, arrivent à tourner avec un hectare et trois cents membres. Personnellement, je travaille sur six mille cinq cents mètres carrés et mon terrain n’est pas extensible ; plus de cent cinquante personnes, dans mon cas, seraient donc probablement difficiles à gérer… Mais si la demande se développe, cela fera de la place pour d’autres. J’ai participé au mouvement des objecteurs de croissance et ma réflexion s’est immédiatement orientée vers les limites que je voulais mettre à mon propre projet, pour éviter d’en faire de trop… Au Champ des Possibles, l’abonnement tourne donc, bon an mal an, autour des trois cent vingt euros… Le système prévoit un abonnement de base mais chacun est libre de mettre un peu plus afin de mieux soutenir mon travail. Cela permet aussi de contribuer au projet en fonction de ses moyens. Tout est transparent et ma comptabilité peut toujours être expliquée. Nous faisons le point, en fin de saison, sur ce qui a bien fonctionné et sur ce qui doit être amélioré. En fonction de la demande, je diminue ou j’augmente certaines productions dont le sort dépend également de ce que je constate, moi-même, sur le terrain. Le reste est extrêmement simple : quand une production est bonne à récolter, tous les membres sont aussitôt avertis par mail. Sur le terrain, ces productions sont marquées d’un drapeau jaune… »

Le système fonctionne sur la confiance, et fonctionne très bien

« Il n’est pas admissible, s’insurge François Sonnet, que la nourriture de qualité ne soit pas accessible à ceux qui n’ont pas les moyens de payer ou d’être correctement informés. Lors de la journée d’accueil au Champ des possibles, je prends le temps nécessaire pour m’adresser à chacun, pour leur expliquer ma démarche, pour leur dire comment je travaille et en quoi c’est important. Je montre comment bien récolter les légumes, je donne quelques conseils pour bien cuisiner ceux qui ne sont pas forcément familiers. Je sensibilise aussi à la disparition des agriculteurs, au fait que, sans eux, il ne resterait que de l’industriel à se mettre sous la dent…
Dans les villages où il y a peut-être davantage de potagers, ce genre de système ne sera peut-être pas utile mais, en bordure de ville, l’auto-cueillette marche très bien. Dès que les membres sont avertis qu’une production est disponible, ils sont entièrement libres de venir, même quand je ne suis pas là évidemment. Tout fonctionne sur la confiance et tout fonctionne très bien, ce n’est pas une folie de l’affirmer ! L’auto-cueilleur fait parfois une erreur mais jamais de vrai dégât, c’est surtout le producteur qui doit s’efforcer de lâcher prise… Le fait de venir sur le terrain avec les enfants, par exemple, est une forme rare de sensibilisation et de responsabilisation. Les gens prennent ce qu’ils choisissent et s’en contentent évidemment, à l’inverse de la grande surface qui les habitue au légume parfait en apparence, pour d’absurdes raisons de marketing. Ici, l’aspect n’effraie jamais personne : une bestiole dans la salade, c’est la nature, un chou-rave éclaté, ça ne se goûtera pas dans l’assiette… Et celui qui n’aime pas un légume, eh bien, il le laisse simplement sur le champ pour celui qui passera après lui. Au Champ des possibles, nous ne gaspillons quasiment rien. Quand je hisse le drapeau rouge, cela veut dire que les cueilleurs peuvent y aller : il y aura trop, prenez-en ! Notre projet, c’est de nourrir tous nos membres le mieux possible. Il n’y a pas de solution miracle, juste beaucoup de boulot à faire : nous ne sommes pas là pour sortir les plus belles salades ni les plus grosses carottes. C’est le Champ des possibles pour montrer qu’on peut faire différemment, que personne n’est obligé de rester dans un système agricole qui exploite les hommes et la terre. Nous connaissons tous les conditions inhumaines imposées aux ouvriers agricoles, en Espagne ou en Italie, sous des chaleurs intenables et dans des baraquements de fortune. Personnellement, je suis du genre à tout remettre en cause. Je ne comprends toujours pas pourquoi, en dépit de la qualité de leur travail, les avocats et les médecins sont payés dix fois plus que les agriculteurs. L’agriculture est pourtant essentielle. Et si je n’étais pas dans ce système-ci, basé sur l’auto-cueillette, je ne crains pas de dire que je ne serais pas maraîcher ! »

Beaucoup d’autres choses à faire…

« Je suis quelqu’un de très actif, avoue Francois, j’ai ma famille, je fais de la musique, de la BD et j’ai même tâté un peu de politique… Je veux surtout garder du temps pour recevoir correctement les gens qui viennent sur le terrain. Je veux les sensibiliser aux contraintes du métier que je fais, à la qualité des produits que je cultive pour eux, ainsi qu’aux enjeux climatiques, etc. Le maraîchage est très intensif en main-d’œuvre et le simple fait de venir cueillir soi-même les légumes qu’on va consommer soulage énormément le boulot du maraîcher. Le système permet donc de revenir à des rythmes de travail moins contraignants et de trouver un équilibre soutenable entre un approvisionnement régulier en légumes frais et de qualité, d’une part, et la sauvegarde de la vie familiale et sociale du producteur, d’autre part. Physiquement, le travail de maraîcher est très exigeant et il faut pouvoir considérer ces limites-là aussi. Or les agriculteurs, aujourd’hui, sont pressés comme des citrons et n’ont pas le droit de sortir de leur champ, ni de leur ferme. Moi, je veux garder mes week-ends pour les miens et éviter de travailler douze heures par jour, sauf quand c’est absolument indispensable.
Je ne suis « certifié » par personne, je n’en vois pas l’utilité puisque j’écoule ma production en direct. Je me suis souvent pris la tête avec des collègues qui me reprochent de ne pas renforcer le poids de la bio mais j’estime que mes produits n’ont rien de comparable avec d’autres, cultivés en grandes cultures ou venant de très loin… Je comprends les impératifs du bio mais, à mes yeux, il est totalement dévoyé et récupéré par la grande distribution. Il n’est pas admissible que mes collègues qui travaillent sur de petites surfaces, avec une haute valeur ajoutée, soient mis dans le même sac que des productions qui tendent vers l’industriel. Je pense donc, pour cette raison, que le bio est en train de s’essouffler. Bien sûr, l’intention reste bonne mais la valeur sociale, essentiellement, fait grandement défaut : si on ne respecte pas les travailleurs, il ne faut pas s’attendre à ce que ces travailleurs respectent la terre ! La certification sociale devrait donc passer avant la certification de technique agricole. L’environnement est une chose importante mais les conditions de travail des humains qui réalisent le travail agricole le sont bien plus encore… Bien sûr, je sais que Nature & Progrès va beaucoup plus loin et fait du bon boulot. Mais pour être chez Nature & Progrès, en Belgique, encore faut-il être certifié bio à la base… »

Entrer dans le Champ des possibles ?

« Les membres du Champ des possibles sont recrutés très localement bien sûr, explique encore François, via le bouche-à-oreille et via un « toutes-boîtes » du quartier, ainsi que par l’intermédiaire de mon réseau liégeois. J’ai travaillé, pendant quatre ans, pour la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise où j’ai pu défendre l’idée que la qualité alimentaire doit passer prioritairement par les collectivités qui touchent la grande majorité des gens : crèches, écoles, hôpitaux, maison de repos, etc. Tout ce qui s’y mange doit être fourni par des producteurs engagés par elles, plutôt que par des privés qui font dans l’immangeable. C’est simple : on sort des marchés publics et on fait soi-même ce que les autres sont incapables de faire !
La nourriture de qualité ne peut pas être l’apanage d’une élite en mesure de se la payer. Ce serait absolument immoral. La responsabilité publique est donc écrasante en la matière. Les pouvoirs publics doivent rapidement reprendre la main en matière de qualité de l’alimentation. La main-d’œuvre est disponible ; il faut juste former les gens pour l’encadrer. Cela peut avoir un réel impact économique pour la Région – on n’est qu’à 17% d’autoconsommation de légumes en Wallonie ! -, à condition évidemment que nous ne bradions pas les dernières terres agricoles qui nous restent, que nous ne préférions pas les surgelés flamands subventionnés par la PAC…
Pourquoi faudrait-il subir les prix fixés sur un marché mondialisé ? Calcule-t-on assez les frais environnementaux générés par l’intensif, la dépollution des eaux et toutes les autres externalités qui permettent à l’intensif d’exister ? Sont-ils compris dans les « produits blancs » de la grande surface ? Le Champ des possibles a toujours ambitionné de nourrir les gens sans utiliser de produits phytosanitaires, et pas même les produits naturels qui sont autorisés en bio. Du point de vue de la mécanisation, j’ai bien un motoculteur mais si j’utilise cent litres d’essence par an, c’est beaucoup… Il est donc parfaitement possible de cultiver des légumes sans bousiller l’environnement. En choisissant plutôt de travailler avec la nature… »

« Allons bon, s’écrie soudain François ! J’ai des pucerons dans mes salades. Ce n’est pas grave, les coccinelles vont arriver. Mais, dans la logique d’une grande surface, ce serait totalement impossible à vendre… »

Tout auréolés de la démarche de qualité que nous revendiquons, nous repartons ébranlés par le pragmatisme de François. Car il ne suffit pas de se borner à prodiguer un bienfait, il faut encore rendre ce bienfait accessible à tous ceux qui doivent en profiter. Les privilégiés qui produisent et consomment bio, ou encore tous ceux qui s’épuisent à se vouloir vertueux, seraient bien inspirés de méditer cette question. Qu’est-ce qui peut œuvrer concrètement à rendre plus démocratique la qualité de l’alimentation ? N’est-ce pas dans cette voie que nous devons aujourd’hui prioritairement raisonner ?

Le Champ des possibles : www.champdespossibles.be

Les alternatives aux pesticides en betterave sucrière

En Belgique, l’enrobage des semences de betteraves sucrières par des néonicotinoïdes est chose courante, en agriculture conventionnelle. Elle permet – à coup de dérogations que nous pensions abusives – l’utilisation de ces poisons prohibés par l’Europe ! Quatre couches sont généralement enrobées autour de la semence, dont une couche de néonicotinoïdes – imidaclopride, clothianidine, thiamethoxam – et une couche d’un mélange de fongicide et d’autres insecticides, le tout enjolivé d’une magnifique pellicule de pigments colorés… Comment de telles pratiques sont-elles encore autorisées, alors même que – nous allons le montrer – des alternatives efficaces existent ?

Par Camille le Polain

Ce cocktail explosif se diffuse dans les parties aériennes et racinaires de la plante : on parle ainsi de protection systémique. La présence du néonicotinoïde dans le pollen et le nectar de la betterave et des plantes voisines intoxique alors les pollinisateurs, ne laissant aucune chance aux pauvres insectes butineurs attirés naturellement par les trop rares ressources alimentaires de leur environnement. Sans parler de la contamination des sols, des cours d’eau et des prochaines cultures, lorsque la substance mortelle se disperse…
Et le massacre ne s’arrête pas là : trois insecticides à appliquer en traitement aérien sont également homologués et utilisés en combinaison avec un herbicide ! Vous le sentez également, ce léger goût amer ? Pour faire passer ce désagréable ressenti, il me paraît capital de mettre en lumière les alternatives à ces substances. Et de vous présenter également une coopérative belge porteuse d’espoir qui produit, transforme et commercialise ses betteraves sucrières bio : Organic Sowers.

La jaunisse de la betterave : un complexe de quatre virus

Avant toute chose, il est important de clarifier ce qu’est la jaunisse, principale menace et principale raison de l’utilisation des néonicotinoïdes et insecticides en culture de betterave sucrière, et comment celle-ci se transmet. La jaunisse est, en réalité, un complexe de quatre virus qui sont transmis par des pucerons vecteurs – pucerons piqueurs-suceurs -, au moment où ils se nourrissent sur les feuilles de betterave. A partir du moment où la plante a été « contaminée » par le virus, il faudra entre deux et quatre semaines pour voir apparaître les premiers symptômes au champ. Parmi les quatre virus responsables de la jaunisse, deux sont nommés « virus de la jaunisse modérée », à côté du virus de la jaunisse grave et du virus de la mosaïque. Une même plante peut potentiellement être coinfectée par plusieurs virus.
Les pucerons sont donc les vecteurs de la jaunisse. Les principaux sont le puceron vert du pêcher (Myzus persicae) et le puceron noir de la fève (Aphis fabae). Le premier est une espèce dont les œufs d’hiver sont pondus sur les bourgeons de pêchers ou de cerisiers. En hiver, les adultes et les larves peuvent survivre sur une diversité d’espèces végétales-hôtes, aussi appelées leurs hôtes secondaires. Le puceron vert du pêcher est le vecteur le plus efficace des virus de la jaunisse, avec des niveaux de transmission importants. De plus, étant beaucoup plus mobiles que les pucerons ailés noirs, il serait le principal responsable de la dissémination virale au champ.
Le puceron noir, quant à lui, pond ses œufs sur les bourgeons d’arbustes buissonneux, comme le Fusain d’Europe et la Viorne obier. En termes de nuisibilité directe, alors que le puceron vert n’occasion que très rarement des dégâts directs, les colonies de pucerons noirs s’alimentent des feuilles de betterave, entrainant une perte de vigueur des plantes. Il existe d’autres espèces de pucerons vecteurs mais elles sont minoritaires et leur potentiel de transmission est négligeable par rapport à celles de Myzus persicae et Aphis Fabae.

Symptômes et impact sur la culture

A l’échelle de la parcelle, les manifestations de jaunisse apparaissent dès fin juin, avec des foyers jaune orangé qui se dessinent de manière irrégulière au sein des parcelles. A l’échelle de la plante, les symptômes diffèrent en fonction des virus contaminants, allant d’une coloration jaune diffuse de la feuille à un blanchiment et des taches marbrées vert clair pour un autre virus.
Les plantes contaminées par un de ces virus ne sont alors plus capables de réaliser la photosynthèse et, de ce fait, meurent progressivement. La vulnérabilité de la betterave sucrière est la plus forte entre le stade deux feuilles et le stade douze feuilles, avec une réduction progressive de la sensibilité à l’infection virale avec le temps. L’apparition des premiers pucerons dans les parcelles marque le début de la période à risque, soit entre fin avril et fin juin.

Les moyens de lutte alternatifs

Les alternatives sont diverses et le succès de la culture repose sur la combinaison de plusieurs méthodes préventives. Associé à des mesures bien connues en bio, telles que des rotations longues – sept ans entre deux cultures similaires – et une fertilisation raisonnée, le choix de variétés résistantes ou tolérantes à la jaunisse, développées par sélection variétale classique basée sur la reproduction naturelle – et donc adaptée au terroir -, semble être la solution la plus intéressante dans l’immédiat. Un autre levier de maîtrise efficace est la lutte biologique, stimulée par la création de structures végétales à proximité immédiate des cultures. Bandes fleuries, jachères florales, haies, bosquets, mares, prairies extensives sont autant de milieux qui accueillent les insectes auxiliaires prédateurs de pucerons, tels que les larves de coccinelle, syrphes, cantharides, certaines guêpes parasitoïdes, etc.
Par ailleurs, l’installation de cultures de bordures – méthode qui consiste à entourer la culture d’une large bordure d’une plante ou d’un mélange de plantes non sensibles à la jaunisse – peut servir de barrière à l’entrée des pucerons vecteurs. Les espèces, telles que la vesce et l’avoine, semblent particulièrement efficaces à cette fin. Ces plantes non-hôtes servent aussi de pièges à virus ; grâce à eux, les pucerons perdront progressivement leur charge virale après de multiples piqûres sur ces plantes.
Le principe des cultures associées semble également être particulièrement efficace en culture de betterave sucrière : des recherches ont montré que, là où la betterave est associée à la féverole, une réduction significative des populations de pucerons – jusqu’à 30% – sur les plants de betteraves a été relevée, grâce à une présence accrue d’insectes auxiliaires et avec un impact faible sur le rendement de la betterave sucrière.
Un autre moyen de lutte est l’utilisation d’extraits fermentés d’autres plantes – ou purins – qui éloignent les insectes ravageurs. Des huiles essentielles et des décoctions d’ail peuvent aussi être utilisés.
Enfin, des méthodes de biocontrôle sont en cours de développement par l’ITB (Institut Technique de la Betterave), en France, avec l’utilisation des plantes de service. Ainsi des plantes endophytes – en d’autres termes qui abritent sous forme de symbiose des micro-organismes – pourraient-elles être plantées durant l’interculture précédant le semis de la culture de betterave. Ces plantes endophytes, en l’occurrence des graminées, auront été préalablement inoculées avec des souches de champignons qui libèrent des toxines à effet insecticide ou insectifuge. Une fois la culture de graminées détruite, les composés sont libérés dans le sol et absorbés par le système racinaire des betteraves, leur conférent une protection contre les pucerons et autres insectes ravageurs.

Coopérative Orso : pionnière d’une filière sucrière de betterave bio en Belgique

Orso est une coopérative de quatorze producteurs qui se sont lancés, en 2021, dans la production, la transformation et la commercialisation de betteraves sucrières bio. Ils ont débuté avec un hectare-test, en 2019, pour atteindre trois hectares, en 2022. C’est aussi la deuxième année de production pour le groupement Organic Sowers qui commercialise le sirop de betteraves bio Orso.
Leur ambition est claire : atteindre cent cinquante à deux cents hectares et lancer leur propre sucrerie ! Actuellement, leur sirop de betteraves est vendu aux particuliers via une centaine des petits magasins et des grandes surfaces – sous forme d’un récipient de 500 ml – ou aux ateliers – brasseries, biscuiteries, granolas… sous forme de seaux de dix litres ou de cubis de mille litres. Et cela, aux quatre coins de la Belgique. Les nouveaux revendeurs ont accueilli, à bras ouvert, ce produit délicieux qui sublime vos desserts, yaourts, granolas, crêpes… Orso a relevé le pari de proposer un sucre 100% naturel, avec pour unique ingrédient la betterave sucrière. A bas les conservateurs, colorants et allergènes ! Et pour couronner le tout, il est rempli de vitamines, d’oligoéléments et de minéraux.

– Pourquoi se lancer dans la production de betteraves sucrières bio ?

Avec le lancement d’Orso, plusieurs objectifs sont déjà atteints : créer un sucre « non industriel », meilleur pour l’environnement et pour la santé, encourager les transformateurs et les consommateurs à utiliser un sucre bio local, avec l’espoir de créer, un jour, une sucrerie artisanale.
« Nous souhaitions introduire une nouvelle culture bio dans nos rotations, ajoute Gilles de Moffarts. La betterave est une culture historique de nos régions que nous maîtrisons techniquement. Nous voulions aussi maîtriser la commercialisation et ne plus être de simples fournisseurs de matière première. »
« A ce stade, le principal défi d’Orso, rappelle Cédric Dumont de Chassart, est de faire connaître ce nouveau produit aux consommateurs, comme alternative bio et locale au sucre de cannes ou autres sirops de type agave ou érable. »

– Comment s’y prendre concrètement pour cultiver de la betterave sucrière en bio ?

En culture biologique, la difficulté principale est liée à la gestion des adventices qui font concurrence à la production agricole et attirent des ravageurs, dont les pucerons qui peuvent transmettre le virus de la jaunisse. Les accidents climatiques représentent également une menace non négligeable. Pour préparer la culture à affronter ces menaces, les principales méthodes préventives utilisées par les producteurs d’Organic Sowers sont la technique du faux semis, l’allongement des rotations – de cinq à sept ans – et l’intégration de cultures de printemps et d’automne au sein de celles-ci. Autres astuces efficaces des producteurs, à mettre en place en amont : semer dans une terre bien réchauffée pour une levée rapide et retarder le semis pour essayer d’éviter les vols précoces de pucerons. Le choix d’une variété plus résistante aux maladies est fortement préconisé – même s’il n’y a pas encore de véritables variétés résistantes, comme on peut les trouver en pommes de terre avec les variétés robustes, par exemple. C’est donc un ensemble de méthodes préventives qui doivent être combinées afin d’éviter, autant que possible, les problèmes.
Concernant le virus de la jaunisse, le risque est diminué grâce aux méthodes décrites ci-haut. Heureusement, les producteurs d’Organic Sowers n’ont pas eu à déplorer d’attaque grave de jaunisse, lors des premières années de culture. Mais la vigilance reste de mise, connaissant les potentiels impacts d’une attaque sur la culture : les rendements peuvent diminuer de moitié, en cas d’attaque sévère ! Pour anticiper les attaques de pucerons, un système d’avertissement-pucerons est coordonné par l’IRBAB (Institut Royal Belge pour l’Amélioration de la Betterave) mais les producteurs sont unanimes pour dire que l’observation régulière au champ est le meilleur système d’avertissement.
« Comme pour toute culture bio, précise Gilles de Moffarts, l’absence de traitement chimique entraîne une grande variabilité dans les rendements. » Ce message important nous rappelle l’importance de soutenir de telles initiatives !

Conclusion

Les politiciens, sont la coupe des lobbies sucriers conventionnels, ne sont pas seuls en cause. Nous savons depuis bien longtemps, chez Nature & Progrès, que les consommateurs ont également une part énorme de responsabilité, à travers leurs achats, afin de voir se développer des cultures de betteraves locales et respectueuses de l’environnement.
Tous, nous devons encourager les producteurs qui relèvent le défi de ne pas utiliser de néonicotinoïdes, ou d’autres pesticides chimiques de synthèse, dans leurs cultures. Une raison largement suffisante pour faire toujours le choix de produits locaux et bio. La modernisation de nos pratiques agricoles – tant d’un point de vue économique qu’écologique – est à ce prix !

Sources :
– ITB (Institut technique de la betterave) (septembre 2020), Gestion intégrée des ravageurs – Les jaunisses virales et leurs pucerons vecteurs, consultable en ligne : https://www.itbfr.org/fileadmin/user_upload/PDF/Fiches_Bioagresseurs/Gestion_integree_-_jaunisse_2020_web_01.pdf
– Léa Dumont, Des champignons endophytes pour contrôler les pucerons, consultable en ligne : https://www.itbfr.org/tous-les-articles/article/news/pnri-des-champignons-endophytes-pour-controler-les-pucerons/
– Plus d’infos sur la coopérative Organic Sowers et son sirop de betterave bio et local : https://organicsowers.bio/

Procès néonicotinoïdes – Principe et dérogations d’urgence

Cela fait vingt ans que Nature & Progrès agit pour protéger les abeilles des dégâts occasionnés par l’utilisation des insecticides néonicotinoïdes, malgré l’entêtement du secteur betteravier et des autorités. Au terme de nombreuses actions, ces insecticides tueurs d’abeilles ont finalement été interdits par l’Europe. Mais la Belgique a honteusement dérogé à cette interdiction pendant trois années consécutives…

Par Isabelle Klopstein

Convaincus de l’importance de l’enjeu, avec le Pesticide Action Network Europe (PAN Europe) – réseau européen de promotion des alternatives durables aux pesticides – et un apiculteur liégeois, nous avons intenté trois actions en justice pour nous opposer à ces dérogations. Sur le fond, les affaires sont toujours en cours. Lors des plaidoiries, notre avocat a relevé des incohérences dans l’interprétation des dispositions encadrant les dérogations. C’est sur cette base que l’affaire a été portée devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJEU). Et si nous pouvons actuellement mener cette bataille judiciaire, c’est grâce aux soutiens de nos membres et donateurs.

