Citoyenneté alimentaire : un monde meilleur !

Bien sûr, il est toujours loisible, même en bio, de manger en dépit du bon sens, d’outre-manger, de « mal manger » dans le mépris total de ce que recommande la faculté… Cependant, même si le consommateur intègre à son assiette les équilibres et l’hygiène indispensables à sa bonne santé, rien ne lui garantit que son alimentation remplisse tous les critères de la qualité optimale qu’il souhaite. En cause : des méthodes industrielles mues davantage par la logique du profit que par le souci de nourrir, au mieux de leurs possibilités, l’humain qui a placé en elles sa confiance…

Par Dominique Parizel

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Introduction

Mais pourquoi les normes savamment mises en place pour l’agro-industrie ne servent-elles jamais de manière prioritaire à la fabrication de denrées de qualité ? Tout simplement parce que l’usine à bouffe est avant tout une machine à fabriquer de l’argent. Toute forme de qualité, tout coût excédentaire au-delà de ce qu’exige simplement la norme en vigueur correspond forcément, à ses yeux, à une dépense inutile. La norme qui la guide n’a donc aucune utilité d’ordre qualitatif ou sanitaire ; elle fixe seulement le niveau de qualité suffisant pour que le consommateur rassuré par la publicité continue d’acheter massivement. Et pour que se remplissent ainsi les coffres-forts des mastodontes transnationaux qui sont à la manœuvre…

Que sait encore le consommateur de la qualité de ce qu'il mange ?

Toute publicité autour d’un produit alimentaire d’origine industrielle trompe délibérément le consommateur dans la mesure où elle cherche systématiquement à en faire une sorte d’ambroisie destinée à une clientèle d’exception, le parant pour ce faire de valeurs affectives et symboliques qui lui épargnent tout simplement d’évoquer sa véritable nature, sa véritable identité. Et d’avoir à risquer, par conséquent, des mensonges encore plus graves à son sujet… Aussi énorme soit la ficelle, elle marche interminablement, incroyablement. La publicité se mue ainsi en une providentielle mine d’or pour tous les annonceurs du monde et peu importe finalement la matérialité, la réalité de ce qu’on donne à ingérer aux clients : l’impact colossal du discours publicitaire – consommer plus pour être plus heureux ! – supplante, et de très loin, la médiocrité nutritionnelle du produit. Ainsi la « marque de soda la plus célèbre au monde » prétend-elle faire sortir le Père Noël de sa manufacture à jouets dès que circulent de grands camions rouges garnis de guirlandes colorées. Sous d’autres cieux et en d’autres saisons, elle sublime la goutte de fraîcheur providentielle perlant sur ses petites bouteilles à taille de guêpe et qui serait tout aussi attirante que à la sueur tombant du muscle ambré d’un beau livreur… Elle nous fait aujourd’hui danser cocassement ou nous destine, en un seul clip, tout l’art du monde pourvu qu’on y repère sa marque d’universelle panacée, à l’image du Sirop Typhon de l’ancien et prophétique succès de Richard Anthony, quelque part autour de 1969… Elle évite ainsi tout questionnement superflu sur la composition du liquide noirâtre dont elle pollue le monde et fait passer pour un sommet de qualité gustative ce qui n’est au fond qu’un vieux remède archi-édulcoré de rebouteux d’arrière-boutique. Le monde entier prend des vessies pour des lanternes mais c’est exactement le but recherché dès lors que l’idéologie publicitaire relègue aux oubliettes tout souci d’ordre alimentaire. Qu’une pandémie d’obésité soit à la clé, cet universel pourvoyeur de bonheur et de respect n’en a cure : le marchand d’armes n’est jamais responsable des carnages que provoquent ses fusils mais seuls ceux et celles qui en pressent la gâchette… Ou qui dégoupillent la canette !

Parfois conscient qu’on le manipule à outrance, le consommateur certes s’organise mais ses « organisations de consommateurs », ne pouvant agir qu’à la marge d’un système globalement vicieux, n’en corrigent jamais que l’un ou l’autre os qu’on leur laisse fort opportunément à ronger…

Nos repas quotidiens ne peuvent plus nous mentir

La grande distribution n’est pas épargnée par cette logique. Sa puissance logistique et l’omniprésence de sa communication semblent d’insurpassables promesses de notoriété pour n’importe quel produit qu’elle consent à diffuser. Son organisation complexe s’applique principalement à des denrées « chosifiées » dont on emplit à ras bord les caddies : emballages en tous genres dont on peut comparer la taille, le prix et la durée de vie, voire un certain niveau qualitatif à condition qu’ils se plient à une batterie de critères que personne ne comprend et dont tout le monde, d’ailleurs, se fiche éperdument… La confiance qu’on fait à la grande distribution est à la mesure de l’esbrouffe qu’elle jette à la tête du chaland mais, plus le temps passe, plus le maquillage du vieux clown se fissure et plus ce qui semblait magique se banalise. L’artifice – et même une certaine mocheté du quotidien – sautent soudain aux yeux de tous…

Que s’est-il passé ? Être touché par la grâce de la grande distribution a un coût qui se répercute souvent sur la production, qu’elle écrase sous son incurable obsession d’écraser les prix ! Son organisation, complexe et onéreuse, requiert volumes, délais et marges budgétaires non négligeables… Comme le « noir soda du bonheur » que nous évoquions ci-avant, elle exhibe toujours plus d’images de marques et toujours moins de qualités intrinsèques. Quand le consommateur se soucie de fraîcheur et de proximité, elle ne répond que conservation et centrales d’achats. Et il devient trop évident qu’une grande mécanique aussi sophistiquée est inadaptée à nos besoins nouveaux. D’une universelle promesse de bonheur par l’outre-consommation, le consommateur moderne n’en veut plus. Il désire juste un peu de la confiance perdue. En parlant tranquillement avec le fermier et l’artisan de son coin…

Nos emplettes quotidiennes sont devenues incroyablement fastidieuses. Les paradis de la consommation, naguère si riants, se sont mués en traquenards pour notre portefeuille car, si les coûts restent modiques, les sollicitations y sont sans limites. Notre intégrité mentale y est à tout instant menacée par une ingénierie commerciale dont nous ne tolérons plus d’être les dupes. Nous éprouvons un irrépressible besoin de vérité et les insupportables tours de passe-passe d’un marketing abuseur nous sautent aux yeux et nous harcèlent. Bien sûr, tous les produits n’y ont pas les mêmes budgets promotionnels pharaoniques que la boisson noire ci-devant évoquée. Mais tous cultivent la même et invraisemblable ambition de n’être qu’une référence standardisée, dûment formattée, individualisée puis exposée au regard d’un maximum d’acheteurs potentiels. Il faut être vu, être connu, être vendu ; il faut qu’à ce lot succède un autre lot, que gonfle inlassablement le chiffre d’affaires et qu’on produise ainsi à l’infini pour que ruissèlent des cascades d’or fin sur le consommateur grisé par ce tourbillon de boîtes, de canettes et de bidons… On l’aura compris : ce modèle consumériste ne nous correspond plus. Face à la succession des crises et aux limites physiques de notre monde, le vertige et l’ivresse ont vécu ! Nous voulons passer à autre chose. Revenir dans la réalité…

La qualité, et rien d'autre

Nous sommes ce que nous mangeons ! Nous exigeons donc logiquement de pouvoir disposer de la certitude que ce que nous mangeons est bon, selon des critères qui nous appartiennent et qui ne peuvent nous être imposés contre notre gré. Rien de plus, rien de moins. Il s’agit, à nos yeux, d’un droit inaliénable de la personne et nul ne doit disposer du pouvoir de nous ôter ce droit ou de le rendre inapplicable. Mais un besoin, un désir si puissant est également contraignant car il impose à chacun d’entre nous, pour continuer de le revendiquer, de se comporter en citoyen responsable plutôt qu’en consommateur passif qui accepte sans ciller les pratiques contestables de ses fournisseurs industriels. Mais sans doute nombre d’entre nous le font-ils parce qu’ils sont objectivement forcés de se fournir, près de chez eux, à très bas prix, les inégalités croissantes constituant un levier toujours plus important dont joue habilement une partie en développement constant de la grande distribution ? Les « épiceries sociales » elles-mêmes – dont chacun s’accorde évidemment à louer l’action généreuse – ne peuvent d’ailleurs exister que par les surplus abondants de denrées industrielles. Mais peut-on s’accommoder aussi aisément d’un système alimentaire générant la charité pour les dépossédés, en même temps que l’iniquité qui les dépossède ? Sans qu’il s’agisse d’une question foncièrement différente de celle que nous traitons ici, ce grave problème est trop vaste pour être développé plus avant. Précisons toutefois que Nature & Progrès s’efforce – notamment grâce à la mise en place du Réseau RADiS – d’ébaucher des réponses à cette terrible question, en tablant davantage sur une redynamisation locale du « capital social »…

La capacité du citoyen à revendiquer une alimentation de qualité passe immanquablement par un « retour aux sources », une redécouverte du monde de la production et de la transformation, une considération nouvelle à l’égard du monde agricole qui dépasse de très loin l’agro-tourisme ou la ferme didactique… Il ne s’agit pas seulement, non plus, d’une simple « revalorisation » de pratiques professionnelles mais, bien plus, qu’une compréhension profonde et partagée, entre producteurs et consommateurs, des réalités incontournables qui permettent l’obtention et la transformation adéquate de produits agricoles optimaux : respect de la terre et des animaux, conditions de fonctionnement des fermes, transparence des méthodes, etc. Mais cette compréhension touche surtout au respect humain que se doivent les uns et les autres, rien n’étant jamais envisageable sans ouverture et sans confiance, sans acceptation surtout d’un « juste prix » qui ne leurre pas le consommateur mais qui rémunère aussi le producteur de manière équitable, à l’égal de n’importe quel travailleur au sein de notre société. Ce cadre général de reconnaissance est le sens même de la « charte éthique », mise en place par Nature & Progrès, qui intervient en complément de la certification bio classique. Elle s’appuie sur un Système Participatif de Garantie (SPG) – qui associe producteurs, consommateurs et professionnels de l’association – dont le but est d’offrir, aux producteurs, un encadrement dans les domaines où une marge de progression est identifiée d’un commun accord…

Enfin, le couplage, au sein même de l’association, de cette charte éthique avec une démarche globale de « Citoyenneté active » – on dit plus usuellement d' »Education permanente » – est de nature à renforcer la prise de conscience – et de confiance ! – des différents publics concernés avec le contenu de leurs assiettes. Si certaines formes de « citoyenneté passive » peuvent sans doute être déplorées dans d’autres matières qu’investit l' »Education permanente », gageons que la rupture, dans le cadre du système alimentaire qui est le nôtre, avec l’agriculture industrielle productiviste et la grande distribution classique est déjà, à l’heure qu’il est, un gage important d’activité citoyenne. Le cadre global d’approvisionnement que Nature & Progrès s’efforce de définir et de mettre en place rencontre ainsi pleinement la demande croissante de ceux que nous éviterons désormais de qualifier de simples « consommateurs » d’une nouvelle forme de citoyenneté alimentaire.

Citoyenneté alimentaire ?

La pleine conscience de ce que nous ingérons quotidiennement fait de nous des gens meilleurs, moins inquiets et certainement, par conséquent, moins malades et plus heureux. Cette pleine conscience ne peut cependant s’envisager que par le plein exercice de nos droits et devoirs de citoyens à l’égard des processus complexes qui nous nourrissent et des gens qui, dans ce cadre, travaillent à nous satisfaire. Rien à voir avec l’accumulation de « produits » dans un caddie, toujours suivie d’un passage à la caisse…

Au système traditionnel « produits standardisés + marketing », nous cherchons aujourd’hui à substituer un système « producteurs (et transformateurs) responsables + citoyenneté active ». La connaissance approfondie de la réalité agricole et du travail de ses produits, couplée à une démarche citoyenne sur les dérives du système alimentaire actuel, permettra l’émergence de la citoyenneté alimentaire que nous appelons de nos vœux. Ce ne sera pas une révolution sanglante mais seulement la reprise en main du contenu des assiettes par celles et ceux qui finalement les mangent ! Quoi de plus simple et quoi de plus normal ? Quoi de plus élémentaire que d’exercer le droit de manger ce qui nous épanouit, plutôt que ce qui torture les corps et les inféodent à la grande finance transnationale ? Ce qui nous avilit, au fond, faute de nous convenir vraiment et qui nous empêche finalement d’être vraiment heureux… Evidemment, il y aurait, à cela, quelques menues conséquences « collatérales » car la citoyenneté alimentaire n’a aucun besoin de publicité, aucun besoin de marketing, aucun besoin des vaines promesses d’un monde meilleur… Car la citoyenneté alimentaire serait un monde meilleur !

