Quand luttes écologiques et sociales convergent

Certains livres nous éblouissent, d’autres nous troublent, nous éveillent, nous surprennent. Celui dont il sera question dans cet article m’a plutôt encouragé à voir plus loin que le bout de mon nez. Au lendemain d’une COP26 si prévisible et si désespérante, il m’a rappelé que, partout dans le monde, des communautés, des collectifs, des organisations sont au cœur de combats bien réels. Voici, brièvement présentées, quelques réflexions à partir d’extraits de l’ouvrage de Michael Löwy et Daniel Tanuro, Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert.

Par Guillaume Lohest

L’écologie, un truc de citadins occidentaux qui ont le luxe de se soucier des « générations futures » ? Ce cliché ne résiste pas à la lecture de l’ouvrage dirigé par Michael Löwy et Daniel Tanuro, compilation d’articles écrits par des témoins de luttes sociales et écologiques dans le monde entier : au Moyen-Orient, au Canada, au Japon, en Syrie, en Angleterre, aux Philippines, etc. Premier mérite d’une telle synthèse : nous ouvrons le regard et les questions écologiques prennent une autre dimension. Ce ne sont plus seulement les chiffres du GIEC, les négociations des COP, les panais bio de la coopérative et les pistes cyclables de la région. Ce sont aussi les expropriations, les assassinats politiques – comme celui de Chico Mendes, en 1988, ou de Berta Cáceres, en 2016 -, les communautés indigènes privées de leur espace vital, les maladies industrielles, le manque d’eau, les pollutions par les hydrocarbures…

Des catastrophes ici et maintenant

Une honte saine nous saisit. Car c’est vrai, en comparaison de ces combats vitaux, la préoccupation écologique des Occidentaux est encore en grande partie une inquiétude mentale, trop abstraite. Un « sujet » disent les journalistes, un « enjeu » comme on dit dans le monde associatif. On débat de scénarios et de mesures politiques à prendre. On se morfond d’angoisse « collapsologique » mais au chaud, le ventre plein, parfois en sirotant un petit pinard biodynamique. Autoflagellation, culpabilité ? Pas forcément. La honte est bien plus subtile que cela. Selon Frédéric Gros (1), citant Marx lui-même, la honte est « un sentiment révolutionnaire ». Car loin de se réduire uniquement à « un sentiment de tristesse et de souffrance morale, à ce poison de l’âme qui tue au petit feu de la dévalorisation de soi », elle peut être aussi « une forme de colère qui déploie l’horizon d’un programme politique ». Le livre de Löwy et Tanuro, deux militants écosocialistes et anticapitalistes, nous invite à suivre ce chemin-là. En nous mettant le nez dans les luttes concrètes de communautés locales et de travailleurs sur tous les continents, ils nous éloignent de toute vision trop lisse, trop consensuelle de l’écologie. C’est de luttes dont il est question.
Un autre rappel inaugure la lecture : « La catastrophe écologique ne se décline pas au futur, nous y sommes plongé.e.s et elle grandit de jour en jour (2) »». Les personnes qui ont subi de plein fouet les inondations de l’été 2021 en savent quelque chose. Le réchauffement climatique, ce n’est pas une affaire de température dans quelques décennies, ce sont d’innombrables catastrophes, dès aujourd’hui. L’introduction du livre en recense quelques-unes, dramatiques, au Bangladesh, dans la Corne de l’Afrique, au Mozambique, en Amérique Centrale, en Sibérie… qui ont des conséquences sur tous les aspects de la vie : santé, logement, revenus, énergie, relations sociales… Michael Löwy et Daniel Tanuro sont à juste titre irrités par la façon dont on continue de nommer ces événements : « Pourquoi persister alors, comme par habitude, à parler de catastrophes naturelles ? », écrivent-ils, dès lors qu’on sait pertinemment que ce bouleversement du climat est lié aux émissions de gaz à effet de serre. Avec, en outre, une tendance très nette à l’injustice climatique, dans l’état actuel des inégalités. « Cette autre réalité devrait crever les yeux également : la catastrophe est sociale autant qu’environnementale. Conformément aux avertissements des scientifiques, les pauvres – particulièrement dans les pays pauvres – sont frappés de plein fouet. Ils et elles émettent peu de gaz à effet de serre (parfois extrêmement peu) mais ont le tort d’habiter de mauvais logements, sur des terrains inondables, ou sur des pentes exposées aux glissements de terrain, ou dans les zones les plus sèches, ou dans les quartiers les plus chauds des villes (où ils et elles exercent, soit dit en passant, des métiers aussi essentiels que pénibles et mal payés)… »

Un ouvrage de conviction assumée

Les auteurs de ce livre ne s’en cachent pas : ils plaident pour un écosocialisme qui se construit à partir de réalités militantes concrètes. « Nous appelons « écosociales » les luttes dont les objectifs sont à la fois sociaux et écologiques. » On ne peut pas les réduire à une simple défense d’intérêts locaux, car « enracinées dans les territoires, ces luttes politisent parce qu’elles impliquent d’articuler les efforts, les savoirs et les demandes de divers mouvements (syndicalistes, féministes, écologistes) et de divers groupes sociaux (peuples indigènes, paysan.ne.s, ouvrier.e.s, intelleectuel.le.s). Ainsi commence à se construire un commun anticapitaliste, démocratique et pluraliste qui contient en germe la possibilité d’un autre pouvoir et d’une autre société : l’écosocialisme. »
Le mot est aujourd’hui galvaudé. Paul Magnette ou Jean-Luc Mélenchon, par exemple, s’en revendiquent. On préférera s’en tenir à la définition, plus radicale, qu’en donnent les auteurs. Michael Löwy est d’ailleurs à l’origine de cette notion. « Nous comprenons comme écosocialisme une nouvelle conception du socialisme qui met l’écologie au centre de la réflexion et de l’action. C’est un projet révolutionnaire, qui rompt avec les fondements de la civilisation industrielle capitaliste, en soumettant la production et la consommation à une gestion collective, écosociale et démocratique. » Il ne s’agit donc pas uniquement d’un projet socio-économique, c’est aussi une nouvelle vision du monde, un « nouveau projet de civilisation, fondé non sur les critères du profit et du marché, mais sur les besoins sociaux, démocratiquement définis, et le respect pour notre maison commune, la Nature, la planète Terre. Il est aussi une stratégie de transformation radicale, dont l’axe central est la convergence anticapitaliste entre luttes sociales et écologiques. »
Ainsi défini, l’écosocialisme n’est pas une légère adaptation du socialisme. Il est incompatible avec les gouvernements actuels – même ceux qui comprennent des partis socialistes – qui sont prisonniers du cadre économique dominant. « Il n’y a rien à attendre des gouvernements néolibéraux. Cela fait plus de trente ans qu’ils prétendent avoir compris la menace écologique, mais ils n’ont quasiment rien fait. Ou plutôt si, ils ont fait beaucoup : leur politique d’austérité, de privatisations, d’aide à la maximisation des profits des multinationales fossiles et de soutien à l’agrobusiness a détruit des milliers d’espèces vivantes et défiguré les écosystèmes tout en nous poussant au bord du gouffre climatique. »

Ce pétrole qui aurait pu rester sous terre

Qu’on partage ou pas les convictions militantes écosocialistes des directeurs de cet ouvrage, on sort bousculé de certains récits. En particulier celui qui concerne l’Équateur (3), emblématique des tensions entre les visions du monde des communautés indigènes et le modèle de développement importé par l’Occident dans toutes les Amériques et en partie intériorisé par les populations. Ces communautés, en effet, « se retrouvent au cœur de la lutte pour la préservation du milieu. Et ce par des mobilisations locales de défense des rivières ou des forêts contre les multinationales pétrolières et minières, mais aussi en défendant un mode de vie alternatif à celui du capitalisme néolibéral mondialisé. »
À partir des années 2000, trois pays ont tenté de rompre avec les politiques néolibérales bien implantées sur le continent : le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. « Mais ils sont restés totalement dépendants des revenus de l’exploitation des énergies fossiles (gaz et pétrole) largement responsables du changement climatique. » En Équateur, pourtant, un projet gouvernemental aussi original que salutaire fut tenté. « L’initiative Yasuní-ITT était un projet lancé par le gouvernement équatorien en 2007, sous la présidence de Rafael Correa. Il visait à laisser sous terre 20% des réserves de pétrole du pays dans une zone de mégabiodiversité – le parc national Yasuní (…) – en échange d’une contribution internationale de 3,6 milliards de dollars, soit la moitié des ressources financières que l’État aurait pu obtenir en vendant la ressource aux prix de 2007. »
Cette initiative n’a malheureusement pas abouti, notamment à cause d’un manque flagrant de réponses internationales à la proposition. Le gouvernement équatorien l’a abandonnée en 2013. Mais il s’agit néanmoins d’une tentative remarquable dont il faut tirer des leçons, selon Matthieu Le Quang. La première tient à la méconnaissance du contenu de l’initiative sur la scène intérieure, causée par un « manque de diffusion populaire de sa politique par le gouvernement mais aussi de l’absence de campagne de soutien de la part de la société civile, notamment les ONG à l’origine du projet. » Il faut dire qu’à côté de ce projet, le gouvernement équatorien était divisé et menait, en même temps, des politiques contradictoires, centrées sur l’extraction de ressources fossiles ailleurs, au détriment des communautés indigènes.
De façon générale, Matthieu Le Quang explique l’enlisement de l’initiative par « la présence d’un sens commun développementiste au sein de la population équatorienne, qui voit dans le pétrole la ressource permettant à l’Équateur de sortir de la pauvreté et d’arriver à un certain niveau de développement. » Mais, plus encore, le facteur décisif est, selon lui, que les autorités équatoriennes, portées au pouvoir dans l’enthousiasme d’une « révolution citoyenne », avaient une manière de gouverner qui ne s’appuyait pas sur la société civile ou sur les organisations sociales. Or, quand les tensions politiques apparaissent et que des arbitrages doivent se faire, « la mobilisation sociale peut seule permettre d’éviter que ces arbitrages se fassent en faveur d’autres intérêts que ceux de la société et de l’environnement. » Une manière de dire, entre les lignes, cette banalité insupportable : les intérêts des grandes compagnies multinationales l’emportent toujours !

« Deux phénomènes clairement liés »

Dans les milieux environnementalistes et décroissants, on entend souvent cet amer refrain antisyndical : « de toute façon, tant qu’ils défendent l’emploi, on ne sortira jamais de la croissance ». Le livre de Löwy et Tanuro fait place à ce conflit important sans tenter de le minimiser. Il est remarquable que la parole y soit donnée à la Fédération Internationale des Transports (ITF) dont on aurait pu penser qu’elle allait simplement confirmer cette contradiction entre le maintien de l’emploi et l’abandon indispensable de la logique productiviste. Or non. Les réflexions menées au sein de cette fédération témoignent d’une conscience écologique et sociale aigüe et appellent à un renouveau du rôle des syndicats. « Les syndicats devraient adopter une approche globale de l’économie face au changement climatique et à la réduction des émissions, et les différents secteurs devraient donc être considérés comme faisant partie d’un tout et non isolés les uns des autres. En particulier, les syndicats, quel que soit leur secteur, devraient se préoccuper de la manière dont l’énergie est produite et distribuée », selon Asbjørn Wahl, représentant syndical au sein de l’ITF (4).
La Fédération Internationale des Transports ne témoigne pas dans l’ouvrage d’une lutte massive mais livre plutôt une analyse percutante du lien entre les dégâts sociaux et les émissions de CO2. L’évolution du secteur des transports dans le cadre de la mondialisation néolibérale a été marquée par deux conséquences directes : la dégradation des conditions de travail des routiers et une forte augmentation des émissions de gaz à effet de serre du secteur. « Les deux phénomènes sont clairement liés », écrit Asbjørn Wahl.
Très critique sur la stratégie de dialogue social qui continue de prévaloir aujourd’hui au sein de la plupart des syndicats, l’ITF est consciente que seule une mobilisation populaire massive peut permettre de renverser le rapport de force actuel. Parmi les pistes de solution envisagées, une convergence écologique et sociale : « Le secteur des transports entraîne des coûts sociaux et environnementaux considérables qui sont actuellement supportés par la société. Ces coûts dits externes doivent être internalisés, en commençant par des salaires et des conditions de travail décentes, afin que les prix reflètent davantage les coûts réels de transport. » La défense des intérêts des travailleurs, même quand ils conduisent des camions qui émettent du CO2, peut donc aller dans la même direction que la lutte contre le dérèglement climatique !

La CGT à la ZAD

La critique globale du modèle de société, c’est précisément ce qui s’est développé au sein de la CGT Vinci (5) au fil des années, dans le cadre particulier du projet de transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Francis Lemasson raconte, dans l’article de clôture du livre (6), comment les positions des uns et des autres, celles des divers groupes de syndicalistes et celles des militants de la ZAD, se sont progressivement rencontrées. Ainsi, au lendemain d’une réunion : « nous partons arpenter le territoire avec les Naturalistes en lutte. La zone parcourue est décidément très humide : les échanges portent cette fois sur les enjeux écologiques, mais aussi sur les piètres qualités géologiques du terrain, au regard des nécessités d’un aéroport… Nous découvrons d’autres lieux (comme la Chat-Teigne, une des hauts lieux de l’opération César de 2012), avant d’être accueillis par Marcel et Sylvie Thébault, éleveurs au Liminbout. L’un et l’autre soulignent l’importance d’une parole syndicale sur la question des emplois liés à ce projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique à Notre-Dame-des-Landes. »
Laissons-nous aller à une pensée paresseuse, à un cliché : avouons-le, nous pourrions penser que les travailleurs de chez Vinci allaient forcément défendre le projet de nouvel aéroport : plus grand, donc plus d’emplois ! Eh bien… non. L’accumulation de rencontres, de débats et de réunion font cheminer les différentes composantes de la CGT-Vinci vers une déclaration contre le projet d’aéroport, « mettant en avant nos propres motifs de syndiqué.e.s et de salarié.e.s, ainsi que notre volonté de travailler sur des projets socialement utiles. »
Quand les salariés de Vinci définissent eux-mêmes leur responsabilité sociale : « Telle est notre propre responsabilité sociale de salarié.e.s, face à la prétendue RSE de Vinci : donner du sens à notre travail en plaçant notre fierté dans son utilité sociale, avec le désir d’en finir avec le chantage à l’emploi qui nous humilie en nous faisant accepter l’inacceptable. Voici quelques années qu’en réponse à tous ces grands projets qui ne visent qu’à enrichir d’invisibles actionnaires, nous exprimons le souhait de satisfaire des besoins plus vitaux : réhabilitation de l’habitat et des routes secondaires ou équipement des zones rurales et périurbaines, ce ne sont pas les choses à faire qui manquent ! »
Les syndicalistes, reconnaît Francis Lemasson, se sont surpris eux-mêmes en rejoignant les mobilisations contre le nouvel aéroport, en convergeant avec la lutte des zadistes. « En 2016, nous sommes mûr.e.s pour nous opposer à un projet comme celui de Notre-Dame-des-Landes. Notre principal obstacle, c’était notre crainte de sortir du cadre syndical ou d’en compromettre l’indépendance. Nous étions d’accord et nous ne le savions pas. » Une belle leçon contre les « prêts-à-penser » de toutes sortes, du côté syndical comme du côté des écolos. Jamais écrites d’avance, jamais automatiques, des convergences sont possibles même là où on ne les soupçonne pas…

Notes :
1. Frédéric Gros, La honte est un sentiment révolutionnaire, Albin Michel, 2021.
2. Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues de l’ouvrage suivant : Michael Löwy et Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert, Textuel, 2021.
3. Matthieu Le Quang, « Équateur. Lutte écosociale et institutionnalisation politique : quelques enseignements de l’initiative Yasuní-ITT », pp. 63-76.
4. Asbjørn Wahl, « Dix ans d’activisme climatique dans le syndicat des transports. Le grand défi : transformer une politique progressiste en action », pp. 215-235.
5. La CGT (Confédération Générale du Travail) est un syndicat français. Le groupe Vinci est une multinationale – leader mondial dans les secteurs de la concession, de l’énergie et de la construction – capitalisée en bourse à environ ciqnaunte milliards de dollars, qui emploie plus de deux cent mille personnes dans près de cent vingt pays.
6. Francis Lemasson, « Notre-Dame-des-Landes : comment la CGT Vinci a choisi le camp de la lutte contre l’aéroport », pp. 279-296.

Le sulfoxaflor et ses alternatives

Concernant les néonicotinoïdes, la Belgique « déroge »… Vive la rhétorique et mort aux abeilles ! Tel semble être désormais le message de ceux qui nous gouvernent ! Mais voici, à présent, le sulfoxaflor. Pas exactement un nouveau venu : Nature & Progrès en parlait déjà… il y a six ans exactement ! Et pas pour en dire beaucoup de bien…

Par Camille le Polain

Le sulfoxaflor est un insecticide systémique agissant en tant que neurotoxine et ciblant principalement les insectes piqueurs-suceurs, dont les pucerons. Neurotoxique de type néonicotinoïde, le sulfoxaflor agit à très faible dose et se diffuse dans tous les organes des plantes traitées. Cette molécule insecticide appartient à une nouvelle famille chimique – les sulfomixines, créée de toutes pièces pour ne pas faire un « néonic » de plus – et est utilisée pour exterminer tout type d’insectes susceptibles de s’attaquer à différentes cultures, dont certaines sont mellifères, comme les agrumes, les fruits à noyaux et à pépins, une grande variété de légumes etc. Loin d’être spécifique, il présente des impacts désastreux sur les insectes auxiliaires : abeilles mellifères, abeilles solitaires, bourdons, syrphes… sont autant d’insectes bénéfiques au bon fonctionnement des écosystèmes et, malheureusement, également la première cible de ce neurotoxique puissant.
Il est important de le répéter : l’heure est grave ! Depuis les années nonante, 75% de la biomasse des insectes a disparu ! En cause : l’utilisation massive des néonicotinoïdes dont le sulfoxaflor. Si l’argument naturaliste ne suffit pas pour vous convaincre, il est bon de rappeler également que plus des deux tiers de ce que nous mangeons est issu, directement ou indirectement, de plantes ayant besoin d’une pollinisation par un insecte. Dans le même ordre d’idées, on prête souvent à Einstein la phrase qui suit : « si les abeilles disparaissaient de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quelques années à vivre. Plus de pollinisation, plus de plantes, plus d’animaux, plus d’hommes… »

Depuis 2015, de nombreuses voix s’élèvent…

Nature & Progrès agit depuis longtemps contre l’application dévastatrice du sulfoxaflor pour les écosystèmes et l’humain. En 2015, année de sa première autorisation en Europe, Nature & Progrès avait déjà sollicité nos politiciens pour leur demander de prendre les mesures nécessaires afin que le sulfoxaflor ne soit pas autorisé en Belgique. En dépit de nombreuses voix opposées à son autorisation sur le sol belge, des produits pharmaceutiques à base de sulfoxaflor furent autorisés ces dernières années. Une première autorisation fut octroyée, en 2020, pour lutter contre les pucerons en betterave sucrière, pour une durée de cent vingt jours, suivie d’une nouvelle autorisation, fin 2020, étendue cette fois à un nombre important de cultures : pommes de terre, fèves, féveroles, choux. En mars 2021, Nature & Progrès et PAN-Europe interpellèrent notre ministre fédéral de l’agriculture, au sujet de l’autorisation du sulfoxaflor dans ces cultures de plein champ. Il est grand temps, en effet, de libérer ces cultures légumières et légumineuses de ce puissant neurotoxique, sachant qu’elles représentent un nombre d’hectares conséquent, en Belgique, et qu’elles sont parmi les plus traitées. La Belgique, incapable de parler d’une seule voix, s’abstiendrait aux dernières nouvelles dans le débat européen sur son interdiction.
Il semble urgent, par conséquent, de rappeler que les alternatives à ce puissant neurotoxique existent ! Et que leur efficacité n’est plus à démontrer !
L’initiative citoyenne européenne « Save Bees and Farmers » est portée par un réseau de cent quarante ONG environnementales, d’organisations d’agriculteurs et d’apiculteurs, de fondations caritatives et d’institutions scientifiques distribuées à travers l’Union Européenne. Leur but est de réconcilier agriculture, santé et biodiversité. Et cela passe par un arrêt complet de l’utilisation des pesticides ! Plus de 1,2 millions de citoyens européens ont signé leur initiative…

Mettre en lumière les alternatives existantes

Chez Nature & Progrès, loin de chercher à dénoncer un système, nous mettons un point d’honneur à mettre en avant les alternatives aux pesticides chimiques de synthèse qui sont mises en pratique sur le terrain. C’est la méthodologie de notre campagne « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons » : rencontrer les agriculteurs au sein de leurs fermes et sur leurs parcelles de cultures, et se baser sur leurs témoignages de terrain pour apporter des solutions réalistes et réalisables.

1. Mieux vaut prévenir que guérir : tel est notre leitmotiv !

Nous prônons des pratiques agricoles préventives pour prévenir l’apparition d’insectes ravageurs. Ces méthodes sont variées et leur réussite tient en leur intégration combinée dans un même système de culture. En effet, l’objectif est d’atteindre des synergies entre les effets associés de différentes méthodes alternatives. Individuellement, ces alternatives pourraient être moins efficaces ou moins adaptées…

– une pratique préventive familière en agriculture bio : la rotation des cultures

La diversification spatiale et temporelle est la clef pour minimiser la pression des insectes ravageurs et pour prévenir efficacement leur installation. En agriculture bio, la rotation des cultures et l’alternance de cultures d’été et de cultures d’hiver est l’alternative agronomique la plus efficace aux pesticides synthétiques. La rotation permet de casser le cycle de vie des ravageurs.
A titre d’exemple, en cultures de légumes, réaliser une rotation entre cultures de légumes-feuilles et de légumes-racines prévient l’installation d’insectes ravageurs. Dans le même ordre d’idées, il est essentiel d’éviter de cultiver, de manière trop fréquente, des cultures de la même famille botanique sur une même parcelle.

2. La prévention passe également par des pratiques agroécologiques qui tendent à améliorer l’efficacité d’ennemis naturels pour réduire la pression des ravageurs :

– la mise en place de « cultures mixtes » et de « cultures intercalaires »

Ce principe se base sur l’association spatiale de deux – ou plusieurs – espèces culturales. Alors que la première technique – « culture mixte » – consiste à planter simultanément deux ou plusieurs plantes sur un même terrain, la deuxième – « culture intercalaire » – consiste à semer deux ou plusieurs cultures, en même temps, sur une parcelle donnée, dans des rangées séparées. A côté de leur efficacité dans la lutte biologique, les cultures mixtes et les cultures intercalaires favorisent également le maintien de la fertilité du sol et des rendements culturaux plus élevés.
Ainsi, certaines espèces végétales peuvent agir comme « cultures-pièges » ou comme ressources pour les ennemis naturels des ravageurs. Par un contrôle « top-down », les prédateurs naturels régulent ainsi l’abondance d’une population de ravageurs. Les cultures pièges fournissent un habitat aux insectes bénéfiques ou auxiliaires, comme les coccinelles, les araignées et les syrphes.
Une autre approche de lutte biologique, via les cultures-pièges, est la stratégie d’ »attraction-répulsion » qui consiste à « chasser » les insectes ravageurs d’une culture principale et à les « charmer » vers la lisière du champ. Un exemple – parmi de nombreux autres ! – est l’implantation de bandes de moutarde comme cultures-pièges pour contrôler la punaise arlequin, un insecte perceur-suceur qui se nourrit des feuilles de crucifères. L’introduction de cultures-pièges permet de limiter fortement les dommages liés aux attaques de ce ravageur sur le chou, le brocoli, les choux de Bruxelles et le chou-fleur.

– l’implantation de bandes fleuries et enherbées

Créer des habitats propices aux prédateurs et aux parasitoïdes (1) naturels des ravageurs peut également être réalisé par l’intermédiaire de bandes fleuries et de bandes enherbées. A grande échelle au sein de cultures plein champ, à plus petite échelle dans des cultures maraîchères ou simplement dans votre jardin, les bandes fleuries favorisent la lutte biologique contre les ravageurs en accueillant les insectes auxiliaires. Ces structures participent grandement à la biodiversité fonctionnelle, en apportant des fonctions de protection, des refuges d’hivernation, des ressources alimentaires pour les insectes auxiliaires et d’autres organismes bénéfiques. Entourer les parcelles de haies brise-vent, de bons refuges pour les insectes auxiliaires, permet également de diminuer la dispersion des ailés entre les différentes cultures.
Une réflexion en amont de l’implantation des bandes est conseillée : favorisez une diversité d’espèces à floraison précoce et étalée dans le temps, veillez à ce que les espèces choisies soient adaptées aux conditions pédoclimatiques de la parcelle, donnez la priorité à la durabilité et à la facilité de gestion des espèces, et finalement à la capacité à accueillir des pucerons spécifiques.
Des bandes mixtes – enherbées et fleuries – peuvent également être établies. Ces structures sont composées de graminées – par exemple, de la fétuque des prés, de la houlque laineuse, du ray-grass, etc. – qui, par leur structuration en touffes, offrent un site d’hivernation aux carabes, aux staphylins et aux araignées – des prédateurs qui raffolent des pucerons ! Les légumineuses ajoutées au mélange, telles que des espèces de trèfles, représentent également des sites d’hivernation pour les insectes auxiliaires. Finalement, à ce mélange de graminées et de légumineuses, sera ajoutée une composition d’espèces végétales qui bénéficient aux insectes adultes floricoles, comme sources de nourriture et sites d’hivernation, telles que l’achillée millefeuille, la carotte sauvage, la consoude officinale, le lotier corniculé ou encore le bouton d’or…

3. « Mulcher », une méthode aux nombreux atouts

« Mulcher » consiste à placer au pied des plantes du paillage, des branches issues de la taille d’arbres, etc. En plus de freiner le développement des mauvaises herbes à proximité de la culture, le « mulch » enrichit le sol en humus, conserve son humidité, limite son érosion par le vent ainsi que sa compaction par la pluie. Sous cette couverture, le sol est également moins soumis aux températures extrêmes, ce qui préserve ses constituants. A côté de ces atouts bien connus des maraîchers et des potagistes, l’application de « mulch » de paille permettrait d’interférer avec le comportement de recherche d’hôte des pucerons, et représenterait une barrière protectrice pour la culture ainsi « mulchée » face aux attaques d’insectes piqueurs-suceurs.

– couvrir le sol dans les vergers

Les pucerons comptent parmi les ravageurs qui causent le plus de dégâts en horticulture, en agriculture, en sylviculture et dans les jardins. Couvrir le sol d’espèces végétales-refuges de la faune auxiliaire est une autre méthode de lutte préventive. A titre d’exemple, l’implantation d’une couverture de Trifolium repens – le trèfle rampant – à la base des vergers de pêchers a pour conséquence une diminution des populations de pucerons qui est due à l’augmentation de ses prédateurs – syrphes, larves de chrysope…

Des réflexions en amont, avant même le semis !

