D’urgence réduire les inégalités, ou renoncer au « monde d’après »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Cette analyse propose l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective. Explorons d’abord cette hypothèse générale : sans réduction des inégalités, aucun projet commun n’est possible.

Par Guillaume Lohest

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Fin octobre, le parlementaire européen Pierre Larrouturou entamait une grève de la faim. Par cette action radicale, il souhaitait attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’urgence de mettre en place – enfin ! – une taxation sur les spéculations financières. Celle-ci permettrait de dégager cinquante-sept milliards d’euros par an à l’échelle de l’Union européenne. Avec un tel budget, dit-il, on pourrait financer énormément de choses en matière de santé, de protections sociales et de lutte contre le réchauffement climatique.

Deux taxes, deux logiques

Si cette idée de taxer la spéculation n’est pas neuve, elle est plus que jamais d’actualité. Car elle remet au centre des débats la question des inégalités et de l’indécence de certaines accumulations de richesses et de capital. Pierre Larrouturou, par la force et la résonance de son geste, adresse en substance le message suivant : si la transition écologique de nos sociétés a un coût, il est urgent de la financer en priorité par des prélèvements sur des activités socialement inutiles voire carrément nuisibles. La spéculation financière en est l’exemple-type. D’ailleurs, les citoyen.ne.s ne s’y trompent pas : 75% des Belges sont favorables à une telle taxation. Autrement dit, voilà un projet politique qui permettrait de fédérer largement la population.

Tout le contraire, par exemple, des mesures visant à taxer uniformément les consommations. On se souvient de ce qui mit le feu aux poudres, lors des manifestations massives des Gilets Jaunes : le projet d’augmentation de la taxe carbone. Ce genre de taxe, pourtant, a toutes les apparences de la logique : augmenter le prix des carburants, cela devrait conduire mécaniquement à en diminuer l’usage, donc les émissions de dioxyde de carbone, tandis que l’argent récolté par la taxe pourrait servir à investir dans la transition. Du pur bon sens, disent la plupart des économistes ! Et beaucoup d’écologistes, d’environnementalistes, de citoyen.ne.s raisonnent ainsi également. Pourtant, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le détail – dans vos prochains Valériane -, ce raisonnement est purement abstrait et conduit à une colère légitime d’une partie de la population.

Quelle est la différence entre ces deux exemples de mesures politiques destinées à lutter contre le réchauffement climatique et à financer des politiques alternatives ? La première s’accompagne d’une réduction des inégalités, tandis que la seconde entraîne leur aggravation. Le propos de cet article est simple : il consiste à affirmer que toute proposition politique à visée écologique, qui aurait pour corrélat d’augmenter les inégalités, est condamnée à être massivement refusée. C’est une affirmation simple et claire. En l’écrivant, je me surprends à penser qu’elle est d’une évidence confondante. Pourtant, elle a mis du temps à se frayer un chemin, dans mon esprit autant que dans les débats de société. Alors, même s’il s’agit d’une banalité, il semble que nos démocraties ont perdu de vue cet horizon d’égalité, à tout le moins les raisons qui le fondent. Il est donc urgent de replacer cette banalité au centre de tous les agendas politiques et militants. Et d’expliquer pourquoi.

Un double combat, jamais acquis

Fin du monde, fin du mois, même combat” : ce slogan, tant entendu ces derniers temps, m’a toujours troublé. Il semble sous-entendre qu’en luttant pour une cause, on lutte forcément pour l’autre. Or, on l’a vu, il est tout à fait possible que des préoccupations écologiques – “fin du monde” – débouchent sur des projets socialement injustes. A contrario, des revendications d’augmentation du pouvoir d’achat – “fin du mois” – peuvent être totalement indifférentes aux enjeux écologiques.

Il est donc précipité d’affirmer que l’un ne va pas sans l’autre. C’est inverser l’ordre des choses et prendre ses désirs militants pour des réalités. Bien sûr, tout serait plus simple si l’on pouvait miser sur un désir conjoint de justice sociale et d’écologie, tant du côté de la population que du côté des partis politiques. Mais le réel est toujours moins automatique qu’un slogan. Pour le dire platement, les militant.e.s et les politicien.ne.s qui placent ces deux combats au même niveau d’exigence sont très rares : une priorité l’emporte souvent sur une autre.

Pour autant, du moment qu’on le prenne dans l’autre sens, ce slogan peut être incroyablement porteur. Dans l’autre sens, c’est-à-dire sous forme d’une exhortation, d’une exigence permanente à n’oublier ni l’un ni l’autre aspect : ni la fin du monde, ni la fin du mois. Mais faire cela implique de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un seul et même combat. Ce sont nos actions, nos engagements qui, en faisant une place à chacune de ces luttes et sans nier leurs spécificités, peuvent permettre de les faire converger dans des politiques articulant l’un et l’autre. Ainsi, les militant.e.s écologistes devraient garder sans cesse à l’esprit que l’enjeu de la réduction des inégalités n’est pas automatiquement compris dans leur engagement, qu’il n’est ni assimilable ni secondaire, qu’il est une exigence permanente. Comment y répondre ?

La tentation des 99%

La propension à s’illusionner étant infinie chez l’être humain, de même que le désir de solutions faciles n’impliquant que des autres que soi, un pas est souvent franchi par celles et ceux qui aspirent au “monde d’après”. Ce pas, c’est un raccourci géant : celui de croire qu’en contraignant les 1% les plus riches, en allant chercher l’argent dans leurs immenses fortunes, tout pourrait être réglé – et cela arrangerait 99% des gens, au fond.

D’une certaine façon, la prolifération de l’imaginaire du complot est en partie la traduction caricaturale et exacerbée de cette croyance en une cause simple et unifiée des inégalités sociales et des catastrophes écologiques, une cause personnalisable dans ces 1% les plus riches, qu’on s’empresse d’éloigner de soi en les nommant : PDG, actionnaires, multinationales. Mais, aussi indécentes soient ces concentrations de fortunes, elles ne sont pas séparables des structures capitalistes de notre économie. Ces structures, nous sommes bien plus nombreux à en bénéficier et à contribuer à les entretenir que ces seuls 1%. Un seul exemple dira tout : 30% des Belges ont une épargne-pension. Cette logique d’épargne privée est aussi, à son échelle, un carburant pour les inégalités.

Ne serait-ce qu’une jolie maison...

La réalité, aussi dérangeante soit-elle pour les classes moyennes occidentales, est que l’excès de consommation et d’émissions de CO2 est tel dans nos pays que contraindre les 1% est totalement insuffisant. Si nous parvenions – par exemple, entre autres choses, via une taxation des spéculations financières – à ramener les 1% d’ultra-riches dans le giron des 99%, nos problèmes écologiques et sociaux seraient encore très loin d’être résolus. Car la structure même de notre économie n’aurait pas disparu : le type de production, les rapports d’exploitation, les flux mondiaux d’approvisionnements, la consommation, les gaspillages. Tout resterait à faire. La réduction des inégalités ne pourra jamais se résumer à un slogan ni à la désignation de boucs émissaires.

Dans le récent documentaire “Une fois que tu sais”, le journaliste américain Richard Heinberg, pionnier des enjeux liés au pic pétrolier, s’exprime au sujet de l’impasse dans laquelle nos sociétés se trouvent. « Cela m’inspire un questionnement profond sur les conditions d’existence humaine au XXIe siècle. Et cela m’empêche de dormir. Rares sont les gens qui le comprennent. Parce que… Si 7,5 milliards d’êtres humains font en sorte d’avoir, ne serait-ce qu’une jolie maison, même pas une grosse voiture mais un véhicule fonctionnel pour se déplacer, un réfrigérateur, et deux enfants. Cela ne semble pas énorme. Et pourtant, on détruit la planète et les générations futures pour avoir cette vie-là. Comment est-ce possible ? Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. »

Penser que les standards de vie occidentaux pourraient demeurer soutenables, pour autant qu’ils soient raisonnables et qu’on taxe les 1%, relève de l’illusion. Les chiffres sont implacables : l’empreinte écologique moyenne en France ou en Belgique, celle qui correspond à un mode de vie “raisonnable”, devrait être divisée par quatre selon les modélisations du Shift Project, si l’on voulait limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à l’horizon 2100. Il n’y a pas de raccourci.

Faisons le point. Contraindre les avoirs et les consommations des ultra-riches est donc totalement légitime et urgent. Mais ce n’est pas la solution ultime, le bout du chemin. Ce n’est que le premier pas, indispensable, d’une trajectoire de réduction des inégalités à laquelle les classes moyennes occidentales n’échapperont pas, elles non plus.

Le premier pas

Ce premier pas est toutefois une condition incontournable et devrait constituer une priorité politique absolue. On l’a vu avec les Gilets Jaunes et on le voit chaque jour dans le sentiment de défiance généralisée envers le monde politique. La confiance populaire est rompue. Pour avoir une chance de la retrouver, le monde politique n’a pas le choix : sa seule manière de prouver qu’il peut encore être digne de confiance pour la majorité de la population est de mener des politiques de réduction drastiques des inégalités qui vont à l’encontre des intérêts des plus riches. Il faut le faire, non seulement parce que c’est juste en soi, mais aussi parce qu’il devient évident que c’est le point de fixation qui alimente toutes les suspicions envers les politiques – y compris les plus extrêmes : complots, etc.

L’hypothèse est la suivante : l’existence d’inégalités aussi insoutenables et aussi visibles sape aujourd’hui les conditions même d’exercice de la démocratie et l’action de tout gouvernement élu. Tout est bloqué. On peut regretter et dénoncer les délires conspirationnistes et les simplismes antisystème avec toute la vigueur rationnelle possible, tant qu’un tel terreau d’inégalités subsistera, la démocratie continuera d’être vue comme un moulin à promesses par un nombre croissant de citoyen.ne.s. Et aucune politique – sanitaire, climatique, culturelle, socio-économique – ne pourra être soutenue, portée par un élan collectif pourtant indispensable à un véritable changement de société.

Frustration et trahison

Pourquoi ? Pourquoi, au fond, les inégalités jouent-elles un rôle aussi central dans le développement de cette méfiance populaire, dans la prolifération de l’imaginaire complotiste, dans la croissance des populismes, dans la paralysie de nos démocraties ? Pourquoi les inégalités sont-elles à ce point bloquantes ?

On peut avancer deux hypothèses. La première est d’ordre anthropologique et se base sur le concept de désir mimétique développé par René Girard. Selon lui, le désir ne trouve pas sa source dans une nécessité objective – par exemple : je désire acheter un smartphone parce que cet objet a des qualités propres dont j’ai besoin – ni dans un élan subjectif – par exemple : je désire un smartphone car c’est mon goût personnel spontané. Le désir trouve sa source, selon René Girard, dans l’imitation, le mimétisme, d’autrui : je désire une chose par l’intermédiaire d’autrui, je veux ce que l’autre a.

Bien que ce concept ait été forgé d’abord en matière de désir amoureux, il est peut-être pertinent pour analyser notre société de consommation, tant basée sur le désir construit d’objets de consommation. Quel est le lien avec la question des inégalités ? Tout simplement, plus les inégalités sont criantes, plus certains possèdent des biens qui semblent inaccessibles à d’autres, plus le désir mimétique est exacerbé. Comparaisons, envie, ressentiment, méfiance, haine : toutes ces passions grandissent en proportion du niveau d’inégalités : “La loi du désir mimétique est la frustration universelle”, a écrit René Girard. Or comment construire un projet de société à base de frustration ?

Par ailleurs, seconde hypothèse, ce mécanisme culturel de ressentiment généralisé est accru par un sentiment de trahison d’une promesse philosophique et sociale : l’idéal démocratique d’une société des égaux. Cette formule, développée par l’historien Pierre Rosanvallon, signifie – en très bref – que la démocratie n’est pas uniquement une forme de gouvernement, mais aussi et surtout une forme de société. Or nous vivons un paradoxe énorme aujourd’hui : l’idéal égalitaire est extrêmement présent dans les paroles, on s’en revendique, mais il est contredit par les faits avec l’accroissement des inégalités entre individus. Il y a fort à parier qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Rosanvallon pour s’apercevoir qu’il y a un fossé entre la réalité sociale et l’idéal supposé guider nos démocraties : “Liberté, égalité, fraternité” est-il écrit au fronton de toutes les mairies françaises…

La priorité des priorités

Le sentiment d’égalité, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, peut servir à souder un collectif, et son absence peut facilement et rapidement détruire la cohésion d’un groupe. Plus précisément, un sentiment d’inégalité déclenche des émotions antisociales très puissantes, qui réduisent à néant les possibilités d’ouverture radicale et mutuelle entre individus, et donc d’entraide.

Les deux auteurs montrent ensuite que le désir d’égalité est ancré profondément chez l’être humain, qu’il apparaît très tôt dans le développement de l’enfant et qu’il est même présent chez certains primates. Des recherches en psychologie sociale ont révélé que cette recherche spontanée d’égalité, qui s’affine chez l’être humain avec le concept d’équité, s’accompagne d’émotions très fortes dans les situations jugées inéquitables : colère, indignation, dégoût. Ces émotions, expliquent Servigne et Chapelle, sont proportionnelles au niveau des inégalités subies.

Bien sûr, on pourrait continuer à faire la sourde oreille en se disant que le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité sont des problèmes plus urgents que la réduction des inégalités. “C’est bien regrettable, diront certains, mais les inégalités peuvent attendre un peu, préservons d’abord la possibilité de vivre sur cette planète !” Ce raisonnement est cynique pour ceux qui, à cause des inégalités, survivent à peine aujourd’hui. Il est aussi totalement abstrait, hors-sol, précipité : c’est un raisonnement de courte vue, coupé des réalités humaines et sociales. Car aujourd’hui, on l’a dit, le niveau d’inégalités rend impossible toute vie démocratique. Alors que les changements nécessaires en matière d’écologie auront des implications colossales, presque inimaginables, sur nos modes de vie – que ça nous plaise ou non ! -, les conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour mobiliser des peuples autour de projets communs et solidaires. Parce que le niveau d’inégalités, qui crève les yeux, déchire littéralement nos sociétés en entités concurrentes.

On ne manque pas de propositions pour “le monde d’après”. Le premier politicien venu, le premier militant qui passe aura sa petite idée de ce qu’il faut faire en matière d’écologie, de transition, de relocalisation, etc. Ce qu’il faut faire… C’est peut-être une question moins importante aujourd’hui que celle-ci, qui nous occupe trop peu : dans quel ordre le faire ? Quelle est la toute première chose à faire ? Vous aurez compris ce que je place en priorité des priorités : réduire les inégalités.

L’alimentation intuitive

L’instinct de l’animal sauvage le pousse à chasser et à se nourrir dès que la faim le tiraille. Il mange à satiété, sans excès, et reste parfois plusieurs jours, voire des semaines pour certains, avant de se nourrir à nouveau…
Pourquoi ne fonctionnons-nous pas de la même façon ?
Quels sont les mécanismes qui nous amènent à constater que nous avons faim ?
Comment peuvent-ils éventuellement dévier de leur
fonction première ?

Par Philippe Heynen

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, tout d’abord, qu’entend-on par « instinct » ? Les définitions – source : le Petit Larousse – sont multiples et couvrent de nombreux pans de la vie… Le mot « instinct » vient du latin instinctus – impulsion – et de instinguere – pousser. En voici les différentes acceptions :

– part héréditaire et innée des tendances comportementales de l’homme et des animaux (instinct de survie),

– impulsion souvent irraisonnée qui détermine l’homme dans ses actes, son comportement (instinct de méfiance),

– don, disposition naturelle, aptitude à sentir ou à faire quelque chose (instinct du beau),

– tendance qui pousse les êtres humains à vivre en groupe, ou à adopter un même comportement (esprit grégaire),

– force qui pousse un être vivant à lutter pour son existence quand elle est menacée (instinct de conservation),

…et encore :

– l’ensemble des interventions et méthodes de lutte contre l’érosion hydrique et éolienne, dont les effets sont souvent catastrophiques en milieu tropical,

– loi exprimant que la valeur d’une grandeur physique associée à un système isolé reste inchangée tout au long de l’évolution temporelle du système, aussi longtemps qu’il n’interagit pas avec un autre système. (Les lois de conservation [de l’énergie, de la quantité de mouvement, etc.] jouent un rôle fondamental dans les théories physiques. Elles sont liées aux propriétés de symétrie de l’espace-temps, supposé homogène et isotrope).

L’alimentation… sous l’angle de l’instinct

On constate, par ces multiples définitions, que l’instinct fait partie intégrante de notre vie de tous les jours, qu’il s’agisse de survie, d’impulsion, de conservation. Nous souhaitons donc aborder ici cette terminologie sous l’angle du choix et de la subsistance, et plus particulièrement de celle qui est liée à l’alimentation et à la nutrition, un ensemble de gestes que nous sommes amenés à poser, à plusieurs reprises, chaque jour de notre vie.

De l’instinct de survie du nouveau-né qui, tout naturellement, dès la « délivrance », cherche et trouve le sein de sa mère, de l’instinct de croissance qui pousse chaque enfant et adolescent à se nourrir, dès que la faim se fait ressentir, on en arrive à l’instinct, souvent oublié, caché, celui de l’adulte qui se nourrit pour vivre ou, très souvent, vit pour manger !

Nous sommes envahis d’informations, de conseils de diététique, de régimes plus farfelus les uns que les autres, de propositions de plats « tout prêts à être consommés/réchauffés », de publicités diverses et de photos suggestives… Tout cela dans le seul but d’une soi-disant meilleure santé mais avec, pour finalité principale, la vente d’un produit plutôt qu’un autre, la perte de poids et un corps « parfait » ou, tout du moins, répondant aux normes, aux canons en vigueur. Donner mauvaise conscience aux gens et leur prodiguer des conseils dirigés est aussi une technique souvent utilisée par les grandes sociétés commerciales…

Manger cinq fruits et légumes par jour, repas à heures fixes, débuter sa journée par un petit-déjeuner copieux, la poursuivre par un dîner raisonnable et la finir avec un repas du soir « de pauvre », ne pas manger entre les repas, faire du sport plusieurs fois par semaine, comptabiliser les calories ingurgitées, éviter le sucre, privilégier un régime sans sel, sans graisses… Tout cela sont les informations les plus souvent distillées dans le public, via tous les canaux habituels -télévision, radio, livres, réseaux sociaux, diététiciens…, avec souvent même quelques « produits miracles » à la clé, que ce soit une marque de produits, des programmes de fitness, des régimes alimentaires à basses calories, etc.

Tient-on compte de l’individualité de chaque personne, de son hérédité, de son capital génétique, de son passé, de son vécu, de sa morphologie, de sa situation – travailleur manuel, intellectuel, sportif, personne âgée – et de ses éventuels problèmes de santé ? Prend-on en compte son aptitude à choisir elle-même ce qui est bon pour elle, en fonction de ses goûts, de ses attentes, du moment ou de la saison ?  Bref, prend-on en compte son instinct naturel à choisir ? Très rarement… Et il ne s’agit évidemment pas de redevenir le cueilleur-chasseur que nous étions à nos origines, de chasser nos proies et de grimper aux arbres pour nous nourrir…

A l’écoute de son corps… développer l’instinct de survie !

C’est de cet instinct naturel dont nous voulons vous entretenir dans la suite de cet article, cette intuition qui devrait nous guider vers le meilleur aliment pour soi, au meilleur moment, ou pas d’aliment du tout si l’on n’en ressent pas le besoin instinctif… Il s’agit, en bref, de l’alimentation intuitive, aussi appelée réflexive ou raisonnée, induisant un nouveau rapport à la nourriture, plus respectueux de notre corps. Être à l’écoute de sa faim, construire une relation saine avec la nourriture, manger en se servant de sa raison sont les principes non exhaustifs de cette façon de s’alimenter. C’est aussi arriver ne plus penser à la nourriture avec sa tête, avec son mental, mais plutôt parvenir à ressentir ses besoins réels avec son propre corps.

S’autoriser à manger tout ce que le corps nous réclame va évidemment aussi à l’encontre de ce que prônent la plupart des diététiciens. Il s’agit là cependant du principe général de l’alimentation intuitive : être libre de choisir ses aliments – ceux qu’on aime et ceux qu’on n’aime pas – et être à l’écoute de sa faim. Bref, retrouver la « vraie » sensation de faim et de satiété, en quelques mots distinguer la vraie faim de l’envie d’aliments… Savourer ses repas est un autre grand principe cher à l’alimentation intuitive.  Attendre la vraie faim et manger alors ses aliments préférés, agrémentés d’une petite gourmandise et/ou d’un verre de vin, si cela peut nous faire plaisir…

Retrouver le sentiment de satiété est très important également : « sortir de table en ayant faim » est un adage qu’on entend très souvent. Il ne s’agit évidemment pas de se laisser « mourir » de faim, de se priver de nourriture mais bien de reconnaître – ou d’arriver à retrouver – la sensation et le moment où le corps nous dit : « j’en ai assez »…  Et alors, d’attendre un moment pour voir si le corps est encore en demande, ou non.  Manger lentement, bien mâcher les aliments, se nourrir en étant dans le calme et dans un bon état d’esprit sont aussi des aides primordiales pour retrouver plus facilement ce sentiment de satiété.

Pratiquement…

Il est bien sûr nécessaire d’oublier, dans la pratique, tous les principes liés à des régimes ou à des plans préétablis, à des conseils diététiques visant exclusivement à « perdre du poids », à obtenir une ligne filiforme ou à ressembler à une star du grand écran… Il faut aussi éviter de se culpabiliser : si cela nous procure du plaisir, pourquoi ne mangerait-on pas à l’occasion quelques biscuits au chocolat pour le petit-déjeuner, accompagnés d’une bonne tasse de café ? Ou simplement un jus de fruit « maison » accompagné d’un morceau de fromage pour le repas de midi… Et alors ? Si on en ressent vraiment le besoin, après peut-être un grand effort physique l’après-midi, pourquoi ne se préparerait-on pas un repas complet et plus copieux, le soir, avec un potage, un morceau de viande, des pommes de terre et une belle salade de saison ? Et le jour suivant, pourquoi pas inverses le repas du midi et du soir ? Pourquoi ne passerait-on pas un repas, en fonction de ses envies, de ses sensations, de ses besoins… De son instinct. Au-delà du plaisir retrouvé, booster son immunité naturelle est très souvent le résultat qui découle d’une telle alimentation. Et en ces temps si particuliers et fort troublés, ce n’est que profit pour les défenses de notre corps.

En résumé, il s’agit de trouver un équilibre harmonieux entre le besoin et l’envie, tout en privilégiant toujours le premier par rapport à la seconde. Mais si l’instinct nous trompe ? Eh bien, les sensations du corps nous le rappelleront très vite et une éventuelle erreur ne sera pas répétée. L’adoption de l’alimentation intuitive demande parfois, au départ, l’accompagnement d’un professionnel puisqu’elle se base, en effet, sur l’écoute de nos propres sensations, de situations personnelles compliquées, de difficultés familiales ou professionnelles, d’échecs, d’anxiété ou de tristesse à répétition, d’émotions négatives, toutes dépendances pouvant perturber les mécanismes naturels dont nous sommes toutes et tous dotés. Soyons donc patients, prenons le temps de bien préparer ce « passage » et, si nécessaire, demandons conseil à une personne compétente dans ce domaine.

Que l’on adopte ou que l’on poursuive une alimentation intuitive et même si l’on n’y adhère que partiellement ou pas du tout, gardons aussi toujours à l’esprit les grands principes suivants, chers à la naturopathie :

  • consommons des produits/aliments cultivés dans notre jardin ou issus de l’agriculture biologique contrôlée ;
  • mangeons prioritairement des produits locaux et de saison ;
  • adoptons une alimentation variée et équilibrée ; n’éliminons pas – pour une longue période, du moins – certains aliments essentiels souvent considérés comme non indispensables ou nocifs par une certaine « élite » car faisant grossir ou provoquant une hausse du cholestérol : sucres, sel, graisses, protéines…
  • préparons nos repas nous-mêmes, le plus souvent possible…

Et attention ! N’adoptons jamais une alimentation intuitive, sans conseil médical, si l’on a un quelconque problème de santé, mental ou un trouble du comportement alimentaire.

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Ne pas à confondre avec l’instinctothérapie

L’instinctothérapie est une pratique alimentaire crudivore controversée proposée, en 1964, par Guy-Claude Burger et apparue en France, en 1983. Croyant à une adaptation incomplète aux modifications de l’alimentation humaine depuis la Préhistoire, cette approche prescrit une méthode où l’on évite d’altérer l’odeur, le goût ou la consistance des aliments naturels, « de manière à laisser l’instinct alimentaire réguler spontanément l’équilibre nutritionnel et à garantir le fonctionnement correct du métabolisme. » Source : Wikipédia.

Les repas sont constitués d’aliments « originels », c’est-à-dire crus, non assaisonnés, et non mélangés, choisis et dosés suivant les variations des perceptions de l’odorat, du goût et de la réplétion. La règle principale est celle du plaisir, l’aliment le meilleur à l’état naturel étant censé apporter les éléments les mieux adaptés aux besoins de l’organisme. Sont exclus : le lait animal et certaines céréales, considérés comme trop récents dans l’histoire de l’alimentation pour avoir donné lieu à une adaptation génétique. L’absence de réactions chimiques culinaires devrait, par ailleurs, éviter la pénétration et l’accumulation de molécules dénaturées susceptibles de favoriser diverses pathologies…

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Les questionnements de Nature & Progrès s’orientent, on le sait, vers la production, la transformation et la consommation d’une alimentation de qualité. La disposition de l’être humain à accueillir ou non tel ou tel aliment est, bien sûr, directement connectée à ces préoccupations. Pareille approche est cependant d’un tout autre ordre, et la présente analyse permet aisément de s’en rendre compte. Les champs d’investigation en relation avec l’acte pourtant simple et banal de s’alimenter nous apparaissent toujours plus dans leur grande diversité, alors même que nous avons toujours eu la volonté d’envisager ce fait du quotidien d’une manière globale, holistique. Comment résoudre cette importante contradiction ? Pour l’heure, cette question demeure ouverte, en permanence, dans un coin de nos têtes…

Le droit en transition

Tel est l’intitulé, sous-titré Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, d’un gros volume publié par l’université Saint-Louis, à Bruxelles (1). Y aurait-il soudain une place nouvelle pour la pensée de la « décroissance » dans le difficile exercice de la Justice ? Ou bien nos règles de droit seraient-elles beaucoup plus plastiques qu’on ne veut souvent le croire, à condition bien sûr que les réalités nouvelles qui émanent de la « société civile » soient dûment exprimées dans son langage ? Rencontre avec le professeur et avocat Antoine Bailleux qui dirigea cet ambitieux travail…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Le droit a toujours eu vocation à incarner la justice, précise Me Bailleux, coordinateur de cette vaste réflexion collective développée dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis, entre 2016 et 2019. Aujourd’hui, ce principe de justice ne peut plus ignorer les impératifs écologiques et environnementaux, notamment. Le livre que nous publions essaie donc de dépasser l’approche sectorielle du droit de l’environnement pour examiner dans quelle mesure notre droit, dans son ensemble, peut être relu à la lumière de ces nouveaux paradigmes – pour utiliser un mot savant -, à la lumière des réalités nouvelles qui s’imposent à nous. Nous interrogeons ainsi l’idéologie dominante de la croissance illimitée afin d’examiner comment le droit peut rétablir une forme d’équilibre, vu les problèmes insolubles qu’elle semble poser à notre monde. »

La décroissance comme pivot d'une réflexion sur le droit !