Recours devant le Conseil d’Etat et audience à Luxembourg

Nos requêtes devant le Conseil d’Etat visent à obtenir l’annulation d’une dizaine d’autorisations d’urgence octroyées par la Belgique, en 2018, 2019 et 2020, permettant l’utilisation d’insecticides à base de substances actives néonicotinoïdes – thiaméthoxame, clothianidine et imidaclopride – pour le traitement et l’enrobage des semences, notamment de betteraves sucrières en agriculture conventionnelle. Pour Nature & Progrès, l’Etat belge use et abuse de la possibilité de dérogation ouverte par l’article 53 du règlement européen n°1107/2009 encadrant la mise sur le marché des pesticides – ci-après « Règlement Pesticides » ou « Règlement » – au point d’autoriser des insecticides expressément interdits en plein champ depuis 2018. Destinés à éradiquer les insectes dommageables pour les cultures, en l’occurrence les pucerons vecteurs de la jaunisse de la betterave sucrière, ces insecticides neurotoxiques ne font hélas pas la distinction entre les pucerons ciblés et les autres insectes – abeilles et autres butineurs – pour lesquels ils posent un risque avéré en mettant en péril leur survie. D’où leur interdiction européenne… Diverses études ont également prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs espèces animales à cette catégorie de pesticides, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années.
Devant la nécessité de clarifier certaines dispositions clés du Règlement Pesticides, le Conseil d’Etat s’est tourné, à notre demande, vers la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Lors de l’audience de plaidoirie du 17 mars dernier, à Luxembourg, les juges européens se sont notamment penchés sur les arguments des deux camps – Belgique, Commission européenne, autres Etats membres et secteur betteravier vs Nature & Progrès et PAN Europe – concernant la possibilité d’autoriser des pesticides contenant des substances actives pour le traitement des semences, dont la mise en vente ou l’usage sont interdits sur le territoire de l’Union européenne et sur les conditions de dérogation liées aux notions de « circonstances particulières », « danger » et « autres moyens raisonnables » telles que prescrites par l’article 53.

Autorisations de pesticides en Europe : principe et dérogations

Le Règlement Pesticides régit l’octroi des autorisations des produits pesticides – insecticides, herbicides, fongicides – et de leurs composants dans l’Union européenne. Il vise à garantir un niveau élevé de protection environnementale et s’impose aux Etats membres, au même titre qu’une législation d’origine nationale. Le principe veut que le fabricant démontre que « les substances ou produits fabriqués ou mis sur le marché n’ont aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement ». Pour écarter tout effet inacceptable sur l’environnement, la législation européenne prévoit donc que chaque pesticide soit testé avant de pouvoir éventuellement être autorisé, puis utilisé en agriculture.
A la suite de leur évaluation, la législation européenne prévoit que ces substances peuvent être interdites purement et simplement, s’il n’existe aucune utilisation sûre de ces substances, ou bien autorisées mais sous certaines conditions – zone tampon, rotation des cultures, etc. – afin de gérer les risques environnementaux. C’est ainsi qu’avant d’être interdites à toutes les cultures en plein champ, le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride ont fait l’objet de mesures très restrictives. En 2003, l’imidaclopride fut le premier insecticide néonicotinoïde identifié comme toxique pour les abeilles…
Dès 2013, l’utilisation et la vente de semences traitées avec ces produits ont été interdites au niveau européen pour les cultures les plus attractives pour les abeilles. Les restrictions européennes liées à la commercialisation ou à l’utilisation d’une substance active contraignent les États membres à modifier ou à retirer les autorisations existantes pour les produits contenant ces substances actives. Mais bon, ça, c’est le principe…
Car, en effet, certains mécanismes juridiques du Règlement Pesticides permettent aux Etats membres de déroger à ces conditions d’évaluation et d’autorisation strictes. Ils peuvent, par exemple, fournir des dérogations pour accélérer la disponibilité de nouveaux pesticides, notamment ceux considérés comme moins toxiques, ou encore permettre la délivrance de dérogations pour d’autres substances et produits pesticides qu’ils jugent nécessaires à la « protection » des cultures.

Une interprétation incohérente et laxiste des conditions de dérogations

Nous avons donc estimé qu’il était nécessaire d’agir contre une interprétation abusive des conditions de dérogations d’urgence afin de protéger la biodiversité et les abeilles ! Le recours de plus en plus fréquent aux dérogations, grâce notamment à une interprétation très souple de l’article 53 du Règlement par les autorités nationales compétentes, se fait au détriment de la biodiversité, des pollinisateurs et des services écosystémiques qu’ils fournissent – gratuitement ! – à la production agricole bio ET conventionnelle, et donc in fine à notre sécurité alimentaire. Et c’est justement sur la légalité de ces dérogations, dites d’urgence phytosanitaire, que les juges européens devraient se prononcer à l’automne 2022. Et, comme nous l’espérons, en donner une interprétation stricte, cohérente et uniforme, laquelle s’imposera alors à la Belgique ainsi qu’aux autres Etats membres.
Les dérogations pour urgence phytosanitaire permettraient-elles aux Etats membres de contourner les normes environnementales, en autorisant des pesticides dont la substance active a été expressément interdites ou restreinte ? Concernant les substances interdites pour des raisons sanitaires ou environnementales, la réponse de notre avocat, Me Bailleux, est sans équivoque : il serait contraire à la philosophie du Règlement de permettre aux Etats membres de prolonger unilatéralement l’utilisation de substances, parfois pour de nombreuses années, sans considération des risques qu’ils font peser sur la santé humaine ou la biodiversité. A quoi bon décider d’interdire la vente et l’utilisation de certaines substances particulièrement à risque si les Etats membres peuvent aussi facilement les réautoriser sous forme de dérogation ?
Selon la position défendue par Nature & Progrès et PAN Europe, les dérogations d’urgence n’ont donc vocation à s’appliquer qu’aux produits pesticides dont la substance active n’a jamais été approuvée par l’Union européenne, soit parce que personne n’en a fait la demande soit parce que la procédure d’évaluation des risques est toujours en cours. Notons au passage que l’immense majorité – 90 % – des dérogations fondées sur l’article 53 concerne des substances actives approuvées au niveau européen, par exemple lorsque les Etats souhaitent déroger aux conditions ou restrictions de l’approbation initiale. Et dans la majorité des cas, les produits eux-mêmes sont déjà autorisés au niveau national, mais pour d’autres utilisations.

Conditions des dérogations pour « protéger » les cultures : le grand flou !

En pratique, ce type de dérogations est loin d’être limité aux cas réellement urgents comme le prévoit expressément l’article 53 dans son intitulé et les notions, trop vagues, de « circonstances particulières » et de « danger ». Ce sont ces deux hypothèses factuelles qu’il faut examiner en priorité. De plus, s’il est parfois effectivement justifié de pouvoir agir en urgence – en contournant exceptionnellement et temporairement la procédure d’autorisation ordinaire -, ce type d’autorisation doit être uniquement valable pour un usage limité et contrôlé, et si la production végétale menacée ne peut être protégée du danger par d’ »autres moyens raisonnables », c’est-à-dire d’autre méthodes ou produits alternatifs.
Le fait que les dérogations concernant les néonicotinoïdes soient fournies anticipativement en hiver – pour permettre le traitement des semences -, de manière systématique et en l’absence de preuve d’une réelle nécessité – attaque importante de pucerons, par exemple -, interroge. Le danger justifiant le recours à l’article 53 doit-il correspondre à une menace cyclique et répétitive ? Ou à un évènement irrégulier mais répétitif ? Doit-il forcément être imprévisible ?
La seule présence de ravageurs ne constitue qu’un danger hypothétique pour les cultures. Pour être réel, le danger doit être d’une certaine gravité puisqu’il doit « compromettre » la production végétale ou les écosystèmes. Et pas simplement l’affecter ou la gêner. C’est donc bien l’ampleur des dommages que les ravageurs sont susceptibles de causer sur les cultures qui devrait permettre d’évaluer un réel danger.
A ce titre, la Belgique pourrait s’inspirer de bonnes pratiques déjà mises en place chez certains de ses voisins. En Angleterre, par exemple, où la nécessité de recourir à des insecticides pour protéger les plants de betteraves sucrières est régulièrement réévaluée en fonction des dernières prévisions basées sur les observations météorologiques. Ainsi, une dérogation d’utilisation peut être préventivement accordée en automne et subordonnée à la probabilité qu’un certain pourcentage des parcelles de betteraves soit contaminé par le virus de la jaunisse. A l’approche de la saison, si les pronostics se situent en dessous de ce seuil, le produit n’est tout simplement pas autorisé.
Ainsi, les « circonstances particulières » exigées par l’article 53 devraient-elles couvrir les dangers prouvés scientifiquement, de manière indépendante – et donc pas uniquement sur les hypothèses alarmistes relayées par l’industrie – et avec un degré suffisant de certitude.

Les alternatives aux néonicotinoïdes existent !

C’est là que la notion de « moyens raisonnables » prescrite par l’article 53 prend tout son sens. Pour Nature & Progrès, l’existence de méthodes non chimiques de prévention ou de lutte est l’une des preuves flagrantes du caractère indûment favorable du régime dérogatoire tel qu’interprété par la Commission européenne et les Etats membres. D’autres méthodes existent et sont disponibles pour éviter une perte de rendement majeure de nature à compromettre la viabilité de la filière sucrière ! Les alternatives aux semences de betteraves sucrières traitées aux néonicotinoïdes sont diverses et leur efficacité sur les cultures repose sur la combinaison de plusieurs méthodes préventives. En 2018, 2019 et 2020, nos voisins français, anglais, néerlandais et allemands ont réussi à cultiver leurs betteraves sans déroger à l’interdiction européenne sur le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride. Le sucre bio de Tirlemont est d’ailleurs produit en Allemagne. La naissance d’une filière bio locale et belge en 2021 avec la coopérative Organic Sowers (ORSO) est également un indice qu’il est bel et bien possible de cultiver la betterave sucrière et de produire du sucre sans devoir traiter anticipativement les semences aux néonicotinoïdes.
La répétition des dérogations nationales à l’interdiction de néonicotinoïdes, et donc répondant a priori à un danger prévisible, devraient être conditionnées au développement d’alternatives aux pesticides chimiques de synthèse, au niveau des Etats membres. La justification d’un renouvellement ou d’une prolongation d’utilisation devrait être plus exigeante, et surtout conditionné à la mise en place de projets de recherches sur les alternatives. C’est du moins l’approche qu’a semblé défendre la Commission européenne devant les juges européens le 17 mars à Luxembourg. D’autant plus que la multiplication des recours aux dérogations sur base de l’article 53 s’inscrit dans un contexte de réduction du nombre de produits pesticides efficaces disponibles et de l’apparition accélérée de résistances aux produits existants. Pourtant, l’Etat belge se borne à nier l’existence d’alternatives efficaces pour le traitement des semences de betteraves sucrières aux néonicotinoïdes pour justifier l’octroi de dérogations en urgence à répétition. Selon le ministre belge de l’agriculture, il n’existe tout simplement aucun autre « moyen raisonnable » que le traitement des semences aux néonicotinoïdes pour lutter contre la jaunisse de la betterave. Mais les a-t-on vraiment bien cherchés ?

L’article 53 : un chèque en blanc donné aux Etats membres ?

Le recours des Etats membres à l’article 53 s’exerce actuellement sans réel contrôle des instances européennes. La CJUE pourrait donc également questionner l’effectivité de ce contrôle. La Commission européenne est restée bien passive face à la multiplication de ces dérogations d’urgence en Belgique et dans d’autres Etats membres. Le Règlement Pesticides l’autorise pourtant à interdire la prolongation ou le renouvellement d’une dérogation d’urgence ou ses conditions de prolongation ou de répétition ou encore à obliger un Etat membre de la retirer ou de la modifier.
Dans la pratique, si elle a quelques trop rares fois – et suite à un intense lobbying de la société civile -, interdit le renouvellement de certaines dérogations, la Commission européenne n’a jamais ordonné à aucun Etat, de retirer ou de modifier une dérogation d’urgence. Cette passivité de la part du principal gestionnaire de risque en charge des décisions d’approbation des substances actives est intrinsèquement liée à la procédure d’approbation impliquant les Etats membres. Celle-ci est finalement réduite à un simple compromis politique entre la Commission européenne et les Etats membres, permettant à la Commission de remplir son rôle en interdisant les substances les plus dangereuses, tout en fermant les yeux sur les dérogations nationales permettant la vente et l’utilisation de ces produits aux substances nocives qu’elle a elle-même interdites.
En conséquence, la procédure de dérogation d’urgence phytosanitaire, telle qu’interprétée par la Belgique et la Commission européenne, s‘apparente de facto à une espèce de chèque en blanc donné aux Etats membres. Pour Nature & Progrès, les conditions d’application se doivent d’être plus strictes pour assurer un niveau élevé de protection de l’environnement et de la santé humaine, comme le prévoit d’ailleurs le Règlement Pesticides.

Une graine enrobée de néonicotinoïdes : semence ou pesticide ?

Une semence enrobée de pesticides peut-elle être considérée comme un produit pesticide ? C’est en quelque sorte l’une des questions débattues devant la Cour de Justice de l’Union européenne. L’enjeu ici étant notamment de déterminer si la procédure d’autorisation d’urgence des produits pesticides s’étend ou non à la vente et à l’utilisation des semences enrobées avec ces mêmes pesticides. L’article 53 du Règlement Pesticides fait référence à la commercialisation de produits pesticides, et non aux semences traitées aux pesticides, sauf à considérer qu’une fois traitée, une semence deviendrait un produit pesticide. Cette disposition, qui encadre les dérogations d’urgence, n’a a priori pas été rédigée pour réglementer l’utilisation de semences traitées en agriculture. Bien que la législation européenne prévoie la libre circulation des semences traitées avec un pesticide autorisé, au même titre que les semences non traitées, la commercialisation des semences, d’une part, et l’autorisation de produits pesticides, d’autre part, relèvent de deux régimes juridiques distincts au niveau européen.
Si la procédure d’approbation ordinaire des pesticides peut aboutir à autoriser un produit destiné au traitement des semences, c’est bien ce produit qui est mis sur le marché et vendu à des entreprises qui vont, ensuite, traiter les semences pour, enfin, les commercialiser et les rendre accessibles aux agriculteurs. La procédure d’urgence – dérogeant à cette procédure ordinaire – ne devrait pas permettre, quant à elle, la vente et l’utilisation de semences traitées. La Belgique a d’ailleurs délivré des dérogations distinctes pour le traitement et l’enrobage des semences d’un côté, et le semis de ces semences traitées de l’autre.
Il est par ailleurs opportun de se demander si les dérogations d’urgence concernant les semences traitées, dont l’enrobage aux pesticides doit être anticipé plusieurs mois en amont, permet « un usage limité et contrôlé » de produits pesticides. Car contrairement à la pulvérisation – qui peut toujours être appliquée en dernier recours après observation directe des cultures et des premiers signes de maladie -, les semences traitées aux néonicotinoïdes ne peuvent être utilisées qu’en préventif. Les semenciers décident, plusieurs mois à l’avance, d’enrober les semences alors qu’il n’y a aucune information quant à la probabilité d’une invasion de pucerons : la fin de l’hiver peut être gélif, la présence d’insectes auxiliaires s’avérer suffisante, ou tout simplement les populations de pucerons être inexistantes. De même, l’utilisation de semences traitées empêche d’adapter le seuil de traitement à la présence d’auxiliaires prédateurs de pucerons : coccinelles, larves de syrphes, chrysopes, etc.

De nouveaux néonicotinoïdes…

Nature & Progrès continue et continuera de s’opposer ardemment à l’utilisation des nouveaux insecticides néonicotinoïdes. Le sulfoxaflor, homologué en 2015, présente, comme ses prédécesseurs, un grave danger pour les abeilles mellifères. Or il vient d’être autorisé, en urgence, par la Belgique pour une pulvérisation sur les cultures de betteraves sucrières au printemps et à l’été 2022. Le 28 mars, nous avons envoyé un courrier au ministre de l’Agriculture pour que la Belgique se positionne en faveur de l’interdiction du sulfoxaflor au niveau européen. Depuis, la Commission européenne a annoncé, en avril, qu’elle adopterait avant l’été une législation limitant l’utilisation de cette substance aux serres permanentes, comme ce fut le cas à l’époque pour le thiaméthoxame, la clothianidine et l’imidaclopride.

Je me souviens d’un fou

La honte est un sentiment redoutable. Elle vous donne rendez-vous avec vous-même, se glisse parmi vos souvenirs et y répercute des échos de ce que vous êtes devenu. Suivez-la, elle vous mènera ailleurs en disparaissant, comme un vêtement dont vous détricotez les mailles. La honte vous couvrait ? Il n’en reste qu’un fil, qui vous servira de guide.

Par Guillaume Lohest

Au printemps de mes quatorze ans, j’ai commis un vol. J’étais un adolescent plutôt timide, suiveur, passe-partout. Je gagnais l’estime de mes amis par des coups d’éclat occasionnels, des audaces verbales passagères dont je ne me montrais capable que dans certains moments d’euphorie. Je n’étais pas un imbécile, c’est donc sur ce terrain que je menais mes batailles en défiant les adultes dont l’autorité était dépourvue d’intelligence. C’était lâche, j’en conviens à présent, mais il me fallait bien quelque chose pour mériter le respect. C’était tout ce que j’avais à disposition, et à quatorze ans la jeunesse est un purgatoire cruel pour les garçons à la mue tardive et au visage quelconque. J’utilisais des mots compliqués à défaut de pouvoir sortir une voix d’homme. Mais cette fois-là, c’était différent, je n’ai pas à me chercher d’excuses.

Le village était situé dans une cuvette cernée d’innombrables vergers haute-tige et de vastes étendues boisées. C’était une région pauvre, désertée par l’industrie, le taux de chômage battait des records nationaux. L’alcoolisme n’y était pas en reste mais on ne le voyait pas comme tel, car il se fondait dans une consommation d’alcool sociale et joyeuse, intégrée à un folklore vigoureux. Quelques citadins, qui y avaient leurs maisons de campagne, affirmaient pourtant sans sourciller que c’était la plus belle région du pays. Des touristes flamands et hollandais s’y pressaient tous les week-ends de mars à octobre. Mon village était le centre du monde.

Au-delà du cimetière montait un chemin de pierre à peine carrossable qui conduisait à des parcelles de forêt et de vergers abandonnés. Un homme y vivait. On l’appelait « le Bourguignon » parce qu’il était originaire de France et qu’une grande gueule, à son arrivée, avait estimé dans sa géographie approximative que Lyon se situait en Bourgogne. On l’appelait aussi le « moutonneux » parce qu’il avait un petit troupeau de brebis. On l’appelait surtout le fou, parce qu’il vivait seul, reclus, portait une énorme barbe et de vieux lainages troués, et vivait en autarcie dans une caravane et quelques cabanons de bois. Il fabriquait son fromage, pressait son jus de pommes, conservait ses légumes. Les gens racontaient qu’il avait tout quitté d’une vie précédente dont on ne savait rien. Et puisqu’on ne savait rien, justement, on racontait toutes sortes de choses, qu’il avait été maire, qu’il était l’ancien patron d’une grande usine textile, qu’il avait eu une femme célèbre qui s’était tuée en voiture, qu’il avait revendu un domaine viticole au prix fort. Mon père lui avait parlé une ou deux fois et le trouvait plutôt sympathique. Il m’avait donné sa version des faits : selon lui, si le Bourguignon avait tout quitté, c’était à cause d’un livre. Il m’en avait dit quelques mots auxquels je n’avais pas prêté attention. « Mais cesse de l’appeler le moutonneux » avait-il ajouté, « il s’appelle Jérémie et Lyon n’est pas en Bourgogne. » Mon père ne supportait pas l’esprit de meute, ni qu’on se moquât des personnes fragiles ou marginales. Ma honte d’avoir volé cet homme n’en est que plus tenace.

J’avais donc quatorze ans ce printemps-là. C’était un après-midi de grand soleil à la mi-mai. Nous étions cinq ou six, en bande, à errer sans but précis dans les vergers en fleurs. Les autres fumaient, je les imitais. De quoi parlions-nous ? De football peut-être, de scooters, de filles, je ne sais plus. Nous sommes arrivés près de la caravane du Bourguignon et il était là, dehors, occupé à préparer des semis, accroupi dans la terre. Son tee-shirt était sale et mal ajusté. Sa barbe grisonnante semblait envahie de nœuds et couverte de poussière. L’un de nous a dû dire quelque chose, nous nous sommes mis à rire. Il a relevé la tête et, nous apercevant, nous a fait signe d’approcher.

— Une limonade maison ?
C’est sans doute moi qui me suis avancé le premier. Nous sommes entrés dans la parcelle. Il m’a invité à le suivre dans une cabane où étaient alignés des centaines de bocaux. « Ceci devrait faire l’affaire » a-t-il dit en me tendant une bouteille en verre qui contenait une boisson d’un brun poisseux. Nous nous sommes assis sur des rondins qui traînaient ici et là, ou à même le sol.

Tout ce que nous avons dit, je l’ai oublié. Ses paroles à lui, je m’en souviens un peu. J’avais à l’esprit ce que m’avait dit mon père et j’étais curieux d’en apprendre davantage. Il a été question ce jour-là de pétrole, de centrales nucléaires, de famines et de guerres. Le Bourguignon faisait passer toutes sortes de semences entre nos mains et répétait que ça valait de l’or. Il s’est aussi emporté contre les voitures, les routes, le plastique, la télévision, les supermarchés. Il voulait nous faire goûter des fleurs. Je ne comprenais pas ce que mon père lui trouvait de sympathique, il me semblait tout de même bien dérangé. Nous n’étions pas à notre aise. Aucun de nous n’osait répondre. Nous avons poliment terminé nos verres de limonade puis nous sommes repartis fumer et flâner ailleurs.

Le soir de ce même jour, mon père avait invité des vieux amis à dîner, un couple de Bruxellois qu’il avait rencontrés durant ses études et n’avait plus revu depuis vingt ans. Leur fille les accompagnait.
Leur fille. J’étais encore insensible aux décharges amoureuses, pas au trouble causé par un face-à-face avec quelqu’un comme elle. Déborah devait avoir un ou deux ans de plus que moi mais son corps, contrairement au mien qui s’accrochait à l’enfance, avait déjà atteint l’autre rive et il m’était impossible de ne pas le remarquer.
Très vite, nous nous sommes retrouvés dans le salon, à deux, isolés des souvenirs de jeunesse de ses parents et de mon père. Ils riaient fort et buvaient bien. Déborah parlait beaucoup, avait un avis sur tout, jugeait abondamment. Ses amies étaient si matérialistes ! Les garçons, tellement prévisibles, idiots, maladroits ! Et les gens, préoccupés par leur petit confort, lassants ! Ses yeux subtils glissaient sur tout ce qui bouge. Elle donnait l’impression que le monde n’était pas à sa hauteur. J’écoutais, intimidé mais pas désarçonné. J’en avais des choses à raconter, moi aussi, des choses imprévisibles, pas idiotes, alors quand Déborah s’est soudain arrêtée en disant « mais et toi, tu en penses quoi des gens autour de toi ? », je ne me suis pas démonté, je l’ai suivie dans ses jugements sévères et j’en ai même rajouté, si ma mémoire ne me trahit pas :
— Les gens, il n’y en a pas beaucoup qui sortent du lot, la plupart vivent comme tout le monde. C’est pas dingue cette histoire d’avoir une jolie maison, un bon travail, une voiture, des enfants qui réussissent et puis rebelote la génération d’après.
Je n’ai peut-être pas dit exactement cela. Mais c’est plausible, si les grandes idées qui allaient me pousser dans le dos quelques années plus tard étaient déjà là, prêtes à germer dans un petit recoin encore insoupçonné de moi-même.
— Petit anticonformiste, tu m’intrigues, a-t-elle dit.