Lutter contre la richesse et apprendre des situations de pauvreté

« Sensibiliser à des changements de comportement. » Pour enclencher la transition écologique, on continue majoritairement de penser qu’il faut transformer l’économie, consommer autrement, habiter autrement, produire autrement, manger autrement, s’habiller autrement… Bref, remplacer nos pratiques par d’autres pratiques moins émettrices de CO2. Mais la manière de consommer est-elle vraiment la question centrale ? Ne serait-ce pas plutôt le niveau de richesse ? Prenons la question par les deux bouts.

Par Guillaume Lohest

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Introduction

L’an passé, préparant une conférence-spectacle avec un ami, j’ai pris conscience d’une incroyable évidence. Une évidence parce qu’au fond nous l’avions toujours su, comme la plupart des gens sans doute. Mais incroyable tout de même : en observant les implacables graphiques que nous avions sous les yeux, nous avons eu envie de le hurler autour de nous…

Le seul critère déterminant

Hurler quoi ? Qu’être sensibilisé… ne réduit pas notre empreinte carbone. Qu’il n’y a qu’un seul critère vraiment décisif : le niveau de richesse. Plus on est riche, plus on émet. C’est aussi simple que cela. Les tonnes et les tonnes de discours, de réflexions, de prises de conscience, toute cette écologie ostentatoire bute sur une réalité implacable : j’ai beau avoir la conscience aussi verte qu’un feuillage de forêt tropicale, dans le monde tel qu’il fonctionne c’est la contenance de mon portefeuille ou de mon patrimoine qui préserve ou détériore le climat et la biodiversité. Point barre.

C’est ce qu’écrivait déjà Grégoire Wallenborn en 2007 à propos des consommations énergétiques des ménages : « généralement, les ménages les plus riches sont à la fois les plus sensibilisés aux problèmes environnementaux et ceux qui, globalement, entraînent le plus d’impacts négatifs sur l’environnement. Ce constat est cependant nuancé dans le cas où un investissement financier a pour conséquence une diminution des pressions environnementales. Nous pensons qu’une analyse d’autres secteurs de la consommation déboucherait sur des résultats analogues. Songeons au tourisme et aux loisirs, mais aussi à l’alimentation, à l’eau et aux déchets ménagers. (1) »

Même constat implacable chez Paul Ariès, en préambule à un ouvrage sur l’écologie et les milieux populaires : « Les centres de recherche, qu’ils soient publics ou privés, ne donnent pas exactement les mêmes chiffres, mais ils s’accordent tous cependant pour reconnaître que « ceux d’en bas » sont plus écolos que ceux d’en haut. Cette vérité est connue de tous les spécialistes, que ce soit ceux de l’ADEME, du ministère de l’écologie et du Développement durable, des ONG ou même ceux de l’OBCM (Observatoire du Bilan carbone des ménages), tous bien obligés d’admettre que « Les revenus les plus élevés affichent des bilans carbone globalement plus mauvais que la moyenne » et que les milieux populaires font donc mieux. (2) »

Petits gestes mais grands voyages

Jusqu’ici, on suit. La logique semble respectée : plus on a d’argent, plus on le dépense ou plus on l’investit, or rares sont les activités totalement neutres en émissions carbone ou en dégâts environnementaux. Pourtant, on continue d’avoir envie d’y croire. La consommation alternative, locale, de seconde main, tout cela existe, cela permet de réduire l’empreinte carbone, tout de même ! Oui mais, les données sont claires : dans l’extrême majorité des cas, cette consommation alternative, saine en soi, s’accompagne d’autres attitudes de consommation qui en relativisent l’impact, voire la rendent anodine. Une enquête du CREDOC, en 2018, détaille ce phénomène. « Si 88 % de la population estime que les consommateurs doivent prendre en charge les problèmes environnementaux, est-ce que les plus sensibles à l’écologie mettent le plus en pratique des gestes efficaces pour l’avenir de la planète ? Pour répondre à cette question, le CREDOC a confronté les représentations de la consommation durable par le biais d’une question ouverte, « Si je vous dis, consommation durable à quoi pensez-vous ?« , aux pratiques de consommation durable, de l’habitat à l’alimentation en passant par les transports. Les résultats sont sans appel : la richesse conduit les plus sensibles à l’écologie à des pratiques de mobilité qui ne peuvent pas être compensées, en termes d’empreinte écologique, par de « petits gestes » comme la consommation de produits bio, la réduction ou la suppression de la viande et l’achat de produits d’occasion. (3) »

Dit autrement : les personnes qui se disent sensibilisées à l’écologie sont, en moyenne, plus riches que les autres, prennent davantage l’avion, se déplacent plus loin, ont un style de vie beaucoup plus énergivore que les personnes aux revenus plus modestes, qui n’embrassent pas forcément un discours écolo mais dont l’empreinte carbone est inférieure. Chaque sensibilisé pourra certainement trouver, autour de lui, l’un ou l’autre contre-exemple pour se rassurer, il n’empêche que les constats sont là. La réalité n’a que faire de nos petits contre-exemples ou de notre désir d’être vertueux. Comme le dit, en substance, l’écrivain Jonathan Safran Foer, nos descendants ne se soucieront pas de savoir qui voulait lutter contre le changement climatique ou qui l’écrivait sur son compte Twitter – ou dans Valériane ! – mais qui l’a réellement fait ! L’ostentation écologique n’a donc aucun intérêt, et il est même vraisemblable qu’elle soit contre-productive quand elle s’érige, inconsciemment, en signe de distinction sociale. La seule chose qui compte, c’est si ça change quelque chose, ou pas. Et Foer met le doigt pile où ça peut nous faire très mal, nous les amateurs de seconde main et de cultures du monde : « le problème principal, c’est que ce qui serait bon pour le climat correspond souvent à ce qu’on aime faire. Ce n’est pas comme si on devait mettre moins de t-shirts rayés ou manger moins de brocolis. Si c’était tout ce qu’on avait à faire (il rit), le problème serait résolu depuis longtemps ! On doit manger moins de la nourriture qu’on aime. On doit voyager moins, ce qui pour les gens qui ont la chance de pouvoir voyager est vraiment une activité qui a de la valeur. Et à raison car voyager, ce n’est pas un plaisir vide et égoïste. C’est précieux d’avoir la possibilité de voir le monde et d’enrichir sa vision du monde. (4) »

Si nous étions des autruches, nous oserions affirmer qu’il est possible de voyager en bateau ! Qu’un autre tourisme est possible ! Soyons de bon compte : ils existent mais ils sont rares, ceux qui rejoignent Buenos Aires en bateau-stop ou Jérusalem à pied. La plupart de ceux qui y ont mis les pieds, écolos consciencieux compris, ont cherché le vol le moins cher possible. Le CREDOC est donc crédible quand il enfonce le clou : « Le cas du recours à l’avion est parlant. Si environ un tiers des Français a pris l’avion en 2018, ce sont ceux qui ont fait au moins un trajet en avion qui ont le plus déclaré limiter leur consommation de viande – 48% contre 41% – et qui ont le plus acheté de produits issus de l’agriculture biologique – 78% contre 67%. Même une action demandant plus d’investissement, comme la production d’électricité verte ou la souscription à un contrat d’électricité garantissant une part d’électricité verte, ne va pas de pair avec une réduction de l’impact de la mobilité. Ces contradictions peuvent en partie s’expliquer par un plus grand recours des plus diplômés à la voiture et à l’avion pour les loisirs, ce qui montre les limites de la conscience et de l’action individuelles. (5) »

Vers un seuil de richesse à ne pas dépasser ?

Avançons. Comment expliquer, si cela fait quinze ans au moins qu’on sait que ce qui pollue, c’est la richesse, qu’on continue à faire de la « sensibilisation » aux « changements de comportements » la pierre angulaire de la transition sociétale ? Nul complot là-dedans ! Cette écologie basée sur la substitution – le remplacement de consommations par des consommations similaires mais plus propres – est simplement celle dont s’accommodent le mieux toutes les structures et représentations qui tiennent notre société en place : non seulement l’économie capitaliste avec ses impératifs de croissance, bien sûr, mais aussi plus foncièrement notre attachement à la propriété privée, notre conception des libertés individuelles, nos habitudes, etc.

Comment faire autrement ? Quelle conclusion tirer de cette vérité implacable : la richesse pollue ? Cela tombe sous le sens, il faut lutter contre la richesse. C’est évident mais c’est dur à écrire et dur à penser car on craint alors de sembler prôner la pauvreté. Or ce n’est ni envisageable ni souhaitable. L’hypothèse simple qu’il nous faut plutôt faire, c’est que richesse et pauvreté, dans un monde fini, dans une société capitaliste, vont de pair. La lutte contre la pauvreté ne devrait-elle pas se doubler d’une lutte contre la richesse ? Qui osera proposer de fixer un seuil de richesse inacceptable ? Plusieurs politiciens s’y sont déjà cassé les dents car notre imaginaire culturel, depuis des siècles, reste ancré dans cette étrange idée que seule la perspective d’être plus riche fait progresser le monde et les gens. C’est ce fameux argument du « PDG » ou du chirurgien : pour attirer les meilleurs, il faudrait pouvoir offrir des salaires astronomiques. Et si on ne le fait pas, alors voici qu’on agite le spectre de la fuite des cerveaux. Peu importe au fond que cette croyance soit vraie ou fausse : on n’a pas le choix ! Si l’on veut être efficace en matière de lutte contre le changement climatique, il faut lutter contre la richesse. Fixer des limites, au-delà de la satisfaction des besoins essentiels évidemment, mais des limites tout de même. Un immense STOP qui aiderait la société à déployer des possibles en-dehors de ce corridor monétaire qui relie l’extrême pauvreté à l’extrême richesse.

Comment ? Les deux leviers collectifs classiques à notre disposition sont la fiscalité et la loi. Pour les actionner, pour en déterminer les modalités, il n’y a pas d’autre chemin que celui de la discussion et de la délibération démocratique.

Une écologie des milieux populaires ?

À côté de ce débat essentiel sur les limites à la richesse, on peut aussi se demander si les personnes en situation de pauvreté n’ont pas, de leur côté, des savoirs à diffuser, une culture à partager. Car si les milieux aisés « sensibilisés » n’enclenchent aucune transition de société, une autre mobilisation est peut-être possible. Non pas descendante, à partir du degré de sensibilisation, mais ascendante, à partir des pratiques culturelles des milieux populaires. Paul Ariès, par exemple, reste ainsi « convaincu que seule la mise en branle de toute la société peut éviter une catastrophe planétaire majeure, mais aucun bouleversement de cette ampleur n’est jamais possible sans faire du neuf avec du vieux, c’est-à-dire sans prendre appui sur un « déjà-là » que l’on ne perçoit même plus. Ce « déjà-là » à même de sauver la planète de la catastrophe, c’est la façon dont les milieux populaires ont appris à vivre avec peu ; et ceci, non pas depuis les politiques d’austérité qui frappent aujourd’hui l’Europe du Sud après avoir anéanti les pays du Sud, mais depuis des siècles et des siècles. (6) »

Le regard de Paul Ariès est enthousiasmant : il consiste à faire remarquer, comme il le dit d’une formule-choc, que « les pauvres ne sont pas des riches à qui il manque de l’argent« . Cela revient à dire qu’il y a de l’intelligence collective, des savoirs sociaux, des exemples à suivre dans la manière dont les populations les plus pauvres, dans le monde entier, s’adaptent, survivent et vivent avec une empreinte environnementale bien plus soutenable que celle de populations plus favorisées. Qu’il s’agit donc, plutôt que de prescrire des bons comportements à adopter, de se mettre à l’écoute de cette expertise des milieux précaires et populaires. Pour Paul Ariès, il y a une part de provocation dans cette invitation à changer de regard, mais une « provocation à penser dans la direction de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écologisme des pauvres, laquelle soutient que les milieux populaires (principalement du Sud) n’ont même pas besoin du mot « écologie » pour être beaucoup plus écolos que les riches, mais aussi que beaucoup d’écolos des pays opulents. (7) » Il existerait donc, selon les mots entendus dans la bouche d’un animateur d’ATD Quart-Monde, une « écologie invisible » qui peut être une source d’inspiration.