« La grande crise économique de 2008, puis la crise des dettes souveraines, poursuit Antoine Bailleux, anima, dans le débat académique, l’idée de prospérité sans croissance apparue dans les années septante. Ayant lu avec grand intérêt les économistes et les sociologues qui travaillent sur ces questions, je me suis demandé pourquoi les juristes étaient complètement absents du débat. Mon hypothèse est que les juristes conçoivent généralement leur rôle comme se situant en aval du débat politique. Cette vision, très répandue, réduit le juriste à un simple technicien qui se contente de connaître les règles et de les appliquer ou, à la rigueur, qui en vérifie la validité en regard de règles supérieures. Or je crois qu’il n’est pas possible de séparer aussi radicalement les aspects politiques d’un débat de ses aspects juridiques. Quand le Législateur fait les Lois, quand le Parlement s’empare d’une question donnée afin de la réglementer, les parlementaires doivent déjà intégrer, dans leur réflexion, la question de la conformité avec d’autres législations, comme le droit européen par exemple. Un parlementaire est donc constamment amené à se poser des questions d’ordre juridique et le droit intervient donc en permanence dans la conception même du travail politique. Ceci se vérifie à tous les niveaux de production du droit. Inversement, il n’existe pas non plus, en droit, d’objectivité absolue, de « vérité révélée ». Les juristes s’affrontent constamment, en fonction des intérêts qu’ils représentent, à coup d’argumentation et d’interprétations. En fin de compte, un juge tranche le débat, en optant pour l’interprétation qui lui paraît la plus convaincante en regard des textes qui lui sont présentés. La « bonne réponse » ainsi dégagée n’a donc pas le statut d’une vérité absolue, empiriquement vérifiable, comme dans le cas des sciences de la nature. Elle représente simplement la victoire, plus ou moins provisoire et plus ou moins contestable, d’une interprétation, d’une argumentation sur d’autres…

Notre idée fut donc aussi de dire que le juriste, en tant que professeur de droit ou en tant qu’avocat, doit amener, aux portes de l’Institution qui dit le droit, un ensemble de revendications émanant de la société civile qui ne sont sans doute pas suffisamment entendues. Les mouvements écologistes, environnementalistes ou « décroissancistes » estiment souvent que le système juridique n’est plus suffisamment vecteur de justice, qu’il ne garantit plus suffisamment une vie digne d’être vécue. Il est donc important de mettre des mots sur ces revendications et ces discours, de les « habiller juridiquement » et de les amener jusqu’aux portes du « système », où elles seront saisies – ou non – par les acteurs des sphères législative, exécutive et judiciaire. Mais le livre ne vise pas que cela ; il s’efforce aussi de d’effectuer, au préalable, un travail de « cartographie » de notre droit actuel. Notre système juridique réalise-t-il aujourd’hui une forme d’équilibre entre son versant « croissanciel » – qui organise et favorise le bon fonctionnement du marché – et son versant convivial – qui pose des limites à cette marchandisation ? Il ne faut certes pas sous-estimer les vertus de notre économie de marché : en favorisant l’échange, et donc la spécialisation, elle a permis une fantastique amélioration de la productivité et donc de nos conditions de vie. Le versant « croissanciel » du droit est donc nécessaire mais l’enfermement dans l’idée de la croissance infinie impose au marché l’obligation de capter sans arrêt de nouveaux objets. Et, dans nos économies développées – je ne parle pas des autres -, la quête éperdue de points de croissance supplémentaires met non seulement en danger nos écosystèmes mais elle ne s’accompagne plus d’une résorption des inégalités ni d’une augmentation du sentiment de bien-être. Au fond, la croissance n’agit-elle pas comme un feu qu’il faut alimenter en permanence par la marchandisation d’un nombre toujours plus grand de domaines de l’existence ? »

Retourner le choix interprétatif des juges

« Les agriculteurs sont certainement parmi les premières victimes du « feu croissanciste » que je viens de décrire, admet Antoine Bailleux, prisonniers d’un système productiviste où les prix sont écrasés. La question des néonicotinoïdes, notamment, nous montre des betteraviers qui affirment ne pas pouvoir s’en passer notamment en raison de l’effondrement du prix du sucre sur les marchés internationaux. Or il semble exister d’autres manières de fonctionner et il est donc important de les encourager réglementairement dans ce sens. Le droit n’est donc jamais loin. Y a-t-il éventuellement un verrouillage qui serait appelé à sauter ? Un juriste doit nécessairement se pencher sur la question et développer une interprétation permettant de le faire, ou pas… »

Les membres de Nature & Progrès ont une autre expérience du droit – elle concerne leurs semences – où sévit un véritable verrouillage du système dont sont bannies toutes celles qui ne répondent pas aux critères dits DHS, pour distinction, homogénéité, stabilité. La thèse de doctorat du sociologue Corentin Hecquet, défendue en 2019 – voir notre analyse n°17, de 2019 -, formule quant à elle une véritable demande de justice par rapport aux acteurs de la semence qui promeuvent aujourd’hui la sauvegarde de la biodiversité cultivée. Serait-il possible de parler là d’abus de droit par rapport à la réalité même de la semence ?

« En l’occurrence, le droit limite le possible, répond Me Bailleux, avec des droits intellectuels sur des semences brevetées et, à côté de cela, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, rendu contre l’association Kokopelli, précise qu’elle ne peut pas commercialiser des semences anciennes qui ne respectent pas ces trois critères. Cet arrêt reconnaît donc globalement le fait qu’aujourd’hui la PAC européenne vise principalement la productivité ! Les juges se mettent donc volontairement en retrait, se demandant qui ils sont pour remettre ces orientations en question, puisque le Législateur les a ainsi décidées, « dans sa grande sagesse »… Si l’objectif est bien la productivité, alors les critères de la DHS ont du sens. Cette question est donc fondamentalement politique et peut-être faudra-t-il en reconsidérer le sens si la sauvegarde de la biodiversité venait, un jour, à primer sur la productivité agricole ? Précisons, pour indiquer à quel point tout cela n’est pas gravé dans le marbre, que l’avocat général qui conseillait la Cour de Justice dans cette affaire avait défendu l’idée que de telles pratiques sont tout simplement contraires à la liberté d’entreprise, que si des fermiers veulent acheter ces semences-là et si des associations acceptent de les commercialiser, il n’y a pas de raison de le leur interdire ! La seule obligation pouvait être un étiquetage précisant qu’elles ne respectent pas la DHS… La Cour de Justice a suivi une interprétation différente mais aucune des deux interprétations qui lui étaient soumises n’était a priori ridicule ou absurde. Un travail de fond, dans l’univers juridique, permettra peut-être – c’est ce que nous pensons – de retourner ce choix interprétatif dans un sens plus favorable à l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »

Des victoires qui s'accumulent…

Le sentiment que le pot de terre se heurte au pot de fer demeure toutefois important tant les moyens de communication et de lobbying de ces grands groupes semenciers demeurent infiniment supérieurs à ceux des défenseurs de la nature…

« D’importantes victoires commencent pourtant à s’accumuler sur le plan du droit, rétorque Me Bailleux, notamment en matière climatique. Au Pays-Bas, un jugement, confirmé en appel et cassation, condamne le gouvernement néerlandais à limiter drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre, astreintes à la clé, afin de respecter ses engagements internationaux. Et c’est pareil, en Angleterre, avec l’extension de l’aéroport de Heathrow, ou à la Cour de Justice de l’Union européenne qui a interdit, en urgence, l’exploitation par la Pologne de la dernière forêt primaire d’Europe… Des forêts, des fleuves, un peu partout dans le monde, se voient reconnaître une personnalité juridique. Un mouvement très fort apparaît, du côté des juges, pour une meilleure protection de l’environnement ; ils n’hésitent plus à balayer des situations anciennes. Même sur la Convention d’Aarhus, une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne favorise l’accès des ONG, des associations et des simples citoyens à la délibération en matière environnementale. Je suis donc optimiste pour les cinq à dix années à venir. L’environnemental, après les Droits de l’Homme, m’apparaît comme le nouveau terrain d’un activisme judiciaire. Bien sûr, la défense de l’environnement et de la santé s’oppose souvent à d’autres intérêts très légitimes comme le maintien des emplois, ce qui doit inciter les juges à une grande prudence. Il est d’ailleurs extrêmement délicat de mesurer des dégâts environnementaux en regard d’un nombre donné d’emplois ; c’est comparer des pommes avec des poires. Mais je dirais qu’au minimum, le juge doit s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus par rapport aux règles du jeu qui ont été fixées, qu’une simple petite porte de sortie ne puisse pas détricoter tout un système d’interdiction, dans le cas des néonicotinoïdes par exemple.

Le grand public ne réalise pas toujours que le droit est un vaste système où l’art de l’interprétation et celui de la persuasion jouent pleinement leur rôle. Rien n’y est donc jamais totalement figé ! Un statut spécial à l’animal, dont on reconnaît qu’il est bien plus qu’un simple objet, sans parler des situations où des fleuves ou des forêts se voient dotés de la personnalité juridique, tout cela le démontre. La reconnaissance des « communs naturels » est également de plus en plus discutée, sous-tendue par l’idée que certains éléments naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation par une seule personne mais appartiennent à une collectivité, avec un système d’administration spécifique. Là encore, par rapport à une ressource dont on sait qu’elle n’est pas infinie, le droit apporte un instrument qui permet de sortir des conceptions productivistes et confiscatoires de la propriété classique. »

Un grand bravo donc pour ce travail de nature à éclairer bien d’autres consciences que celles des seuls juristes. Précisons également, à toutes fins utiles, qu’Antoine Bailleux anime également, à Saint-Louis, une « clinique juridique » qui, avec des étudiants, s’efforce de conseiller des associations et des ONG pour faire vivre, au quotidien, ce « droit en transition ».

(1) Le droit en transition, Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction d’Antoine Bailleux, Presses de l’université Saint-Louis, Bruxelles, 2020.
594 Pages – 54 euros

Comment la chimie a mené l’agriculture dans une impasse

Il y a cinquante ans, alors que les agriculteurs biologiques continuaient à baser leur travail sur le respect du sol, assurant ainsi la rentabilité des fermes en transformant et en commercialisant eux-mêmes leurs productions, ceux qui persistèrent dans la voie chimique ont optimisé leurs pratiques et augmenté sans cesse les rendements afin de contrecarrer l’inexorable chute des prix. Ainsi sont-ils devenus de simples pourvoyeurs d’ingrédients de l’industrie agro-alimentaire…

Par Marc Fichers

Introduction

Cette optimisation sans fin de la pratique agricole a aujourd’hui une conséquence majeure : l’agriculture n’est plus rentable ! Le métier d’agriculteur dépend très majoritairement des primes européennes et régionales qui lui fournissent l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est une sorte de nouveau métayer, il ne maîtrise plus rien. Il ne décide plus le prix de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a belle lurette qu’il ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient le prendre ; il ne vend plus jamais de bête, c’est un marchand qui le fait à sa place…

Où l'on atteint des sommets, sur des montagnes de betteraves…

En pommes de terre comme en betteraves, l’agriculteur abandonne à des tiers la transformation et la commercialisation. Cantonné à la seule production et à ses innombrables aléas, il ne peut plus compter sur le prix comme variable d’ajustement puisqu’il ne le fixe pas davantage que celui qui met son lait en laiterie ou qui vend sa bête via un marchand. Les derniers paramètres sur lesquels il lui est loisible de tabler sont le rendement, qu’il peut toujours augmenter, et les coûts, qu’il peut toujours réduire.

Dans le cas des betteraves, augmenter le rendement signifie semer de plus en plus tôt, sur des terres froides et peu préparées. Les plantules sont donc de plus en plus faibles et de plus en plus sujettes aux maladies et aux ravageurs. Seule solution pour l’agriculteur pris dans la spirale infernal du productivisme : déclarer les néonicotinoïdes indispensables puisqu’ils assurent une efficacité totale, contre ces menaces, dans le cadre de la pratique qu’il a faite sienne. L’encourager dans ce sens revient à considérer uniquement un tonnage final, en ignorant délibérément les innombrables dégâts collatéraux de telles méthodes. Car, bien sûr, le seul conseiller agricole qu’écoute le producteur, un fois enfermé dans cette logique, est le technicien qu’envoient les firmes ou les revendeurs de pesticides. Les conseils de traitement sont prodigués par les centres pilotes qui sortent, eux aussi, très difficilement du réflexe « pesticidaire ». Les néonicotinoïdes – on n’en sort pas ! – sont incriminés par les défenseurs des abeilles, depuis la fin des années nonante, et sont très sérieusement sur la sellette depuis une bonne dizaine d’années. La vision du conseil et de la recherche agricole est malheureusement à ce point liée à la logique chimique qu’ils n’ont eu de cesse de prendre leur défense, depuis deux décennies au moins, alors qu’ils auraient dû, en bonne logique, parer à toute éventualité et développer les alternatives. Car ces alternatives existent et se propagent. Elles sont, une fois encore, fournies par les agriculteurs biologiques. En Suisse, en Autriche et dans le nord de la France, des solutions alternatives sont déjà prêtes pour réguler les mêmes populations d’insectes que chez nous, pour contrôler les mêmes maladies que celles dont nos betteraviers se plaignent. Bien sûr, elles requièrent des semis toujours plus tardifs, elles imposent de surveiller les champs, une à deux fois par semaine, car les produits utilisés dans le respect de la lutte intégrée – qui, soit dit en passant, ne l’est jamais car aucun contrôle n’y est instauré – exige qu’on ne traite que s’il y a, effectivement, des insectes. Les alternatives aux pesticides supposent aussi l’augmentation des rotations et un accroissement général de la biodiversité dans et autour des champs. Certains agriculteurs sèment, par exemple, de la féverolle dans les champs de betteraves car cette plante attire les pucerons en début de saison. Les coccinelles, de ce fait, seront présentes au moment voulu pour contrôler les populations de pucerons sur les betteraves.

Ceci est évidemment le travail de véritables agriculteurs, pas des simples chauffeurs de tracteurs qu’ils sont trop souvent devenus ! Cultiver de cette manière semble également très difficile, sur de grandes surfaces, tant le travail d’observation y est important en début de saison. Les néonicotinoïdes et la logique chimique ont permis, tout au contraire, de systématiser le travail et de tout prévoir, y compris l’imprévisible. Il est aujourd’hui possible, dans le cadre de l’agriculture chimique, de cultiver sur la seule base d’avertissements et de schémas de traitement, sans jamais avoir besoin d’observer réellement les cultures. C’est la totale négation du métier même d’agriculteur ! Voici donc une des propositions que nous formulons pour redynamiser l’agriculture en Wallonie : fournir aux agriculteurs le conseil de techniciens qualifiés pour les aider à suivre leurs cultures, champs par champs, afin de prendre les judicieuses décisions qui conviennent à chaque parcelle…

Patates à gogo

Du point de vue du sol et du climat, les régions où il est possible de produire facilement des pommes de terre de conservation ne sont pas nombreuses. La région limoneuse de notre beau pays est parfaite pour cette culture qui y est donc devenue traditionnelle. De vastes « usines à frites » et à produits divers issus de la pomme de terre se sont donc installées sur le sol wallon. Des entrepreneurs, essentiellement belges et hollandais, se sont spécialisés en s’équipant d’un matériel performant qui permet de cultiver de très grandes surfaces en proposant simplement aux agriculteurs de louer leurs terres : entre 1.500 et 1.900 euros de l’hectare – alors que le prix de location moyen tourne autour des 250 euros l’hectare – juste pour une mise à disposition. L’agriculteur – mais peut-on encore parler d’agriculture ? – n’a strictement aucun travail à fournir, hormis le labour. Il est certes bien difficile de ne pas céder à pareille offre et ces « agriculteurs » ont, bien entendu, raison financièrement. Ils ont raison sans doute, mais à court terme, car ils renoncent ainsi, dans ces « délices de Capoue », à toute capacité à produire ultérieurement. Nous ne parlons pas seulement du matériel, qu’ils ne possèdent plus et ne savent plus manier, mais surtout des connaissances techniques propres aux cultures et des marchés où ils pourront à nouveau écouler ce qu’ils produisent…

Bien sûr, tous ne cèdent pas aussi facilement et, comme le marché était soutenu ces dernières années, nombre d’entre eux ont investi en matériel et en capacités stockage afin de vendre des pommes de terre, sous contrat avec l’industrie et sur le marché libre. Comme toujours en pareil cas, les mauvaises années succèdent aux bonnes. En 2020, la pandémie de la Covid-19 leur réserva une très mauvaise surprise puisque la demande est, tout simplement, tombée à zéro, ou presque. Eh oui, même au Chili, on n’en voulait plus, de nos frites ! Dans le cadre de la gestion des dégâts économiques liés à la pandémie, le gouvernement wallon a cependant décidé d’aider ces agriculteurs qui avaient spéculé sur le marché libre. Il leur offrit la bagatelle de cinquante euros la tonne, pour un maximum de vingt tonnes par hectare ! Un montant global de dix millions d’euros a ainsi été réservé pour le paiement de ces primes. Dix millions d’euros pour effacer le mauvais souvenir d’une seule saison, sans en tirer apparemment aucune leçon, cela nous fait cher la patate, il faut bien le dire.

N’eut-il pas été plus judicieux d’utiliser une si belle somme pour reconsolider la filière, pour développer des alternatives, pour créer de nouvelles variétés résistantes, pour développer des outils de commercialisation et de transformation qui soient vraiment aux mains des producteurs ? On nous objecte que c’est de la science-fiction alors que ce que demande le marché, c’est de gérer le court terme… Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler.

Sauver l'agriculture wallonne

Certes, par les temps qui courent, bien audacieux est celui qui se permet de tirer des plans sur la comète. Quelque chose nous dit cependant que les idées défendues, notamment pas Nature & Progrès, pourraient bien alimenter, chaque jour un peu plus, la résilience agricole de notre belle Wallonie. Faisons le point.

D’abord et en ce qui concerne la betterave, cessons de produire ce bête sucre raffiné qui contribue beaucoup trop à la pandémie mondiale d’obésité, comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, dans des usines presque aussi vieillottes que nos centrales nucléaires. Bien sûr, il en restera toujours pour se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur café… La sucrerie, en projet à Seneffe, apporterait certainement un plus car ce serait un outil performant totalement aux mains de ses agriculteurs-coopérateurs. Encore faudrait-il qu’elle suive la demande des consommateurs, et non celle des marchés internationaux, et qu’elle innove en proposant des produits respectueux de l’environnement et de la santé des gens. Car qui peut vraiment m’expliquer ce qu’on attend, en Wallonie, pour développer enfin un sucre biologique ?

Quant à nos pommes de terre et n’en déplaise à nos amis chiliens, stoppons une fois pour toutes l’exportations vers l’autre bout du monde où l’on est aussi capable d’en cultiver – la pomme de terre n’est-elle pas originaire… des Andes ? – ou de trouver des produits de substitution tout aussi intéressants. Développons plutôt nos propres variétés goûteuses, nos propres patates d’exception, afin que le marché privilégie la qualité plutôt que la quantité. Rappelons ici que la Wallonie dispose d’un centre de sélection variétale très performant. Malheureusement, si on n’y met pas plus de moyens humains, les centres de recherche étrangers – hollandais, entre autres – ne tarderont pas à prendre le dessus en matière de création variétale. Encore une valeur ajoutée qui foutra le camp hors de notre belle Wallonie !

Terminons par quelques propositions simples visant à éloigner l’agriculture wallonne du spectre de la faillite. Commençons par produire l’effort intellectuel qui permette de penser ensemble agriculture et alimentation, plutôt que de prodiguer des soins, chaque jour qui passe un peu plus palliatifs, aux rares agriculteurs qui nous restent encore ! Cela peut paraître insensé mais l’agriculture wallonne ne nourrit pas le Wallon, et encore moins le Bruxellois : quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour le pain, alors qu’un quart de la production est volatilisé en agrocarburants ! Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a -, ils viennent majoritairement d’un peu partout, sauf de nos bonnes terres agricoles. Et il y a plus de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins, que de fromages wallons. Ne parlons même pas ici des produits préparés, des pâtes alimentaires aux desserts la majorité, dont la grande majorité est transformée en dehors de notre belle Wallonie. Est-ce manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramène cette plus-value au plus près de nos agriculteurs ? En tournant le dos, au passage, à tous les pesticides et en développant l’agriculture biologique. En mettant en œuvre la campagne Vers une Wallonie sans pesticides qui propose de basculer vers les alternatives l’ensemble des moyens encore alloués pour la recherche et le développement des pesticides ? Ces propositions seraient-elles, à ce point, insensées ?

Recommencer aussi à cultiver dans le respect du sol – nous ne cesserons jamais de le marteler -, en allongeant les rotations et en remettant de la biodiversité dans nos campagnes. Jamais les insectes auxiliaires ne se multiplieront sur des betteraves traitées avec des néonicotinoïdes. Mais ils le feront volontiers sur les plantes sauvages qui devraient entourer et parsemer tous nos champs wallons, où qu’ils se trouvent et quoi qu’on y cultive, pourvu que ce soit en bio. Ce n’est enfin qu’en remorcelant les parcelles et en y réimplantant haies et bocages que la diversité des cultures participera à la sauvegarde de la biodiversité. Encore une vérité qui dérange, comme disait l’autre…

Transition agricole ?

La conclusion de tout ceci est assez simple à tirer : l’agrochimie industrielle – outre le fait qu’elle utilise énormément de pesticides dangereux pour l’homme et pour l’environnement – met sur le marché de grandes quantités de produits extrêmement transformés – sucre blanc, chips – dont la consommation massive pose – avec l’épidémie galopante d’obésité, notamment – de graves problèmes de santé publique à l’échelle mondiale. Elle ne peut plus feindre d’ignorer longtemps pareille évidence… Le consommateur d’aujourd’hui demande, tout au contraire, des produits de grande qualité appropriés à la spécificité de son alimentation individuelle. La voie qu’empruntera nécessairement la transition agricole semble donc toute tracée, en dépit du combat d’arrière-garde mené par les lobbies productivistes qui font encore la PAC européenne…

Le Réseau RADiS

Pour des filières bio et solidaires à l’échelle des territoires

Nature & Progrès s’associe avec la Fondation Cyrys pour créer le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire – La bio se partage) dans la région dinantaise. Ce nouveau projet, qui se veut être un projet-pilote inspirant pour la Wallonie, nous permettra de travailler sur trois missions qui nous tiennent à cœur : la relocalisation de l’alimentation, le développement de l’agriculture biologique et l’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous. A travers ce dossier, nous vous invitons à découvrir cette nouvelle initiative, et si le cœur vous en dit, à rejoindre le mouvement !

Par Sylvie La Spina

1. Développer des systèmes alimentaires bio, solidaires et pensés à l’échelle des territoires

Les crises sont riches d’enseignements et sont une opportunité de repenser notre société. Dans le domaine alimentaire particulièrement, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité de relocaliser l’alimentation, de renforcer notre attention sur le domaine de la santé en bannissant, une bonne fois pour toutes, les pesticides et de renforcer la solidarité envers les personnes en situation difficile, pour une alimentation bio et locale accessible pour tous.

Relocaliser notre alimentation : il est temps d’agir !

Dans nos régions, ces dernières décennies ont été celles de la révolution alimentaire. Il suffit de remonter quelques générations à peine en arrière pour se rendre compte que nos aïeux ont eu faim. Ils craignaient les mauvaises récoltes, les ravageurs qui pouvaient anéantir les aliments précieusement stockés en hiver. La sécurité alimentaire était en jeu et nombreuses étaient les familles qui produisaient des fruits, des légumes, des pommes de terre, de la viande, des fromages : une sorte d’économie de subsistance qui n’est pas si loin puisqu’elle est encore aujourd’hui majoritaire dans les pays « en voie de développement ». Il est loin, dans nos contrées, ce temps insécurisant ou l’on priait les saints de nous protéger de la faim mais aussi des épidémies de peste, grippe espagnole ou autre virus. Tiens, tiens… En témoignent encore des croix et des chapelles, éparpillées dans les petits villages de nos campagnes… Pourtant, notre société, maintenant habituée aux supermarchés ravitaillés par les industries alimentaires, d’ici ou de beaucoup plus loin, a récemment reçu un électrochoc quand un certain virus a bouleversé le système et révélé sa fragilité. Les avions sont restés au sol, les frontières se sont fermées, et tout le monde a retenu son souffle. Et voici des hordes de consommateurs qui se dirigent vers le système avec lequel ils sentent plus en confiance : les producteurs locaux. Pour éviter la folie des supermarchés et leur stratégie « de masse », pour retrouver de l’authenticité et de la confiance, et davantage de proximité. Bien vite, on s’est rendu compte que les producteurs en circuits courts ne suivaient pas, ce qui a posé la question de notre sécurité alimentaire.

Notre agriculture locale est-elle encore destinée à nous nourrir, et en est-elle seulement encore capable ? Constatons que notre région dépend énormément des céréales produites hors de ses frontières pour alimenter ses boulangeries, que l’autoproduction de fruits et légumes est estimée, en Wallonie, à seulement 17% et que l’industrie alimentaire est dominante, en ce qui concerne les filières viande, œufs et lait. Il y a beaucoup à faire pour améliorer l’autonomie alimentaire locale, pour que les productions locales soient destinées à nourrir les consommateurs locaux !

Local, bio et solidaire, les trois bases du Réseau RADiS

La pandémie de Covid-19 nous a ramenés aux valeurs fondamentales : manger mais aussi être en bonne santé. Et quoi de plus élémentaire qu’une bonne alimentation pour être en bonne santé ! Les impacts des pesticides sur diverses affections, comme les cancers et diverses maladies neurologiques, ne sont plus à prouver. Il est grand temps d’agir, en bannissant définitivement ces produits néfastes pour l’environnement et dont nos systèmes agricoles n’ont pas besoin, comme le démontrent quotidiennement les pratiques de nos agriculteurs bio. A travers sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons« , Nature & Progrès lutte quotidiennement pour bannir les pesticides de notre environnement et de nos assiettes.

La crise d a également démontré la fragilité de notre système social. Pendant la pandémie, le taux de pauvreté a fait un bond, en Belgique, et les demandes d’aides et de colis alimentaires ont explosé. Les stratégies alimentaires territoriales doivent prendre en compte les personnes en situation de précarité financière et/ou sociale, qui représentent une frange de plus en plus importante de la population. Arrêtons de fermer les yeux sur ce problème et attelons-nous tous, dans les domaines où nous sommes actifs, à prendre des mesures pour une société plus juste et inclusive !

Voici donc les trois piliers qui sont à la base du Réseau RADiS et qui motivent nos actions. Nous avons longtemps rêvé d’un système alimentaire plus sain, plus juste, plus local, reliant les producteurs et les consommateurs, de campagnes plus harmonieuses… Il est temps maintenant de passer du rêve à la réalité, en nous concentrant sur un premier territoire, celui de Dinant, où tout est à construire en rassemblant évidemment tous les acteurs, y compris et surtout les citoyens.

2. Le Réseau RADiS, un partenariat entre Nature & Progrès et la Fondation Cyrys

Début 2020, la Fondation Cyrys contacte Nature & Progrès pour discuter d’actions à mener pour développer un système alimentaire bio, local et solidaire dans la région de Dinant. Ce premier brainstorming en appela un autre, deux semaines plus tard, en plein confinement cette fois. L’actualité n’a fait que renforcer les idées défendues par les deux partenaires, qui ont décidé de s’unir pour lancer un projet pilote dans la région de Dinant : le Réseau RADiS. Comme vous le verrez, le projet est une suite logique des actions de nos deux structures. Une initiative dans laquelle nous investissons beaucoup d’énergie et d’espoir.

Une véritable disponibilité humaine

Isabelle Caignet, membre et bénévole chez Nature & Progrès, travaille depuis plusieurs années à la Fondation Cyrys. Elle nous explique l’histoire et les missions de la fondation crée par l’Abbaye de Leffe à Dinant.

« La Fondation Cyrys, nous explique-t-elle, est une fondation d’utilité publique qui, contrairement aux fondations privées, est reconnue par un arrêté ministériel. Elle a été mise en place, en septembre 2017, par les chanoines de l’Abbaye de Leffe qui perçoivent, en effet, des royalties dues à l’utilisation du nom « Leffe » par le groupe brassicole AB-Inbev. Il ne s’agit donc pas d’actionnariat mais seulement de droits liés à l’utilisation d’un nom. Fidèles à une tradition de philanthropie, les chanoines ont créé une fondation pour soutenir des projets locaux allant dans le sens de leurs valeurs.