Ensuite, je ne me souviens plus précisément, Déborah m’a peut-être demandé un autre verre de vin, j’ai sans doute hésité à outrepasser la limite fixée par mon père. Un projet s’est dessiné dans mon esprit qui faisait d’une pierre deux coups.
— J’ai mieux que ça. Je vais te montrer quelque chose. Tes parents seraient d’accord qu’on aille faire un tour ?

Quelques minutes plus tard nous étions dehors, sur le chemin de terre au-delà du cimetière. Nous marchions côte à côte, Déborah me pressait de questions, mais on va où, tu ne me dis rien, c’est pas trop loin au moins ? Je souriais probablement, heureux de cette éclaircie de hardiesse qui m’avait pris par surprise, comme chaque fois.
En approchant des vergers du Bourguignon, j’ai posé un doigt en travers de ma bouche.
— Restons ici un instant, ai-je murmuré, asseyons-nous derrière ce tas de rondins.
— Mais enfin explique-moi, on est chez qui là ? a demandé Déborah.
— Un type habite dans cette caravane, les gens disent qu’il est un peu cinglé mais j’ai parlé avec lui cet après-midi. Regarde.
Je lui ai montré, dans l’obscurité, le potager, les cabanons, les brebis endormies.
— Il est comme coupé de la société.
J’avais dû penser que ça lui plairait, quelqu’un d’imprévisible. Elle se taisait. J’ai poursuivi :
— Il mange même des fleurs et n’achète presque rien. Dans ce cabanon, là, tu vois, il garde des centaines de bocaux. Il fait son fromage aussi.
Déborah a fini par lâcher :
— Mais c’est génial.
Nous sommes restés plusieurs minutes en silence. On entendait le bruitage éternel d’une lisière de forêt la nuit, un hululement de chouette, des aboiements montant des habitations, les branchages agités par un vent calme. Je dirais aujourd’hui que le petit gars de la campagne en mettait plein la vue de la jolie citadine. Mais alors ce ne devait être qu’un sentiment confus et exaltant.
— Il n’a pas toujours vécu comme ça, mon père dit que c’est un livre qui l’a changé.
Avant que Déborah ait pu répondre, j’étais debout.
— Attends-moi ici.

Avec précaution, je me suis approché de la cabane où j’étais entré l’après-midi même. Je guettais le moindre bruit en provenance de la caravane qui n’était qu’à une dizaine de mètres. La porte de l’abri à conserves était maintenue fermée par un simple crochet. Après l’avoir délicatement soulevé, je me suis introduit dans le cabanon. La pénombre n’y était pas complète, une petite fenêtre rudimentaire laissait entrer la faible clarté de la lune. Assez pour que je repère le flacon que j’avais aperçu quelques heures plus tôt sur une étagère à hauteur d’épaule.
Déborah n’avait pas attendu. Je l’ai retrouvée juste derrière la porte du cabanon et l’effet de surprise a précipité mon geste, le bois a grincé puis heurté un bocal à l’intérieur. Nous avons entendu bouger dans la caravane, mais Déborah avait saisi ma main et nous étions bien plus haut, déjà à l’abri des buissons du chemin quand, peut-être, nous ne le saurons jamais, le Bourguignon a jeté un œil au-dehors pour constater que les alentours étaient calmes. La même chouette continuait de hululer de temps en temps. Les brebis dormaient.

J’avais quatorze ans. C’était une liqueur de mirabelle dont j’ai avalé quelques gorgées. Déborah en a bu bien davantage, elle qui riait en prenant des airs de procureur : tu as volé, tu es coupable, je te condamne. Nous ne sommes restés que quelques minutes sur un petit carré d’herbe que les ronces n’avaient pas encore envahi. Son genou, parfois, heurtait le mien. Puis elle s’est levée, a dissimulé le flacon dans sa veste en jean et nous sommes rentrés chez mon père.

En repartant, ses parents avaient promis de revenir en été. Ils n’en ont pas eu l’occasion. Mon père a reçu une promotion quelques semaines plus tard, nous avons déménagé dans un autre pays, un autre village, un autre centre du monde. Déborah est devenu un souvenir que je ne suis pas certain d’avoir gardé intact. Peut-être son visage était-il moins équilibré, son air moins hautain, sa voix plus rauque et son sourire plus fade. Avec les grands souvenirs, on n’est jamais sûr de ce qui se joue.

Par contre, le verger du Bourguignon est toujours bien en place. Je l’ai acquis pour une somme très avantageuse que jamais je n’aurais imaginé pouvoir posséder en intégralité sur mon compte en banque, du temps où je faisais le procès de la vie normale de monsieur tout-le-monde. J’ai signé l’acte de propriété chez un notaire de la région ce matin même, un petit homme efficace et poli qui flottait dans son costume à carreaux.
En arrivant sur les lieux, mon premier réflexe a été de pousser la porte du petit cabanon où le moutonneux entreposait ses bocaux. Ils sont toujours là. Certains ont pourri. J’en ai ouvert un qui a empesté l’air d’un parfum nauséabond de céleri vinaigré. D’autres, contenant des liqueurs, semblent récupérables.
C’est sur une étagère du fond que je l’ai trouvé. Sa couverture blanc cassé, où l’on distingue une planète enchaînée, a jauni avec le temps. Des pages en étaient décousues. À la vue des innombrables annotations dans les marges, des soulignements, de l’usure du papier, j’ai deviné qu’il devait s’agir du livre dont avait parlé mon père, celui qui avait changé la vie du Bourguignon. Certains mots étaient traduits dans l’interligne car il s’agissait d’une édition originale en anglais. Ce livre de 1972, tout le monde aujourd’hui en parle comme d’une évidence : The limits to growth (*). Qui le lit encore ? Personne. Est-il nécessaire de lire une prophétie quand sa réalisation est presque achevée ?Je ne sais pas si les lieux ont connu un propriétaire intermédiaire entre le Bourguignon et moi, après sa mort, avant que j’achète. C’est possible. Un investisseur lointain qui n’en aurait finalement rien fait, ou un parent éloigné. Tout semble avoir été abandonné en l’état, le livre comme le reste. Je ne sais pas ce que je vais en faire, maintenant que c’est mon tour de changer de vie.

(*) Ce titre a été initialement traduit en français par « Halte à la croissance ! ». On l’appelle aussi communément le « rapport Meadows », du nom de l’un de ses auteurs, ou le rapport du Club de Rome. On a – discrètement – fêté, cette année, son cinquantième anniversaire…

N.B. : Cette histoire est une pure fiction.

Une expérience de démocratie participative chez Nature & Progrès

Notre inscription dans le champ de l’éducation permanente nous amène à penser, en permanence, une participation optimale de nos concitoyens et de nos membres dans la définition des actions mises en œuvre par notre association. Un nouveau processus délibératif mis en œuvre pour la toute première fois, au sein de notre association, entendit donc clairement remédier, dans la mesure de ses moyens, aux critiques de ceux qui comprennent toujours plus mal les façons de procéder et d’agir de ceux qui nous représentent…

Par Dominique Parizel

A l’initiative de sa locale de Marche-en-Famenne, rappelons-le, Nature & Progrès a donc décidé d’expérimenter une première démarche de démocratie participative, sur le thème « As-tu besoin de ton voisin ? » Un panel citoyen, limité à trente personnes mais néanmoins le plus représentatif possible de notre population, fut donc sélectionné afin de débattre autour de ce thème, les samedis 12 et 19 mars 2022, à Naninne. Dans un souci maximal d’ouverture, il se composait de membres mais également de non-membres de notre association. Vingt-six de ces trente invités étaient finalement présents au moment d’entamer les débats… Tous sans doute pressentaient l’urgence de remettre au centre de nos préoccupations les relations de voisinage, au sein de nos villages et de nos quartiers. De leur qualité, nous le savons tous, dépend grandement celle de nos vies quotidiennes, à tous. Mais comment faire, comment s’y prendre ?

Deux groupes de travail pour déblayer le terrain

Après une séance plénière où furent exposées les principales motivations de Nature & Progrès, deux animateurs chevronnés – Daniel Cauchy et Delphes Dubray – se virent confier la tâche essentielle de proposer aux participants répartis en deux groupes la méthode de travail qui leur permettrait d’explorer fructueusement cette vaste et difficile question. Des problématiques très larges furent donc mises sur la table et discutées, durant la matinée du premier jour, qui permirent de faire surgir des points de tensions et de les dépasser. Dans le premier groupe, par exemple, on se posa notamment cette question évidente : mais qu’est-ce qu’un voisin ? Celui qui vit juste à côté de chez moi, qu’on ne choisit pas et qui ne partage sans doute pas toutes mes valeurs ? Ou, au contraire, celui ou celle avec qui j’ai quelque chose de fort en commun, même s’il ou elle habite à quinze kilomètres de chez moi ? Et, au fond, la petite mésange qui passe chaque jour dans mon jardin n’est-elle pas, elle aussi ma voisine ? Le second groupe se donna pour objectif de voir comment nous pouvons recréer du lien social entre gens qui se sentent proches. La discussion matinale porta ainsi sur les grands principes que nous souhaitons mettre en avant, les valeurs que nous désirons avoir en commun…
Après ce travail exploratoire, quelques grandes lignes de préoccupations se dégagèrent, dès le début de l’après-midi, sur lesquelles chaque groupe pu marquer un consensus. Mais que pouvons-nous faire, à présent, de manière concrète par rapport aux situations qui furent décrites le matin ? Voici la question nouvelle que chaque groupe se posa. En consultant longuement ses voisins de table, chacun des participants fut alors invité à formuler une série de propositions, en s’assurant par la discussion qu’elles soient suffisamment explicites et intelligibles pour être comprises par tous. Toutes ces propositions furent enfin exprimées et discutées au sein de chacun des groupes…

Une seconde journée pour affiner la matière brute

La nouvelle journée s’ouvrit par une séance plénière dont l’objectif fut de regrouper et de répartir l’ensemble des idées émises, lors de la première journée – la matière brute -, au sein des quatre « domaines » qui manifestement s’en dégageaient. Une meilleure articulation des idées dans ces différents domaines devrait ensuite permettre à des propositions concrètes d’émerger. Ces quatre domaines furent :
1- le réseautage
2- la formation
3- l’accompagnement
4- l’organisation des échanges
Chaque participant fut alors invité à se placer devant son thème, son domaine de prédilection, celui où il avait clairement le plus envie de s’investir encore. Deux nouveaux groupes de travail furent ainsi composés. Après une phase de remise en mémoire des idées exprimées la veille, un reclassement s’opéra en quatre nouveaux paquets devant correspondre à autant de propositions concrètes. Après affinage et clarification, chaque paquet, chaque thème fit l’objet d’une nouvelle discussion, par groupes de deux ou trois personnes, avec la mission très explicite de formuler un projet concret. En début d’après-midi, les groupes, dans leur totalité, discutèrent ensemble, une fois encore, de chacun des projets qui seraient ensuite proposés en séance plénière, dans un esprit de bonification et afin de parvenir à rendre les propositions toujours plus applicables dans la réalité.
Dix propositions furent ainsi mises en commun, en séance plénière, deux d’entre elles ayant finalement dû être splittées. Après une nouvelle phase d’explications par leurs concepteurs, elles furent proposées à la notation de l’ensemble des participants du panel citoyen, chaque votant disposant de cinq voix qu’il fut entièrement libre de répartir comme il le souhaitait…

Verdict final : les propositions citoyennes, telles qu’elles furent formulées !

Hors des dix propositions que nous vous livrons, ci-après, telles qu’elles ont été formulées par leurs concepteurs, les quatre propositions en lettres grasses sont celles qui émergèrent du scrutin et furent finalement retenues. On trouvera, entre parenthèses, le nombre de voix récoltées par chaque projet.

1- Créer un réseau interne des membres de Nature & Progrès où les acteurs peuvent se retrouver en fonction de leur localisation et de leurs compétences. Se connaître entre soi. Bottin, site Internet, carte interactive, les locales prennent le relais. (15)
2- Réseautage externe avec d’autres associations et échange de formations entre associations. (2)
3- Identifier les acteurs en lien avec les publics précarisés et créer des partenariats de diffusion de l’information avec les différentes instances. Ajouter un onglet : « retour d’expérience et suivi des événements » sur le site de Nature & Progrès et créer un groupe alimenté par les participants. (3)
4- Proposer de répondre davantage aux demandes de formation concrètes sur les thématiques de Nature & Progrès et sur les dynamiques de groupes. (0)
5- Créer un mallette pédagogique contenant un projet à long terme à destination du public jeune 12-18 ans (avec suivi par les jeunes). (17)
6- Créer un système de parrainage entre les agriculteurs signataires de la Charte de Nature & Progrès et les conventionnels en transition. (2)
7- Fournir un outil méthodologique pour identifier les besoins des particuliers / voisins dans une optique d’un projet commun. (6)
8- créer une carte interactive des jardins de particuliers dans un esprit d’échange de savoirs. (9)
9- Comment susciter l’intérêt des habitants sur la problématique du « vivre ensemble » ? Méthodologie d’approche d’une population (prise de contact). Création d’une mallette pédagogique permettant de débattre sur le « vivre ensemble ». (15)
10- Démarrage, soutien et suivi d’initiatives locales. Nature & Progrès propose des bonnes pratiques, son expertise et son label afin d’être une courroie de transmission entre les porteurs d’initiatives locales et les autorités.
Trois piliers : Méthodologie, soutien et ressources, communication.
Trois étapes : aide au démarrage, concrétisation, suivi et pérennisation.
Exemples d’initiatives locales : compost communautaire, réalisation de plans de plantation, boîtes à livres et à semences, jardins potagers (partagés), vergers collectifs, fours à pains, achats groupés, glanage, balades gourmandes, etc. (18)

Que faire à présent ?

Deux nouveaux champs de travail s’ouvrent maintenant chez Nature & Progrès.
Comme promis, d’une part, le Conseil d’administration de notre association va se pencher sur les propositions retenues et les analyser. Il lui appartiendra ainsi d’examiner dans quelle mesure la créativité citoyenne sera en mesure de dynamiser et d’apporter un supplément de légitimité à son action, mais surtout de déterminer quels moyens il pourra mobiliser afin de les mener à bien. Nous vous tiendrons évidemment informé des décisions qu’il prendra, dans les prochains numéros de votre revue.
D’autre part, le « comité de pilotage » chargé de suivre le projet sera évidemment appelé à évaluer la cohérence de l’action menée afin de mettre en évidence ses atouts et ses lacunes. Pareille tentative d’amélioration, de transformation du processus délibératif ne peut, en effet, se comprendre que dans la durée. D’autres projets semblables suivront donc celui-ci. Les intentions et les moyens mis en œuvre seront donc immanquablement appelés, eux aussi, à s’affiner mais une association comme la nôtre ne peut évidemment pas espérer améliorer ses pratiques démocratiques sans la participation active de ses membres. Le comité chargé du suivi de ces actions va donc prochainement se renouveler. Car critiquer la démocratie est une chose mais la faire vivre en est une autre…

Fédérer les acteurs de la transition en sensibilisant à l’alimentation bio et locale

En décembre 2021, grâce à un atelier participatif, le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire), mené par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys FUP, a défini sa vision et ses missions. Avec le concours de citoyens, nous souhaitons soutenir et développer la transition de la région dinantaise vers une alimentation bio et locale, respectueuse des Hommes et de la Terre, en favorisant la solidarité et l’implication de tous…

Par Sylvie La Spina

Au cœur de nos missions, la sensibilisation des citoyens à l’alimentation bio et locale doit permettre de fédérer une communauté d’acteurs solidaires de la transition écologique et sociétale. Un petit groupe de citoyens, les Radicelles, s’est ainsi constitué pour se pencher sur ces questions. En amont de notre première réunion, nous avons tenté de rassembler un maximum d’idées : comment sensibiliser les citoyens au bio local ? Via quels arguments, quels outils, quelles activités ? Un sondage a été lancé auprès des membres du Réseau RADiS et de Nature & Progrès, et via les réseaux sociaux. Grâce aux trente-neuf participants et aux échanges qui ont eu lieu lors de notre réunion du 20 février, nous avons collecté une foule d’idées, source d’inspiration ! Nous vous en partageons les fruits dans cet article.

Le bio, meilleur pour la santé

Premier argument de nos participants : l’alimentation bio et locale est meilleure pour notre santé. Vu les effets délétères des OGM et des pesticides chimiques de synthèse, dont la plupart sont classés cancérigènes ou perturbateurs endocriniens, on ne peut aujourd’hui plus le nier ! Si l’on manque d’éléments scientifiques pour démontrer un effet du mode de culture sur la qualité nutritionnelle, il est évident qu’une alimentation locale permet d’assurer la fraicheur de nos fruits et légumes, avec une meilleure préservation des vitamines et des éléments essentiels. Les éleveurs témoignent souvent que, depuis qu’ils sont passés en bio, leurs vaches voient bien moins souvent le vétérinaire… Pourquoi n’en serait-il pas de même avec notre médecin ?
« Il faudrait donner davantage d’informations concernant la santé et la dangerosité des produits non bio » – Philippe P.
« Il serait intéressant de partager de données « scientifiques » illustrées sur la différence de valeur nutritive » – Diane O.

Protéger la planète

Les produits chimiques de synthèse sont des poisons pour notre environnement et pour la biodiversité, ce que ne manquent pas de rappeler les participants à notre sondage. Ils mettent aussi en avant l’intérêt écologique du circuit court local via la réduction des pollutions associées aux transports et, de manière générale, la moindre empreinte écologique et carbone de l’alimentation bio locale. Ces arguments liés à l’environnement sont aujourd’hui incontournables et puissants, quand on constate les conséquences des changements climatiques sur notre quotidien. Et si nous apportions aux citoyens des démonstrations, par l’information et… l’observation !
« La terre produit mieux si elle est respectée » – Ariane D.
« Nous pourrions montrer concrètement sur le terrain ce que ça change de produire bio » – Mathilde R.
« Il faudrait informer par la diffusion de films très courts montrant les effets des épandages sur les cultures de produits toxiques, tel que le glyphosate » – Naïma.

Soutenir nos producteurs bio locaux

La relocalisation de notre alimentation bio permet la création d’emplois non délocalisables et renforce l’autonomie alimentaire, l’économie locale et circulaire. De nombreux participants aux réflexions ont partagé leur fierté de contribuer à faire vivre des familles de producteurs, à valoriser leur travail et leur démarche. Le lien direct avec le producteur permet davantage de solidarité et des prix plus équitables. Il est donc important de (re)créer le lien entre les mangeurs et leurs voisins producteurs et artisans.
« Manger local, c’est aider des personnes que l’on connait à vivre de leur passion/travail. Allons visiter des maraichers, des artisans, des transformateurs de produits » – Marie-Christine H.

Et si nous sortions un peu de l’idéologie ?

Santé, environnement et société, nous venons de faire un tour des arguments idéologiques, des convictions qui poussent les personnes les plus sensibilisées à passer à l’action. Mais ces idéaux ne sont-ils pas perçus comme une contrainte par de nombreuses personnes ? « Il faudrait que je mange mieux pour ma santé, il faudrait que je participe à préserver la nature, il faudrait que j’arrête de fumer… Allez, demain, j’arrête ». Ce peut être culpabilisant, s’apparenter à une corvée pour des personnes déjà submergées par les tracas du quotidien et qui aspirent à plus de… plaisir. Parlons-en aussi !
« J’exprime l’importance de mon choix, la cohérence que cela m’apporte et qui m’est nécessaire, la joie que cela me procure. Essayer de convaincre ne marche pas : personne n’aime que quelqu’un d’autre lui dicte ce qu’il doit faire » – Philippe G.

Le plaisir du goût

Goûter, c’est adopter ! Parmi les activités recensées, les ateliers de dégustation sont une manière de mettre en avant le goût et la qualité, mais aussi de stimuler l’envie de cuisiner. La marche gourmande associe le plaisir de la bouche, la convivialité et la découverte du milieu environnant les fermes.
« Des dégustations pour goûter la différence, y compris par des actions de soutien et de promotion des restaurateurs locaux engagés dans le bio local » – Diane O.

Le plaisir de cuisiner

Choisir une alimentation bio et locale nous encourage à respecter les saisons et nous invite à davantage de créativité en cuisine. La qualité des produits donne envie de cuisiner et de partager les bons repas avec son entourage ! Le manque de savoir-faire est souvent un obstacle : de nombreuses personnes n’ont pas appris à cuisiner et sont assez démunies devant les légumes et les pièces de viande des producteurs locaux. Des ateliers culinaires sont une solution alliant partage et convivialité ; on peut même y donner des astuces pour économiser le temps en cuisine, lui aussi précieux.
« Il est essentiel d’amener les gens à retrouver du plaisir derrière les fourneaux ! » – Sandrine D.
« Manger bio local met des limites qui nous rendent le plaisir de varier davantage notre alimentation au fil des saisons et d’inventer de nouvelles recettes » – Benoit V.
« Des recettes simples à réaliser et à bas coût » – Joëlle R.

Le plaisir de retrouver le lien

L’alimentation bio locale est créatrice de liens entre les personnes, elle reconnecte les citoyens au milieu rural et naturel. Les maraîchers proposant de l’autocueillette permettent une activité conviviale en famille au milieu des légumes et des fleurs. Un petit tour à la boucherie de la ferme, c’est le rendez-vous avec les animaux qui paissent aux alentours. Les chantiers participatifs sont l’occasion de mettre la main à la pâte dans une ambiance conviviale. D’ailleurs, l’accueil social à la ferme et la zoothérapie prouvent combien la reconnexion avec le milieu rural fait du bien au moral !
« Ça reconnecte les gens à la nature, ça reconnecte les gens aux autres » – Céline B.

Et pourquoi ne pas manger bio local ?

Si beaucoup d’arguments nous poussent à choisir une alimentation bio locale, certains freins existent également. Nous les avions inventoriés dans le cadre de nos réflexions sur l’accessibilité de l’alimentation bio locale pour tous : le prix, le temps, la capacité physique, la mobilité, l’estime de soi, le savoir-faire, les infrastructures et l’information. Et si nous imaginions des actions permettant de démonter ces freins ?

Le bio, trop cher ?