Les choix, avant plantation, des parcelles de cultures adjacentes doivent être bien réfléchis car des migrations de pucerons, d’une parcelle de culture à une autre, peuvent créer énormément de dommages aux cultures. Sélectionner soigneusement l’habitat d’une culture avant la plantation permet, par exemple, d’éviter les dispersions du puceron du pois, dans des cultures de légumineuses qui auraient été implantées à proximité.
Par ailleurs, la période de semis doit être également mûrement réfléchie au préalable : il faut privilégier un calendrier cultural dissociant les périodes de vol des périodes de sensibilité des plantes.
A titre d’exemple, une étude a montré qu’un semis précoce a permis à une variété de lentille d’étendre sa période de croissance et de donner plus de temps à la culture de se développer avant l’apparition des populations de pucerons, la rendant donc plus robuste face à l’attaque.
En tant que « consomm’acteur », comment agir contre le sulfoxaflor ? Une chose est claire : les alternatives pour s’en passer sont nombreuses ! Privilégions avant tout, dans nos assiettes, une alimentation issue de l’agriculture biologique et locale. Mobilisons-nous ensuite pour ouvrir les yeux à nos politiciens afin qu’ils fassent le pari d’une agriculture exempte de poisons. Il en va de notre santé, de celle de nos enfants et de la nature qui nous entoure !

Note :
(1) Un parasitoïde est un organisme qui se développe au détriment d’un autre organisme – principalement un insecte appelé « hôte » – qu’il tue lors de ce développement.

Exportations massives de pesticides vers le « poumon vert »

Trois cent dix tonnes de thiaméthoxame, telle est bien la quantité astronomique de ce pesticide néonicotinoïde qui a été exportée depuis la Belgique, vers le Brésil et le « poumon vert » de la planète, dans le dernier quadrimestre de 2020 ! En pleine deuxième vague de la crise sanitaire… Mais la Belgique n’a peut-être été qu’une « porte de sortie » de l’Union européenne pour un produit qu’elle-même s’interdit, même si ses Etats-membres, trop souvent, « dérogent » par habitude…

Par Dominique Parizel

Fin novembre 2021, l’ONG suisse Public Eye révèle que l’Union européenne a exporté, durant les quatre derniers mois de l’année 2020, des milliers de tonnes des pesticides « tueurs d’abeilles » – les fameux néonicotinoïdes – qu’elle-même interdit sur son propre sol (1). Public Eye rappelle que « trois cultures sur quatre dans le monde dépendent des abeilles et autres insectes pollinisateurs ainsi qu’un tiers de la production alimentaire mondiale ». L’effondrement de ces populations, très vulnérables aux pesticides et à d’autres facteurs environnementaux, représente donc une « sérieuse menace pour la sécurité alimentaire et la nutrition dans le monde », ainsi que nous en avait averti la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture).
Dès 2018 et sur cette base, l’Europe avait donc interdit les trois principaux néonicotinoïdes – imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine – pour toutes les cultures de plein air, en raison de risques « inacceptables » pour les abeilles et ce, en dépit de la guérilla juridique opposée par les fabricants, Bayer et Syngenta essentiellement, qui furent déboutés par la Cour de Justice de l’Union européenne.

Où l’on mesure que l’intérêt des multinationales « fait loi »…

Il nous en coûte de resasser pareil poncif, croyez-le, mais hélas les faits sont là… L’Union, tout d’abord, permit à ses Etats-membres de « déroger » pour des raisons – et selon une procédure – obscures à propos de laquelle nous attendons toujours les précisions que doit apporter la Cour de Justice de l’Union européenne, suite aux recours intentés par Nature & Progrès Belgique, Pesticide Action Network Europe et un apiculteur indépendant. Nous vous avons parlé, à maintes reprises, des « dérogations » – arbitraires selon nous -, accordées par la Belgique, auxquelles s’ajoute maintenant une autre « dérogation » pour le sulfoxaflor. Nous revenons, dans l’article qui suit, sur les alternatives possibles pour ce produit dangereux. Plus fondamentalement, nous nous demandons surtout à quoi sert de légiférer si les puissants de ce monde – rien de neuf sous le soleil – sont ensuite autorisés à s’asseoir aussi facilement sur tout ce qui les embête. Et tout cela, dans le cadre de ce que l’Europe s’efforce encore de nous présenter comme un Green Deal…
A tous ceux qui laissaient encore quelques crédits à sa bonne foi, elle démontre à présent qu’elle-même se fiche éperdument de l’esprit même de ses propres lois, autorisant les géants de l’agrochimie à produire, sur le territoire européen, les pesticides qu’elle-même répute dangereux, puis à les exporter vers des pays où les réglementations sont – mais oserait-on encore en mettre sa main à couper – « plus faibles ». Quoi qu’il en soit, le grand commerce toxique mondialisé a encore de beaux jours devant lui. Et les « parrains de la drogue » ne sont pas forcément ceux qu’on croit !
L’ONG Public Eye et la cellule d’enquête de Greenpeace en Grande-Bretagne, baptisée Unearthed, réussirent, en effet, à mettre la main sur des données d’exportation obtenues, en vertu du droit à l’information, auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Car même les multinationales sont tenues d’informer les autorités européennes de leurs exportations de produits chimiques interdits… Pour un résultat anodin ? Vous ne rêvez pas : plus de trois cents exportations en à peine quatre mois ! Et Bayer et Syngenta, qui disposent d’un vaste réseau d’usines en Europe, sont responsables de près des neuf dixièmes de ces exportations. De plus, le quotidien Le Monde relève (2) qu’avec « 310 tonnes de substances actives – le thiaméthoxame de Syngenta -, la Belgique est de loin le plus gros exportateur, devant la France. » L’analyse des données publiées par Public Eye permet même de constater qu’un seul envoi massif fut réalisé par Syngenta depuis notre pays ! La chose qui le compose, une fois formulée, s’appelle Engeo Pleno S et il y en avait très exactement deux millions deux cent mille litres ! Bien sûr, officiellement, la Belgique et la France soutiennent, à présent, une interdiction d’exportation car « il n’est pas acceptable d’exposer l’environnement et la santé dans d’autres pays » à ces substances, dit-on dans l’Hexagone où l’on ne manque décidément pas d’humour. Car tant la France que la Belgique « dérogent » toujours… Et nous aimerions vraiment bien savoir quelle partie du poison fut fabriquée dans notre rutilante usine de Seneffe, dans notre belle Wallonie, ce qu’indiquent clairement les document mis en ligne par Syngenta-Brésil…

Engea Pleno S, oui mais pour quoi faire ?

Donc, trois cent dix tonnes de thiaméthoxame furent fabriquées puis exportées depuis la Belgique en direction du Brésil, envoyés par les bons soins de Syngenta. Soit deux millions deux cent mille litres d’un produit formulé nommé Engea Pleno S, un merveilleux produit autorisé pour un nombre impressionnant de cultures, de la canne à sucre au soja. Si l’acte d’autorisation « conseille » de ne pas traiter en période de floraison, il permet, notamment pour les cultures de soja et de blé, d’effectuer des traitements aériens… via des avions. ! Une honte sans nom par conséquent – disons-le tout net – de voir notre pays « déroger » – décidément, ce n’est plus une habitude mais un vrai tic nerveux – aux interdictions en vigueur et à l’esprit de nos propres lois, pour laisser des industries transnationales exporter de vrais poisons qui vont polluer – et partant anéantir – le « poumon vert » de notre planète. Jouer les bonnes âmes conscientisées quand vient la COP, c’est une chose, mais agir, c’est en décidément une autre…
On sait bien sûr que, d’une manière générale, les écolos brésiliens ont la vie dure. Pourtant, des bonnes âmes, il y en a (4). Ne parlons donc pas des Brésiliens eux-mêmes mais de la responsabilité écrasante de leur état dans la destruction de sa forêt, avec le dessein – stupide et coupable – de devenir la « ferme du monde ». Une ferme agroindustrielle, cela va sans dire. Collaborer à un tel projet revient donc objectivement à agir contre la biodiversité et contre le climat ! Ainsi la quantité de terres consacrées aux palmiers à huile, par exemple, avait déjà doublé, au Brésil, entre 2004 et 2010, sou l’impulsion de président Lula. La volonté de concurrencer la Malaisie et l’Indonésie, dans cette production très controversée, n’a pas cessé depuis, les producteurs prévoyant de doubler encore le volume pour 2025 (5). Le Brésil est donc loin d’être un pays vertueux en matière écologique. Et Bolsonaro n’est pas seul en cause… L’impossibilité de signer un accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur est là pour nous le rappeler.
Du reste, c’est bien l’ensemble de l’agriculture brésilienne qui est une véritable tare pour la planète entière, et c’est bien cette agriculture, dans la plupart de ses spéculations principales – coton, riz, arachides, pommes de terre, cannes à sucre, oignons, citrons, fèves, tournesols, maïs, palmiers fourragers, pâturages, concombres, soja, sorgho, tomates, blé – qui est grande consommatrice de poisons tels que l’Engea Pleno S. Alors, pourquoi, décidément, lui en envoyer en si grandes quantités ? Et de quelle terrible infestation « contre laquelle il n’y a pas d’alternative », le Brésil a-t-il bien pu être la victime, en cette saison 2020 ?

Syngenta chinois

A moins que… A moins que le grand jeu géopolitique ne soit encore bien plus « subtil » que cela… Car oui, en mai 2017 – cela n’a pas fait les gros titres ! -, le géant ChemChina – une « propriété » de l’Etat chinois – a trouvé un soutien suffisant parmi les actionnaires de Syngenta pour boucler une offre mirobolante de quarante-trois milliards de dollars – trente-neuf milliards d’euros et des poussières… – sur le géant suisse des pesticides et des semences… Cette « fusion » – ah, l’amour fusionnel ! – revêtait un caractère stratégique pour la Chine, premier marché mondial en agriculture, qui cherchait alors à assurer la sécurité d’approvisionnement de sa gigantesque population.
L’Europe, toujours pleine de bienveillance et de bonnes intentions, veut-elle s’abstenir de contrarier la Chine dans ses relations avec le Brésil ? Pareille « diplomatie du pesticide » serait sans doute particulièrement risible s’il n’y avait d’autres enjeux de taille mondiale : le climat, la biodiversité… Quant à l’Europe, si elle veut montrer la voie en matière climatique, qu’elle le fasse peut-être avec un peu plus de fermeté… Qu’enfin nos pathétiques défenseurs locaux des intérêts industriels venus d’ailleurs daignent arrêter de se poser en arrogants libérateurs de l’agrochimie et qu’ils admettent, une fois pour toutes, ce que veut, chez lui, le consommateur lambda : du bio et du local en circuit court ! Tout profit pour nos agriculteurs. Nos agriculteurs à nous, ceux qui cultivent chez nous, c’est-à-dire en Wallonie… Pour ceux qui décidément mettent du temps à comprendre !

Notes :
(1) Voir : https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/pesticides/lue-exporte-des-milliers-de-tonnes-de-tueurs-dabeilles-interdits-sur-son-sol/
(2) Voir : Stéphane Mandard, « L’UE exporte les néonicotinoïdes interdits sur son sol », dans Le Monde du 19 novembre 2021, page 10
(3) Voir : https://www.syngenta.com.br/sites/g/files/zhg256/f/engeo_pleno_2.pdf?token=1562182806
(4) Voir : https://www.secours-catholique.org/actualites/au-bresil-des-fossoyeurs-de-lamazonie-deviennent-ses-defenseurs
(5) Voir : www.greenpeace.fr/deforestation-huile-de-palme-compte-a-rebours-final/
(6) Voir : https://unearthed.greenpeace.org/2020/02/20/brazil-pesticides-soya-corn-cotton-hazardous-croplife/

Banalisation des pesticides : une menace majeure pour la planète !

L’agriculture biologique se développe. Rien ne semble – et c’est heureux – pouvoir stopper sa marche en avant ni freiner l’adoption de ses produits par un nombre croissant de consommatrices et de consommateurs (1). Mais les méthodes chimiques continuent pourtant d’empoisonner nos vies et de tuer les pollinisateurs. Qui peut expliquer pareil paradoxe ? Voici quelques tentatives d’explication…

Par Marc Fichers

Plus d’un quart de siècle d’actions et de revendications, dans les milieux apicoles et environnementalistes, en vue de voir interdits ces dangereux tueurs d’abeilles n’auront pas suffi ! Tout avait été dit, semblait-il, lors d’un colloque organisé, par nos soins, il y a plus de quinze ans, décrivant l’effet terrible des insecticides néonicotinoïdes sur les pollinisateurs. Et pourtant…

Triste saga

Nous savons, depuis tout ce temps, que les néonicotinoïdes agissent à très faible dose et déstructurent les ruchers, qu’ils « travaillent » à dose « sublétales » et sont ainsi la menace majeure qui guette nos abeilles, et nos pollinisateurs d’une manière général. Pour les autres insectes, on ne sait pas exactement. Personne ne les a encore étudiés !
Un quart de siècle d’un combat désespéré dans le monde apicole pour arriver enfin à une interdiction, par l’Europe, des trois principales matières actives – imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame -, une interdiction liée aux risques graves qu’elles font courir aux abeilles. Qu’à cela ne tienne : la Belgique a courageusement « dérogé », par quatre fois déjà, à cette interdiction européenne. Cela sans raison précise, si ce n’est de sauvegarder un secteur agroindustriel, entre autres sucrier, qui continue de laisser croire aux agriculteurs que l’avenir est dans la lutte chimique et qui refuse obstinément, depuis plus de vingt ans, de développer les alternatives aux pesticides (2). Et elle persiste dans son erreur funeste : un nouveau dossier s’ajoute aujourd’hui à la pile, celui du sulfoxaflor, encore un néonicotinoïde tueur d’abeilles – comme s’il n’y en avait déjà pas assez ! – autorisé uniquement en milieu confiné. Le ministre fédéral belge de l’agriculture n’a pas hésité à « déroger » à nouveau, en autorisant ce pesticide pour la culture de la betterave, en 2021. La Belgique, apparemment, ne connaît rien d’autre, en la matière, que des « situations d’urgence » (3), le ministre fédéral belge de l’agriculture considérant, en l’occurrence, que « la production végétale menacée ne peut être protégée du danger par d’autres moyens raisonnables ». Nous montrons pourtant, dans la suite de ce dossier, que des alternatives à ce pesticides existent et sont efficaces !
De telles dérogations salissent l’image de la Belgique ! Elles laissent également planer l’espoir que de tels poisons sont encore une voie d’avenir, en dépit des interdictions européennes. Plutôt que d’explorer et de proposer des alternatives au secteur agricole, ainsi que le propose Nature & Progrès, plutôt que de travailler à l’amélioration de ces alternatives en mettant des moyens pour une telle recherche, notre pays se complait à entretenir l’illusion que l’avenir se trouve encore dans le chimique. Il s’engage dans une impasse et il le sait ! Nous le lui répétons depuis de nombreuses années : le citoyen ne s’y retrouve plus ! D’un côté, on prétend vouloir développer la biodiversité et, de l’autre, on « déroge » à qui mieux mieux à l’interdiction de dangereux pesticides. De qui se moque-t-on ? Nos abeilles, chers élus, dépérissent ! Les populations d’insectes et d’oiseaux périclitent ! Le rapport sur l’état de l’environnement publié par la Région wallonne est particulièrement clair :
« Les effectifs des espèces associées aux milieux agricoles sont en déclin continu depuis 1990 et présentent la diminution la plus flagrante : ces espèces ont perdu plus de la moitié de leurs effectifs (- 60 %), au rythme moyen de 3,0 % par an. Ce déclin concerne tout autant les espèces liées aux grandes cultures que les espèces associées aux prairies (4). »
Or, par la faute de « dérogations » ineptes, la Belgique tord toutes les règlementations acquises de haute lutte pour permettre aux pesticides chimiques – et non des moindres ! – d’être répandus sur nos champs… mais aussi dans nos habitations puisque ces funestes molécules sont également utilisées pour lutter contre les puces de nos chiens et de nos chats !

Un élève modèle

La Belgique est totalement imprégnée par l’idéologie « chimique », la plupart de nos scientifiques sont toujours formattés dans ce moule. Mais la Belgique est aussi littéralement imprégnée de chimie, chaque Belge individuellement contenant en lui un grand nombre de ces molécules… Tout notre environnement est pollué par ces poisons, ainsi que l’ont montré les études Expopesten et PROPULLP, menées par l’ISSeP (5). Les pesticides se retrouvent finalement dans nos lieux de vie ! La ministre wallonne de l’Environnement l’a encore récemment mis en évidence (6), grâce à l’analyse de la présence de pesticides dans le sang et dans l’urine de 828 de nos concitoyens wallons. 90% des échantillons contenaient des métabolites d’insecticides pyréthrinoïdes et organophosphorés. Un quart contenaient du glyphosate, et 20 % des pesticides interdits depuis des dizaines d’années… Preuve que nous n’avons certainement pas fini de déguster ! Nature & Progrès avait d’ailleurs interpellé la ministre, dès son arrivée au gouvernement wallon, sur la nécessité de revoir la législation concernant les modalités d’utilisation des pesticides. Nous sommes donc dans l’attente de règles claires qui empêchent la dispersion de pesticides dans l’environnement. Car qu’est-ce qui peut justifier, en fin de compte, le fait que des produits dont la dangerosité est avérée puissent être ainsi disséminés en dehors des lieux traités ? Or il ne suffit manifestement pas que les conditions d’épandage soient normalisées et les pulvérisateurs régulièrement contrôlés… Cela s’apparente à une contamination, pure et simple, qu’aucune forme de nécessité ne peut plus aujourd’hui justifier : un pesticide est autorisé pour un lieu donné et contre un ravageur donné, rien ne justifie sa dissémination, d’autant plus que – répétons-le ! -des alternatives non chimiques existent et ont démontré leur efficacité.
Et nous n’incriminons pas ici les seuls agriculteurs : ce sont les fabricants qui devraient être poursuivis pour pollution de l’environnement. Quand le scandale de l’amiante a éclaté, personne n’a imaginé poursuivre les couvreurs ! Ce sont bien les firmes qui fabriquaient les matériaux de recouvrement à base d’amiante qui ont été d’emblée montrées du doigt. Comment se fait-il qu’en matière de pesticides, les seuls incriminés soient les utilisateurs ? D’autant que le coût environnemental et de santé est à charge de la collectivité alors que les bénéfices sont pour les fabricants (7) !
A l’heure qu’il est, la Belgique fait toujours partie du trio de tête des pays européens gros utilisateurs de pesticides (8). La Wallonie, quant à elle, a récemment octroyé une dérogation – une de plus ! – à Infrabel pour l’utilisation de glyphosate, et les justifications avancées ne laissent en rien supposer qu’il n’y aura pas de reconduction l’an prochain, alors que cet herbicide est, de plus en plus souvent, mis sur la sellette et qu’aucun moyen n’a été mis en œuvre pour rechercher et développer des alternatives. Le rendement économique, comme le rappelle fort à propos la ministre, ne peut cependant prévaloir sur les dégâts occasionnés à l’environnement et à la santé (9)… Mais alors, pourquoi pareille dérogation ?
Non content d’être un « gros consommateur » de pesticides, de « déroger » à tour de bras, de polluer l’environnement et nos maisons – via les colliers antipuces, notamment -, la Belgique est maintenant connue comme le plus gros exportateur – une « plaque tournante » du trafic – de pesticides interdits vers les pays du Sud, ainsi que nous le verrons dans l’article qui suit. Bravo, la Belgique !

Travailler à une meilleure réglementation

Depuis cinquante ans, Nature & Progrès tourne le dos à l’utilisation des pesticides en développant l’agriculture biologique. Les précurseurs de la bio, on le sait maintenant, ont raison, non pas de suivre les élucubrations de nos élites scientifiques de l’époque, mais simplement de répondre aux attentes quotidiennes de nos concitoyens ! A chacun son domaine : le labo et la bibliothèque aux uns, la vie de tous les jours aux autres…
L’Europe vise à présent 25% de bio en 2030 et le gouvernement wallon actuel s’est engagé pour 30%, la même année. C’est parfait ! Quelle magnifique reconnaissance pour la vision qu’ont eue les précurseurs. Depuis une dizaine d’années pourtant, Nature & Progrès Belgique s’investit aussi pour diminuer la pression chimique dans l’agriculture conventionnelle. Nous avons ainsi développé le projet « Wallonie sans pesticides » qui vise à les remplacer par des alternatives, et à investir dans des moyens de recherche afin de développer les alternatives toujours cruellement manquantes. Nature & Progrès consacre même ses maigres moyens dans cette recherche, via entre autres le Plan Bee. La situation actuelle montre toutefois que c’est évidemment loin d’être suffisant et qu’il faut également s’investir dans le combat politique pour mieux réglementer :
– l’autorisation, tout d’abord : nous ne pouvons évidemment plus tolérer que des « dérogations » soient données arbitrairement pour des produits interdits en raison de leur dangerosité ;
– d’utilisation, ensuite, car des produits aussi problématiques ne devraient plus jamais atterrir dans nos lieux de vie, dans nos maisons et dans notre environnement. Un principe simple doit être adopté : un pesticide ne peut être appliqué dans un endroit donné que si sa non-dispersion peut être garantie ! Si ce n’est pas le cas, eh bien qu’il soit interdit – et qu’il n’y ait évidemment aucune possibilité de « déroger »…
Nature & Progrès portera, cette année, une attention accrue sur ces différents points. Et ce n’est pas de gaîté de cœur ! Nous préférerions sincèrement concentrer toute notre énergie au développement de l’agriculture biologique. Malheureusement, au terme de vingt-cinq années d’actions citoyennes positives pour le monde où nous vivons, nous devons encore supporter que nos responsables « dérogent » à l’interdiction formelle de produits pourtant clairement réputés dangereux. Nous devons encore supporter que des législations inadaptées ou obsolètes sur l’utilisation des pesticides ne garantissent pas leur non-dispersion et que d’authentiques poisons soient retrouvés dans les lieux de vie de nos concitoyens. Face à de tels scandales, non, nous ne parvenons pas à rester les bras croisés…
Mais à qui la faute ? Dans l’étrange concert mondial de l’agrochimie, il est aujourd’hui bien difficile de comprendre exactement qui peut quoi et qui veut quoi (10). Ainsi que le montre l’article qui suit… Une manière habile pour ceux qui nous gouvernent de laisser faire, en déclinant toute forme de responsabilité ? L’état de la planète et du climat ne peut cependant plus souffrir la moindre approximation en matière agricole…

En 2022, Nature & Progrès concentrera ses efforts sur :
– le développement de l’agriculture biologique pour atteindre au plus vite les 30% promis ;
– des actions, entre autres en justice, pour faire cesser les « dérogations » sur les produits interdits en raison de leur dangerosité avérée ;
– des actions afin de faire évoluer les règlementations en matière d’autorisation des pesticides et concernant leurs conditions d’utilisation ;
– la réorientation des moyens toujours dévolus à la recherche et au développement en matière de pesticides vers le développement des alternatives manquantes ;
– la recherche et l’information concernant les alternatives aux pesticides via notamment notre campagne « Une Wallonie sans pesticides, nous y croyons ! ».

Notes :
(1) Les dépenses ménages belges en produits bio ne cessent d’augmenter depuis plus de dix ans : 890 millions d’euros en 2020, soit une augmentation de 13% par rapport à l’année précédente ! En 2020, 96% des Belges ont consommé au moins une fois un produit bio. Voir : https://www.biowallonie/chiffres-du-bio/
(2) Ce qui, pourtant, vient d’être fait par treize fermes qui ont expérimenté la culture de la betterave en agriculture biologique, pendant deux ans, et se sont réunies pour commercialiser un sirop bio. Voir : http://organicsowers.bio
(3) Voir : https://fytoweb.be/fr/legislation/phytoprotection/autorisations-120-jours-pour-situations-durgence
(4) Voir : http://etat.environnement.wallonie.be/contents/indicatorsheets/FFH%208.html
(5) Voir : https://www.issep.be/expopesten-2/ et https://www.issep.be/wp-content/uploads/PROPULPPP_R%C3%A9sum%C3%A9.pdf
(6) Voir : https://tellier.wallonie.be/home/presse–actualites/communiques-de-presse/presses/des-polluants-interdits-depuis-40-ans-se-retrouvent-dans-lurine-ou-le-sang-des-wallons.html
(7) Pour en savoir plus, voir : https://lebasic.com/wp-content/uploads/2021/11/BASIC_Etude-Creation-de-Valeur-et-Couts-Societaux-Pesticides_20211125.pdf
(8) Voir : https://fr.statista.com/infographie/15061/consommation-pesticides-en-europe-par-pays/
(9) Voir : https://www.parlement-wallonie.be/pwpages?p=interp-questions-voir&type=28&iddoc=98246
(10) Lire : Cécile Boutelet et Nathalie Guibert, « Pesticides : la nouvelle hégémonie chinoise », dans Le Monde, du 1/12/2021

Avons-nous besoin de nos voisins ?

Nature & Progrès organise, durant deux samedis du mois de mars 2022, son premier processus délibératif sur le thème « As-tu besoin de ton voisin ? ». Trente citoyens vont discuter du (re)développement des tissus sociaux et des réseaux de consommation et de production locaux, en vue d’alimenter les positions de l’association sur cette thématique.