La publication, en 2015, de l’encyclique Laudato si’, du Pape François, sur la sauvegarde de la maison commune a fortement marqué les chanoines. Ils ont été interpellés par le concept d’écologie intégrale et par la phrase qui dit qu’il n’y a pas deux crises séparées, l’une sociale et l’autre environnementale, mais une seule crise socio-environnementale complexe. Leur volonté fut donc de ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnemental de l’autre, celui-ci étant d’ailleurs souvent le parent pauvre de leur action. Ces deux axes devaient donc être vus conjointement ; la nature ne pouvait plus être pensée en opposition à l’humain mais de manière liée. Leur intérêt, leur curiosité, par rapport à la transition joua aussi un rôle important, dans toutes les dimensions locales, conviviales, participatives, à taille humaine, et d’ouverture à tous.

Tout cela a donc permis à la Fondation Cyrys de voir le jour ; l’équipe s’est étoffée au fil du temps et est aujourd’hui composée de quatre personnes. Les fondateurs souhaitèrent une véritable disponibilité humaine et du temps vraiment consacré à l’action, plutôt que de fonctionner par appels à projets correspondant à une somme à allouer. La Fondation Cyrys privilégie l’analyse, à l’aune des missions qu’elle s’assigne, de projets qui cheminent jusqu’à elle. Les chanoines ont défini une zone d’action privilégiée qui s’étend sur six communes – Yvoir, Dinant, Houyet, Hastière, Onhaye et Anhée – et souhaitent pouvoir constater un impact, à moyen et long terme, sur ce territoire, ce qui n’empêche pourtant pas que les actions puissent également se faire ailleurs, ou bénéficier aussi à d’autres. Leur volonté d’être proches de ceux avec qui ils cohabitent fut une donnée importante dans la mise en place de la Fondation Cyrys. »

Isabelle explique comment la Fondation en est venue à créer, avec Nature & Progrès, le Réseau RADiS. « Un projet, poursuit-elle, travaillant avec les cantines scolaires avait déjà mis en évidence le peu de producteurs bio, en fruits et légumes, dans la région. Contrairement à d’autres régions, il n’existe pas non plus d’initiatives de type Ceinture alimentaire. Une coopérative de producteurs-consommateurs s’était lancée mais n’a pas dépassé le stade des trois ans. Nous avions bien conscience qu’une action d’échange devait être entreprise vis-à-vis des agriculteurs mais nous ne savions pas comment faire. Approcher le milieu agricole demande aussi une certaine légitimité. En tant que membre de Nature & Progrès, il m’a semblé évident, par ma propre expérience du SPG du label Nature & Progrès et du projet Echangeons sur notre agriculture, de faire appel à l’association pour proposer un partenariat. J’ai obtenu le feu vert pour une prise de contact, au début de cette année… »

Nature & Progrès : concrétiser le projet Echangeons sur notre agriculture !

Pendant six années, Nature & Progrès a sillonné la Wallonie pour rassembler producteurs et consommateurs autour de notre alimentation. Ces rencontres ont été l’occasion de mieux se connaître et se reconnaître, de découvrir le monde agricole pour certains, d’échanger des idées pour tenter de répondre à des problématiques comme l’accès à la terre, la crise du secteur laitier ou l’abattage de proximité, par exemple. Un nombre considérable de solutions ont été rassemblées dans le cadre du projet, et compilées au sein de nos brochures largement diffusées vers le monde agricole, politique ou vers le grand public – elles sont toujours disponibles sur le site www.agriculture-natpro.be.

Le projet a mis un coup de projecteur sur différentes thématiques, ce qui a donné naissance à des initiatives. Un éleveur a rassemblé des camarades, dans sa région, pour remettre la main sur la valorisation de leurs productions laitières. Plusieurs producteurs de céréales se sont dirigés vers des cultures panifiables pour alimenter un moulin et des boulangeries. Un projet se développe pour abattre les animaux à la ferme. Toutes ces concrétisations mettent en avant la qualité des idées qui ont émergé des rencontres entre producteurs et consommateurs, et sont autant de pas vers les idéaux défendus par Nature & Progrès.

Si ces projets individuels sont enthousiasmants, certaines initiatives gagneraient à être pensées de manière plus collective, plus territoriale. En effet, le projet Echangeons sur notre agriculture a démontré deux choses : le développement de filières alimentaires bio et locales manque d’outils et de liens. La rencontre et la coopération des acteurs permettrait de mutualiser idées et outils, aboutissant à des initiatives fortes et liées à un territoire. À la suite du développement de l’agro-industrie, nos petits outils de transformation primaire ont connu un déclin mais aujourd’hui nos producteurs, transformateurs et consommateurs, en quête d’autonomie, en ont à nouveau grand besoin. Des moulins, des malteries travaillant à petite échelle, des abattoirs, des fromageries manquent au développement de nouvelles filières alimentaires bio et autonomes. Il est temps de développer un maillage d’outils de transformation collectifs sur les territoires.

Nombreux sont les producteurs qui veulent se diriger vers de nouvelles filières locales. Des transformateurs sont, eux aussi, en réflexion et souhaitent s’approvisionner plus localement. Des consommateurs, enfin, désirent s’investir dans les questions alimentaires, recréer des circuits locaux, soutenir les initiatives de territoire. Favorisons leur rencontre, leur dialogue, pour échanger sur les besoins et les attentes, et construire ensemble des partenariats ! La suite logique du projet Echangeons sur notre agriculture est donc bien là : rassembler les acteurs, échanger mais, cette fois, pour mettre en place la concrétisation des idées, des filières, des outils à l’échelle d’un territoire. Place à l’action !

Le Réseau RADiS associe deux acteurs en réflexion sur notre société, avec des idéaux qui se complètent. La Fondation Cyrys renforce le coté solidaire, inclusif, du projet, tandis que Nature & Progrès apporte une expertise dans le domaine alimentaire et dans les filières. Nul doute qu’avec ces compétences et motivations réunies, notre ambitieux Réseau RADiS sera un modèle qui pourra essaimer partout en Wallonie !

3. Le Réseau RADiS : créer du lien, favoriser le partage

Dans différents domaines, on appelle réseau un ensemble de pôles reliés entre eux par des liens afin d’échanger des informations, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Nous avons choisi d’utiliser ce vocable pour souligner le rôle important de la démarche participative et créatrice de liens sur laquelle repose le projet. Philippe Defeyt, économiste et membre volontaire et enthousiaste du comité de pilotage du Réseau RADiS, témoigne de l’importance du capital social dans le projet.

« Le Réseau RADiS, dit Philippe Defeyt, rejoint un objectif que nous sommes aujourd’hui nombreux à poursuivre, au sein de notre société : des productions durables dans tous les domaines, en cela compris, bien sûr, l’alimentation humaine. J’insisterais personnellement beaucoup plus, au fur et à mesure que se précise le constat de terrain qui est à la fois intéressant et interpellant, sur ce que certains sociologues et certains économistes appellent le « capital social ». Il s’agit simplement des liens entre les gens. Il est très interpellant, en effet, qu’après autant d’années de conscientisation et de mobilisation, de recherches, d’actions et de plans divers, il faille encore constater que des acteurs qui ont potentiellement plein de choses à faire en commun ne se connaissent pas. Là résidera, à n’en pas douter, une partie extrêmement importante du travail effectué sur le terrain. »

Rassembler autour d’un objectif commun et sortir de l’entre-soi

« Il ne suffit pas que les gens se connaissent, précise-t-il. Bien sûr, c’est important car cela signifie que, quand les occasions se présentent, chacun sait déjà à qui il a affaire, qui est sensible à quoi, comment « prendre les gens »… Bien sûr, chacun a également ses propres contraintes et ses propres visions du monde, cela fait depuis toujours partie des réalités. Néanmoins, il faut pouvoir, à un moment donné, être proactif ; il ne suffit pas de dire simplement qu’on rencontre des gens… Car ces rencontres doivent avoir un objet ou, en tout cas, il faut au moins en proposer un dont se saisit qui le souhaite. Ceci entre dans le cadre d’une réflexion plus globale sur notre société : le capital social est extrêmement important dans toutes ses dimensions et il est d’autant plus important dans un cadre de développement durable où il faut être économe de moyens. Chacun ne peut plus faire son petit investissement dans son coin et même les agriculteurs classiques redécouvrent les charmes d’une démarche coopérative qui consiste, par exemple, à partager des équipements lourds. Cela vaut a fortiori pour toutes les démarches de transition… »

« A la mise en place de filières, poursuit Philippe Defeyt, je préfère l’idée de faire se rencontrer les producteurs et les consommateurs, mais aussi les producteurs entre eux, et les consommateurs entre eux. C’est l’avenir, me semble-t-il, à tous points de vue, et pas seulement dans la production alimentaire. Cela vaut aussi dans toute une série d’autres secteurs : il s’agit de liens où chacun apprend de l’autre. Les uns apprennent aux autres ! Une fois qu’on se connaît, ce genre de lien peut très vite devenir informel : j’ai une question, je sais à qui m’adresser, je passe un petit coup de fil… J’ai un doute, je le partage, j’essaie d’apporter une réponse… Au départ, bien sûr, un lien structurel, structuré, est peut-être nécessaire qui serait l’occasion de faire « prendre la mayonnaise »…

Ce qui me semble important, dans cette idée de capital social et humain, c’est précisément de sortir des filières. Même dans le monde économique traditionnel, des rencontres ont lieu au sein de filières données et des gens se parlent et discutent entre eux… Les éleveurs se parlent, les betteraviers se parlent… Mais l’intérêt majeur, dans une perspective de développement durable, est au contraire de sortir de l’entre-soi ! D’abord parce qu’on apprend les uns des autres – une technique de protection contre des nuisibles sera peut-être transposable à des cultures différentes – et qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance juste de ce que l’autre fait. Un exemple dans le domaine de la transition : quand se réunissent des gens qui promeuvent des démarches alternatives, on sait d’avance ce qu’ils vont se raconter. Quand on réunit ces gens avec des « commerçants » et/ou des fermiers plus traditionnels, il est déjà plus compliqué de savoir ce qui va en sortir… Quelle sera l’expérience qui va être profitable pour l’autre ? C’est là tout l’intérêt de sortir de l’entre-soi… »

Prendre le temps et faire le pas

« Il y a bien sûr de nombreux obstacles au développement du capital social, poursuit Philippe Defeyt. C’est d’abord une question de temps or il y a des urgences, surtout dans une période de crise comme aujourd’hui. Il y a ensuite des formes de méfiance et d’incompréhension, des formes de représentation, c’est-à-dire qu’on se fait une image toute faite d’autrui, certains porteurs de projets de transition se méfiant, par exemple, d’entreprises commerciales traditionnelles au sujet desquelles ils imaginent plein de choses… Réduire ces obstacles demande évidemment du temps et du travail mais il faut surmonter ces difficultés qui empêchent la maximisation du développement du capital social et humain à l’échelle d’une région ou d’une sous-région. »

« La transition réside essentiellement, à mes yeux, dans le partage, conclut Philippe Defeyt. Partages d’équipements, de données, de connaissances… Faire en sorte que mon expérience serve à d’autres, qu’il soit possible de réfléchir en sortant de l’entre-soi. Tout cela reste, pour moi, une ligne directrice extrêmement importante. L’agriculture est un lieu magnifique pour faire cela. Il y a une histoire dans le monde agricole, peut-être moins chez nous que dans d’autres pays mais il existe encore des coopératives qu’il faut bien sûr faire évoluer et moderniser. La démarche coopérative est une chose géniale car elle distingue les choses qu’on fera mieux ensemble que tout seul ! Et, au-delà du fait qu’une telle démarche crée des liens, elle l’emporte par son argument économique. Gérer ensemble une coopérative est très bon pour le capital social car, forcément, on se parle. Mais c’est bon également sur le plan économique… Acheter des équipements qui servent très peu est, par exemple, un non-sens économique alors que le faire à plusieurs peut avoir pleinement son sens… »

Comme le projet Echangeons sur notre agriculture, le Réseau RADiS se veut un projet de rencontres brassant un large éventail d’acteurs, tous réunis avec un objectif commun : développer des filières bio, locales et solidaires dans la région dinantaise. Et ça commence… Maintenant !

Développer les filières par la mise en réseau

Le Réseau RADiS travaille sur un territoire comprenant six communes : Anhée, Yvoir, Onhaye, Dinant, Hastière et Houyet. Sur ces communes, une quarantaine de producteurs bio, quatre transformateurs bio, des commerçants, des restaurants et une horde de consommateurs, certains sensibles à nos valeurs, d’autres pas, certains avec des moyens financiers, d’autres, moins… On met le tout dans le chaudron, on chauffe, et… ?

Fabrice de Bellefroid, administrateur de Nature & Progrès, est également engagé comme expert dans le comité de pilotage du Réseau RADiS. Son expérience dans le milieu agricole, au contact des producteurs, et sa participation à différents projets – dont la mise sur pied de la coopérative ADM-bio qui transforme en soupes la production légumière impossible à présenter en magasins – sont une réelle richesse pour la construction de notre initiative. Il témoigne : « Le réseau n’a pas pour objet la création de coopératives d’infrastructures, comme des moulins, mais il s’agit davantage d’aider, d’encadrer et de mettre des personnes en contact. Tout part des ambitions et des volontés de ceux qui sont sur le terrain, à qui on peut, le cas échéant, faire l’une ou l’autre suggestion. Nous avons entrepris une première démarche en direction des producteurs. Nous avons constaté combien, sur une aussi petite région, les agriculteurs ne se connaissaient pas et étaient heureux de se rencontrer pour échanger leurs points de vue. On peut donc penser que, d’une manière très générale, une meilleure connaissance mutuelle des différents acteurs, des questions alimentaires et leur mise en réseau est très riche de potentiel. »

Partir de la production locale ou partir des consommateurs ?

La première étape du projet a donc été de contacter les producteurs bio, de découvrir ce qu’ils produisent et comment ils valorisent leurs productions, et de récolter leurs ambitions individuelles. Nous avons rapidement constaté un intérêt pour la production de céréales panifiables, de nombreux agriculteurs étant déjà producteurs de céréales de qualité standard pour les filières fourragères et énergétiques. Si c’est possible de contribuer à nourrir leurs voisins, ils sont partants ! Mais… Comment créer la filière ? Avec quels outils de transformation, et surtout, pour faire quoi ? Des farines ? Du pain ? Des pâtes ?…

On note aussi un intérêt des producteurs bio pour la diversification des cultures afin d’allonger la rotation, ce qui est bénéfique pour la gestion des adventices et des maladies et pour la fertilité du sol. Fabrice explique : « Ces cultures – quinoa, chanvre… – sont certes nouvelles pour les agriculteurs mais elles offrent de belles plus-values tout en étant réalisables avec le matériel classique. Elles sont pleines d’intérêt au niveau agronomique, au niveau alimentaire et diététique, au niveau des circuits courts, etc. Mais demander à un cultivateur de produire des lentilles ne dit évidemment rien sur la garantie qu’il aura de les vendre… » Et ici se trouve le premier constat de notre étude : les producteurs sont frileux à l’idée de se lancer dans la valorisation de leurs productions, n’étant pas sûrs que les consommateurs achèteront effectivement leurs produits…

Fabrice poursuit : « Nous sommes donc davantage repartis des consommateurs, pour évaluer le débouché. La possibilité d’approvisionner les collectivités semble une piste prioritaire, en collaboration avec l’association Influences végétaleshttp://influences-vegetales.eu/ – qui accompagne les écoles et les collectivités dans l’approvisionnement des cantines en bio en circuit court, en « vrai local » !  » Voici donc une belle opportunité pour développer des filières, vu les volumes que peuvent potentiellement représenter les demandes des cantines scolaires. Mais tout n’est pas si simple : « Nul n’a jamais la garantie de convaincre les parents de demander du bio et local pour leurs enfants, dit Fabrice de Bellefroid, ni que les enfants mangeront finalement les soupes qu’on met dans leur assiette… C’est la réalité du terrain dont on ne parle pas forcément : ce n’est pas parce qu’on place des soupes dans telle ou telle école que les enfants vont ipso facto en boire. Il est cependant beaucoup plus facile de travailler avec les écoles et avec les collectivités qu’avec le consommateur direct. Une autre façon de commercialiser serait de s’appuyer sur les épiceries sociales et solidaires, et les groupements d’achats… »

Une filière faible : les fruits et légumes 

Avec Influences végétales, nous avons donc identifié les besoins des cantines scolaires souhaitant se diriger vers des produits bio et locaux. Mais finalement, quel est le niveau des productions alimentaires locales par rapport à la consommation locale sur notre territoire d’action ? Y a-t-il des filières à développer plus que d’autres ? En réunissant des chiffres sur les surfaces de production – bio et non bio ensemble – et les cheptels animaux – bio et non bio ensemble – dans les six communes, et en comparant leurs productions théoriques avec la consommation des habitants du territoire, on arrive à un constat marquant : les surfaces et cheptels semblent amplement suffisants, et parfois même largement, pour rencontrer, en théorie, les besoins alimentaires des habitants… sauf pour les fruits et légumes ! Les surfaces consacrées aux fruits et légumes ne pourraient couvrir, selon nos calculs, que 4 % à peine des besoins alimentaires des citoyens ! La moyenne wallonne d’auto-approvisionnement alimentaire dans ces filières étant de 17 %, il y a donc beaucoup de travail pour développer cette filière ! Cette étude comparative des surfaces et les cheptels avec les besoins des consommateurs est disponible sur le site internet www.reseau-radis.be.

Selon Fabrice, « ce serait donc une belle occasion de faciliter l’installation de maraîchers, en leur suggérant de se concentrer sur certains types de production qu’ils maîtrisent bien… et en collaborant ! La perspective de pouvoir alimenter des cantines leur permettrait de produire de manière plus conséquente, sans se tracasser pour les rebuts. Un atelier pourrait alors les transformer en soupes à destination des écoles… »

Deux axes de travail prioritaires

Mettre en lien les activités et souhaits des producteurs avec les besoins des transformateurs, des commerçants et des consommateurs, y compris les cantines, est donc une première étape permettant d’augmenter la part des productions bio et locales dans l’assiette du consommateur dinantais. Nous avons particulièrement épinglé deux filières sur lesquelles nous souhaitons travailler : les fruits et légumes bio et les céréales panifiables. Pour la première, il s’agira de comprendre quels sont les freins à l’installation de nouveaux producteurs bio, pourquoi certains ont fait le choix de ne pas se faire certifier bio, de voir comment renforcer l’accès à la terre et comment collaborer pour mutualiser au maximum et atteindre la rentabilité. Pour la seconde, il s’agit de définir les produits finis auxquels nous souhaitons arriver, et mettre en place les outils manquants, en créant, certainement, une activité économique et des emplois. Des groupes de travail vont se mettre en place dès ce mois de janvier, rassemblant tous les acteurs intéressés, pour se pencher sur ces questions.

4. L’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous

Selon une étude de l’IWEPS, un wallon sur cinq est en situation de précarité financière. D’après la Fédération des Services Sociaux, l’aide alimentaire concerne quatre cent cinquante mille personnes en Belgique, soit 4 % de la population ! Les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale, identifiées et gérées par les CPAS, sont près de cent cinquante mille en Belgique, soit 1,3 % de la population, dont 687 sur les six communes de notre territoire d’action.

La situation des personnes en difficulté économique est diverse : personnes sans revenus – chômeurs, exclus du chômage, incapacité de travail -, personnes actives mais à faibles revenus, petites pensions, familles monoparentales – parent actif ou non -, personnes sans domicile fixe… La diversité des situations implique que les personnes ont des besoins différents. Certains sont isolés et ont besoin de contacts sociaux, d’autres ont peu de temps disponible, certains disposent de peu d’infrastructures pour cuisiner, voire pas du tout, etc.

Un certain nombre de freins à l’accessibilité des personnes aux aliments de qualité ont été identifiés : le prix, le manque de temps, le manque de compétences – cuisine, méthodes de conservation… -, le manque de motivation pour cuisiner, le manque de moyens matériels – cuisine, terres, lieu de stockage… -, l’accessibilité physique – la mobilité -, l’accessibilité culturelle, etc.

Les types d’aides alimentaires existantes

L’aide alimentaire repose aujourd’hui sur plusieurs actions. La plus courante est la distribution de colis alimentaires, alimentés par différentes ressources : les produits achetés par le biais des fonds européens, le plus souvent peu périssables, et les produits issus des dons – invendus de grandes surfaces, de particuliers, etc. – recueillis par les courageux bénévoles des associations caritatives. Des infrastructures dédiées aux personnes en situation économique précaire sont aussi offertes, comme les restaurants sociaux et les épiceries sociales. Parfois, les CPAS peuvent aussi distribuer des chèques alimentation permettant aux allocataires de se fournir dans les magasins.

Toutefois, si elle part toujours de bonnes intentions, cette aide caritative présente des limites tant elle met ses bénéficiaires dans une position d’assistanat souvent humiliante, surtout quand les distributions de colis sont publiques, et notamment quand l’accès est conditionné et demande des justifications lourdes qui portent atteinte à la vie privée. Elle peut même être dégradante, les produits alimentaires distribués n’étant pas toujours de bonne qualité, et issus souvent des rebuts, les « poubelles des riches » ! Bref, cette aide augmente gravement le clivage social, en mettant les publics précarisés bien à distance des personnes plus nanties. Elles n’offrent pas aux bénéficiaires les produits répondant à leurs attentes : manque de produits frais, manque de diversité, divergences culturelles, absence de choix… Les programmes d’aide alimentaire visent aussi souvent à pousser les gens à changer leurs habitudes, à les diriger vers une alimentation plus saine et équilibrée, ce qui est perçu comme très moralisateur.

« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ». Source : ATD Quart Monde 2019. L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs.

« Il faut absolument éviter d’enfermer tous les statuts précaires dans un seul et même grand sac, renchérit Philippe Defeyt, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, et plus encore de les enfermer dans « leur » monde. Je ne suis donc personnellement pas favorable au développement des banques alimentaires et des restaurants sociaux qui présentent l’immense défaut de mettre les gens à part. Va-t-on faire des circuits pour les pauvres, des formations pour les pauvres, des bus pour les pauvres, des hôpitaux et des écoles pour les pauvres ? Où va s’arrêter cette logique ? Un pauvre, comme n’importe lequel d’entre nous, a le droit de choisir ce qu’il consomme, d’aller dans les circuits de distribution qu’il souhaite… Que l’on fasse avec lui ce qu’on fait avec tout le monde, c’est-à-dire encourager les gens à mieux réfléchir à leurs choix, oui, d’accord ! Mais comme tout le monde : ni plus, ni moins. Les banques alimentaires et les restaurants sociaux sont des filières qui gardent les pauvres entre eux, en-dehors de la société. »

Vers de nouveaux modèles alimentaires

Il semble donc nécessaire de partir sur de nouveaux modèles d’aide alimentaire basés sur la solidarité et évitant les écueils des stratégies caritatives actuelles. Les solutions devront éviter l’assistanat en impliquant les personnes, éviter le clivage social en créant des liens sociaux et en favorisant une mixité sociale intégrative, reposer sur la solidarité et la convivialité, donner le choix, aller vers la qualité et être adaptées à la situation des différents types de publics. Développer ces nouvelles stratégies d’aides nécessite, par conséquent, de sortir des sentiers battus. Le Réseau RADiS a l’ambition de creuser des solutions d’aides à l’accessibilité des produits bio et locaux plus justes, plus valorisantes pour les personnes qui en ont besoin. Encore un beau défi !

Renforcer l’accessibilité des produits sans porter atteinte aux revenus agricoles

Les agriculteurs sont souvent, eux-mêmes, dans une situation de précarité sociale – isolement – et économique – faible valorisation de leurs productions. Parler, avec les producteurs, d’aider les consommateurs pauvres peut donc faire apparaître quelques crispations sur les visages… Va-t-on encore nous ajouter une pression sur les prix alors qu’il est déjà difficile de vivre de la culture et de l’élevage ?

Selon Fabrice de Bellefroid, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, « il y aura toujours un fossé entre ce que la frange démunie de la population peut dépenser pour se nourrir et les conditions de vie décentes de celui qui produit. Dès lors, de deux choses l’une, soit la prise en charge sociale est accentuée, par le biais d’épiceries sociales par exemple, soit le consommateur est invité à investir une part de son temps, sur le champ, avec le producteur. La réduction de ce fossé fait évidemment partie du projet du Réseau RADiS. »

Toujours selon Fabrice, « l’autocueillette est une solution prometteuse. Le Champ des possibles, à Jupille, montre par exemple qu’un beau panier de légumes hebdomadaire peut ne pas dépasser trois cents euros par an si le travail de récolte, de nettoyage et de préparation des légumes est réalisé par ceux qui les consomment, alors qu’il incombe généralement aux producteurs. C’est donc bien une manière d’avoir accès à de bons légumes frais à des prix extrêmement modiques… On peut également imaginer cela pour les fruits dont la grosse charge en main-d’œuvre grève fortement le prix final. »

Par ailleurs, des magasins coopératifs, permettant aux coopérateurs à faibles revenus d’obtenir un prix réduit en l’échange de quelques heures de travail – réassortiment des rayons, tenue de la caisse… – est également une solution. Echanger un peu de travail contre un prix plus faible, que ce soit en autocueillette ou via des magasins solidaires, implique cependant que les personnes disposent de temps, ce qui pour certains publics est souvent compliqué : personnes ayant deux emplois, familles monoparentales…

Une aide publique sous forme de chèques-alimentations

La Fédération des Services Sociaux, que nous avons contactée pour recueillir leur avis sur la question, soutient le caractère indispensable des aides publiques, et promeut un soutien sous forme de chèques alimentation. Isabelle Caignet, de la Fondation Cyrys, les rejoint. « Il faudrait fonctionner, dit-elle, en lien avec les CPAS, avec des épiceries qui accepteraient des bons d’achat, sans qu’on puisse faire de différenciation, à la caisse du magasin, entre celui ou celle qui s’en sert et le reste de la clientèle… Une sorte de carte de fidélité qui octroierait de substantielles réductions. Les expériences montrent qu’un volet parallèle de sensibilisation reste indispensable : rapport à l’alimentation, ateliers de cuisine, etc. »

D’autres pistes peuvent encore être envisagées : épiceries solidaires mixtes, groupements d’achats collectifs permettant d’acheter, en plus gros volumes et à plus faible prix, des denrées alimentaires, mise en place de potagers collectifs, de cuisines collectives ou de conserveries mobiles, d’ateliers permettant de sensibiliser et de former à la cuisine et à la conservation des aliments… Les idées se multiplient, au fur et à mesure que l’on creuse la question. Reste à les évaluer et à les éprouver afin de faire les meilleurs choix dans les conditions que nous rencontrerons, surtout en fonction des souhaits et besoins réels des personnes que l’on cherche à aider…

L’emploi contre la pauvreté

Le Réseau RADiS a l’ambition de développer des activités de valorisation des productions agricoles bio pour les rendre accessibles aux citoyens de la région. Ces activités seront, sans aucun doute, créatrices d’emplois et/ou pourraient faire l’objet de programmes de réinsertion socio-professionnelle des publics en situation précaire. C’est aussi une piste explorée dans le cadre de notre projet, notamment via une première rencontre avec l’association Cynorhodon, une entreprise de formation par le travail dans le domaine du maraîchage bio et de l’entretien des espaces verts.