C’est la principale pierre d’achoppement de l’alimentation bio locale : son prix ! Sans refaire ici tout le débat sur la question, on peut imaginer des actions sur ce thème. En premier lieu, pour informer sur les écarts de prix souvent exagérés dans l’imaginaire collectif. En second lieu, pour relativiser cette hausse du prix par rapport aux coûts cachés de l’alimentation industrielle, liés à l’environnement et à la santé. Et enfin, parce que le budget de certains reste malheureusement limité et limitant, pour donner des pistes afin de parvenir malgré tout à opter pour le bio local.
« Le prix rebute encore car les gens n’ont pas conscience que de l’argent investi localement leur revient indirectement au travers du développement local. Conscientiser au fait que les choix de consommation sont le meilleur moyen de créer le monde qu’ils veulent » – Audrey D.
« Donner des pistes pour que le coût reste raisonnable tout en sensibilisant au fait que c’est normal de dédier une bonne partie de son budget à l’alimentation qui est un besoin primaire ! » – Mathilde R.
« Le bio local permet de se nourrir sainement sans se ruiner pour autant que les familles acceptent de revenir à des recettes et en-cas simples, composés de produits de base qui ont toujours existé dans nos régions » – Philippe G.

Informer !

Manger bio local ? D’accord. Mais où se procurer ces bons produits, comment rencontrer les artisans de ma région ? Comment connaitre les fruits et légumes de saison ? Une information peut être un petit coup de pouce pour passer à l’action !
« Un livret recueil des producteurs et revendeurs bio locaux » – Caroline P.
« Nous pourrions mettre en place une formation sur le rythme des saisons. Il n’y a pas de fraises à Noël ni de tomates » – Jacqueline G.

Faire tache d’huile

Faites ce que je fais, pas ce que je dis ! Montrons à nos voisins, à nos amis, à notre famille, notre engagement dans le bio local. Non, non, ce n’est pas un mouvement marginal « de niche », nous sommes nombreux à nous inscrire dans cette démarche, faisons-le savoir ! Invitons notre entourage dans la bienveillance, en veillant à ne pas mettre de pression, ni à culpabiliser.
« Comme avec les enfants, ils copient ce qu’on fait, pas ce qu’on dit. Donc, je montre à mes voisins, à mes collègues, à mes amis, à mes enfants » – Laurence.
« Vente ou distribution d’autocollants « Je mange bio et local » à mettre sur ses fenêtres (maisons, voitures) pour montrer l’adhésion de certains et faire petit à petit tache d’huile » – Ariane D.

Diversifier pour toucher

A chacun ses affinités, ses préoccupations, ses envies, ses freins ! La diversité des actions et des activités mises en place pour sensibiliser les citoyens permet de toucher des personnes aux horizons très différents. N’oublions pas les activités ludiques sous forme de jeux : la convivialité est la pièce maîtresse pour attirer et fidéliser les personnes, leur donner goût à une autre manière de s’alimenter et de se relier aux autres.
« Vouloir sensibiliser tout le monde revient souvent à ne toucher personne (ou quasi !). Chaque groupe de personnes peut être sensibilisé par un aspect différent : par exemple, « nourriture saine » pour les parents ayant de jeunes enfants (il me semble que c’est une raison souvent avancée) » – Patricia G.

Et la suite ?

Les Radicelles se lancent maintenant dans l’action ! Nous élaborons ensemble un programme de visites de fermes, pendant toute la belle saison 2022, qui se clôturera par un événement convivial au mois de septembre. N’hésitez pas à nous rejoindre, en région dinantaise – www.reseau-radis.be -,

Femmes agricultrices

Longtemps invisibilisé bien qu’essentiel, le travail des femmes (1) dans l’agriculture commence petit à petit à être mis en avant et revalorisé. Mais, même si les savoirs assignés aux femmes sont mieux reconnus et que certaines tâches associées au masculin leur sont plus accessibles dans l’agriculture comme dans toutes les sphères de nos sociétés occidentales, les inégalités de genre sont encore nombreuses, quotidiennes, tenaces…

Par Maylis Arnould

Elles représentent 14% des chefs d’exploitations en Belgique – pour 25% en France – et 30% de la main-d’œuvre agricole – en France comme en Belgique. Pourtant, elles ne commencent à avoir de vrais droits qu’à partir de 2005, les branches féminines des anciens syndicats agricoles (AAB et UPA) s’étant regroupées, en 2001, en une Union des Agricultrices Wallonnes (UAW). Il est encore aujourd’hui plus compliqué pour une femme seule d’acheter des terres que pour un homme ; trouver sa place dans le monde agricole, quand on est une femme, n’est pas une chose simple.

Invisibilité du travail domestique, l’exemple du conjoint-aidant

« Au niveau valorisation, moi, qu’est-ce que j’ai été pendant des années ? Rien ! J’ai été l’épouse. Je n’avais pas de statut d’agricultrice, d’aide au côté de mon mari. […] Le statut d’épouse agricultrice n’a pas de place. » Ces mots ce sont ceux d’une agricultrice rencontrée lors d’entretiens réalisés pour mon mémoire, en 2019. Le sentiment d’injustice et la colère liés à l’absence de prise en considération des savoirs et du travail des « femmes de » commencent, petit à petit, à passer du cercle privé à la sphère publique. La parole s’ouvre et les injustices commencent à envahir la partie visible de l’iceberg.
Si l’on revient un peu en arrière et que l’on remonte avant l’arrivée de la mécanisation dans l’agriculture, « les femmes participaient aux tâches agricoles, notamment lors de pics d’activités comme les labours et semis, les moissons ou l’entretien des parcelles cultivées par le désherbage, ou encore, dans le contexte du vignoble beaujolais, le liage ou encore l’agrafage des vignes. Suite à la moto-mécanisation des techniques de production dans le but d’augmenter la productivité de leur travail, et en lien avec la politique de vulgarisation d’une agriculture rentable fondée sur une logique familiale de production, les exploitations familiales agricoles ont peu à peu transféré aux engins agricoles les tâches traditionnellement destinées aux enfants et aux femmes. Les épouses se sont alors souvent retrouvées reléguées exclusivement à l’environnement domestique. (2) » Avec la « révolution verte » et l’utilisation de la mécanisation et de produits pétrochimiques, on arrive à une « masculinisation des professions agricoles », les femmes qui ne quittent pas la ruralité mais ont plutôt tendance à se tourner vers des professions en dehors des fermes, et celles qui restent travailler sur les fermes on très peu, voire pas du tout, de reconnaissance. Elles sont bien souvent assignées aux tâches invisibles comme l’entretien de la maison et la garde des enfants, la gestion administrative ou encore l’organisation sociale.
Le meilleur exemple du manque de reconnaissance des « femmes d’agriculteurs », c’est l’histoire du statut de « conjoint-aidant ». En Belgique, en 2014, 96,6% des personnes enregistré.e.s comme « conjoint aidant », sous la thématique « agriculture » sont des femmes ! Ce statut, mis en place en 1990, devra attendre 2005 pour comporter de réels droits pour les personnes qu’il représente. Avant l’arrivée de ce statut au niveau « maxi statut », en 2005 (3), les agricultrices étaient sans rien : pas de droit social, pas de reconnaissance professionnelle. Or ce statut permet une reconnaissance partielle du travail des femmes sur les exploitations agricoles de leurs maris, comme l’accès à la retraite ou à la sécurité sociale. Pourtant l’intitulé même de ce statut est représentatif d’une partie du problème. Les tâches généralement assignées aux femmes sont considérées comme une « aide » aux travaux réalisés par les hommes, et non à valeur égale. A la même échelle que ce qui a été appelé « le travail domestique », tout ce qui est éphémère ou tout ce qui n’est pas réalisé par un homme dans les fermes à tendance à être invisible. C’est cette situation que les autrices de la BD « Il est où le patron ? » (4) réussissent à montrer avec humour : alors que l’exploitation est commune, la femme n’est jamais le patron ! Ce n’est jamais à elle qu’on s’adresse pour les matériaux ou les conversations mécaniques. Dans l’imagerie collective, elle travaille pour son conjoint…

S’installer comme agricultrice : la réalité à laquelle sont confrontées les femmes…

En parallèle, depuis plusieurs années, des femmes investissent le milieu agricole sans forcément être « la conjointe de » ou être nées à la ferme. Mais elles subissent, elles aussi, les effets néfastes du patriarcat au quotidien : difficulté à s’installer en tant que femme seule, ambiance machiste, faible présence de femmes dans l’espace public ou les réunions, sexisme ordinaire en milieu rural/agricole ou encore difficultés à faire entendre et accepter certaines notions féministes…
Pourtant leur présence est primordiale car, comme nous pouvons le voir dans diverses études et articles, elles ont davantage tendance à tendre vers une agriculture biologique et à se tourner vers des pratiques moins destructrices. « Ces travaux montrent qu’aujourd’hui les femmes sont plus souvent impliquées dans des démarches alternatives et innovantes (Jarosz 2011) ou apportent une nouvelle vision de l’agriculture et de nouvelles pratiques (Giraud, Rémy 2013). Recensements agricoles américains et français montrent d’ailleurs bien que les agricultrices sont plus souvent impliquées dans les circuits courts de distribution, l’agriculture biologique, les activités de loisirs à la ferme ou d’hébergements touristiques. Elles sont également plus à même d’être à l’initiative de marchés de proximité (Agreste 2012 ; USDA 2014). Globalement, elles sont plus souvent impliquées dans des activités de diversification agricole. (5) » La tendance à « prendre soin » (6), dans laquelle les femmes ont été poussées, les amène à une plus grande prise en compte de la chaîne du vivant et ainsi à vouloir davantage protéger leur environnement et les ses habitant.e.s, que ce soit la faune ou la flore. Aussi peuvent-elles valoriser ces liens, avec la diversification, et donc conserver une dynamique sociale qui leur permet de sortir de l’isolement et de valoriser des compétences comme la cuisine, l’accueil ou la vente…
Mais, même si elles peuvent être positives, ces tendances pourraient perpétuer l’enfermement des femmes dans des tâches « traditionnelles » et encourager, comme nous l’indique l’article « Agricultrices et diversification agricole » cité ci-avant, « la persistance d’une division traditionnelle du travail où les hommes exercent des activités d’extérieur et mécaniques, les femmes des tâches plus à même d’être réalisées à l’intérieur ou proche du foyer. Nos résultats montrent également que les femmes qui pratiquent l’agriculture seules (ou avec leur conjointe ou leur fille), ont tendance à être moins impliquées dans les travaux des champs ou mécaniques. »

Vers un nouveau modèle agricole ?

Tout cela nous amène à la conclusion qu’il n’y aura pas de nouveau modèle agricole sans une remise en question des rapports de genre. C’est-à-dire, entre autres, sans valorisation du travail dit « domestique », sans réappropriation des espaces de soin et d’éducation par les hommes, sans penser les dominations de manière globale.
Donner des outils d’action et de pensée pour transformer, en profondeur, nos rapports agricoles et humains, voilà la mission que se sont donnée des femmes, partout dans le monde, qui sont parfois qualifiées d’écoféministes. L’écoféminisme est un mouvement pluriel et mouvant qu’il est difficile de définir mais qui comporte une base commune : la mise en évidence du lien entre patriarcat, crise écologique et capitalisme. Il s’agit ici de regrouper toutes les formes de dominations et de montrer qu’une société nouvelle se fera sans domination ou ne se fera pas. Les idées et les pensées écoféministes sont multiples, là réside toute sa richesse. Cela passe par la réappropriation de ce qui a été considéré comme « inférieur » ou faible – soin, nature, corps -, au sein de la vision de l’agriculture dans sa globalité en y incluant l’espèce humaine, la bienveillance et la prise de soin au cœur des relations et des actions, le respect des émotions et non leur dévalorisation au profit de la rationalité, la revalorisation des savoirs assignés aux femmes comme des savoirs de pouvoir – cuisiner, cultiver et utiliser les plantes médicinales, soigner son environnement et ses proches, etc. – ou encore la réappropriation du domaine de l’intime – auto-gynécologie, sage-femme féministe , accouchement plus naturel, etc. (7)

Conclusion (temporaire)

Chez Nature & Progrès, la biodiversité est partout au cœur de nos réflexions. Nous savons que cloisonner la pensée agricole dans des cénacles de patriarches rassis nous mène à la catastrophe. Un Metoo paysan est-il cependant pour demain ? Faut-il l’appeler de nos vœux ? Cette question doit être sur la table en permanence afin que chacun et chacune trouve paisiblement sa meilleure place au sein du système alimentaire. Un souci de chaque instant, indispensable certainement pour évoluer vers de nouveaux modèles agricoles…

Notes :
(1) Nous choisirons d’utiliser ici le terme « femme » dans le sens de « toute personne qui se définit comme du genre féminin, que ce soit en accord avec son sexe attribué à la naissance ou non ».
(2) Mickaël Ramseyer et Hélène Guétat-Bernard. « Égalité de genre en agriculture et logiques familiales », Pour, vol. 222, no 2, 2014, pp. 101-106
(3) Son équivalent en France arrive en 2006, et porte l’appellation de « conjoint collaborateur ».
(4) Les Paysannes en polaire et Maud Bénézit, « Il est ou le patron ? Chronique de paysannes », Marabout, 2021
(5) Alexis Annes et Wynne Wright. « Agricultrices et diversification agricole : l’empowerment pour comprendre l’évolution des rapports de pouvoir sur les exploitations en France et aux États-Unis », Cahiers du Genre, vol. 63, no. 2, 2017, pp. 99-120.
(6) Tendance aussi appelée « éthique du care », c’est-à-dire du soin, et donc un souci, une attitude vis-à-vis d’autrui – se soucier de – et tout un ensemble d’activités du quotidien comme s’occuper des personnes vulnérables – petites et grandes -, se nourrir, faire le ménage, prendre soin de ses ainé.e.s…

La bio et les profiteurs de guerre

La surprise fut totale, ou presque. La guerre et son cortège de barbarie soudain nous écœure. Nous le savions pourtant pertinemment, depuis l’offensive Von Rundstedt, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, la guerre en Syrie… Et pourtant nous sommes encore surpris, non seulement par les cadavres mutilés qui jonchent les rues de villes qui ressemblent étrangement aux nôtres, mais plus encore par les manœuvres insensées de ceux qui, « n’écoutant que leur bon cœur », instrumentalisent déjà la situation…

Par Marc Fichers et Dominique Parizel

On ne saura jamais quelle mouche l’a piqué. Mais elle l’a piqué. Poutine l’a fait. Mû par un complexe de raisons que lui seul connaît. En Ukraine, les hommes s’arc-boutent et résistent. Femmes et enfants ont quitté le pays, par millions, cherchant refuge à l’Ouest. Les médias déversent sur nous leurs flots d’horreurs, cherchant à discerner l’info de l’intox, à comprendre s’il y a vraiment quelque chose à comprendre…

Contexte historique

L’Ukraine, pour ceux qui l’auraient oublié, fit jadis partie de l’Empire des Tsars, puis de l’URSS. Staline y « favorisa » un de ses pires crimes : Holodomor, la grande famine de 1932-33 qui fit – selon les sources ! – deux millions et demi de morts, ou peut-être même le double… Car l’Ukraine est un pays essentiellement agricole, un pays énorme, plus vaste que la France. Indépendant depuis 1991, il resta dans le giron russe jusqu’à une première révolution, dite « Révolution orange », en 2004, conséquence d’un affrontement électoral entre le pro-russe Viktor Ianoukovytch et Viktor Iouchtchenko, finalement élu. Suivit une longue période d’instabilité, marquée par les déboires de la célèbre première ministre Ioulia Tymochenko, puis l’arrivée à la présidence du susnommé Ianoukovytch qui relança le « dialogue » avec Moscou. L’Ukraine, avide de démocratie et d’Occident, se cabra à nouveau, ce fut la « Révolution du Maïdan », de février 2014, qui renvoya le régime pro-Russe. La guerre éclata alors en avril, à l’est, dans les régions industrielles de Donetsk et de Louhansk – le Donbass, vaste bassin houiller sur le fleuve Don – où les pro-Russes, majoritaires, furent soutenus militairement par le régime de Vladimir Poutine. La Crimée – presqu’île du sud de l’Ukraine – proclama sa souveraineté et fut de facto annexée par la Russie. Un nouveau président ukrainien, l’homme d’affaires Petro Porochenko, joua alors les bons offices mais l’antagonisme entre l’Ukraine et son grand voisin ne fit que s’accentuer. Volodymyr Zelensky lui succéda cinq ans plus tard, ne faisant que réaffirmer les volontés d’affranchissement du pays à l’égard du « grand frère » russe… dont les chars entrèrent en Ukraine le 24 février 2022. Ce fut aussi le début d’intenses bombardements qui rappelèrent étrangement le sort funeste d’Alep, en Syrie. Pour n’évoquer que cette seule ville martyre…

L’agriculture nourrit, le pétrole aussi…

L’Ukraine, nous l’avons dit, est une immense terre agricole. Dès le début de l’invasion russe, le lien parut limpide entre les denrées qui y sont produites – de même qu’en Russie qui seraient immanquablement soumises à embargo – et tous les malheureux qui n’en bénéficieraient plus. Vingt-cinq pays africains par exemple, expliqua-t-on alors, dépendent directement des importations russes et ukrainiennes pour leurs produits agricoles de base (1) et il faut les aider, de toute urgence, car la pénurie guette ! Ainsi le Sénégal importe-t-il les deux tiers de son blé des pays belligérants. Ses voisins, la Guinée et le Mali, rien du tout ! La famine, pour autant, guette-t-elle davantage au Sénégal qu’en Guinée ou au Mali ? C’est que là-bas, vous savez, on mange plutôt du mil, du sorgho ou du maïs produits localement (2), ce sont les nouvelles boulangeries industrielles qui importent le blé ! Mais de cela tout le monde apparemment s’est bien moqué, il fallait, le temps de la supercherie, que les Sénégalais eussent faim de blé !
La vérité est évidemment plus complexe. Mais hélas pas moins grave. La soudaine flambée des prix du gaz et du pétrole – par ailleurs éminemment prévisible vu l’attitude des membres de l’OPEP (3) – fait grimper ceux des engrais et, par conséquent, ceux des céréales produites par l’agro-industrie, en ce compris bien sûr celles qui sont destinées… aux animaux ! D’où le fait que la viande devient impayable mais aussi les fruits et les légumes produits sous serres, ainsi que les produits de la pêche industrielle ! Pour les pays en développement, c’est cette façon de produire des denrées de première nécessité qui, selon la FAO, mènera à la famine entre huit et treize millions de personnes supplémentaires. Seules solutions envisageables : sortir d’urgence l’agriculture des énergies fossiles et mettre en place une « exception agricole » en matière commerciale (4). Dans les pays les plus riches, c’est la spéculation sur les denrées qui ne fera qu’accroître encore l’inflation. D’où un bond soudain, de l’ordre de 3 à 4% de l’ensemble de nos denrées alimentaires… Car ce n’est pas avec une terre fertile que l’agro-industrie nourrit le monde. C’est avec du pétrole !
Pourtant, dès que le grincement des vieux chars russes se fit entendre, des positionnements politiques étranges surgirent visant à intensifier, en Europe, le modèle agricole productiviste dominant, sous le funeste prétexte qu’il fallait absolument nourrir d’urgence ceux que la guerre priverait des livraisons de céréales et d’huile de tournesol venues de Russie et d’Ukraine. Ceux qui portaient ce discours avaient alors des objectifs bien précis :
– réclamer la fin du Green Deal européen qui vise justement à rendre l’agriculture plus autonome, en l’affranchissant au maximum des pesticides chimiques grâce au développement de zones de biodiversité où se multiplient les prédateurs des insectes nuisibles,
– faire d’urgence marche arrière dans la stratégie « De la fourche à la fourchette » visant une diminution de 50% de l’utilisation et du risque des pesticides, une réduction de 20% des engrais chimiques et un objectif de 25% de terres en bio pour 2030…
Cherchez à qui le crime profite…

L’attitude insensée des Institutions européennes

Revoir les ambitions de la stratégie « De la fourche à la fourchette » pour garantir l’alimentation de tous ? Le contresens est total. Car le Green Deal est un projet qui donne un avenir à l’agriculture mais la guerre ne fait que de confirmer sa fragilité. Il faudrait donc augmenter d’urgence les pourcentages qu’impose plutôt que les réduire. Or il faudrait cultiver les jachères et laisser les pesticides « protéger » les plantes pour assurer les rendements, alors que l’augmentation du coût de l’énergie – et, corollairement, celui des engrais – provoquera inéluctablement celle du coût des productions agricoles intensives ! Voilà la fable gobée par le Commissaire européen à l’agriculture, le Polonais Janusz Wojciechowski, qui appela… au report des réformes environnementales prévues, tout en demandant que les agriculteurs européens ne soient pas « accablés » par de nouvelles obligations !
En plus de cela, en Europe, les associations professionnelles conventionnelles exploitent la situation politique (5) pour demander une dérogation aux limites maximales de résidus (LMR) imposées par l’Union européenne, en ce qui concerne les pesticides dans les produits alimentaires et les aliments pour animaux importés ! Cette dérogation permettrait aux produits de base, non conformes aux normes de sécurité européennes, d’accéder au marché intérieur européen pendant six mois ! Ces organisations omettent évidemment de préciser que, si des pesticides sont interdits d’usage en Europe, c’est justement en raison de leur dangerosité pour l’environnement et la santé. On tire allègrement profit de la situation, et sans scrupule aucun. Et, pendant ce temps, sur le sol ukrainien, les exactions commencent… Les lobbys industriels liées à l’agriculture intensive en profitent pour faire progresser leurs « idéaux », leur unique ambition de laisser prospérer les exploitants agricoles comme premiers fournisseurs d’ingrédients pour l’industrie agro-alimentaire. Et comme premier client des industries d’intrants chimiques, qu’ils soient de Russie ou d’ailleurs…
La réalité – mais l’avons-nous déjà rappelé ? – est qu’un quart des engrais azotés utilisés dans l’Union européenne viennent… de Russie ! La vérité est que l’Union européenne achète énormément de céréales ukrainiennes et russes – principalement du maïs – pour nourrir ses animaux de boucherie ! Les organisations agricoles productivistes, quant à elles, ne savent penser que le court terme : elles voient ce que les nouvelles normes environnementales pourraient les empêcher de produire. Elles ne voient jamais à ce que leurs propres méthodes vont engendrer comme dégâts qui, de toutes façons, les empêcheront bientôt de produire ! Elles ne voient pas que la réduction des intrants chimiques donne de l’autonomie à notre production alimentaire. Quelle dose de mauvaise foi leur faut-il, par exemple, pour ne pas admettre ce que coûte déjà la baisse d’activité des pollinisateurs dont les néonicotinoïdes sont indiscutablement la cause ?

Où sont passés les Européens de bonne foi ?