Par Dominique Parizel

Bien sûr, il appartiendra au groupe représentatif invité à discuter de préciser ses objectifs et de définir plus avant les méthodes de travail qu’il adopte. Il semble toutefois nécessaire d’imaginer, de préciser un cadre de départ, sans quoi il serait difficile de mobiliser qui ce soit. Ce cadre initial a trait – nous l’avons dit – aux relations de voisinage, au sein de nos villages et de nos quartiers. Leur qualité, nous le savons tous, améliore grandement le quotidien. Voici donc une première esquisse, la petite graine appelée à devenir un bel arbre plein de fruits vitaminés…

Nous retrouver, échanger, collaborer…

Les faits démontrent que les replis, individuels ou collectifs, sont souvent des attitudes bien illusoires. Les ressources de la planète sont limitées et nous les consommons aujourd’hui plus rapidement qu’elles ne peuvent se renouveler. Les mauvais traitements que nous infligeons aux écosystèmes dans lesquels nous vivons constituent une menace croissante pour l’espèce humaine elle-même. Et tout indique que le vivant – c’est-à-dire aussi nous-mêmes ! – souffrira terriblement des dérèglements dont nous sommes collectivement – mais certaines collectivités beaucoup plus que d’autres – les responsables.
Les logiques locales, collaboratives et participatives, sont sans doute désormais les seules qui soient à même d’amener plus de justice sociale, en ce compris la sauvegarde du patrimoine environnemental au sein duquel nous coulons nos existences. Comme les beaux jardins que nous cultivons avec amour et passion, sans doute avons-nous le devoir de restituer ces écosystèmes où nous vivons plus beaux que nous les avons trouvés ? Sans doute les modus vivendi qui nous permettront de le faire, peuvent-ils être à même de mieux nous auto-réguler, par l’adoption, au sein de nos communautés, de pratiques communes qui nous paraissent justes et soient admissibles pour chacun. La crise des « gilets jaunes » a montré que le monde politique est désormais incapable d’imaginer de telles règles équitables et de les mettre en place. Son seul horizon paraît être de préserver l’activité – quel qu’en soit l’objectif et les conséquences – et les flux monétaires – qui ne profitent qu’au dixième de pourcent les plus riches ! Très loin des besoins réels de la population et de l’amélioration possible de son sort : qualité alimentaire, confort de l’habitat, facilités de mobilité, qualité des loisirs et amélioration des liens sociaux…
Sans doute appartient-il désormais aux citoyens de pallier ces manquements par leurs propres initiatives et d’utiliser le pouvoir qu’ils détiennent – collectivement et directement – pour imposer la mise en place de solutions adéquates dont le « mouvement social » aura démontré l’efficacité. L’émergence de circuits courts de distribution est, par exemple, une flagrante démonstration d’une telle volonté citoyenne. Le circuit court apparaît même aujourd’hui comme la meilleure planche de salut pour le monde agricole. Entendez le monde agricole à taille humaine, le seul qui soit à même de sauvegarder le caractère local et traditionnel de nos productions. Nous ne parlons pas ici de l’agro-industrie qui est, de plus en plus, une plaie, une réelle nuisance pour notre population. Mais les « gros capitaux », par l’entremise de la grande distribution notamment, déploient une énergie dantesque pour contrecarrer cette réappropriation populaire. Ils ont, en effet, gros à perdre. Et, avec eux, leurs affidés au sein du landerneau politicien…

Le développement du « capital social »

Qu’entendons-nous exactement par « capital social » ? C’est très simple. Tout se passe comme si nous étions chacun les neurones d’un même cerveau. Mais la capacité d’un cerveau repose moins sur le nombre de ses neurones – et sur ce qu’ils « savent » en leur for intérieur – que sur le nombre des connexions qui les relient et sur la capacité de ces connexions à échanger rapidement toutes sortes de données utilisables… Une grosse masse de neurones peut donc être en état de mort cérébrale si on l’arrose quotidiennement, par exemple, de publicités débiles qui la poussent à se comporter machinalement contre son propre intérêt. Un peu de matière grise dûment stimulée peut au contraire être très active si elle se décide à réfléchir. Ainsi en va-t-il de nos groupes humains : il y a les grosses villes socialement inertes qui glissent lentement dans la pauvreté et les hameaux minuscules au bouillonnement intense où l’on cultive proximité avec la nature et douceur de vivre…
L' »intelligence » d’un tel cerveau ne prend pas toujours la forme qu’on croit. Point ne trouverons donc ici d’élucubration savante « à la Elon Musk » : ni rutilantes berlines électriques, ni exploration martienne… On trouvera en revanche dans les villages et les quartiers aux voisins très connectés, la volonté de partager, par exemple, les récoltes avant qu’elles ne périssent, lorsque celles-ci sont importantes : donner aux voisins pour éviter que tout cela ne « tourne à rien » est un acte de civilité et de cohésion sociale, avant même qu’on ne songe au remplissage de l’un ou l’autre estomac… La capacité à autoproduire, une partie de l’alimentation notamment, reste une ressource importante, surtout pour la frange la moins favorisée de nos concitoyens. Pour autant bien sûr que la transmission des savoir-faire essentiels ait lieu, par le biais de potagers collectifs essentiellement qui ne peuvent se mettre en place que dans le cadre de relations de « bon voisinage ». Tout cela n’est pas bien neuf, nous le savons pertinemment, et ne relève, pour ainsi dire, que d’une saine tradition qui gagnerait sans doute à s’étendre à beaucoup d’autres domaines de la vie publique. Des telles pratiques intelligentes en ont toutefois déjà inspiré – ou revigoré – beaucoup d’autres :
– celle du don, par exemple, car ce qui ne sert plus à l’un peut certainement être utile à d’autres, et ce qui redevient utile à l’autre évite bien sûr d’en faire trop rapidement un vulgaire « déchet ». Cela tombe sous le sens mais il n’est jamais inutile de le rappeler…
– les services spontanés aux personnes – âgées ou handicapées, par exemple – peuvent être peu de choses pour ceux qui les rendent, mais s’avérer d’un réconfort insoupçonné pour ceux qui les reçoivent. Et sauver la vie, le cas échéant, d’une vieille personne isolée, par exemple, toujours susceptible d’avoir fait une simple chute, sans plus pouvoir se redresser…
– le partage d’équipements aussi car nous n’avons pas tous besoin, tout le temps, de notre défonceuse ou de notre perceuse à percussion, par exemple, à moins d’être des bricoleurs quotidiens, obsessionnels et patentés… Dans le même ordre d’idée, peut-être n’avons-nous pas besoin non plus, en permanence, de notre voiture, et peut-être est-il possible d’imaginer un moyen de mettre en partage – et en mouvement – ce gros tas de ferraille qui encombre le trottoir ? Aucune industrie n’imaginerait d’immobiliser une machine aussi chère pendant… 95% de son existence. Plus largement encore, la mise en commun d’un matériel de type professionnel – agricole, par exemple – peut être envisagée par le biais, par exemple, de coopératives créées à cet effet…
– les groupements d’achats en tous genres et de toute nature, enfin, pour l’alimentation ou pour l’énergie par exemple, ont suffisamment montré qu’elles ont un rôle à jouer dans la diffusion d’une information de qualité et dans la responsabilisation du consommateur par rapport à ses achats. Mais, certes, nous nous éloignons peut-être là un peu trop du voisinage…

Voisin, voisine, j’ai besoin de toi ! Mais comment nous organiser ?

Oui. Quels modes d’organisation adopter, une fois que nous avons compris combien nous avons besoins les uns des autres ? Et à l’initiative de qui ? Dons, services et partages ne font pas tourner l’économie ! Les actes gratuits n’ont aucune valeur dans notre univers capitaliste ; ils ne constituent pas non plus de potentiels « gisements d’emplois ». Et qui va rouspéter si trop d’échanges citoyens venaient à faire chuter les ventes d’appareillages électriques ou de voitures ? Fabricants et détaillants en équipements en tous genres n’auraient-ils pas tôt fait de dénoncer un important « manque à gagner », peut-être crieraient-ils même aux possibles pertes d’emplois et au travail au noir ? Mais le marketing qui individualise la clientèle ne crée-t-il pas, par simple opportunité, l’achat inutile qui tôt ou tard fait les montagnes de déchets ? Et la pléthore de services publics en tous genres – peu efficaces et peu connus – ne tue-t-elle pas le don et le service spontanés entre voisins, qui créent le véritable lien social ? Comment mesurer l’inintérêt sociétal et la pollution induite par la masse de bibelots idiots qu’on nous vend à vils prix, comment évaluer la qualité très inégale de ce qui est mis en place avec l’argent public, comment stimuler la démarche positive, gratuite et généreuse vis-à-vis de ceux qu’un seul mur sépare parfois de l’endroit où s’écoulent paisiblement nos jours ? Comment faire entendre la voix des acteurs indépendants qui font – ou devraient faire ? – ce salutaire travail d’évaluation ?
Le renforcement des liens de voisinage et le développement du « capital social » peuvent-il être envisagés comme un véritable objectif politique ? La mise en œuvre d’un tel projet dans le long terme n’entrera-t-il pas forcément en concurrence avec les infrastructures et les actions soutenues ou mises en place au bénéfice de tel ou tel mandataire local ? Comment envisager la conception et l’éclosion d’authentiques initiatives citoyennes, indemnes de toutes formes de récupération ? Comment les rendre pérennes ? Comment en évaluer exactement les effets ? Qui solliciter pour les initier et les piloter ? Où trouver l’argent nécessaire pour qu’elles existent et se développent ? Et qu’est-ce qui contribue, en définitive, à la qualité de nos vies ? Avoir, autour de nous, des gens « sur qui compter » plutôt qu’un fatras d’appareillages intrusifs et froids ? Ou peut-être être nous-mêmes ces gens sur qui peuvent compter ceux qui vivent h-juste à côté de nous ? Être là, l’un pour l’autre, tous bienveillants et chacun selon ses compétences : certains jardinent, d’autres cuisinent, certains font la conversation, d’autres sont plus doués écouter sans rien dire… Restent aussi les moyens divers qu’une véritable entraide locale permet de mobiliser, et les dépenses inutiles qu’elle permet d’éviter : une véritable « économie locale » et collective, pour s’épauler dans la proximité, qui permet sans doute de faire face discrètement à de nombreuses situations de précarité, en évitant surtout l’humiliation d’exposer au grand jour les cruelles difficultés de l’existence ? Mais rien qui excite vraiment le politicien local à la générosité ostentatoire, rien qui excite beaucoup le média encensoir des belles et grandes solidarités. Rien qui concerne non plus le grand Monopoly libre-échangiste mondialisé dont on ne sait trop s’il est devenu un atout ou une menace pour la vie des villages et des quartiers ?
Dans le temps, les soirs d’été – quand ne bourdonnaient pas encore les TV -, les gens sortaient s’asseoir sur leur banc ou sous leur arbre et parlaient, de tout et de rien, en compagnie de leurs voisins. Jusqu’à ce qu’il fasse assez frais et assez sombre pour aller enfin se coucher…

L’objectif de Nature & Progrès ?

Réunir un panel citoyen et parler voisinage. D’accord mais pour quoi faire exactement ? Partager le constat que le voisin et la voisine sont des gens uniques dont avons absolument besoin et s’interroger sur les moyens de resserrer le tissu social de proximité. C’est sans doute, à présent, une affaire entendue. Mais encore ?
Nature & Progrès proposera au panel citoyen d’explorer, à l’échelle de nos villages et de nos quartiers, ses thématiques principales – accès à une alimentation bio et locale de qualité, jardinage et autoproduction, éco-bioconstruction – afin d’y déceler et d’imaginer les actions ou les mécanismes qui permettraient une réactualisation – peut-être une simple « mise à jour » – des liens de voisinage. Nous rêvons à de nouveaux outils, un nouvel état d’esprit, un nouveau regard que le simple fait de mieux manger et de mieux habiter – le fait de mieux savoir ce que l’on mange et ce que l’on habite – nous permettrait peut-être de poser enfin sur ces gens étranges que nous n’avons pas choisis et qui nous semblent, à la fois, si loin et si proches : nos voisins ! Ceux et celles de mon village, de mon quartier…

La biométhanisation est-elle compatible avec la ferme biologique ?

La (bio)méthanisation est souvent présentée comme une source d’énergie durable, contribuant à la transition énergétique. Qu’en est-il vraiment ? Voici donc quelques pistes de réflexion qui doivent vous permettre de mieux connaître les enjeux liés à cette technique…

Par Sam Ligot

À l’heure d’un dérèglement climatique plus prononcé que jamais, la transition énergétique est un enjeu central. Cela implique de décarboner nos sociétés – ne plus utiliser d’énergie fossile – afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES) et ainsi préserver le fragile équilibre climatique. Qui dit transition énergétique dit énergies renouvelables dont les plus connues sont sans doute le photovoltaïque et l’éolien. Mais il en existe d’autres, dont celle qui nous intéresse ici : la biomasse.
La biomasse – c’est-à-dire, littéralement, la « masse vivante » – est toute matière organique pouvant servir de source d’énergie. Elle est utilisée depuis l’aube de l’humanité pour se chauffer – grâce au feu de bois – mais les défis actuels poussent à trouver de nouvelles méthodes de production énergétique dans ce domaine. C’est précisément ce qu’est la méthanisation ou biométhanisation : une « nouvelle » méthode de production d’énergie.

Biométhanisation : principes généraux

La (bio)méthanisation consiste à produire du biogaz, composé majoritairement de méthane (CH4) et de dioxyde de carbone (CO2), à partir de biomasse. Cette transformation du carbone organique, contenu dans la biomasse, en méthane est rendue possible grâce à des micro-organismes qui réalisent une digestion anaérobie. L’intérêt de ce biogaz réside précisément dans le méthane qui peut être brûlé afin de produire de la chaleur ou de l’électricité. Certains d’entre vous en utilisent peut-être même sans le savoir car le gaz naturel, lui aussi, est principalement composé de méthane. Mais la différence entre le méthane du gaz naturel et le méthane du biogaz réside dans leur origine : le biogaz est produit à partir de biomasse alors que le gaz naturel est issu de gisements fossiles. Le biogaz peut également être transformé en biométhane en éliminant le CO2 afin d’obtenir un gaz quasi uniquement composé de méthane. Ce qui peut s’avérer plus pratique pour, par exemple, réinjecter ce gaz sur le réseau…
Bien que de nombreuses matières premières puissent être utilisées pour la (bio)méthanisation, le potentiel de rendement de chacune est différent. Ainsi les matières premières contenant beaucoup de carbone accessible aux micro-organisme – c’est-à-dire le carbone labile – seront à même de produire beaucoup plus de biogaz que les matières premières en contenant peu. De fortes différences de rendement sont donc possibles. Les conditions de traitement appliquées aux matières premières dans le méthaniseur – tels que le temps de séjour ou la température – auront également une influence sur les rendements.
Le digestat, quant à lui, est un co-produit de la (bio)méthanisation ; il se compose de la matière première qui n’a pas été transformé en biogaz. Le digestat conserve ainsi l’ensemble des nutriments de la matière première – azote, phosphore, potassium, etc. -, ce qui en fait un fertilisant potentiellement intéressant pour l’agriculture. Son utilisation fait cependant débat, notamment au niveau de la vie du sol qui, en l’absence de carbone labile nécessaire à de nombreux organismes du sol, verrait son fonctionnement perturbé…

Quelques nuances…

La (bio)méthanisation est popularisée depuis une dizaine d’année, notamment au niveau européen. La méthode est mise en avant, en Belgique également, par les pouvoirs publics soucieux d’assurer une partie de la transition énergétique. La première station d’injection de biométhane dans le réseau de distribution wallon, inaugurée fin 2020 à Fleurus, démontre cet intérêt. La (bio)méthanisation est présentée comme une source d’énergie durable contribuant à la transition énergétique, dont voici quelques points fondamentaux. À première vue, la (bio)méthanisation ne présenterait que des avantages : valorisation des déchets en énergie, source d’énergie renouvelable, digestat utilisable comme fertilisant minéral… Bref, elle serait une recette miracle. Il est cependant important de nuancer quelques points essentiels.
Tout d’abord, en fonction des matières premières utilisées, l’impact environnemental peut être totalement différent d’un cas à l’autre. Une pratique, souvent pointée du doigt, est l’utilisation de cultures exclusivement dédiées à la production d’énergie. Ainsi, une concurrence pourrait-elle apparaître entre alimentation et énergie… De plus, la notion même de « déchet », utilisée par les défenseurs de la (bio)méthanisation, est subjective. Un fumier, par exemple, sera souvent considéré comme un déchet agricole, dans un cadre de (bio)méthanisation, alors que celui-ci joue un rôle fondamental dans le maintien de la fertilité des sols. D’un point de vue agronomique, il semble donc beaucoup plus judicieux d’utiliser du fumier composté plutôt que de l’envoyer au « biométhaniseur ».
Ensuite, au niveau du digestat, certaines matières premières sont impropres à être utilisées en agriculture étant donné la présence de contaminants : par exemple, le digestat de boues d’épuration. La valeur agronomique du digestat est également discutée puisque son impact sur les sols est encore mal connu, d’autant plus que chaque sol peut réagir différemment au digestat et que les digestats, eux-mêmes, peuvent varier dans leur composition.
Enfin, la forme de l’énergie produite, à partir du biogaz ou du biométhane, influencera également la performance d’un tel système. La transformation de biogaz en chaleur est bien plus efficiente que sa transformation en électricité. La production de chaleur à partir de biogaz a, en effet, un rendement environ deux fois plus important par rapport à sa transformation en électricité. Cependant, la chaleur ne peut être utilisée que localement et instantanément, à l’inverse de l’électricité qui peut être exportée sur le réseau, voire stockée dans des batteries. Dans la pratique, beaucoup d’exploitations agricoles utilisant la biométhanisation ont recours à un système intermédiaire de cogénération qui produit, à la fois, chaleur et électricité.
Pour se faire un avis précis sur la production d’énergie via la biométhanisation, il est donc important d’adopter une approche globale de la situation car rien n’est jamais simple et, en fonction des choix qui sont faits – matière première, gestion du digestat, forme d’énergie produite -, l’appréciation qui est faite peut radicalement changer.

Dimitri Burniaux, producteur labellisé Nature & Progrès, défend une biométhanisation raisonnée…

Pour mieux appréhender le sujet, dans le cadre du travail préliminaire, j’ai conversé avec Dimitri Burniaux qui gère une unité de biométhanisation à la Ferme Champignol, à Surice, près de Philippeville.

– Dimitri, qu’est ce qui t’as amené à la biométhanisation ?

Le projet a débuté en 2003, suite à un appel à projets du gouvernement wallon portant sur les énergies renouvelables. L’association du village, la « Surizée », a répondu à l’appel, proposant un projet de biométhanisation, et a été retenu. Le projet, initialement prévu sur un autre site, a failli ne pas voir le jour à cause de problèmes de voisinage. Nous avons donc décidé de l’accueillir sur notre exploitation après l’avoir remanié pour convenir à cette nouvelle organisation. L’unité de biométhanisation a finalement été construite, en 2006, et a été rénovée, pour doubler sa capacité de production, en 2015. Il s’agit d’un biométhaniseur infiniment mélangé – où les intrants sont solubilisés – qui est le type de méthaniseur le plus répandu en Wallonie.

– Quelles matières premières utilises-tu ?

J’en utilise plusieurs dont les principales sont les sous-produits de betteraves, les tontes de pelouses, les déchets de céréales, l’amidon de pommes de terre – qui est un déchet de l’industrie -, du fumier et du lisier. L’ensemble de ces intrants représente cinq mille tonnes par an. La plupart d’entre eux sont externes à la ferme. J’arrive à travailler avec de « bons déchets » qui permettent de se passer de cultures énergétiques. Je constate cependant qu’avec le temps et le développement de la filière biométhanisation, ces sous-produits sont de plus en plus chers et de moins en moins disponibles.

– Que penses-tu des cultures énergétiques ?

Je ne suis pas spécialement pour. Mais force est de constater qu’elles peuvent avoir leur intérêt. D’une part, la production d’énergie peut permettre de mieux valoriser une culture dont le prix de vente est faible. L’énergie – qui reste un besoin central de nos sociétés – peut donc être considérée comme un nouveau débouché pour les agriculteurs, sans pour autant remplacer l’alimentaire. C’est un équilibre à trouver : ce n’est pas parce qu’on utilise des cultures énergétiques qu’on va abandonner la production alimentaire. On pourrait même imaginer intégrer une culture énergétique dans une rotation, par exemple. D’autre part, il faut bien se rendre compte que les cultures énergétiques existent déjà depuis plus de dix ans, en Belgique. Par exemple, BioWanze, producteur de bioéthanol utilisé comme carburant, est un gros consommateur de céréales – Ndlr : 750.000 tonnes par an ! – et de betteraves – Ndlr : 450.000 tonnes par an ! Il est curieux de constater que le sujet des cultures énergétiques fait débat pour la biométhanisation, pourtant peu répandue, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres secteurs de valorisation énergétique. Selon moi, il faudrait baliser la pratique mais ne pas l’interdire, d’autant plus que la Belgique est en situation de dépendance énergétique.

– Quelle utilisation fais-tu du biogaz produit ?

Je le valorise en cogénération. Environ 90% de l’électricité produite – soit un million et demi de kW par an – est exportée sur le réseau et le reste est utilisé pour faire tourner le biométhaniseur et couvrir les besoins de la ferme. La chaleur – soit un million de kW par an – est valorisée à la ferme et dans seize maisons aux alentours. Ce qui est intéressant avec ce système, c’est que l’énergie produite sur place ouvre la porte à de nouvelles opportunités sur la ferme. Ainsi le chauffage de serres pour les plants de légumes, en début de printemps, et le séchage du foin ont-ils été rendu possibles grâce à la chaleur produite par le biométhaniseur.

– Comment gères-tu ton digestat ?

Je l’utilise comme source d’azote minéral rapide ; il est particulièrement utile pour le tallage des céréales, au mois de mars, et d’autant plus en bio où il peut être difficile de trouver des sources d’azote rapidement assimilé par les plantes. J’utilise 80% du digestat, à ce moment-là, et il me permet de fertiliser deux cent cinquante hectares de céréales et un peu de prairies. Le digestat n’a d’ailleurs aucune odeur, ce qui n’est pas pour déplaire au voisinage, en comparaison avec le lisier. L’important, c’est de bien équilibrer son utilisation. Un excès de digestat pourrait devenir problématique mais c’est loin d’être le cas dans ma ferme. J’en manquerai presque…

– Digestat et bio font bon ménage, alors ?

Etant donné que les matières premières que j’utilise ne sont pas bio, le digestat fait l’objet d’une dérogation pour son utilisation en agriculture biologique. C’est possible car toutes les matières premières utilisées sont des matières premières qui sont utilisables en bio. Une dérogation ne serait pas possible si les matières premières étaient des boues d’épuration ou des fientes de poules industrielles, par exemple. Tout ce qui rentre dans mon méthaniseur pourrait aussi bien passer par le rumen d’une vache. De plus, le digestat est légalement considéré comme un déchet, ce qui rend obligatoire de réaliser régulièrement des analyses complètes, afin de s’assurer du respect des normes en termes de pathogènes, de métaux lourds et autres pollutions…

– Que penses-tu des critiques qui sont parfois faites au digestat : déclin de la vie du sol, risques de pollution… ?

Il est vrai, en ce qui concerne la vie du sol, que le digestat est un produit « inutilisable » pour la faune du sol, de par sa faible teneur en carbone labile. Néanmoins, encore une fois, tout est une question d’équilibre et de réflexion : ce n’est pas parce qu’on utilise du digestat que la vie du sol va dépérir. Il suffit d’assurer par d’autres moyens l’apport de matière organique afin de préserver cet équilibre ; ce n’est pas parce qu’on utilise du digestat qu’on arrête d’épandre du fumier pailleux. En bref : ce n’est pas le rôle du digestat de nourrir le sol ! Bien sûr qu’il nourrit la plante mais, s’il est bien utilisé et intégré dans une approche globale, je n’y vois pas de problème. Depuis quinze ans que j’utilise ce produit, j’ai conservé des teneurs stables en humus dans mes sols. Et, au niveau des pollutions, ce n’est pas vraiment un souci puisque les analyses réalisées garantissent un digestat qui en est exempt.

– En tant que membre de Nature & Progrès, que penses-tu de la biométhanisation, d’une manière générale ?

Trois choses doivent absolument être prises en compte : les matières premières, l’énergie et la gestion du digestat. Comme je l’ai dit, je ne suis un partisan à outrance des cultures énergétiques mais je pense qu’il ne faut pas les interdire, dans un souci d’autonomie. Il faut toutefois bien en encadrer la pratique. Il ne faut pas oublier non plus que la biométhanisation permet la production d’une énergie verte à partir de déchets, ce qui est plutôt intéressant. La pratique a donc tout son intérêt dans une démarche d’économie circulaire.
Enfin, les cycles de la matière sont fermés, de par le retour au sol du digestat, tout en permettant une fertilisation intéressante pour les cultures. Nous sommes très loin d’être en surproduction de digestat, que ce soit ici ou à plus large échelle. Le principal est de bien équilibrer les apports au sol, en lui amenant aussi de la matière organique.

Conclusion

La biométhanisation, sujet d’actualité, est un procédé plus complexe qu’il n’y paraît et qui demande de prendre en compte de nombreux aspects pour être évalué correctement. Loin d’en être arrivé à l’étape de la conclusion, Nature & Progrès Belgique ouvre le débat et commence – notamment grâce à ce travail d’investigation – à réfléchir à la question.
La biométhanisation est-elle compatible avec le fonctionnement d’une ferme biologique ? Favorise-t-elle l’autonomie des fermes en polyculture-élevage ? Peut-elle être pratiquée dans le cadre des valeurs de la charte de Nature & Progrès ? Comme c’est l’habitude de notre association, consommateurs et producteurs, ensemble, devront en discuter lors de commissions dédiées. Et c’est seulement après ce processus que nous pourrons entrevoir une position sur le sujet. Affaire à suivre donc…

La collaboration associations – entreprises au banc d’essai

Sans discontinuer, Nature & Progrès cherche à s’associer les compétences lui permettant de lever les barrières psychologiques et idéologiques qui pourraient entraver son cheminement dans la transition écologique. Le conseil d’administration de notre association s’étoffe donc en permanence, avec la volonté d’éviter l’entre-soi et de s’enrichir dans la diversité. Nous donnons, dans cette optique, la parole à Dominique Clerbois, nouvelle administratrice dont le parcours peut-être en surprendra – ou en ravira – plus d’un-e…

Propos recueillis par Dominique Parizel

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

« Je suis ingénieure commerciale, annonce d’emblée Dominique Clerbois, formée à l’UCL. Je suis également analyste financier à l’ULB et j’ai passé une année d’étude aux Etats-Unis. J’ai aussi une formation de l’INSEAD, l’Institut européen d’administration des affaireswww.insead.edu -, qui offre un complément très utile dans le cadre d’une carrière orientée vers le management, très intéressante pour former des administrateurs indépendants… Mon expérience professionnelle, je l’ai acquise essentiellement, pendant trente-cinq ans au sein du groupe Solvay, en travaillant surtout « à l’international », à partir de la Belgique pour des activités localisées à travers le monde mais aussi, durant quatre ans, en Thaïlande. Il s’agissait là d’une joint-venture avec des partenaires locaux qui m’a ouverte à l’expérience de conseils d’administrations très diversifiés, où Solvay n’était d’ailleurs pas toujours majoritaire. Collaborer à des partenariats de ce type, je l’ai fait pendant plus de quinze ans, dans des groupes différents et pour des activités extrêmement diverses, un peu partout en Europe et dans le monde… Ce contact avec des partenaires de cultures diversifiées m’a toujours beaucoup plu. »

BoardCompanion'Speed dating à la Fondation Roi Baudouin

« Je suis membre de différentes associations, poursuit Dominique Clerbois. La plus intéressante, vu les matières qui nous intéressent, est sans doute BoardCompanionswww.boardcompanions.org – dont les membres ont suivi, comme moi, une formation d’administrateur indépendant. Tous cherchent – dans l’esprit du compagnonnage qui forme les artisans – à valoriser expérience et compétences, en proposant leurs services à des associations belges en quête d’administrateurs, tout cela dans une optique où chacun pourra apprendre de l’autre. La Fondation Roi Baudouin, riche de tous ses contacts associatifs, a permis les rencontres et c’est ainsi que j’ai découvert Nature & Progrès. Je suis également membre de Gubernawww.guberna.be -, de Women on boardhttps://womenonboard.be -, une association qui s’efforce de promouvoir la parité au sein des conseils d’administration, et de Chapter Zero Brussels qui est liée à la gestion du changement climatique…

Mes premiers contacts avec Nature & Progrès eurent lieu lors d’une journée de rencontres de style speed dating, organisée par BoardCompanions à la Fondation Roi Baudouin, entre des responsables associatifs et des candidats administrateurs. Nature & Progrès souhaitait trouver une personne à même de l’aider dans la révision de son plan stratégique et financier. Cette mission m’intéressait énormément ! J’ai d’abord été invitée, à titre d’observatrice, par le conseil d’administration de Nature & Progrès, à partir de septembre 2019. J’ai ensuite, comme membre effectif, présenté ma candidature pour en faire partie et me voilà officiellement nommée depuis août dernier ! J’apprécie particulièrement l’engagement sociétal de l’association, sa capacité à s’appuyer sur des faits étayés scientifiquement, son engagement sans concession en faveur du bio et de la diversité. Les valeurs d’éthique et d’honnêteté que je retrouve dans l’association sont très importantes à mes yeux. J’aime également beaucoup sa capacité à affronter de nouveaux défis, environnementaux et autres, sa résilience et sa volonté de faire circuler, parmi ses membres, de nouvelles connaissances agricoles, sur la base de son Système Participatif de Garantie, par exemple… Les compétences qui existent, au sein de Nature & Progrès, me paraissent extrêmement diverses. La complexité du métier de producteur agricole n’arrête pas de me surprendre. Et la difficulté de transiter vers le bio me préoccupe également beaucoup…

Je suis convaincue par la vision et les objectifs de Nature & Progrès et considère que les entreprises doivent intégrer elles aussi, dans leurs stratégies, toute cette responsabilité sociétale et environnementale. J’aimerais personnellement leur apporter quelque chose de cet ordre-là, indépendamment même de mon action chez Nature & Progrès, car je pense qu’elles doivent mieux se préparer à affronter le futur, notamment en matière de changement climatique. Celui-ci ne se résumera d’ailleurs pas à une menace qu’il est nécessaire d’anticiper, des opportunités se présenteront également qui seront liées aux capacités d’innovation, aux relations avec les clients, etc. Chez Nature & Progrès, je souhaite apporter ma contribution en matière de transformation du financement et d’amélioration de la gouvernance mais aussi, si c’est possible, en établissant des contacts avec des entreprises convaincues par l’approche dite ESG, c’est-à-dire basée sur des critères Environnementaux, Sociétaux et de Gouvernance. J’ai rencontré beaucoup de gens dans ma carrière, le plus souvent dans des business locaux. La qualité des gens et des projets, c’est toujours localement qu’on l’aperçoit le mieux. C’est sur le terrain, au contact des personnes concernées, qu’il est vraiment possible de construire quelque chose… »

Une collaboration accrue entre associations et entreprises ?