Philippe Defeyt nous interpelle sur la nécessité de développer un volet économique solide pour pouvoir intégrer ensuite un volet social d’aide aux personnes démunies. « La question du travail avec les publics précarisés, estime-t-il, doit être au centre des préoccupations ; je serai le dernier à être insensible à cette dimension-là. Je défends assez bien l’idée qu’au vu de la pression du monde économique traditionnel, il faut d’abord et avant tout être des professionnels. Pour faire du maraîchage, il faut un maraîcher ! Il faut qu’il gagne sa vie correctement mais aussi qu’il soit à même de s’organiser pour durer. Quand les démarches économiques sont bien solides, il est alors possible de penser aussi à la dimension sociale : accueillir des stagiaires, travailler avec une Entreprise de Formation par le Travail, collaborer avec un atelier de travail adapté, avec des banques alimentaires, etc. »

Voici donc un beau défi pour notre Réseau RADiS de travailler, en parallèle, au développement des filières bio et locales, sur les aspects de l’intégration sociale et de l’accessibilité de l’alimentation pour tous. Un sujet aussi stimulant que complexe qui nous plongera dans un domaine que nous maîtrisons encore peu, actuellement chez Nature & Progrès, mais qui est d’une importance majeure pour une société plus équitable.

L’humusation, une simple étape du cycle de la vie

Il existe une alternative écologique à la crémation des corps et au pourrissement des cadavres en cimetières. Cette alternative s’appelle « humusation » car elle s’inspire de ce que fait la nature, dans les couches superficielles du sol, où circulent en permanence l’air et l’eau. En fait, c’est ce que nous appelons le compostage qui, en l’occurrence, doit être adapté, normalisé pour convenir à la gravité, à la solennité des funérailles. Ce travail est actuellement réalisé par la Fondation « Métamorphose pour mourir… puis donner la vie ! » – www.humusation.org

Par Dominique Parizel

Introduction

En Wallonie, la légalisation de ce nouveau type de rite funéraire traîne, alors qu’à Bruxelles l’humusation figure déjà, dans la législation, depuis deux ans. Mais qui l’humusation peut-elle encore faire effaroucher, dès lors qu’elle s’effectue dans le strict respect des croyances de chacun ? Peut-être aux lobbies qui prospèrent aujourd’hui sur le business de la mort ? Mais ne sommes-nous pas déjà allés beaucoup trop loin, dans ce domaine-là aussi ? Nous faisons le point avec Francis Busigny, président la fondation susnommée.

Vous dites "retour à la terre" ?

Commençons par un bref rappel théorique à l’usage de ceux qui auraient encore des doutes : la matière organique est la matière issue de tout ce qui fut un jour vivant – du végétal et de l’animal – et qui est ensuite reminéralisée dans le sol, c’est-à-dire fragmentée par les différentes strates d’organismes qui y sont présents, jusqu’à une forme inorganique ainsi disponible pour une nouvelle génération de végétaux qui nourriront, à leur tour, les individus du règne animal et, parmi eux, les humains… C’est le cycle de la vie dans sa plus noble expression… La vie et son cycle, c’est comme la planète bleue, nous n’avons pas l’embarras du choix, que nous le voulions ou non ! Nous avons maintes fois décrit ce fonctionnement complexe de la vie du sol et l’importance de recourir à la technique du compostage pour optimaliser ce processus vital qui permet de fertiliser la terre. Il est pourtant un type de matière organique qu’on omet toujours de considérer dans le cadre du cycle de la vie : nos propres corps, nos propres dépouilles mortelles d’êtres humains… Pourtant, contrairement à ce qui est encore généralement admis, nos pseudo-rites funéraires bafouent aujourd’hui ignoblement le corps, une fois mort : l’enfermement dans des gaines – qu’on dit pourtant biodégradables mais qu’il faut bien rouvrir tôt ou tard – fait de nos cimetières des lieux souvent très malsains, et les apparences d’hygiénisme de la crémation volatilisent corps et cercueils dans de grandes débauches énergétiques… Seule l’humusation semble désormais pouvoir garantir un paisible retour à la terre. Et la technique bien maîtrisée de l’art du compostage le permet rapidement : quelques mois suffisent ! Le terreau ainsi obtenu, mélangé à du lignite notamment – un produit intermédiaire entre la tourbe et la houille, abondant et bon marché -, possède un pouvoir fertilisant comparable à celui de la terra preta. Une précieuse source de vie donc, profitable à un bel arbre, par exemple. Nous sont ainsi symboliquement épargnées la cendre et la pourriture. De quoi renouer sans doute avec de bien belles espérances…

Des principes connus des jardiniers et des agriculteurs bio…

« Nous avons mis au point, explique Francis Busigny, un protocole, un ensemble de notions techniques précises, destiné aux futurs « humusateurs » agréés. Il s’agit d’une marche à suivre permettant d’anticiper toutes les difficultés éventuelles et qui concerne aussi bien les dépouilles humaines que celles des animaux de compagnie auxquels beaucoup de gens sont également extrêmement attachés et qui représentent eux aussi une biomasse non négligeable. Nous préconisons l’installation de buttes de broyat de déchets verts – trois mètres cubes environ – provenant notamment des « parcs à conteneurs ». Les pompes funèbres, ou les « humusateurs » agréés, coucheront, sur un lit d’environ vingt centimètres de broyat, les dépouilles uniquement vêtues d’un linceul en papier crépon qui se dégradera rapidement quand l’intérieur de la butte qui les recouvre montera, de manière tout-à-fait naturelle, à 60 ou 70 °C. Il faut alors que le microbiote de la personne – qui ne meurt pas avec elle – conjugue rapidement ses effets avec les micro-organismes qui dégradent déjà le broyat. Notons que la thanatopraxie actuelle, qui a pour but de « stabiliser le corps », stoppe toute dégradation naturelle, en remplaçant les fluides corporels par des produits « à têtes de mort » qui évitent toute odeur désagréable durant les cérémonies. Ceci est évidemment totalement incompatible avec notre démarche… Nous ajoutons au contraire quelques spécificités par rapport à un compost habituel : notamment, un accélérateur comparable à un « préparat » biodynamique qui permet de ne pas devoir retourner la butte… Après quatre mois environ, la dépouille n’existe plus. Le corps ayant été déposé dans un filet à mailles fines, il est alors aisé de récupérer les éléments qui ne sont pas biodégradables – prothèses en titane, pacemakers, dentiers, amalgames dentaires… – et qui, étant pratiquement intacts, peuvent être facilement recyclés. Le filet permet également d’ôter certains os qui sont émiettés pour être réincorporés à l’humus ainsi créé et qui est épandu sur n’importe quelle surface à fertiliser… Reste à créer maintenant un lieu d’expérimentation – deux cents mètres carrés, par exemple, dans notre centre pilote – qui permettrait la comparaison des différentes pratiques funéraires actuelles. Ce lieu serait clôturé et sécurisé afin d’éloigner les malotrus ; les charognards, eux, ne sont pas attirés puisque, contrairement à de nombreux cimetières, aucune odeur de décomposition n’émanerait de la butte de compost. Il faudrait encore, par la suite, penser à des lieux spécifiques – avec pergolas et coupes-vents, par exemple – où le dernier hommage serait rendu aux défunts. Il n’y aurait, bien sûr, plus de tombes « à demeure » puisque le processus d’humusation, nous l’avons dit, est relativement rapide… »

Les principaux bienfaits de l'humusation

« Une précision importante s’impose, insiste Francis Busigny : enterrer un cercueil à deux mètres de profondeur n’est pas non plus une solution qui permet la dégradation rapide d’un corps. Une telle pratique conduit inéluctablement à de la putréfaction. Il est indispensable, comme dans un compost bien mené, que la circulation de l’air et de l’eau soit toujours optimale à l’intérieur de la butte où la dépouille est en contact direct avec l’humus… Le gros avantage de l’humusation réside dans le fait que la fragmentation des chaînes moléculaires de la matière organique – SARS-CoV-2 y compris ! – jusqu’à leur stade ultime – qui ne coûte pratiquement rien et ne consomme aucune énergie – permet l’élimination des nombreuses molécules qui traînent à l’intérieur des corps. Même les charognards s’empoisonnent, de nos jours, en s’attaquant à nos cadavres, tant nous ingurgitons de médicaments divers ! Ceci explique, au passage, à quel point le processus de compostage est absolument indispensable pour régénérer les sols malmenés par les grandes cultures conventionnelles, tant ils sont gorgés de résidus chimiques divers et tant ils manquent aujourd’hui dramatiquement d’humus…

L’humusation promet également une importante avancée sociale car elle permettra une économie de deux à trois mille euros sur les frais de funérailles : pas de thanatopraxie, pas de cercueil, pas de location de concession, pas de pierre tombale… Au lieu du cercueil, nous préconisons des civières réfrigérantes en inox, munies de couvercles qui ne toucheraient même pas la dépouille, et qui seraient évidemment réutilisables après lavage, comme il en existe déjà dans la plupart des morgues. On se demande d’ailleurs pourquoi ce système n’existe pas déjà en crémation où il n’est guère de bon sens d’incinérer à chaque fois un cercueil ?

Enfin, outre le fait que le terreau obtenu fertilisera la terre et fera pousser des arbres, nous allons également permettre aux gens qui le souhaiteraient d’investir les montants économisés dans une action en faveur du climat. D’après Graine de Viehttps://grainedevie.org/fr/ -, on peut faire pousser quatre arbres avec un seul euro ! Planter dix mille arbres environ permettrait donc de compenser la totalité de l’empreinte écologique du cher disparu / de la chère disparue. Quel plus bel hommage lui rendre aujourd’hui que l’immunité carbone ? »

Comment avancer ?

« Nous attendons toujours l’autorisation de la Région Wallonne, insiste Francis Busigny, de pouvoir mener des expérimentations sur des dépouilles humaines. Des tests, confiés par le ministre Di Antonio à une équipe universitaire, se sont soldés par un lamentable fiasco expérimental, faute d’avoir tenu compte des préconisations qui étaient les nôtres. Nous avons, en effet, été tenus à l’écart du comité de pilotage… La pollution et la pénibilité du travail devaient également être comparée pour les différents types de funérailles. Nous sommes malheureusement sans nouvelles de ces essais… Le compostage est malheureusement une matière trop peu technologique pour intéresser vraiment le monde scientifique. Ses effets sont pourtant bien réels, qu’on le veuille ou non. Nous pensons que l’humusation est une bien meilleure solution que toutes les autres pratiques actuelles, tant d’un point de vue environnemental que social. La situation dans les cimetières n’a jamais été bonne : avant qu’on n’enferme les morts dans des contenants étanches, on se souciait bien peu que les « jus de putréfaction » se soient déjà écoulés dans les nappes phréatiques ; ils n’incommodaient pas non plus les fossoyeurs puisqu’il n’y en avait plus. L’utilisation de gaines étanches n’a fait qu’objectiver la gravité du problème. Pour les pouvoirs publics, l’alternative est donc maintenant de tout brûler car les crématoriums sont là et qu’il faut bien les rentabiliser… Nous ne parlons même pas ici du coût exorbitant que cela représente en énergies fossiles, ni de la pollution, ni même de l’éventualité d’une pénurie ou, tout simplement, de la nécessité de décarboner notre économie ; nous voulons simplement mettre en évidence la perte énorme, pour la biosphère, de la matière organique qui part ainsi en fumée… »

La SCES Humusation permet aujourd’hui de soutenir la difficile avancée de cette pratique nouvelle. Que beaucoup de gens la souhaitent, c’est non seulement soutenir le financement de sa mise en œuvre et faire œuvre de salubrité publique. C’est aussi montrer aux pouvoirs publics hésitants que très nombreux sont aujourd’hui les citoyens qui souhaitent sa légalisation. Il est donc grand temps de mettre en place les infrastructures d’essai nécessaires et de les confier à des acteurs expérimentés et qui souhaitent vraiment aboutir… C’est comme en jardinage et en agriculture : pourquoi s’échiner à faire ce que la nature fait beaucoup mieux que nous ? Et à nettement moindre frais… Au fond, l’humusation, cela va de soi.

C’est beau un arbre dans un cimetière, disait déjà l’humoriste français Pierre Doris. C’est comme un cercueil qui pousse ! Il ne croyait peut-être pas si bien dire…

Vous voulez agir ?

Devenez coopérateurs de la SCES Humusation qui met en place le premier « Centre Pilote pour l’Humusation ». Plus d’infos : www.humusation.org

Dans dix ans, la dictature verte ?

Laissons-nous déranger par un roman qui ne nous projette, non pas dans un univers d’effondrement, mais dans une société qui serait parvenue à maîtriser le réchauffement climatique. À quel prix ? Celui d’une « dictature écolo » ! Alors là, il y a vraiment de quoi polémiquer ! Mais pourquoi s’en priver ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

Lors d’un dîner mondain auquel il s’ennuie, Alain Conlang, un chroniqueur télé, tient des propos sexistes : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir. » Des clichés de ce genre, on en entend tous les jours, en Belgique en 2020. Ce n’est pas le cas dans le monde fictif où évolue ce polémiste, et ces propos lui valent un procès. De fil en aiguille, sa situation sociale se dégrade. Lâché par ses amis qui ont porté plainte contre lui, Alain Conlang glisse dans le dégoût vis-à-vis d’une société devenue radicalement égalitaire et écologique. Tout y est sous contrôle : les rapports sociaux et amoureux, les comportements, les paroles, l’habillement, les déplacements, la moindre tasse de café, tout.

Une farce d’anticipation

Dans une interview vidéo pour son éditeur, Ilan Duran Cohen résume l’esprit dans lequel il a écrit ce roman : « Le petit polémiste est une farce, un roman d’anticipation, qui se déroule dans une dizaine d’années. » L’auteur présente son héros, Alain Conlang, comme un résistant à l’esprit du temps, qui regrette une ancienne liberté évanouie. En effet, la vie semble plutôt morne et inconsistante dans la société que dépeint le roman. Les citoyens doivent se conformer à un ensemble d’interdictions et de taxes de toutes sortes. Plus question d’avoir des cheveux longs par exemple, car c’est mauvais pour la planète. La consommation de viande et d’alcool est soumise à des quotas : chacun se promène avec son « carnet de viande » et son « carnet d’alcool ». Les cuisines et salles de bain privées sont interdites, de même que les voitures individuelles. Les relations amoureuses sont régies par un algorithme, et même lors des élections il est recommandé de laisser l’ordinateur voter à sa place. De toute façon, déplore Alain Conlang, « les candidats sont tous les mêmes, ils n’ont que la planète en tête, et la paix, dans le respect absolu de l’autre, aucun d’eux ne dégage vraiment de spécificité qui pourrait m’attirer, à quoi bon choisir, moi aussi je donne ma procuration (1). » Comble de cette société hyper-contrôlée, chaque citoyen est crédité d’un indice social via un système de mapping : tout comportement déviant dégrade la notation. On comprend, du coup, que le héros soit critique !

Un roman qui dérange

Mais pourquoi, vous demandez-vous, pourquoi diable s’intéresser à un roman qui décrit ce qui a tout l’air d’une sorte de dictature verte ? Eh bien, justement, parce que ce roman me dérange, et par conséquent il me fait réfléchir. Il me dérange parce que depuis quelques temps, constatant les impasses de l’écologie mainstream reposant sur la responsabilisation individuelle et l’idéalisme de la transition heureuse, je fais partie de ceux qui en appellent davantage au politique et à la loi, donc à des contraintes choisies collectivement, pour impulser des transformations de société à la hauteur des enjeux. Or Le petit polémiste est un roman, certes humoristique, mais dont le propos est précisément de moquer cette tendance des militantismes d’aujourd’hui, jugée excessive, pour s’inquiéter de l’avenir qu’ils annoncent – ou qu’ils semblent annoncer aux yeux de l’auteur.

Celui-ci est conscient du terrain miné où il s’aventure. « Est-ce qu’on peut rire du réchauffement climatique ? s’interroge-t-il. Est-ce qu’on peut rire du féminisme, de toutes ces luttes actuelles, évidemment complètement légitimes mais… que donneront ces luttes dans une dizaine d’années ? (2) »

Ilan Duran Cohen se dissimule derrière l’humour et la farce – et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de passages très drôles dans son récit – mais il ne peut se cacher longtemps. Son roman propose une réflexion, une mise en garde sur l’évolution du débat de société. Avec un sujet central qu’on ne peut éviter, et c’est là tout l’intérêt de ce livre : que va devenir notre liberté ?

En choisissant de décrire un monde où les luttes climatiques et féministes auraient gagné, l’auteur adopte un parti pris ambigu. D’une part, il sous-entend que ces luttes sont justifiées : « D’ailleurs, on ne trouve plus d’essence, l’industrie du pétrole est défunte et c’est bien fait pour elle – de l’avis de tous. La température sur Terre a cessé de monter, nous sommes sauvés. » Dans le roman, le changement climatique a été maîtrisé, ce qui est en soi une bonne nouvelle. Mais d’autre part, le romancier dit autre chose : il fait comme si les combats actuels ne pouvaient déboucher que sur une société liberticide et ennuyeuse, où tout le monde pense la même chose et où les rapports sociaux sont tellement contrôlés que la vie n’a plus de goût. Or c’est là que le bât blesse : quelle est donc l’idée qu’Alain Conlang, et Cohen à travers lui, se fait de la liberté ? Et surtout, comment en vient-il à considérer que l’écologie ou le féminisme sont en train de gagner la bataille et d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, quand tout indique le contraire ?

Une si particulière liberté perdue

On l’a dit, la vie n’est pas très joyeuse, en 2030, dans le scénario du Petit polémiste. On ne fait plus ce qu’on veut. Les contraintes légales ont explosé. Les habits neufs ont disparu, la viande est stigmatisée, l’alcool réglementé, les voitures privées interdites, tout comme les piscines, le papier, le plastique, les cigarettes, les blagues sexistes. Mais attendez. Arrêtons-nous un instant. Le romancier aurait pu s’arrêter à ces interdictions. Cela aurait fait un vrai débat : est-ce cela la dictature ? Et, à l’inverse, qu’est-ce que la liberté ? Celle de consommer ce qu’on désire sans entraves ? On peut en discuter sans tabou. Accumuler les interdictions est problématique. Mais les interdictions, en elles-mêmes, sont-elles anti-démocratiques si elles sont décidées collectivement, au nom de l’intérêt commun ? Ne pourraient-elles pas, d’ailleurs, être compensées par toute une série d’autres lois, d’autres services collectifs par exemple, qui ouvriraient d’autres possibles, une autre forme de liberté ? Si les transports en commun, une partie de la consommation d’eau et d’énergie, des événements culturels, devenaient gratuits, ne serait-ce pas une extension de nos libertés ? Si l’on pouvait à nouveau circuler librement dans tous les sentiers forestiers, si l’on pouvait construire des habitats légers ou alternatifs sans être assommés de procédures administratives, etc., tout cela ne serait-il pas de l’ordre d’une extension de la liberté ? Bref, on le voit, la description d’une société d’interdits écologiques est mise au service, inconsciemment sans doute dans le chef de l’auteur, d’une conception très spécifique de la liberté, très dépendante des standards de vie hérités des Trente Glorieuses, ces trois décennies où l’on pensait que la croissance économique pourrait durer et couvrir la terre entière de ses bienfaits. La liberté perdue que regrette Alain Conlang a ainsi tous les attributs d’un conservatisme qui s’ignore, d’un attachement à une forme de liberté particulière, confondue avec des comportements surtout déterminés par le règne éphémère de quelques industries florissantes du XXe siècle : tabac, alcool, voiture, agro-alimentaire.

Est-ce cela, le sens profond de la liberté ? Je ne le pense pas. Faire peser davantage de contraintes sur les comportements excessifs de consommation, afin de garantir que chacun ait accès aux biens essentiels, dans la limite des ressources disponibles, est-ce cela la dictature ? Certainement pas. Et Ilan Duran Cohen, implicitement, en fait la démonstration malgré lui. Car, pour donner un caractère réellement totalitaire à son univers, des lois écologiques ou féministes ultra-caricaturales ne suffisaient pas. Pour rendre sa société fictive invivable et oppressive, l’auteur a dû ajouter la surveillance sociale généralisée, les algorithmes, le mapping. Or cette tendance-là, actuellement à l’œuvre, n’a justement rien à voir avec les luttes militantes écologiques et féministes, qui s’y opposent assez radicalement au contraire ! Elle est plutôt le fait des gouvernements et des multinationales du Big Data telles Google, Facebook, Apple, Amazon, Microsoft. L’amalgame opéré entre ces tendances socialement opposées, qu’on n’ose attribuer à la mauvaise foi, n’est au fond pas problématique dans un roman. Mais il laisse penser que l’auteur a une perception assez confuse des dynamiques profondes de la société.

Contraindre sans fracturer

Nos attachements aux comportements de consommation nés au siècle passé ne doivent pas être confondus avec la liberté, soit. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être interrogés avec bienveillance. On peut comprendre ce sentiment du narrateur : « la vision des voitures me manque vraiment, je n’ose l’avouer mais, comme papa, les carrosseries me font rêver, la musique des moteurs, l’isolement réparateur derrière un volant, seul et sans partage obligatoire. » L’attachement à la voiture, comme au supermarché entre autres, ne peut être balayé d’un revers de la main. Si l’on stigmatise leurs usagers, si on les considère comme des « beaufs », cela revient à nier le caractère collectif de notre emprisonnement dans un modèle de société, et on retombe dans le piège d’une écologie qui oppose des héros, colibris vertueux, à des losers, pollueurs irresponsables. Or cette fracture entre bobos des villes et Gilets Jaunes des campagnes, à la grosse louche, est une aubaine pour les leaders populistes climatosceptiques. Que faire ? La question des limites à nos consommations est donc à la fois indispensable et périlleuse. Elle est extrêmement impopulaire et doit pourtant devenir la plus populaire possible. La seule façon de mener ce débat sur l’urgence des contraintes est de le faire avec les gens, et non d’en-haut. Et de commencer par contraindre les plus gros consommateurs, même si l’on sait que cela ne suffira pas.

Vers des dictatures pas vraiment vertes

Le petit polémiste se présente, selon son auteur, comme une exagération de la société actuelle. Un grossissement de ses traits les plus saillants. En situant l’intrigue dans un futur très proche – dix ans – qui ressemble suffisamment fort au présent, le roman ne fait pas du tout partie de la littérature « postapocalyptique ». Nul effondrement ici, pas de hordes barbares cherchant à se nourrir dans un monde dévasté et redevenu sauvage, pas de petites communautés résilientes autogérées cultivant joyeusement la patate douce. Ce rapport à un futur proche est très stimulant pour le débat démocratique car il oblige à se concentrer sur les mutations réellement en cours, et non sur des fantasmes de ruptures globales. Cette échelle temporelle de dix années mène d’ailleurs à la date fatidique de 2030, souvent citée comme ultime échéance pour éviter que le monde bascule dans des enchaînements de catastrophes écologiques irréversibles. L’excellente série anglaise Years and years avait pris le même angle de traitement que Le petit polémiste : une société future légèrement distincte de la nôtre.

A cet égard, une question toute simple peut être posée. Au fond, le risque de basculer vers un modèle de totalitarisme écolo est-il bien réel ? Dans une longue interview à Usbek & Rica, le philosophe Pierre Charbonnier est très clair : « La première question à poser est : est-ce que cela existe ? La réponse est non. Si vous regardez aujourd’hui d’où viennent les propositions politiques les plus anti-démocratiques, elles viennent en général des gens qui veulent sauver des formes de croissance issues du passé. C’est le cas de Donald Trump aux États-Unis avec la croissance fossile, par exemple (3)»

On aurait envie de dire à Ilan Duran Cohen qu’il est certainement pertinent de réfléchir aux croisements entre enjeux écologiques et risques totalitaires, mais peut-être en plaçant les menaces dans leur ordre de réalité et non en les présentant cul par-dessus tête.

Petit polémiste… petit boomer ?

Ce roman mérite d’être lu pour sa radicalité et son inventivité mais pas vraiment d’être pris au sérieux pour son contenu d’anticipation. Non, au contraire, il parle plutôt d’aujourd’hui, dans le sens où son personnage principal est une représentation typique de la cohorte de boomers – et assimilés, peu importe l’âge – qui refusent de regarder en face l’impossibilité que leur monde continue. À la place des limites physiques, posées par le consensus scientifique, à la continuation de leurs modes de vie, ils voient une sorte de religiosité écologique excessive et injustifiée. Cette vision est de bonne foi. Ils ne parviennent pas à voir les choses autrement. Ainsi Conlang décrit-il la jeunesse ayant mené au monde dont il subit la contrainte : « Cette jeunesse n’avait que sa morale en tête, l’égalité absolument, et les dérèglements climatiques dont on ne venait pas à bout, la Terre qu’il fallait ressusciter, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait, ces agriculteurs qu’il fallait punir car ils profitaient de notre bonne terre, ces gamins souhaitaient que leur vie soit juste, comme si c’était possible, c’était facile de les offenser dans la limite du raisonnable. Ils avaient aussi soif de spiritualité, donner un sens à leur quotidien et leur futur, ils cherchaient le divin mais surtout sans Dieu, un concept plus concret, plus cool, moins contraignant. La Planète comme idole suprême convenait à toute cette jeunesse impatiente et implacable. » Ok, boomer. C’est formulé avec style, mais c’est plutôt méprisant pour une génération dont le combat écologiste s’appuie sur un consensus scientifique mondial. On croirait entendre le médecin provocateur Laurent Alexandre quand il titre son dernier livre Jouissez, jeunesse ! C’est un tel déni du caractère catastrophique de la situation qui relève du religieux, et non sa prise en compte par une jeunesse au contraire assez rationnelle pour le coup. La punchline de conclusion du roman, « je préfère être un homme libre dans un monde pollué qu’un esclave respirant de l’air pur » est séduisante mais elle masque mal ce déni d’objectivité, ce point aveugle de toute relativisation des périls écologiques : nous n’allons pas vers un léger souci de pollution de l’air mais vers un monde inhabitable. Se moquer du catastrophisme des plus jeunes, c’est reconnaître à demi-mot qu’on est bien peu familier des rapports du GIEC et de la littérature scientifique contemporaine. Lui trouver un caractère religieux ne signifie qu’une chose : c’est dans les yeux de railleurs, comme ce Conlang, que se trouve l’irrationnel et la dévotion au business-as-usual.

Le petit polémiste donne donc à réfléchir. Non parce qu’on donnerait foi au risque de totalitarisme vert proposé dans le roman mais parce que cette dictature verte, habilement décrite par Ilan Duran Cohen, est un miroir, dans la fiction, d’attachements, de résistances au changement et de discours bien réels aujourd’hui, même s’ils nous semblent en grande partie absurdes et fantasmés. Quoi qu’il en soit, ce roman porte bien son nom : le petit polémiste est à la fois le personnage principal, et le roman lui-même.

Notes

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues du roman d’Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste, Actes Sud, 2020.

(2) Vidéo sur la chaîne Youtube d’Actes Sud : « Rentrée littéraire 2020, Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste. »

(3) « L’écologie est par définition antipopuliste », interview de Pierre Charbonnier dans Usbek & Rica, propos recueillis par Pablo Maillé, 7 mars 2020.

Un petit producteur sénégalais face à la crise du lait

Mamadou Baldé, la cinquantaine bien passée, est un des nombreux petits producteurs de lait que l’on rencontre autour de Kolda, une petite ville du sud-est de la Casamance, au Sénégal. Il fait partie de ces éleveurs qui ont fait de la production de lait un métier à part entière. Il y a une vingtaine d’année, les politiques, appuyés par certaines associations et ONG, ont lancé un programme de valorisation de la production laitière afin de réduire les importations tout en créant un revenu monétaire à l’éleveur. Le « miracle » de la téléphonie nous permet de faire le point avec lui…

Par Hamadou Kandé

- Mamadou, voulez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je suis éleveur et agriculteur car, ici, nous faisons les deux métiers en même temps. Autant je m’occupe de mes vaches, autant je prends soin de mes champs de cultures vivrières et de cultures de rente pour subvenir aux besoins de la famille. J’ai cinquante-six ans, je suis monogame et j’ai huit enfants. Mes garçons adultes – ils sont quatre – vivent en ville où ils poursuivent leurs études. Ils reviennent à la maison pendant les vacances scolaires. Les autres enfants vivent à la maison car ils vont au collège. Ils participent aux activités domestiques : travaux champêtres et entretien des vaches et des petits ruminants…

- Combien de vaches avez-vous ?