« Ne laissons pas la place au lobby vert, au lobby de la faim dans le monde », a déclaré – sans rire ! – Christiane Lambert, présidente du COPA-Cogeca, l’union des syndicats agricoles européens et des coopératives, lors du Congrès de la FNSEA, le syndicat majoritaire français, les 29 et 30 mars à Besançon !
L’Europe pourtant, avec sa stratégie « De la fourche à la fourchette », entendit sortir l’agriculture de l’impasse et lui donner la chance d’une transition. Où sont soudain passés ses défenseurs ? Sont-ils partis en vacances au pôle Nord ? Ou au fond d’une mine de charbon ? Pareille transition fut initiée, il y a cinquante ans, par les agriculteurs et les consommateurs biologiques. Les bio furent des visionnaires, eux qui développèrent un mode de production alimentaire basé sur le respect de l’homme et des écosystèmes. Le seul qui fonctionne ! Leur travail fut récompensé par l’engouement et le soutien sans faille des consommateurs envers les produits bio. Cette production agricole a développé des techniques de production très performantes qui font sans cesse augmenter la rentabilité des fermes mais en préservant notre idéal agricole : en développement leur autonomie, et sans engrais ni pesticides chimiques de synthèse ! Ce plébiscite public ébranle aujourd’hui les industries chimiques et agricoles prêtes à faire flèche de tout bois pour maintenir la production intensive ; elles veulent que l’agriculture demeure un client de l’industrie des engrais et des pesticides chimiques et un fournisseur d’ingrédients bon marchés pour les usines agroalimentaires qui vendront la nourriture aux quatre coins du monde. Elles oublient un peu vite que la stratégie « De la fourche à la fourchette » n’a finalement abouti qu’avec le constat flagrant que l’agriculture européenne est dans l’impasse ! Elle est dans l’impasse parce que son addiction absurde aux pesticides et aux engrais chimiques en a fait la première arme de destruction massive de la nature et de la biodiversité (7). Elle est dans l’impasse parce que sa dépendance aux énergies fossiles – à travers les engrais azotés, liés à l’utilisation du gaz naturel (8) et la mécanisation à outrance – compromettent gravement sa rentabilité. Il ne s’agit plus d’agriculture mais de la vulgaire fonction de fourniture d’ingrédients à l’agro-industrie, il ne s’agit plus de nourrir les humains mais d’alimenter un marché de produits toujours plus douteux. Une guerre commerciale où la seule loi est celle du profit ! Revendiquer le droit de cultiver les malheureux 4%, initialement prévus pour maintenir un peu de biodiversité dans les campagnes, ne traduit plus qu’un aveuglement qui empêche toute remise en question. Et pourtant, les experts parlent plutôt de 10%, si l’on veut espérer stopper l’augmentation effrénée des quantités de pesticides épandus sur nos champs (9).
Même constat là-bas : les agriculteurs ukrainiens – qui ont produit une récolte céréalière record l’année dernière – disent qu’ils manquent aujourd’hui d’engrais, ainsi que de pesticides et d’herbicides. Et même s’ils disposaient d’une quantité suffisante de ces matériaux, ils ne pourraient pas obtenir assez de carburant pour alimenter leurs équipements, ajoutent-ils… En Ukraine où la plus grande exploitation céréalière – 654.000 hectares ! – est détenue par l’oligarque Oleg Bakhmatiouk et le géant américain Cargill, et la seconde – 450.000 hectares ! – par le fonds de pension américain NCH Capital… Les mêmes qui font pression sur nos décideurs européens ? Ou juste leurs concurrents sur le marché inépuisable de la faim dans le monde ?

L’agriculture belge joue aussi à être exportatrice

Laisser croire que nos champs – et nos jachères ? (10) – belges sont indispensables pour nourrir l’humanité est une autre ineptie. En Belgique, les champs de céréales ne servent pas à faire notre pain ! Ils servent principalement à produire des agrocarburants et de la nourriture pour les animaux. Principalement pour les porcs et les volailles. En Wallonie, 9% des céréales seulement sont produites pour l’alimentation humaine. 32% pour l’énergie, 46% pour l’alimentation animale et 13% partent à l’exportation (11). Par conséquent, plutôt que de prétendre cultiver intensivement le moindre mètre carré disponible, il conviendrait peut-être de réorienter la destination des cultures. Quelle peut bien être l’utilité de consacrer un tiers de nos céréales à nourrir des animaux – principalement de la volaille et des porcs ? Le volume de nos exportations belges de viande de volaille dépasse de loin les cinq cent mille tonnes, principalement vers la France et les Pays-Bas. En troisième position, on trouve… le Ghana ! Soit 10% des exportations belges de volaille. On trouve encore la RDC, le Congo et le Gabon, autant de pays où l’exportation de notre viande de volaille déstabilise gravement l’agriculture locale (12).
D’autres de nos cultures sont principalement orientées vers l’exportation. C’est le cas des pommes de terre, par exemple, où seulement 10% des quarante mille hectares cultivés en Wallonie, à grands renforts de pesticides divers, servent à nourrir la population locale. Le reste part jusqu’aux confins du vaste monde, sous la forme de chips et de frites – ne parlons même pas ici du carburant nécessaire pour transporter tout cela ! Quelle serait donc la logique de vouloir stopper la volonté qu’affiche l’Europe de développer une agriculture moins dépendante des pesticides ? Pourquoi réclamer ces malheureux hectares dédiés à la biodiversité en prétendant nourrir le monde, alors qu’il est justement préférable de produire moins, mais mieux, en privilégiant les cultures vivrières ? Les céréales panifiables, par exemple, destinées à la population locale… Depuis un demi-siècle, la bio démontre l’utilité de maintenir des fermes en polyculture-élevage, où le bétail broute l’herbe et fournit les engrais qui amendent les cultures. Ces cultures sont diversifiées avec le recours à des rotations longues, incluant des légumineuses qui chargent le sol en azote. Or, justement, ces cultures de légumineuses favorisées par la stratégie « De la fourche à la fourchette ». Ce n’est donc pas un recul par des politiques agricoles visant une intensification qui permettra de nourrir le monde. Mais bien le développement d’une agriculture nourricière, respectueuse des écosystèmes, ainsi que le démontrent les producteurs bio depuis plus de cinquante ans… Osons le dire tout net : l’avenir agricole est dans une recherche de la sobriété. La sobriété énergétique, en tout cas.

Ras-le-bol de la « loi du plus fort »

Oui, vraiment, ras-le-bol de cette « loi du plus fort » des gros lobbies des industries agricoles mondiales qui prétendent détenir la vérité et dont la seule raison d’être est de faire du pognon. Pas de nourrir les humains. Marre de tous ces « hommes d’affaires » qui prétendent produire en sachant très bien qu’ils ruinent durablement l’agriculture. Marre de ces mégalos dont le système absurde appauvrit notre capital commun ! Il faut que nos politiques aient – une fois pour toutes ! – le courage de le reconnaître l’erreur historique de l’agriculture industrielle intensive et qu’ils y mettent le holà. Qu’ils les stoppent dans leurs prétentions absurdes ! C’est ce que tenta de faire le Green Deal…
Mais ceci ne doit pas opposer, entre eux, les agriculteurs – les vrais ! Ni les agricultrices – les vraies ! Tous-tes veulent une Wallonie agricole prospère et un métier passionnant et rémunérateur. Les plans de relance de Wallonie prévoient d’ailleurs de développer et de soutenir les structures – coopératives et autres – qui transforment la production agricole. Plutôt que de subventionner les engrais chimiques, consacrons ces montants pour doter notre Région wallonne de coopératives de transformation. Leur but : nourrir localement !
L’heure est à l’harmonisation des pratiques. Et, dans l’intérêt de tous, contre celles du lobby industriel qui, tel un bombardier russe, détruit tout sur son passage ! Evidemment que ce n’est pas de moins de biodiversité – ni de moins de bio – dont nous avons besoin. C’est juste le contraire. Contester cela, aujourd’hui, serait une forme vicieuse de révisionnisme agricole. Evidemment que nous n’avons aucun besoin réel de produits manufacturés à base d’huile de tournesol, même si c’est d’Ukraine qu’elle vient. Bien entendu qu’il sera nécessaire de changer nos habitudes de consommation et de tourner le dos aux biscuits dont les ingrédients ont fait le tour du monde avant d’aboutir dans notre estomac ulcéré… Bien sûr que l’Europe doit conserver ses objectifs généreux : 4% de biodiversité et 25% de bio en 2030 sont vraiment un minimum pour restaurer un environnement agricole fertile et sain ! Bien sûr que la terre est miséricordieuse et qu’elle oublie vite. En quelques années seulement, une terre polluée par les pesticides et les engrais chimiques redevient une source de vie pour des aliments bio.
Nous lançons donc ce défi : entendant la volonté de nourrir le monde les agriculteurs peuvent, dès cette saison, diminuer les doses d’engrais azotés sur les céréales en place afin de produire un blé plus panifiable. Et, dès cet automne, semez et semez encore des légumineuses pour nourrir le sol et le bétail, et des variétés panifiables pour les céréales. Libérez les sols des pesticides et des engrais chimiques ! Oubliez les rendements à l’hectare pour remplir les réservoirs des autobus – car c’est corrompre le métier d’agriculteur dans ce qu’il a de plus noble – mais comptez plutôt les sacs de farines pour les boulangers, les vrais. Nourrissez ceux qui vous sont chers, c’est la meilleure preuve de qualité de vos produits ! Ressemez des prairies pour élever du bétail, pour garnir nos tables – avec modération – de bonne viande faite localement et dont les effluents nourriront la terre.
Oui ! La transition est possible ! C’est chaque année que l’on sème !

Notes :
(1) https://fr.statista.com/infographie/27093/les-pays-africains-qui-dependent-le-plus-du-ble-russe-et-ukrainien/
(2) https://www.iedafrique.org/Fabrication-de-pain-au-Senegal-substituer-les-cereales-locales-seches-au-ble.html
(3) Tant que la demande en pétrole reste forte, l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP+) n’a aucun intérêt à augmenter substantiellement sa production, ce qui ferait automatiquement baisser le prix du baril de pétrole. Précisons que l’organisation entretient toujours des liens étroits avec la Russie.
(4) https://www.rtbf.be/article/guerre-en-ukraine-une-menace-pour-la-securite-alimentaire-une-de-plus-10957883
(5) https://www.pan-europe.info/sites/pan-europe.info/files/css/Press%20Release/Letter_shameless%20instrumentalisation%20by%20indutry%20de%20the%20Ukrainian%20conflict%20to%20maintain%20double%20standards_M[60932].pdf
(6) https://www.zonebourse.com/amp/cours/action/YARA-INTERNATIONAL-ASA-1413319/actualite/Les-agriculteurs-ukrainiens-sont-au-point-mort-alimentant-les-craintes-de-penuries-alimentaires-mon-39732074/
(7) Engrais et pesticides chimiques ont favorisés le développement de parcelles sans limites, ce qui apparaît comme la cause de perte d’habitats pour notre faune. Voir : https://spw.wallonie.be/sites/default/files/faune-des-plaines-2019-3.pdf
(8) L’engrais azoté représente 80% du coût d’une production céréalière basée sur son utilisation ; celle-ci est donc quasiment devenue impraticable d’un point de vue économique. Voir : https://fertilisation-edu.fr/production-ressources/engrais-azotes.html
(9) Rappelons ici la campagne « Vers une Wallonie sans pesticides » menée par Nature & Progrès. Lire : https://www.natpro.be/archives/pdf/brochure_wasap.pdf
(10) Car il n’y a pas de jachères en Belgique ! Et pas davantage de jachères obligatoires en Europe mais bien une subvention PAC pour les agriculteurs qui accueillent 5% de « surfaces d’intérêt écologique » (SIE) sur leur ferme. En général, les agriculteurs lui préfèrent des solutions plus productives, comme les intercultures d’automne et certaines cultures de printemps. Ces jachères, sujettes à la PAC, représentent 1% de la surface agricole de l’Union européenne et non 4% à 6% comme on le lit ici ou là…
(11) https://sytra.be/wp-content/uploads/2020/05/UCL-brochure-cereales-web.pdf
(12) https://www.belgianmeat.com/fr/news/l%E2%80%99agroalimentaire-belge-est-prêt-pour-anuga-2019

De la farine et du pain : développer des filières alimentaires bio et solidaires

Moissons, mouture et panification furent au rendez-vous de cette année 2021 pour la filière des « céréales alimentaires » du Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire), mené par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys FUP, a pour objectif de développer des filières alimentaires bio et solidaires dans la région dinantaise. Chacune de ces étapes aura permis d’en apprendre davantage sur la mise en place de cette filière sur le territoire régional et sur ses défis propres…

Par Caroline Dehon

Sur le territoire agricole dinantais, plus d’un hectare sur trois est consacré à la culture de céréales. Cette production, si elle était consacrée à l’alimentation humaine dans les mêmes proportions que ce qui se fait en moyenne en Wallonie – soit à peu près 11% -, permettrait de couvrir, en théorie, 96% des besoins des habitants de ce territoire (1). Ce constat théorique n’est malheureusement pas le reflet de la réalité car la majorité des céréales consommées provient d’importations – concurrence du marché international -, et les céréales alimentaires produites localement sont malheureusement souvent déclassées en alimentation animale car elles ne répondent pas aux « critères standards » de panification ou parce que, par manque d’outils, elles sont exportées vers d’autres territoires pour être transformées en farine.
Dès février 2021, rassemblés au sein du Groupe Thématique « céréales alimentaires » du Réseau RADiS, plusieurs agriculteurs bio et citoyens dinantais ont eu l’opportunité de réfléchir ensemble à ce potentiel. Ces acteurs ont exprimé l’envie de développer prioritairement des farines 100% bio et locales, puis du pain et des pâtes en second lieu. Priorités assez sensées me direz-vous : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ou, en l’occurrence, du pain sans farine…

2021 : une année d’expérimentation pour la filière des céréales alimentaires

Voyant que plusieurs producteurs du territoire avaient l’envie de sortir du schéma classique de valorisation de leurs céréales – vente à des négociants en commerce de gros -, l’idée d’expérimenter une première mouture a germé. Les semis étant déjà réalisés – les emblavements ayant été faits à l’automne 2020 -, l’expérience avait surtout pour but d’éprouver les étapes de transformation des grains succédant aux moissons. Cinq producteurs bio du réseau – Alessandro, Frédéric, Olivier, Laurent et Hervé – ont alors marqué leur intérêt, dès le mois de juin, pour tenter l’aventure.

– des parcelles plutôt prometteuses

Avec les cultures de nos cinq producteurs, une belle diversité de céréales était déjà représentée : grand épeautre, froment – ou blé tendre -, petit-épeautre – ou engrain – et seigle. Nous avons eu l’occasion de visiter quelques-unes de ces parcelles, avant les moissons, en compagnie de producteurs, de citoyens mais également de techniciens agricoles.
Chez Frédéric, agriculteur à Thynes, nous avons découvert deux cultures : une de froment, l’autre d’épeautre. Le froment était cultivé en association avec du pois servant à alimenter une filière de petits pots pour nourrissons. Dès la moisson terminée, ces cultures doivent être dissociées et bien triées pour éviter que la verdure potentiellement restante induise une augmentation de l’humidité, ce qui peut alors entraîner un risque de développement de moisissures au sein du lot de céréales. Au moment de notre visite, alors que le vent et les intempéries n’avaient pas épargné la Wallonie, les céréales de Frédéric n’étaient que peu impactées par le phénomène de la verse. Ce dernier entraîne généralement une perte de rendement et de qualité du grain récolté.
Chez Olivier, à Houyet, nous en apprenions davantage sur les intérêts, notamment nutritionnels, du petit épeautre : pauvre en gluten et de nature plus facilement assimilable, il est, de ce fait, plus digeste pour l’homme. Même si les rendements à l’hectare sont nettement moindres que pour le froment – en moyenne, en bio, deux tonnes à l’hectare contre cinq -, l’avenir du petit épeautre semble prometteur avec une population qui devient malheureusement de plus en plus intolérante au gluten.
Alessandro quant à lui nous a présenté sa parcelle d’épeautre sur les hauteurs de Falmagne, tout à côté de Dinant. Son nom ne vous est peut-être pas inconnu puisqu’il est également l’un des producteurs impliqués dans la filière maraîchage du Réseau RADiS. Au cours de cette visite, nous en avons profité pour aborder les rotations réalisées sur ses parcelles. Pouvant aller jusque six années, il alterne prairies temporaires – fourrage -, céréales à plus forte demande en éléments nutritifs, succession de céréales moins exigeantes et légumineuses, sources d’azote.

– Des moissons compliquées impactant la qualité des céréales

Si les cultures semblaient encore prometteuses, au tout début de l’été, l’issue des moissons n’a pas été glorieuse. En cause, comme vous vous en doutez : le climat extrêmement humide et venteux des mois de juillet et août 2021.
Constats amers :
a- plusieurs parcelles de céréales ont été touchées par le phénomène de la verse, rendant techniquement plus compliqué le moment des moissons mais affectant également directement le rendement des parcelles céréalières ;
b- les moissons n’ont pas pu se réaliser de manière continue : interrompues régulièrement par de nouvelles intempéries, il n’était pas toujours possible, pour nos agriculteurs, de récolter l’ensemble de leurs céréales arrivées à maturité, ce retard ayant entraîné, pour certaines cultures, une germination sur pied des céréales ;
c- enfin, les averses quasi continues ont engendré un taux d’humidité également plus important des céréales, entraînant un risque de moisissures si elles n’étaient pas directement séchées et stockées dans des conditions optimales.
En conséquence, Alessandro et Hervé durent acheminer leurs lots de céréales – froment et épeautre – auprès de grosses unités de séchage, ces lots furent mélangés avec d’autres et n’ont plus pu plus être récupérés pour notre test de mouture. Néanmoins, cette action leur a permis de ne pas perdre l’ensemble de leurs récoltes puisque ces céréales purent au moins être valorisées dans l’alimentation animale.
Le seigle que Laurent espérait récolter a, quant à lui, germé sur pied de manière importante. La germination induit une activité enzymatique considérable au niveau des grains malheureusement préjudiciable à son utilisation en boulangerie.
Frédéric et Olivier purent, quant à eux, récolter et stocker leurs céréales à la ferme. Nous nous sommes donc rendus chez eux afin de prélever quelques échantillons.

– L’analyse de l’aptitude à la panification des céréales : une étape particulièrement importante cette année

Depuis l’ère de l’industrialisation – au cours de laquelle le secteur de la boulangerie n’a pas été épargné -, on évalue l’aptitude à la panification via le taux de protéines présent dans le grain. Il faut, avant tout, obtenir en quantité des céréales qui permettent de produire du pain en nombre et de supporter une activité de pétrissage importante, avec une fermentation courte. Les critères et les techniques de mesure appliqués aujourd’hui ont évolué, en bien, fort heureusement ! En effet, même si les déclassements de céréales panifiables en non-panifiables en industrie restent encore majoritairement axés sur quelques critères technologiques – comme le taux de protéines -, le redéveloppement de filières locales et artisanales poussent à reconsidérer ce qui était autrefois automatiquement déclassé.
Concernant notre Réseau RADiS, étant donné qu’il s’agissait d’une première expérience, nous avons tout d’abord souhaité soumettre les échantillons de grains prélevés à l’expertise du Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W), à Gembloux. A partir des résultats chiffrés des analyses effectuées – ne se limitant donc pas à la mesure du taux de protéines -, le centre de recherche permet d’éclairer l’interprétation des résultats au regard du type de filière visée. En l’occurrence, nous concernant : une filière de type court – locale – et bio, ayant à cœur de travailler avec des meuniers et boulangers artisanaux pouvant valoriser des variétés céréalières diverses.
Les conditions météo désastreuses de cette année nous ont, par ailleurs, poussés à ne prendre aucun risque sanitaire et les échantillons ont été soumis à l’analyse de mycotoxines – des substances potentiellement présentes et toxiques produites par certaines moisissures. Ces analyses ont été réalisées au CER de Marloie. A l’issue des résultats, notre souhait était d’identifier un premier lot que nous pouvions alors faire passer entre les pierres du moulin. Du petit épeautre, de l’épeautre et du froment : c’est ce dernier qui semblait présenter les caractéristiques les plus favorables pour réaliser une première mouture.

– Un premier essai de mouture

C’est à Anhée, à la Ferme de Grange, qu’est donc arrivé le lot de froment d’Olivier. Sur place, le lot a d’abord subi un ultime triage afin de passer entre les mains de Guirec, le meunier des lieux. L’outil, fraîchement certifié bio, est un moulin sur pierres de type Astrié, un type de moulin qui a la particularité de dérouler le grain à travers ses pierres et de séparer ainsi entièrement le son de l’amande, du germe et de l’assise protéique entourant l’amande du grain. Cette technique permet d’enrichir naturellement la farine de tous les nutriments présents dans les enveloppes du grain. On obtient, en sortie, une farine brute intégrale riche en fibres, minéraux et vitamines. Pour notre test, nous avons choisi d’obtenir une farine de type « semi-complète ». Pour ce faire, Guirec a ajusté le tamis de la bluterie et les premiers kilos de farine du Réseau RADiS ont ainsi été collectés.
En mettant notre nez à hauteur du premier sac de farine, il est apparu qu’elle présentait une odeur assez forte d’humidité. Cette odeur n’était en rien la conséquence du procédé de mouture, lui-même, mais plutôt celle des conditions humides apparues aux moments de la moisson et du stockage des grains chez notre producteur. Ce résultat a généré une certaine frustration, étant donné les précautions qui avaient été prises dans la sélection du lot à moudre. L’essai a néanmoins eu le mérite de nous faire prendre encore davantage conscience de l’importance d’un suivi strict, notamment des conditions de stockage, des lots de grains en amont de la mouture, et particulièrement dans une année extrêmement humide comme 2021. Après un constat relevé à l’échelle de la production wallonne, nous étions malheureusement loin d’être les seuls à déplorer une année aux conditions déplorables pour la qualité des récoltes.

– Une journée autour de la panification

Malgré un résultat mitigé, nous avons souhaité poursuivre la démarche initiée en la clôturant par une activité de panification. Organisée dans le courant du mois de novembre, quelques jours après la mouture, cette journée fut réalisée au sein de l’atelier de boulangerie du Comptoir Paysan, à Beauraing. Nous avons eu la chance de bénéficier de l’animation de deux boulangers artisanaux passionnés, Caroline Baltus, de la boulangerie Painprenelle, à Erezée, et Axel Colin, membre fondateur de l’asbl Li Mestère, qui milite pour la préservation et le redéploiement des semences paysannes.
Nous nous sommes ainsi retrouvés à une dizaine de personnes, des citoyens du territoire en majeure partie, autour d’une grande tablée, pour réaliser le pétrissage et le façonnage de la pâte. Le travail de panification fut réalisé au levain et, après cuisson des pâtons, nous avons pu passer enfin à la dégustation. L’odeur désagréable mise en évidence dans la farine s’est malheureusement retrouvée également en bouche avec le pain…
Qu’à cela ne tienne ! Cette expérience nous a permis d’aborder de nombreux sujets avec les participants, au cours de l’atelier : importance des conditions de stockage, enjeux liés à la mouture, intérêts des variétés anciennes de céréales, problématique actuelle du gluten, intérêts d’une panification au levain, etc. Autant de sujets qui mettent en évidence l’importance du soin à apporter à chacune des étapes qui compose la mise en place d’une filière, pour en obtenir et garantir une cohérence globale.

Et pour la suite ?

Avec un potentiel de production de céréales – et donc de farine – important, l’action prioritaire mise en place pour 2022 est de réaliser une étude de marché et de développer les débouchés commerciaux, tels que les – futurs – boulangers du territoire. Cette démarche est primordiale pour avancer sereinement dans la création de la filière locale et envisager progressivement les installations communes nécessaires à son bon fonctionnement. Nous poursuivrons également, en parallèle, les démarches de sensibilisation du consommateur : au recours à de la farine bio et locale, aux techniques de panification artisanales et ses intérêts nutritionnels notamment. Pour ce faire, nous souhaiterions notamment pouvoir remobiliser un four à pain mobile qui constituerait un merveilleux outil en la matière.