Mange d’abord, tu feras de l’écologie plus tard

À ce stade, j’ai un aveu à vous faire. Je ne sais comment conclure ces réflexions. Je regarde en face et je vous livre, sans paraphraser, les deux propositions relayées dans cet article : lutter contre la richesse et s’inspirer de l’ »écologie invisible » des populations pauvres. J’ai bien conscience de leur énormité, de leur manque de sérieux aux yeux des standards du débat public actuel sur l’écologie, et des sujets brûlants et délicats qu’ils traînent aux entournures. Par ailleurs, j’ai lu des critiques appuyées de l’ouvrage de Paul Ariès, lui reprochant une idéalisation, une essentialisation des milieux populaires. Du coup, après avoir fait résonner ces deux idées puissantes mais incertaines, je m’en vais clôturer ces paragraphes par un retour à la parole brute, avec des propos tenus lors d’un atelier « Pauvreté et écologie » à Rimouski, au Québec, animé par Bruno Tardieu (ATD-Quart Monde), en juillet 2018. Dans le fil des échanges, après des mots assez directs décrivant le fait que « les pauvres ne polluent pas » mais que « l’écologie, ce n’est pas leur sujet », une sorte de synthèse est proposée aux participants, sous la forme d’une question : « les pauvres n’ont-ils pas d’autres préoccupations, leur souffrance n’est-elle pas trop grande pour que l’écologie soit, pour eux, une priorité ? » Des participants, universitaires, évoquent alors la pyramide de Maslow. La réaction ne se fait pas attendre. « Les gens en situation de pauvreté ont osé dire qu’ils ne savaient pas ce que c’était que cette pyramide dont ils n’avaient jamais entendu parler dans leurs études. Les universitaires ont alors expliqué la hiérarchie des besoins. Les personnes en situation de pauvreté ont été très choquées, et ont réagi vivement : c’est comme si on nous disait, il faut d’abord manger avant de s’intéresser à la culture. Mange d’abord, tu feras de la politique plus tard. C’est complètement faux ! Les humains ont besoin de tout. C’est nous réduire. Parfois c’est la culture qui va te réveiller, parfois la spiritualité, parfois c’est une relation, parfois c’est un repas. Ce n’est pas une mécanique.« 

Finalement, conclut Bruno Tardieu, la hiérarchie des besoins qui justifierait l’hypothèse que les plus pauvres ne s’intéressent pas à l’écologie ne tient pas. (8)

Notes

(1) Joël Dozzi et Grégoire Wallenborn, « Du point de vue environnemental, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé ? » dans Environnement et inégalités sociales, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, pp. 47-59.

(2) – (6) Paul Ariès, Écologie et milieux populaires, Utopia, 2015.

(3) – (5) Victoire Sessego et Pascale Hébel, « Consommation durable : l’engagement de façade des classes supérieures » dans Consommation et modes de vie, enquête du CREDOC, mars 2019.

(4) Jonathan Safran Foer, « On n’a pas besoin que tout le monde soit vegan, mais que les gens mangent beaucoup moins de viande », propos recueillis par Lila Meghraoua dans Usbek & Rica, 27 octobre 2019.

(7) Paul Ariès, « L’écologie des milieux populaires », Agir par la culture, Hiver 2018.

(8) Bruno Tardieu, « Pauvreté et écologie », Extrait du compte-rendu de l’atelier « Pauvreté et écologie », animé par l’auteur et Isabelle Fortier pendant le Séminaire annuel de philosophie à l’initiative de Jean Bédard, paysan-philosophe, à Rimouski (Québec, Canada), en juillet 2018, sur le thème Lutter contre la pauvreté, la misogynie, la destruction de la planète, même combat ?

La certification : un enjeu essentiel pour le bio

Depuis le 28 avril, Certisys, leader belge de la certification bio, a rejoint le groupe Ecocert, présent dans cent trente pays à travers le monde… La direction de Certisys est désormais confiée à Franck Brasseur qui avait intégré l’équipe en 2018. Il sera accompagné, pendant une période de transition de quelques mois, par Blaise Hommelen qui fut à l’origine du mouvement bio belge. Et le fondateur historique de l’entreprise, en 1991 ! Une occasion unique de rendre hommage à ce vieux militant de la cause biologique…

Propos recueillis par Dominique Parizel et Marc Fichers

Logo Certisys
Introduction

Lui rendre hommage bien sûr, pour sa brillante carrière qui passa jadis par Nature & Progrès, mais surtout brosser avec lui un rapide aperçu des nouvelles réalités qui questionnent, au présent, la certification bio. De nouveaux acteurs arrivent dans le bio, sans connaître nécessairement les valeurs qui le fondent et qu’il défend avec vigueur, depuis plusieurs décennies déjà. A l’image de Certisys dont l’intégration au groupe Ecocert lui permet une expansion nouvelle, tout en gardant son identité propre, c’est tout un secteur qui passe progressivement le flambeau à la génération montante. Même si, aux yeux du consommateur, rien ne change évidemment… L’occasion rêvée pour demander l’avis de Blaise Hommelen à ce sujet, et faire le point sur les principaux points d’attention, les nouveaux défis que devra relever le secteur tout entier. Chut, écoutons-le parler…

« Personne n’est éternel, constate lucidement Blaise Hommelen, et il faut pouvoir envisager de nouveaux relais. Mon entreprise fut toujours très liée au local, tout en développant une envergure internationale. Certisys, dans ce contexte, fait face à de gros groupes et doit pouvoir être suffisant fort pour mener à bien sa mission. Fort d’un point de vue technique, juridique, financier et tout cela en toute indépendance, en toute impartialité, en se gardant de tout greenwashing. Travailler avec le groupe Ecocert, c’est donc se renforcer et se mettre en capacité d’offrir un meilleur service… Il faut bien sûr distinguer clairement la réglementation du bio et ce qu’est réellement le bio. IFOAM – l’association internationale de l’agriculture biologique – se définit comme un mouvement : d’une part, cela concerne des personnes et, d’autre part, cela n’arrête pas d’évoluer. Il y a, d’une part, les agriculteurs, les producteurs, ceux qui pratiquent effectivement l’agriculture biologique sur le terrain et, d’autre part, il y a les consommateurs. Ces deux courants ont déterminé conjointement l’évolution historique du secteur… »

S'adapter à une demande toujours plus forte du consommateur

« La bio est née de la rencontre de ces deux courants, poursuit Blaise Hommelen, celui des producteurs et celui des consommateurs. Etant agronome de formation, je suis rentré dans le système par une approche agronomique, par la rencontre d’agriculteurs qui pratiquaient l’agriculture biologique. Le consommateur, quant à lui, exprime une attente et cette attente évolue dans le temps. Le producteur et les techniques qu’il met en œuvre évoluent également mais en restant toujours fidèles au concept d’agriculture durable de départ, qui est vraiment un excellent concept. J’ai donc pu observer l’évolution de l’attente du consommateur par rapport à ce qui se passait au niveau de l’agriculture conventionnelle en général, mais aussi par rapport à sa propre demande qui est progressivement devenue très importante. Avec les différents scandales alimentaires, ce poids croissant de la demande du consommateur – qui correspondait à une prise de conscience nouvelle – est apparue comme un fait tout-à-fait nouveau. En plus de l’intérêt que je portais déjà à l’agriculture biologique, en tant qu’agronome, est apparu le défi de la garantie du produit biologique destiné à ce consommateur nouveau. Au-delà des aspects purement techniques inhérents à la pratique de l’agriculture biologique, la mission qui nous était assignée de garantir la qualité biologique au consommateur prenait, elle aussi, une importance nouvelle. Mais comment s’y prendre pour rencontrer son attente, toujours plus forte, en donnant au consommateur la certitude que le produit bio acheté est bien celui qu’il avait espéré ? Un produit sans résidus, sans OGM… Le consommateur demande – en se le formulant à lui-même de manière parfois assez floue – un produit parfaitement naturel et absolument sans danger.

Or, au début, nous avions tout simplement affaire à quelques producteurs bio qui voulaient juste écouler leur production biologique, et nous partions uniquement de leurs pratiques agricoles. Eux cherchaient uniquement à se différencier sur le marché et à valoriser leur dénomination, par rapport à la spécificité de leur démarche d’agriculteurs. Le courant des consommateurs est alors venu se joindre à cette démarche mais en y plaçant une exigence toujours plus forte. En tant que certificateurs, nous nous focalisions, quant à nous, sur la façon dont les agriculteurs désherbent, fertilisent ou alimentent les animaux, comment ils s’y prennent pour que les vaches ne soient pas malades… Tout cela, en fonction des bases agronomiques de l’agriculture biologique. Mais aujourd’hui, les enjeux des OGM, des pesticides, des additifs, des nanotechnologies, etc. mettent toujours une pression plus intense sur la responsabilité de garantie que le consommateur attend de notre part. »

Obligation de résultat, ou obligation de moyens ?

« Une autre évolution capitale à mes yeux, explique Blaise Hommelen, réside dans le fait que l’agriculture biologique a été étendue à la transformation des produits biologiques. Cette évolution n’avait rien d’une évidence, vers 1980, lorsqu’on parlait encore d’agriculture « dite biologique ». Il ne s’agissait que d’agriculture stricto sensu – le règlement ne parlait alors que de cela – et nous avons dû batailler afin d’obtenir également la couverture sur les produits transformés. Il faut aujourd’hui rester extrêmement vigilants sur les normes de transformation car rien ne définit spécifiquement une transformation de produits biologiques. Quelles sont les méthodes ? Quels sont les critères ? Qu’est-ce qui nous guide ? Qu’est-ce qui nous motive ? Personne ne sait exactement : les techniques de transformation sont une chose, la composition des produits utilisés en est une autre. L’industrie agroalimentaire veut des produits raffinés, des produits purifiés aptes à être travaillés, par elle, techniquement. Ceci est totalement antagoniste avec nos idées bio, puisque nous voulons des produits bruts qui conservent et respectent le mieux possible la matière première. Au niveau des huiles, nous travaillons, par exemple, avec des huiles de pression mais pas d’extraction, ni d’hydrogénation, etc. Nous nous battons donc pour éviter que des techniques telles que les systèmes à échangeur d’ions soient refusés en transformation biologique. Le règlement définit, plus ou moins, une certaine approche. Et on peut légitimement se demander à quoi servirait de mettre en place une garantie stricte chez l’agriculteur, si cette garantie n’existe pas jusqu’à l’assiette du consommateur final ? Raison pour laquelle tout produit bio doit également être garanti sur l’ensemble de la filière, en incluant toute la chaîne distribution. Pour les distributeurs, c’est une chose nouvelle et ils ne comprennent pas toujours pourquoi il est indispensable qu’ils soient également sous contrôle. S’ajoutent à cela les questions relatives à la restauration collective, au catering, etc.

Redisons-le : au niveau de notre mission, nous étions simplement partis de la production, des producteurs qui sont au commencement de la filière… Pour englober maintenant l’ensemble de la filière jusqu’à l’assiette du consommateur dont les exigences n’ont cessé de se renforcer, en mettant toujours plus de pression sur le contrôle. Nous avons toujours été bien conscients de cela, au niveau belge, et le secteur a toujours demandé aux organismes de contrôle d’avoir des fréquences suffisantes de présence sur le terrain mais également d’assurer une obligation de résultat, alors que l’agriculture biologique ne se définit que par les pratiques qu’elle met en œuvre et n’a donc qu’une obligation de moyens. Mais le fait est pourtant que nous ne considérons pas comme possible que nos produits soient pollués, par des pesticides ou par autre chose. Voilà encore un nouvel enjeu, et il est de taille… »

Fidélité aux principes de base

« Le Règlement européen pour lequel nous nous sommes longuement battus, se souvient Blaise Hommelen, avait pour but d’obtenir une reconnaissance officielle et de protéger ainsi l’appellation biologique. Il n’est aucunement une fin en soi ! L’agriculture biologique doit être très attentive à ses racines, tant au niveau des producteurs et des transformateurs qu’au niveau des consommateurs. Les différents acteurs du bio se sont professionnalisés, avec l’adoption de ce Règlement européen, mais il ne s’agit nullement, pour nous organisme de contrôle – comme certains aiment parfois le prétendre -, de nous borner à réglementer l’achat de fraises bio en Espagne… Il s’agit, avant tout, de travailler à la pérennité d’une agriculture durable qui participe de l’agroécologie. Nous devons absolument conserver cet objectif, cette ambition… Or la réglementation évolue sans cesse et c’est pourquoi les organisations citoyennes sont très importantes, au sein du monde bio, afin de garder le cap que nous nous sommes fixés, de garder les pieds sur terre, de conserver nos racines. Une certaine dilution du bio semble, bien sûr, inévitable dès lors qu’on veut en développer le marché ; un pôle associatif fort doit donc absolument veiller à la sauvegarde des principes de base qui lui ont permis d’exister. Ainsi certains producteurs, arrivés par le seul attrait des primes bio, deviennent-ils parfois d’authentiques puristes. Et la très grande majorité des agriculteurs qui ont fait le pas vers le bio sont, à présent, très heureux de l’avoir fait et regrettent même souvent de ne pas l’avoir fait plus rapidement. Les opportunistes du bio le sont rarement de père en fils, et le fils fera, le cas échéant, la prise de conscience que n’avait jamais pu faire le père…