J’ai actuellement un cheptel de septante-cinq têtes, et une vingtaine de moutons et de chèvres. Cependant tout ne m’appartient pas, dans ce cheptel : certaines vaches appartiennent à ma femme, d’autres appartiennent à mes enfants car ce sont des dons que nous avons faits, à chacun, à la naissance. Suivant les chances des uns et des autres, ces vaches se sont multipliées. C’est pareil pour les autres petits ruminants : la majorité appartient à ma femme et quelques-uns à mes enfants. Le reste est à moi. Ici, chacun reconnaît ses bêtes.

- Comment organises-tu la gestion de tes vaches ?

Pendant la saison des pluies – de juillet à novembre -, tout le cheptel est regroupé en un seul troupeau. La traite se fait le matin, ensuite nous détachons les vaches et le berger – un employé saisonnier payé à la fin de la campagne – conduit les bêtes au pâturage ; il les ramène en fin d’après-midi et nous les attachons, une par une, durant la nuit. Voilà le rythme habituel et quotidien. Durant cette période d’abondance de fourrage, la production de lait peut doubler, voire tripler, par rapport à la production en saison sèche.

Entre novembre et juin, le troupeau est divisé en deux groupes : la majorité est gérée de façon traditionnelle. Les vaches sont laissées en divagation, elles se débrouillent toutes seules pour trouver leur nourriture. Notre seule obligation est de les abreuver et de les attacher pendant la nuit. Pendant cette période, la production de lait chute drastiquement. Les femelles arrivent à peine à satisfaire les besoins de leurs veaux et la quantité consommée par la famille est réduite, voire pratiquement nulle.

Il y a ensuite un second groupe de vaches laitières – les plus productives : en moyenne, deux litres par jour – qui est parqué dans une étable. Ici, le but est de produire du lait en quantité pour le vendre à la laiterie du village afin d’avoir un peu d’argent pour subvenir aux besoins de la famille.

- Combien de vaches sont ainsi stabulées ?

J’enferme au maximum sept vaches. Le choix de ce nombre réduit est dicté par la rentabilité de l’activité. Vu que nos races locales produisent très peu de lait, il est impossible de s’en sortir financièrement si vous enfermez beaucoup de vaches. Cela augmenterait la quantité d’aliment à acheter alors que la production de lait n’augmenterait pas autant.

- Les producteurs de lait sénégalais bénéficient-ils d’aides publiques ?

Non. Il n’existe aucune aide. Nous achetons les compléments alimentaires au prix fort du marché, alors que notre lait, frais et local, est concurrencé par le lait en poudre importé d’Europe…

- Comment se passent tes journées ?

Je démarre, tous les matins, à six heures. Au réveil, je vais d’abord voir le grand troupeau qui est souvent parqué à trois kilomètres du village. Il arrive que je trouve quelques problèmes à régler d’urgence, quand il faut, par exemple, rattacher certaines bêtes qui ont rompu leur corde. Après la visite du grand troupeau, je reviens à l’étable, installée près de la maison, pour procéder à la traite des sept vaches qui s’y trouvent ; je les conduis ensuite au puits pour qu’elles boivent et, enfin, je leur donne leur ration alimentaire. Je retourne alors auprès du grand troupeau où je suis aidé par les enfants disponibles. S’ils sont tous empêchés, ce qui arrive assez souvent, je fais seul la traite. Ensuite, je libère les vaches et je reviens à la maison pour m’occuper d’autres choses… Les après-midis, entre treize et quinze heures, je vais abreuver le grand troupeau qui revient spontanément au point d’eau, au puits. En fin d’après-midi, vers dix-huit heures, je retourne attacher les vaches, chacune à sa place. Et, le lendemain, c’est reparti pour le même cycle… Ce rythme-là est tenu pendant tout le cycle de stabulation, qui va de novembre à juin. Ensuite, les deux groupes sont réunis en un seul troupeau, pendant la période d’abondance du fourrage, la saison des pluies. La production de lait monte alors en flèche durant car l’ensemble des vaches laitières connaissent une augmentation de leur production.

- Comment arrivez-vous à vous occuper des vaches et des champs, en même temps ?

Le travail que je viens de vous décrire peut-être effectué par toute la famille. Les enfants s’impliquent dès l’âge de six ans. Ils assistent leur père ou leur mère, et c’est ainsi qu’ils apprennent tout ce qu’il faut savoir.

- Quels sont les avantages de la stabulation ?

Ils sont de trois ordres : la stabulation apporte des revenus monétaires mensuels, alors qu’avant nous n’avions de l’argent que lorsque nous vendions notre production d’arachides, ou si nous vendions une bête. Le second avantage, et non le moindre, est la rapidité de multiplication du troupeau. Les vaches, bien nourries dans l’étable, portent un petit tous les années et demie environ, contre une moyenne de trois ans pour celles qui restent à l’état traditionnel. Le fumier de l’étable est également de meilleure qualité et il annule nos besoins en engrais chimique. Du coup, je n’achète pas d’engrais, ce qui se traduit par une économie substantielle.

- Quel est l’avenir de ce nouveau métier de producteur de lait ?

Il est très compliqué de prédire l’avenir ! La race locale est très peu productive et, si vous ne visez que le lait sans les autres avantages, vous aller rapidement abandonner à cause de la concurrence du lait reconstitué, à partir de la poudre de lait importée. Le croisement avec des races importées permet de relever le niveau de production, mais ce croisement n’est pas facile à obtenir car l’insémination obéit à un calendrier officiel des agents de l’état qui n’épouse pas le nôtre. Pour des raisons techniques, le programme d’insémination est regroupé et il n’est pas possible de faire une demande individuelle suivant, la situation particulière d’un troupeau. Si vos vaches ne sont pas prêtes quand le programme est lancé, eh bien, vous passez à la trappe. Ce qui fait que les producteurs locaux n’en bénéficient que très rarement… Dans ma famille, nous sommes éleveurs de père en fils, mais je crains fort d’être le dernier de la lignée à faire ce travail…

- Pourquoi dis-tu cela ?

Mes enfants qui sont tous allés à l’école ; ils ne souhaitent pas vivre les mêmes difficultés que moi. Le métier d’éleveur était prometteur à mes débuts. Je suis de la génération qui est passée de l’élevage traditionnel contemplatif à un élevage, dit moderne, où l’éleveur travaille à générer, via son lait, des revenus monétaires pour faire face à ses besoins. Avant l’éleveur se contentait, en priorité, d’auto-alimenter les siens avec sa production. Quand il avait besoin d’argent, pour une dépense familiale, il vendait une bête… C’est avec ma génération que les choses ont commencé à changer. Maintenant, l’éleveur investit dans l‘achat de compléments alimentaires pour produire du lait qu’il revend sur le marché local. Cette production est devenue une activité économique régulière qui se fait douze mois sur douze, alors que, du temps de mon père, elle était pratiquement inexistante sauf durant les cinq mois de la saison des pluies, où la production était excédentaire par rapport aux besoins de consommation de la famille.

- Pourquoi, alors, les enfants ne sont-ils plus attirés par le métier ?

Depuis les années quatre-vingt, les éleveurs – avec l’appui des OGN et des services de l’élevage – ont entamé la modernisation de leur activité, en investissant dans l’achat de compléments alimentaires, pour faire de la production du lait une activité génératrice de revenus… Ainsi, contrairement à mon père qui vendait une bête pour faire faces à ses besoins, moi je vends du lait pour subvenir à mes différents besoins sociaux : ordonnance, frais scolaires, habillement… Du coup, la production de lait est devenue une activité stratégique, pour nous les éleveurs. Le lait, en plus de permettre une bonne alimentation de nos familles, génère des revenus. C’est devenu un métier à part entière.

Cette nouvelle forme d’exploitation de nos vaches, avec la pratique de la stabulation pendant les mois de la saison sèche, permet une bonne intégration de l’élevage à l’agriculture, grâce au fumier qui aide à enrichir le sol et les restes des récoltes qui fournissent une bonne partie de l’alimentation des vaches laitières. Depuis l’apparition de cette forme d’exploitation de nos élevages, un second métier a fait son apparition dans nos zones agricoles : celui des transformateurs, au sein de petites unités de transformation artisanale du lait local. Ces unités créent de la valeur ajoutée, en transformant le lait local qu’ils nous achètent en divers autres produits. De nouveau emplois sont donc apparus avec cette activité de transformation. Grâce à elles, une certaine constance dans l’offre des différents produits laitiers est apparue, ce qui est une bonne chose pour les consommateurs.

- Mais ce fut une embellie de courte durée ?

La demande en produit laitiers est assez grande dans notre pays. Le développement de la production locale a encore revigoré l’offre et les consommateurs ont pris goût à ces aliments locaux, dérivés du lait, qu’ils trouvent désormais près de chez eux. Ce succès, lié à un travail de terrain mené par les éleveurs et les associations, a toutefois attiré une autre catégorie de transformateurs industriels, uniquement motivés par le gain qu’ils peuvent tirer de l’activité. Très vite, ces nouveaux transformateurs de lait se sont orientés vers le lait en poudre, moins cher et disponible en grandes quantités. Ils ne se soucient aucunement de la qualité nutritionnelle de leurs produits. Seul le profit compte à leurs yeux !

Le calcul est vite fait : un kilo de lait en poudre coûte 2.500 francs CFA, soit 3,80 euros. Avec cette quantité de poudre en lait, on obtient neuf litres de lait reconstitué qui est vendu à 300 francs CFA, soit 0,45 euros, alors que le vrai lait local est revendu entre 350 francs CFA, pendant la saison des pluies, et 400 francs CFA, pendant la saison sèche. Cette différence de plus ou moins 50 francs CFA fait pencher la balance en faveur du faux lait des transformateurs industriel. De plus, ces industriels occupent le terrain publicitaire, avec des slogans mensongers qui font croire au public mal informé que leur lait est local et frais ! Le stratagème consiste à donner, à leurs marques, un nom local auquel ils collent une image locale, souvent celle d’une femme éleveur peulh – une ethnie spécialisée dans l’élevage, dans toute l’Afrique de l’Ouest. Les consommateurs n’ont aucune possibilité de faire la différence entre ce lait issu de la poudre de lait et le vrai lait local, produit par les éleveurs du coin.

- La poudre de lait importée est donc fatale pour le lait local ?

Malgré les prix élevés des compléments alimentaires, la filière locale restait rentable pour l’éleveur local. Malheureusement, l’invasion du lait en poudre vient donner le coup de grâce à cette activité endogène qui impactait positivement le monde rural et l’élevage, au sens large du terme. Comme le serpent qui se meurt la queue, les éleveurs sénégalais ne comprennent pas que ce soient leurs homologues européens qui leur portent ainsi l’estocade fatale ! Cette poudre de lait importée qui a fini d’étouffer le développement de la production locale est à l’origine de tous les problèmes des éleveurs. Et ces problèmes renforcent la détermination des jeunes à tenter l’aventure de l’émigration clandestine ! C’est David contre Goliath. Mais on ne sait que trop bien ce qu’il advint de Goliath…

Néonicotinoïdes, retour à la case départ ?

Entre l’appel à l’aide des betteraviers français et l’insurrection des syndicats apicoles et des associations de protection de l’environnement, la question – qui paraissait pourtant définitivement close – de l’usage des « pesticides tueurs d’abeilles » a refait surface, cet été, dans l’Hexagone… L’Europe avait pourtant clairement tracé la voie. Un coup de canif de plus dans la construction européenne ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Après des années de lutte acharnée, les restrictions sur l’usage de plusieurs pesticides néonicotinoïdes, imposées en septembre 2018 par la loi sur la biodiversité de 2016, laissaient croire que l’affaire avançait dans le bon sens. Ô grand regret, ces produits biocides, dont la nocivité, pourtant avérée pour les pollinisateurs – et probablement non moins anodines pour l’homme -, font l’objet de nouvelles mesures dérogatoires annoncées par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La nouvelle fut portée à jour, le 6 août dernier, en réaction au désarroi des producteurs de betteraves français, victimes d’une ravageuse épidémie de jaunisse provoquée par les pucerons. Cette décision, perçue comme un nouveau recul de la part du gouvernement, a mobilisé le soulèvement de trente-et-une organisation nationale qui demandent aux parlementaires de s’opposer à ce projet de loi jugé dangereux et contradictoire (1), vu les dangers avérés de ces substances. Retour sur l’histoire des « néonics » et regard sur les alternatives existantes avec les acteurs de l’association bio des Hauts-de-France…

Les abeilles en péril…

L’emploi de cette nouvelle famille d’insecticides se généralise, dans l’agriculture conventionnelle, dans le courant des années nonante. Dans le même temps, les apiculteurs déplorent d’importantes pertes de cheptel – moins 30% en moyenne – et de rendement – jusqu’à moins 70% ! Ils constatent au fil du temps une hausse toujours croissante de la mortalité des ouvrières. En 2003 l’imidaclopride – agent de traitement préventif commercialisé sous le nom de Gaucho – est le premier néonicotinoïde dont la toxicité est reconnue par le comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (2). Le rapport sans équivoque de ce groupe d’expert, mène le ministre de l’agriculture de l’époque à suspendre l’utilisation de l’imidaclopride dans les cultures de tournesol, grands pourvoyeurs de nectar pour les abeilles. Plusieurs études (3) concernant d’autres substances néonicotinoïdes furent menées, suite à ce rapport, pour en arriver aux mêmes conclusions : ces neurotoxiques s’attaquent au système nerveux des abeilles et sont capables – à faibles doses ! – d’altérer leurs fonctions cognitives – désorientation, problèmes de communication, etc. -, leur capacité de reproduction et leurs facultés d’apprentissage. Avant d’entraîner leur mort ! Il n’est plus possible, à l’heure actuelle, de nier l’effet de ces substances chez les abeilles. Une réalité au demeurant inacceptable pour des insectes « non cibles », comme pour les acteurs de la filière apicole.

…Mais encore ?

Dans le contexte actuel, que représente l’importance de ce constat, alors que les betteraves sucrières ne constituent pas d’importantes cultures mellifères visitées par nos butineuses ? Il faut savoir que les néonicotinoïdes ont la particularité d’être surtout utilisés en enrobage de semence. Un procédé novateur à l’époque de leur apparition, pour garantir une diffusion prolongée de l’insecticide – dans le sol, dans l’eau, etc. -, ainsi que son absorption par l’intégralité de la plante. Or, en 2018, un nouveau rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA ) (4) dévoile un risque d’exposition pour les abeilles aux résidus néonicotinoïdes, par dérive de poussières. Ainsi l’inquiétude ne tient pas seulement au fait que les habitantes de nos ruches entrent en contact avec le pollen ou le nectar des betteraves, puisqu’il leur suffit de survoler un champ traité pour être contaminées… Une originalité, à souligner, de ce rapport est que les experts se sont intéressés aux risques encourus par les abeilles sauvages, telles que les bourdons ou les osmies, qui – sans réelle surprise – ne semblent pas épargnés : « la plupart des utilisations poseraient un risque élevé tant pour les abeilles domestiques que pour les abeilles sauvages« . Et l’évaluation des dangers ne s’arrête pas à cette seule catégorie d’insectes. Qu’en est-il du sort des autres pollinisateurs ? De la microfaune du sol, directement impactée, ou encore des animaux aquatiques ? Diverses études ont prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs groupes fauniques à ces neurotoxiques, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années (5) ! Pourtant, près d’un tiers des insecticides commercialisés aujourd’hui dans le monde sont des néonicotinoïdes. Un fait d’autant plus alarmant à l’heure où l’effondrement de la biodiversité connaît un essor exponentiel.

Des conséquences pour la santé humaine ?

Certains néonicotinoïdes sont classés en tant que cancérogènes pour l’animal et « susceptibles de provoquer le cancer chez l’être humain ». C’est le cas de l’acétamépride ou encore du thiaclopride, également reconnu comme reprotoxique, c’est-à-dire nuisible pour la fertilité et pour le fœtus, dont l’Anses préconisait même le retrait du marché dans un avis paru en 2017 (6). Ledit rapport répertoriait deux cent septante-cinq cas d’expositions accidentelles aiguës, responsables de symptômes variés – troubles digestifs, neurologiques, oculaires et cutanés. S’il n’existe, à ce jour, aucune preuve accablante de la toxicité chronique de ces molécules, la présence de résidus néonicotinoïdes dans des produits d’alimentation courante – fruits et légumes, thé – a toutefois été démontrée (7). Le doute subsiste donc quant à l’innocuité de ces substances pour l’être humain, qu’il est actuellement impossible de confirmer ou d’infirmer.

Vers un nouveau modèle agricole

Le contexte juridique actuel apparaît réellement préoccupant. Faut-il encore sacrifier l’environnement au profit du lobbying des grandes puissances industrielles ? N’y a-t-il pas mieux à faire, pour « préserver la filière sucrière française », que de risquer la santé de tous et la bien portance de la filière apicole déjà fragilisée ? D’autres modèles agricoles existent et semblent prouver leur efficience. En outre, les producteurs de betterave bio n’apparaissent pas – ou très peu – touchés par l’épidémie de jaunisse dont se plaignent les betteraviers conventionnels. Loïc Tridon, chargé de projet au sein de l’association Bio en Hauts-de-France, témoigne : « en 2016, nous avons lancé, avec notre groupement d’agriculteurs bio, un test de production de betteraves sucrières pour l’élaboration de « micro-sucreries » à taille humaine. Dans le cadre de ce projet, nos producteurs ne constatent pas de jaunisse. » Christophe Carroux, agriculteur membre du projet confirme : « il n’y a pas, ou très peu d’impact sur la filière dans la région Hauts-de-France. Ici, nous avons même l’exemple d’un agriculteur dont la parcelle en bio n’est pas touchée, contrairement à celle qu’il cultive en conventionnel. » Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette constatation : « pour nous, les dates de semis sont décalées et interviennent généralement après le 15 avril. Or les semis sont plus précoces en conventionnel, à cause de la nécessité de rendement. En bio, nous avons également des périodes de rotations beaucoup plus longues, de sept à neuf ans, contre trois à quatre ans en agriculture conventionnelle. Nous sommes ainsi moins exposés aux attaques de pucerons.« 

La taille des exploitations et la richesse de la biodiversité environnante jouent aussi un rôle majeur. L’implantation de haies autour des parcelles, par exemple, favorise une présence d’auxiliaires plus importante. Loïc Tridon postule également que « la fertilisation minérale utilisée en conventionnel, apportant plus de protéines, pourrait augmenter la production de sève des betteraves et favoriser ainsi les attaques de pucerons, mais c’est là bien sûr une simple hypothèse à confirmer. » Au sujet de la polémique actuelle, Christophe Carroux nous dit : « on fait machine arrière, avec cette dérogation, mais en vain car on aura, à terme, le même problème dans d’autres filières. Nous devons changer de modèle économique mais il faudrait doubler le prix de la betterave pour que l’agriculteur puisse vivre en bio. Il faut redonner la juste valeur des produits agricoles, afin que l’agriculteur ne subisse pas la course à la productivité en se voyant obligé d’être biberonné par les produits chimiques.« 

Les faits semblent confirmer que nous sommes – une fois de plus – confrontés à une problématique de production industrielle. À quand la création d’une agriculture à taille humaine, respectueuse de l’environnement, du producteur et du consommateur, qui serait vraiment soutenue par nos dirigeants ? Le récent contexte sanitaire, ne devrait-il pas apprendre à ce monde de croissance déraisonnée qu’il doit accepter de ralentir la cadence ?

En Belgique - où l'on déroge déjà -, les conditions de dérogation ne sont pas respectées !

En dépit de nos vives protestations, la Belgique, elle, déroge depuis deux ans déjà ! Un premier courrier avait été adressé par nos soins, au ministre fédéral de l’Agriculture, en date du 15 novembre 2018, pour dénoncer le très mauvais signal qu’une telle dérogation envoyait aux agriculteurs. Nous avons ensuite longuement rappelé, un quart de siècle de lutte, depuis que les apiculteurs français découvrirent, au milieu des années nonante, les dégâts immenses causés à leurs colonies d’abeilles…

Un nouveau courrier, co-signé cette fois par Natagora, Nature & Progrès Belgique, PAN Europe, WWF, Inter-Environnement Wallonie et Greenpeace, se trouve déjà sur la table du ministre Vivaldi de l’agriculture, David Clarinval. Et nous découvrons, à présent, que même les conditions auxquelles ces dérogations sont soumises ne sont pas respectées ! Aucune culture attractive pour les abeilles ne peut, en effet, être semée ni cultivée pendant les deux années qui suivent celle du semis de betteraves sucrières. Les engrais verts fleurissants peuvent être semés à condition que la floraison soit empêchée par un traitement mécanique. Ces conditions ont été très largement négligées : de nombreux champs de betteraves sont envahis d’adventices, entre autres de chénopodes, et ces plantes ont été visitées par les insectes – notamment les abeilles – et les ont exposés à ces produits toxiques. Où est la loi ? Où est le droit ? La « politique autrement », ça commence quand ?

Notes :

(1) 10 raisons pour ne pas voter la dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes, Syndicat National d’Apiculture, 7 septembre 2020.

(2) Imidaclopride utilisé en enrobage de semences (Gaucho) et troubles des abeilles, rapport final, Comité Scientifique et Technique de l’Etude Multifactorielle des Troubles des Abeilles, 18 septembre 2003.

(3) Notamment le rapport de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), réalisé en 2013, à la demande de la Commission européenne.

(4) Questions et réponses : Conclusions 2018 sur les néonicotinoïdes, EFSA, 28 février 2018.

(5) Biodiversité et néonicotinoïdes, revisiter les questions de recherche, Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), 2017.

(6) L’impact sur la santé humaine des substances néonicotinoïdes autorisées dans les produits phytopharmaceutiques et les produits biocides, Anses, 7 novembre 2017.

(7) Alerte aux néonicotinoides dans nos aliments !, Générations futures, 2013.

Changer au contact de l’utopie

Écotopia, d’Ernest Callenbach, est un best-seller américain, récemment retraduit en français.

Il imagine la sécession de trois États de l’Ouest des USA, qui utilisent leur indépendance pour se transformer radicalement.

Vingt ans plus tard, on découvre le résultat par le regard extérieur d’un journaliste. Après les dystopies, une utopie !

Par Guillaume Lohest

Introduction

Imaginez la scène. Un groupe d’amis, après un repas un peu arrosé. Cela cause politique avec passion. Les débats s’intensifient entre deux invités sur la façon dont tourne le monde en général, le système capitaliste, les inégalités, le climat… D’un côté l’utopiste, qui rêve presque de révolution. De l’autre le réaliste, blasé des faiblesses de l’être humain. Arrive ce moment où l’idéaliste est acculé. “Dénoncer, c’est facile, mais dès qu’il s’agit de faire des propositions cohérentes…” Toute personne critique envers la façon dont fonctionne la société s’est déjà vu opposer cette réplique assassine. “Et qu’est-ce que tu proposes comme système alternatif ?

Je ne sais pas s’il est possible ni même souhaitable d’exiger de quelqu’un qu’il dessine un modèle de société clé-sur-porte. Je ne pense pas que ce soit une condition nécessaire pour pouvoir émettre des opinions tranchées et des critiques radicales envers le monde actuel. Toujours est-il qu’un auteur américain a réalisé cette prouesse dans un roman publié en 1975 : avec Ecotopia, Ernest Callenbach a proposé une image très complète d’un modèle de société alternatif. Il y aborde des thèmes aussi variés que l’alimentation, l’agriculture, le temps de travail, la manière de se vêtir, les transports, l’urbanisme, la foresterie, le système politique, la fiscalité, la vie économique, le sport, les loisirs, l’éducation, les médias, etc.

La résurrection des utopies endormies

Pendant des années, une version espagnole de ce roman a traîné dans ma bibliothèque, telle un poids mort. J’avais pourtant été enthousiasmé par la description que m’en avaient faite plusieurs amis. Au temps où les éditions Nature & Progrès publiaient encore, on évoqua même l’idée de tenter une nouvelle traduction associative, car ce livre est longtemps resté introuvable en français, jusqu’à sa réédition en octobre 2018 aux éditions Rue de l’Échiquier. Mais le réalisme prévalut, et Ecotopia poursuivit sa léthargie dans mes rayonnages. Je dois être honnête : les quelques essais de lecture s’étaient alors avérés infructueux. Cela sentait le catalogue de descriptions politiques ennuyeuses. J’abandonnais toujours mais j’avais tort car le contenu de ce roman est décapant et, pour le moins, un formidable stimulant pour l’imagination politique et sociale. Ce n’est pas du Flaubert – les amateurs de style seront déçus – mais ce n’est pas le but : il faut plutôt lire Écotopia comme un essai. La part de fiction y est assez rudimentaire, c’est un ornement. Sans doute était-ce ce qui me rebutait.

Jusqu’à cet été. Le bouleversement des habitudes et du fonctionnement de la société pendant la période de confinement a créé un tel choc qu’un peu partout, dans les colonnes des magazines, dans les articles en ligne, on a vu fleurir des appels à ne pas recommencer comme avant, à éviter un retour à la normale. Et même s’il semble aujourd’hui que tout soit au contraire “rentré dans l’ordre”, les utopies ont repris un peu de poil de la bête. Les réalistes en prennent un coup : la normale est peut-être l’anormal, comme l’ont rappelé certains militants écologistes au plus fort du Covid-19. Bref, il fait un temps à lire des romans utopiques !

Un genre littéraire hérité de la renaissance

Or il se fait qu’Écotopia correspond exactement à ce qu’on appelle une utopie dans le jargon des genres littéraires. Le premier écrit de ce genre est l’œuvre de l’humaniste anglais Thomas More, en 1516, qui est d’ailleurs l’inventeur du terme Utopia. Autrement dit, étymologiquement, un lieu qui n’existe pas, ou pas encore, mais qu’on s’efforce de décrire pour créer une attraction, pour projeter le monde réel et présent vers cette utopie à réaliser. Dans ce premier écrit du genre, un marin du nom de Raphaël Hytlodée décrit à des personnages – réels – de l’époque sa découverte d’une île – l’île d’Utopia – proposant la “meilleure forme de communauté politique”. Tous les aspects de la vie en société y sont décrits méthodiquement, par le biais d’une correspondance entre humanistes de la renaissance.

On retrouve ce procédé dans Écotopia, qui s’ouvre sur ces mots : “Le Times-Post est enfin en mesure d’annoncer que William Weston, notre spécialiste incontesté des relations internationales, va passer un mois et demi en Ecotopia, où il partira en reportage la semaine prochaine. Seules des négociations diplomatiques au plus haut niveau ont rendu possible cet événement journalistique. Pour la première fois depuis que les États de la côte Ouest ont fait sécession et interdit toute visite et toute communication avec les Etats-Unis, un Américain va effectuer un séjour officiel en Ecotopia. (1)” Le roman se présente comme une succession d’articles abordant chacun un aspect particulier du pays visité, entrecoupés de passages sur le mode du journal intime personnel.

Un pays de hippies ?

Car si Écotopia n’est pas une île, c’est tout de même un territoire fermé, aux frontières protégées. Ses habitants ont donc développé, en vingt ans d’indépendance, une culture de la convivialité bien à eux. Dès son arrivée, William Weston est frappé par une foule de petits indices étranges : les soldats écotopiens l’accueillent avec un sourire chaleureux et des paroles franches qui ne se limitent pas à des banalités administratives ; les trains n’ont pas de sièges mais de la moquette au sol, des plantes vertes, des coussins ; les habitants d’Écotopia ont un look bien à eux. Ils “semblent sortis d’un roman de Dickens : souvent assez étranges, mais ni misérables ni délirants comme l’étaient les hippies des années soixante”. Les observations du journaliste américain ne se limitent donc pas aux données chiffrées et à la politique. Il note des détails et des attitudes qui lui semblent nouvelles, une manière d’être, d’exprimer ses émotions dans la population écotopienne. C’est certes un peu caricatural, mais c’est charmant et audacieux. “La manière dont les gens se comportent entre eux – et avec moi – me rappelle sans cesse quelque chose, sans que je n’arrive à savoir quoi au juste. Je me fais toujours prendre par surprise, j’ai l’impression qu’on me propose une chose merveilleuse – une amitié, l’amour, une vérité cruciale – et puis tout s’évanouit en fumée… Par ailleurs, les gens semblent souvent étonnés, peut-être légèrement déçus, comme si j’étais un enfant qui n’apprenait pas très vite. (Mais que suis-je censé apprendre ?)