Note :
(1) Sylvie La Spina, Contribution théorique de l’agriculture locale à l’alimentation locale. Disponible via : https://www.reseau-radis.be/wp-content/uploads/2021/09/Autonomie-alimentaire-region-dinantaise-L.pdf

Producteurs et transformateurs céréaliers chez Nature & Progrès à la lueur de la sociologie

Nature & Progrès Belgique s’est lancé, en 2018, dans différents questionnements autour des productions, transformations et consommations céréalières bio afin de voir quelles seraient les solutions pour valoriser les céréales locales tout au long de la chaîne, du champ à l’assiette. Pour comprendre les manières de voir et de faire des producteurs et des transformateurs de cette filière bien spécifique, l’association s’est munie d’un outil peu courant, en ce qui la concerne : la sociologie.

Par Maylis Arnould

C’est comme cela que, durant la première moitié de l’année 2019 avec l’aide de toute l’équipe de Nature & Progrès, j’ai réalisé mon mémoire de fin d’études en sociologie qui concernait la capacité d’initiation d’un rapprochement entre production, transformation et commercialisation en céréales en Wallonie au sein des producteurs du label Nature & Progrès. Ou, plus précisément, quelles étaient les perceptions et les actions des producteurs et des transformateurs, dans le label ainsi que dans la filière. Les résultats dans leur intégralité étant trop complexes pour être résumés en quelques lignes, je vous présente ici les deux chapitres que je considère comme les plus importants : « Qu’est-ce que l’agriculture biologique pour les producteurs et transformateurs que j’ai rencontrés », ainsi que « Par quels moyens ils réussissent à s’autonomiser »…

Ce la bio que signifie pour les producteurs et transformateurs de Nature & Progrès

Être reconnu comme producteur et/ou transformateur biologique par ses pairs et par la société apparaît, chez plusieurs d’entre eux, comme une dimension identitaire forte qui permet de se rattacher à un groupe d’appartenance. Ici, les agriculteurs bio. Plusieurs raisons peuvent amener une personne à choisir de produire de façon biologique : tout d’abord, la transmission des techniques déjà utilisées sur la ferme avant d’en être le propriétaire, c’est-à-dire la continuité d’une méthode d’agriculture et/ou de transformation héritée des parents, ou encore la rencontre d’une personne – un agronome, par exemple – qui arrive à transmettre de nouvelles techniques de culture.
Parmi les douze producteurs et transformateurs avec qui je me suis entretenue, cinq ont commencé directement en agriculture biologique et sept sont passés par le biais de la reconversion. Cette bifurcation, que l’on définira ici comme « un changement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire, dont à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles, pour l’acteur comme pour le sociologue » (1), peut prendre différentes formes. Elle peut découler du constat de l’inefficacité des produits phytosanitaires qui amène à essayer d’autres techniques agricoles, passer par la découverte d’une agriculture différente – par des lectures notamment – ou encore intervenir par un évènement marquant, tel que la venue d’un enfant, par exemple. Ce passage d’un système conventionnel à un système biologique provoque des changements qui peuvent être liés au fonctionnement intégral de la ferme – incluant également la transformation et la commercialisation, par exemple -, aux pratiques de production – la suppression de l’utilisation de produits phytosanitaires, l’utilisation du labour, la transformation de cultures en prairies temporaires, etc. -, voire parfois à la construction d’un nouveau regard sur sa propre activité. Ces nouvelles pratiques agricoles induisent un rapport au métier qui intègre le changement comme une norme d’identité professionnelle : le parcours est désormais marqué par la mobilité, des choix ont été faits pour tendre vers un modèle qui correspond davantage aux personnes et à leurs convictions.
Le bio n’est donc pas simplement une liste de pratiques agricoles, ni une transposition de méthodes conventionnelles sans l’utilisation de produits pesticides chimiques. Elle pourrait aller jusqu’à être un raisonnement ou une philosophie de vie, pour citer un des interrogés. Cette « pensée bio » pourrait donc trouver des définitions multiples et être liée, selon les individus, à d’autres sphères de leur vie personnelle. Nombreuses sont les définitions que les entretenus donnent de ce qu’ils pensent être le bio. Mais, pour plusieurs, il réside avant tout dans une connaissance particulière de la terre qui peut passer par une écoute, une observation ou un toucher. Pour eux, cette écoute particulière de la terre et du sol n’a pas pour but de les maitriser. L’agriculture biologique est, depuis le début de son existence, l’objet d’une « controverse qui oppose deux visions de la qualité bio avec d’un côté les tenants d’un « bio-label » strictement délimité par des contraintes réglementaires et les partisans d’un bio souvent décrit comme une « philosophie » ou un « état d’esprit » et qui échappe dès lors durablement à toute objectivation par des critères » (2). La « qualité bio », définie par le dispositif de jugement du label biologique européen, est ainsi souvent réduite au respect des règles de son cahier des charges.
Parmi les producteurs et transformateurs, une constatation est souvent faite : cette « qualité bio » serait en diminution ! A leurs yeux, l’irruption de l’agro-industrie sur le marché de l’agriculture biologique amène non seulement une diminution de la dimension protectrice de la nature mais également une concurrence parfois jugée déloyale, tant les moyens économiques et matériels ne sont pas les mêmes. Tout ce qui engendre une baisse des prix des produits bio et une concurrence par rapport à des petits producteurs qui ne peuvent donner au consommateur des prix aussi faibles doit donc être combattu.
Se considérer comme « agriculteur bio » peut avoir, comme nous l’avons vu, une pluralité de définition et de pratiques, certaines étant parfois même en opposition. Tous les producteurs et transformateurs bio ne sont pas considérés comme des pairs et toutes les techniques ne sont pas perçues de la même façon. Cette différenciation est présente également dans l’utilisation du terme « biologique » : ainsi, les individus interrogés ont-ils davantage tendance à utiliser « la bio », plutôt que « le bio », afin de se démarquer d’un bio industriel, ainsi eu nous l’avons expliqué précédemment.

L’autonomisation comme ligne directrice de la filière céréalière

« La bio » représente donc une diversité de techniques et de pratiques agricoles, ainsi que de valeurs, allant bien au-delà d’un simple respect de normes techniques, ce qui introduit une certaine liberté dans le fonctionnement des fermes et des ateliers de production dans lesquels je me suis rendue. Parmi ces valeurs, il en est une apparaît comme particulièrement forte : l’autonomie ! Certains la considèrent même comme une sorte de finalité. Cette autonomisation – bien que défendue et valorisée dans la charte de Nature & Progrès – amène quelques tensions entre recherche d’autonomie, collectivité et individualisation des pratiques. Elle nous permet également de voir dans quelles mesures les producteurs et transformateurs veulent se démarquer officiellement – ou pas – de ce qu’ils considèrent être « le bio » pour faire naître un « nouveau bio », et comment cette autonomie se traduit dans les prises de décision.
Chez les producteurs, c’est à travers la diversification et la gestion de leur filière qu’apparaît le plus fortement la recherche, ou l’acquisition, de l’autonomie, notamment en transformant ou en commercialisant à la ferme. Il y a même certaines fermes où strictement « rien – les céréales – ne part ailleurs ! C’est semé, récolté, stocké, nettoyé, moulu, vendu. Et si c’est la pomme de terre, c’est planté, récolté, stocké, trié, empaqueté, vendu ! », ainsi que l’affirme franchement une des personnes rencontrées. Pour d’autres, cela peut passer par le seul fait de faire moudre ses céréales chez un tiers, aux alentours, pour les vendre ensuite à la ferme, ou encore d’acquérir un petit moulin, plutôt que de passer par une vente en gros – à des boulangers, par exemple. L’autonomisation peut être aussi une indépendance revendiquée à même champ, par la maîtrise et la liberté des techniques utilisées et des choix de production qui sont opérés, comme opter pour la polyculture-élevage ou l’utilisation de la charrue…
Parmi les formes d’autonomie qui apparaissent chez les producteurs et les transformateurs, il sera également parfois question de matériel mais, cette fois-ci, pas pour aller dans les champs. Ces achats leur éviteront de dépendre de tiers pour le stockage, le séchage ou la mouture, par exemple. Ils pourront être motivés par différentes raisons, la certitude de récupérer finalement son propre produit, notamment. En plus de la qualité, l’argument économique se retrouve également dans l’acquisition de matériel ; posséder son propre atelier ou son propre matériel de transformation peut être une manière de se garantir un revenu lorsqu’on ne pourra plus travailler, via une revente ou une location, par exemple.
Comme nous venons de le voir, producteurs et transformateurs se rejoignent sur des facteurs d’autonomisation. Si l’autonomisation est moins mise en avant dans les objectifs de l’atelier, elle reste visible sur certains aspects propres aux activités de transformation en amont, pendant la fabrication, et en aval. Elle se traduit, en amont, par la maîtrise de la provenance des ingrédients utilisés qui est, pour la plupart des transformateurs interrogés, une particularité importante dans leur métier. Certains vont acheter leurs propres céréales pour les emmener ensuite chez leur meunier afin de pouvoir choisir la qualité de la farine qu’ils vont utiliser, d’autres vont mettre beaucoup d’énergie à tendre vers une liste d’ingrédient la plus locale possible, même si cela coûte un peu plus cher. Là où « la bio » passe, chez les producteurs, par une connaissance particulière de la terre, elle passe ici par une connaissance particulière de son produit et de ses techniques de transformation. La liberté dans ses propres recettes, l’utilisation d’un ingrédient particulier ou encore la fabrication d’un produit qui n’a que très peu de concurrence sur le marché permettent d’atteindre une marge d’action plus grande.
Passées les étapes de l’approvisionnement et de la transformation, vient alors la toute dernière étape : la vente ! Ici aussi, la liberté de choisir comment, où et à qui vendre – ou pas – prend une part importante dans le cheminement de fabrication. Pour certains, le choix a été fait de vendre directement dans leur atelier, de collaborer avec des Groupements d’Achats ou d’approvisionner des magasins biologiques et/ou locaux, dans une volonté d’avoir des acheteurs pluriels, alors que d’autres préfèrent passer par des grossistes, pour des raisons économiques notamment. Contrôler la finalité de sa production peut également passer par un regard sur les endroits où va se trouver sa marque, pour des raisons de valeur, d’indépendance vis-à-vis des prix ou encore de différenciation sur le marché.

Conclusion

Ces quelques fragments de mon analyse, plus vaste, montrent qu’il existe une multitude de façons de définir ce qu’est l’agriculture biologique, ainsi que d’appréhender l’autonomie au quotidien. De nouvelles démarches de relocalisation et de valorisation des céréales biologiques ont émergé, depuis la réalisation de cette étude, montrant que, chaque jour qui passe, de nouvelles personnes œuvrent à rendre nos céréales plus locales et de meilleure qualité. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que des producteurs de Nature & Progrès font partie, ou même sont à l’initiative, de ces dynamiques !

Notes :
(1) Claire Bidart, « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 120, no. 1, 2006, pp. 29-57.
(2) Geneviève Teil, « Le bio s’use-t-il ? Analyse du débat autour de la conventionnalisation du label bio », Économie rurale, 332 | 2012, 102-118

Les quatre planètes de Bruno Latour

Les propos de Bruno Latour, philosophe et sociologue, semblent indispensables pour décrypter notre époque mais ils sont difficiles à partager, parfois abstraits, souvent polémiques, toujours détonants. Début janvier, j’ai donc sauté sur l’occasion de visiter une exposition issue de ses réflexions sur l’anthropocène et la situation écologique…

Par Guillaume Lohest

Si on ne veut pas louper le train, il faut partir tout de suite. Au démarrage, le moteur hoquète un peu, à peine. Il fait glacial. Durant les quinze minutes de voiture vers la gare de Ciney, j’écoute la dernière interview de Bruno Latour sur France Inter, qui remonte au 7 janvier. Le philosophe vient de publier, avec Nicolas Schultz, un petit Mémo sur la nouvelle classe écologique. Il en profite pour évoquer Don’t look up, le film dont tout le monde parle…
“Je n’aime pas la comète parce que la menace dans laquelle nous sommes, ce n’est pas une comète justement, ce n’est pas si simple”. Pour le reste, il estime que le film est efficace et montre très bien ce qui nous arrive. Il pointe un aspect que peu de critiques ont relevé : la critique ne cible pas uniquement le monde politique ! “Ce qui est très intéressant, c’est la critique générale de tous les membres, les politiques, les journalistes et les scientifiques. La beauté du film, c’est que ce n’est pas simplement les bons contre les méchants.” Quand on lui demande pourquoi il pense que c’est un film utile, il répond “parce qu’il ne fait pas rire”. Tout le monde y est caricaturé, y compris les scientifiques et les écologistes qui parviennent juste à “faire paniquer et à faire bâiller”. Une situation d’impuissance qui justifie la publication du petit Mémo. “C’est au fond une manière d’aimer les écologistes, précise Bruno Latour, mais qui leur dit, attention, il faut d’abord réfléchir.” Réfléchir à la manière de “faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même”, “capable d’organiser la politique autour d’elle”.

Visite de l’exposition « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète »
(Centre Pompidou, à Metz, du 6 novembre 2021 au 4 avril 2022)

Dans le train direction Luxembourg, puis Metz, je me donne pour consigne de parcourir le Mémo et d’y souligner quelques passages marquants à rapatrier dans cet article. Dans ce livre, Bruno Latour répond, d’une certaine manière, à ses détracteurs qui lui reprochent de ne pas être assez clair sur les luttes à mener parce qu’il ne parle pas assez du capitalisme qui constitue, à leurs yeux, la source des catastrophes écologiques et sociales. Il leur répond mais sans se renier. Il persiste et signe, voire contre-attaque. “Même s’il est tentant de faire rentrer une situation nouvelle dans un cadre reconnu, il est prudent de ne pas se précipiter pour affirmer que la classe écologique prolonge simplement les luttes anticapitalistes. L’écologie a raison de ne pas se laisser dicter ses valeurs par ce qui est devenu, en grande partie, une sorte de réflexe conditionné. Il est donc important de vider cette querelle et de comprendre pourquoi sur ce point il n’y a pas forcément de continuité. (1)”
En résumé, pour Bruno Latour, il y a bien un conflit de classes, mais pas le même qu’autrefois quand il portait sur les rapports de production. Car aujourd’hui, “le point de clivage qui dresse la nouvelle classe écologique contre toutes les autres, c’est qu’elle veut restreindre la place des rapports de production, et que les autres veulent l’étendre.” Cette nouvelle classe écologique, qui n’a donc pas encore conscience d’elle-même, qui se cherche sans se trouver, prend en charge la question du “maintien des conditions d’habitabilité de la planète” et non plus la question de la seule production. Je m’égare. Si j’ai pris ce train, ce n’est pas pour arbitrer la querelle entre Bruno Latour et ses critiques marxistes. Toute passionnante soit-elle, cette dispute nous mènerait trop loin. Allez donc voir par vous-même si votre curiosité est piquée (2) ! Pour le moins, une pensée qui dérange les grilles de lecture installées et force ses adversaires à examiner leurs propres arguments, est une pensée féconde. L’exposition « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète », dont Bruno Latour est l’un des commissaires, mérite donc le détour. Son passage par Metz est une occasion rêvée. Nous y voilà. Le Centre Pompidou dresse son imposante carcasse hexagonale recouverte de toitures incurvées. Voyons voir ce que l’art contemporain peut apporter à la réflexion sur l’écologie.

Planète Globalisation

On entre. On se retrouve face à des créatures mécaniques, sortes de chiens-robots dont le squelette est fait de matériaux de construction, de circuits électriques et de matières organiques. Une brève introduction nous avertit : “Si nous vous demandions, à vous le visiteur, sur quelle planète vous vivez, vous trouveriez probablement la question bizarre et la réponse évidente : la Terre ! (3)” Le projet de cette exposition est justement de briser cette évidence factuelle pour faire sentir que ce qui mobilise les humains se situe au niveau de leurs représentations. Ce n’est pas la même chose de vivre sur une planète au ressources qu’on croit infinies que de vivre dans le rêve d’un retour au passé. On ne vit pas dans le même monde, selon qu’on se représente l’humanité comme capable de s’exporter dans l’espace ou comme une espèce fragile dépendant d’une fine couche organique menacée de déséquilibres catastrophiques.
Le premier des quatre espaces est donc appelé la planète Globalisation. Dans la pensée de Bruno Latour, cela correspond au grand projet de la modernité qui prend la forme du “Globe” et “qui a enthousiasmé des générations parce qu’il était synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable” et qui “emportait avec lui une certaine définition universelle de l’humain” (4). Les œuvres exposées nous renvoient des questionnements déstabilisants. Comme cette “Rivière des petits plaisirs” – cf. photo – qui montre une société d’abondance, d’indifférence, d’amusement mêlés de violence et d’aveuglement. Un peu plus loin, après avoir traversé une composition étrange qui expose les preuves juridiques d’un massacre en RDC, on se trouve face à des immeubles modernistes inspirés de bâtiments existants, imaginés “comme un flux, traversés par des routes, connectés dans un tourbillon de constructions et d’infrastructures”. Cette planète Globalisation est un projet périmé, hors-sol. Car “l’idée ne semble plus si idéale. Ce rêve de modernisation est miné par le changement climatique et les inégalités. De plus, il offre un sens trop étroit de ce que peut signifier un monde commun.”

Planète Sécurité

Puisque l’horizon moderne de la globalisation est devenu impossible, certains imaginent un repli à l’intérieur des frontières nationales, un retour à l’ancien sol de la patrie, de la foi, de la famille, de la tradition. Bienvenue dans la planète Sécurité, occupée par un travail d’analyse de l’artiste néerlandais Jonas Staal, qui a décortiqué la vision du monde de Steve Bannon, l’inspirateur et stratège des populismes d’extrême-droite contemporains. Une dizaine de petits écrans présentent les différents aspects de cette propagande nationaliste, qui dépeint une situation de guerre civilisationnelle et exhorte “l’homme blanc occidental chrétien” à entrer en guerre culturelle contre la mondialisation, la finance, l’immigration et l’islam. En France, Eric Zemmour est un pur produit de ce fantasme d’une planète Sécurité.

Planète Gaïa

Le nom de Gaïa, en référence à la mythologie, peut déranger. Peut-être parce qu’il évoque, pour les uns une déesse, pour les autres une association de défense animale ? Dans la pensée de Bruno Latour, il ne s’agit pas du tout de cela. Le commentaire d’une œuvre dissipe cette confusion : “Gaïa ne signifie pas que notre Terre est vivante, mais plutôt que la surface de la Terre a été façonnée par le vivant.” On peut lui préférer l’appellation voisine de « Zone critique ». “Si la terre était une orange, alors la Zone critique serait son écorce. Il s’agit d’une fine couche, où l’eau, le sol, les plantes, les roches, les conditions météorologiques ou la vie animale interagissent tous ensemble pour créer les conditions nécessaires à la vie telle que nous la connaissons.”
Cet espace de l’exposition est de loin le plus important. Et pour cause, les artistes tentent ici de faire ressentir cet équilibre du vivant créé par des bactéries, des végétaux, des animaux en interaction entre eux ainsi qu’avec l’atmosphère et les minéraux. C’est pour désigner notre dépendance à cette Terre-là que Bruno Latour nomme ses habitants les “Terrestres”, marquant une différence avec les adjectifs “humains” ou “terriens” qui évoquent une espèce séparée des autres, une culture distincte d’une nature qui ne serait qu’une sorte de décor. Face à un film déroutant, projeté dans un format tellement large qu’il est impossible d’embrasser tout l’écran d’un seul regard, je me laisse emporter par une musique polyphonique qui accompagne des images saisissantes de technologies de communication, d’extraction de minerai, dialoguant avec des immensités désertes et une fresque animée où les animaux se transforment en morceaux de paysage : branches, buisson, rocher… Je suis certain de n’avoir rien compris à cette œuvre. Par contre, j’ai approché une perception de la fragilité de cette planète nommée Gaïa.
À l’occasion de la sortie de son livre précédent, Où suis-je ? Bruno Latour avait utilisé l’image de la métamorphose, celle du héros de Kafka, transformé du jour en lendemain en cancrelat. Il répétait à qui voulait l’entendre que le confinement et le “virus” étaient une occasion d’apprendre à vivre à l’intérieur de l’enveloppe terrestre. Légèrement provocant, il avançait que le confinement serait définitif, qu’à ce “petit” confinement succéderait le véritable apprentissage, celui de vivre à l’intérieur de notre carapace de cancrelat. Une “carapace de conséquences”, au sens où l’activité humaine interagit et modifie la Zone critique, Gaïa, qui en retour nous renvoie des réponses – pandémies, inondations, pénuries. Le grand confinement, définitif, signifie que nous sommes confinés dans cette “carapace de conséquences”. Pour Bruno Latour, ce changement de regard peut être positif car “nous nous libérons enfin de l’infini” (5), de cette idée illusoire et typiquement moderne que nous n’aurions aucune limite.

Planète Exit

Et la quatrième planète ? Placée en sortie d’exposition, une sorte de chambre froide nous montre à quoi pourrait ressembler un bunker de survie, destiné à transférer l’humanité sur une autre planète. Un rêve insensé, évidemment, alimenté par les délires technologiques de quelques investisseurs comme Elon Musk et par notre imaginaire de science-fiction et de progrès sans fin.
Mais, hors de cette caricature, ne sommes-nous pas tous tentés par cette planète Exit chaque fois que nous nous réfugions dans l’impression réconfortante que ça finira par s’arranger, qu’il y a quelque part des gens qui savent et qui vont gérer tout ce bazar ? On sort de cette exposition avec un certain vertige, à la fois ému et perplexe, à la fois enthousiaste et désarçonné, convaincu mais sans savoir par où commencer. Demain, de retour de Metz, je rouvrirai le petit Mémo. Je reprendrai mes lectures, nous poursuivrons nos réflexions et nos engagements…
On nous promet la Lune et certains même la planète Mars. On nous promet beaucoup de choses pour nous flatter l’égo… Mais sans doute plutôt l’égo de ceux qui ont les moyens de payer. Chez Nature & Progrès, nous avons toujours défendu l’idée que pour vivre en harmonie, il fallait réhabiter – réhabiliter – notre bonne vieille Terre. Car le juste partage de ses ressources demeure le seul gage d’équité entre les hommes. C’est sur cette planète-là que nous voulons vivre…

Notes :
(1) Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La Découverte, 2022, p. 31.
(2) Voir, entre autres : Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant » sur le blog du Monde diplomatique, La pompe à phynance, 29 septembre 2021 ; Daniel Tanuro, « Face au désastre. Pourquoi Bruno Latour a tort et pourquoi il faut le prendre au sérieux », Revue Contretemps, 18 mai 2021 ; Paul Guillibert, « C’est vrai qu’il est agaçant Bruno Latour, mais… », L’Obs, 25 octobre 2021.
(3) Sauf mention contraire, les extraits entre guillemets sont issus du livret de l’exposition.
(4) Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017, p. 39.
(5) Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2021, p. 58.

Qu’est-ce que bien « bêcher » ? Quels outils choisir ?