En tant qu’organisme de contrôle, nous devons bien connaître les règles du bio, bien les expliquer et bien les appliquer. Je suis donc partisan d’un contrôle préventif, je suis pour une présence continue. Il ne s’agit pas de tomber n’importe comment sur le dos de n’importe qui. Il faut bien sûr être suffisamment costaud pour lutter contre les fraudes possibles. Mais rester étroitement relié au secteur bio me tient énormément à cœur. Or il est aujourd’hui possible qu’un organisme de contrôle se borne à contrôler un cahier de charges, en étant en déconnexion totale par rapport au secteur concerné. Nous donnons donc, chez Certisys, un rôle très important à notre comité consultatif – l’évolution de l’ancienne COMAC (Commission mixte d’Agrément et de contrôle) – qui est un lieu de rencontre et d’échanges entre les professionnels, les consommateurs et les autorités, dans le cadre d’une garantie participative. Nous constatons que, bien qu’il y ait toujours davantage de bio, le secteur associatif y est, à certains égards, moins actif. Alors que le politique a démantelé la plateforme Bioforum Wallonie, il n’existe plus de véritable coordination du secteur. Or, en bio, c’est tout le monde qui discute, tout le temps, c’est un vrai mouvement de société qui est à l’œuvre où tout le monde a voix au chapitre en permanence. Et c’est peut-être ce qui fait toute la différence ! Cette importante dimension citoyenne doit rester à l’initiative des évolutions du secteur, qui ne doivent pas venir seulement de l’administration ou de l’Europe. Certisys estime donc que la bonne application des règles dépend aussi de la capacité de pouvoir consulter facilement le secteur. La problématique des élevages de volailles montre bien que nous sommes constamment aux prises avec des limites ; il est donc stratégiquement indispensable de savoir ce que veulent, dans leur ensemble, les gens qui font le bio au quotidien… »

Toujours davantage de missions

« Depuis une dizaine d’années, dit Blaise Hommelen, les organismes de contrôle sont également considérés comme des collecteurs de données. Or notre premier métier est de voir comment les règles bio évoluent, de bien les communiquer en direction des opérateurs et de veiller à leur bonne application. Maintenant, on nous oblige à collecter et à organiser toutes ces données, que ce soit pour la problématique des primes bio ou pour les statistiques qui sont certes nécessaires, tant au niveau belge qu’européen, pour le développement des filières ou la localisation des matières premières… Nous avons donc été obligés d’investir énormément dans les systèmes informatiques pour encoder, exploiter, stocker et transférer ces données. Mais nous devons veiller, d’autre part, à leur fiabilité et il nous incombe donc de tout vérifier dans le détail, ce qui est un authentique travail de fourmis. Ce boulot colossal occupe cinq personnes, à plein temps, chez Certisys et nous met une pression importante… Bien sûr, ces connaissances aident aussi le secteur à mieux se connaître lui-même mais peut-être des relais devraient-ils être pris par d’autres, au-delà de la simple collecte d’informations, afin d’en penser plus adéquatement le développement global ?

Certisys est avant tout une entreprise de service, répétons-le. Nous engageons de nombreuses personnes, en nous rendant compte à quel point il est indispensable de les former adéquatement aux spécificités du bio. Le plan de formation que nous appliquons est donc fondamental, à nos yeux. Je regrette vraiment de ne pas emmener suffisamment ces nouveaux engagés à la rencontre de pionniers du bio, afin de leur poser simplement ces deux questions : qu’est-ce que le bio à leurs yeux, et qu’est-ce qu’ils attendent vraiment de Certisys ? Tout notre personnel doit absolument se confronter à ces deux questions. On n’apprend malheureusement pas ce qu’est le vrai bio à l’école d’agriculture… »
Plus d’infos : www.certisys.eu

La faux : un outil moderne

Le fauchage qui existe aujourd’hui, en Wallonie, est généralement mécanique mais un net regain d’intérêt pour la faux est apparu ces dernières années. Trop d’utilisateurs ignorent pourtant la grande technicité de cet outil, très simple d’apparence, qui permet sa bonne utilisation. Un réel apprentissage est donc indispensable pour que son intérêt réel puisse être comparé à celui des outils à moteur. Pour en savoir plus, écoutons Peter De Schepper, responsable du Pic Vert, à Heyd-Durbuy…

Propos recueillis par Dominique Parizel

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Introduction

Le secret d’un fauchage efficace réside dans le tranchant de la faux ! S’il est optimal, le bon usage de l’outil viendra rapidement avec la pratique, là où la seule puissance d’une machine corrige toujours ses mauvaises utilisations…

« Mais tout ce qui demande un apprentissage invite toujours l’utilisateur à vouloir être plus habile, complète Peter De Schepper. C’est un constat qui, je crois, gagne toujours à être fait. Et à être généralisé, autant que possible, à l’ensemble de nos activités… »

Ne sommes-nous pas tous tributaires de notre idée préconçue d’un jardin ordonné ? N’avons-nous pas tous l’impression que plus vite le travail sera accompli, plus vite le bon ordre sera de retour ?

« La faux, d’une manière générale, ajoute Peter, est au moins aussi rapide que la débroussailleuse mais la vitesse n’est probablement pas la première raison de la choisir. Un retour au manuel offre surtout une meilleure précision, donnant à celui qui travaille davantage de satisfactions car le jardinage tient aussi au plaisir d’accomplir chaque geste avec justesse, bien plus sans doute qu’à un résultat à atteindre le plus rapidement possible. A l’échelle où travaillent la plupart des jardiniers, la faux est, en réalité, bien moins fatigante que la débroussailleuse et permet donc de « tenir le coup » plus longtemps. Le travail effectué avec une débroussailleuse ou avec une tondeuse peut être aisément accompli avec une faux : tondre une pelouse ou même faire du foin, par exemple, afin de nourrir quelques moutons… Il est évidemment possible de faire beaucoup plus, comme jadis, si on s’en donne le temps et si on est en mesure de s’organiser en conséquence. Toutefois, le savoir-faire concernant la bonne utilisation de ce précieux outil fait aujourd’hui particulièrement défaut. Peu de gens savent encore comment utiliser correctement une faux, une perte de connaissances qui s’est progressivement accentuée tout au long du XXe siècle… »

Apprendre à battre est indispensable !

« Je me suis mis à la faux dans les années nonante, poursuit Peter De Schepper, un peu comme je pouvais. Je trouvais cela lent et un peu dur mais j’étais encore jeune et je me disais que nos anciens devaient avoir une robuste constitution. Puis j’ai rencontré un cantonnier à la retraite, sur une « scène des vieux métiers ». Il m’a dit qu’il fallait « battre la faux », alors que je me demandais ce qu’il faisait. Personne ne m’avait jamais dit cela ! Quand il était encore en activité, ce monsieur fauchait manuellement le bord des chemins… J’ai ensuite trouvé, sur une brocante, l’enclumette et le marteau servant au battage et j’ai commencé, tant bien que mal, mais je trouvais que cela allait déjà beaucoup mieux, même si c’était loin d’être parfait. Je suis retourné voir ce monsieur, chez lui un an plus tard, et il m’a appris tout ce que j’ignorais encore…

Les bons gestes s’acquièrent aisément quand l’outil coupe bien mais la plupart des utilisateurs de faux ignorent malheureusement en quoi consiste ce bon entretien du tranchant. Battre consiste à aplatir, à amincir l’acier sur une zone du tranchant d’un à trois millimètres de large. On étire le métal pour en entretenir la géométrie. Ce geste s’effectue traditionnellement à l’aide d’un petit marteau et d’une enclumette portative qu’on fiche dans le sol, certains modèles pouvant même être montés dans un banc, ou sur une bûche… La même opération se fait à l’aide d’une meule pour la plupart des autres outils, comme les haches ou les ciseaux à bois. Quand on aiguise à la pierre fine, la géométrie, petit à petit, devient moins idéale ; on retrouve donc le bon angle grâce au passage sur la meule. Avec la faux, plutôt que de retirer de la matière, on retrouve la bonne géométrie et la bonne forme à l’aide de l’enclumette et du marteau : la lame est étirée, légèrement élargie, et l’acier devient plus dur sur la zone battue. Ce travail est nécessaire toutes les quatre à six heures de fauche en moyenne, en fonction des conditions rencontrées. Il prend entre vingt minutes et une demi-heure, en fonction de la longueur de la lame. L’aiguisage à la pierre, emportée à la ceinture dans un étui appelé coffin – où elle trempe en permanence dans de l’eau et éventuellement un peu de vinaigre -, se fait régulièrement après quelques minutes de fauche et ne doit prendre que quelques secondes. Juste un ou deux passages sur le tranchant afin de l’aviver à nouveau…Ce laps de temps varie évidemment en fonction des conditions de travail : le tranchant tient parfois cinq minutes, parfois dix. Quand j’aiguise, ma lame coupe encore bien ; après l’aiguisage elle coupe très bien…

Je conserve un article sur le battage de la faux en Wallonie, qui date des années septante. On disait déjà, à l’époque, qu’il n’était pas facile de trouver des « témoins » en mesure de battre la faux correctement. L’outil était encore là mais on ne savait déjà plus s’en servir adéquatement s’il ne restait pas un vieux paysan pour battre les faux des autres… Se borner à aiguiser avec une pierre artificielle, en carbure de silicium – carborundum en anglais -, rendra le tranchant plus épais et le travail sera alors nettement moins efficace. Une lame bien battue, puis aiguisée à l’aide d’une pierre plus fine – une pierre naturelle qui enlève beaucoup moins de matière – donne de bien meilleurs résultats. »

Un geste qui devient alors naturel…

« Un tranchant bien entretenu, insiste Peter De Schepper, permet d’adopter un geste qui sera nettement moins fatigant, et même pas fatigant du tout dans la plupart des situations. Bien sûr, l’exercice sera beaucoup plus sportif si on fauche pendant toute une journée, mais il ne requiert pourtant aucune aptitude physique particulière. Si l’outil coupe mal, au contraire, on se met alors à hacher et on s’épuise inutilement alors que le geste optimal du faucheur est un geste complet où tout le corps travaille, en évitant de mobiliser trop de force et de solliciter inutilement les épaules et les bras. Il faut donc apprendre, avant tout, à bien se tenir et, quand on fauche large, on peut même compléter par un mouvement de balancement qui fait travailler les jambes, dans un geste très ample qui évoque le tai chi. Il rajoute un peu d’inertie et réduit l’effort des bras et des épaules. Celui qui n’apprend pas cela d’emblée finira inévitablement par abandonner sa faux et par reprendre les machines…

J’ai personnellement travaillé, pendant une dizaine d’années, à l’entretien d’espaces verts et j’ai presque toujours tout fait à la faux. Ce travail a toujours été réalisé dans les mêmes délais qu’avec le fauchage mécanique. Mon employeur ne s’est jamais plaint car celui qui maîtrise bien la technique va aussi vite manuellement que mécaniquement. La fréquence des fauchages dépend évidemment de ce qu’on veut obtenir ; il est même possible de garder une pelouse très courte simplement à l’aide d’une faux ! Cela ne pose aucun problème de la maintenir au ras du sol, en passant chaque semaine… A condition que la faux soit parfaitement affûtée. Les pelouses sont une invention de riches qu’on ne trouvait pratiquement qu’autour des châteaux ; elles étaient entretenues, avant la mécanisation, par des jardiniers qui utilisaient des faux. Les gazons anglais n’ont évidemment pas attendu les tondeuses pour exister… Tout cela ne pose donc pas de difficultés, une fois qu’on a compris la nécessité de bien battre le tranchant. La faux passe alors sur l’herbe comme un rasoir et un tel travail permet sans doute d’être plus attentif à ce qu’on fait, de mieux repérer pour l’éviter la belle orchidée qui pousse dans un coin. La faux permet sans doute aussi d’épargner plus de grenouilles et d’orvets que le travail à la débroussailleuse. Mais si de tels drames sont plus rares, cela tient peut-être surtout à l’état d’esprit de celui qui manie l’outil… Ne reproche-t-on pas aux « robots » qui vont et viennent en continu de causer de gros dégâts à la faune des pelouses, même s’il n’y a sans doute plus grand monde qui habite encore ces vastes étendues ultra-raccourcies ? Mais est-il vraiment nécessaire d’avoir une pelouse qui ressemble à de la moquette, même si on désire conserver un endroit pour permettre aux enfants de jouer, ou pour s’asseoir au soleil ? Une telle réflexion bien sûr, d’ordre plus culturel, n’est évidemment pas directement liée à l’outil et on doit l’avoir aussi si on opte pour l’entretien mécanique. Mais que le jardin idéal soit celui où rien ne vit est évidemment une conception des plus critiquables. N’est-il pas préférable de multiplier les lieux de vie et les habitats au jardin, surtout dès le moment où on choisit d’y implanter également un potager ? »

Le souci de l'écologie

« Au début de ma vie professionnelle, avoue Peter, je travaillais alternativement à la faux et à la débroussailleuse car j’estimais que celle-ci convenait mieux à certains endroits, par exemple, qui n’avaient plus été entretenus depuis plusieurs années. On y trouvait parfois des ronces aussi grosses que mon pouce… Petit à petit, j’en suis venu à ne plus la démarrer que très rarement. Je travaille maintenant à un rythme tout-à-fait acceptable, au fauchon pour le débroussaillage des tiges dures, des ronces, etc. En s’approchant progressivement du sol, la plupart des obstacles sont faciles à repérer. Et le fauchon étant assez épais, même un petit coup accidentel sur un obstacle n’est pas trop grave pour l’outil… La pratique développe la sensibilité de celui qui le manie, ce qui réduit les dégâts à peu de choses. Beaucoup de force et d’enthousiasme, mais trop peu de technique, augmentent au contraire le risque d’abimer le matériel… Pour les zones herbeuses, il faut choisir la faux car l’approche est différente pour le fauchage de l’herbe. La lame se pose alors directement sur le sol et reste en contact avec lui pendant tout le mouvement.