Le regard que porte William Weston sur les habitants d’Écotopia et sur leur façon de vivre rappelle parfois certains débats polémiques entre générations que connaissons aujourd’hui – et dont nous avons polémiqué dans ces colonnes ! “On dirait des adolescents qui ont rejeté le mode de vie de leurs parents. Cette attitude va sûrement changer.” On croirait entendre Michel Onfray à propos de Greta Thunberg ! Le journaliste semble aussi parfois désorienté : “La vie ici me paraît parfois sortir d’un passé que j’ai peut-être connu en regardant de vieilles photographiques. À moins qu’il ne s’agisse d’un bond en avant : ces gens, tellement américains malgré leurs étranges coutumes sociales, sont peut-être ce que nous deviendrons.

Le choc par contraste

Autre écho à ce que nous avons vécu récemment : le silence des rues. Combien d’entre nous, pendant le confinement, ont pu faire cette expérience inédite d’un monde dans lequel la majorité des véhicules à moteur avaient disparu ? Bien sûr, cela ne fut possible pour nous que par parenthèse, dans un moment de suspension de l’activité économique. Par contre, en Écotopia, c’est la norme ! “J’ai eu mon premier choc, indique Weston, dès que j’ai mis les pieds dans la rue. Tout était étrangement silencieux.” La place laissée aux véhicules – taxis électriques, minibus, fourgons de livraison – est très réduite sur les routes écotopiennes. “L’espace restant, qui est énorme, est occupé par des pistes cyclables, des fontaines, des sculptures, des kiosques à musique et de ridicules jardinets entourés de bancs. Sur tout le paysage plane ce silence presque lugubre, ponctué par le léger vrombissement des bicyclettes et les cris des enfants. Parfois, aussi incroyable que cela puisse paraître dans l’artère principale d’une capitale, on entend même un oiseau chanter.

Comment une telle société peut-elle fonctionner ? Comment les gens travaillent-ils ? Comment se crée et se répartit la richesse ? Quelle est l’alimentation des Écotopiens ? Comment règlent-ils les conflits ? Y a-t-il des partis politiques différents, une opposition, une vie démocratique ? Aucune de ces questions n’est oubliée dans le roman. Et même si les descriptions sous forme d’articles demeurent assez générales, on ne peut que saluer la vision ultra-complète qu’Ernest Callenbach a pu esquisser. Il y a glissé aussi un vrai cheminement du journaliste, presque une initiation. L’intrigue est légère mais pas inexistante : William Weston va s’attacher, se faire des amis. Autant d’ingrédients qui rendent la lecture d’Écotopia agréable, au-delà de ses nombreuses résonances avec notre situation actuelle.

Agriculture, forêts et “état d’équilibre”

Comment ne pas faire un peu de place, ici, au système alimentaire écotopien ? Il est certainement assez proche de la vision défendue par Nature & Progrès ! Voici ce que répond le vice-ministre de l’alimentation au journaliste américain qui l’interroge : “Au bout de sept ans, nous avons réussi à nous dispenser entièrement des engrais chimiques. Cela en partie grâce au recyclage des déchets autrefois déversés dans les égouts, en partie grâce à l’usage généralisé du compost, en partie aussi grâce à la rotation des récoltes et à l’adoption de nouvelles variétés de graines fixant l’azote, et en partie enfin par des méthodes inédites d’utilisation du fumier animal.

L’alimentation des Écotopiens repose sur des produits non transformés pour la plupart. Certains ont été interdits, d’autres mis sur des “listes noires”. Quand Weston s’interroge sur ces pratiques bureaucratiques, la réponse du vice-ministre est surprenante : il explique que ces listes noires “ne sont pas contraignantes mais exercent une pression morale, pourrait-on dire. Elles sont purement informelles et dressées par des groupes d’études émanant de coopératives de consommateurs. D’habitude, quand un produit apparaît sur ces listes, la demande s’effondre.” N’est-ce pas une forme de réappropriation collective de l’alimentation par les consommateurs, un miroir inversé du poids des lobbies dans notre société ?

Le rapport qu’entretiennent les Écotopiens aux arbres et aux éléments naturels en général peut aussi être illustré par une pratique très originale : “tout individu ou tout groupe souhaitant construire une charpente doit d’abord rejoindre et séjourner dans un camp au milieu de la forêt pour y accomplir son “service forestier” : il s’agit d’une période de travail durant laquelle ils doivent en théorie contribuer à la croissance de nouveaux arbres pour remplacer le bois qu’ils vont consommer.” Cette manière de faire est une aberration économique selon William Weston. Mais elle a pour principal avantage de faire prendre conscience concrètement des conséquences de tout usage de ressources ! Car toute l’économie écotopienne repose sur le principe de l’“état d’équilibre”, l’idée – tellement logique au fond – qu’aucune activité ne doit être productrice de déchets, que tout doit donc pouvoir être recyclé, réinjecté dans un cycle naturel. Un roman précurseur des concepts d’économie circulaire et du zéro déchet !

Voir les crises autrement

Mais attendez. Comment un pays entier pourrait-il s’isoler dans une utopie écologique et sociale sans forcément en payer le prix au niveau du système financier mondial ? Ernest Callenbach n’a pas dissimulé cette difficulté. Il fonde même le nouveau système économique d’Écotopia sur un rapport renouvelé à la crise et aux finalités de l’économie. “Quelques militants écotopiens ont alors introduit une nouveauté dans ce raisonnement jusque-là très logique : pour les individus, le désastre économique n’était pas identique à une catastrophe mettant en péril leur survie même. En particulier, une panique financière pouvait se retourner en un bienfait, à condition d’organiser la nation pour qu’elle mobilise tous ses talents, ses compétences et ses ressources énergétiques au service des nécessités fondamentales de la survie.

L’article de William Weston, à propos de l’économie écotopienne, est peut-être le plus stimulant pour l’imaginaire politique. Il détaille comment le pays utopique a réagi face à l’énorme crise qui l’a frappé dès l’indépendance : nationalisation de l’agriculture, moratoire sur les activités de l’industrie pétrolière, reprise en main des acteurs de la grande distribution… Mais aussi : semaine de vingt heures pour partager le travail et lutter contre le chômage de masse, mobilisation générale de main-d’œuvre pour construire un immense réseau ferroviaire et démanteler toutes les industries devenues indésirables. Plus audacieux encore : Callenbach fait reconnaître à ses personnages que leur niveau de vie a fortement diminué avec la disparition du confort moderne. Il propose un contre-modèle d’activité économique entièrement basé sur la survie collective. “À en croire certains témoins, écrit Weston, le cap mis par le nouveau gouvernement sur la survie biologique et rien d’autre renforça la cohésion de la population et la rassura. Les paniques provoquées par des pénuries alimentaires furent, paraît-il, très rares.”

Une telle phrase pourrait faire craindre une société sans vie démocratique ou culturelle, une sorte de gouvernement autoritaire à vocation de survie et rien d’autre. En Écotopia, il n’en est rien : il y a une opposition démocratique, une culture du débat permanent – assez cocasse d’ailleurs – et un nombre incalculable d’artistes spontanés… Ne me demandez pas comment un tel miracle est possible, je vous répondrais qu’il s’agit de littérature après tout. C’est le propre d’une utopie. Cela fait réfléchir. Et peut-être même agir : à Tilff, en région liégeoise, une ancienne pépinière a été transformée en espace de projets – potagers en permaculture, échanges d’idées et de savoir-faire, méditation, école maternelle – par l’asbl… Ecotopia !

Écrire, lire, débattre, à quoi bon ?

Écotopia n’est pas une utopie complète. C’est une semi-utopie. Ministres, habitants, collègues journalistes, tous le disent à William Weston : ce n’est pas parfait mais ça fonctionne, au moins aussi bien que les USA – avec d’autres valeurs. Certains aspects décrits sont même, pour le lecteur, assez rebutants – je n’en dirai rien toutefois. C’est ce qui donne un charme à Écotopia : malgré le parti pris du roman, indéniable, en faveur d’une autre société plus écologique et plus égalitaire dont Ecotopia est l’incarnation, les modalités pour y parvenir demeurent objet de débats, de tensions, d’introspection du narrateur-journaliste.

Cela lui procure un rôle aussi. Un rôle qui donne toute son importance à son travail de journaliste “hors utopie” et, par extension, à toute activité culturelle ou sociale permettant d’augmenter la compréhension collective du monde, le recul critique, la puissance d’agir. “Mon travail est mon principal plaisir dans la vie, dit-il à une séduisante écotopienne. Il me donne un sentiment de puissance, car je m’adresse aux gens, à beaucoup de gens ainsi qu’aux responsables en mesure d’agir. Et puis, en écrivant un article, je me sens compétent, assez intelligent, ouvert et informé pour comprendre des événements hors du commun et les mettre en perspective.” William Weston est assez nombriliste dans cette tirade. Mais si vous lisez Ecotopia, vous verrez qu’il finit par changer au contact de l’utopie. La fiction ne le dit pas mais qui sait si ses articles n’en auront pas changé des milliers d’autres ?

Note :

(1) Toutes les citations de cet article proviennent du roman Écotopia d’Ernest Callenbach, Éditions Rue de l’Échiquier, 2018, traduction française par Brice Matthieussent (1975 pour l’édition originale en anglais).

Fallait-il vraiment annuler Valériane ?

Coup dur pour tous les fidèles du salon Valériane, organisé par Nature & Progrès… Coup dur pour tous les bio de la première heure – et des suivantes – qui aiment s’y retrouver pour bavarder, manger ensemble, trinquer avec enthousiasme… et modération ! En 2020, Valériane n’aura pas lieu ! Fut-ce une sage décision ? Nature & Progrès s’explique…

Interview de Jean-Pierre Gabriel, président du Conseil d’administration de Nature & Progrès.

Propos recueillis par Dominique Parizel

Valériane
- Jean-Pierre, fallait-il vraiment annuler Valériane ?

Le problème est évidemment que personne n’a de boule de cristal. Le pic mondial de la pandémie n’est toujours pas dépassé à l’heure où nous parlons et bien malin qui peut dire où nous en serons début septembre, même en Wallonie… De toute façon, les événements « de masse » sont interdits jusqu’au 31 août, et les dates de Valériane sont d’ailleurs fort proches de cette limite. Or nous avons vu bien des organisations comparables à notre salon « tomber » les unes après les autres… Nous avons tenté de résister le plus longtemps possible, eu égard à la grande fidélité de notre public et de nos exposants mais nombre d’entre eux, par mesure de prudence, se sont eux-mêmes progressivement désistés et rien n’indique qu’une fois septembre venu, notre public aurait jugé raisonnable de tenir un salon dont le principal atout est justement le contact et la chaleur humaine… Préparer un rassemblement festif de plusieurs milliers de personnes, alors qu’une seconde vague de Covid-19 n’est toujours pas exclue, nous est finalement apparu comme indéfendable.

- Une décision particulièrement douloureuse, on l’imagine aisément ?

La balance entre le rationnel et l’émotionnel l’a fait pencher du côté financier ; c’était sans doute l’attitude la plus raisonnable même si les conséquences peuvent être dommageables. Je n’imaginais pas devoir vivre cela, à la tête d’un conseil d’administration que je préside. Nous sommes là, chaque année, sans interruption depuis 1985, une époque où il fallait vraiment beaucoup de courage pour se réclamer de l’agriculture biologique, une période où l’écologie balbutiait et n’était pas encore vraiment prise au sérieux par le commun des mortels… Avec le public fidèle du salon Valériane, nous avons parcouru ensemble toutes les étapes d’une prise de conscience difficile, tout en nous efforçant de l’accompagner de passages à l’acte, pour notre santé et celle de la terre… Nous avons fait, ensemble, notre crise d’adolescence et nous pensions, à trente-six ans, avoir enfin atteint l’âge de la maturité. Un fait inattendu en a décidé autrement… Nous démontrons depuis 1985, par la tenue du salon Valériane, que l’agriculture biologique, le lien direct entre le producteur et le consommateur, l’autonomie en matière d’agriculture et d’alimentation, ainsi que le circuit court évidemment, sont les pistes les plus sérieuses pour nous garantir une alimentation de qualité. Durant le confinement, ce sont justement ces valeurs que les citoyens ont plébiscitées. Le thème de Valériane 2020, « Dès demain du 100% bio et fait maison » était donc, une fois encore, judicieusement choisi. Gageons que nous en reparlerons en 2021…

- Comment nos exposants ont-ils accueilli cette décision d’annulation ? Pourrons-nous compter sur leur participation pour l’édition 2021 ?

Nos exposants nous ont généralement témoigné une grande solidarité et je tiens à les en remercier. Le sentiment dominant était bien sûr une certaine tristesse, liée à la grande incertitude des moments que nous traversons. La grande majorité nous adressa ses encouragements à revenir plus résolus et plus forts encore, à l’automne 2021, jugeant finalement que notre décision était sage, même si elle était évidemment regrettable… Précisons que beaucoup d’entre eux hésitaient à s’inscrire vu les incertitudes qui pesaient sur la possibilité de tenir, cette année, notre salon Valériane, car il restait toujours un gros point d’interrogation pour les événements d’automne. Beaucoup n’y croyaient pas et les inscriptions arrivaient au compte-goutte… Certains trouvaient les mesures sanitaires trop strictes pour permettre un événement convivial et ceux qui avaient une ou plusieurs frontières à traverser craignaient d’être placés en quarantaine lors du retour au pays… Beaucoup évoquèrent des questions de trésorerie ; d’autres avaient déjà beaucoup plus de boulot que d’habitude, vu la confiance renouvelée que témoigna le consommateur durant la crise à tout ce qui est vente directe… Plus de la moitié des exposants avaient cependant déjà répondu présent et se montrèrent très compréhensifs lors de l’annonce de l’annulation, nous assurant de leur présence en 2021.

- Les pouvoirs publics, en ce qui concerne les foires et salons, étaient dans l’incapacité de prédire de quoi la rentrée serait faite ?

Le Conseil d’administration de Nature & Progrès dut se rendre à l’évidence, dans le courant du mois de juin : nous ne pouvions pas continuer à engager des frais pour un salon sans « certitude ». Les gros événements publics, comme les Fêtes de Wallonie, étaient déjà annulés depuis bien longtemps. De petits événements furent ensuite progressivement réautorisés, vu le bon déroulement du déconfinement au début de l’été… Malheureusement, Valériane accueille vraiment trop de monde et un monde qui a tellement de bonheur à être là qu’il aime passer de longues heures entre les murs de Namur Expo…

Nul ne pouvait prédire alors ce que serait vraiment la situation sanitaire au mois de septembre, et à quel stade en serait la pandémie, car rappelons-le le virus est toujours bien présent chez nous, même s’il n’a heureusement guère circulé pendant l’été… Qu’un salon Valériane soit éventuellement un cluster de contamination est un scénario cauchemardesque que nous ne pouvions, en aucun cas, envisager. Il n’est d’ailleurs absolument pas sûr que le public aurait répondu à notre invitation si nous avions voulu courir le risque de maintenir ce grand rassemblement. De toute façon, c’est le public qui a toujours raison, et l’organisateur tort s’il est d’un avis contraire…

- C’est un coup dur pour le secteur bio ?

Non, pas du tout. Au contraire, c’est un peu la « rançon de la gloire » ! La crise du Covid-19 a permis, à l’ensemble du secteur, de franchir un palier important, véritablement boosté par des consommateurs en mal d’une confiance que seul le contact direct, humain, semble désormais en mesure de ramener. Si le secteur bio a souffert, par conséquent, c’est surtout d’avoir à faire face à un volume de travail vraiment inattendu. Mais je crois que, globalement, nos producteurs et nos transformateurs sortent de cet épisode grandis et heureux. La bio fait une nouvelle crise de croissance dont le salon Valériane est, hélas, une très malheureuse victime collatérale. Comme le sont d’ailleurs l’ensemble des manifestations du même genre qui ne trouvent guère de solution pour continuer à exister… Valériane c’est surtout un moment chargé d’émotions où les acteurs de la bio aiment se retrouver pour parler d’avenir. Ce n’est que partie remise, espérons-le…

- Un coup dur pour Nature & Progrès, alors ?

Cela, sans aucun doute… On se souviendra de 2020 comme d’une année particulièrement pénible, du point de vue financier, pour notre association. Toutefois, un salon peu fréquenté et pauvre en temps forts aurait peut-être été pire que pas de salon du tout. Nous ne voulions pas non plus d’allées clairsemées, avec peu d’exposants sans enthousiasme, parcourues par un public méfiant n’éprouvant aucun plaisir à être là. Nous avons donc simplement pris acte du fait que les astres n’étaient pas alignés ! Ce qui n’arrange malheureusement pas nos bidons… Le salon est évidemment le noyau de notre année d’activité, c’est l’élément-pivot de la vie de notre association autour duquel énormément de choses sont structurées. De plus, un tel événement annulé, c’est déjà beaucoup de frais engagés ! En fait, la grande majorité des frais l’étaient déjà. En pure perte, par conséquent…

- C’est également un grand rendez-vous du secteur associatif qui n’a pas lieu ?

Bien sûr ! Nous savons tous que le salon Valériane est beaucoup plus qu’un simple marché – même si c’est toujours le plus grand marché bio de Belgique ! – où l’on vient juste faire ses courses, avec cette originalité chère à Nature & Progrès pourtant qu’on peut y rencontrer ceux et celles qui fabriquent ce que nous mangeons. L’aliment est beaucoup plus, à nos yeux, qu’un vulgaire objet de commerce dont on tire profit… Le secteur associatif, bien sûr, y est très présent et est également particulièrement touché par cette crise sanitaire ; il ne pourra pas non plus, malheureusement, rencontrer son public, en ce début septembre. Toutes les associations sont mises à mal cette année. Or le salon Valériane est, depuis trente-cinq ans, un véritable lieu d’échange et de confrontation d’idées où se retrouvent les associations et où elles peuvent dialoguer en toute tranquillité avec le simple citoyen. Pour beaucoup, le salon Valériane est le véritable point d’orgue qui marque la rentrée. Ne pas retrouver cela, en 2020, accuse encore un peu plus le fait que nous vivons une véritable année charnière… Qui nous mènera vers quoi ? Il faudra encore vivre quelques autres éditions du salon Valériane pour le savoir…

- Un an de perdu pour les grandes revendications de Nature & Progrès ?

Ce serait vraiment exagéré de dire une chose pareille. Néanmoins, c’est évidemment de notre plus belle tribune dont nous sommes privés cette année… Le thème choisi pour l’édition 2020, « Dès demain du 100% bio et fait maison » semble à ce point s’imposer à présent comme une évidence que nous allons lancer, dès ce mois de septembre, un vaste mouvement pour que notre alimentation soit totalement, inconditionnellement et indiscutablement bio. Riche en contacts et en respect humains… Et, plus encore, qu’elle soit faite maison, sans hésitation et exactement comme nous le voulons ! « Faite maison », cela signifie pour nous que le producteur va le plus loin possible dans la transformation de ses productions, en s’affranchissant des intrants et en produisant lui-même les aliments de son bétail et en transformant lui-même ses céréales en farine… Cela signifie aussi, pour le consommateur, jardiner autant que possible pour produire les légumes et cuisiner les bons ingrédients bio achetés chez les producteurs. Et tout cela, bien entendu, dans un esprit d’échange de pratique et de savoirs… Notre association est riche de producteurs et de transformateurs qui ne demandent qu’à proposer les fruits de leur travail, elle est riche de bénévoles férus de jardinage et passionnés de cuisine qui ne demandent qu’à partager leurs connaissances afin d’améliorer l’alimentation quotidienne de tout un chacun… Nous avons des auto-constructeurs qui développent des techniques de construction originales et qui mettent en avant des matériaux issus des sous-produits de l’agriculture de notre région… Pour rattraper le salon perdu, l’année qui vient sera donc parsemée d’ateliers et de conférences, de moments privilégiés sur nos réseaux sociaux et ailleurs qui mettront en relation toutes les personnes qui désirent produire et consommer dans le respect de l’humain et de l’environnement… Nous pouvons donc déjà annoncer qu’au vu de la demande croissante qui se ressent chez nos concitoyens, le thème « Dès demain du 100% bio et fait maison » sera, bien entendu, maintenu pour l’édition 2021. Nous avons toute une année pour le travailler en profondeur… Stimulons dès maintenant les changements qui sont dans l’air et dont le salon Valériane 2021 verra le plein épanouissement !

- Quel effet l’annulation aura-t-elle sur nos activités d’éducation permanente ?

Nous n’insistons sans doute jamais assez sur l’importance que revêt ce grand rendez-vous en matière d’éducation permanente, tant pour Nature & Progrès que pour d’autres associations qui y sont présentes… Nous serons donc contraints de faire l’impasse sur d’importantes conférences ainsi que sur les débats politiques qui sont habituellement programmés à cette occasion. Les activités de clôture de nos projets d’éducation permanente sont également compromises mais ce n’est évidemment que reculer pour mieux sauter car ces activités reprendront, dès cet automne, principalement par le biais de nos groupes locaux…

- Le Covid-19 semble avoir globalement donné un nouveau coup de pouce à la prise de conscience écologique ?

Le scénario linéaire, le business as usual, ne semble plus envisageable pour personne, y compris pour nous. Nous martelons à nos concitoyens qu’ils doivent apprendre à être résilients ; eh bien, soyons-le nous aussi et sachons rebondir pour imaginer un salon encore plus adapté à l’époque que nous traversons… Mais qu’est-ce qu’un salon résilient face à un virus et à une pandémie mondiale, je dois avouer que je n’en ai pas la moindre idée. Des plus jeunes que moi pourront peut-être m’aider à y réfléchir…

- Nature & Progrès pourra-t-il redémarrer de plus belle en 2021 et offrir à son public fidèle une version post-Covid-19 de son salon Valériane ?

Le défi est énorme ! Mais si notre public et nos fidèles exposants le veulent, nous sommes évidemment prêts à le relever. Diverses questions, pas forcément nouvelles, se reposeront cependant avec plus de gravité encore : celle des infrastructures, par exemple, Namur Expo étant toujours plus cher et plus mal adapté à nos besoins… Sans doute aurons-nous un important effort de créativité à produire pour cheminer vers un quarantième salon Valériane. Un salon qui reflète vraiment les enjeux du XXIe siècle…

- Cela traduira, quoi qu’il en soit, un engagement ferme et réaffirmé de la part de Nature & Progrès en faveur d’un monde plus écologique ?

Rien ne sera plus pareil avec le Covid-19, et même après lui… Le monde change et la cause de l’écologie est de mieux en mieux comprise. Elle suscite, auprès des générations montantes, une réelle adhésion positive. C’est donc le moment d’en finir, par exemple, avec ceux qui parlent encore d’ »écologie punitive ». C’est un non-sens ! Les écologistes n’ont pas inventé les crises environnementales et climatiques juste pour embêter les capitalistes et pour empêcher le peuple de s’épanouir en consommant… Au contraire, l’écologie est la solution, sans doute la seule, qu’on puisse apporter à l’épuisement des ressources et au dérèglement du climat. Les faits mettent aujourd’hui le peuple des consommateurs face à ses responsabilités ! L’écologie impose toutefois un changement radical de mentalité : plutôt que d’être celui, ou celle, qui sait tout et qui court partout, il faut d’abord faire la paix avec soi-même et avec le monde alentour. La crise de la biodiversité, la crise climatique nous montrent que l’homme n’est pas au-dessus de la nature : il y en fait intrinsèquement partie ! Toute l’alimentation du monde n’est disponible que parce qu’une mince couche de quelques centimètres de terre produit tout ce que nous mangeons. L’homme, quelle que soit son intelligence et sa richesse, n’est donc rien sans la nature qui l’entoure. Il est inutile de cueillir toutes les pommes pour le seul plaisir illusoire et dangereux de posséder beaucoup de pommes ; il en faut aussi pour les oiseaux, pour les insectes et pour les vaches… Il en faut qui pourrissent par terre pour libérer la semence et donner vie à de nouveaux jeunes pommiers…

En fait, ce n’est même pas vraiment notre problème. Prélevons juste le minimum et regardons la nature faire le reste. Elle fait tout cela beaucoup mieux que nous ne pourrions jamais le faire nous-mêmes – ou qu’une prétendue « intelligence artificielle » pourrait le faire à notre place – et nous serons plus heureux de la voir faire pleinement ce qu’elle fait si bien dans l’intérêt de tous…

L’électricité bio, ça existe !

« Il y aura un avant et un après Covid-19« , a-t-on entendu partout. Sûr ? Au-delà des bonnes intentions, changer de cap ne sera pas une mince affaire. Manger local, utiliser davantage son vélo, cultiver son jardin… Cela suffira-t-il ? « Intuitivement, nous savons que non« , affirme Mario Heukemes, responsable de la coopérative COCITER, le fournisseur d’électricité citoyen wallon. Nous avions déjà rencontré Mario en 2016, quand COCITER n’était encore qu’une société naissante. Aux yeux de Nature & Progrès, le modèle qu’illustre COCITER est absolument inégalable tant il donne tout pouvoir aux gens qui ont besoin d’électricité. Nous y revenons donc, en donnant la parole au représentant d’une de ses coopératives coopératrices…

Par Jean-François Cornet

Introduction

Dans la conjoncture particulière que nous vivons aujourd’hui, le modèle coopératif mis en place par COCITER trouve tout son sens et pourrait être une des clés du changement. Nous retrouvons Mario pour faire le point sur l’évolution de COCITER et l’interroger sur la pertinence de cette initiative dans le contexte de l’après-Covid-19.

« Aucun basculement significatif ne s’opérera sans une modification profonde de certains secteurs stratégiques, affirme Mario Heukemes. Ceux-ci sont majoritairement aux mains de multinationales ou de grandes entreprises privées qui ne voient, bien sûr, aucun avantage à ce que le système change. »

Parmi ces domaines stratégiques à réinventer, on trouve entre autres le secteur bancaire, l’agro-alimentaire, la téléphonie mobile ou l’énergie. Ces domaines, beaucoup les pensaient réservés à une élite industrielle. Pourtant des citoyens, regroupés en coopératives, les ont déjà investis et se sont réappropriés les connaissances et les compétences nécessaires, qu’ils mettent ensuite au service de la population. NewB, Paysans Artisans, Neibo, COCITER… : la preuve est faite qu’il n’y a plus de chasse gardée !

Toutes les électricités ne se valent pas

« Nous avons fait nôtre le slogan « Pour changer le monde, changeons déjà d’électricité ! », poursuit Mario Heukemes. Il faut du changement. Mais ce n’est pas gagné. Le dérèglement climatique cause déjà, et causera encore, bien plus de dommages que le Covid-19, on le sait. Alors, à quoi sommes-nous prêts pour changer le monde ? A explorer des chemins de traverse ? A privilégier le collectif ? A renoncer à une consommation low cost ? Quand je choisis mon fournisseur d’électricité, je n’achète pas seulement l’électricité qu’il me vend. Je choisis aussi le modèle économique et social qu’il défend, je soutiens sa façon d’agir sur l’environnement, j’adhère à sa vision de la société future. Je choisi le monde dans lequel je veux vivre. Or quels sont les critères qui nous guident quand nous choisissons notre électricité ? Pour beaucoup d’entre nous, ce sont les prix. Nous soutenons ainsi le modèle low cost dont on a vu, dans d’autres domaines, à quelles aberrations il nous menait. Nous sommes malheureusement encouragés dans ce choix par certaines organisations de consommateurs et des plateformes d’achat groupé. Et tant pis pour la provenance réelle des kWh et la qualité de la production ; et tant pis pour le greenwashing, les promotions aguichantes – qui ne sont que temporaires – et les conditions en petits caractères ! Tant pis aussi pour le modèle économique dont nous sommes, du coup, le support ! Non, toutes les électricités ne se valent pas ! »

C’est aussi l’avis de Greenpeace. Dans son classement des fournisseurs d’électricité en Belgique, l’ONG donne à COCITER la meilleure note et une mention flatteuse : « cette coopérative couvre 100% de ses livraisons par une production d’électricité durable. L’énergie aux mains de la population, c’est l’avenir ! », peut-on lire sur le site de Greenpeace, www.monelectriciteverte.be.