Les outils n’ont jamais cessé d’évoluer depuis les premiers pas de l’Homme en agriculture. De nouveaux outils, mieux adaptés pour ameublir et aérer la terre, apparaissent donc encore régulièrement de nos jours. Mais quel est le véritable plus qu’offrent ces « nouvelles bêches » dans le cadre du jardinage biologique ? Pourquoi voir là un véritable « progrès » ?

Par Philippe Delwiche

Voyageons dans le temps. Nous voilà à l’aube du Néolithique, quelques milliers d’années avant notre ère : là où nourriture est abondante, des groupes de chasseurs-cueilleurs se sédentarisent, pendant quelques semaines ou quelques mois, et accumulent des déchets organiques près de leurs habitats. L’année suivante, lorsqu’ils repassent au même endroit, ils constatent que certaines plantes sauvages qu’ils consomment régulièrement poussent là où ils ont jeté leurs déchets. Surprise ! Elles sont bien plus vigoureuses que celles qu’ils cueillent habituellement. Parmi les nombreux scénarios imaginés pour décrire les débuts de l’agriculture, celui-ci est sans doute plausible. Et ce phénomène s’est probablement produit indépendamment, simultanément ou presque, dans différentes parties du monde…

Ameublir pour semer

Au commencement, les premiers travaux d’ameublissement servirent sans doute uniquement à pouvoir déposer les graines dans un milieu travaillé superficiellement. Les premiers outils furent donc des houes et des bâtons fouisseurs qui apparaissent dès le Néolithique. Le bâton fouisseur est l’ancêtre de notre bêche : malgré son bout durci par le feu, il ne peut travailler le sol qu’en surface, parfois lesté d’une pierre trouée qui augmente sa force de travail, lui permettant de pénétrer plus profondément dans le sol, sans qu’il puisse toutefois le défoncer et l’émotter. Cet instrument est toujours utilisé en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud par les paysans les plus pauvres. De nos jours encore, des paysans péruviens utilisent la taklla, un outil en bois plus large à la base, parfaitement adapté à leur terroir, intermédiaire entre le bâton fouisseur et la bêche. La base élargie permet de découper, de soulever et enfin d’émietter une portion de terre…
Les Romains connaissaient la bêche et possédaient une telle maîtrise de la métallurgie qu’ils pouvaient même façonner des outils à dents réservés aux terres rocailleuses de leurs vignobles. Les invasions barbares marquèrent cependant un brusque arrêt de l’expansion romaine avec « chute démographique, perte de trésors d’art, ruine des routes, des ateliers, des entrepôts, des systèmes d’irrigation, des cultures » (J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Arthaud, 1967). La bêche, apportée par les Romains, se maintiendra pourtant comme outil, mais c’est la bêche monoxyle asymétrique qui sera d’abord utilisée pendant plusieurs siècles. Taillée d’un seul tenant dans un morceau de bois, épaisse pour être solide, elle est lourde et pénètre difficilement le sol malgré son extrémité amincie et durcie par le feu. Le pied du bêcheur se pose cependant dans l’axe de l’outil et renforce donc son efficacité. Cette bêche sera très longtemps le seul outil aratoire permettant de travailler en profondeur la terre du potager.
Le bord d’attaque sera ensuite progressivement renforcé à l’aide de fer lorsque le coût de celui-ci va diminuer. Enfin, l’entièreté de l’outil sera faite d’acier. Aujourd’hui, la bêche trouve encore son utilité dans le travail d’un sol très argileux et, particulièrement, pour le bêchage hivernal. La bêche à dents est idéale pour le labour de printemps des terres lourdes et pour les terres rocailleuses, sa pénétration dans le sol étant plus aisée. Ces deux outils, également valables pour les terres légères, présentent cependant l’immense désavantage de retourner la terre. Or inverser les couches du sol, pour un jardinier biologique, c’est une chose inacceptable !

Un sol vivant est le garant de belles récoltes

En agriculture conventionnelle, le sol est considéré comme un simple support pour les plantes, celles-ci absorbent dès lors, pour s’alimenter, des engrais chimiques directement assimilables. En agriculture biologique, le compostage des matières organiques, et éventuellement le fumier, fournissent au sol un humus de qualité. Ceci ne constitue cependant qu’une « prédigestion » qui diminue seulement le temps nécessaire à la libération des éléments nutritifs qui ne pourront être assimilables qu’après une lente transformation par les organismes vivants du sol. Cloportes, iules, vers de terre ou limaces, par exemple, vont les réduire en petites particules, alors que les microorganismes, comme les bactéries, les champignons ou les algues, les transformeront en éléments assimilables.
On comprend ainsi pourquoi le jardinier bio met autant de zèle à préserver l’écosystème de son sol grâce à des pratiques culturales appropriées comme le « mulch ». Le travail du sol doit donc s’effectuer sans inverser les couches de terre car chacune possède sa flore et sa faune spécifiques : en surface vivent les microorganismes aérobies qui ont besoin d’air alors qu’en profondeur vivent les anaérobies qui n’en ont pas besoin. Mélanger les couches d’un sol détruit donc une grande partie des organismes vivants qui l’habitent. Ils doivent ensuite se régénérer au départ des survivants. Pour les potagers, ce désastre intervient souvent au printemps, au démarrage de la végétation, alors que celle-ci a besoin d’énormément d’élément nutritifs. Ameublir le sol sans en bouleverser les couches suppose donc l’utilisation d’outils adaptés.

Les bêches biologiques

– la grelinette

La première bêche biologique date de 1948 : en jardinant, André Grelin redresse un croc placé horizontalement et enfoncé dans le sol. Il constate alors que la terre s’émiette sans effort grâce au point d’appui constitué par l’arrondi des dents et au bras de levier du manche. Il crée alors un nouvel outil en redressant le manche de 90°, en le dédoublant et en ajoutant quelques dents. Le travail se fait alors debout en tirant et non plus en soulevant. Initialement conçue pour épargner le dos, la grelinette fait rapidement des adeptes parmi les amateurs de jardinage biologique car elle a également l’immense avantage d’ameublir la terre sans la retourner, et donc en respectant davantage la vie du sol.
Ses avantages sont :
– les manches en bois qui offrent un contact et une prise en main agréable,
– l’écartement entre les deux manches qui permet d’abaisser l’outil afin de travailler la terre sans pour autant devoir reculer,
– sa robustesse et sa légèreté,
– la possibilité de travailler le sol en restant toujours dans la position debout,
– les dents rondes et non tranchantes qui ne participent pas à la prolifération des adventices vivaces – liseron, chiendent… – par morcellement des racines.
Son seul inconvénient apparaît uniquement en terre lourde : la grelinette y peine ! Même en ne bêchant que de fines bandes de terre de sept à huit centimètres, elle manque alors de rigidité au niveau des manches et l’arrondi des dents a tendance à s’enfoncer dans la terre et à ne plus assurer un bon levier.

– la guérilu

L’adoption de la grelinette par les jardiniers biologiques fit des envieux et cet excellent outil fut bien vite copié. On trouva alors, sur le marché, de nombreux outils similaires : aérabêche, actibêche, bio-fourche… Tous ces outils reprennent l’idée originale de M. Grelin mais sans maintenir celle de l’écartement des manches. Résultat : chaque cycle demande un mouvement supplémentaire de recul du corps lorsqu’on abaisse l’outil pour émietter le sol.
La guérilu mérite cependant une place à part : réalisée en tubes d’acier galvanisé, elle propose des dents droites et c’est une lame métallique cintrée qui assure le levier lorsqu’on abaisse l’outil après l’avoir enfoncé.
Ses avantages sont :
– les mêmes que ceux offerts par la grelinette : écartement des manches, robustesse, dents arrondies, travail en position debout…
– une structure en tubes d’acier qui offre une rigidité que n’a pas la grelinette et qui permet de travailler en terrain plus lourd,
– un levier fait d’une lame cintrée qui facilite l’émiettement de la terre grâce à un pivotement plus aisé, caractéristique qui permet également un travail en sol plus lourd.
Le seul inconvénient de la guérilu réside dans le contact des mains avec le métal froid, lorsqu’on travail tôt ou tard dans la saison.

Grelinette et guérilu sont donc deux outils exceptionnels qui permettent un travail respectueux de la terre. Grâce à eux, les jardiniers qui souffrent du dos peuvent continuer sans problème le bêchage du potager. Ces outils permettent même un travail deux à trois fois plus rapide que la bêche ou à la bêche à dents. Il est possible, sur une bonne terre, de cultiver jusqu’à cinq à six ares sans envisager de motorisation, alors que la bêche ou la bêche à dents limitent la culture à deux à trois ares, avant qu’elle ne devienne une corvée…

– la griffe de jardin

Il s’agit d’un outil muni de trois dents hélicoïdales qui s’enfoncent dans la terre grâce à un mouvement de rotation. Il permet également de travailler la terre sans la retourner mais convient sans doute moins pour de grands jardins car la surface travaillée à chaque mouvement est beaucoup moins importante.
Ses avantages sont :
– la surface travaillée offre moins de résistance et permet donc son utilisation à une personne moins vigoureuse,
– sa conception permet d’ameublir profondément la terre entre les lignes de légumes, sans pour autant les déranger,
– il permet un bon travail d’ameublissement dans les parterres de vivaces ou d’arbustes sans trop blesser les racines, un travail est particulièrement bénéfique en été, avant un arrosage, afin de permettre à l’eau de pénétrer le sol et d’assurer ainsi des réserves d’eau en profondeur. L’inconvénient de cet outil est également de ne pas fonctionner efficacement en terre lourde.

Conclusion

Mélanger les couches du sol qui possèdent une faune spécifique détruit donc une grande partie de la vie qui l’habite et qui doit ensuite se régénérer au départ des survivants. Se borner à ameublir à l’aide d’outil adaptés permet de limiter le saccage. Mais, nous l’avons dit : les outils qui travaillent le sol sans le retourner ont une limite d’efficacité lorsque celui-ci est lourd et argileux. Toutefois, les pratiques culturales du jardinage et de l’agriculture biologique – apports de compost, de fumiers pailleux, pratique du « mulch »… – améliorent rapidement la structure d’un sol et il n’est donc pas possible de faire sans elles. Cinq à six années de soins attentifs suffisent souvent pour constater une évolution durablement positive…

Note :
(1) Le Goff, J., La civilisation de l’Occident médiéval, Paris : Arthaud, 1967.

Des légumes bio et locaux dans les cantines scolaires

En participant activement au Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire), Nature & Progrès a l’opportunité de tester ses idéaux, de concrétiser les nombreuses idées émises par ses membres et sympathisants sur ce que devrait être notre système alimentaire, avec une agriculture biologique autonome, au service d’une consommation locale et responsable.

Par Sylvie La Spina (Réseau RADiS) et Laurence Leduc (Influences-végétales)

Aujourd’hui, c’est avec beaucoup d’enthousiasme et de fierté que nous partageons avec vous la première victoire de notre Réseau RADiS. Depuis octobre 2021, les légumes biolocaux des producteurs du Réseau alimentent deux cantines scolaires de la région dinantaise !
Rappelons que le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire), mené par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys FUP, a pour objectif de développer des filières alimentaires bio et solidaires dans la région dinantaise. A travers ce Réseau, nous souhaitons créer du lien entre consommateurs, producteurs, transformateurs et commerçants, et remettre sur pied les outils nécessaires à une relocalisation alimentaire bio. Les actions mises en place, définies de manière participative, sont également pensées en vue d’optimiser leur impact social.

Un manque de légumes bio en région dinantaise

Dès le lancement du Réseau RADiS, fin 2020, la faible part de cultures de légumes en région dinantaise a attiré notre attention. D’après nos calculs, tous modes de production confondus, les fruits et légumes cultivés sur les six communes du territoire couvraient à peine 4% des besoins des citoyens. On était donc bien loin de l’auto-approvisionnement alimentaire, ce qui semblait très interpellant dans un milieu principalement rural. A l’époque, une seule maraichère bio, Florence, était active dans la région. Par ailleurs, au moment de définir les priorités du Réseau RADiS, deux écoles locales – accompagnées par Influences-végétales asbl – ont manifesté leur envie de se fournir en légumes biolocaux, dans le cadre de leur transition vers une cantine durable.
Bien ancré dans la philosophie de Nature & Progrès, le Réseau RADiS rassemble citoyens et producteurs bio dans une démarche participative. Lors des rencontres, on se rassemble, on s’informe, on réfléchit, on développe des idées… et on les met en place ! Une première réunion du groupe thématique « fruits et légumes », début 2021, eut pour objectif de définir nos priorités de développement et actions dans cette filière. La demande des cantines scolaires pour des légumes biolocaux a rencontré un enthousiasme généralisé : nourrir plus sainement et avec des produits locaux les enfants de tous horizons, et sensibiliser à travers eux leurs parents, que peut-on rêver de mieux ? L’engouement a également touché deux autres producteurs du territoire, Jean et Alessandro, qui ont rejoint le Réseau en passant le cap de la conversion bio. Fournir les cantines scolaires devint ainsi notre premier objectif fédérateur.

Coopérer, s’organiser

Devant les volumes de légumes à fournir aux écoles, une collaboration entre les maraîchers est indispensable, et force est de constater que « la sauce a bien pris » entre les producteurs qui, au départ, ne se connaissaient pas. Les contacts ont été nombreux pour tester du matériel de semis et de plantation, pour échanger sur l’état des cultures et pour évaluer les futures récoltes. Avec l’été particulier que nous avons vécu, les productions de 2021 seront évidemment insuffisantes pour couvrir tous les besoins mais les légumes manquants seront achetés à des maraîchers bio des environs. En parallèle, plusieurs porteurs de projet en maraîchage ont trouvé une terre grâce à notre action « Des terres pour nos RADiS » – voir Valériane n°148 – et préparent leur installation dès 2022. Un renfort bienvenu !
Certaines écoles n’étant pas équipées de cuisines – comme les écoles primaires communales d’Onhaye -, elles souhaitent être approvisionnées en potages-collations. Grâce à la petite cuisine aux normes AFSCA de Jean, un de nos maraîchers, le Réseau peut répondre à cette demande et « tester » la transformation. Faire de la soupe pour une collectivité, ça ne s’improvise pas : il faut travailler à de bonnes pratiques, s’organiser, effectuer des démarches administratives, trouver de la main-d’œuvre rémunérée… A terme, lorsque les volumes à fournir seront plus importants, la transformation aura lieu dans des locaux propres au Réseau RADiS. Par ailleurs, les légumes nécessitent un stockage à l’abri des gelées hivernales ou des redoux printaniers : un outil de stockage mutualisé est donc également en réflexion.

Nos producteurs : Florence, Alessandro et Jean

Florence Hautot cultive des légumes à Mesnil-Saint-Blaise, dans la commune d’Houyet, à côté de son emploi d’aide-cuisinière dans une école de Beauraing. Elle écoule la plus grande partie de sa production en vente directe et via la nouvelle coopérative « Comptoir paysan », à Beauraing.
Alessandro Maury développe la culture de légumes dans la ferme familiale de Falmagne, dans la commune de Dinant, principalement tournée vers les grandes cultures et l’élevage de bovins Blonde d’Aquitaine bio. Son truc à lui, ce sont les légumes de conservation à cultiver en champ, comme les pommes de terre, les carottes, les oignons et les poireaux. Ces cultures ne demandent pas trop de temps, ce qui est compatible avec son emploi à temps plein.
Jean Baivy a développé une petite ferme dans le village d’Awagne, sur la commune de Dinant. D’abord destinés à l’approvisionnement de sa famille, son grand potager et ses élevages alimentent aussi une clientèle en vente directe. Motivé par le Réseau RADiS, Jean souhaite consacrer davantage de temps et d’espace au maraîchage pour répondre, entre autres, aux besoins des écoles. C’est Jean qui assure actuellement la transformation et les livraisons du Réseau pour les cantines.

Deux écoles locales dans le processus cantines durables

Grâce au soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, deux écoles de la région de Dinant se sont lancées dans l’aventure de la cantine durable, avec le soutien d’Influences-végétales asbl et du Collectif Développement Cantines durables (CDCD).

– les écoles communales d’Onhaye

Les quatre implantations communales d’Onhaye ont démarré le processus de cantine durable, à la fin de l’année 2020. Malgré la crise sanitaire et l’arrêt de la livraison des repas chauds, toutes les actions prévues dans le programme d’accompagnement ont pu être menées : ateliers de sensibilisation dans toutes les classes, visite de maraîchage, conférence à destination des parents, sensibilisation des enseignants… Le partenariat développé avec le Réseau RADIS a abouti à la mise en place d’une collaboration entre la commune et les maraîchers locaux, ainsi qu’au développement d’une première filière de transformation des légumes en potage. La première phase de l’accompagnement s’est clôturée par le lancement du potage-collation une fois par semaine pour les trois cent quarante élèves. Un beau challenge pour les maraîchers locaux qui doivent fournir environ seize kilos de légumes par semaine, pour la préparation des quarante litres de soupe ! L’école aimerait poursuivre sa réflexion au niveau des collations et proposer, entre autres, l’année prochaine des bâtonnets de légumes issus de la production d’un producteur local. Affaire à suivre…

– le collège de Godinne

Le petit collège de Godinne – maternel et primaire – et le collège de Godinne-Burnot – secondaire – sont regroupés sur un seul site, au sein d’un parc verdoyant. Initié par le côté fondamental, le projet de cantine durable a rapidement « contaminé » l’équipe éducative du secondaire. C’est donc ensemble, et puisqu’ils partagent la même cuisine, que les deux écoles se sont lancées dans ce projet ambitieux. L’accompagnement pas à pas prodigué par Influences-végétales a permis d’embarquer les différentes parties prenantes dans l’aventure. Les élèves du maternel et du primaire ont notamment pu bénéficier d’ateliers de découverte et de dégustation végétale, ainsi que d’une visite chez Jean Baivy, un des maraîchers qui fournit désormais les légumes de leur potage-collation. La synergie développée entre les deux directions a permis la mise en place d’une distribution collective de potage-collation, deux fois par semaine, depuis début octobre, pour les trois cent cinquante élèves des deux écoles. Cela représente environ quarante kilos de légumes frais à livrer, chaque semaine, par le Réseau RADiS. Mais bien sûr, l’aventure ne s’arrête pas là ! Cette deuxième année d’accompagnement permettra la mise en place progressive d’une nouvelle offre alimentaire pour la cantine et l’internat !

Comment se passe la transition vers une cantine durable ?

La méthodologie développée par Influences-végétales et le CDCD prévoit un accompagnement complet, sur deux années, visant à la mise en place d’un nouveau modèle de cantine durable, au sein de l’école, et sa pérennisation. L’accompagnement, en première année, comprend toute une série d’actions mises en place pour et avec l’ensemble des acteurs de l’école : élèves, parents, équipe éducative, direction et pouvoir organisateur, cuisiniers et personnel de service, producteurs biolocaux…
L’approche est systémique et inclusive, et les actions travaillent sur le changement de culture alimentaire – informer, sensibiliser, faire tester – et préparent les changements de pratiques en cuisine – informer, mettre en place les premières alternatives.
Le Collectif Développement Cantines Durables (CDCD), actif en Régions wallonne et bruxelloise, a été créé pour accompagner les écoles qui veulent mettre en place un nouveau modèle d’offre alimentaire pour leurs élèves : une alimentation durable, biolocale, simple, savoureuse et accessible à tous. Il est composé de neuf associations réparties sur tout le territoire de la Wallonie, dont Influences-végétales sur la Province de Namur.
L’accompagnement proposé est structuré par une méthode et adapté à la réalité spécifique de chaque école. Le CDCD forme les cuisiniers et cuisinières à différents concepts de potages et de repas durables, et travaille sur deux axes de changements avec l’ensemble des personnes concernées par la cantine :
– une nouvelle culture alimentaire via des ateliers, des dégustations, des visites de maraîchages bio, etc.
– de nouvelles pratiques via un soutien plus technique, de la cuisine à la logistique en passant par les fournisseurs et la formation du personnel.
Le CDCD prend en charge une grosse partie du travail, ce qui le rend possible même dans un contexte scolaire fortement sollicité. La détermination de la direction soutenue par son équipe éducative est décisive. Les familles ont également l’occasion de jouer pleinement leur rôle de soutien au projet.

Pour plus d’infos :
– www.reseau-radis.be
– www.collectifcantinesdurables.be/
– www.influences-vegetales.eu

La bataille des crises : quand la pandémie l’emporte sur l’écologie

Les forêts s’enflamment, les profondeurs marines déclinent, les poubelles débordent de nourritures encore comestibles, les poissons et les crustacés s’ébouillantent, la grêle et la neige tombent en juillet, des populations entières sont privées d’eau et de nourritures, des récoltes sont détruites, la biodiversité est remplacée par des zones de déchets nucléaires et des agriculteurs et des agricultrices tombent malades…

Par Maylis Arnould

Et partout, on ne parle quasiment que de vaccins et de virus. Dans la to do list des crises à résoudre, toutes ne sont pas logées à la même enseigne ! Le terme de « crise » est dans toutes les bouches, tous les papiers et tous les écrans depuis maintenant deux ans. Non pas qu’il ne soit pas utilisé par les scientifiques, les lanceurs d’alertes, les écologistes et les travailleurs de la terre depuis les années soixante – septante (1)… Concernant la question écologique – entre autres -, il est apparu sous sa forme sanitaire de manière beaucoup plus importante avec l’arrivée de la Covid-19. Pas la peine de rappeler à quel point cette « crise sanitaire » a généré des bouleversements importants dans le quotidien des citoyens du monde entier, nous en portons encore les traces aujourd’hui.

Une crise ? Quelle crise ?

Ce virus « dont on ne doit pas prononcer le nom » a permis de mettre en lumière l’importance accordée à l’immédiateté et au présent dans nos sociétés contemporaines, au détriment du lendemain. Sur le plan politique, en quelques mois voire quelques semaines, presque tous les pays – majoritairement occidentaux – prirent des décisions radicales, allant du confinement au couvre-feu, en passant par la fermeture de certains magasins. Sur le plan social, les règles imposées pour lutter contre le virus furent respectées et acceptées par une grande majorité des individus en un temps record. Par exemple, selon les chiffres des sondages du projet « the big Corona study », en Belgique 77 % des répondants souhaitaient, en 2020, l’obligation du port du masque dans les supermarchés et 83 % le souhaitaient pour le personnel.
La peur de la Covid-19 a donc montré qu’il était possible, rapidement, d’imposer des habitudes quotidiennes – port du masque, utilisation du gel hydroalcoolique, possession du pass sanitaire, etc. – ainsi que de changer le fonctionnement d’une machine industrielle bien rodée – diminution de productions, fermetures temporaires ou limitations d’accès à certaines grandes enseignes, comme Decathlon ou Primark par exemple, etc.
Cette réaction face à la « crise » de la Covid-19 a engendré la stupéfaction de nombreux citoyens qui demandent, depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, des changements rapides et radicaux pour pallier les problématiques environnementales. Pour faire une petite comparaison, la crise écologique est gérée politiquement de manière relativement instable. La plupart des décisions concernant les pesticides, les déchets plastiques ou encore l’émission de CO2 ont des délais de mise en place extrêmement longs après leurs votes, et sont même parfois annulées ou repoussées en cours de route – l’interdiction du glyphosate, par exemple. Les COP – Conférences of Parties – en sont désormais à leur 26e édition et aucun gros changement n’a été observé jusqu’à présent. Si l’on prend l’exemple de la déforestation, nous pouvons même dire que les décisions prises lors de ces rassemblements tournent en rond : la mise en place d’une « interdiction de déforester » pour 2030 alors que cette même décision avait déjà été prise en 2014 et que, depuis, la déforestation a augmenté…
Sur le plan social, ici aussi, les changements sont compliqués et difficiles. Le contexte politique et économique tend à voir la transition écologique sous l’angle de la technologie et de la croissance : toujours plus de biens de consommations mais cette fois-ci colorés en vert. Les scientifiques et les mouvements citoyens – qu’ils soient associatifs ou non – peinent à se faire entendre et sont même parfois volontairement passés sous silence (2). Les décisions politiques qui visent à améliorer les comportements face aux problématiques environnementales sont généralement très peu éducatives et concernent des points qui sont de l’ordre du détail – par exemple, l’interdiction d’utiliser des pailles en plastique. De plus, dans ce type de société, les personnes qui se tournent vers des alternatives sont généralement stigmatisées et considérées comme déviantes.