Le jardinier est ainsi incité à un entretien beaucoup plus différencié en fonction des endroits : il en fauchera une partie et laissera une herbe haute ailleurs, il évitera de tout raser au même moment afin qu’il reste toujours des fleurs sauvages quelque part, etc. Et s’il souhaite laisser pousser l’herbe pour faire du foin, il ne fauchera pas avant juin, ou juste un peu après… Il peut aussi combiner le fauchage et le passage d’animaux, ou encore veiller à raccourcir l’herbe avant l’hiver pour que le travail soit moins dur au printemps, quand arrivera la nouvelle pousse… Il peut aussi privilégier certains endroits en fonction de choix environnementaux et du respect de la biodiversité, créer des coins protégés pour la faune et la flore. Une telle gestion peut bien sûr se faire également à la machine mais le simple fait, pour un jardinier, de s’intéresser à la faux témoigne souvent de son souci de l’écologie et de son intérêt pour une autre façon de gérer le terrain. La faux est d’ailleurs l’outil par excellence pour la gestion des réserves naturelles ; en Flandre, elle est de plus en plus utilisée dans ce contexte. Certaines communes l’utilisent aussi pour la gestion des espaces verts. »

Trouver des outils de qualité

« De nombreuses personnes m’ont sollicité, il y a une bonne quinzaine d’années, afin de savoir où il était possible d’acquérir du bon matériel, explique Peter De Schepper. Mon propre outil avait lui-même quelques dizaines d’années déjà, et je me suis alors rendu compte qu’une telle qualité se trouvait difficilement dans le commerce courant. Je me suis alors livré à quelques recherches – à une époque où l’on ne trouvait pas aussi facilement les informations utiles sur Internet – et la nécessité d’importer des faux s’est rapidement imposée à moi. Il ne reste plus que trois fabricants en Europe occidentale ; ce sont les derniers dépositaires d’un savoir-faire vieux de plusieurs siècles. L’un d’eux se trouve dans le nord de l’Italie, les deux autres en Autriche, un pays où il y en existait encore une vingtaine dans les années cinquante. Au milieu du XIXe siècle, ils étaient environ… cent septante ! Nous n’avons jamais eu de grande industrie de la faux en Belgique et le dernier fabricant français a stoppé son activité, il y a une vingtaine d’années. Les Forges de Ciney, fondées en 1920, ont bien fabriqué des faux mais la plupart de celles que j’ai vues, estampillées avec la marque Ciney, étaient fabriquées par le fabriquant autrichien Krenhof qui a arrêté sa production vers 1975 : il avait simplement repris le style et le nom de Ciney pour les lames exportées vers la Belgique. Notons aussi qu’on trouve encore une usine de faux en Russie, et une autre en Turquie… Avec la crise de la Covid-19, l’importation depuis l’Italie pose quelques problèmes et il y a eu des ruptures de stocks car beaucoup de gens qui songeaient déjà à faucher leurs parcelles se sont peut-être dit que le moment était enfin venu de le faire.

Je propose différents types de faux et recommande un manche ajustable, fabriqué en Autriche. Je travaille également le bois et je réalise ainsi moi-même le simple manche droit, de type ardennais, mais en petites séries, que je taille sur place et sur mesure en présence du client. Mes lames sont toutes importées et il existe des longueurs différentes, selon les usages qu’on veut en faire. Les fauchons, pour débroussailler, ont des lames plus courtes et plus épaisses. Rares sont encore les faucheurs de céréales mais les lames qu’ils utilisent sont traditionnellement assez longues, soit septante-cinq à nonante centimètres. Pour le foin, quand la prairie est bien entretenue, on peut également travailler avec une longue lame. Pour le jardin et pour les vergers, où l’on peut trouver davantage d’obstacles, on fauche généralement l’herbe avec des lames de soixante à septante centimètres. La lame de soixante-cinq centimètres et le fauchon de quarante-cinq ou de cinquante centimètres étaient d’ailleurs les dernières qu’on trouvait en jardineries. Ce sont sans doute aussi les longueurs qui restent les plus utilisées pour l’entretien autour de la maison, pour couper l’herbe ou pour maîtriser les ronces…

Pour battre le tranchant enfin, il existe un petit gabarit – que j’appelle « outil à battre » – qui autorise moins de précision afin d’arriver à un battage correct. Il s’utilise également avec un marteau mais on tape sur une douille qui se glisse sur l’axe central au lieu de marteler directement sur le tranchant de la lame, le profil du dessous de la douille définissant la zone à aplatir. C’est une facilité que peuvent s’autoriser les débutants ou ceux qui, n’ayant pas de grandes superficies à faucher, ne doivent battre leur lame qu’une fois par an, par exemple… »

Gagner en convivialité !

Afin de permettre aux candidats faucheurs de réapprendre les bonnes pratiques, le Pic Vert s’est également lancé dans l’organisation de stages.

« Nous sommes déjà dans notre douzième année, constate Peter De Schepper ! La saison des stages commence en mai, si la météo s’y prête, mais le gros de l’activité trouve surtout place en été, puis en septembre et parfois même en octobre, pour accueillir ceux qui étaient partis en vacances. Mais c’est alors plus aléatoire, en fonction du temps qu’il fait…

La plupart des stages se déroulent en une seule journée : j’apporte tout le matériel utile et toutes les lames sont battues à l’avance. Il est d’abord nécessaire d’apprendre à régler les poignées à la bonne hauteur ; on se munit ensuite d’une pierre et on profite de la matinée – et de la rosée – car la lame glisse mieux quand l’herbe est plus tendre et encore humide. Nous restons à l’ombre, s’il fait chaud après la pause, afin de travailler le battage. Une heure ou deux sont nécessaires pour bien expliquer en quoi l’apprentissage des gestes corrects est absolument indispensable. Nous fauchons encore un peu pour terminer la journée et les participants peuvent ainsi prendre conscience de la différence entre la fauche du matin et celle de la fin d’après-midi, l’idéal étant évidemment de se mettre au travail dès qu’il fait clair ! Lorsqu’il fait aussi beaucoup moins chaud…

Utiliser la faux, même occasionnellement, est un travail très agréable qui évite le gros inconvénient du bruit et des gaz d’échappement. Si on le souhaite, il est même possible de travailler le dimanche matin, dès l’aube. Les voisins n’en sauront jamais rien ! Sans compter les économies d’entretien et de carburant… Et les gains importants de convivialité ! »

On mesure, une fois de plus, le dommage qu’il y a à expulser, au nom de la modernité, les savoirs anciens de la gamme des solutions qui doivent rester à notre disposition. Les solutions low-tech et peu consommatrices d’énergie seront, à n’en pas douter, de plus en plus sollicitées. Encore faut-il poutant que le bagage technique dont leur usage rend l’acquisition nécessaire soit parvenu jusqu’à nous. Or la génération qui a totalement abandonné ces pratiques « d’un autre temps » a également cru bon d’expurger la culture populaire des connaissances qui leur sont liées. Nous devons aujourd’hui absolument nous en convaincre : les savoirs traditionnels et ancestraux – même si parfois ils nous paraissent encore totalement dépassés – sont au cœur même de nos capacités de résilience. Sachons donc en conserver entièrement la mémoire…

« Mes aliments ont un visage », vingt ans de campagne, cinquante ans de convictions

Au-delà de simples consommateurs de produits sur des étalages, les partisans et partisanes de Nature & Progrès sont surtout de réels soutiens aux femmes et hommes artisan.ne.s de leur alimentation. En 2001, la campagne « Mes aliments ont un visage » de Nature & Progrès concrétisait l’intention de mettre ce lien au centre de la réflexion. Vingt ans après, la nécessité de nous connecter aux maillons de notre alimentation est toujours bien présente…

Par Mathilde Roda

Est-il encore nécessaire de rappeler que Nature & Progrès puise son origine dans le rassemblement de citoyens, d’agriculteurs, d’agronomes, liés par une vision commune de ce que devrait être l’agriculture productrice de leur alimentation ? Depuis près de cinquante ans, cette interconnexion, ce lien privilégié entre consommateurs et producteurs, anime toutes les actions de l’association.

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A chaque crise sa solution

C’est à la suite d’une ennième crise du secteur alimentaire industriel – voir l’encadré ci-dessous – qu’est née l’idée de ce message : « Mes aliments ont un visage » ! Cinq mots qui résument notre philosophie, qui ramènent à l’essentiel : derrière chaque aliment, il y a une productrice, un producteur, une transformatrice, un transformateur. Du moins, il devrait y en avoir ! Et c’est ce que nous prônons, chez Nature & Progrès. « Nul n’a le droit, pensons-nous, de limiter l’aliment à un simple bien commercial. Le producteur ne saurait être vu comme un simple fournisseur d’ingrédients ; le consommateur n’est pas davantage un vulgaire acteur économique, un acheteur d’aliments« , indiquait la campagne de 2001. Et aujourd’hui, nous tenons à réitérer cet appel !

Car trop nombreuses sont les crises alimentaires qui nous pendent encore au nez ! Le secteur industriel a de plus en plus la mainmise sur notre alimentation, même en bio. Les débats sont rudes pour tenir le cap. Quand on parle de valeurs, on nous répond « loi du marché ». Comment faire valoir la parole des agriculteurs quand ceux-ci sont réduits à de simples fournisseurs de matières premières ? Comment aider au développement des transformateurs qui veulent valoriser les productions wallonnes quand on les met en concurrence avec des industries peu regardantes sur la provenance des denrées utilisées ? Sous couvert de développement de filières, on continue finalement de soutenir le même modèle agricole productiviste. Au pays du bas prix, le rendement est roi ! Et le risque pour le consommateur reste le même…

Pour nous, c’est un fait : nombres des dérives dans le secteur agroalimentaire seraient évitables si nos aliments transitaient le plus directement possible du lieu de production vers nos cuisines. Et s’il ne fallait qu’un seul geste pour qu’ils passent de la main du producteur ou du transformateur vers celle du consommateur ? Et si, ainsi, nous pouvions nous réapproprier notre droit de manger sainement, en soutenant ceux qui travaillent en ce sens ?

Bien plus qu’une campagne de communication

Il y a vingt ans, nous vous interpellions. « Acheter bio, c’est une chose. Mais, pour faire de votre aliment un outil formidable de développement humain, économique et environnemental, il convient que cet achat concerne des produits locaux, des produits proches des hommes, dont la culture aura un impact positif sur leur lieu et leurs conditions de vie. » Et vingt après, notre position n’a pas changé. C’est dans l’ADN de Nature & Progrès de revendiquer que nos aliments aient un visage ! Les initiatives de regroupement en circuit-court qui essaiment, ces dernières années, soufflent un vent d’espoir et montrent que notre message est porteur. Il est d’ailleurs marquant de voir que ce sont toujours des producteurs bio de Nature & Progrès qui en sont les figures de proue.

Mais finalement, notre modèle alimentaire a peu évolué depuis l’après-guerre. Il suffit de déambuler dans les allées des grandes surfaces, qui restent le canal principal d’achat du bio – 39% des parts de marché en 2019 -, pour voir que le changement tant attendu ne s’est pas réellement opéré. Si les productions bio wallonnes gagnent du terrain dans les étalages, celles-ci restent anonymes. Certes, des visages, on nous en sert : ceux des mannequins qui posent en salopette, fourche à la main, sur des affichages publicitaires trompeurs. Qu’on se le dise, dans les grandes surfaces, les aliments n’ont pas de visage.  La situation reste donc majoritairement la même : le maillon central de l’alimentation, c’est le distributeur – ou la structure de transformation qui le fournit. Le consommateur et le producteur sont réduits au rang d’outils financiers. L’aliment, un objet de spéculation comme un autre ? Pour Nature & Progrès, c’est non. Un grand non !

À la suite de la crise du lait, des producteurs bio belges se sont regroupés pour valoriser les productions locales, auprès des grandes surfaces. Comme la coopérative Biomilk, dont on retrouve le lait dans les rayons de Delhaize. Au départ, la brique mettait clairement en avant la présence de la coopérative. Lors de la révision du packaging bio, Delhaize en a profité pour lisser le visuel, et le logo « Bioptimist » a supplanté celui de Biomilk – saurez-vous repérer la marque Biomilk sur l’emballage ci-dessus ? -, permettant ainsi au distributeur de garder la main mise sur le packaging. Le producteur est déshumanisé et son produit vendu sous une marque de l’enseigne, qui reste maître de la commercialisation, du marketing, et surtout de la négociation des prix. Biomilk devient ainsi plus facilement interchangeable avec un autre groupement, déséquilibrant les négociations à la défaveur de la coopérative.