Une électricité d’origine contrôlée

Pourtant, quelle que soit l’origine de l’électricité que nous consommons – renouvelable, nucléaire et autre fossile -, sa qualité est apparemment la même : les ampoules éclairent nos maisons de la même façon, les radiateurs chauffent pareillement, les appareils électroménagers fonctionnent tout aussi bien – ou tout aussi mal. Qu’est-ce qui est différent, alors, avec l’électricité de COCITER ? « Pour nous, explique Mario, ce qui fait la qualité d’une électricité, c’est son origine : d’où vient-elle, comment a-t-elle été produite, par qui, avec quelle conséquence sur l’environnement, sur la planète et ses habitants ? Qui profite des bénéfices engendrés ? Chez COCITER, c’est simple : l’électricité fournie aux consommateurs est celle produite en Wallonie par les coopératives citoyennes. Les coopérateurs des coopératives associées sont les propriétaires de leurs outils de production et de leur fournisseur d’électricité. C’est le circuit court de l’électricité. C’est un modèle unique en Wallonie ! Nous garantissons ainsi une électricité 100% durable, 100% locale, 100% contrôlée et gérée démocratiquement par les citoyens. C’est une électricité d’origine contrôlée. C’est ça, une électricité de qualité ! Nos prix sont dans la moyenne des autres fournisseurs alors que, contrairement à eux, nous n’avons aucune condition du type « factures par Internet obligatoire » ou « paiement trimestriel à l’avance ». Nous sommes encore une jeune société et nous avons des frais que nous n’aurons plus dans quelques années… COCITER vend l’électricité au prix coûtant, seuls les frais de fonctionnement doivent être couverts. Et évidemment, plus les clients seront nombreux, plus ces frais diminueront. »

L’électricité bio, ça existe !

Une salade bio, c’est meilleur pour la santé. Mais c’est aussi meilleur pour la terre, pour la biodiversité, pour la planète. La manière dont le maraîcher l’a cultivée, les soins qu’il lui a apportés, le respect de la nature dont il a fait preuve dans son travail, le circuit court qu’il privilégie, voilà ce qui fait la qualité de sa salade. Il en va de même pour l’électricité, explique Mario Heukemes.

« Notre électricité, c’est comme une salade bio. Nous la produisons localement avec grand soin, avec un maximum de respect pour l’environnement et nous la livrons en circuit court. Et comme le maraîcher, nous travaillons selon les principes de l’économie sociale et durable. En résumé, c’est vraiment de l’électricité bio ! »

COCITER veille également à la diversification de ses sources. Si la production des coopératives partenaires de COCITER reste principalement d’origine éolienne, elle s’est cependant diversifiée ces dernières années. Elle provient maintenant aussi d’une unité de biométhanisation, de panneaux photovoltaïques et de turbines hydrauliques. Cette diversification renforce les capacités et la solidité de l’offre de COCITER. Par ailleurs, de nouvelles coopératives se sont jointes aux coopératives de départ.

« Actuellement, treize coopératives sont partenaires dans COCITER, précise Mario Heukemes. Nous fournissons aujourd’hui cinq mille deux cents ménages et nous produisons suffisamment pour seize mille ménages. De nouvelles unités de production sont en préparation qui nous permettront, dans les années à venir, de fournir encore davantage de ménages. Il n’y a donc aucun risque que nous manquions d’électricité. »

Un fournisseur à taille humaine

Autre nouveauté, chez COCITER, le capital s’est ouvert à d’autres actionnaires qui partagent les mêmes valeurs que les coopératives citoyennes. W.Alter – anciennement, la SOWECSOM, c’est-à-dire la Société wallonne d’économie sociale de la Région wallonne -, la Fondation pour les Générations futures et les Cercles des Naturalistes de Belgiques se sont engagés aux côtés de COCITER.

« C’est un geste fort de leur part, se réjouit Mario. Nos objectifs et nos valeurs sont les mêmes : réappropriation des biens communs, lutte contre les dérèglements climatiques et protection de la biodiversité, gouvernance démocratique, consommation responsable. Leur adhésion, au-delà du soutien financier apporté, représente surtout, pour nous, un bel encouragement. C’est aussi une reconnaissance du travail effectué jour après jour, avec enthousiasme, par les équipes de terrain. »

Les équipes de terrains, parlons-en. La plupart des coopératives citoyennes fonctionnent grâce à des équipes de bénévoles. Mais elles se professionnalisent au fur et à mesure de leur développement et, dès qu’elles le peuvent, elles engagent du personnel salarié. Quant à COCITER, il emploie actuellement six personnes, soit trois « équivalents temps plein » (ETP) et demi. Une structure encore modeste donc, mais qui s’étoffe d’année en année.

« Notre taille nous permet d’être proches et à l’écoute des clients, aime à souligner Mario Heukemes. Quand un client téléphone, ce n’est pas un robot qui l’accueille en lui demandant de taper 1 ou 2… C’est Fabienne ou Guido qui répondent et le dialogue est toujours chaleureux. Nous tenons à cette spécificité de fournisseur à taille humaine. Nos clients ne sont pas juste des « clients », ils participent avec nous au circuit court de l’électricité, nous sommes co-responsables de COCITER. Ça, c’est le cœur de notre projet coopératif : remettre le citoyen au centre de l’activité économique, lui redonner du pouvoir et de la responsabilité. »

Une gouvernance partagée et solidaire

COCITER est une coopérative rassemblant treize coopératives citoyennes wallonnes qui produisent de l’électricité verte. Ce sont donc les coopérateurs de ces coopératives qui sont propriétaires de leur fournisseur. Ce modèle économique permet de garantir un prix juste pour les clients. Quant à la gouvernance interne de COCITER, elle se veut participative.

« Chaque coopérative associée, explique Mario, participe aux décisions et aux orientations stratégiques de la société. Quelle que soit sa taille et l’avancement de ses projets de production, quel que soit son apport financier à la structure commune, chacune a la possibilité de participer aux discussions au sein des instances de décisions. Le principe d’organisation en cercles permet à celles et ceux qui le souhaitent de s’investir dans un ou plusieurs aspects de la gestion qui lui tiennent à cœur. C’est un modèle exigeant mais qui permet à tous les associés de trouver leur place dans le fonctionnement de la société. »

La crise du Covid-19 nous l’a rappelé, parfois douloureusement : notre modèle économique et social a trop longtemps négligé l’humain et le collectif. Deux valeurs qui fondent COCITER, fournisseur atypique, bien en phase donc avec la société résiliente dont nous avons besoin.

COCITER – le Comptoir Citoyen des Energies renouvelables
www.cociter.be – 080/68.57.38

Dès demain du 100% bio et fait maison

Tel devait être le thème de notre salon Valériane 2020… Mais, si le salon n’a pas lieu, la proposition qui est ainsi faite à chacun.e d’entre nous reste évidemment, plus que jamais, d’actualité. Qu’est-ce que le « fait maison » ? Quelle est la réalité derrière la formule ? Elle recouvre, vous vous en doutez, une très grande diversité d’approches et de méthodes… Nous avons donc sollicité, pour y voir un peu plus clair, le témoignage de cinq « proches » de Nature & Progrès. Nous leur avons posé quatre questions très simples pour les laisser évoquer librement leur rapport à la nourriture. Matière à réflexion…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

Les quatre questions :

  1. Quel a été ton parcours vers le « fait maison » ?
  2. Où situe-tu ton degré d’autonomie alimentaire ?
  3. Table-tu plutôt sur l’autoproduction ou sur la proximité avec les producteurs locaux ?
  4. As-tu des « trucs et astuces » à recommander ?
Patricia, quelque part en Hesbaye liégeoise, est très active sur facebook

1- J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à manger et à découvrir des saveurs. J’ai toujours été intéressée par l’environnement et la nature, j’ai toujours aimé les balades… Avec mon groupe facebook, je me considère comme une « délivreuse » de savoir-faire, dans les deux sens du terme : je les libère là où ils sont resté coincés et je les apporte à ceux qui en ont besoin, pour gagner en qualité de vie sans nuire à l’environnement. Je propose juste ce que je fais tous les jours : des choses qui me paraissent simples mais qui ne le sont peut-être pas aux yeux de quelqu’un d’autre. Nous avons tous une histoire familiale riche de connaissances singulières qui doivent absolument être partagées. Une recette n’est une chose figée ; elle doit toujours être transformée par celui ou celle qui la fait. Moi, je propose des recettes avec ce qu’on a sous la main car je trouve la cuisine trop souvent inutilement sophistiquée.

2- Autonomie est un terme à la mode. Moi, je suis autonome au saut du lit mais, quand j’arrive au déjeuner, il me faut du thé, du café, du lait, du sucre… Et, même si je fais mon pain moi-même, je n’ai pas cultivé la céréale… Pour nourrir une famille entière, il faudrait cultiver un hectare car les céréales prennent énormément de place. Donc, même si nos potagers nous rendent plus autonomes, la collaboration avec des professionnels est indispensable. Il m’est difficile de m’engager pour les agriculteurs, même si j’en côtoie souvent. Je préfère donc parler de consommation en circuits courts, de résilience et d’efficience en cuisine. Ce serait déjà pas mal, pour beaucoup de monde, d’être autonome en cuisine, au fourneau. Si j’achète un colis de bœuf, j’aurai des beaux morceaux et des moins beaux morceaux que j’aurai autant de plaisir à manger… à condition de savoir les cuisiner ! Des carbonades qui mijotent, tout un après-midi, embaument toute la cuisine. C’est terrible, croyez-vous, cela prend des heures ? Du calme ! Venez sur mon groupe pendant que cela cuit. Ou allez vous promener… S’organiser est indispensable mais il ne faut pas non plus devenir l’esclave de ses convictions. Il y a des jours où on peut juste ouvrir une boîte de sardines… Toutefois, les nombreuses petites aides culinaires qui sont très utiles – comme les légumes lactofermentés en bocaux -, il faut pouvoir prendre le temps de les faire. Ce sont des activités qui déstressent…

3- Je cultive une petite parcelle dans mon jardin – quelques plants de courgettes et de potirons, des poireaux, des betteraves et des salades – où j’ai surtout des aromatiques, ainsi que des fraises et des petits fruits. J’ai aussi une parcelle dans un jardin communautaire, à Awans, où on m’a même demandé d’être présidente. Sans doute parce que j’avais un beau chapeau… Je suis bénévole au Valeureux et également chez Hesbicoophttps://hesbicoop.be/ – quand j’arrive à quitter ma cuisine et mon écran d’ordinateur… Hesbicoop est une centrale où les producteurs amènent leurs marchandises qui sont ensuite dispatchées vers différents centres de ralliement où nous les répartissons en paniers pour les particuliers. C’est du local où nous incorporons un peu d’équitable. Une solution qui permet aussi d’éviter des déplacements inutiles en voiture, le problème du circuit court étant souvent de devoir courir à dix endroits différents pour dix denrées différentes. Nous proposons un juste milieu : tout centraliser pour ne faire qu’un trajet par semaine…

4- Un truc ? Faites du bouillon maison ; on peut en faire énormément de choses… Pour mes préparations, je fais deux casseroles de bouillon par mois que je stocke au frigo et au congélateur. Tous les quinze jours, j’achète environ trois kilos de carcasses crues de poulets bio. Je les cuis une première fois à petits bouillons dans une grande quantité d’eau – avec de la sauge, du thym, du laurier et du romarin réduits en poudre -, ce qui permet de retirer facilement les chairs. Je récupère ainsi un tiers du poids en effilochés de volaille. Soit environ un kilo de viande bio pour deux euros !

Cela prend du temps ? Ben oui. Je me pose dans ma cuisine pendant une demi-heure et je ne ressens pas ça comme une corvée. Je rêvasse en occupant mes mains… Je les replonge les carcasses nettoyées dans le bouillon pour qu’elles libèrent un maximum de goût, je passe ensuite le jus au tamis et j’ajoute ou non des légumes en fonction des utilisations prévues. Le faire à ce moment-là permet de ne pas avoir les légumes empêtrés dans les petits os. Ce temps investi me permet d’avoir, en permanence, sous la main un exhausteur de goût naturel et nourrissant. Et plus un kilo de viande pour un moindre coût… Ce bouillon, vous pouvez le servir, avec légumes et effiloché de volaille, en plat unique, en ajoutant simplement des céréales. Ou le transformer en bol « ramen », en y ajoutant de la sauce soja… Ou encore ajouter les effilochés dans une salade… Ou comment faire de la top cuisine en valorisant juste un « déchet »…

Joseph, du côté de Waremme, encadre un potager collectif…

1- Nous faisions un jardin, à la maison, dans les années cinquante, comme tout le monde en faisait à l’époque. C’était du bio avant l’heure… Cette culture subsiste toujours chez moi aujourd’hui ! Les gens – dont mes parents d’origine polonaise qui ont été déportés pendant la guerre – avaient subi d’immenses privations. La nourriture était donc une chose très importante à leurs yeux mais ce qui l’était encore plus c’était que leurs enfants ne connaissent pas ce qu’ils avaient vécu. L’érosion de la part consacrée à l’alimentation, dans le budget d’un ménage, l’a fait passer de 50% après la guerre à moins de 15% actuellement. Il y a tout un débat de société à faire autour de cela : pourquoi consacrons-nous moins de budget et moins de temps à nous soucier de la qualité de notre alimentation ? Cela a-t-il vraiment un sens ?

2- A la maison, nous ne produisons pas tout nous-mêmes ; nous n’avons pas de bétail ni même de petit élevage. Nous sommes de très petits consommateurs de viande et sans doute l’âge y est-il pour quelque chose ? Notre production concerne donc essentiellement les fruits et légumes. Nous achetons peu de choses et, quand c’est le cas, c’est du bio. Je ne saurais donc dire si la qualité globale de l’alimentation, ainsi que certains le prétendent, a baissé depuis l’époque de mes parents. Toutefois, notre propre récolte de pommes de terre nous mène de la fin juin jusqu’à février-mars et nous achetons des patates bio pour faire la soudure. La différence est évidente avec ce que je fais au jardin ; on sait qu’on mange des pommes de terre mais pas beaucoup plus que cela. Je ne me prononcerai donc pas sur les pommes de terre en conventionnel…

Je connais beaucoup de travailleurs détachés polonais qui travaillent dans le maraîchage en Hesbaye ; je leur rends à l’occasion l’un ou l’autre service de traduction pour remplir des documents. Ils me donnent en remerciement des surplus de production bio destinés à la benne quand il y a un excédent momentané. Si je compare un poireau de cette production avec un poireau de mon jardin, je dirais qu’il faut vraiment mettre le nez dedans pour savoir ce que c’est. Je pense donc que la baisse globale de qualité est malheureusement bien réelle et tient au fait que les méthodes culturales bio sont identiques à celles du conventionnel, hormis évidemment pour tout ce qui concerne les intrants. Ceci dit, on ne parle de conventionnel que depuis cinquante ans ; avant cela, tout était en bio « sans le savoir »…

3- Notre autonomie est assez élevée sur la partie maraîchère. Je mange peu de fruits, n’étant pas sucre du tout. Ma femme l’est de moins en moins… Et nous consommons peu de viande, pas de poisson… Nous nous rendons bien chez les producteurs locaux mais nous sommes parfois un peu gênés de ne prendre chez eux que les tchinisses qui nous manquent… Nous faisons peu de conserves – nos surplus sont congelés – en restant attentifs à consommer le plus frais possible. Nous faisons bien sûr un peu de lactofermentation – choucroute et cornichons -et nous séchons également des fruits mais de manière très marginale. Nous faisons des coulis de tomates et des pesto… Nous avons un extracteur, pour faire des jus de fruits et de légumes, et nous faisons notre propre pain, avec les farines d’Agribio ou de Vajra

Le jardin collectif de La prêle, au sein duquel je suis actif pour la huitième année, a surtout pour but de montrer que des gens qui se déplacent pour cultiver sur un lieu collectif, s’en sortent très bien en n’y consacrant pas plus de deux ou trois heures par semaine pour environ cent vingt-cinq mètres carrés. Tout est affaire d’organisation ; les jardiniers qui ont un jardin trop grand ne savent souvent pas par où commencer quand tout est à faire en même temps… Pour des gens inexpérimentés, se faire encadrer est souvent très utile car les causes d’échecs sont plus nombreuses que les réussites… Je pense que le jardin est source de grandes économies ! Pas sur le prix de ce qu’on produit mais par rapport à tout ce qu’on n’achète plus. Car le ménage qui prend goût au jardinage vit dans son jardin et les autres stimulations extérieures perdent beaucoup de leur impact. On va s’amuser au jardin, on se fait de bons petits repas et on est heureux comme cela ! Être en harmonie avec sa propre personnalité et avec la nature environnante est le principe même de la décroissance.

4- Je préconise l’utilisation de la « marmite norvégienne » pour cuisiner en faisant de belles économies d’énergie. Mais cela mérite un article spécifique…

Carine, dans le Brabant Wallon, ou comment marier opportunisme et créativité…

1- Une infirmière qui s’occupait de moi, dans une période difficile de ma vie, m’a un jour annoncé qu’elle allait se mettre à faire du pain au levain, du pain bio… C’était il y a plus de quarante ans ! Le pain étant la base de l’alimentation, tout a commencé par là et mon esprit s’est ouvert. J’ai ensuite suivi des cours sur le jeûne, les soupes, l’alimentation végétarienne, etc. J’ai pris conscience de la nécessité d’assainir la façon dont je me nourrissais et dont je nourrissais les autres. A commencer par mes propres enfants qui, à leur tour, ont été très sensibles à toutes les questions liées à la nourriture, au « zéro déchet », etc. Tout cela m’amène aujourd’hui à une très grande autonomie alimentaire, en ce sens que, si j’ai envie de soupe, je fais le tour du jardin et je trouve une ortie et de l’égopode auxquels j’ajoute la patate qui traîne dans mon panier et les deux carottes qui restent dans mon frigo… La créativité fait partie de ce que je suis devenue. Je récupère tout ! Si un magasin met devant sa porte du pain rassis pour les animaux, eh bien, je ne le donne pas aux animaux et je le mange moi-même ! Je peux donc me débrouiller avec un budget extrêmement restreint. Mais, soyez rassurés, un bon pain bio vieillit mieux que l’éponge de la boulangerie du coin qui se borne à cuire des pâtons venus on ne sait d’où… Puéricultrice de formation, j’ai à cœur de dépanner des mamans mais ma vision de l’aide a changé : pendant qu’elles s’occupent elles-mêmes du bébé, je leur fais cadeau d’un repas, ou simplement d’une bonne soupe… Je suis également traiteur autodidacte, spécialisée dans la cuisine vietnamienne, pour des œuvres, des communions, des mariages… Des petits budgets… Je donne également des formations sur le pain au levain. Au salon Valériane, entre autres…

2- En matière d’autonomie, je ne suis pas parfaite mais je tends vers… Voilà comment je pourrai définir mon niveau. Cela s’inscrit dans le sens d’une réflexion personnelle. Je suis là, ici et maintenant, dans ma maison et je n’ai pas été gênée par le confinement. Je n’ai pas de liste de courses impressionnante à transmettre parce que la base nécessaire est toujours là, chez moi. Je fais, par exemple, des recettes à base de tempura, une pâte à beignet d’origine japonaise, dans laquelle je passe des fleurs et que j’accompagne d’une sauce soja diluée… En fait, je suis une opportuniste alimentaire. J’ai vu, ce matin, quatre champignons dans une prairie. Je les ai ramassés, coupés, congelés… Ils me serviront bien, un jour ou l’autre…

3- Je suis entièrement favorable à la production locale. Mon jardin n’est certes pas très fourni mais je fais activement partie d’un groupement d’achat, labellisé Nature & Progrès, et nous avons une nouvelle épicerie coopérative à Mont-Saint-Guibert qui est très bien fournie. J’aime aussi les fromages de la Baillerie qui ne sont pas certifiés bio mais c’est ceux-là qui me conviennent. Question de goût, de discernement… et de proximité ! Et, surtout, je connais les producteurs…

4- A l’époque du vite-fait, tout-fait et souvent mal fait, j’apprécie beaucoup les petites recettes sympathiques, réalisables rapidement – mais avec créativité – avec ce qui tombe sous la main. Ce sont mes « improvistes » ! Voici donc ce que j’ai toujours sous la main, en version bio et local si possible : quelques tranches de pain ou un paquet de crackers, une boîte de sardines ou de maquereaux – issus d’une pêche responsable -, quelques œufs… Dans mon frigo : mayonnaise, fromage frais ou dur, quelques olives, du bouillon et du parmesan. Dans mon placard : noix, amandes, pâtes, riz, quinoa, couscous, lentilles corail ou vertes, coulis de tomate bio… Dans mon panier de légumes : oignons, carottes, radis, concombre, tomates, fenouil… Dans mon congélateur : quelques pilons de poulets, quelques tranches de dos de dinde surgelés par deux, un peu de fromage râpé… Dans mon tiroir à épices : thym, laurier, ail, curcuma, paprika, curry… Et, bien sûr, dans mon jardin : de la verdure – orties, consoude, égopode -, des fleurs – capucines, lierre terrestre, hémérocalles, mauves, etc. -, des fruits – rhubarbe, mûres, groseilles et framboises – et quelques herbes – ciboulette, persil, sauge…

Xavier, quelque part au cœur des Ardennes, anime désormais la page recettes de votre revue Valériane

1- J’ai commencé à cuisiner avec maman quand j’étais enfant : gâteaux, desserts… Une fois l’adolescence venue, pour essayer de la soulager un peu, j’ai fait les repas une fois par semaine. Arrivé dans la vie active, je m’y suis mis de plus en plus et j’ai naturellement mis au point mes propres recettes, amélioré celles que je connaissais déjà. Nous faisions une cuisine familiale ; étant originaire de Jalhay, il s’agissait de plats de la région liégeoise et de recettes de famille. Nous nous sommes installés, ma compagne et moi, près d’Houffalize en 2013, et produisons une partie de notre alimentation sur un terrain d’un hectare. Mes parents avaient bien un potager qui n’était pas très grand et ne produisait pas énormément. Maintenant, je réalise tout moi-même à partir d’ingrédients bio autoproduits ou achetés chez des producteurs proches. Je teste des choses à partir de ce que j’ai appris, toujours dans le strict cadre familial… Cuisiner est juste un hobby pour faire plaisir à la famille ou aux amis qui viennent manger chez moi. Je fais avec ce que j’ai et il est rare que j’aille chercher ailleurs.

2- Notre degré d’autonomie alimentaire est quasi-complet en ce qui concerne les légumes. Nous nous battons évidemment contre les ravageurs, limaces et campagnols principalement. Nous n’avons presque pas produit de pommes de terre et de carottes, l’année dernière, et avons donc dû en acheter. Mais il y a deux ans, la production de tomates a été si bonne que nous avons encore des conserves de coulis. Je pense qu’il faut viser la variété au niveau du potager, en s’apprêtant toujours à subir l’un ou l’autre échec et en n’hésitant pas à recourir à de la lutte intégrée contre les ravageurs, en améliorant la biodiversité et en amenant des moyens de lutte naturels ou mécaniques… Nous avons réglé nos gros problèmes de limaces en adoptant le canard coureur indien ; nous nous attaquons aux campagnols en plaçant des barrières physiques qui leur empêche d’accéder aux parcelles. C’est en testant et en améliorant chaque année, sans se décourager, qu’on trouve les solutions adéquates, mais l’autonomie n’est pas une fin en soi. Nous produisons aussi une part de notre viande – de la volaille principalement et occasionnellement des moutons et des cochons – mais être totalement autonome en la matière semble extrêmement difficile… Pour la plupart des gens, le plus gros problème reste l’accès à une terre où installer leur potager. Mais tout le monde peut cultiver des salades et quelques plants de tomates, dans des bacs, sur sa terrasse…

3- Tout ce que nous achetons à des producteurs est strictement local, même si, à l’occasion – nous avons tous les deux des métiers très mobiles -, nous ramenons des denrées de producteurs plus éloignés. Les producteurs locaux pratiquent des prix tout-à-fait raisonnables et se fournir chez eux n’est pas plus cher que de le faire en grandes surfaces… Le principal problème réside donc dans la bonne gestion des stocks puisqu’on ne rend pas visite à un producteur chaque semaine : un fromage, par exemple, s’achète par roue dont on congèle éventuellement une partie. Acheter local permet donc de gagner en qualité sans que cela atteigne vraiment le portefeuille. Mais cela change surtout l’organisation des courses, de manière générale…Notre micro-ferme, elle, n’a d’autre fonction que d’améliorer notre qualité de vie, même si nous y proposons des activités qui peuvent être utiles pour tout auto-producteur non-professionnel… Nos fruits et légumes autoproduits sont incontestablement meilleurs au goût, ne serait-ce que parce qu’ils sont récoltés à maturité. Quant au coût d’un potager, il est principalement lié au temps qu’on y passe…

4- Le plus difficile est d’oser se lancer, essayer l’une ou l’autre chose… Ne suivez jamais une recette au pied de la lettre, prenez-en l’idée et tournez autour. Elles ne sont là que pour donner envie. Modifiez, retirez, ajoutez… C’est là que vous commencerez à prendre du plaisir dans votre cuisine, à innover et à produire ce qui vous plaît vraiment. Conserver les légumes est utile également mais ce n’est pas conserver qui prend le plus de temps, c’est récolter. Cependant, si on veut avoir des petits pois toute l’année, il faut bien les conserver. Ou alors attendre des producteurs qu’ils le fassent pour vous. Congeler est très simple, stériliser n’est pas compliqué même s’il faut parfois préparer les légumes, et lactofermenter n’est guère plus difficile mais il est nécessaire de bien comprendre le processus. Il faut juste avoir de la place pour ranger tout cela…

Bernadette, dans le Namurois…

1- Nous étions quatre enfants à la ferme, à aider notre père qui était veuf : gérer le potager et faire la cuisine parce qu’il n’avait pas trop le temps, étant agriculteur. Le milieu rural nous a beaucoup aidés car nous avions du petit élevage, poules, lapins, cochons, etc. Je faisais déjà les conserves et la charcuterie, alors que j’avais à peine douze ou treize ans… Nous congelions déjà beaucoup car il y avait beaucoup de viande à la ferme. La viande de porc précuite était conservée dans sa propre graisse qu’on coulait chaude entre les morceaux, dans un pot en grès ; nous allions ensuite repêcher les morceaux dans le saindoux… A la campagne, tout le monde vivait simplement ; il y avait juste une petite épicerie au village où on allait peut-être tous les quinze jours. Et une boulangerie aussi…

Nous avons continué ce mode de fonctionnement après notre mariage, même si la proximité de la ville a amené de nouvelles tentations. Nous avons toujours un très grand potager et un verger avec une soixantaine d’arbres : pommes, poires, prunes, pêches, figues, abricots… Et, bien sûr, des petits fruits… Nous avons malheureusement dû nous limiter fortement au niveau des animaux mais nous avons encore des poules, des oies, des canards, des dindes… Jusqu’il y a une vingtaine d’années, nous avions vaches et cochons… Nous faisions appel à un ami boucher pour la découpe et je faisais moi-même toutes les charcuteries, ainsi que le beurre, la maquée et un fromage à pâte dure, de type Saint-Paulin. Je transformais également tous les petits fruits…

2- Nous étions totalement autonome, hormis peut-être un peu de poisson de temps en temps… Aujourd’hui, nous le restons à 95% en légumes. Nous avons notre épeautre chez un ami fermier, que nous faisons moudre au moulin d’Odeigne, et nous faisons 90% de notre pain. Nous sommes autonomes à 100% en fruits, si l’on veut bien excepter quelques bananes bio…Pour les fruits de table, nous le sommes à 75%…

3- Nous mangeons nettement moins de viande qu’au début de notre mariage. J’en achète donc encore un peu au groupement d’achat de Nature & Progrès. Deux colis de trois kilos tous les deux mois… Et tout le reste, je le prends lors du salon Valériane…

4- Tous nos déchets organiques vont directement aux poules. Pour le reste, ne jamais jeter de nourriture est une chose qui me tient particulièrement à cœur ! Je m’efforce donc d’accommoder absolument tous les restes de repas. Un pain bio dure une semaine, et un pain sec passe aisément dans une soupe, ainsi que tous les légumes qui traînent au fond du congélateur. Une carbonnade flamande se recycle aisément en boulet à la liégeoise. Pas de problème communautaire sous mon toit !