« En matière de gestion des associations, précise Dominique Clerbois, je voudrais mentionner une enquête réalisée, en Belgique en 2019 par l’INSEAD dont j’ai déjà fait mention, et qui compare le fonctionnement des sociétés à but lucratif à ce qui, au contraire, est sans but lucratif. Il en ressort que les associations excellent à défendre leurs missions et leurs valeurs, alors que les entreprises n’en poussent pas assez loin la définition. Cependant, les sociétés à but lucratif se concentrent davantage sur l’exécution de leurs stratégies et sur l’évaluation de leurs performances. Il me semble donc qu’on pourrait aider les associations à évoluer vers une traduction plus concrète de leurs missions et de leurs valeurs en stratégies. Il devrait être également possible de veiller ensuite à la mise en place du monitoring des résultats de leur action. Nous pouvons certainement travailler sur ces aspects qui étaient spécifiquement ceux qu’évoquaient les responsables de Nature & Progrès que j’ai rencontrés en 2019… La crise de la Covid-19 a évidemment imposé des révisions de nos priorités stratégiques et nos modes de financement…

Le bénévolat est également un des aspects qui distinguent les associations des entreprises à but lucratif. L’apport bénévole de personnes soucieuses des valeurs qu’elles défendent renforce évidemment la pérennité et la légitimité des associations. La grande liberté d’investissement qui est le propre de ces personnes bénévoles peut cependant rendre plus complexe la capacité des associations à concrétiser exactement leurs stratégies et à mesurer les résultats de leurs actions. Des étalons, des critères spécifiques doivent être clairement définis à cet effet : nombre de signataires de pétitions, nombre de donateurs, nombre de projets, etc. De tels indicateurs ne sont pas nécessairement liés au résultat financier. Les entreprises – la plupart de celles qui mettent en place une approche ESG – utilisent énormément, et de plus en plus, d’indicateurs non-financiers.

Les entreprises qui affichent, de manière volontariste, leur engagement en matière d’ESG – une exigence pour beaucoup d’entre elles qui sont soucieuses de leur avenir – sont certainement des partenaires privilégiés pour Nature & Progrès. L’ESG permet notamment de motiver un personnel de qualité, principalement parmi les plus jeunes ; quant aux investisseurs et aux bailleurs de fonds, ils sont également de plus en plus attentifs à choisir des sociétés qui s’orientent vers ce type d’engagements. Ceux-ci sont de plus en plus réglementés, ce qui doit permettre d’éviter le greenwashing. Beaucoup d’entreprises se réfèrent aujourd’hui aux objectifs de développement durable des Nations-Unies, en indiquant de quelle manière elles pensent être en mesure de contribuer aux différents objectifs poursuivis et en précisant ce qu’elles mettent en place à cet effet. Cette nécessité de transparence est encore renforcée depuis que les entreprises belges cotées en bourse – les plus grandes en taille – sont tenues à un code de bonne gouvernance qui recommande de définir des priorités à long terme, mais aussi des objectifs de durabilité clairs, et d’auditer tout cela sur base de critères précis, comme les émissions de CO2, la production de déchets, l’impact sur les écosystèmes, la gestion de l’eau, etc. Un rapport transparent des performances non-financières devient ainsi une nécessité pour elles. Leur conseil d’administration doit partager et soutenir pleinement cette approche qui ne peut donc se limiter à être le fait d’une initiative marginale. Le mouvement doit être global au sein de l’entreprise ! Or les indicateurs montrent que cette dynamique ne fut pas freinée par la crise de la Covid-19. Elle ne pourra être que renforcée par la mise en place du Green Deal européen qui prévoit la mise en place d’indicateurs mesurant si les entreprises sont réellement engagées dans la voie du développement durable, évaluant quelles sont leurs contributions positives ou leurs éventuels impacts négatifs…

Nos premiers partenaires potentiels sont donc à trouver parmi le nombre croissant d’entreprises qui souscrivent à de tels engagements. Elles ont besoin de conseils afin de mieux les guider et de leur permettre d’apprécier quels types d’efforts elles sont en mesure d’accomplir sur le terrain. Nature & Progrès a donc certainement un rôle important à jouer : que faire de plus, par exemple, en matière de biodiversité ? Dans le cadre de ses objectifs de développement durable, Solvay par exemple espère montrer la voie aux entreprises industrielles en fixant des objectifs pour réduire les pressions sur la biodiversité. Le personnel d’un nombre croissant d’entreprises est également sollicité pour participer, chaque année, à des projets environnementaux ; du temps de travail est ainsi libéré pour lui permettre de participer à ces projets. Différents types de collaborations avec Nature & Progrès me semblent donc envisageables : services, échanges, formations, conseils… Les possibilités ne se limitent pas, bien au contraire, au mécénat ou au sponsoring… »

Le capitalisme est en train de changer !

« De telles ouvertures, insiste Dominique Clerbois, doivent permettre de dépasser l’opposition, trop souvent frontale, entre le monde environnemental et certains grands groupes industriels ou agroalimentaires, par exemple… Le capitalisme est en train de changer, ainsi que le cadre au sein duquel les entreprises sont désormais appelées à évoluer. L’objectif financier n’est plus le seul qui leur soit demandé. Elles sont également évaluées sur un ensemble de facteurs – c’est l’approche ESG dont j’ai parlé – qui incluent environnement, engagement sociétal et bonne gouvernance. Les préoccupations financières, bien sûr, sont inévitables car toute entreprise se doit d’assurer avant tout sa propre survie. Mais les actionnaires, quant à eux, ne souhaitent plus investir leur argent dans n’importe quel type d’entreprise…

L’INSEAD a également publié, en septembre dernier, une enquête relative à la place de l’ESG dans les entreprises. Cette enquête montre que le besoin de collaboration – avec des associations, par exemple – est important afin d’aboutir à des réalisations concrètes. L’ESG est une vague qui monte de plus en plus, en Belgique, et bon nombre de PME, par exemple, pourraient être mieux épaulées sur le terrain environnemental. A l’heure où une inquiétude croissante émerge chez bon nombre de nos concitoyens, peut-être les outils et réflexions mis en place par Nature & Progrès dans le champ de l’éducation permanente pourraient-ils constituer une base utile en la matière ? Il me semble en tout cas que c’est sur des projets concrets qu’il est possible de dépassionner les débats… Dans le domaine alimentaire cher à Nature & Progrès, il est certainement possible de travailler à une amélioration qualitative et de ramener un peu de sérénité. Dans les assiettes, en tout cas… Il serait cependant intéressant d’analyser comment les sociétés agro-industrielles et agroalimentaires – qui sont sous le feu des critiques de Nature & Progrès – se positionnent vis-à-vis de leur personnel, de leurs bailleurs de fonds, de leurs actionnaires… Une transparence en matière de stratégie environnementale discutable et de qualité, surtout en matière alimentaire, sera de plus en plus requise par les parties prenantes des entreprises. Et si un dialogue peut s’ouvrir, ce sera certainement bénéfique pour tout le monde ! Je suis personnellement d’une nature plutôt optimiste… Mais peut-être vaut-il mieux commencer à travailler avec ceux qui ne sont pas en complète opposition avec les valeurs que nous défendons ? »

Différents niveaux d'engagement

« J’ai cru percevoir, risque alors Dominique Clerbois, qu’il n’y avait peut-être pas, chez Nature & Progrès, une grande sensibilité à l’évolution de ces courants au sein des entreprises. Certaines d’entre elles persistent évidemment encore dans le greenwashing. Mais c’est de moins en moins possible avec toutes les mesures de contrôle qui se sont progressivement mises en place. Les preuves de transparence sont régulièrement « auditées » et doivent absolument être fournies ! Le monde de l’entreprise reste, je l’ai dit, un milieu très concurrentiel, avec des objectifs financiers qui doivent absolument être assurés, juste pour rester dans le business l’année suivante… Différents niveaux d’engagement existent cependant qui vont de la philanthropie pure – pour ceux qui acceptent de consacrer des moyens à une œuvre sans rendement financier – jusqu’à la combinaison étroite, avec les objectifs économiques, d’actions en quête d’un réel impact environnemental et sociétal positif. Une profonde cohérence avec la stratégie business doit alors être trouvée car il serait évidemment trop aléatoire de greffer artificiellement des visées sans rapport suffisant. Certaines entreprises sont déjà très avancées dans des démarches qui marient harmonieusement business et impact positif pour la société et l’environnement. Les possibilités d’action sont nombreuses. Je pense, par exemple, à cette entreprise américaine de vêtements qui encourage ses clients à ne plus lui acheter de vêtements neufs mais plutôt des vêtements recyclés. Ce qui est renvoyé par les clients est simplement réparé, recyclé et revendu par l’entreprise… Je citerai également un fabricant de lunettes qui, chaque fois qu’il vend une paire, en envoie une seconde en Malaisie où les travailleurs, dans les plantations de thé, lorsque l’âge leur faire prendre leur acuité visuelle, ne parviennent plus à travailler et perdent prématurément leur emploi. L’adhésion du public à ce genre de démarche est importante ; ce « buy one give one » est un exemple de modèle, pas tout-à-fait nouveau, pour des entreprises soucieuses de créer un impact positif.

Chaque producteur ou transformateur soutenu par Nature & Progrès est une entreprise ! J’ai déjà eu l’occasion d’en visiter plusieurs qui sont en quête notamment de compétences commerciales accrues afin de pouvoir mieux négocier, par exemple, avec leurs distributeurs. Sans doute les étudiants en commerce ne voient-ils toujours pas suffisamment, dans les entreprises agricoles, un terrain où ils pourraient contribuer efficacement ? »

« Si seulement je pouvais percevoir la crise planétaire comme un appel de mon enfant endormi »

Lecture de Jonathan Safran Foer, L’avenir de la planète commence dans notre assiette.

Certaines phrases, certains textes, certains livres ont le pouvoir de modifier notre regard sur les choses. Ils produisent un déclic, nous font entrer dans un territoire inexploré ou éclairent soudainement une partie de nos pensées ou de nos émotions qu’on imaginait impossibles à mettre en mots. Dans nos engagements et questionnements sur l’écologie, l’alimentation, l’agriculture, l’écoconstruction, le changement climatique, la biodiversité, il n’en va pas autrement. Certaines lectures sont impossibles à garder pour soi. Voici, très sommairement exprimés, trop brièvement présentés, quelques fragments du livre du Jonathan Safran Foer, L’avenir de la planète commence dans notre assiette.

Par Guillaume Lohest

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Que peut-on écrire à propos du dérèglement climatique qui n’ait déjà été écrit ? Des milliers de livres sur le sujet ont transité par les librairies du monde entier, depuis trente ans. Pourtant, Jonathan Safran Foer réussit la prouesse d’en parler d’une façon nouvelle. Écrivain surdoué – ses trois romans sont des purs chefs-d’œuvre foisonnant de trouvailles littéraires -, il parvient à réaliser ce que les ouvrages de vulgarisation scientifique ou de plaidoyer écologique ne parviennent pas à faire : raconter le dérèglement climatique depuis l’intérieur des émotions humaines qu’il engendre. Tandis que les démonstrations rationnelles et les exhortations militantes décrivent un monde souvent statistique, factuel et binaire, le récit de Jonathan Safran Foer est vivant, torturé, vertigineux, humoristique. Il convoque le passé, les grands mythes bibliques et sa vie familiale pour tenter de montrer à quel point notre degré de compréhension du réchauffement climatique est primaire. L’effort principal de Foer est de nous mettre dans un état de perception réelle de la menace existentielle qui plane sur nos vies et celles de nos enfants. Ensuite, il ne lâche pas son lecteur, ne l’abandonne pas à l’énormité des constats mais lui plonge le nez dans l’impératif d’agir au départ de son alimentation quotidienne. L’avenir de la planète commence dans notre assiette n’est pourtant pas un livre sur l’agriculture ni sur l’alimentation. C’est un livre sur l’urgence écologique, proposant un angle d’action accessible à tout être humain qui peut se permettre de choisir ses repas.

Nous sommes tous climato-mollassons

Ce que Foer commence par affirmer, en se prenant lui-même comme exemple, c’est que le fait d’être informé, conscient du réchauffement climatique n’a quasiment aucune valeur en soi. Il estime que le clivage entre ceux qui acceptent la science et ceux qui la refusent est réel, mais insignifiant. Pour lui, en effet, « la seule dichotomie qui compte est celle qui sépare ceux qui agissent de ceux qui ne font rien (1). » Nos descendants ne se demanderont pas qui était conscientisé et qui ne l’était pas, mais pourquoi nous ne faisions rien – même quand nous savions. « Nous exagérons dramatiquement le rôle de ceux qui refusent les conclusions de la science parce que cela permet à ceux qui les acceptent de se sentir en paix avec eux-mêmes, sans pour autant nous mettre au défi d’agir en utilisant le savoir que nous avons intégré. » Autrement dit, stigmatiser les climato-négationnistes nous réconforte mentalement, mais cela ne nous fait pas agir plus radicalement pour autant. C’est en ce sens que le philosophe australien Clive Hamilton considère que « nous sommes tous climatosceptiques » : au fond, nous continuons de nous comporter comme si le caractère dramatique du dérèglement climatique – dont nous avons pourtant conscience – ne changeait rien à notre vie. Ou presque rien. Nous achetons sans doute des ampoules différentes, diminuons nos trajets en voiture et en avion, choisissons un magasin plutôt qu’un autre mais cela ne correspond pas à la modification rapide, radicale et inédite de tous les aspects de société à laquelle exhortait le GIEC dans un communiqué de presse à l’automne 2018.

Cerveau et cœur inadaptés

Nous savons, sans y croire vraiment. Safran Foer s’attaque à ce nœud central qui constitue, pour lui, le cœur du problème. Pour nous le faire percevoir dramatiquement, il tisse un parallèle historique avec la figure de Jan Karski, un résistant polonais qui fut chargé d’alerter les gouvernements alliés, dès 1942, sur l’extermination des Juifs d’Europe. Après avoir accumulé les témoignages en Pologne, il est parvenu à se rendre à Washington où il a été reçu par un juge à la Cour suprême, Felix Frankfurter, lui-même juif. « Après avoir entendu le récit de Karski sur l’évacuation du ghetto de Varsovie et sur l’extermination dans les camps de la mort, après lui avoir posé une série de questions de plus en plus précises (« quelle est la hauteur du mur qui sépare le ghetto du reste de la ville ? »), Frankfurter arpenta le bureau en silence, s’assit dans son fauteuil et déclara : « Monsieur Karski, un homme comme moi, quand il s’adresse à un homme comme vous, doit être totalement franc. Il me faut donc vous dire que je ne crois pas à ce que vous m’avez raconté. » »

Mais attention, les mots utilisés par le juge avaient toute leur importance. Car il ne refusa pas la version de Karski. Il dit précisément ceci : « Je n’ai pas dit que ce jeune homme mentait. J’ai dit que je ne parvenais pas à le croire. Mon cerveau, mon cœur sont faits de telle façon que je ne peux pas l’accepter. » Notre relation au réchauffement climatique est, selon Safran Foer, du même ordre. Nous écoutons les alertes du GIEC, nous les considérons comme graves et sérieuses, mais « nos cerveaux et nos cœurs sont façonnés de manière à pouvoir accomplir certaines tâches, mais peu préparés à en réaliser d’autres. » Nous nous montrons incapables de faire tout ce qui est possible pour modifier radicalement de façon inédite tous les aspects de la société, bien que le dérèglement climatique relève, selon le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, d’une « menace existentielle pour la planète et nos vies mêmes ».

L’écrivain cependant n’accuse pas son lecteur. Ce dialogue entre deux personnages, l’un qui veut alerter et l’autre qui ne parvient pas à accepter la gravité des faits, se joue surtout à l’échelle intérieure. Safran Foer nous montre le dialogue incessant qui se produit en lui entre le « résistant » résolu et la tendance de son cœur et de son cerveau à fonctionner de la façon dont ils sont construits, autrement dit à continuer de vivre comme il l’a toujours fait.

Si seulement…

Ce constat conduit Jonathan Safran Foer à analyser le rôle capital des émotions dans notre rapport au changement climatique. Observant comment, dans d’autres situations d’urgence, les êtres humains sont capables de réagir avec urgence et détermination, individuellement ou collectivement, il accumule les comparaisons pour tenter de nous faire sentir que la situation écologique mondiale exigerait le même genre d’attitudes. « Je me précipite pour apaiser mon fils qui fait un cauchemar, écrit-il, mais je ne fais quasiment rien pour éviter un cauchemar au monde. Si seulement je pouvais percevoir la crise planétaire comme un appel de mon enfant endormi. Si seulement je pouvais percevoir cette crise exactement pour ce qu’elle est.« 

Cette incapacité à percevoir la nature réelle du danger implique, pour nos sociétés, la nécessité de mobiliser l’action autrement que par la seule spontanéité individuelle. « Les événements virtuels – les nazis qui approchent de votre village, une célébration nationale de gratitude, une guerre loin de nos côtes, une élection présidentielle, le dérèglement climatique – exigent des structures facilitant les actions qui provoquent des émotions.

Et la contrainte ? « Dans les moments de menace sans précédent, nous pouvons faire appel à l’histoire pour y trouver de l’aide. » Toujours inspiré par l’histoire du XXe siècle, Safran Foer s’intéresse par exemple à la possibilité pour les citoyen.ne.s d’accepter des contraintes d’État. Il rappelle que celles-ci furent drastiques pour les Américains durant la Seconde Guerre mondiale. « Le gouvernement a décidé, et les Américains ont accepté, que les prix du nylon, des bicyclettes, des chaussures, du bois de chauffe, de la soie et du charbon soient contrôlés. L’essence fut strictement régulée, et la vitesse limitée à cinquante kilomètres heure dans tout le pays pour réduire les dépenses de carburant et la consommation de caoutchouc. Des affiches commanditées par l’État recommandaient le covoiturage en annonçant : « SEUL dans votre voiture, vous roulez pour Hitler ! » » Cette mobilisation générale, justifiée par la nécessité de gagner la guerre, n’a pas suffi par elle-même mais y a contribué, note-t-il. Aujourd’hui, ce type de mesures semble impensable, tant nos habitudes de consommation et de mobilité sont assimilées par les gens à des libertés non-négociables. Mais le débat ne mérite-t-il pas d’être ouvert ?

La chose la plus difficile à changer

Ce n’est pourtant pas par cet angle de la contrainte collective que l’écrivain choisit d’encourager son lecteur à agir. Comme l’indique le titre de son livre, c’est par l’assiette qu’il incite à passer à l’action. Il ne s’agit évidemment que d’un levier parmi d’autres. Alors pourquoi Jonathan Safran Foer pointe-t-il précisément nos habitudes alimentaires, en insistant sur la réduction drastique de la consommation de viande ? Parce qu’il serait un militant végan extrémiste ? Cela nous arrangerait peut-être de le stigmatiser comme tel, afin d’éviter de nous remettre en question nous-mêmes. Mais non, il aime les hamburgers et avoue ne pas parvenir à s’empêcher tout à fait de manger de la viande. S’il interpelle notre passage à l’action par ce biais, c’est parce qu’il s’agit de la chose la plus difficile à modifier, pour lui comme pour la plupart des gens. « Je connais trop de gens intelligents et concernés – je ne parle pas de ceux qui défendent des causes par narcissisme, mais de gens respectables, qui donnent de leur temps, de leur argent, et de leur énergie pour améliorer le monde – qui jamais ne modifieraient leur régime alimentaire, aussi persuadés qu’ils soient du bien-fondé de ce changement. » S’identifiant à nos difficultés, ne donnant aucune leçon si ce n’est à lui-même, il va donc directement au cœur du problème. Il reconnaît, évidemment, que la question de l’alimentation carnée n’en est qu’un aspect – mais un aspect incontournable. « Les efforts consentis par les civils aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas suffisants, à eux seuls, pour assurer la victoire, mais la guerre n’aurait pas pu être gagnée sans eux. Un changement de nos habitudes alimentaires ne suffira pas, à lui seul, pour sauver la planète, mais nous ne pourrons pas la sauver sans procéder à ce changement.« 

L’un des chapitres les plus passionnants de ce livre est l’appendice qui suit la conclusion. Il s’agit d’un examen détaillé de la controverse scientifique concernant la part de responsabilité du secteur de l’élevage industriel dans les émissions de gaz à effet de serre. Deux chiffres sont en concurrence, selon la manière dont on calcule, on non, les effets indirects liés à l’élevage industriel, et sa croissance exponentielle : 14,5%, ou 51% des émissions mondiales. Cette controverse est intéressante, non pas dans le but de donner raison à l’une ou l’autre des approches, mais parce qu’en tentant d’en comprendre les tenants et aboutissants, on voit à quel point l’élevage industriel n’est pas un « secteur » isolé du reste de nos sociétés. Il est inextricablement lié au transport, à l’affectation des terres, à la déforestation, à la destruction des habitats. Par le détour de cette controverse, on perçoit immédiatement que l’élevage industriel est un facteur, si pas majoritaire en tout cas central, des enjeux écologiques mondiaux. Faire reculer drastiquement la consommation et la production de produits industriels d’origine animale aurait ainsi des effets bénéfiques en cascade.

Pas avant le souper

Pour avoir déjà écrit un essai sur la question – Faut-il manger les animaux ? en 2011, l’auteur connaît parfaitement les caricatures qui peuvent être faites et les réactions viscérales qui peuvent surgir autour de ce débat. Dans un chapitre qui se présente comme une discussion intérieure entre son âme et lui, il déculotte cette opposition stérile entre « viandeux » et « végans » d’une simple réplique.

  • Quel est le contraire d’un type qui mange de la viande, des produits laitiers et des œufs ?
  • Un Végan.
  • Non. Le contraire d’une personne qui mange beaucoup de produits d’origine animale, c’est quelqu’un qui fait attention à la fréquence à laquelle il en consomme. La meilleure façon d’éviter de se confronter à un défi, c’est de prétendre qu’il n’y a qu’une seule solution de rechange.

Ainsi, sa proposition n’est pas de supprimer totalement les produits d’origine animale de nos repas. Loin du dogmatisme, l’auteur cherche un compromis. Il invite, pour la viande, les œufs et les produits laitiers, à attendre le repas du soir. « Le rapport scientifique le plus intéressant publié l’an dernier disait qu’en Occident on devrait manger 90 % de viande et 70 % de laitages en moins si l’on voulait avoir un impact sur le réchauffement. Je voulais juste trouver un compromis entre ce qu’il faut faire et ce qu’on peut faire. Et comme le dîner est le moment le plus convivial de la journée, je me dis que changer notre mode d’alimentation au petit-déjeuner et au déjeuner n’altérera pas nos modes de vie (2). » On notera, chez Nature & Progrès, que cette proposition est compatible avec le maintien d’élevages domestiques, paysans et locaux, permettant une consommation (très) modérée, réfléchie, ainsi qu’un bien-être animal accru.

Vulnérable comme ma grand-mère

Même s’il affirme ponctuellement que son livre concerne l’impact de l’élevage industriel sur le réchauffement climatique, Jonathan Safran Foer s’attarde bien davantage sur notre compréhension du dérèglement climatique lui-même – ce qu’il reconnaîtra dans des interviews après la publication. Il accumule les images pour tenter de décrire, aussi souvent que nécessaire, le lien vital qui nous unit à notre planète. Ainsi évoque-t-il l' »effet de surplomb », ce sentiment intense ressenti par les astronautes lorsqu’ils voient la terre de loin, dans toute sa fragilité et sa beauté, au point parfois d’inspirer des changements radicaux dans leur existence. Il établit encore un parallélisme entre notre planète et sa propre grand-mère en fin de vie. « À regarder ma grand-mère à cette distance, je ressens quelque chose qui ressemble à l’effet de surplomb : mon « chez-moi » me paraît soudain vulnérable, singulièrement beau. Et soudain je la vois tout entière – dans le contexte de ma vie, de ma famille, de l’histoire. Entourée par un néant de ténèbres apparemment infinies, ma grand-mère a besoin de protection, et elle la mérite.« 

Allant un pas plus loin, il invite même à demi-mot ses lecteurs à accepter le destin irrémédiable des formes actuelles de vie sur la terre, quand il décrit sa grand-mère à ses côtés. « D’une certaine façon, elle est déjà morte – malgré ce qu’il m’en coûte d’écrire ces mots – et accepter son absence n’est pas seulement la seule démarche honnête, c’est celle qui nous permettra de mesurer pleinement l’importance de sa présence. » Je ne connais pas de description plus puissante et plus efficace du lien qui peut unir le deuil et l’action dans un même mouvement – en apparence paradoxal, mais en apparence seulement.