Un œil dans le rétroviseur : 1999 et la crise de la dioxine en Belgique

Les dioxines, ce sont des molécules organochlorées, des polluants organiques persistants dans l’environnement et qui ont la réputation d’être dangereuses pour la santé. Pourquoi ? Déjà parce que l’Homme est un bio-accumulateur de ces molécules car il est en bout de chaîne alimentaire et incapable de les éliminer de son organisme. Ensuite parce que ces molécules se transmettent de la mère au fœtus ou, via l’allaitement, au jeune enfant. Nous vous laissons ouvrir vos encyclopédies pour en savoir plus sur leurs origines dans notre environnement. Sachez seulement que des études considèrent que certains types de dioxines sont hautement toxiques, en agissant au niveau du développement, du système immunitaire, des hormones… Et qu’elles peuvent également causer des cancers…

On constate, début 1999, que des aliments pour animaux – monogastriques en l’occurrence, donc poulets et porcs -, produits en Belgique, sont contaminés à des doses hors normes de dioxines, via des graisses minérales qui n’auraient pas dû se retrouver là où elles se trouvent. Ces dioxines sont détectées dans les œufs et la viande conventionnelles qui sont consommés. Mais voilà, dans un monde où les filières alimentaires sont de plus en plus compliquées, remonter à la source de la fraude devient un incroyable casse-tête !  Pour en savoir plus, nous vous conseillons de lire l’article du journal Le Soir : La crise qui empoisonna la Belgique, disponible en ligne.

La déconnexion des différents maillons de la chaîne fait qu’au final le producteur n’est plus maître de l’alimentation qu’il donne à ses animaux. Un cas isolé ? Pas vraiment ! La mondialisation et la capitalisation de notre alimentation rend les contrôles toujours plus ardus. La responsabilité de chacun est diluée au nom de la productivité et de la libre concurrence. Pour preuve : on voit revenir la manipulation de l’alimentation par des acteurs industriels qui, à coups de lobbying puissant au niveau européen, tentent de libéraliser la diffusion des OGM dans l’agriculture et donc dans notre alimentation. Pour plus d’information, voir notre brochure intitulée La problématique des nouveaux OGM – disponible sur www.natpro.be – ou relire le dossier de votre précédent numéro de Valériane.

Au-delà du scandale politique et économique que la crise de la dioxine provoqua, c’est la confiance des consommateurs dans le système alimentaire qui fut durablement mise à mal. Heureusement pour l’industrie, l’humain a la mémoire courte. C’est pourquoi Nature & Progrès est là pour vous rappeler que consommer est un acte politique ! Et si nous accordions plus d’importance aux artisans de notre alimentation ?

Réaffirmons que nos aliments ont un visage !

En rapprochant producteurs et consommateurs, nous sommes en mesure de garantir une bio locale et éthique, qui repose sur une relation de confiance. Connaître l’humain qui se cache derrière ce que nous consommons en est l’essence même. L’aliment fait le lien, tel un contrat tacite mais essentiel, entre celui qui le produit et celui qui le consomme. Il est l’engagement du producteur à procurer une alimentation de qualité, tout en respectant l’environnement et la santé. Il est l’engagement du consommateur à soutenir cette philosophie de production. Il est le garant de la confiance du citoyen envers les agriculteurs et les transformateurs qu’il soutient, mais aussi de la qualité de vie de tous ceux qui font que, du champ à l’assiette, l’aliment est !

Dans la nécessité de maintenir les valeurs du bio face au développement important du secteur, il devient de plus en plus limpide que les producteurs bio de Nature & Progrès apportent des solutions. C’est pourquoi chaque jour, nous défendons leurs valeurs qui sont aussi les vôtres ! (Re)découvrez donc les producteurs bio de Nature & Progrèswww.producteursbio-natpro.be – qui vous proposent viandes, fromages, charcuteries, fruits et légumes de saison, farines, biscuits, bières… Toute une variété de produits dont ils maîtrisent la culture et la transformation, en toute transparence.

Les choses ont évolué en vingt ans ! les producteurs bio de Nature & Progrès ont développé leurs magasins et les surfaces agricoles bio ne cessent de croître. Il faut s’en réjouir ! Tout en restant attentifs aux fondamentaux. La croissance des marchés doit se faire en respectant les valeurs du lien entre production et consommation. Nature & Progrès est là pour le rappeler et pour réaffirmer les convictions défendues depuis ses débuts : « Mes aliments ont un visage » ! Nous connaissons tous le nom de l’auteur du dernier livre que nous avons acheté. Nous connaissons le nom de nos animateurs télé et radio favoris. Celui de notre coiffeur, nous le connaissons évidemment parfaitement. Alors comment ne pas connaître celui des hommes et des femmes qui se cachent derrière notre alimentation ?

Soyez attentifs, durant toute cette année, aux messages qu’ils auront à vous faire passer. Ouvrez l’œil, et le bon. Pour voir s’épanouir les visages de vos producteurs bio !

Pour réduire les inégalités, la folle idée d’une « sécurité sociale de l’alimentation »

Le “monde d’après”, beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Ce mois-ci, à partir du constat des inégalités d’accès à une alimentation saine et durable pour tous, nous abordons une véritable « utopie » alimentaire, une idée un peu folle, et pourtant une idée qui mérite d’être connue, approfondie, débattue. Au sein de Nature & Progrès aussi ?

Par Guillaume Lohest

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Introduction

On trouvera peu de monde, aujourd’hui, pour défendre une alimentation industrielle et importée, à base de produits gras, sucrés et transformés. Il existe un très fort consensus sociétal autour des aspects de santé liés à l’alimentation, tandis qu’en matière d’environnement, l’ensemble des acteurs politiques reprend le refrain du local, durable, de saison. Pourtant, malgré ces évidences relativement partagées, tout le monde n’a pas une nourriture saine dans son assiette. Nous sommes (très) loin d’être égaux en matière d’alimentation.

Trop cher ?

Pourquoi ? Le premier cliché qui vient à l’esprit, le plus tenace, c’est celui du prix. Les produits locaux, artisanaux, biologiques, équitables sont en moyenne plus chers que leurs équivalents industriels, conventionnels et… inéquitables – nous reviendrons sur cet adjectif. L’explication serait donc à chercher de ce côté-là. Faudrait-il donc que les prix de ces « bons » aliments baissent ?

Nous savons qu’il faut répondre non à cette question, parce que la réalité est inverse : c’est l’alimentation industrielle et importée qui coûte trop peu cher, parce qu’elle repose sur un modèle agricole et commercial qui favorise l’exploitation dans les deux sens du terme, celle des sols et des ressources, et/ou celle des êtres humains – travailleurs sous-payés ou clandestins, coûts de production non couverts par le prix d’achat, etc. On sait d’ailleurs que la part consacrée à l’alimentation dans le budget des ménages n’a cessé de diminuer au fil des décennies.

Un système low-cost

Si elle est si bon marché dans les rayons, c’est parce que cette nourriture est produite en quantité, souvent au détriment de la qualité, et qu’elle est en outre massivement subventionnée, entre autres via la Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union européenne – voir en page 43. Dans bon nombre de cas, il serait impossible pour les agriculteurs de survivre sans ces aides européennes… ce qui montre bien que la nourriture qu’ils produisent ne leur est pas achetée assez cher ! Ce système industriel et agricole dominant, Olivier De Schutter l’appelle l’alimentation low-cost. « Dans ce système, les aliments ultra-transformés à forte densité énergétique (gras/salés, gras/ sucrés) sont ceux qui coûtent le moins cher. Résultat, les populations les plus pauvres achètent pour un faible coût des aliments de mauvaise qualité nutritionnelle et à forte densité énergétique. Ces aliments favorisent à la fois les carences en vitamines et minéraux, et l’obésité » (1).

Diminuer les prix des aliments locaux, biologiques et de saison pour les rendre encore plus low-cost est donc une voie impossible. Non seulement parce que cela ne pourrait se faire qu’au détriment des producteurs dont la majorité peine déjà à trouver un équilibre financier, mais aussi parce que le prix n’est sans doute pas l’élément décisif en matière de changement d’habitudes alimentaires !

Les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation

Dans son Livre Blanc « Pour un accès de tous à une alimentation de qualité » (2), Solidaris a identifié cinq déterminants sur lesquels il est indispensable d’agir pour réduire les inégalités alimentaires. Le prix n’est donc qu’un élément parmi d’autres ! Outre l’accessibilité pratique – localisation, transports, etc. -, les obstacles sont aussi à chercher dans l’accès à l’information, ainsi que dans l’imaginaire culturel et dans les dimensions psycho-sociales de notre rapport à la nourriture.

Autrement dit, on choisit surtout de manger ce qu’on mange – et de nourrir nos proches de telle ou telle façon – parce que cela répond à des normes ou à des représentations qui sont profondément inscrites en nous. À prix équivalent, nous cuisinons rarement ce qui est objectivement meilleur pour notre santé ou plus respectueux des écosystèmes : nous choisirons une nourriture qui correspond à ce que nous estimons qu’elle doit être, selon un équilibre subtil qui vient peut-être un peu de notre volonté et de nos valeurs, mais aussi et surtout de nos goûts, de nos représentations, de nos compétences et de nos habitudes. Par exemple, à certains moments de l’année, les fruits et légumes de saison sont disponibles en quantité et à des prix abordables, et tout le monde connaît l’adage « cinq fruits et légumes par jour ». Pour autant, très rares sont les ménages dont l’alimentation repose sur le socle de base des fruits et légumes de saison. Car le prix et l’information rationnelle ne sont pas tout. Nous ne sommes pas des machines : nous sommes aussi des estomacs, des papilles gustatives, des souvenirs, des hôtes, de bons ou de piètres cuisiniers, etc. Et tout cela joue !

Les inégalités alimentaires tiennent donc aussi, pour une large part, à des déterminants socio-culturels. Une importante étude sociologique de 2009 avait identifié quatre types de comportements alimentaires liés aux catégories sociales – voir figure ci-contre. Ces comportements sont des héritages culturels remontant parfois à des époques anciennes, ils sont fortement ancrés dans les habitudes. C’est donc aussi sur ce plan-là que les milieux sociaux ne sont pas égaux : les milieux aisés ont tendance à adopter rapidement de nouvelles normes et à s’en considérer comme les dépositaires. Autrement dit, à vouloir diffuser la « bonne parole alimentaire » assimilée aujourd’hui à une consommation locale, bio et de saison. Les milieux populaires sont divisés entre des attitudes volontaires d’intégration de ces normes, et des postures de rejet, de revendication d’autres valeurs.

Dès l’enfance

Cela se traduit notamment dans l’éducation alimentaire des enfants. « Dans les catégories aisées, bien nourrir son enfant relève d’une démarche éducative et d’une conception “pédagogique”, structurée par un ensemble de règles et de principes vigoureusement affirmés. Les mères, qui disposent des conditions sociales nécessaires (revenus, temps disponible, niveau de scolarisation élevé), s’investissent fortement dans ce qu’elles conçoivent comme une éducation alimentaire, pour elles une priorité, et s’y donnent précocement un rôle » (3). Les schémas de pensée dans les milieux populaires sont souvent différents – et il n’y a pas à juger cela moralement puisqu’il s’agit d’un héritage social, déterminé largement par une persistance d’inégalités au long cours. « Dans les catégories modestes, la priorité est qu’ils mangent, et qu’ils mangent ce qui leur plaît : l’honneur tient au fait de pouvoir nourrir ses enfants soi-même. Le goût des aliments à prétention diététique comme les légumes, perçus comme austères par les mères, leur viendra peut-être plus tard, avec le temps, mais ne constitue pas un enjeu. Opulence alimentaire et satisfaction des préférences enfantines – qui s’observent par exemple dans le fait que plusieurs mères vont jusqu’à proposer quatre plats différents à table – sont objet de fierté, car ils sont à la fois réaction à la peur du manque et signe d’abondance, persistance de très anciennes représentations s’expliquant par « la peur fondamentale de manquer »  » (4) Stigmatiser les milieux populaires sur base de critères moraux n’a ainsi pas davantage de sens que d’en appeler à la loi du marché ou à des signaux-prix pour inverser les tendances de consommation. On touche ici à des dimensions sociologiques et psychologiques plus profondes.

Que faire, dans l’immédiat ?

Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire. Prix, normes, représentations, information, éducation : tous ces éléments jouent. Il y a donc lieu d’agir sur tous les plans, sans considérer aucune voie comme la panacée. Un exemple concret concerne le débat sur l’alimentation bio dans les supermarchés, qui agite le secteur bio depuis… des décennies. Est-ce vendre son âme au diable, ou au contraire influencer les grands acteurs en les forçant à intégrer de nouvelles normes ? Aucune réponse tranchée n’est possible. Comme le résume Olivier De Schutter, la tension doit subsister : « La très grande majorité de la population continue d’aller dans des supermarchés classiques, on doit donc encourager davantage de produits bio et locaux sur les rayons des supermarchés – mais cela doit être à condition d’un suivi rigoureux et d’une remise à plat des rapports avec les producteurs, afin qu’ils bénéficient d’une rémunération équitable » (5). Pas question donc, pour lui, de miser sur la stratégie de l’abaissement des prix pour attirer les consommateurs vers les produits jugés qualitativement meilleurs. « On pense souvent que le low-cost serait une solution parce qu’on a des familles en pauvreté qui ne peuvent faire autrement que de s’approvisionner à travers ces filières. Mais c’est une impasse. La malbouffe affecte notamment les plus précaires, qui ont les indices de surpoids et d’obésité les plus importants. Ce n’est pas inévitable. Cuisiner chez soi des produits frais et de saison, en réduisant la consommation de viande, n’est pas spécialement cher. Mais ça demande une organisation, et c’est parfois difficile pour des ménages qui ont des longues navettes ou n’ont qu’un accès difficile à des produits de qualité. En outre, l’alimentation low-cost ne peut pas être un substitut à une protection sociale digne de ce nom. Il faut, par un relèvement des salaires minima et des allocations sociales, que des régimes alimentaires sains soient abordables pour tous » (6).

Une idée folle… ou la seule pertinente ?

Pour modifier durablement les comportements alimentaires, il faudrait donc agir sur tous les fronts à la fois. Impossible ? Peut-être pas. Durant le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, une tribune parue sur le média Reporterre a ravivé une idée très audacieuse, qui avait déjà fait de timides apparitions dans le débat public par le passé : celle d’une sécurité sociale de l’alimentation. Hein ? Quoi ? Eh bien oui, aussi fou et étrange que cela puisse paraître, cette proposition n’est pas dénuée de sens. Il suffit de réaliser un parallèle avec les soins de santé pour percevoir toute sa pertinence. Aujourd’hui, près de trois quarts des dépenses médicales des Français sont prises en charge par la sécurité sociale. « En 1945, dans une économie pourtant exsangue, des hommes et des femmes engagés pour des « jours heureux » ont pensé un monde où toutes et tous pourraient se soigner sans distinction de classe. Ils ont bâti et défendu la sécurité sociale. À la place des politiques de réduction des inégalités ou des logiques de charité discrétionnaire chères aux libéraux, ils ont créé du droit, à partir d’un système universel. Quelques décennies plus tard, revendiquons le même engagement pour l’alimentation : que le droit soit le socle de toutes les politiques alimentaires et agricoles à venir » (7). L’idée d’une sécurité sociale alimentaire, telle que développée au départ par un groupe thématique de l’association française Ingénieurs sans Frontières, peut être résumée de la manière suivante : allouer cent cinquante euros par mois par personne pour l’alimentation, utilisables uniquement auprès d’acteurs du marché alimentaire « conventionnés » – comme aujourd’hui on parle de médecins conventionnés. Les signataires de la tribune dans Reporterre ajoutent : « Cent cinquante euros par mois vont permettre durablement aux ménages les plus précaires un bien meilleur accès à une alimentation choisie, de qualité. Une sécurité sociale de l’alimentation obligera les professionnels.les de l’agriculture et de l’agroalimentaire, s’ils veulent accéder à ce « marché », à une production alimentaire conforme aux attentes des citoyens.nes » (8).

Oui mais… D’où viendraient les milliards d’euros nécessaires à un tel projet ? La proposition, là encore, suit le parallèle avec la sécurité sociale actuelle : « L’analogie avec la sécurité sociale nous a menés sur l’idée historique d’une cotisation. Cette option est cohérente avec notre volonté d’avoir des caisses de sécurité sociale gérées de manière démocratique, là où un financement par l’impôt risquerait d’induire une gestion centralisatrice par l’État. Une première option à étudier serait une cotisation supplémentaire qui serait prélevée sur le salaire ou revenu brut. Ceci impliquerait une baisse du salaire ou du revenu net, plus ou moins compensée par le versement de 150 euros par mois à dépenser uniquement pour une alimentation conventionnée » (9).

Vers une démocratie alimentaire

Quel intérêt, alors, si c’est pour recevoir d’une main ce qu’on donne de l’autre ? Tout d’abord, cette cotisation serait évidemment proportionnelle aux revenus. Cela signifie que la question des inégalités serait attaquée de front, suivant l’adage : chacun contribue selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. Pour faire simple : certains contribueraient au pot commun davantage qu’ils n’en bénéficieraient. Autre intérêt à cette idée : le « conventionnement » des acteurs alimentaires reposerait sur un débat démocratique, une cogestion par des représentants des mangeurs et des producteurs. Cela signifierait une sortie partielle de la pure logique de marché. Les acteurs souhaitant pouvoir vendre à l’intérieur de ce système solidaire devraient se plier aux choix démocratiques de la population. Au passage, on retrouve là, généralisé et renforcé, un fonctionnement participatif qui ressemble au système participatif de garantie (SPG) cher à Nature & Progrès.

Bien sûr, il s’agit encore d’une utopie. De très nombreuses questions pratiques se posent, sur le fonctionnement concret d’un tel système et surtout sur la transition, pour les acteurs du système actuel, vers ce système alimentaire partiellement « socialisé ». Notez que le groupe de travail à l’origine de cette proposition est allé très loin déjà dans les implications pratiques possibles (10). Il y a là, à n’en pas douter, un formidable vivier de réflexions pour les associations d’éducation permanente qui font de l’alimentation une thématique centrale. « Il n’est pas possible de dire que les initiatives qui s’occupent aujourd’hui de construire une démocratie alimentaire, un accès de tous à une alimentation de qualité, sont « nombreuses ». Mais elles existent. (…) Faire vivre ce projet de sécurité sociale de l’alimentation, c’est se donner l’objectif de mettre en avant et de généraliser ce type d’initiatives, bien plus à même de répondre aux enjeux agricoles et alimentaires que les injonctions à la “consomm’action” ou les discours des grandes surfaces promettant « une agriculture bio accessible à tous« . C’est lutter contre l’idée que la responsabilisation individuelle par l’éducation serait suffisante pour répondre aux enjeux agricoles et alimentaires, quand bien même elle est nécessaire (11).

Notes

(1) « Alimentation et inégalités sociales de santé : l’accès à une alimentation de qualité en question.« , par Martin Biernaux, chargé de projets au service Promotion de la santé de Solidaris – Mutualité socialiste, FIAN Belgium, www.fian.be

(2) Livre blanc « Pour un accès de tous à une alimentation de qualité« , Solidaris, 2014. Voir livre-blanc-alimentation-version-telechargeable.pdf (alimentationdequalite.be).

(3-4) Régnier, Faustine, et Ana Masullo. « Obésité, goûts et consommation [*]. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale« , Revue française de sociologie, vol. 50, n°. 4, 2009, pp. 747-773.

(5-6) Olivier De Schutter, « On doit replacer l’alimentation au centre de nos existences« , propos recueillis par Frédéric Rohart dans L’Écho, 14 décembre 2020.

(7-8) « Créons une sécurité sociale de l’alimentation pour enrayer la faim« , tribune dans Reporterre, 25 mai 2020.

(9) Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Ingénieurs sans frontières (isf-france.org)

(10) « Le groupe thématique Agricultures et Souveraineté Alimentaire d’Ingénieur.e.s sans frontières (ISF) regroupe des citoyen.ne.s œuvrant pour la réalisation de la souveraineté alimentaire et des modèles agricoles respectueux des équilibres socio-territoriaux et écologiques. »

(11) Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Ingénieurs sans frontières (isf-france.org)

La cohérence dans l’assiette, bien plus qu’un Challenge !

Le Veggie Challenge est un de ces nouveaux défis alimentaires qui s’est déroulé pendant tout le mois de mars. Il visait à « améliorer le monde » en « faisant la différence pour l’environnement et en sauvant des vies animales« , en mangeant « de la nourriture plus saine, plus savoureuse et plus écologique« . Quelques mises au point manifestement s’imposent…

Par Sylvie La Spina 

D’après les chiffres avancés par les organisateurs, chaque personne se passant de viande permet d’économiser mille litres d’eau et six cent trente-trois grammes d’émission de CO2 par jour. Plus de vingt mille personnes auraient participé au Challenge en Belgique…

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Un Veggie Challenge… totalement hors-sol !

Une première observation qui mettra d’emblée de mauvaise humeur les éleveurs, les agronomes et bon nombre de citoyens éclairés : les chiffres sur la consommation d’eau ! Les mouvements végans ne peuvent s’empêcher de compter, dans l’eau d’abreuvement des animaux, les pluies qui tombent sur les prairies et les cultures servant à alimenter le bétail, ce qui a pour avantage d’attirer l’attention, tant le chiffre est exorbitant. Mais personne ne réfléchira à sa cohérence, le citoyen ayant l’habitude – et c’est bien malheureux ! – de prendre pour argent comptant les propos de ces mouvements. Même les pouvoir publics ou politiques subsidiant ou soutenant le Veggie Challenge semblent n’y voir que du feu.

Parcourons le site Internet de l’organisation et découvrons les nombreuses idées de recettes inspirantes qui permettent de se passer de viande, de produits laitiers et d’œufs. Pour donner à tous l’envie de changer son alimentation – et pour ne pas entendre râler les enfants -, il s’agit d’être innovant, en jonglant avec la gamme de produits végétaux disponibles. Mais nous voici en plein mois de mars : le potager est quasiment vide, comme les réserves de nos maraîchers et arboriculteurs… Ce n’est pas un souci pour les organisateurs qui proposent des menus à base de tomates cerises, de courgettes, de concombres, de fruits rouges et d’autres délices typiquement d’été. Eh bien quoi ? Rien d’anormal : ils sont disponibles chez Colruyt, sponsor du Veggie Challenge ! Venant de loin, cultivés dans des serres à ambiance tropicale, tandis que tombent les derniers flocons de l’hiver… Vous avez dit écologique ?

Une bonne moitié des recettes comporte l’utilisation de substituts : faux fromage, faux poulet, faux haché… Un exemple parlant : les Sensational Saucisses Garden Gourmet. Selon le site du fournisseur : « une saucisse à base de plantes qui a le même aspect, le même parfum, la même saveur et qui se cuit de la même manière qu’une saucisse à base de viande« . Et pour cause, les chimistes de Nestlé sont sur le coup ! Les ingrédients ? De l’eau, des protéines de soja, des huiles végétales, des épices, du méthylcellulose mais aussi du boyau végan composé d’alginate de sodium – utilisé comme substitut de sperme dans les films pornos – miam, miam… -, du chloride de calcium, de l’amidon de tapioca… Un cocktail industriel mûrement réfléchi, ce qui explique sans doute son coût – vingt-deux euros le kilo – à côté des saucisses bio pure viande – quinze euros le kilo chez le même fournisseur… Bref, si l’objectif de cette action était sans doute louable, elle manque cruellement de cohérence. Et si nous pensions notre assiette autrement ?

Moins mais mieux

Il est vrai que nous avons eu tendance, ces dernières décennies, à consommer beaucoup – sans doute beaucoup trop – de produits animaux. Et si nous en consommions moins mais mieux ?

  1. Un élevage écologique et respectueux du bien-être animal

Quelle est votre vision de l’élevage idéal ? Pour moi, les animaux doivent être élevés à l’extérieur et non confinés dans des bâtiments. Le coronavirus nous montre, en pratique, l’impact du confinement sur le bien-être, la santé et la psychologie. C’est pareil pour les animaux ! Une vache ou un mouton doivent manger de l’herbe en prairie, un cochon doit avoir l’occasion de fouir, et une poule de gratter la terre. L’alimentation doit être bio, régionale et bien entendu sans OGM. C’est justement ce que proposent les producteurs bio et notamment ceux qui sont labellisés Nature & Progrès.

Cependant, vous pouvez aussi décider d’élever, par vous-mêmes, quelques animaux pour votre propre consommation. C’est une activité enrichissante qui permet de mieux comprendre les réalités rencontrées par les éleveurs professionnels, un peu comme le jardinier qui appréhende mieux la valeur des légumes et le travail d’un maraîcher qu’un citoyen lambda qui va les acheter en grande surface… Quelques poules pour les œufs, deux chèvres pour le lait ou encore quelques poulets, moutons et cochons pour la fourniture occasionnelle en viande. Avec une consommation raisonnable, pour un ménage, une dizaine de poulets par an sont largement suffisants ; un mouton et un cochon tous les deux ans, par exemple, le sont également.

Si l’élevage pour la consommation personnelle présente peu de difficultés en soi, c’est au niveau de l’abattage que tout se complique. Il faut d’abord avoir franchi le cap psychologique de décider d’ôter la vie à son animal afin de s’en nourrir. C’est tellement plus facile de déléguer cette étape aux abattoirs lorsqu’on achète de la viande déjà découpée… Se réapproprier ce geste demande un cheminement mais aussi un savoir-faire qui s’est presque perdu. L’abattage d’animaux pour sa propre consommation est autorisé pourvu que la mise à mort respecte certaines règles relatives au bien-être animal, comme l’obligation d’un étourdissement. Les gestes à appliquer sont précis. Comment remettre en avant ce savoir-faire ? N’y a-t-il pas là matière à études et à actions ?