Conclure ?

Tout ceci démontre au moins une chose : il est possible de cuisiner bio, sainement et pas trop cher ! Il faut d’abord en prendre conscience mais c’est aussi un choix de vie dont on peut parier qu’il rend ceux qui le font moins malades et moins stressés… La crise que nous traversons n’a sans doute fait qu’accentuer cette tendance lourde dans notre société : pourquoi courir pour gagner sa vie si c’est pour être en déficit chronique de bonheur et casser sa pipe un gros paquet d’années trop tôt ? Libre évidemment à ceux qui courent encore de critiquer pareille philosophie… Tant qu’ils ont la santé…

Shakespeare est-il aussi vital qu’une variété de légumes ?

Lecture de Station Eleven d’Emily St. John Mandel

Cette analyse se propose de parcourir une nouvelle œuvre de fiction dans le but d’éclairer quelques grands enjeux de notre époque : engagements écologiques, perspectives d’effondrement, idéaux de transitions à opérer. Station Eleven, d’Emily St. John Mandel, met en scène une troupe d’artistes itinérante dans un monde effondré. On y saisit l’occasion de s’interroger sur la place et l’importance de la culture et de l’art dans nos sociétés et dans nos vies…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Pourrions-nous faire sans art et sans culture, en ces temps de Covid-19 où les voilà bien malmenés ? Comment expliquer que nous puissions, à la fois, les ressentir comme inutiles et indispensables ? Une célèbre citation, attribuée à Winston Churchill, a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. Alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage, le Parlement anglais aurait proposé de couper dans les subventions aux arts et à la culture pour les reverser à l’effort de guerre. Churchill aurait alors répondu (1) : “Mais alors, pourquoi nous battons-nous ?

Place de la culture

Quand on réfléchit à un autre monde, moins industriel et moins dépendant des énergies fossiles, plus respectueux de la nature, les premières images qui viennent à l’esprit concernent souvent l’habitat et l’alimentation. Les romans et les films post-apocalyptiques ont le don d’enflammer notre imagination pour les aspects matériels d’une vie qui aurait résisté à des effondrements. Même chose pour les livres sur la transition et les initiatives concrètes : l’alimentaire – potagers collectifs, AMAP, coopératives, circuits courts, etc. – tient le haut du pavé, et de loin !

En pleine pandémie de Covid-19, le monde de la culture a souffert. Dans l’impossibilité d’exercer leur métier, les artistes – mais aussi, plus généralement, les travailleurs socio-culturels – ont pris la parole pour faire entendre leurs difficultés et leurs inquiétudes, mais aussi la valeur de leur travail, leur rôle essentiel dans la société.

Quand l’effondrement de notre civilisation industrielle mondialisée m’apparaît comme une évidence, en tant que travailleur “socio-culturel”, je vous avoue que je me demande parfois à quoi je pourrais bien être utile dans une nouvelle société low-tech. La mini-série “Effondrement”, diffusée sur Canal+ l’an dernier, condensait ce questionnement dans la réplique d’un personnage, habitant un écoquartier autonome et organisé. Voyant arriver un groupe de citadins aux professions intellectuelles, artistiques, commerciales, il dit à ses amis qu’ils ne serviront à rien car ils n’ont pas de compétences utiles. Et en effet : tant de railleries sont possibles envers les artistes, les intellectuels, les écrivains… C’était déjà le thème du célèbre Albatros de Baudelaire : les “hommes d’équipage” d’un navire se livrent à des jeux cruels avec un albatros maladroit et incapable de “marcher”, symbolisant le poète inapte aux tâches plus terre-à-terre, utiles des hommes.

Jouer Shakespeare dans un monde dévasté

Le roman Station Eleven d’Emily St John Mandel s’intéresse à cela notamment : à la vie d’une bande d’“albatros” – comédien.ne.s et musicien.ne.s – dans un monde dévasté par une pandémie foudroyante. Vingt ans après la mort de 99% de l’humanité, une petite troupe appelée la “Symphonie” parcourt les rives du lac Michigan et joue des pièces de théâtre ainsi que de la musique orchestrale. Leurs conditions de vie sont compliquées. “La civilisation, en l’An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d’accalmie : autant dire qu’elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers (2).

Néanmoins, la plupart du temps, la “Symphonie” est bien reçue et se concentre sur un certain répertoire. “Les premières années, il leur était arrivé de jouer davantage de pièces contemporaines, mais le plus étonnant, ce qu’aucun d’entre eux n’aurait imaginé, c’était que le public semblait préférer Shakespeare aux autres œuvres de leur répertoire. “Les gens veulent ce qu’il y avait de meilleur au monde”, disait Dieter, qui avait lui-même du mal à vivre dans le présent.

Avant, pendant et après

Ce roman jongle avec trois moments distincts : l’avant-catastrophe, le moment de la catastrophe, et vingt ans plus tard. Les personnages font le lien entre les époques. Tout commence sur scène, avec la mort d’un certain Arthur Leander, une star de cinéma, en pleine représentation du Roi Lear de Shakespeare. Cet événement a lieu juste au déclenchement de la pandémie de “grippe de Géorgie”, un virus foudroyant très contagieux qui tue en quelques jours à peine. Est-ce une manière de rappeler, comme fil rouge du roman, que les œuvres d’art survivent aux humains qui les créent et les interprètent sans cesse ?

Toujours est-il que ce contraste entre les époques fait naître de multiples réflexions-choc sur ce qui dure et ce qui ne dure pas, sur ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Ainsi, une longue liste énumère une série d’habitudes et de bienfaits que nous pensons acquis, normaux, alors qu’ils sont en réalité des bienfaits extraordinaires. “Liste non exhaustive : Plus de plongeons dans des piscines d’eau chlorée éclairées en vert par en dessous. (…)

Plus d’écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d’électro, de punk, de guitares électriques. Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu’on s’est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner. Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, (…) Plus de pays, les frontières n’étant pas gardées…. Plus d’internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l’écran les litanies de rêves, d’espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l’aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur – brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d’autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d’avatars.

Une vie de somnambules ?

Bien au-delà de cette comparaison globale entre la civilisation et un monde “effondré”, Station Eleven explore l’intimité du vécu et la façon dont les personnages tentent de donner du sens à leur vie. Cette question se pose évidemment autant avant la catastrophe qu’après ! Ainsi un certain Clark en vient-il à s’interroger sur le fait que bien des gens vivent en “somnambules”, que “l’âge adulte est peuplé de fantômes”. “Clark avait bel et bien été un somnambule, menant sa vie routinière dans un demi-sommeil depuis déjà un moment, depuis des années. Il n’était pas spécifiquement malheureux, mais quand avait-il éprouvé pour la dernière fois un réel plaisir dans son travail ? Quand avait-il été pour la dernière fois sincèrement ému par quelque chose ? Depuis quand n’avait-il pas ressenti d’admiration, d’inspiration ?

Il n’est pas anodin que ce soit ce personnage, Clark, qui crée un “musée de la civilisation” installé dans un ancien aéroport, dans le monde effondré vingt ans plus tard. Après coup, après la pandémie, il prend conscience que la civilisation dans laquelle tant de gens vivaient en somnambules était aussi pleine de splendeurs. Il se retrouve à expliquer à des enfants comment décollaient les avions et les fusées.

Ce roman ne propose pas d’argumentaire. Il ne dresse pas le procès de notre monde industriel au nom d’une idéologie ou d’une écologie revendiquée. C’est ce qui le rend encore plus beau et digne d’intérêt : nous sommes laissés en tant que lecteurs à nos spéculations sur le monde réel, sur les crises écologiques, sanitaires, économiques. Pas d’argumentaire donc, mais le déroulement de plusieurs histoires à des années d’intervalle. L’intrigue, qui ne sera pas dévoilée, est passionnante elle aussi. On est captivé par le passé d’acteur hollywoodien à succès d’Arthur, avant son décès sur scène dans Le roi Lear. On découvre, morceau par morceau, ce qui le relie à Kirsten, personnage central de l’intrigue du monde d’après, comédienne de la “Symphonie”. Enfin, on est plongés au cœur du moment d’effondrement avec Jeevan, un ancien paparazzi reconverti en infirmier urgentiste.

Qu’est-ce que l’essentiel ?

Quand ce qui nous semble normal s’effondre, nous sommes face à l’interrogation ultime. Dans une certaine mesure, la pandémie de Covid-19 nous a brutalement incités à y réfléchir. Les personnes engagées dans ce qu’on appelle la “collapsologie” – l’étude des effondrements -, quelles que soient les critiques qu’on puisse formuler à l’égard de leurs points de vue, aboutissent souvent à cette question du sens. Sans leçon morale, Station Eleven explore ce questionnement sur ce qui donne du sens à nos vies.

Le roman y répond-il ? Pas directement. Il raconte, il montre, il décrit. Deux éléments essentiels se détachent de l’entrelacs des histoires racontées : les autres et l’art. Ce n’est pas simple de vivre avec “les autres”, si proches soient-ils. Ainsi est-il dit à propos de la cohabitation dans la “Symphonie” : “tous ces gens, avec leur collection de petites jalousies, de névroses, de syndromes post-traumatiques non diagnostiqués et de rancœurs brûlantes, vivaient ensemble, voyageaient ensemble, répétaient ensemble, jouaient ensemble trois cent soixante-cinq jours par an, compagnie permanente, en tournée permanente.” Mais, malgré ces difficultés parfois insurmontables, ce collectif d’artistes ambulants tient le coup parce que les êtres humains ont besoin de liens. “La Symphonie était insupportable, l’enfer c’était les autres (3), ou les autres flûtes, ou celui qui avait fini la colophane (4), ou celui qui ratait le plus de répétitions, mais il n’en restait pas moins que la Symphonie était leur seul foyer.” Le roman livre d’ailleurs aussi la réflexion contraire : “L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.” On peut sourire : présence des autres ou absence des autres, serions-nous condamnés à un enfer ? Pas de réponse directe….

Les liens, le sens et la beauté : aussi vitaux que les calories

… mais indirectement, l’histoire semble montrer que ce qui est insupportable, c’est l’absence de sens et, aussi, l’absence de beauté. Or c’est sans doute à cela que contribuent la culture et l’art : à donner du sens et de la beauté. On serait bien prétentieux d’essayer de répondre à cette question que personne n’a définitivement résolue : à quoi sert l’art ? Le théâtre, la peinture, la poésie, le cinéma, etc. ? Ou plutôt, puisqu’en termes utilitaires l’art ne sert précisément à rien, pourquoi l’humanité crée-t-elle des choses belles et inutiles ? Pourquoi l’humanité a-t-elle besoin de l’inutile pour vivre ? Peut-être, là encore, pour faire du lien. Entre les époques, entre les gens, entre les questions sans réponse, entre des connaissances apparemment isolées les unes des autres, entre ce qui disparaît et ce qui naît, entre les générations…

Ce qui a été perdu lors du cataclysme : presque tout, presque tous. Mais il reste encore tant de beauté : le crépuscule dans ce monde transformé, une représentation du Songe d’une nuit d’été sur un parking. […] Parce que survivre ne suffit pas.” Sur la caravane de tête de la “Symphonie” mais aussi tatouée sur le bras gauche de Kirsten, cette citation issue de l’univers de Star Trek (5) : “Parce que survivre ne suffit pas.” Cela a beau être une évidence, cette phrase fait jaillir une multitude de liens avec d’autres œuvres, avec d’autres vécus. Par exemple cette bande de jeunes amis, en Syrie, qui au cœur de la répression armée et des bombardements quotidiens par le régime de Bachar Al-Assad, ont consacré leur énergie à créer une bibliothèque pour donner sens à leur existence (6). Par exemple, cette réplique du chanteur et poète Leonard Cohen à qui un journaliste demandait ce qu’était, pour lui, le succès : “le succès, c’est de survivre”, répondit-il avec un sourire un peu triste. Comme si, au fond, il n’y avait pas de distinction si nette que cela entre la survie et la vie tout court. L’art et la création sont, déjà, du domaine de la survie. Comment expliquer, sinon, les innombrables témoignages relatant la vie artistique dans les camps de concentration, dans les prisons, dans les goulags, ces œuvres nées de femmes et d’hommes ayant le ventre vide ? Les pragmatiques peuvent ricaner, on dirait bien que l’humanité a autant besoin de sens et de beauté que de calories alimentaires. Les aubergines ‘Violette de Florence’, les tomates ‘Cœur de bœuf’ et la poésie n’ont rien de contradictoire !

Notes :

(1) Il semble cependant qu’il s’agisse d’une attribution erronée.

(2) Sauf mention contraire, toutes les citations sont issues du livre Station Eleven d’Emily St. John Mandel, éditions Payot & Rivages, 2016 (édition originale en anglais, 2013), traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

(3) Allusion à la célèbre phrase issue de la pièce Huis clos, de Jean-Paul Sartre : “L’enfer, c’est les autres”.

(4) La colophane, résidu solide issu de la distillation de térébenthine – qui vient des arbres résineux -, est utilisée par les musiciens pour donner de l’aspérité au crin des archets d’instruments à cordes frottées – violons, violoncelle, contrebasse.

(5) Créée dans les années soixante, bien longtemps avant Star Wars, Star Trek est une vaste fresque, d’abord télévisuelle, de la conquête spatiale, une Pax americana à l’échelle cosmique consécutive à une période post-apocalyptique…

(6) Voir le magnifique documentaire “Daraya, la bibliothèque sous les bombes”, de Delphine Minoui et Bruno Joucla (France, 2018), ainsi que le livre de Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya, Points, 2018.

Pollution lumineuse, un fléau dans l’ombre

Alors que diverses activités humaines préjudiciables pour l’environnement et la biodiversité sont largement médiatisées, les impacts – pourtant désastreux ! – engendrés par la pollution lumineuse sont trop souvent passés sous silence. La « fée électricité » n’a pas apporté que des bienfaits, loin de là, elle est aussi responsable de véritables gouffres économiques et financiers. Et la mauvaise éducation de l’humain « qui se croit tout seul sur terre » est cause de bien des dérèglements encore trop insoupçonnés…

Par Morgane Peyrot

Introduction

Parmi les nombreux dangers qui pèsent sur la planète, les répercussions écologiques du réchauffement climatique, de l’agriculture intensive et de l’usage des pesticides, ou encore les invasions biologiques d’espèces exotiques envahissantes, sont régulièrement – et à juste titre – pointés du doigt. Nonobstant les effets d’une menace insidieuse et de plus en plus grandissante : la pollution lumineuse. Inhérent à l’augmentation de la période d’activité des sociétés humaines et largement répandu à travers le globe, l’éclairage artificiel des lieux et des monuments publics, des autoroutes et même des enseignes publicitaires, apparaît dans nos pays industrialisés comme un phénomène quotidien relativement banal.

Si l’existence de ces sources lumineuses procure parfois une sensation de confort et de sécurité, leurs nombreux effets délétères, immédiats ou à long terme, sont souvent méconnus du grand public. Outre l’entrave à l’observation du ciel, dénoncée massivement par les astronomes auprès des pouvoirs publics depuis les années septante, l’éclairage artificiel, devenu excessif, a de sérieux impacts sur la faune et flore, les dépenses économiques et énergétiques, ainsi que la santé humaine. Une réalité d’autant plus inquiétante que le nombre de points lumineux augmente d’environ 2% par an, à l’échelle mondiale, et de 10% par an, en Europe (1).

Un désastre pour la biodiversité

L’éclairage artificiel, envahissant et abusif, a des conséquences sans précédent sur la faune et la flore. Si, en tant qu’êtres humains, nous avons une activité diurne, notre « modèle » ne s’applique pas pour autant à la majorité des êtres vivants auxquels nous l’imposons. Concernant les animaux, d’après Romain Sordello, ingénieur expert en biodiversité « une étude parue en 2010 indiquait que 30% des mammifères et plus de 60% des invertébrés sont partiellement ou essentiellement nocturnes« . Quant aux végétaux, dont la condition impose l’immobilité, impossible de s’y soustraire. Ainsi paient-ils pour notre confort le prix d’un lourd tribut… Plantes et insectes, reptiles, amphibiens, oiseaux, chauves-souris ou autres mammifères et poissons jusqu’au plancton, aucun d’entre eux n’est épargné ! Interférant avec le cycle naturel du jour et de la nuit, l’éclairage artificiel dérègle l’horloge interne et altère ainsi de nombreuses fonctions biologiques essentielles telles que la croissance, la reproduction ou la régulation hormonale. Les activités saisonnières telles que la migration des oiseaux en sont complètement perturbées. De même que la floraison ou la sénescence – vieillissement et chute – des feuilles, mécanisme naturel qui intervient chez de nombreuses plantes pour résister aux rigueurs de l’hiver. L’illustration édifiante d’une étude publiée par la British Ecological Society, prouve à quel point la pollution lumineuse peut affecter le cycle des arbres.

En outre, la formation de halos lumineux au-dessus des zones urbaines crée de véritables barrières ou pièges écologiques : les espèces naturellement repoussées par la lumière -phototaxie négative – comme certaines chauves-souris, ne peuvent plus rejoindre leur habitat, tandis que les espèces attirées par la lumière – phototaxie positive – modifient leur comportement et connaissent souvent une issue fatale. Les insectes en sont particulièrement victimes : papillons, mouches, moustiques et coléoptères, peuvent être attirés par une source lumineuse jusqu’à sept cents mètres de distance. En période estivale, ils meurent chaque nuit par centaines, en tournant autour des lampes, à force d’épuisement, de brûlures occasionnées par la chaleur ou encore par prédation. Après les insecticides, l’éclairage artificiel serait la principale cause de mortalité chez les insectes, encore dénoncée pas plus tard qu’en janvier par une étude publiée dans la revue Biological Conservation. Les ravages de l’attraction lumineuse touchent aussi sévèrement les oiseaux, dont le taux de mortalité par collision – avec les phares des véhicules ou bâtiments éclairés – augmente drastiquement, surtout en période de migration. De plus, la plupart des animaux se repèrent la nuit grâce aux étoiles, malheureusement dissimulées par la lumière artificielle, ce qui altère considérablement leurs facultés d’orientation. Par exemple, les jeunes tortues marines qui, après l’éclosion, attendent l’horizon nocturne pour gagner le grand large, ne trouvent pas leur chemin et meurent le lendemain sur la plage, assaillies par les prédateurs ou déshydratées par la chaleur. Les rapports proies-prédateurs sont quasiment toujours concernés, conduisant à une réduction des effectifs de population plus brutale et rapide que prévu. Au demeurant insignifiant, l’éclairage artificiel est un fléau pour la biodiversité qui signe, chaque nuit, le bilan d’une véritable hécatombe.

Risques sanitaires, pour l’être humain également

Nos congénères non humains ne sont pas seuls à subir les conséquences de la pollution lumineuse qui constitue un réel problème de santé publique. Elle s’observe en particulier dans nos maisons, par l’exposition croissante et prolongée à la lumière artificielle des LED, ordinateurs, portables et écrans en tous genres, qui émettent de la lumière bleue, des longueurs d’ondes comprises entre 380 et 500 nm. Interprétée par notre cerveau comme la lumière du jour, celle-ci dérègle nos rythmes circadiens et détériore la qualité de notre sommeil, en inhibant la production d’une hormone importante liée à l’endormissement : la mélatonine. Or un sommeil manquant ou défaillant favorise l’apparition de maladies cardiovasculaires, psychiques – la dépression – ou chroniques, comme le diabète et l’obésité. Les LED sont, entre autres, reconnus pour provoquer ou aggraver les problèmes de vue. Dès 2010, l’ANSES alerta sur la lumière bleue des LED qui affecte la rétine des plus jeunes, dans un rapport auquel fait suite un dossier de presse éloquent de 2019 (2). Enfin en 2018, une étude européenne, menée par le Barcelona Institute for Global Health (3), établit un lien entre l’exposition nocturne à la lumière bleue et un risque accru de cancer du sein et de la prostate.

Un gouffre énergétique et financier

L’éclairage artificiel ne cesse d’augmenter, impliquant des dépenses excessives et, de surcroît, un bilan énergétique catastrophique pour la planète. En France, par exemple, le nombre de points lumineux est passé de 7,2 millions, en 1990, à 9,5 millions, en 2015, et serait aujourd’hui de 11 millions. D’après l’ADEME, l’éclairage public correspond à 41% de la consommation et 37% de la facture d’électricité des communes, soit une bonne partie de leur budget énergie, et génèrerait près de 670.000 tonnes de CO2 par an (4). Tout cela sans compter l’approvisionnement, les équipements et le transport des systèmes d’éclairage, qui entraînent également des émissions de gaz à effet de serre, et ont un coût financier. De plus l’électricité, principalement produite à partir de sources nucléaire – uranium – et d’énergies fossiles, comme le gaz ou le charbon, participe à l’épuisement de ces ressources naturelles qui ne se trouvent pas en quantité illimitée dans le sol. Cette tendance à augmenter sans cesse l’éclairage artificiel relève de l’entêtement, lorsqu’on sait que plus de la moitié du parc d’éclairage public n’est plus aux normes – y subsistent, par exemple, des lampes à vapeur de mercure – et surconsomme de l’énergie. Alors même que les connaissances ont aujourd’hui évoluées en matière d’installations et qu’un investissement dans la rénovation serait plus profitable. Selon l’UNEP (United Nations Environment Program), le seul passage aux nouvelles technologies de l’éclairage permettrait d’économiser, à l’échelle mondiale, cent quarante milliards de dollars et de réduire les émissions de CO2 de 580 millions de tonnes par an (5) – encore faut-il évidemment que ces « nouvelles technologies » ne résident pas uniquement dans l’installation déraisonnée de LED, bien moins vertes qu’il n’y paraît pour la biodiversité… Un gaspillage accru, auquel s’ajoutent une puissance d’éclairage et un nombre de lampadaires trop élevés par rapport aux besoins, ou encore l’éclairage de zones très peu – voire pas du tout – fréquentées la nuit. De nombreux progrès restent donc à faire pour réduire les impacts de la pollution lumineuse…

Si la pollution lumineuse occasionne de sérieux dégâts, elle pourrait malgré tout être facilement limitée, ne serait-ce qu’en pratiquant l’extinction de l’éclairage public. Une mesure évidente et relativement simple à mettre en place, qui semble pourtant avoir du mal à être appliquée, notamment par crainte d’insécurité. En effet, en France, le décret du 30 janvier 2012 a imposé l’extinction des publicités et enseignes lumineuses de 1 heure à 6 heures du matin, suivi par l’arrêté du 25 janvier 2013, relatif à l’extinction de l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels. Cependant, aucune loi n’a jamais étendu ces prescriptions aux parcs d’éclairages publics des communes dont les efforts, bien que louables, apparaissent encore insuffisants…

Réduire la voilure

Le dispositif de prise en compte et de réduction de la pollution lumineuse s’améliore quelque peu, avec l’arrêté du 27 décembre 2018 qui impose des prescriptions techniques pour les paramètres d’éclairage. Ce dernier prévoit notamment l’interdiction de l’éclairage en direction du ciel et des seuils de températures de couleurs à respecter, la nuisance d’une source lumineuse étant plus ou moins aggravée selon sa teinte – par exemple, la lumière bleue des LED. Pour la biodiversité, l’instauration d’une « trame noire » émerge, depuis quelques années, à l’échelle du territoire. Ce nouvel outil, proposé par le Ministère de la transition écologique et solidaire, est voué à limiter la dégradation et la fragmentation des habitats en assurant la continuité écologique des milieux, à l’instar de la trame verte et bleue.

En Belgique, aucun décret relatif à la pollution lumineuse n’a jamais vu le jour. Cependant, en mai 2019, l’ASCEN (Association pour la Sauvegarde du Ciel et de l’Environnement Nocturnes) et l’Observatoire Centre Ardenne ont signé une première charte contre la pollution lumineuse. La ville de Wavre a également mis en place un système d’éclairage intelligent basé sur des détecteurs de mouvement qui restreignent ainsi son usage aux besoins réels. D’autres initiatives fleurissent, de part et d’autre, mais il nous faudra encore dépasser une entrave psychologique de taille avant d’espérer que l’Europe rende à la nuit l’obscurité : la peur du noir ! Une peur primitive qui trouve son origine dans la crainte d’attaques de bêtes sauvages… Dans les temps modernes, il s’agit surtout d’une crainte relative à la hausse des accidents et de la criminalité. Plusieurs études prouvent pourtant que le nombre d’accidents est réduit dans un environnement moins éclairé, notamment sur les routes, les conducteurs étant plus attentifs dans ces conditions. Concernant la criminalité et la délinquance, l’éclairage des lieux publics ne prévient pas mais favorise au contraire les rassemblements à vocation agressive. Enfin, plus de 80% des vols et agressions ont finalement lieu… en plein jour (6) ! Plusieurs contrevérités ont, malgré tout, la peau dure…

Une lutte citoyenne, une de plus…

En attendant une possible évolution de la législation, chacun peut agir pour endiguer – ou, du moins, ne pas aggraver – les conséquences multiples de la pollution lumineuse, en évitant le plus possible d’y prendre part. Veillez, par exemple, à limiter l’installation d’éclairages extérieurs et préférez, si possible, installer des détecteurs de présence afin de vous assurer que vos éclairages ne fonctionnent qu’en temps voulu. Dans le cas contraire, pensez évidemment à éteindre toutes les lumières si elles sont inutiles, de la même manière que vous le feriez dans votre maison. Tentez de vous diriger vers des ampoules moins puissantes et moins nocives pour la faune – ampoule à sodium basse pression, par exemple – en évitant, à tout prix, la lumière bleue des LED ou en choisissant des LED ambrées – moins courantes mais tout de même accessibles dans le commerce. Malgré leur côté agréable et festif, limitez aussi l’usage des décorations de Noël ! ?’hésitez pas, enfin, à vous rapprocher des associations nationales de protection du ciel : ANPCEN – www.anpcen.fr – en France ou ASCEN – www.ascen.be – en Belgique. Informez-vous lors de leurs évènements et prenez part à leurs actions. Alertez également vos proches et vos voisins sur cette problématique : une prise de conscience collective sera le meilleur moyen d’agir !

Notes :

(1) D’après les données du site NuitFrancewww.nuitfrance.fr -, plateforme d’information sur le thème de la nuit, développée par l’ingénieur expert en biodiversité Romain Sordello

(2) Effets sur la santé humaine et sur l’environnement des systèmes utilisant des LED, ANSES, dossier de presse du 14 mai 2019

(3) Evaluating the Association between Artificial Light-at-Night Exposure and Breast and Prostate Cancer Risk in Spain (MCC-Spain Study), Environemental Health Perspectives, vol.126, No. 4, Avril 2018

(4) Source : ministère de la transition écologique et solidaire

(5) Source : AFE (Agence Française de l’Eclairage)

(6) Selon les chiffres disponibles de l’Observatoire national de la délinquance et des ripostes pénales (ONDRP)