Pourquoi encore agir ?

Deux questions importantes restent à évoquer. D’abord, celle du sens. Pourquoi continuer à agir si l’ampleur des catastrophes est telle qu’on ne peut pas les solutionner ? Ce questionnement théorique, légitime, est cependant un piège. « Je ne pense pas que le plus grand défi posé par le dérèglement climatique soit d’ordre philosophique. Et je suis tout à fait convaincu qu’un habitant de l’Afrique subsaharienne, ou de l’Asie du Sud-Est, ou encore de l’Amérique latine – là où le dérèglement climatique est ressenti de la façon la plus douloureuse – serait d’accord avec moi. Le plus grand défi est de sauver tout ce qui peut l’être : autant d’arbres, autant d’icebergs, autant de degrés de température, autant d’espèces, autant de vies – bientôt, rapidement, et sans délai.« 

Nous sommes faits de telle manière que nous cherchons un engagement parfait, qui garantisse que les problèmes seront solutionnés par notre action. Ne s’agit-il pas d’une fausse excuse, d’un prétexte pour ne pas changer ? « La mesure essentielle n’est pas la distance qui nous sépare d’une perfection inaccessible mais d’une inaction impardonnable. » Quand le Titanic coulait, savoir qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde dans les canots de sauvetage n’empêchait pas de tout mettre en œuvre pour sauver un maximum de vies.

L’individu et le système

Après le discours mielleux des gestes individuels pour ‘sauver le climat », dans lequel la publicité commerciale continue de se vautrer pitoyablement, on a assisté ces dernières années à un salutaire retour en force des critiques systémiques. Les structures doivent changer. Pour autant, Jonathan Safran Foer refuse que cette évidence puisse conduire les individus à se dédouaner de leur part de liberté. « Certes, il existe des systèmes à la force indéniable – capitalisme, élevage industriel, complexes industriels des énergies fossiles – qui sont difficiles à démanteler. Aucun conducteur ne peut créer un embouteillage tout seul. Mais aucun embouteillage ne peut exister sans conducteurs individuels. Nous sommes pris dans la circulation parce que nous sommes la circulation« . Autrement dit, malgré la force des contraintes et du système dans lequel nous sommes pris, nous demeurons libres de choisir parmi des options possibles, il y a une marge de manœuvre que nous devons utiliser. Parce qu’il faut faire tout ce qu’il est possible de faire. Il ajoute : « même si c’est sans doute un mythe néolibéral d’affirmer que les choix individuels emportent la décision ultime, ajoute-t-il, c’est un mythe défaitiste qui voudrait que les décisions individuelles n’aient aucun pouvoir du tout. Les plus grandes actions comme les plus petites ont leur efficacité, et quand il s’agit de freiner la destruction de notre planète, il serait contraire à l’éthique de rejeter les unes ou les autres, ou de proclamer que parce que les plus grandes ne peuvent pas être menées à bien, il serait inutile de tenter d’envisager les plus petites. » Sans nier la nécessité de changements structurels énormes, voire d’une révolution politique, Safran Foer affirme que « nous n’avons aucune chance d’atteindre notre objectif de limiter la destruction environnementale si nous ne prenons pas la décision hautement individuelle de manger différemment. » Cela revient à dire, et c’est le titre original de l’ouvrage en anglais, que « nous sommes le climat ».

Affrontant, encore et encore, le vertige ressenti face à l’ampleur des catastrophes, l’écrivain nous livre une énième introspection sous forme de dialogue intérieur. « Les vrais choix auxquels nous sommes confrontés, ce n’est pas ce que nous achetons, les avions que nous prenons ou les enfants que nous avons, c’est plutôt de savoir si nous sommes prêts à nous engager à vivre éthiquement dans un monde brisé, un monde duquel les humains dépendent pour leur survie collective dans une sorte de grâce écologique. »

Safran Foer, à ce moment, semble en train de réfléchir en même temps qu’il écrit. Car la suite du paragraphe réconcilie les deux aspects – choix quotidiens et positionnement philosophique – qu’il avait pourtant commencé par opposer : « que signifie vivre éthiquement si ce n’est pas faire des choix éthiques ? Au nombre de ces derniers, se trouvent précisément ce que nous achetons, les avions que nous prenons, le nombre d’enfants que nous mettons au monde. Que signifie la grâce écologique, si ce n’est la somme des décisions prises au fil des jours, au fil des heures, de consommer moins que ce qui tient entre nos mains, de manger autre chose que ce que nos estomacs réclament, de créer des limites pour nous-mêmes, pour que nous puissions partager ce qu’il reste ?« 

Notes

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont tirées de Jonathan Safran Foer, L’avenir de la planète commence dans notre assiette, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville, Éditions de l’Olivier, 2019.

(2) Jonathan Safran Foer : « On doit inscrire en nous qu’on ne vole pas la planète« , propos recueillis par Alexandra Schwartzbrod, Libération, le 23 octobre 2019.

Un nouveau processus délibératif chez Nature & Progrès

Nature & Progrès met en place un panel citoyen appelé à réfléchir sur le thème : « As-tu besoin de ton voisin ?« . Notre inscription dans le champ de l’éducation permanente nous amène, en effet, à envisager une participation optimale de nos concitoyens et de nos membres dans la définition des actions mises en œuvre par notre association. D’une manière plus générale, ce nouveau mode d’action entend remédier aux critiques émergeant de notre corps social qui comprend toujours plus mal les processus décisionnels de nos représentants politiques. Il est grand temps de se mobiliser face à cette crise de la représentativité !

Par Sophie Devillers

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Mais, plus concrètement, comment de telles délibérations citoyennes peuvent-elle nous permettre de voler au secours de nos démocraties en souffrance ? C’est ce que nous explique une jeune doctorante de l’Institut de Sciences politiques de l’UCLouvain…

Les symptômes d’une démocratie malade

Depuis ces dernières années, scandales et crises politiques en tous genre ne cessent de rythmer l’actualité. Entre Publifin, les formations gouvernementales interminables voire incompréhensibles et l’urgence de la situation climatique, nos systèmes politiques semblent bien impuissants. En conséquence, de plus en plus de citoyens manifestent leur mécontentement et leur perte de confiance en les institutions et les personnes qu’ils ont pourtant élues pour décider en leur nom. Jamais, en effet, la confiance des citoyens en ces structures n’a été si faible (1).

Ainsi, bien que le vote soit obligatoire en Belgique, de plus en plus de citoyens s’abstiennent de voter – ne se rendent pas à l’isoloir – ou encore votent blanc – ne remplissent aucune case sur le bulletin – ou nul – en exprimant, par exemple, leur colère par le biais d’annotations sur le bulletin. Aussi, on remarque que les familles politiques traditionnelles – libéraux, socialistes et chrétiens démocrates – voient leur succès électoral s’essouffler au profit de formations plus « antisystème » telles de que le PTB en Wallonie ou le Vlaams Belang en Flandre, dont un des leitmotivs est le rejet des structures politiques actuelles. Et ce sont peut-être d’ailleurs ces mêmes structures qui sont à l’origine du manque d’efficacité et du déficit de confiance que l’on observe aujourd’hui. Certains s’interrogent, en effet, sur la capacité d’un système plus que bicentenaire à affronter les crises qui traversent les sociétés actuelles en pleins bouleversements à tous niveaux – technique, climatique, géopolitique… – et proposent des innovations – qui sont exposées ci-dessous – avec l’espoir de donner un coup de jeune à nos démocraties.

A l’origine du mal : les élections ?

Avant d’aborder ces innovations, attardons-nous quelques instants sur une notion fondamentale : la démocratie. Finalement, c’est quoi une démocratie ? Un système qui permet à tous de vivre pleinement sa liberté de parole ? Un régime où tous les citoyens ont droit à un niveau de vie digne ? Ou encore un État où la vie privée est protégée contre les éléments pouvant y porter atteinte ? Il semble y avoir autant de manière de vivre la démocratie que d’États démocratiques…

Mais avant tout, l’élément fondamental qui semble les rassembler tous aujourd’hui est leur fonctionnement sur base d’élections. De nos jours, tous les États considérés comme « démocratiques » présentent un système de gouvernance « du peuple par le peuple et pour le peuple » (2) organisé par l’intermédiaire de représentants élus à l’issue d’élections libres et périodiques. Et c’est bien ce système qui semble être à l’origine des maux dont souffre actuellement notre démocratie. D’une part, passer par des élections structurées par des partis politiques afin de choisir les représentants du peuple qui décideront en son nom, a tendance à produire une certaine élite. Ainsi, la composition de nos assemblées est biaisée et offre une surreprésentation à certaines catégories de personnes. Plus précisément – et si on regarde, par exemple, le Parlement de Wallonie -, on remarque entre autres que l’âge moyen des septante-cinq parlementaires est de quarante-sept ans, contre quarante pour l’ensemble de la population wallonne. La proportion d’hommes y est aussi plus élevée que dans l’ensemble du territoire wallon : 59% contre 49% (3). Enfin, le niveau d’éducation des élus est bien plus élevé que le niveau moyen de la population : 64% des parlementaires disposent d’un diplôme universitaire contre 14% pour la population wallonne. Par conséquent, les citoyens ont parfois du mal à se sentir véritablement représentés par leurs élus, qui semblent distants de leur réalité quotidienne et ne seraient ainsi pas en mesure de prendre des décisions représentant véritablement les intérêts de leur électorat, si différent.

Les cycles électoraux, quant à eux – on vote une fois tous les cinq ans au niveau fédéral et régional, et une fois tous les six ans au niveau provincial et communal -, engendrent des dynamiques de court terme où les élus ont peu de temps pour mettre en place des projets qui viendront embellir leur bilan et leur donner une meilleure image lors des élections suivantes… On remarque souvent, par conséquent, une certaine frilosité à investir dans des politiques de long terme, coûteuses en investissements et donc peu populaires, et dont les bénéfices ne se voient parfois que sur plusieurs décennies. Les enjeux climatiques, par exemple, en sont une victime collatérale.

La démocratie délibérative : remède universel ?

Toutefois, il existe aujourd’hui des modèles permettant de combler ces problèmes engendrés par un fonctionnement par élections. Et si on imaginait que démocratie et élections ne soient plus des synonymes ? Si cela nous semble compliqué aujourd’hui, des peuples ont tenté, il y a plusieurs siècles, d’autres systèmes pour gouverner leurs territoires et leurs populations, comme la Grèce antique, qui comptait des organes composés de citoyens tirés au sort pour s’occuper de la gestion quotidienne de la cité (4).

Aujourd’hui, académiques, experts, activistes, associations et même politiques s’inspirent de ces modèles alternatifs pour tenter de combler les failles de notre système 100% électif. S’il ne s’agit évidemment pas d’abolir purement et simplement les élections, il s’agit de répondre par contre à leurs principaux défauts – manque de représentativité des institutions et vision de court-terme – par des processus adjacents impliquant plus directement les citoyens, sans l’intermédiaire de leurs représentants. La démocratie délibérative, entre autres, commence à faire son chemin en Belgique. Derrière ce concept général, se cachent en réalité les « panels citoyens », les « assemblées consultatives », les « parlements citoyens » et bien d’autres formules. De manière générale, ces processus rassemblent un petit groupe de citoyens – de quelques dizaines à plusieurs centaines – aux opinions et profils divers dans le but de discuter, pendant un ou plusieurs jours, d’un sujet particulier, allant de la mobilité à la fiscalité, en passant par l’urbanisme ou l’intelligence artificielle… Pendant leurs rencontres, accompagnés d’experts du sujet et de modérateurs, ils ont pour tâche de produire des recommandations, des solutions, des points d’attention par rapport à la thématique qui leur est soumise, à l’attention des décideurs politiques. Ces processus imposent, par ailleurs, aux participants de se confronter à des points de vue différents à propos de sujets de société parfois clivants, leur permettant ainsi de mieux comprendre le point de vue de parties adverses et de s’ouvrir à d’autres perspectives. Aussi, si ces processus sont exigeants en termes de temps et d’investissement, cet investissement n’est pas perdu, dans la mesure où les participants en ressortent souvent avec une meilleure compréhension des sujets qui les concernent et du système politique en général. Enfin, leur participation sert parfois de tremplin pour continuer leur engagement par d’autres canaux.

En Belgique, le plus célèbre de ces processus est sans doute le G1000 qui a rassemblé plus de sept cents citoyens belges tirés au sort (5), le 11 novembre 2011, pour parler de sujets tels que l’immigration, la sécurité sociale et l’emploi. Ce processus est né de l’esprit de quelques académiques et activistes, dont David Van Reybrouck, auteur d’un livre intitulé « Contre les élections » (6) et précurseur des réflexions sur le sujet, en Belgique, face à la crise gouvernementale – ou plutôt d’absence de gouvernement – qui a secoué la Belgique, cette année-là. Pendant que certains belges se laissaient pousser la barbe, ce petit groupe a mis en place un processus délibératif « 100% citoyen ». Si les politiques, en effet, ne parviennent pas à gouverner, pourquoi pas demander aux citoyens d’essayer ?

Fonctionnement et influence du G1000

Cette idée anima les organisateurs de l’évènement qui mirent un point d’honneur à intégrer les citoyens dans tout le déroulement du processus. Ainsi, les thèmes à l’ordre du jour furent choisis suite à une consultation en ligne à laquelle tous les Belges purent participer. Les thèmes qui revenaient le plus souvent furent ensuite soumis au groupe des sept cent quatre participants, ainsi qu’à l’ensemble des citoyens qui pouvaient participer à distance, soit depuis chez eux en ligne, soit dans une salle de leur commune. A l’issue des discussions, les recommandations furent transmises aux présidents des parlements du pays mais n’eurent pas, pour autant, un quelconque impact sur les politiques liées à ces sujets…

Toutefois, si l’impact du G1000 demeura plus que modeste en termes de contenu des politiques, il permit incontestablement de lancer la dynamique délibérative en Belgique. Ainsi, notre pays compta, en 2018, trente-huit processus délibératifs utilisant le tirage au sort ! Ces processus se déroulèrent à tous les niveaux de pouvoir – du local au fédéral en passant par le régional – et couvrirent une très large variété de sujets.

A l’aune de la multiplication de ces processus, il faut toutefois relever un écueil majeur auquel ils se heurtent aujourd’hui : celui de leur impact sur les politiques publiques. Si ces processus permettent, en effet, de créer du dialogue entre les citoyens – qui en sortent souvent avec l’impression d’une expérience humaine enrichissante -, ceux-ci risquent malheureusement d’être très frustrés par le peu d’impact de leur investissement sur les politiques. Souvent, les rapports contenant les recommandations des citoyens ne parviennent pas à intégrer les processus de prise de décisions et ne sont donc pas utilisés pour nourrir les réflexions du personnel politique qu’ils sont censés éclairer par le point de vue des citoyens. Ainsi, au lieu de rapprocher le citoyen du politique, ils pourraient donc l’en éloigner encore davantage par la frustration qu’engendre le sentiment d’avoir participé « pour rien » à un tel processus, chronophage et intensif.

Face à ce risque de retour de flamme, deux institutions belges ont décidé d’entériner un processus délibératif directement dans leurs structures politiques officielles. Dès 2019, la Communauté germanophone a ainsi instauré son Dialogue citoyen permanent, véritable premier Parlement « citoyen » à l’échelle mondiale, disposant d’une existence dans les textes de lois. Son Conseil citoyen se compose de vingt-quatre citoyens et se renouvèle tous les dix-huit mois. Cet organe a le pouvoir de soumettre des thématiques à la discussion d’assemblées citoyennes, composées de vingt-cinq à cinquante participants tirés au sort, en vue d’adresser des recommandations au Parlement. Les sujets soumis à ces assemblées peuvent provenir du Parlement, du Gouvernement, d’une pétition signée par cent citoyens de la Communauté, ou du Conseil citoyen lui-même, ce dernier étant souverain pour décider quel thème sera finalement soumis aux assemblées. A l’heure actuelle, le Dialogue citoyen permanent a traité de l’organisation des soins de santé et de l’éducation. Une fois les recommandations adressées au politique, ce dernier est contraint d’en effectuer un suivi : à la fois de rendre des comptes aux citoyens quant aux recommandations qui seront effectivement mises en œuvre et à celles qui sont rejetées en explicitant les raisons motivant ce rejet.

Le second Parlement à avoir sauté le pas de l’institutionnalisation est le Parlement bruxellois qui a voté, en 2020, une législation permettant d’intégrer des citoyens tirés au sort dans les commissions parlementaires. Ainsi, à la demande de mille citoyens bruxellois – par la signature d’une pétition – ou d’un groupe ou député individuel du Parlement, un sujet peut être soumis à une commission délibérative, composée de quinze élus – les membres de la commission parlementaire possédant la thématique dans ses attributions – et de quarante-cinq citoyens bruxellois, tirés au sort, âgés d’au moins seize ans. La commission de l’Environnement et de l’Énergie, à laquelle se sont ajoutés quarante-cinq Bruxellois, ont par exemple, délibéré pendant quatre journées des balises encadrant l’installation du réseau 5G à Bruxelles. Leur rapport a été transmis au Parlement qui, comme en Communauté germanophone, se doit de motiver la manière dont il compte effectuer le suivi des recommandations. Ici, la présence des élus renforce encore davantage le lien entre le processus et les instances politiques, dans la mesure où les élus participent dès le départ à coconstruire les politiques, et seront donc plus enclins à les défendre au sein de l’assemblée parlementaire, de jouer les porte-parole du processus en installant ainsi une courroie de transmission entre les recommandations des citoyens et le pouvoir en charge de les mettre en œuvre.

Une inspiration pour Nature & Progrès ?

En s’inspirant de ces expériences innovantes, Nature & Progrès a aussi voulu tenter l’aventure de la délibération en faisant participer directement ses publics – producteurs, membres et public proche de l’association – à la définition des grandes orientations de l’association, répondant ainsi notamment à l’interpellation de son groupe local de Marche qui cherche une réponse innovante à l’immobilisme du « Conseil des Locales » de l’association. L’ensemble des groupes locaux de Nature & Progrès sont donc appelés à s’associer à cette démarche ou à réfléchir à d’autres questions qui pourraient faire l’objet d’un même traitement, la volonté étant de dynamiser la participation des publics de Nature & Progrès pour qu’ils contribuent effectivement à définir les orientations de l’association.

En l’occurrence, notre association, soutenue par son Conseil d’administration, organisera, durant deux samedis du mois de mars 2022, son premier processus délibératif sur le thème « As-tu besoin de ton voisin ?« . Pendant ces deux journées, trente citoyens pourront ainsi discuter du (re)développement des tissus sociaux et des réseaux de consommation et de production locaux, en vue d’alimenter les positions de l’association sur cette thématique. Le comité de pilotage à la manœuvre de ce processus veillera à composer le panel de participants le plus divers possible, lui permettra d’échanger avec des professionnels de terrain et des experts du sujet afin d’alimenter la réflexion et les échanges.

Notes

(1) Selon des études récentes, voir notamment : Goovaerts, I., Kern, A., Marien, S., van Dijk, L., van Haute, E., Deschouwer, K. (2019). Vote protestataire ou idéologique. Les déterminants des choix électoraux au 26 mai 2019. Note sur base des données du projet EoS RepResent, Communiqué de presse.

(2) Selon la célèbre formule du président Lincoln prononcée lors du discours de Gettysburg en 1863.

(3) Sources : RTBF Info (11 juin 2019) : « Âge, salaire, niveau d’étude… Qui sont les députés qui vont siéger en Wallonie et à Bruxelles » et IWEPS

(4) Ce modèle est évidemment loin d’être idéal dans la mesure où, à l’époque, tout le monde ne jouissait pas du statut de citoyen. Ainsi, les femmes et les esclaves étaient d’office exclus du tirage au sort et ne participaient donc pas à la gestion de leur cité.

(5) Ce tirage au sort a été effectué par un « Random Digit Dialing« , c’est-à-dire une composition aléatoire de numéros de téléphone, permettant ainsi de joindre des personnes au hasard dans l’ensemble de la population.

(6) David Van Reybrouck, Contre les élections, éditions Actes Sud (Babel), 2014 – existe en version téléchargeable.

Tourner le dos aux pesticides, il y a urgence !

Rendus publics le 4 octobre dernier, les résultats du Biomonitoring humain wallon, réalisé par l’Institut Scientifique de Service Public (ISSeP) – voir : https://www.issep.be/biomonitoring/ – ne sauraient être accueillis avec indifférence. On nous démontrera, certes, que certaines valeurs sont en baisse – métaux lourds, bisphénols, etc. – et que, dans l’ensemble, tout cela n’est pas pire qu’ailleurs en Europe… L’imprégnation de nos corps par d’innombrables substances potentiellement toxiques n’en reste pas moins extrêmement préoccupante.

Par Marc Fichers

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Nous n’y pouvons rien ou à peu près, sauf peut-être en ce qui concerne les fumeurs… Ces innombrables substances sont largement présentes dans notre environnement, intérieur et extérieur – eau, air, sol -, mais aussi dans notre alimentation et dans bon nombre de produits que nous utilisons dans notre vie quotidienne – des matériaux divers, des produits de nettoyage, des jouets, etc. Le Biomonitoring, réalisé par l’ISSep à la demande de la Région Wallonne – dans sa première phase concernant nouveau-nés, adolescents et adultes âgés de vingt à trente-neuf ans -, nous livre une estimation réelle et globale de l’exposition de ces catégories de personnes à une cinquantaine de substances chimiques, toutes sources et voies d’exposition confondues. Il sera donc particulièrement utile pour effectuer un suivi de ces expositions. 828 Wallons et Wallonnes – 284 nouveau-nés, 283 adolescents et 261 adultes de vingt à trente-neuf ans – se sont donc portés volontaires afin de mesurer, en toute confidentialité, leurs niveaux d’imprégnation. Des analyses complémentaires seront réalisées par la suite, afin de déterminer l’origine précise de certains polluants, autour des broyeurs à métaux par exemple…

Les pesticides nous empoisonnent toujours la vie !

Pour ce qui concerne Nature & Progrès et son action : rien d’étonnant, hélas ! Le glyphosate – pourtant interdit en Belgique, depuis 2017, pour l’usage privé et dans les espaces publics – est présent dans presque un quart des échantillons d’urine. Nous avons maintes fois expliqué que cette molécule active ne voyage jamais seule. Le produit commercial, qui est effectivement utilisé et impunément répandu dans notre environnement et jusqu’à l’intérieur de nos corps, se compose également de toute une série de co-formulants dont nous savons finalement fort peu de choses, mais qui ne sont jamais visés par les études de toxicité. Ces substances mystérieuses, considérées à tort comme sans effet biologique, se drapent, en effet, dans le secret industriel pour échapper à tout contrôle. Mais de plus en plus d’études montrent que le « produit formulé », c’est-à-dire la substance active + ses co-formulants, est souvent beaucoup plus toxique que la seule substance active !

D’une manière plus générale, nos craintes semblent, malheureusement, se vérifier en ce qui concerne les plus jeunes d’entre nous : les concentrations mesurées chez les adolescents sont, en effet, significativement supérieures à celles des adultes, pour la grande majorité des pesticides actuellement utilisés. De quoi s’inquiéter pour les générations futures ?

La croyance dans la nécessité des pesticides est une forme d’obscurantisme ! Il y plus d’un demi-siècle déjà, les industriels des pesticides distribuaient, entre autres, le Chloropyrifos, un insecticide organophosphoré qui a des effets génotoxiques et neurotoxiques. Des études démontrèrent également un retard mental chez les enfants exposés à ces poisons. Les industriels l’ignoraient-ils ? Sans doute pas plus que les industriels du tabac n’ignoraient les effets cancérogènes des cigarettes. Leo Burnett, le Marlboro Man n’est plus là pour en témoigner. Les fondateurs de Nature & Progrès, quant à eux, étaient déjà conscients que ces poisons n’apporteraient rien de bon à l’agriculture et à l’alimentation humaine. Ils firent le choix de tabler sur la bonne gestion des sols pour produire une alimentation saine, dans le respect des lois de la nature et en refusant l’usage des pesticides chimiques de synthèse. Depuis tous ce temps, les agriculteurs bio perfectionnent leurs techniques de production. Ils l’ont fait seuls car les centres de recherche publics ont toujours choisi la voie chimique qui leur semblait un gage de modernité. Ces procédés chimiques sont aujourd’hui totalement dépassés mais le mythe moderniste subsiste.

Les techniques de l’agriculture biologique sont performantes et la production bio est plébiscitée par les consommateurs. Un agriculteur wallon sur sept travaille en bio. Sans la moindre gouttelette de pesticide chimique de synthèse ! A telle enseigne que la Wallonie a choisi de se doter d’un plan ambitieux qui vise 30% de bio en 2030. Fort de ce constat, fort de l’efficacité des techniques de la bio, Nature & Progrès a lancé, il y a près de cinq ans sa campagne Une Wallonie sans pesticides, nous y croyons ! dont le but est de libérer notre région des pesticides, puisqu’il est communément admis que leur usage – et c’est un prudent euphémisme – « n’est pas sans danger ». Le remplacement pur et simple des pesticides chimiques de synthèse par des alternatives non chimiques est possible. Absolument possible. Les alternatives existent, nous les avons répertoriées et testées : en prairies, en maïs, en céréales, en pommes de terre… Et nous ne demandons qu’à poursuivre notre démarche. A cet effet, Nature & Progrès organise des rencontres entre agriculteurs, bio et non bio, pour en faire la démonstration… Nous ne craignons donc plus de dire qu’un changement radical est non seulement possible, mais totalement nécessaire, car la biodiversité est, par ailleurs, dans un état lamentable. Or ceci est dû, principalement, à l’emploi, insupportable car totalement inutile, de pesticides dans nos campagnes. D’une manière très générale, la pollution de notre environnement appelle également un changement radical de paradigme.

L'approche toxicologique, seule, ne suffit pas…

Les toxicologues ont donc sans doute raison de dire que les particules fines, dans nos villes, font statistiquement plus de dégâts que les pesticides. Ce sont leurs chiffres et ils les connaissent mieux que nous… Mais qu’est-ce que cela change ? Changer d’agriculture est une nécessité globale qui s’articule autour de plusieurs nécessités vitales : la fertilité d’un sol vivant, le maintien de la biodiversité et le respect de l’environnement qui nous entoure, pour n’évoquer que ces trois-là, sont le fondement de toute forme d’agriculture durable.

Pourtant… Pourtant, chaque année, les Centres de recherches et d’encadrement publics – financés avec l’argent du contribuable – n’ont de cesse promotionner l’usage des pesticides. Chaque année, au printemps, ils publient des pages entières dans les journaux agricoles pour faire l’apologie du désherbage chimique, en maïs par exemple. Pas la moindre fichue petite ligne mentionnant l’usage du désherbage mécanique alors que cette alternative fonctionne à la perfection.