L’action individuelle et la conscience collective

L’arrivée des vaccins contre la Covid-19 n’a pas arrangé les divergences de réactions face à ces deux crises, particulièrement sur la manière dont sont perçues les personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner. Si l’on prend l’exemple de la France, les publicités gouvernementales, les affiches dans les rues, les gares ou les autoroutes, les discours politiques ou les discussions de comptoirs sont emplis d’un drôle de terme : la « conscience collective ». Cette idée de conscience commune et d’action collective est généralement mise en opposition avec l’idée de « liberté individuelle » prônée par les personnes non-vaccinées, celle-ci étant largement critiquée dans la plupart des médias. Ces deux idées sont particulièrement intéressantes et font ressortir de nombreux questionnements dès lors que nous nous penchons sur les différences entre pandémie et écologie. Quand il est question d’écologie ou d’agriculture, « chacun fait ce qu’il veut », « on ne doit pas imposer un choix de vie à quelqu’un ». Mais du moment où l’on parle d’un virus on oppose soudain l’égoïsme à l’altruisme. Pourquoi ? N’y aurait-il pas un peu de contradiction là-dedans ?
Dès qu’on exprime la crise écologique ou le désastre climatique, il faut faire attention, ne pas trop en dire, être bienveillant, prendre en compte le contexte et l’histoire de chacun. En effet, se tourner vers des alternatives de vie plus respectueuses du vivant – humain compris – n’est pas simple et il est important de laisser le temps à chacun de faire son chemin. Mais on se fait rapidement traiter d’extrémiste lorsqu’on aborde la question des comportements écologiques et il est tout à fait normal d’entendre un « je souhaite à certains de mourir aux urgences » ou encore « si des personnes décèdent, c’est de la faute de ceux qui font qui ne sont pas vaccinés ». Si de tels propos étaient tenus envers ceux qui ont des modes de vie destructeurs, qui consomment des poissons provenant de la surpêche destructrice et qui mangent des aliments qui abiment les sols, cela serait qualifié d’aberrant, voire d’inhumain. La question du choix personnel est pourtant régulièrement mise en avant face aux personnes qui consomment de la nourriture biologique ou qui utilisent des énergies renouvelables – pour ne citer que ces deux exemples – et il est très difficile de faire entendre que ces modes de vie sont généralement motivés par le bien commun, alors que pour la question sanitaire c’est l’inverse qui est observé. Comme énoncé précédemment, ces oppositions peuvent s’expliquer par l’importance du présent par rapport au futur, du maintenant plutôt que du demain. Les problèmes liés à la dégradation des ressources naturelles commencent doucement à être visibles mais ne sont pas palpables pour la plupart des individus – notamment dans une ville occidentale -, alors que l’impact sur la santé d’un virus se fait ressentir immédiatement, quotidiennement. Pourtant la mondialisation et le capitalisme sont également mortels, le nombre de décès de ce système a déjà été estimé, selon certaines sources, à environ vingt millions d’individus depuis le début de l’ère industrielle (3).
La crise écologique est mondiale et les alertes ne cessent d’augmenter, que ce soit via le dernier rapport du GIEC ou par des documentaires poignants : le climat, les océans, la terre, les forêts et quasiment l’intégralité de la biodiversité sont en train de décliner. Personne ne peut dire exactement ce qui va nous tomber dessus en premier mais beaucoup de scientifiques s’entendent pour dire que quelque chose va nous tomber dessus, c’est certain. Alors peut-être qu’essayer de se comprendre, se remettre en question avant de juger, de discuter, de respecter nos choix respectifs et de s’unir plutôt que de créer davantage de haine, ça apporterait des solutions, non ? Nous sommes capables de faire des choses incroyables et de développer le respect et la joie. Et de plus en plus d’individus le prouvent.

Quand les individus décident de dépasser leurs différences pour avancer ensemble…

À l’heure où beaucoup de citoyens et de citoyennes s’angoissent de la crise sanitaire, d’autres portent le stress de la dégradation de notre espace naturel, depuis bien plus longtemps. Mais la conscience des problèmes n’est pas forcément synonyme de déprime et les différences de points de vue n’empêchent pas nécessairement l’unité. Depuis plusieurs dizaines d’années, des espaces créant des modes de vie nouveaux et respectueux fleurissent partout dans le monde, avec la bienveillance comme actrice principale. Les exemples ne manquent pas : que ce soient des agriculteurs biologiques qui aident des agriculteurs « conventionnels » à faire leur conversion, des locaux qui nourrissent des zadistes, des étudiants toulousains qui cuisinent avec des personnes issues de quartiers défavorisés pendant un blocage, et j’en passe…
Sur la question sociale, les possibilités de passer outre nos différences sont également très nombreuses. En France par exemple, que ce soient les « gilets jaunes » ou certains rassemblements « anti-vax », le désaccord est remplacé par la compréhension. Pour reprendre l’exemple du vaccin, de nombreuses manifestations françaises ont mis un point d’honneur à afficher quelles étaient contre le pass sanitaire et non contre le vaccin, ce qui a créé un rassemblement hétérogène d’individus, vaccinés ou non. Plusieurs personnes vaccinées ont même exprimé le fait que c’était leur choix et qu’elles trouvaient anormal de l’imposer aux autres…
Il est donc tout à fait possible de dépasser nos divergences, à partir du moment où l’on se rassemble, où l’on se parle et surtout… qu’on éteint notre télévision ! Car même si l’on entend partout parler du covid et du vaccin dans l’espace public, dans les espaces privés ça parle bien plus souvent de résilience et de retour à la terre qu’on veut bien nous le faire croire !

Notes :
(1) Pour des informations plus détaillées à ce sujet voir : Patrick Matagne, Aux origines de l’écologie. Innovations, 2003/2 (no18), p. 27-42.
(2) Par exemple, l’affaire Love Canal aux États-Unis.
(3) Jean-Marc B, Victimes du capitalisme : un devoir de mémoire. Médiapart, 2018.

Quand luttes écologiques et sociales convergent

Certains livres nous éblouissent, d’autres nous troublent, nous éveillent, nous surprennent. Celui dont il sera question dans cet article m’a plutôt encouragé à voir plus loin que le bout de mon nez. Au lendemain d’une COP26 si prévisible et si désespérante, il m’a rappelé que, partout dans le monde, des communautés, des collectifs, des organisations sont au cœur de combats bien réels. Voici, brièvement présentées, quelques réflexions à partir d’extraits de l’ouvrage de Michael Löwy et Daniel Tanuro, Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert.

Par Guillaume Lohest

L’écologie, un truc de citadins occidentaux qui ont le luxe de se soucier des « générations futures » ? Ce cliché ne résiste pas à la lecture de l’ouvrage dirigé par Michael Löwy et Daniel Tanuro, compilation d’articles écrits par des témoins de luttes sociales et écologiques dans le monde entier : au Moyen-Orient, au Canada, au Japon, en Syrie, en Angleterre, aux Philippines, etc. Premier mérite d’une telle synthèse : nous ouvrons le regard et les questions écologiques prennent une autre dimension. Ce ne sont plus seulement les chiffres du GIEC, les négociations des COP, les panais bio de la coopérative et les pistes cyclables de la région. Ce sont aussi les expropriations, les assassinats politiques – comme celui de Chico Mendes, en 1988, ou de Berta Cáceres, en 2016 -, les communautés indigènes privées de leur espace vital, les maladies industrielles, le manque d’eau, les pollutions par les hydrocarbures…

Des catastrophes ici et maintenant

Une honte saine nous saisit. Car c’est vrai, en comparaison de ces combats vitaux, la préoccupation écologique des Occidentaux est encore en grande partie une inquiétude mentale, trop abstraite. Un « sujet » disent les journalistes, un « enjeu » comme on dit dans le monde associatif. On débat de scénarios et de mesures politiques à prendre. On se morfond d’angoisse « collapsologique » mais au chaud, le ventre plein, parfois en sirotant un petit pinard biodynamique. Autoflagellation, culpabilité ? Pas forcément. La honte est bien plus subtile que cela. Selon Frédéric Gros (1), citant Marx lui-même, la honte est « un sentiment révolutionnaire ». Car loin de se réduire uniquement à « un sentiment de tristesse et de souffrance morale, à ce poison de l’âme qui tue au petit feu de la dévalorisation de soi », elle peut être aussi « une forme de colère qui déploie l’horizon d’un programme politique ». Le livre de Löwy et Tanuro, deux militants écosocialistes et anticapitalistes, nous invite à suivre ce chemin-là. En nous mettant le nez dans les luttes concrètes de communautés locales et de travailleurs sur tous les continents, ils nous éloignent de toute vision trop lisse, trop consensuelle de l’écologie. C’est de luttes dont il est question.
Un autre rappel inaugure la lecture : « La catastrophe écologique ne se décline pas au futur, nous y sommes plongé.e.s et elle grandit de jour en jour (2) »». Les personnes qui ont subi de plein fouet les inondations de l’été 2021 en savent quelque chose. Le réchauffement climatique, ce n’est pas une affaire de température dans quelques décennies, ce sont d’innombrables catastrophes, dès aujourd’hui. L’introduction du livre en recense quelques-unes, dramatiques, au Bangladesh, dans la Corne de l’Afrique, au Mozambique, en Amérique Centrale, en Sibérie… qui ont des conséquences sur tous les aspects de la vie : santé, logement, revenus, énergie, relations sociales… Michael Löwy et Daniel Tanuro sont à juste titre irrités par la façon dont on continue de nommer ces événements : « Pourquoi persister alors, comme par habitude, à parler de catastrophes naturelles ? », écrivent-ils, dès lors qu’on sait pertinemment que ce bouleversement du climat est lié aux émissions de gaz à effet de serre. Avec, en outre, une tendance très nette à l’injustice climatique, dans l’état actuel des inégalités. « Cette autre réalité devrait crever les yeux également : la catastrophe est sociale autant qu’environnementale. Conformément aux avertissements des scientifiques, les pauvres – particulièrement dans les pays pauvres – sont frappés de plein fouet. Ils et elles émettent peu de gaz à effet de serre (parfois extrêmement peu) mais ont le tort d’habiter de mauvais logements, sur des terrains inondables, ou sur des pentes exposées aux glissements de terrain, ou dans les zones les plus sèches, ou dans les quartiers les plus chauds des villes (où ils et elles exercent, soit dit en passant, des métiers aussi essentiels que pénibles et mal payés)… »

Un ouvrage de conviction assumée

Les auteurs de ce livre ne s’en cachent pas : ils plaident pour un écosocialisme qui se construit à partir de réalités militantes concrètes. « Nous appelons « écosociales » les luttes dont les objectifs sont à la fois sociaux et écologiques. » On ne peut pas les réduire à une simple défense d’intérêts locaux, car « enracinées dans les territoires, ces luttes politisent parce qu’elles impliquent d’articuler les efforts, les savoirs et les demandes de divers mouvements (syndicalistes, féministes, écologistes) et de divers groupes sociaux (peuples indigènes, paysan.ne.s, ouvrier.e.s, intelleectuel.le.s). Ainsi commence à se construire un commun anticapitaliste, démocratique et pluraliste qui contient en germe la possibilité d’un autre pouvoir et d’une autre société : l’écosocialisme. »
Le mot est aujourd’hui galvaudé. Paul Magnette ou Jean-Luc Mélenchon, par exemple, s’en revendiquent. On préférera s’en tenir à la définition, plus radicale, qu’en donnent les auteurs. Michael Löwy est d’ailleurs à l’origine de cette notion. « Nous comprenons comme écosocialisme une nouvelle conception du socialisme qui met l’écologie au centre de la réflexion et de l’action. C’est un projet révolutionnaire, qui rompt avec les fondements de la civilisation industrielle capitaliste, en soumettant la production et la consommation à une gestion collective, écosociale et démocratique. » Il ne s’agit donc pas uniquement d’un projet socio-économique, c’est aussi une nouvelle vision du monde, un « nouveau projet de civilisation, fondé non sur les critères du profit et du marché, mais sur les besoins sociaux, démocratiquement définis, et le respect pour notre maison commune, la Nature, la planète Terre. Il est aussi une stratégie de transformation radicale, dont l’axe central est la convergence anticapitaliste entre luttes sociales et écologiques. »
Ainsi défini, l’écosocialisme n’est pas une légère adaptation du socialisme. Il est incompatible avec les gouvernements actuels – même ceux qui comprennent des partis socialistes – qui sont prisonniers du cadre économique dominant. « Il n’y a rien à attendre des gouvernements néolibéraux. Cela fait plus de trente ans qu’ils prétendent avoir compris la menace écologique, mais ils n’ont quasiment rien fait. Ou plutôt si, ils ont fait beaucoup : leur politique d’austérité, de privatisations, d’aide à la maximisation des profits des multinationales fossiles et de soutien à l’agrobusiness a détruit des milliers d’espèces vivantes et défiguré les écosystèmes tout en nous poussant au bord du gouffre climatique. »

Ce pétrole qui aurait pu rester sous terre

Qu’on partage ou pas les convictions militantes écosocialistes des directeurs de cet ouvrage, on sort bousculé de certains récits. En particulier celui qui concerne l’Équateur (3), emblématique des tensions entre les visions du monde des communautés indigènes et le modèle de développement importé par l’Occident dans toutes les Amériques et en partie intériorisé par les populations. Ces communautés, en effet, « se retrouvent au cœur de la lutte pour la préservation du milieu. Et ce par des mobilisations locales de défense des rivières ou des forêts contre les multinationales pétrolières et minières, mais aussi en défendant un mode de vie alternatif à celui du capitalisme néolibéral mondialisé. »
À partir des années 2000, trois pays ont tenté de rompre avec les politiques néolibérales bien implantées sur le continent : le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. « Mais ils sont restés totalement dépendants des revenus de l’exploitation des énergies fossiles (gaz et pétrole) largement responsables du changement climatique. » En Équateur, pourtant, un projet gouvernemental aussi original que salutaire fut tenté. « L’initiative Yasuní-ITT était un projet lancé par le gouvernement équatorien en 2007, sous la présidence de Rafael Correa. Il visait à laisser sous terre 20% des réserves de pétrole du pays dans une zone de mégabiodiversité – le parc national Yasuní (…) – en échange d’une contribution internationale de 3,6 milliards de dollars, soit la moitié des ressources financières que l’État aurait pu obtenir en vendant la ressource aux prix de 2007. »
Cette initiative n’a malheureusement pas abouti, notamment à cause d’un manque flagrant de réponses internationales à la proposition. Le gouvernement équatorien l’a abandonnée en 2013. Mais il s’agit néanmoins d’une tentative remarquable dont il faut tirer des leçons, selon Matthieu Le Quang. La première tient à la méconnaissance du contenu de l’initiative sur la scène intérieure, causée par un « manque de diffusion populaire de sa politique par le gouvernement mais aussi de l’absence de campagne de soutien de la part de la société civile, notamment les ONG à l’origine du projet. » Il faut dire qu’à côté de ce projet, le gouvernement équatorien était divisé et menait, en même temps, des politiques contradictoires, centrées sur l’extraction de ressources fossiles ailleurs, au détriment des communautés indigènes.
De façon générale, Matthieu Le Quang explique l’enlisement de l’initiative par « la présence d’un sens commun développementiste au sein de la population équatorienne, qui voit dans le pétrole la ressource permettant à l’Équateur de sortir de la pauvreté et d’arriver à un certain niveau de développement. » Mais, plus encore, le facteur décisif est, selon lui, que les autorités équatoriennes, portées au pouvoir dans l’enthousiasme d’une « révolution citoyenne », avaient une manière de gouverner qui ne s’appuyait pas sur la société civile ou sur les organisations sociales. Or, quand les tensions politiques apparaissent et que des arbitrages doivent se faire, « la mobilisation sociale peut seule permettre d’éviter que ces arbitrages se fassent en faveur d’autres intérêts que ceux de la société et de l’environnement. » Une manière de dire, entre les lignes, cette banalité insupportable : les intérêts des grandes compagnies multinationales l’emportent toujours !

« Deux phénomènes clairement liés »

Dans les milieux environnementalistes et décroissants, on entend souvent cet amer refrain antisyndical : « de toute façon, tant qu’ils défendent l’emploi, on ne sortira jamais de la croissance ». Le livre de Löwy et Tanuro fait place à ce conflit important sans tenter de le minimiser. Il est remarquable que la parole y soit donnée à la Fédération Internationale des Transports (ITF) dont on aurait pu penser qu’elle allait simplement confirmer cette contradiction entre le maintien de l’emploi et l’abandon indispensable de la logique productiviste. Or non. Les réflexions menées au sein de cette fédération témoignent d’une conscience écologique et sociale aigüe et appellent à un renouveau du rôle des syndicats. « Les syndicats devraient adopter une approche globale de l’économie face au changement climatique et à la réduction des émissions, et les différents secteurs devraient donc être considérés comme faisant partie d’un tout et non isolés les uns des autres. En particulier, les syndicats, quel que soit leur secteur, devraient se préoccuper de la manière dont l’énergie est produite et distribuée », selon Asbjørn Wahl, représentant syndical au sein de l’ITF (4).
La Fédération Internationale des Transports ne témoigne pas dans l’ouvrage d’une lutte massive mais livre plutôt une analyse percutante du lien entre les dégâts sociaux et les émissions de CO2. L’évolution du secteur des transports dans le cadre de la mondialisation néolibérale a été marquée par deux conséquences directes : la dégradation des conditions de travail des routiers et une forte augmentation des émissions de gaz à effet de serre du secteur. « Les deux phénomènes sont clairement liés », écrit Asbjørn Wahl.
Très critique sur la stratégie de dialogue social qui continue de prévaloir aujourd’hui au sein de la plupart des syndicats, l’ITF est consciente que seule une mobilisation populaire massive peut permettre de renverser le rapport de force actuel. Parmi les pistes de solution envisagées, une convergence écologique et sociale : « Le secteur des transports entraîne des coûts sociaux et environnementaux considérables qui sont actuellement supportés par la société. Ces coûts dits externes doivent être internalisés, en commençant par des salaires et des conditions de travail décentes, afin que les prix reflètent davantage les coûts réels de transport. » La défense des intérêts des travailleurs, même quand ils conduisent des camions qui émettent du CO2, peut donc aller dans la même direction que la lutte contre le dérèglement climatique !

La CGT à la ZAD

La critique globale du modèle de société, c’est précisément ce qui s’est développé au sein de la CGT Vinci (5) au fil des années, dans le cadre particulier du projet de transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Francis Lemasson raconte, dans l’article de clôture du livre (6), comment les positions des uns et des autres, celles des divers groupes de syndicalistes et celles des militants de la ZAD, se sont progressivement rencontrées. Ainsi, au lendemain d’une réunion : « nous partons arpenter le territoire avec les Naturalistes en lutte. La zone parcourue est décidément très humide : les échanges portent cette fois sur les enjeux écologiques, mais aussi sur les piètres qualités géologiques du terrain, au regard des nécessités d’un aéroport… Nous découvrons d’autres lieux (comme la Chat-Teigne, une des hauts lieux de l’opération César de 2012), avant d’être accueillis par Marcel et Sylvie Thébault, éleveurs au Liminbout. L’un et l’autre soulignent l’importance d’une parole syndicale sur la question des emplois liés à ce projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique à Notre-Dame-des-Landes. »
Laissons-nous aller à une pensée paresseuse, à un cliché : avouons-le, nous pourrions penser que les travailleurs de chez Vinci allaient forcément défendre le projet de nouvel aéroport : plus grand, donc plus d’emplois ! Eh bien… non. L’accumulation de rencontres, de débats et de réunion font cheminer les différentes composantes de la CGT-Vinci vers une déclaration contre le projet d’aéroport, « mettant en avant nos propres motifs de syndiqué.e.s et de salarié.e.s, ainsi que notre volonté de travailler sur des projets socialement utiles. »
Quand les salariés de Vinci définissent eux-mêmes leur responsabilité sociale : « Telle est notre propre responsabilité sociale de salarié.e.s, face à la prétendue RSE de Vinci : donner du sens à notre travail en plaçant notre fierté dans son utilité sociale, avec le désir d’en finir avec le chantage à l’emploi qui nous humilie en nous faisant accepter l’inacceptable. Voici quelques années qu’en réponse à tous ces grands projets qui ne visent qu’à enrichir d’invisibles actionnaires, nous exprimons le souhait de satisfaire des besoins plus vitaux : réhabilitation de l’habitat et des routes secondaires ou équipement des zones rurales et périurbaines, ce ne sont pas les choses à faire qui manquent ! »
Les syndicalistes, reconnaît Francis Lemasson, se sont surpris eux-mêmes en rejoignant les mobilisations contre le nouvel aéroport, en convergeant avec la lutte des zadistes. « En 2016, nous sommes mûr.e.s pour nous opposer à un projet comme celui de Notre-Dame-des-Landes. Notre principal obstacle, c’était notre crainte de sortir du cadre syndical ou d’en compromettre l’indépendance. Nous étions d’accord et nous ne le savions pas. » Une belle leçon contre les « prêts-à-penser » de toutes sortes, du côté syndical comme du côté des écolos. Jamais écrites d’avance, jamais automatiques, des convergences sont possibles même là où on ne les soupçonne pas…

Notes :
1. Frédéric Gros, La honte est un sentiment révolutionnaire, Albin Michel, 2021.
2. Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues de l’ouvrage suivant : Michael Löwy et Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert, Textuel, 2021.
3. Matthieu Le Quang, « Équateur. Lutte écosociale et institutionnalisation politique : quelques enseignements de l’initiative Yasuní-ITT », pp. 63-76.
4. Asbjørn Wahl, « Dix ans d’activisme climatique dans le syndicat des transports. Le grand défi : transformer une politique progressiste en action », pp. 215-235.
5. La CGT (Confédération Générale du Travail) est un syndicat français. Le groupe Vinci est une multinationale – leader mondial dans les secteurs de la concession, de l’énergie et de la construction – capitalisée en bourse à environ ciqnaunte milliards de dollars, qui emploie plus de deux cent mille personnes dans près de cent vingt pays.
6. Francis Lemasson, « Notre-Dame-des-Landes : comment la CGT Vinci a choisi le camp de la lutte contre l’aéroport », pp. 279-296.