Pourtant… Quand l’Europe bannit les dangereux néonicotinoïdes, la Belgique croit malin d’y déroger. Car il arrive, malgré tout, que des pesticides soient interdits lorsque leur nocivité est à ce point patente que les firmes n’ont plus aucun moyen pour les défendre. Le Chloropyrifos, lui, fut finalement interdit… mi-2019 ! Après cinquante-cinq années de « bons et loyaux services » pour la cause de la destruction de la biodiversité ! Une perte de la biodiversité telle que des insectes ravageurs ne rencontrent plus leurs prédateurs et se développent de manière exponentielle : mouches de la cerise, drosophiles « suzuki », pyrale du buis…

Les résultats du grand travail de l’ISSeP ne peuvent donc, en aucun cas, être analysés au microscope, fut-ce ceux d’éminents toxicologues. Ils ne peuvent prendre leur sens qu’avec le recul macroscopique, la vision globale qu’impose l’écologie. Qu’il demeure des traces de Chloropyrifos dans 90% des échantillons d’urine des ados et des adultes de l’étude n’est donc pas un fait anecdotique qui nous remet en mémoire le « bon vieux temps ». C’est une source historique, gravée dans nos chairs, qui doit à tout moment nous rappeler les douloureux errements du passé ! Voulons-nous « travailler avec la nature » ou définitivement « en finir avec le mythe de la nature saine » et nous défendre contre ce qu’elle nous apporte, en optant pour la fuite en avant dans les produits létaux ? En oubliant que la nature ne fait, le plus souvent, que réagir à des déséquilibres de nature anthropique, c’est-à-dire causés par l’action de l’homme – et dont le réchauffement du climat n’est pas le moindre. Se réconcilier ou se combattre. Il n’y a plus de moyen terme. Et nous ne sommes pas en position de force !

Notre environnement est pollué par les pesticides

Le Biomonitoring humain wallon confirme ce qu’annonçaient les études Expopesten et PROPULLP, déjà dues au même ISSeP. Des mesures doivent, à présent, être prises et Nature & Progrès a déjà interpellé les autorités compétentes afin que les choses changent.

En direction du grand public et des agriculteurs, nous allons :

  • développer notre campagne Une Wallonie sans pesticides, nous y croyons ! qui a mis en évidence les opportunités qu’offrent les alternatives aux pesticides ; de nombreuses rencontres entre agriculteurs bio et non bio, en présence de consommateurs, l’ont démontré ;
  • intensifier ces rencontres et diffuser plus largement encore l’information sur les alternatives qui ressort de ces rencontres ;
  • continuer notre travail de sensibilisation en direction des consommateurs. Car il s’agit bien d’être informé, plus que de subir la propagande de grands groupes agroindustriels.

 En direction de l’autorité fédérale, nous allons :

  • continuer les actions en justice entamées avec le Pesticide Action Network et l’apiculteur indépendant membre de Nature & Progrès, Benoît Dupret, contre les dérogations belges à l’interdiction des néonicotinoïdes en Europe. Ce dossier est porté devant la Cour européenne de Justice. Nous ne pouvons plus tolérer que la Belgique déroge à tout-va. Quand l’Europe interdit une molécule, c’est qu’elle est vraiment nocive pour la santé ! La dernière dérogation accordée au Mancozeb est une honte : ce fongicide, utilisé entre autres en betteraves, a été interdit, au niveau européen, car c’est un perturbateur endocrinien toxique pour la reproduction ! Encore un fongicide autorisé depuis 1960 !
  • interpeller à nouveau le ministre Clarinval au sujet des « co-formulants » des pesticides. Nous avons, là aussi, de graves inquiétudes car une étude récente a montré qu’ils sont loin d’être d’anodins compléments des substances actives. Une première demande adressée au ministre a, malheureusement, essuyé une fin de non-recevoir. Nous devons donc intervenir par d’autres moyens.

En direction de l’autorité régionale, nous allons :

  • nous appuyer sur les études Expopesten et PROPULLP, de l’ISSeP, ainsi que sur le récent Biomonitoring humain wallon, qui ont montré une inquiétante dispersion des pesticides dans l’environnement wallon, afin de comprendre comment il se fait que les techniques de pulvérisation – que ce soit en agriculture ou pour l’application des traitements herbicides sur les voies de chemins de fer, ou encore pour d’autres usages – ne garantissent jamais la non-dérive des produits utilisés ;
  • interpeller la Ministre wallonne de l’environnement, au sujet de l’arrêté du gouvernement qui prévoit les conditions à respecter lors de traitements à l’aide de pesticides ; nous lui demanderons que ces conditions soient revues afin d’empêcher toute dérive car rien ne justifie, à nos yeux, que des riverains aient à en supporter les conséquences ;
  • réclamer que les moyens alloués à la recherche et à l’encadrement pour l’optimalisation de l’usage des pesticides soient réorientés vers la recherche et le développement des alternatives à leur usage. Les utilisateurs n’ont plus besoin de conseils pour utiliser les pesticides, ils ont plutôt besoin de conseils pour en sortir ! Il faut donc les accompagner dans le développement d’alternatives et, en ce sens, les centres de recherche et les structures d’encadrement auront l’opportunité idéale pour construire, avec eux, l’agriculture et l’alimentation de demain.

Les pesticides sont le reflet d’une vision du passé ! Osons leur tourner le dos et œuvrons, tous ensemble, au développement de leurs alternatives. Et au développement de l’agriculture biologique. Une Wallonie sans pesticides, nous y croyons !

Déréglementation des nouveaux OGM

Le document de la Commission sur les nouvelles technologies génomiques est biaisé, dès le départ !

Le 29 avril 2021, la DG Santé de la Commission européenne a publié, à la demande du Conseil européen composé des chefs des Etats membres, un document de travail relatif au statut des nouvelles techniques génomiques au regard du droit de l’Union et à la lumière de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne de juillet 2018. Au terme de ce travail, la Commission estime, à l’instar de l’industrie, que la réglementation actuelle sur les OGM est inadaptée pour les nouvelles techniques génomiques dont celles dites d’ »édition du génome ». Elle propose ainsi d’exempter des exigences de la Directive 2001/18, les organismes manipulés selon certaines nouvelles techniques génomiques.

Par Catherine Wattiez, Dr. Sc. Biologiques,
campagne OGM de Nature & Progrès

Logo nouveaux OGM
Introduction

Une telle déréglementation va à l’encontre de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne ! Aux yeux de la Cour, les nouveaux OGM sont des OGM à part entière et relèvent donc de la Directive 2001/18. Une déréglementation signifierait qu’il n’y aurait plus, afin d’autoriser ou non les nouveaux OGM, d’analyse de risques pour la santé et l’environnement, d’exigence de traçabilité et d’étiquetage. De plus, le suivi des problèmes occasionnés par ces nouveaux OGM, après la mise sur le marché, deviendrait totalement impossible. Ceci engendrerait des risques inacceptables pour la santé et pour l’environnement, empêcherait le consommateur de choisir ses aliments et entraverait encore d’avantage la liberté de l’agriculteur – lire notre dossier dans les pages de Valériane n°148.

En vue de l’élaboration de la position politique de la Belgique relative à ce travail, une vingtaine d’ONG et d’organisations paysannes, en Belgique, ont co-signé un document de critiques du travail de la Commission, dûment référencé, et réalisé en collaboration avec un réseau européen de groupements pairs. Quels problèmes ce document soulève-t-il ?

Comme toujours : on minimise l'impact des pesticides !

La Commission s’appuie sur les promesses invérifiables de l’industrie des OGM ! Les parties prenantes à la consultation qui a alimenté le document de travail de la Commission ont été choisies par la Commission elle-même. Elles comptaient seulement 14% de représentants de groupes de la société civile contre 74% de représentants de l’industrie ! C’est totalement inacceptable en ce qui nous concerne !

La Commission affirme que les nouveaux OGM pourraient contribuer aux objectifs de durabilité de l’agriculture. Une telle opinion, basée sur les dires invérifiables des développeurs et des groupes de pression associés, n’est absolument pas étayée. De plus, la grande majorité des nouveaux produits OGM potentiels sont encore au stade de recherche et développement et pourraient aussi bien ne jamais voir le jour.

La Commission minimise, à tort, la tolérance aux herbicides visée par les développeurs des nouveaux OGM. En effet, le Centre Commun de Recherche (CCR) remet en question la possibilité, pour les nouveaux OGM, d’améliorer la durabilité de l’agriculture et montre que la principale caractéristique des plantes génétiquement modifiées et au stade pré-commercial est la tolérance aux herbicides qui ne contribue pas à réduire les besoins en ces pesticides. Les adventices deviennent, à terme, elles-mêmes tolérantes aux herbicides tolérés par l’OGM et il s’ensuit in fine une utilisation d’autres herbicides. Les insecticides intégrés dans la plante OGM deviennent, quant à eux, rapidement résistants et l’agriculteur se sent alors obligé de recourir à d’autres insecticides. La première génération d’OGM a été promue, il y a plus de vingt ans, sur la base d’affirmations de réduction de l’utilisation de pesticides et ces promesses ne sont jamais concrétisées. Que du contraire : elles ont augmenté la dépendance aux pesticides !

La résistance aux effets des changements climatiques : de la poudre aux yeux !

Le développement de nouveaux OGM résistants aux stress abiotiques est promu par le lobby biotechnologique, dans le cadre de la lutte contre les effets des changements climatiques. Ces caractères – dont la résistance à la sécheresse, par exemple – sont souvent déterminés par une interaction complexe entre plusieurs gènes – caractères polygéniques -, des mécanismes cellulaires et l’environnement. Les techniques de sélection conventionnelles se sont avérées efficaces pour produire des plantes présentant des caractéristiques aussi complexes. Ainsi, nombre de plantes sélectionnées conventionnellement et résistantes à la sécheresse sont préférées pour la mise en culture, aux USA, et n’interfèrent pas avec la régulation et l’organisation des gènes. Cela fait aussi plus de vingt ans que des OGM résistants à la sécheresse ont été promis, mais non développés, par les chercheurs liés à l’industrie.

La Commission ne tient aucun compte d’un grand nombre d’analyses et de preuves de la littérature scientifique indépendante et récente soulignant les risques de nouvelles techniques de manipulations génétiques.

La Commission reprend à tort les arguments du lobby des biotechnologies. Elle affirme qu’il ne devrait pas y avoir de « discrimination » entre les produits de la sélection conventionnelle et ceux issus de l’ »édition des gènes » car les erreurs génétiques induites par celle-ci pourraient également survenir dans la nature ou lors de la sélection conventionnelle.

Cette affirmation est fausse.

Les techniques d’édition du génome peuvent induire des mutations d’une seule base azotée, dans l’ADN, qui peuvent aussi se produire dans la nature. Cela est exact. Mais elles peuvent également induire des erreurs génétiques – hors cible ou sur cible d’insertion -, même indépendamment de l’insertion ou non d’ADN étranger dans le génome hôte. Ces erreurs-là, chez les OGM fruits de l’ »édition du génome », ne se produisent pas dans la nature ou lors de la sélection conventionnelle. Une des raisons en est que les techniques dites de l’ »édition des gènes » peuvent accéder à des zones du génome qui sont « naturellement » protégées des mutations. Ces erreurs génétiques peuvent occasionner toxicités, allergénicités, modifications métaboliques, impacts sur les écosystèmes…

Contrairement aux opinions de l’European Food Safety Agency (EFSA), l’identification et les caractéristiques des modifications hors cible dans le produit final sont pertinentes pour l’évaluation des effets non-intentionnels. Toutefois, il est montré que la grande majorité des études sur les nouveaux OGM utilisent des méthodes biaisées pour rechercher les effets hors cible. La plupart de ces effets pourraient donc être manqués. L’approche de précaution de la réglementation européenne actuelle sur les OGM ne devrait pas être affaiblie en excluant de son champ d’application des groupes entiers de technologies nouvelles, sans effectuer une évaluation des risques spécifiques, au cas par cas, dans le cadre réglementaire actuel !

La fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EPFIA) affirme, quant à elle, que pour les mêmes nouvelles techniques à applications médicales que celles à applications agricoles, ces technologies ne sont pas sans risques et que les produits devraient faire l’objet d’une évaluation des risques.

Indétectables, les nouveaux OGM ?

La Commission, à l’instar du lobby des biotechnologies, affirme à tort que les nouveaux OGM considérés ne peuvent être détectés ! Elle invoque cette raison afin d’affirmer que la législation actuelle sur les OGM – qui exige la fourniture par le développeur d’une méthode de détection spécifique – ne peut être appliquée à ces produits. Toutefois, depuis 2013, la Commission a opposé un refus répété à ses propres laboratoires de détection des OGM qui demandaient des budgets pour travailler à la mise au point de méthodes de détection de ces nouveaux OGM.

Pourtant, le secteur de la sélection végétale conventionnelle a prouvé que l’identification de ses variétés végétales se fait déjà à l’aide de techniques biochimiques et moléculaires. Il n’y a donc aucune raison pour qu’il en aille différemment pour les nouveaux OGM. Par ailleurs, la mise en évidence de la présence d’OGM repose aussi sur la documentation et la traçabilité tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Cette traçabilité doit continuer à être assurée.

Enfin, la Commission ne prend aucun engagement net en faveur de l’étiquetage des aliments : elle laisse la porte ouverte à la disparition du droit actuel au choix des sélectionneurs, agriculteurs, transformateurs, négoce alimentaire et consommateurs. Elle se borne à souligner le désaccord généralisé des parties prenantes consultées quant à la nécessité de cet étiquetage.

Demandes pressantes à nos politiques !

Nature & Progrès demande, de manière pressante, au monde politique belge de tout mettre en œuvre pour que la Belgique se positionne pour le maintien des nouveaux OGM dans la directive 2001/18 qui sert actuellement de cadre à tous les OGM !

Ce maintien n’empêchera en rien la poursuite de la recherche et du développement dans le domaine des OGM mais garantira aux citoyens que la dissémination volontaire de ces nouveaux OGM dans l’environnement sera précédée d’une évaluation de leur impact sur la santé et l’environnement, et règlementera l’étiquetage des produits contenant des OGM. Les consommateurs auront alors toujours la liberté de choix de leurs aliments.

Le soutien financier et politique accordé jusqu’à présent à la recherche associée aux nouvelles applications des OGM doit être réorienté dans la recherche et la promotion de l’agriculture biologique et de l’agroécologie qui bénéficient déjà de preuves de durabilité.

La Commission et les Etats membres devraient rendre obligatoire l’application des techniques de détection déjà disponibles pour l’identification des variétés végétales, faisant appels à des méthodes biochimiques et moléculaires. Nature & Progrès médiatise ce dossier afin de permettre à tous les citoyens, belges et européens, de se forger une opinion et de disposer des moyens de la défendre. Nature & Progrès s’engage à rencontrer l’ensemble de nos responsables politiques, régionaux et fédéraux, et de continuer ses actions pour que notre environnement et notre alimentation restent indemnes d’OGM !

Nous demandons enfin à la Commission de bien vouloir s’interroger, en toute bonne foi, sur cette question cardinale : quel serait encore l’intérêt de développer l’agriculture biologique si les OGM venaient à être dispersés dans l’environnement ? Vous avez dit 25% de bio, en Europe, en 2030 ? Il n’y aurait pas comme une petite « dissonance » quelque part ?

La volonté des parties prenantes était, une fois de plus, de légiférer sans en faire le moindre écho ! Il est intolérable qu’une décision de cette importance, pour notre vie de tous les jours, puisse échapper à l’avis des gens ! En tant que citoyens engagés, Nature & Progrès vous propose donc d’écrire, à ce sujet, au Ministre de votre choix afin de lui faire part de vos préoccupations.

Téléchargez, pour ce faire, le courrier prérempli figurant sur notre site Internet – https://www.natpro.be/nouveauxogm-non-aux-ogm-caches/. Ou demandez-le-nous. Il résume la question des nouveaux OGM et affirme la nécessité les garder dans le giron de la Directive 2001/18.

Postez ce courrier ou déposez-le dans les bureaux de Nature & Progrès. Tenez-nous informés de la réponse éventuellement reçue.

Le rapport intégral de la critique des ONG et des groupes de paysans est accessible sur le site www.natpro.be, à l’onglet « nouveaux OGM ».

Hors du lit !

Les effets du réchauffement climatique à l’usage de ceux qui n’y croyaient toujours pas…

Si, à l’avenir, nos « draches nationales » sont amenées à s’intensifier et à devenir plus régulières, comme le prévoit le GIEC, les solutions pour en limiter les dégâts sont en revanche connues depuis belle lurette. Voici donc quelques pistes pour contrer inondations, coulées de boue et, de manière générale, adapter radicalement notre territoire aux nouveaux aléas climatiques…

Par Marc Fasol

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Hasard de calendrier ? Peu après les crues apocalyptiques qui ont frappé notre région à la mi-juillet, tombe le rapport d’évaluation du GIEC. Il est sans appel. Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat publie ses conclusions, les sixièmes déjà depuis 1990. Elles confirment ce que tout le monde redoutait depuis quelques temps : un peu partout dans le monde, incendies, pluies diluviennes, pics de chaleur extrêmes, sécheresses et autres aléas climatiques vont désormais s’enchaîner et se déchaîner sur notre continent à un rythme et à un niveau sans précédent !

  1. Plus de doute, ces dérèglements climatiques sont bien imputables à l’activité humaine, voilà qui n’excuse plus l’inaction ;
  2. Ces catastrophes n’épargnent plus personne, ni les pays pauvres, ni les pays riches. Elles nous concernent donc tous, petits et grands ;
  3. La crise climatique que nous connaissons est, hélas, irréversible : il n’y a plus de retour en arrière possible, faudra faire avec !

A l’avenir, ces phénomènes météorologiques – que certains qualifient encore volontiers d’ »exceptionnels », « du siècle », voire même « du millénaire » – deviendront la norme. Et ce qui était jusqu’ici inimaginable devient réalité. Le tableau brossé s’assombrit tellement pour notre futur qu’il plonge de plus en plus de citoyens dans l’éco-dépression. Un phénomène nouveau, ressenti surtout chez les jeunes – la « génération Greta »-, lié aux échecs répétés, voire à l’inaction des Pouvoirs publics, le plus souvent aux mains de Boomers (1) qui peinent à prendre les mesures adéquates pour y faire face !

Faire peur ne sert à rien !

Les professionnels de la communication le confirmeront : surfer sur les superlatifs, comme le fait la presse, en ressassant pour la Xe fois les records de chaleur, le débordement invraisemblable des pluviomètres ou encore les courbes affolantes des graphiques climatiques, ne sert pas à grand-chose. Agiter le « spectre de la fin du monde » pousse les gens à se cabrer, à se résigner ou à s’enfermer dans le déni. Ce n’est hélas pas comme cela qu’ils changeront fondamentalement de comportement. La plupart, persuadés qu’ils ne peuvent de toute façon rien y changer, attendent de voir ce qu’il adviendra avant de se décider enfin à réagir. Qui sait ? Peut-être que la technologie va nous sauver ? Malgré l’extrême urgence officialisée par le GIEC, les activités humaines continuent donc, encore et toujours, à fonctionner comme avant, poussées par les diktats de la sacro-sainte croissance économique.

Inutile de s’étendre davantage sur la manière de désamorcer la bombe climatique, la solution en amont est connue de tous depuis belle lurette : pour limiter le réchauffement à +1,5°C – réchauffement qui augmente les risques d’inondations -, il nous faut limiter drastiquement les émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone. A cet égard, tous les espoirs seront reportés une nouvelle fois sur la prochaine COP 26, programmée pour ce mois de novembre, à Glasgow. En aval, il faudra désormais faire avec… et donc s’adapter. Eh oui, vous lisez bien : s’adapter !

Pour les sinistrés interrogés sur place juste après les événements tragiques de cet été, passé l’effroi et la consternation, la colère se mêle à l’incompréhension. Aux micros des journalistes, les mêmes rengaines ressortent en boucles : « Ah, tout ça à cause du barrage d’Eupen qui, saturé, n’a pas joué son rôle d’écrêteur de crues« . Moïse, le barragiste, n’aurait donc pas rempli son devoir de retenue des eaux. A moins que ce ne soient les barrages de castors (sic !) qui auraient cédé avec la « vague »… En attendant le verdict de la Commission d’enquête parlementaire qui doit faire toute la lumière sur les responsabilités, manquements et/ou dysfonctionnements de l’administration en matière de prévention et de coordination des secours, il est de bon ton de désigner le lampiste de service. Jusqu’ici, il n’était pas rare de pointer du doigt l’entretien – le curage – défaillant des cours d’eau, voire les amas de branchages, responsables de ces débordements récurrents. A Dinant, ce serait carrément le bassin d’orage qui, lui, n’aurait pas été nettoyé convenablement…

Un territoire bien plus résilient

Parmi les nombreuses personnalités politiques à avoir visité les lieux après la catastrophe, seule Céline Tellier, Ministre de l’environnement pour la Région wallonne, semble être suffisamment clairvoyante pour saisir l’ampleur du problème de manière holistique : « il est grand temps d’intégrer les risques climatiques dans toutes les politiques publiques… et pas seulement pour ce qui concerne les inondations. Par ailleurs, on ne peut se contenter de modeler la nature à coup de béton, comme on le fait généralement. Dorénavant, les autorités ont un rôle clé à jouer dans la gestion de tout le territoire face aux nouvelles réalités du changement climatique.« 

Eléments de solution n°1. Un territoire résilient aux pluies diluviennes se doit, dorénavant, d’être le plus perméable possible. Or la Belgique compte parmi les pays les plus imperméabilisés d’Europe : 7,2% du territoire wallon sont aujourd’hui étanchéisés – pour 12,9% en Flandre ! Grignotés sur les précieuses terres agricoles et naturelles, ils le sont hélas de manière irréversible (2). Mieux : hors contrôle, le phénomène se poursuit encore et toujours… à raison de trois hectares par jour, soit douze kilomètres carrés par ! Il est donc grand temps d’apaiser cette boulimie consommatrice d’espace, particulièrement forte en zone périurbaine et autour des villages, les fameux étalements « en pattes d’araignée ». Le problème ? Les « zones d’habitat », au Plan de secteur, ont été définies in tempore non suspecto, c’est à dire du temps de bon-papa, à une époque où l’imperméabilité des sols ne constituait pas une préoccupation majeure.

Par ailleurs, comme les événements météorologiques extrêmes – à savoir de longues périodes de sécheresse alternant avec des précipitations record, telles que nous les avons connues récemment – ont tendance à se multiplier avec le réchauffement global de la planète, ils auront forcément, à terme, un effet sur la vitesse de recharge – le réapprovisionnement – de nos nappes phréatiques. Or il faut savoir que cette recharge se fait en hiver et très peu en été, période propice aux écoulements de surface. Et donc aux glissements de terrain, comme vécus de manière apocalyptique, cet été, en Allemagne…

Par ordre de décroissance, ce sont les forêts qui jouent le mieux le rôle de percolateur pour les eaux pluviales… Pour peu qu’elles soient naturelles, avec différentes strates de végétation – arborescente, buissonnante, herbacée et muscinale. Et qu’il ne s’agisse pas de simples plantations d’arbres sans aucune végétation de couverture au sol, à l’image des mornes et lugubres étendues d’épicéas, cultivés en monoculture, souvent balafrées de drains qui accélèrent plus encore l’évacuation des eaux. D’après le WWF (3), celles-ci devraient tout simplement être proscrites !

"La faute aux cultos" ?

Si les prairies régulent l’infiltration des eaux de pluie et assurent leur rétention, il faut savoir que ces terres, une fois mises en culture, en absorbent deux à trois fois moins. Or, avec la fermeture des petites exploitations et la diminution du nombre d’agriculteurs au profit des grandes exploitations industrielles dont la superficie n’arrête pas de s’étendre, on assiste progressivement à la disparition de nos prairies : en trente-cinq ans, la Wallonie a perdu 23% de ses prairies permanentes !

Avec des sillons de plus en plus longs, certains champs de maïs font jusqu’à huit cents mètres de long. Lors d’orages violents, l’eau qui s’écoule entre les rangées de maïs, de betteraves ou de pommes de terre, y acquiert rapidement de la vitesse, se charge de sédiments pour former des coulées boueuses qui s’épandent alors sur nos routes, traversent les villages pour s’engouffrer dans les avaloirs… Les stations d’épuration, vite débordées, se déversent à leur tour directement dans nos rivières. Le désastre est total !

Pas étonnant qu’après le déluge, les agriculteurs soient régulièrement pris pour cibles de leurs riverains exaspérés. Or de nombreux cultivateurs se disent de plus en plus préoccupés par le problème des dérèglements climatiques. Avec des pertes de rendement dues aux sécheresses, aux canicules, aux grêles tardives et autres inondations, ils se retrouvent souvent en première ligne. Ils savent également que les indemnisations dans le cadre des « calamités agricoles » seront de plus en plus soumises à conditions, tandis que, pour leur part, les sociétés d’assurance se montrent de plus en plus réticentes à couvrir des risques étroitement liés aux changements climatiques.

Pour que les surfaces agricoles retiennent un minimum terres et eau, il serait plus sage de restaurer le bocage. Il faut donc replanter des haies autour de parcelles dont l’étendue devrait aussi être revue à la baisse. Le bocage qui étoffe le maillage écologique du paysage est bien connu pour ses propriétés anti-écoulements et antiérosives. Le projet « Yes, we plant » visant à replanter quatre mille kilomètres de haies champêtres – environs cinq cent mille arbres ont déjà été plantés sur mille kilomètres – va évidemment dans ce sens et sert d’exemple, même si l’opération semble dérisoire par rapport aux centaines de milliers de kilomètres perdus lors des opérations de remembrement agricole des années cinquante. Parmi les autres mesures agri-environnementales favorables, notons encore les couvertures hivernales du sol, les tournières enherbées, les chemins agricoles bi-bandes, etc.

"Zones d’Immersion Temporaire" (ZIT)

Eléments de solution n°2. L’idée ici n’est plus d’appliquer un carcan de béton au caractère rebelle des rivières mais bien de composer avec la nature. Le principe des « ZIT » est justement de laisser déborder un cours d’eau tout en cadrant ses débordements. La rivière entre en crue comme elle l’a toujours fait, mais uniquement dans des zones prévues où les dégâts sont moindres, le plus en amont possible des zones habitées. Un type de bassin d’orage 2.0, en quelque sorte, mais beaucoup plus eco-friendly.

Le petit village frontalier de Willemeau, au sud de Tournai, par exemple, était fréquemment touché par d’importantes inondations. Récemment, deux ouvrages de rétention des eaux y ont été réalisés. Après étude hydrologique, le Service Public de Wallonie n’a donc pas opté pour le classique bassin d’orage en béton. Dans le « ZIT », l’eau s’étale sur de grandes superficies végétalisées et dissipe son énergie lors des fortes précipitations, épargnant ainsi les zones urbanisées. Ces aménagements s’inscrivent dans une démarche de développement durable. Hors crues, le site devenu biologiquement très intéressant, est ouvert au public pour l’observation des oiseaux d’eau et du milieu aquatique…

Contrairement à Louvain qui a été épargnée grâce à ce genre de réalisation, la ville de Wavre a été dramatiquement impactée par les inondations de juillet dernier. Au cours des années septante, le fond de vallée humide, occupé par de vastes marécages, a été asséché pour permettre l’implantation d’un vaste zoning commercial. Avec l’augmentation des pics de pluviosité, l’erreur écologique se paie cash aujourd’hui. Plusieurs grandes entreprises dont un célèbre parc récréatif bien connu en ont fait les frais…

Le reméandrage des rivières

Une analyse des cartes de Ferraris – qui datent de 1770 – montre qu’à l’époque, la plupart de nos rivières méandraient paresseusement au fond des vallées. Les crues étaient même attendues par les paysans qui se félicitaient de pouvoir ainsi engraisser leurs prairies. Mais, pour accélérer l’évacuation des eaux, optimiser l’agriculture, on a cru bon, dans les années septante, de les rendre rectilignes, en corsetant les cours d’eau. Le problème des débordements, apparemment résolu en tête de bassin, aggravait en réalité inévitablement les inondations plus brutales en plaine, fragilisant au passage les digues qui y avaient été construites et laminant le lit majeur. On essaie aujourd’hui de faire marche arrière… Tout est fait pour ralentir au maximum l’écoulement des eaux en amont, histoire de réduire l’impact sur les zones urbanisées en aval.

Divers travaux réalisés sur la Haute-Sûre ou encore sur l’Eau blanche à Nismes – le projet Walphy – sont particulièrement démonstratifs. La végétation des bords de rives y régule les crues et en atténue les pics. Tandis que la végétation herbacée ralentit la vitesse du courant, la plus rigide, comme les saules et les aulnes qui retiennent les berges, joue le rôle de « peigne », en arrêtant les bois-morts responsables des embâcles à hauteur des arches de pont.

De manière générale, les milieux aquatiques en bordure de rivière, comme les prairies marécageuses, les bras morts et les méandres avec leurs zones plus profondes, possèdent naturellement de nombreux atouts pour réduire le risque d’inondation. Mettre à profit leurs caractéristiques hydrologiques, tout en limitant le recours du génie civil aux seuls secteurs urbanisés, permet à la fois d’apporter une réponse judicieuse en matière de prévention, sans en altérer le bon fonctionnement.

Malgré tous les efforts qui seront fournis à l’avenir, il n’y a cependant guère de miracle à attendre. Le but ici est d’abord de réduire le bilan humain et matériel. Les solutions d’ingénierie écologique, comme le recul des digues, les travaux de « renaturalisation » du milieu « rivière », la reconnexion des cours d’eau avec les zones humides adjacentes, dès lors qu’elles subsistent encore – car 80% d’entre elles ont disparu ! -, restent des outils complémentaires. Plus coûteux, les travaux du génie civil devraient se limiter dorénavant aux seuls secteurs urbanisés. De plus, comme ils dégradent souvent le paysage, ils ne devraient être vraiment réalisés qu’en dernier recours…

Des villes plus "poreuses" !

Eléments de solution n°3. En zone urbaine, l’imperméabilisation des surfaces loties reste un sacré problème. Hormis le maillage vert et bleu développé dans la capitale, certaines mesures devraient pouvoir se développer davantage au coeur des autres villes. Comme le recours systématique aux matériaux perméables – dalles à trous – pour l’aménagement des aires de parking, l’aménagement de toitures végétalisées pour les grandes surfaces commerciales, etc. Hélas, ces mesures demeurent relativement peu, voire pas du tout appliquées en Wallonie. Ailleurs, certains sites industriels désaffectés – le long de la Meuse liégeoise par exemple – ne pourraient-ils pas être reconvertis en zones d’immersion ?

Dans les zones sinistrées, les constructions déjà existantes situées en « zone inondable » posent aussi problèmes. Pas question de reconstruire les maisons détruites de Pepinster aux mêmes endroits. Sauf que relocaliser les habitants dans les zones à moindre risque ne se fait pas du jour au lendemain, surtout lorsque les personnes concernées y sont parfois elles-mêmes réticentes. Il n’y a qu’à voir avec quelle obstination, les vacanciers réinvestissent, d’année en année, les mêmes emplacements de « camping sur pilotis », le long de l’Ourthe. Une fois que les assurances ont remboursé, finalement, on oublie vite…

Beaucoup ne sont pas non plus conscients du danger. Ne leur répète-t-on pas, encore et toujours, que ces crues sont « exceptionnelles » ? Déclarations rassurantes de la part de nos politiciens qui, entre nous, détestent aborder tout sujet anxiogène, mais qui pourraient à terme s’avérer mortifères car mensongers. La notion du risque climatique est encore loin d’être bien ancrée chez tout le monde. Et le coup de semonce vaut autant pour les bureaux d’architectes, les études notariales que pour les décideurs en charge de la délivrance des permis. Combien de logements encore récemment construits et vendus en zone d’aléa d’inondation ? Combien de garages souterrains conçus et planifiés en dépit du bon sens, condamnés à être inondés chaque été ? Gageons que les événements tragiques de ce mois de juillet servent de piqûre de rappel pour une réforme en profondeur de l’aménagement du territoire, axée davantage sur la résilience.

Les questions qui font débat… ou qui fâchent !

En agriculture, deux facteurs essentiels aggravent la problématique actuelle. Le premier est l’extension de la culture de la pomme de terre pour laquelle le risque érosif est extrême. Or, en vingt ans, la superficie consacrée à cette culture a doublé, passant de vingt à quarante mille hectares. Ces cultures étant « sous contrat » avec le transformateur, l’opération n’est vraiment profitable, pour le producteur, que si la parcelle est vaste. Il n’est donc pas rare de voir plusieurs voisins s’associer pour former de gigantesques monocultures couvrant jusqu’à vingt-cinq hectares ! Le second est la perte des prairies : le secteur de l’élevage étant en crise, de nombreux éleveurs se sont tournés vers les grandes cultures, même dans les régions herbagères. La perte de quinze mille hectares en quelques années pose d’important problèmes climatiques – avec d’énormes émissions de CO2 -mais aussi d’érosion et de qualité de l’eau potable dans les nappes phréatiques, due au lessivage des nitrates. Des règles ont été imposées au niveau européen mais la Wallonie a toujours opté pour la solution minimaliste, en refusant de protéger de nouvelles zones où le risque érosif est pourtant élevé.

Concernant le secteur forestier, le WWF, dans un communiqué récent, a pointé LA cause aggravante dans le bassin de la Vesdre : la gestion déplorable des pessières – les monocultures d’épicéas – en amont de la zone sinistrée. D’où levée de boucliers de la filière forêt-bois ! Info, intox ? Analysons leur « droit de réponse » tenant lieu de réquisitoire contre l’association écologiste… Selon les forestiers, le drainage en forêt serait totalement interdit depuis 2008 par l’article 43 du code forestier. Si les erreurs – choix sylvicoles inappropriés, plantations intensives d’épicéas, drainages – sont reconnues et assumées, elles auraient surtout été commises au cours des deux siècles précédents. Quelques rapides questions posées à des entrepreneurs forestiers suffisent cependant pour comprendre que l’entretien des fameux drains – voir photo – représente, aujourd’hui encore, une activité forestière non négligeable dans l’Hertogenwald, mais surtout… qu’ils sont régulièrement recreusés ! Ces travaux ne sont pas interdits mais seulement « soumis à notification » – article 5 de l’AGW.

La fédération des entreprises signataires fait également remarquer que le Plan de gestion des risques d’inondation (PGRI) 2022-2027 de la Wallonie, actuellement soumis à enquête publique, ne reprend aucun élément qui permette d’identifier une quelconque pratique sylvicole, ou des cultures spécifiques, comme un facteur favorisant les inondations. Les PGRI, en effet, se sont concentrés sur l’imperméabilisation des sols, voire un peu sur les zones agricoles, mais pas du tout sur les forêts. Décentrées des zones densément peuplées, elles furent considérées, à tort, comme non-problématiques. Dans la vallée de la Vesdre toutefois, où les surfaces agricoles sont marginales, les forêts constituent bien la principale superficie contributive de la crue. Or elles n’ont pas retenu l’attention du PGRI, ce qui est regrettable, d’autant plus que les voiries forestières y jouent un rôle majeur, accélérant le flux d’écoulement des eaux de ruissellement. Pire : ces dernières font toujours l’objet d’importantes demandes de soutien financier pour la nouvelle PAC, prévue en 2023.

A propos du choix de l’essence épicéa, c’est bien connu : plantée en milieu trop humide, cette essence de montagne pousse mal et ne doit sa survie qu’aux drainages réalisés jadis. Mais le pire est à venir : les scientifiques prédisent que ces arbres ont très peu de chance d’arriver à leur terme d’exploitabilité, dans soixante ans, à cause… de l’évolution du climat ! L’adaptation de nos modes de gestion forestière aux effets de la crise climatique est donc une urgence. Fallait-il un drame de cette ampleur pour que la classe politique s’en soucie enfin et prenne le problème à bras le corps ?

Notes

(1) « OK boomers » est une expression péjorative employée pour tourner en dérision les jugements dépassés des baby boomers, nés durant les « trente glorieuses », c’est-à-dire les années cinquante à septante.

(2) « Etat de l’Environnement wallon ». Janvier 2018. ULB – IGEAT – ANAGEO, 2015. Cartographie des surfaces imperméables en Wallonie (CASIM). Rapport final. Etude réalisée pour le compte du SPW-DG03 – DRCE.

(3) Voir : Monocultures d’épicéas favorisant le ruissellement : « leur suppression est une vraie solution pour faire face aux inondations futures » (rtbf.be)

Les animaux et nous, les animaux en nous

Introduction à quelques réflexions de Baptiste Morizot

Certaines phrases, certains textes, certains livres ont le pouvoir de modifier notre regard sur les choses. Ils produisent un déclic, nous font entrer dans un territoire inexploré ou éclairent soudainement une partie de nos pensées ou de nos émotions qu’on imaginait impossibles à mettre en mots. Dans nos engagements et questionnements sur l’écologie, l’alimentation, l’agriculture, l’écobioconstruction, le changement climatique, la biodiversité, il n’en va pas autrement. Certaines lectures sont impossibles à garder pour soi. Voici, très sommairement exprimés, trop brièvement présentés, quelques fragments du livre du Baptiste Morizot, Manières d’être vivant.

Par Guillaume Lohest

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Je me revois, enfant, terrorisé sur les quelques dizaines de mètres qui séparaient la maison de mes parents de celle de mes grands-parents, dans la campagne d’Entre-Sambre-et-Meuse. La cause de cette épouvante ? Un chien en liberté. Un être vivant avec lequel je n’étais pas du tout habitué à interagir. Cette peur du chien, du loup, de l’ours, des forces sauvages du vivant, l’Occident s’en est occupé avec des laisses, des grilles, des fusils… Pas seulement. Aujourd’hui, l’animal est aussi considéré comme thérapeutique : on soigne son âme au contact des chevaux, des rongeurs, des perruches… Qu’est-ce que cela dit de nous ?

Les pionniers de l’agriculture biologique ont perçu ce problème très tôt dans leur critique des techniques agricoles classiques développées au XXe siècle : notre rapport au vivant est un rapport de contrôle, de domination, de domestication. La pensée occidentale est centrée sur la raison et sur la force de la volonté. Nous avons construit nos « exploitations agricoles » de la même façon que nos villes, nos maisons, nos économies et nos politiques : en nous appuyant sur des modèles de contrôle des éléments naturels. Enclos, barrières, délimitations, élimination, sélection…

N’y a-t-il que du négatif là-dedans ? Sûrement pas. Mais ce schéma dominant de rapport au monde influence l’ensemble de nos imaginaires, de nos idées, de nos projections dans l’avenir. Il nous fait supposer que c’est l’être humain qui rend la terre habitable alors que, comme le résumait le philosophe Baptiste Morizot dans l’émission La grande librairie, c’est tout l’inverse : c’est l’ensemble du vivant qui rend la terre habitable, les millions d’espèces animales et végétales qui dépendent les unes des autres et fournissent les conditions de la vie sur cette planète.

La morale du cocher

Dans un livre d’une rare intensité, Manières d’être vivant, Baptiste Morizot s’attarde, le temps d’un chapitre, sur les liens entre nos rapports au monde animal et notre rapport aux passions, aux émotions, aux désirs. Il rappelle que la morale occidentale s’est construite sur l’idée que le vivant à l’intérieur de nous – désirs, passions, intuitions – devrait être combattu et maté par la force de la volonté, guidée par la raison. Morizot appelle cela la « morale du cocher » : nos passions, nos désirs sont comparés à des chevaux qu’un cocher – la raison – doit fouetter pour les commander et les faire aller dans la direction souhaitée. Plus largement, rappelle-t-il encore, c’est toute la palette de la vie intérieure des humains, leur vie passionnelle, qui est figurée par « des métaphores animales : les pulsions sont figurées comme des fauves, la docilité comme de paisibles animaux domestiques, le courage comme un lion, la voracité prend le visage du porc (2). » Les fables de La Fontaine fournissent un exemple parfait de cette analogie entre le monde animal et les questions morales qui se posent à l’humain. Ce qui est bon ou mauvais, sage ou dangereux, vertueux ou méprisable, est identifié à des comportements d’animaux. Cette « ménagerie intérieure », omniprésente dans notre imaginaire, est intimement liée à la « morale » occidentale classique.

Mais, selon Baptiste Morizot, notre tradition s’est énormément trompée sur ce qu’est un animal. Nous sommes devenus incapables de décrire finement le monde animal et de percevoir tout ce qui nous lie aux autres espèces, ce qui nous empêche d’avoir des attitudes – et des politiques – ajustées, notamment en ce qui concerne les grands enjeux écologiques de notre temps. Et c’est en connaissance de cause que le philosophe énonce cette critique car ses recherches universitaires reposent sur une autre activité de terrain : il piste des loups dans le Vercors, les observe des heures durant, revient sur les lieux, observe à nouveau, en lien avec une équipe de chercheurs et les bergers du coin. Il s’agit donc d’une véritable recherche-action philosophique, totalement imbriquée dans le monde animal, aux lisières entre le sauvage – les loups – et le domestique – les troupeaux de brebis et leurs éleveurs. L’ouvrage Manières d’être vivant rend bien compte de l’origine concrète des réflexions philosophiques proposées. À des chapitres racontant des expéditions de pistage succèdent des développements philosophiques et politiques.

Impossible, évidemment, de résumer en quelques paragraphes des réflexions si puissantes et si originales. Je ne m’attarde donc ici que sur quelques aspects. En particulier sur le nouveau rapport au monde proposé par l’auteur à la place de cette « morale du cocher », qu’il soupçonne d’être fondamentalement trompeuse et incapable de produire de la puissance d’agir dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui. Plutôt que des relations de contrôle et de domination de nos « animaux intérieurs », Morizot invite à ce qu’il appelle une « diplomatie de soi ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Voici deux exemples concrets.

Le loup noir et le loup blanc

Dans un récit amérindien, un sachem présente la personne humaine comme constituée de deux loups : un noir et un blanc. En résumé, le loup noir est « sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique, plein de ressentiment, égoïste et cupide, parce qu’il n’a plus rien à donner. Le blanc est fort et tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les événements. » Un enfant dans l’assistance pose alors la question : mais lequel des deux loups suis-je alors ? Réponse du sachem : « celui que tu nourris ».

Cette admirable petite fable repose, elle aussi, sur un parallélisme entre un animal et notre monde intérieur fait d’émotions et de passions. Toutefois, contrairement à la morale du cocher, elle ne dit pas que l’être humain doit dompter ou dominer son animalité mais plutôt en nourrir certains aspects positifs. Cette façon de voir les choses est mise en parallèle par l’auteur avec l’éthique du célèbre philosophe Baruch Spinoza (1632 – 1677). Celui-ci a, en effet, développé une conception de la vie intérieure comme agitée par des désirs qu’on peut classer en deux catégories : les passions tristes – le loup noir en gros – et les passions joyeuses – le loup blanc. Pour Baptiste Morizot, il s’agit d’une façon beaucoup plus pertinente de se représenter les choix éthiques : il ne s’agit pas alors de considérer l’âme humaine comme une bataille entre la raison – bonne – et les passions – mauvaises – mais comme une articulation entre deux types d’affects, la joie et la tristesse. La « diplomatie de soi », c’est nourrir en soi les désirs qui augmentent la joie et la puissance d’agir.

Le paradoxe du chimpanzé

Oui mais concrètement ? En quoi cette histoire de loup blanc et Spinoza nous aident-ils dans notre vie quotidienne ? Prenons un nouvel exemple. Imaginons que vous traversez une mauvaise passe : rien ne vous sourit, vous éprouvez des difficultés au boulot, vous cherchez un nouveau logement et vous ne trouvez rien… La morale classique dirait : il faut « vous faire une raison » ou bien « avoir de la volonté » pour persévérer. Dans une approche inspirée de Spinoza, on se posera plutôt la question de l’affect qu’on nourrit : s’enfonce-t-on dans le ressentiment, la jalousie, la colère ou alimente-t-on tout ce qui favorise la joie malgré les difficultés ? Se poser la question sous cette forme n’empêche en rien de persévérer ni même de s’indigner des éventuelles injustices rencontrées sur son chemin, ni même de lutter contre celles-ci. Au contraire même mais l’objectif éthique est déplacé, il ne s’agit pas de faire triompher la raison ou la force de la volonté mais d’augmenter la joie et la puissance d’agir.

Baptiste Morizot éclaire encore son propos en reprenant l’image du chimpanzé, développée par le psychiatre Steve Peters : vivre, dit-il, consiste à « cohabiter avec un chimpanzé en soi ». Ce chimpanzé est une force qui nous incite, par exemple, à succomber à des désirs immédiats, comme manger compulsivement, fumer une cigarette, râler, agir ou parler dans le feu de l’action, etc. Comme ce chimpanzé est beaucoup plus puissant que nous, comme notre volonté n’a quasiment aucune prise sur lui, Steve Peters propose d’établir une relation apaisée et coopérative avec lui, de le nourrir avant de tenter de l’influencer. « Pour que ce soit plus concret, disons que vous vous inquiétez de façon obsessionnelle du fait que vous êtes en retard pour une réunion. Vous pourriez vous demander : « Est-ce que je veux être inquiet à ce sujet ? » Si vous dites non, vous pouvez être sûr que vous avez un problème de chimpanzé intérieur qui doit être géré. Une fois que vous avez déterminé cela, vous pouvez régner sur ce côté émotionnel de vous-même en lui donnant un petit exercice (2). » Nourrir ce chimpanzé consiste à le laisser s’exprimer d’abord, dire tout ce qui nous vient à l’esprit, sans filtre. Peters préconise de faire cet exercice seul ou avec des personnes de confiance…

Comment résumer, alors, cette éthique diplomatique décrite par Baptiste Morizot ? Pour prendre une image bien connue des lecteurs de Valériane, « L’éthique diplomatique relève d’une permaculture de soi – et non pas d’une agriculture intensive et interventionniste sur soi : elle repose sur une compréhension de l’écologie des passions, une canalisation, une irrigation et une potentialisation des désirs. « Je » suis une jardin-forêt permacole, là où les morales classiques voulaient que je sois un impeccable jardin à la française, là où le romantisme me fantasmait en jardin à l’anglaise, là où la morale néolibérale exige que je sois une parcelle de monoculture à haut rendement. »

Incorporer des bonnes habitudes

Si j’applique, à présent, cette vision éthique à un domaine qui touche de près aux enjeux alimentaires et agricoles, je comprends beaucoup mieux certains de mes échecs passés et comment fonctionnent les ressorts du changement de comportement. Combien de fois, en effet, ne me suis-je pas convaincu, par la raison, que je devais absolument éviter les produits suremballés, les plats préparés, la nourriture industrielle ? Combien de fois ai-je malgré tout craqué ? Si je reste englué dans une morale classique, je ne peux que m’accuser de manquer de volonté, d’être faible, incohérent. Baptiste Morizot aide à changer d’approche en écartant cette illusion de la force de volonté et en proposant une autre piste. « Mais comment continuer à agir s’il n’y a pas de volonté souveraine ? En incorporant des bonnes habitudes qui infléchissent le déploiement même des passions les plus ardentes. Non pas en se donnant des ordres, fouet en main, mais en mettant en place dans le milieu qui nous entoure de petits dispositifs susceptibles de faire émerger spontanément les désirs joyeux et de faire perdre aux désirs tristes leur vitalité : organiser les rencontres. »

Comment puis-je parvenir à me passer totalement de produits industriels, par exemple ? Pas en me « privant » mais en multipliant les habitudes joyeuses associées à des consommations plus responsables. « Le secret de la volonté, ajoute Morizot, c’est qu’elle existe bien, mais pas en nous. Personne n’a de volonté. La « volonté » est le mot que les gens invoquent quand ils voient de l’extérieur, chez un autre, les flots d’énergie d’une vie intérieure converger, et couler superbement dans une même direction ascendante, alors même que la pente est rude – « quelle force de volonté elle a, celle-là ! » La volonté en fait n’est que le nom a posteriori qu’on donne au système d’irrigation des désirs, dans les moments bénis où ils se composent de manière à converger dans une même direction, plutôt choisie. »

Vers une politique des interdépendances

Ceci étant dit, on pourrait penser à ce stade que les propositions avancées par Baptiste Morizot concernent la sphère du développement personnel. C’est mal connaître le philosophe. Car les réflexions de son ouvrage – et de plusieurs autres – vont bien plus loin et appellent à une véritable politique des interdépendances. Il s’agit, selon lui, de « multiplier les approches, les pratiques, les discours, les œuvres, les dispositifs, les expériences qui sont capables de nous faire sentir et vivre depuis le point de vue des interdépendances. Nous faire sentir et vivre comme vivant parmi les vivants, comme eux pris dans la trame, partageant des ascendances et des manières d’être vivant, un destin commun, et une vulnérabilité mutuelle. » Une politique des interdépendances, cela signifie donc, en très résumé, un changement de perception du champ politique lui-même, qui ne concerne pas seulement les humains, leurs habitats, leurs routes, leurs « ressources » mais qui s’élargirait à l’ensemble du vivant.

En moi-même, par curiosité, je me suis demandé à la lecture si Baptiste Morizot se considérait comme « collapsologue », s’il faisait partie des optimistes ou des pessimistes… C’est dans une interview qu’il a donné à Libération que j’ai trouvé une réponse de sa part. « Ne perdons pas trop de temps à nous demander si c’est déjà cuit, si on ferait mieux d’aller siroter des mojitos, parce que de toute façon il n’y a rien d’autre à faire. Je crois vraiment à la capacité des humains à ouvrir leur gamme de sensibilité, à élargir politiquement la gamme de ce à quoi ils font attention, à apprendre un nouveau sens de la justice à l’égard de formes de vie qui actuellement sont complètement en-dehors… Les puissances sont là. Est-ce qu’elles seront à la hauteur de la crise, je ne sais pas. Mais imaginez les premières suffragettes qui ont commencé à militer : elles ont bien fait de ne pas se dire «il est trop tard, de toute façon les hommes sont trop bêtes, ils ne vont jamais comprendre…» Soyons des suffragettes ! (3) »

Notes

(1) Sauf mention contraire, tous les extraits mentionnés dans cet article sont tirés du livre de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020. En particulier du chapitre intitulé « Cohabiter avec ses fauves, L’éthique diplomatique de Spinoza », pp. 175-206

(2) Olivier Charles, « Le paradoxe du chimpanzé ou comment gérer nos émotions irrationnelles », résumé de livre sur www.motive-toi.com

(3) Baptiste Morizot : « Sur la piste du loup, l’homme, dépourvu de nez, doit éveiller l’œil qui voit l’invisible, l’œil de l’esprit », interview dans Libération par Coralie Schaub, 25 décembre 2018

L’arbre mort donne la vie !

Conversation avec Cécile Bolly

Après l’immense secousse qui fut celle de la Covid-19, il nous a semblé primordial de parler de la vie et de la mort – et de tout ce qui a vraiment de l’importance à nos yeux – à l’aide des innombrables symboles et images que nous offre la nature. Une simple rencontre avec Cécile Bolly, médecin et guide-nature, photographe et auteure de nombreux livres sur les arbres (1), nous ouvre un champ de ressources insoupçonnées. Juste pour vivre, mieux…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« J’ai fondé, il y a bien longtemps, l’association Collines, raconte Cécile Bolly, afin d’animer des stages dans la nature, pour les enfants à ce moment-là : nous partions dans la nature avec un âne et une aquarelliste… Ces stages sont actuellement destinés aux adultes. Depuis lors, j’ai eu l’occasion de participer à la création de Ressort, centre de formation continue de la Haute école Robert Schuman (HERS), qui ne veut pas faire simplement un « commerce » de la formation continue mais propose des choses plus nouvelles et plus créatives pour participer à la transformation de la société. Dans le pôle « Être et devenir », nous proposons aujourd’hui une formation en pleine nature, destinées à des soignants… entre autres de soins palliatifs ! Comme j’anime aussi des formations « Arbre et conscience » au CRIE du Fourneau-Saint-Michel, nous poursuivons le partenariat en louant leurs locaux, précaution utile en Belgique, même lorsqu’on a l’ambition de travailler en pleine nature. »

Mieux appréhender ce qu'est mourir au contact de la nature

« La philosophie de la formation que nous proposons aux soignants, précise Cécile Bolly, est simplement d’être dans la nature, en contact avec le vivant et avec tout ce que la nature offre comme métaphores et comme symboles. La nature invite ou même oblige à être entièrement présent pour profiter pleinement de ce qu’elle nous offre, ce qui nécessite une attitude particulière d’écoute et de disponibilité. En étant accompagné dans ce qu’il perçoit dans la nature grâce à sa sensibilité, chacun développe alors une attitude de présence qui peut être transférée à la relation avec les patients. Cet apprentissage se fait dans une ambiance de grand respect mutuel, où chacun s’engage à participer aux exercices, à apprivoiser le silence dans des temps de méditation assise ou marchée, à se remettre en question, à partager ce qu’il découvre. La démarche d’ouverture nécessaire se fait par exemple par un atelier d’écriture, par une cérémonie du thé ou encore en utilisant des liens végétaux : m’appuyant sur mes connaissances en vannerie, j’aime que les soignants tissent des liens pour se relier les uns aux autres… Quand on travaille la ronce, par exemple, il faut d’abord la fendre et avant cela, enlever les épines, en utilisant le dos d’un couteau et en étant délicat. Si certains participants prennent la lame pour aller plus vite, il ne leur reste alors, quand ils ont terminé, que des lambeaux de ronce… Au contraire, le travail à l’aide du dos du couteau laisse l’écorce de la ronce entière de la ronce et elle devient ainsi un lien très solide. Les paniers en paille de seigle et ronce, utilisés pour faire lever le pain, sont ainsi d’une très grande solidité. Et ainsi en va-t-il aussi de l’être humain : attaquer, symboliquement parlant, ses défauts avec la lame ne donnera que des lambeaux alors que l’aider délicatement à se transformer permettra de créer des liens solides… La nature est très riche d’images et de symboles qui permettent de comprendre des choses qu’on n’aurait pas comprises autrement. Elle permet ainsi de guérir les humains en les inspirant dans leur cheminement intérieur. Nous ne souhaitons pas réserver l’apprentissage d’une telle écoute profonde à des soignants en soins palliatifs, parce que dans tous les services, les soignants peuvent être amenés à côtoyer des gens en fin de vie qu’ils voudront accompagner… Nous accueillons donc les soignants et bénévoles, qui souhaitent développer cette attitude d’ouverture et de sérénité qui permet d’aider les patients à traverser les moments difficiles. Toute la symbolique présente dans la nature permet aussi aux soignants d’apprendre à apprivoiser le silence. Car ce qui  aide un patient qui est en fin de vie ou qui souhaite parler de sa fin de vie, ce n’est pas qu’on lui parle sans cesse d’une chose et l’autre ou qu’on essaie de le rassurer.  C’est au contraire qu’il puisse ressentir une présence paisible et bienveillante, à ses côtés, qui témoigne encore de sa valeur d’humain. Même s’il est en fin de vie…

Dans la formation (qui est soutenue par la Fondation Roi Baudouin),  des temps particuliers sont prévus afin d’aider les soignants à transférer ce qu’ils ont appris dans leur pratique professionnelle. Et un peu de temps sépare chaque journée pour qu’ils puissent le mettre en ?uvre, la journée suivante incluant un retour sur ce qui s’est passé pour eux, avant de repartir dans de nouveaux exercices et de nouveaux apprentissages… »

Ce qu'on nomme la "fin de vie"…

« La Belgique, explique Cécile Bolly, qui a été pionnière en Europe pour les soins palliatifs, à domicile en particulier, donne à un patient en fin de vie qui désire rester chez lui la possibilité de différentes aides : une équipe de « seconde ligne » – comprenant infirmière, psychologue, etc. – peut venir à domicile et un matériel très spécifique peut être prêté, des visites de médecins, infirmiers et kinésithérapeutes sont également prévues… Tout cela gratuitement ! Dans les équipes de seconde ligne, les soignants sont spécialisés en matière de soins palliatifs, ce qui n’est pas toujours le cas des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières de première ligne qui manquent parfois d’habitude de la fin de vie. D’où l’intérêt de travailler ensemble mais aussi de continuer à former tous ceux qui seront en présence de patients qui vont mourir, en leur apprenant à ne pas « se sauver » y compris par des phrases qui clôtureraient davantage le dialogue qu’elles ne l’ouvriraient… L’idée de notre formation est donc de les aider à dialoguer, à oser parler avec les patients de la vie et de la mort. Car là où l’on croit parler de la mort, c’est en fait de la vie qu’il s’agit !

C’est une vérité que nous mettons souvent en évidence : quand un patient envisage qu’il va bientôt mourir, c’est toujours sa propre vie qu’il désire raconter, toutes les valeurs qu’il a incarnées, tout ce qu’il a vécu de marquant. Il en parle avec d’autant plus d’urgence qu’il en sent l’échéance prochaine. Mais ce qu’il vit génère aussi beaucoup d’émotions, que craignent parfois les soignants. A l’occasion de cours à des étudiants en médecine à l’université de Louvain, je leur propose d’aller chez des patients en fin de vie en étant accompagnés d’un professionnel, pour qu’ils vivent par eux-mêmes cette expérience. Ils redoutent évidemment l’intensité des émotions qu’ils imaginent devoir affronter, mais reviennent toujours avec le sentiment d’avoir vécu une des plus belles expériences de leur formation ! Car c’est bien de la profondeur et de l’intensité de la vie qu’il s’agit, plutôt que d’un dialogue centré sur la tristesse ou le désespoir. La difficulté est évidemment d’oser être là et d’y rester, car la présence d’un patient en fin de vie nous renvoie immanquablement à notre propre mort, à notre propre histoire… C’est bien cela que chaque soignant peut travailler – j’ai envie de dire « doit » travailler – afin d’être complètement disponible à l’autre. Sans quoi il est encombré par ses propres difficultés, projette des attentes ou des peurs sur l’autre, réagit comme il voudrait que d’autres réagissent pour lui-même et oublie que le patient est forcément quelqu’un de différent. Par l’espace qu’ouvre la nature et par la dimension très particulière du temps et de la temporalité en forêt, il est très intéressant d’oser y aborder la question de la mort. Elle est omniprésente dans la forêt et au fil des saisons, elle donne naissance à la vie ! Et l’intitulé de notre formation est bien « l’arbre mort donne la vie » car quand un arbre meurt en forêt, il est source de vie pour de nombreux animaux, comme dans n’importe lequel de nos jardins d’ailleurs… »

Admettre la mort pour préserver la vie

« L’idée de conserver un arbre mort en forêt est très récente, admet Cécile Bolly. Naguère, on les coupait pour les évacuer. Or une faune spécifique ne vit que sur le bois mort. L’enlever, c’est donc diminuer la biodiversité… On peut faire un parallèle avec l’être humain : refuser de parler de sa mort, l’évacuer, c’est empêcher de donner vie à de nombreux éléments de son histoire, à la diversité de ses expériences, de ses désirs, de ses projets. C’est se priver d’une profonde richesse humaine que de ne pas accepter de parler de la mort. Et souvent, malheureusement, les patients aimeraient en parler mais ne trouvent personne qui accepte de le faire avec eux. On leur promet de nouveaux traitements, on leur fait de vaines promesses de survie et ils se retrouvent isolés face à leur mort plutôt que d’être accompagnés, jusqu’au moment du passage. C’est très souvent la difficulté d’accueillir les émotions qui empêche les soignants de proposer un accompagnement adéquat. C’est également ce qu’on a fait très longtemps (et parfois encore maintenant) avec les enfants, en leur disant « ne pleure pas » ou « ne te mets pas en colère, ce n’est pas beau !« , ce qui revient à les priver et à nous priver de ce que leur émotion cherche à exprimer, à faire comprendre.

Je pense profondément que toute une part de l’apprentissage dont les soignants ont besoin n’est pas seulement d’ordre technique, mais surtout d’ordre psychique et relationnel, d’ordre intérieur et spirituel. C’est une présence qui doit être travaillée, et cette présence-là gagne à être expérimentée dans la nature où, même immobile et silencieux, on reçoit en permanence d’innombrables signes auxquels nous pouvons nous rendre attentifs, nous rendre présents ; une sorte d’apprivoisement, dans le non-faire, qui nous rend témoins, qui nous force à écouter. Même s’il n’y a que le silence à écouter, au moins l’aurons-nous entendu ensemble. La profondeur de ce qui nous est donné à vivre dans la nature n’est évidemment pas l’apanage de la mort. Je pense en particulier aux rituels qu’on peut proposer à toutes sortes d’occasion, y compris la préparation à la naissance, comme le fait une de mes filles, qui s’est formée aux éco-rituels. Cela nous aide d’ailleurs à comprendre que nous sommes nous-mêmes la nature, que nous n’en sommes pas séparés. Nous pourrions donc très bien installer notre formation dans un grand jardin, ou dans un coin de verger… L’essentiel est que nous retrouvions une vraie collaboration avec la nature plutôt que de chercher à la maîtriser. Et que nous découvrions qu’elle peut nous guérir, en profondeur.  Nous sentir tenus de sauver la nature, du réchauffement climatique notamment, c’est avant tout admettre l’idée que la nature nous sauve. A la condition que nous soyons disponibles, évidemment.

« Il faut sauver les condors, a dit l’ornithologue Ian MacMillan, non pas seulement parce que nous avons besoin des condors, mais parce que nous avons besoin de développer les qualités humaines nécessaires pour les sauver, car ce sont ces qualités-là dont nous aurons besoin pour nous sauver nous-mêmes.« 

Mourir n'est pas un échec !

« Lors de nos activités, poursuit Cécile Bolly, nous sommes également attentifs à favoriser ce qui nous aide à prendre soin de nous. C’est par exemple le cas de notre nutrition (dont la médecine s’occupe jusqu’à présent très peu). Il peut par exemple s’agir de proposer une nourriture végétarienne lors d’une journée, afin que chacun réfléchisse au contenu de son assiette. Ou bien aborder la dimension symbolique de la nourriture. J’aime commencer un repas par un rituel zen qui consiste à manger les trois premières bouchées en se reliant à une dimension chaque fois particulière de la nourriture. On mastique la première bouchée dans la gratitude à témoigner envers ceux qui nous ont nourris. Depuis nos parents et nos éducateurs jusqu’aux agriculteurs qui ont cultivé pour nous, en passant par ceux qui ont construit les routes pour que les camions puissent arriver à nous, ceux qui ont construit les moteurs pour que les camions puissent rouler, etc. La deuxième bouchée est mangée avec la conscience que c’est à nous maintenant qu’il incombe d’être nourriture pour le monde – pas juste donner à manger, mais être nourriture par notre manière de vivre, de partager, d’être soucieux des autres. La troisième bouchée, enfin, doit nous rappeler qu’elle est peut-être la dernière et que, si c’est le cas, ce que nous avons encore à vivre doit être vécu pleinement. Il peut paraître bizarre de penser, chaque jour, que nous allons mourir mais c’est justement ce qui nous met du côté de la vie. Cela n’a absolument rien de morbide… Se rappeler que nous allons mourir, c’est se rappeler de vivre l’essentiel.

La crise de la Covid-19 nous a montré à quel point nous avons cherché à maintenir, à tout prix, la vie biologique de personnes très âgées, en oubliant leur vie psychique. Si la mort est encore parfois vécue comme un échec par la médecine, elle reste aussi un tabou pour l’ensemble de la société, qui intime en permanence à ses membres d’être performants. Si quelqu’un de votre famille vient à mourir, vous disposez de trois jours d’arrêt pour le deuil, puis vous êtes priés de redevenir performant et d’arrêter d’embêter les autres avec le chagrin qui est le vôtre. Notre vie sociale nous force à repousser la mort au lieu de nous rappeler qu’elle est bien là, que nous mourrons un jour, et que, dans le temps qui nous est donné, nous pouvons accomplir ce qui est essentiel à nos yeux, rendre la terre de plus en plus belle… Se rappeler que c’est peut-être la dernière bouchée que nous avalons est donc un acte symbolique qui nous amène à penser aux choses qui ont vraiment de l’importance et à ne pas perdre notre journée… »

Souffrance éthique

« Je ne travaille pratiquement plus en tant que médecin généraliste, dit encore Cécile Bolly, mais davantage comme psychothérapeute, d’une part, et comme formatrice en éthique, de l’autre. De nombreux soignants, durant cette longue épidémie, ont été placés dans l’obligation de transgresser, de piétiner leurs propres valeurs. C’est ce qu’on appelle la « souffrance éthique », c’est-à-dire le fait de ne pas pouvoir agir en cohérence avec les valeurs fondamentales qu’ils veulent défendre. Les soignants qui travaillent en maisons de repos aiment les personnes âgées, veulent les soigner dans la proximité et leur donner de la chaleur humaine. Or, d’un seul coup, ils n’ont plus pu les toucher et les prendre dans leurs bras ! Sous la contrainte de nouvelles règles, ils ont subitement dû travailler en complète opposition avec leurs propres valeurs et faire l’inverse de ce qu’ils aiment faire, ce qui a généré énormément de souffrances… Avec le centre Ressort, nous sommes les témoins de nombreuses situations dramatiques, au sein des maisons de repos, que nous cherchons à apaiser. Cette épidémie est l’occasion de mieux comprendre et mettre en ?uvre une démarche éthique dans le soin. Parfois, elle nécessite d’ailleurs de dire non, de désobéir par exemple pour rappeler que la vie biologique n’est pas seule en cause. Autre chose se joue à chaque instant : la déshérence par rapport à un idéal, par rapport au choix d’une profession, par rapport à celui ou celle qu’on devient. S’il n’est pas possible de garder un lien fort avec les valeurs qui nous animent, cela induit une perte totale de sens et ce constat est sans doute valable pour l’ensemble de nos concitoyens. C’est sans doute pour cela qu’il y a tant de burn-out actuellement… Mais je pense que ceux qui passent par un burn-out sont encore suffisamment bien pour dire stop : je n’irai pas plus loin, sinon je meurs ! Ce qui parle ainsi en eux, c’est leur être profond, qui a la clairvoyance, la sensibilité pour leur dire de ne pas aller plus loin dans cette voie-là. Beaucoup d’autres, hélas, paraissent encore vivants mais sont morts à l’intérieur pour être toujours à même d’accepter la loi que dictent aujourd’hui certaines entreprises…

Il y a déjà un certain nombre d’années, j’ai eu la chance de rencontrer un pédagogue médical canadien nomme George Bordage qui, à la fin de sa carrière, résumait à ceci ce qu’il avait encore à nous dire : « creusez un sillon, choisissez-en un et creusez-le, vous découvrirez le monde entier ! » Moi, j’ai choisi l’éthique, surtout pour les soignants, même si beaucoup de demandes ont également émané du monde enseignant. Et dans l’éthique, ce qui me passionne, c’est entre autres de réaliser des outils que les soignants peuvent utiliser pour éveiller l’éthicien qui dort en eux… Il est sûr que les outils que nous mettons au point au centre Ressort pourraient convenir à l’ensemble de la société. Et une profession particulièrement méprisée, Nature & Progrès ne me contredira pas, dans l’éthique qui est la sienne, est sans doute celle d’agriculteur. Comment travailler encore pour l’agro-industrie en prétendant défendre une éthique ? Qui comprend aujourd’hui l’immense détresse que cela génère ? »

Plus d’informations sur les formations : www.ressort.hers.be

(1) Dans les pages de Valériane n°72, Benjamin Stassen attirait déjà notre attention sur La Magie des Arbres, paru aux éditions Weyrich, en 2008. Plus récemment, on citera également L’arbre qui est en moi, également paru aux éditions Weyrich, en 2018…

Réseau RADiS, de la solidarité au cœur de la construction de filières bio et locales

Voici tout juste un an que le Réseau RADiS a vu le jour. Cette initiative portée par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys a pour objectif d’encourager le développement de l’agriculture biologique et solidaire en région dinantaise. La participation est au cœur de ce projet très ambitieux. Levons le voile sur les premiers travaux du groupe « alimentation solidaire ».

Par Sylvie La Spina

Introduction

Le groupe thématique « alimentation solidaire » est constitué d’une trentaine de personnes : citoyens, producteurs et structures sociales actives dans la région dinantaise. Son ambition ? Assurer le caractère solidaire des filières mises en place dans le cadre du Réseau RADiS. La construction des filières alimentaires repose en général sur des critères techniques et économiques. La volonté de notre Réseau est d’assurer également la prise en compte sociale, pour une alimentation bio et locale accessible pour tous.

Dès début de cette année, afin de co-construire des bases de travail solides, le groupe « alimentation solidaire » s’est lancé dans la définition de ses bases de travail. Ces travaux préliminaires indispensables visent à s’accorder sur ce que les participants entendent par alimentation de qualité, solidarité, et à définir ce qu’ils souhaitent mettre en place, et comment. Voici le fruit de ces échanges.

Une alimentation de qualité accessible pour tous

Qu’est-ce qu’une alimentation de qualité ? Grâce à la construction participative d’un nuage de mots, nous avons souligné les besoins fondamentaux auxquels l’alimentation devrait répondre : des besoins nutritionnels – santé -, sociaux – partager un repas -, hédoniques – le plaisir de manger -, idéologiques – exprimer ses convictions, le bio et le local, par exemple – et culturels. Les facteurs qui peuvent limiter l’accès à cette alimentation ont aussi été identifiés. On pense en premier à l’argent – le prix – mais il s’agit aussi de tout ce qui est nécessaire pour faire ses courses, cuisiner, jardiner… Par exemple, le temps disponible, la capacité physique – santé -, l’estime de soi – motivation -, le savoir-faire – compétences, connaissances -, les infrastructures – cuisine, espaces de stockage, jardin… -, la mobilité ou encore l’accès à l’information – où trouver les produits bio et locaux que je recherche.

A travers un jeu de rôle, les participants du groupe se sont mis dans la peau de différents profils de personnes en situation fragile – famille monoparentale, pensionné isolé, étudiant, chômeur de longue durée… – et ont testé différents types de solutions – colis alimentaires, épicerie sociale, jardins partagés, création d’emploi… La conclusion de cet exercice fut la suivante : il existe une diversité de situations et aucune solution n’est universelle ! Cette complexité doit être prise en compte dans les travaux du groupe.

Mais qu’est-ce que la précarité ? Définie comme l’incertitude, pour une personne, de conserver ou de récupérer une situation acceptable dans un avenir proche, cette précarité peut prendre différentes formes : financière, sociale – isolement, exclusion… -, médicale – difficulté d’accès aux soins de santé… -, technologique – zones blanches… -, énergétique, liée à la mobilité… Pour la définition du terme « solidarité », par contre, le nuage de mots fut très explicite, avec une mise en avant de l’entraide, du soutien, de la coopération, du partage, de l’égalité, ensemble… La solidarité va donc bien plus loin que la question financière, il s’agit aussi de donner de la confiance et de l’estime de soi à des personnes vivant des moments de vie difficiles.

Des critères pour des actions solidaires

Une fois ces concepts posés, le groupe a travaillé sur la définition de critères permettant d’évaluer des pistes d’actions solidaires. Grâce à ces critères, il est alors possible de se positionner ensemble sur les idées d’actions, grâce à des valeurs communes. Sept critères ont ainsi été définis.

Les trois premiers permettent de qualifier la qualité sociale de l’action. Le caractère participatif – par opposition à une action paternaliste et « infantilisante » – assure l’implication des personnes dans la définition même et la mise en place des actions. Ne travaillons pas hors-sol ! A travers cette participation, on peut augmenter les chances d’obtenir une cohérence des actions et leur utilisation par les personnes fragiles. Le caractère inclusif – par opposition à tout ce qui est discriminant et stigmatisant – assure l’accès pour tous aux actions, assure que tous les publics puissent préalablement se sentir concernés. Enfin, le critère « renforcer l’autonomie » – par opposition à assistanat et palliatif – propose que les actions donnent toutes les clés pour retrouver confiance et estime de soi, et se sentir capable de se reprendre en mains.

Les critères suivants sont relatifs à l’impact – notamment en termes de nombre de personnes impliquées et de leurs diversités de situations -, à la pérennité de l’initiative et de ses actions – par opposition aux accès à durée limitée – et, enfin, à la durabilité écologique, économique et sociale de l’action. Le septième critère enfin balise les idées, dans le cadre du Réseau RADiS, soit la construction de filières bio et solidaires sur le territoire d’action défini. Voici maintenant le groupe armé pour évaluer, nuancer et valider des idées d’actions solidaires.

Quelle participation des personnes fragiles ?

Lors de cette même réunion, la question de la participation des publics fragiles a été soulevée. Allons-nous les inviter aux travaux de notre groupe thématique, à nos réunions ? Pourrons-nous assurer cette mixité, sommes-nous capables de travailler en direct avec des personnes en situation précaire ? Ne se sentant pas compétents pour gérer une telle mixité et ses difficultés potentielles, les participants du groupe ont opté pour une représentation indirecte des publics-cibles, notamment via les acteurs sociaux du territoire. Ces derniers travaillent au quotidien avec les personnes concernées, et peuvent donner un avis éclairé sur les idées d’action et, en parallèle, impliquer leurs publics dans le Réseau RADiS. Certains de ces acteurs ont même rejoint le groupe, dès son démarrage, avec une motivation enthousiasmante.

Mais qui est donc notre public-cible ? Allons-nous nous focaliser sur certaines formes de précarité ? Le groupe préfère rester très ouvert et agir avec le plus grand nombre, tout en ayant une attention particulière pour différents publics. En fonction de leurs affinités, les citoyens et les producteurs ont identifié des publics pour lesquels ils peuvent porter une attention particulière. Béatrice, productrice de fraises, choisit entre autres les personnes handicapées, ayant une expérience familiale, Jean, maraîcher, choisit également les personnes pensionnées, étant souvent en contact avec elles, Olivier, représentant les Îles de Paix, choisit aussi entre autres les personnes réfugiées et les jeunes…

Le témoignage d’Aliz, notre stagiaire

Aliz, stagiaire du Réseau RADiS entre avril et juillet, a identifié et contacté les quelques deux cent cinquante acteurs sociaux actifs sur le territoire dinantais. Grâce à de nombreux contacts et à des interviews, elle a pu réaliser un diagnostic social du territoire, et motiver de nombreux acteurs à rejoindre la dynamique du Réseau.

« Les entretiens que j’ai eu l’occasion de réaliser m’ont permis de mieux comprendre le contexte territorial et social dans lequel s’inscrit le réseau RADiS et de me rendre compte de certaines réalités sur un territoire assez contrasté.

Pour commencer, les acteurs et actrices semblent s’accorder sur le fait qu’il est essentiel de travailler sur l’alimentation car « […] c’est la base, tout le monde mange et cela a beaucoup d’implications dans tous les aspects de la vie (travail, environnement, …) » – Delphine Claes, directrice du CPAS de Dinant. L’alimentation est donc une thématique qui revient dans beaucoup de projets. Mais c’est également un sujet à traiter avec beaucoup de délicatesse car « Le rapport à la nourriture c’est de l’intime […] » – Virginie Want directrice de l’AMO Globul’in, service d’Action aux jeunes en Milieu Ouvert. S’intéresser à l’alimentation d’une personne c’est donc toucher à sa vie intime, c’est rentrer chez elle.

Tous les entretiens se rejoignent également sur le fait que la mobilité est un enjeu important pour le territoire rural sur lequel est implanté le réseau RADiS. Un enjeu qui, lui aussi, influencera de nombreux aspects de la vie quotidienne en limitant l’accès à de nombreux services pour certaines personnes : «[…] pour tous les projets c’est vraiment quelque chose de très important, on ne peut pas penser un projet sans penser mobilité sinon forcément on exclut toute une partie de la population » – Monique Couillard-De Smedt, membre du groupe local Pays des Vallées d’ATD Quart Monde Wallonie-Bruxelles. Bien conscientes de ce problème, les communes ont développé des solutions pour renforcer la mobilité, en se reposant notamment sur des services d’aides bénévoles. Cependant, des difficultés persistent : « Il faut se préparer 48h à l’avance, il faut pouvoir sortir les sous, il faut qu’il y ait un bénévole disponible et puis pas le soir, pas le week-end, et puis pour certains, les raisons sont bien définies » – Monique Couillard-De Smedt.

Plusieurs structures ont également souligné l’intérêt de créer des lieux conviviaux d’échange et de partage « […] ils viennent surtout pour la compagnie, il s’agit surtout d’un lieu de rencontre, ce sont beaucoup des gens qui souffrent de la solitude » – Thérèse de Biourge, bénévole au Bar à Soupe de Dinant. Mais ils ont également fait remarquer l’importance de redonner confiance aux personnes en montrant qu’elles sont capables : « […] quand tu vis la honte dans tout ton milieu depuis l’enfance, tu as intégré que t’es nul et coupable. Donc il faut que les personnes exclues puissent changer leur propre vision des choses et il faut faire changer la vision des autres. Parce qu’à partir du moment où ceux-ci se disent « ce ne sont pas des nuls, ce sont des gens intéressants qui peuvent donner beaucoup à la société », il y a plein de possibilités qui s’ouvrent » – Monique Couillard-De Smedt.

Pour finir, la solidarité concerne tout un chacun et elle devrait, dans l’idéal, aller dans les deux sens : « […] que tout le monde soit sur le même pied. On le fait ensemble pour tout le monde, par tous pour tous » – Sandrine De Vreese, coordinatrice de la cellule de Dinant de l’asbl Article 27. Le réseau a donc choisi de travailler avec le plus grand nombre de personnes et de réalités différentes tout en portant une attention particulière aux plus fragiles car comme le souligne Monique Couillard-De Smedt : « Quand tu veilles à ce que ceux qui ont le plus de difficultés aient leur place, c’est tout à fait possible que les autres l’aient aussi, tandis que le contraire n’est pas vrai. »

Néanmoins, le travail en direct avec certaines personnes en difficulté n’est pas toujours facile et demande certaines compétences spécifiques en termes de techniques d’animation : « l’animation ça va, mais pas de trop, il y a plein de mots qu’il ne faut pas dire, leur demander leur avis ça ils aiment bien, ça fonctionne… » – Christine Longrée, administratrice déléguée et responsable pédagogique de l’asbl Dominos LA FONTAINE. C’est pourquoi le réseau a opté dans un premier temps pour une participation indirecte en passant par les structures sociales sur les six communes. »

Tous ces éléments sont – ou devront – être pris en compte lors de la définition des actions par le groupe thématique « alimentation solidaire » afin que ces dernières correspondent au maximum aux situations vécues au sein du territoire. Et comme l’explique Christine Longrée, « C’est peut-être l’occasion, c’est une innovation ce réseau RADiS qui se met en place, de trouver des moyens pour pouvoir créer du plaisir dans le travail et d’avoir une approche différente. »

Première définition des actions du groupe

Les idées d’actions furent définies lors de la troisième réunion du groupe « alimentation solidaire », début juin. Elles sont pour le moment au nombre de trois. Dans le cadre du développement de la filière fruits et légumes bio, le groupe a choisi de travailler sur l’accueil social à la ferme. Ce concept vise à permettre à des personnes en situation difficile de passer du temps en ferme, en compagnie d’un producteur, pour changer d’air, découvrir autre chose, se ressourcer au contact des cultures et des animaux, découvrir et partager le quotidien et les travaux du producteur, échanger avec lui… Une structure sociale partenaire est impliquée pour assurer le bon fonctionnement de cet accueil.

Pour la filière céréales alimentaire bio, l’idée d’un four à pain mobile a soulevé l’enthousiasme de chacun. En plus d’être un outil de sensibilisation à la bonne farine – notamment notre future farine bio et locale des producteurs du Réseau RADiS, dès cet automne – et à la fabrication du pain, le four à pain mobile va à la rencontre des personnes et joue le rôle de créateur de liens. Un outil similaire, mis en place par le GAL Jesuishesbignon, est source d’inspiration… Et nous avons appris également qu’un four à pain mobile en dormance est présent sur le territoire !

Enfin, afin de renforcer les liens entre producteurs et citoyens, il a été décidé d’améliorer le référencement des producteurs bio du territoire et d’en assurer une bonne diffusion, afin que chacun puisse rentrer en contact avec eux et échanger sur leur travail et leurs productions… A suivre !

Pour aller plus loin…
https://www.reseau-radis.be/accueil/les-groupes-thematiques/alimentation-solidaire/