  1. Substituer, mais avec des produits artisanaux et de saison

Réduire sa consommation de produits animaux est sain. Mais sachons rester cohérents, en évitant les substituts industriels ou les produits issus de l’autre bout de la planète. Car c’est bien là que se situe l’incohérence de la grande majorité des mouvements à idéologie végane ! Enormément de fruits et légumes poussent sous nos climats – même des pêches et des kiwis, en serre non chauffée, près de la Baraque Fraiture ! – et de nouvelles cultures de quinoa, lentilles et autres petites graines viennent aujourd’hui compléter les menus locaux. Comme dit plus haut, la fin de l’hiver est la période la plus difficile pour se procurer des fruits et légumes frais. Cependant, en plus d’innover dans les recettes à base de légumes d’hiver, il n’y a pas de plus grand de plaisir que celui d’ouvrir un bocal de bons légumes d’été. Nos ancêtres le savaient davantage que notre société moderne : c’est en été que l’on prépare l’hiver !

Avec Nature & Progrès, allons plus loin !

Pour Nature & Progrès, une sensibilisation à la réduction de la consommation de produits animaux doit comporter, en premier lieu, une réflexion sur le choix de l’élevage qui nous nourrit, sur l’éleveur et sa philosophie, sur sa manière de conduire son troupeau et d’alimenter ses animaux, sur son degré d’autonomie en production et en transformation.

Redécouvrons aussi le métier de la boucherie : bien plus que la découpe de la viande et sa préparation avec des additifs, nos bouchers artisanaux utilisent un réel savoir-faire qui permet de mieux comprendre ce qui fait une viande de qualité. N’œuvrons pas contre la viande mais œuvrons pour la bonne viande ! Visitons des cultivateurs bio qui se lancent dans des productions innovantes, petites graines, légumineuses et compagnie ! Initions les citoyens à la réappropriation de leur alimentation par le jardinage, l’élevage et la conservation des fruits et légumes pour préparer l’hiver. Ensemble, relevons le défi d’une assiette bio, locale, écologique et cohérente !

D’une manière générale, nous nous permettrons de renvoyer le lecteur à notre étude, publiée en 2019, intitulée : La juste place de l’animal dans notre monde – Réinventer le contrat domestique. Nous y montrons que, si le refus de l’industrialisation de la nourriture semble légitime et cohérent, une trop grande radicalité dans notre bienveillance vis-à-vis du monde animal est de nature à produire des effets indésirables. « Notre tentative de dialogue avec le monde végan, concluions-nous alors, au lieu de rechercher une juste place pour l’animal dans le monde, ne gagnerait-elle pas à trouver plutôt celle de l’homme, ce pâle démiurge toujours trop prompt à se poser, oscillant sans arrêt entre l’ornière de droite et celle de gauche, tantôt en prédateur effroyable et tantôt en sauveur magnanime ?« 

Repartir de plus belle ?

Les beaux jours qui reviennent et la pression populaire croissante vont certainement amener nos autorités à « lâcher du lest », même si le maudit virus qui nous gâche la vie ne se satisfera sans doute pas d’une seule année de crise. L’occasion de faire un premier bilan de ce qu’il nous a déjà coûté. Et de ce qu’il risque bien de nous coûter encore…

Par Dominique Parizel

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Introduction

L’histoire de la Covid-19 restera avant tout une question de points de vue. Chacun d’entre nous l’aura vécue, tant bien que mal, mais chacun racontera une expérience différente, allant de la longue période de tranquillité et de méditation au désastre absolu, tant sur le plan humain que professionnel. C’est très simple : dans ma rue, ma voisine de gauche a quitté son homme, celle d’en face déménage et celle de droite… est morte, mais d’autre chose que de Sars-Cov-2 ! Raconter la pandémie sera donc extrêmement aléatoire et en tirer des enseignements pour l’avenir le sera plus encore. Ce que produira la somme de toutes ces tranches de vie, en matière de réalités quotidiennes qui la changent – la vie ! -, demeure dès lors très incertain, même si quelques tendances lourdes semblent pourtant se dessiner. Nous allons tenter l’exercice, non pas pour énoncer l’une ou l’autre vérité d’évangile qui se prétendrait universelle mais dans le seul souci d’aider chacun d’entre nous à mieux évaluer ce qu’il advient de sa propre existence, de sa propre relation au vaste univers. Juste la spéculation d’un esprit par trop confiné peut-être, la rumination d’une vache à l’étable qui attend l’arrivée du printemps et le bel horizon des prés reverdis. Merci d’avance pour votre indulgence…

1. Paysage après (avant) la tempête

La grippe espagnole fit ses premiers morts en septembre 1918. Le dernier cas fut signalé en… juillet 1921. On lui attribue entre vingt et cinquante millions de morts. Plus d’un quart de la population mondiale aurait été infectée. Le lien entre mortalité et pauvreté fut alors clairement établi. Aucun vaccin ne fut utilisé car si le vaccin contre la variole, par exemple, existait déjà, la mise au point de la majorité des autres fut largement postérieure. Les premiers vaccinés contre la grippe furent ainsi les soldats américains qui combattirent, en Europe, à partir de 1944…

Plus il circule, et plus il mute !

Mi-mars 2021, après une année complète dans nos vies, « notre » Covid-19 avait fait officiellement deux millions six cent mille morts, à travers le monde, pour une centaine de millions de cas. Dont un cinquième pour les seuls Etats-Unis, et un dixième pour le seul Brésil… Bien sûr, les chiffres donnés par de nombreux pays semblent très partiels. En Russie, par exemple, le nombre de morts « anormales », entre 2019 et 2020, dépasse de très loin le nombre des décès attribués au virus. Nulle machination à cela mais le simple fait que la Covid-19 fut rarement diagnostiquée comme telle dans les coins reculés de cette vaste étendue… Chez nous, passé la deuxième vague, les chiffres se sont stabilisés sur un « plateau » relativement élevé, comme si une course de vitesse était engagée entre les effets de la vaccination massive et l’installation progressive, dans nos régions, des nouveaux variants plus contagieux du virus, venus d’Angleterre, d’Afrique du Sud et d’ailleurs. Si un virus n’est pas, à proprement parler, un être vivant, ce n’en est pas moins une entité biologique très opportuniste qui se modifie rapidement afin de s’installer et de se multiplier dans les milieux qui lui sont les plus favorables. Il est très probable que la vitesse de circulation d’un virus – c’est-à-dire la rapidité avec laquelle les humains se le repassent des uns aux autres – favorise ces mutations. Ainsi, le « variant britannique » – sans doute 60% plus contagieux que la souche originelle du virus – est-il probablement déjà, lois de Darwin obligent, très majoritaire en Belgique.

Redoutant l’arrivée d’autres variants – dont le « variant sud-africain » – de Sars-Cov-2, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s’inquiète à présent de l’apparition d’un « variant amazonien » qui aurait surgi au fin fond du Brésil, un pays dont les autorités furent particulièrement négligentes en matière de prévention et de gestes barrière. Les scientifiques se pressent donc à Manaus, au cœur de la grande forêt équatoriale, où le séquençage du variant est en cours afin de mieux en connaître la dangerosité exacte. On s’interrogera ensuite pour savoir où il s’est éventuellement répandu… Mais peut-être le cas de cette mutation se révélera-t-il indolore, anecdotique. Il n’en demeure pas moins que la plus grande crainte réside aujourd’hui dans le fait que l’un ou l’autre de ces nouveaux variants puisse échapper au « contrôle » vaccinal, que les anticorps produits par les vaccins qui nous sont administrés s’avèrent soudain défaillants face à la nouvelle forme qu’aurait prise Sars-Cov-2. Auquel cas, nous pourrions être repartis pour un tour de carrousel, avec la mise au point de nouveaux vaccins adaptés à la mutation et l’organisation de nouvelles tournées générales de piqûres, avec tous les dégâts collatéraux qu’occasionneraient d' »enièmes » prolongations de la crise. Mais jusqu’à quand ?

Dans ce contexte, le gros doigt fait par l’Europe pour nous mettre en garde contre l’interdiction des voyages « non-essentiels » apparaît comme très inopportune. Car freiner au maximum la circulation du virus – comprenez : le fait que des humains le transportent avec eux quand ils se déplacent – offre évidemment, en retardant leur contamination, une protection sanitaire accrue des populations, mais donne surtout au virus moins d’opportunités de muter rapidement. Or les gadgets de type Passeport vaccinal qu’elle souhaite mettre en place – outre qu’ils constituent probablement une atteinte à nos libertés, nous y reviendrons – ne garantissent rien qui soit suffisamment hermétique aux variants venus d’ailleurs. La seule attitude appropriée est donc de rester sur place, le temps que ça passe, tout simplement ! Voilà déjà une chose à méditer pour mieux endiguer les pandémies du futur. D’une manière plus générale, il est sans doute urgent de mettre des limites au « bougisme » (1) et, par conséquent, aux effets de la mondialisation. Gens et marchandises ne voyagent jamais seuls…

Des horizons qui se bouchent et se rebouchent

Le mot « récession » n’ayant pas cours dans le merveilleux vocabulaire du dogme « croissanciste », nous avons appris, début mars, que notre pays avait subi une « croissance négative » de 6,3% de son PIB (Produit Intérieur Brut) – c’est-à-dire de l’ensemble des « richesses » produites par le pays en un an -, entre 2019 et 2020. En fait de « richesses », tout fait farine au bon moulin, exportations d’armes et de patates à chips y compris… Ce chiffre n’est finalement pas aussi terrible que nous avions pu l’imaginer, alors que certains nous annonçaient allègrement le double, au plus fort de la première vague… Reste que ce n’est quand même pas rien, juste ce qui nous est arrivé de pire depuis la guerre ! Et, pour la seule branche « arts, spectacles et activités récréatives », la chute approche carrément les 20%, ce qui est sans doute une indication plus fiable quant à l’état réel de notre moral. C’est dire surtout à quel point certains d’entre nous souffrent beaucoup plus que d’autres… Autre indicateur de l’état véritable de notre santé mentale – même si, contrairement à ce qui fut parfois suggéré, le nombre des suicides reste constant (2) -, la crainte d’un baby-crash généralisé semble sérieuse (3). En janvier 2021, en France, le nombre de naissances a chuté de 13 % par rapport à janvier 2020, a révélé l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), le 25 février. Peut-être n’est-ce là qu’un effet conjoncturel lié à la crise, dirons certains, plus qu’un effet générationnel qui refléterait une volonté profonde de faire moins d’enfants… « La perte d’un emploi ou la peur du chômage peut avoir une grosse influence sur la décision de fonder ou d’agrandir sa famille« , explique ainsi la démographe Eva Beaujouan, même si, pour certains autres couples, le contexte mondial est devenu si sombre que l’idée même d’y faire des petits est d’emblée écartée. Il y a vingt ans déjà, dans son livre intitulé Résister au bougisme, Pierre-André Taguieff notait déjà ce passage, cette transition, d’une « religion du progrès » – cet avenir auquel nous pouvions tranquillement nous abandonner – à une inquiétude qu’il qualifiait de « post-moderne » – cet avenir indiscernable avant tout dépendant de nos choix, individuels et collectifs. Nous y sommes ! Nous sommes tous habités désormais par cette inquiétude, tous au beau milieu du champ de patates, à piétiner dans la gadoue…

Non sans une certaine candeur, la RTBF nous expliquait, en date du 18 novembre 2020, que les jeunes sont déprimés « parce qu’ils ont besoin de vie sociale. Privés de club de sport, de cours en présentiel, privés de ces liens sociaux fondamentaux dans leur vie. S’ajoute à ça le fait que beaucoup ont perdu leur job d’étudiant. Des soucis financiers frappent de plein fouet l’autre catégorie la plus touchée : les travailleurs de l’horeca. Ceux-là redoutent de tout perdre. Ils craignent aussi que le confinement se prolonge et ruine la période de fin d’année… » Tout cela s’étant malheureusement vérifié, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus loin encore « dans la forêt », égarés et malheureux tels des petits Poucet, à nous demander si c’est vraiment le virus et ses dégâts collatéraux qui affectent autant notre moral. Ou plutôt l’évidence d’une inquiétude beaucoup profonde qui nous saute soudain aux yeux ! Rouvrir quelques magasins, quelques camps de vacances et quelques bars à pintes, même « spéciales », suffira-t-il à calmer l’angoisse collective ? Mais errons-nous, pour autant, nus comme des vers en dépit des montagnes de vêtements que nous n’avons pas achetés cet hiver, compromettant gravement une « période de soldes » généralement faste pour le business, ce qui a tellement préoccupé nos chers médias ? Une couche de chiffons en plus sur le dos ou dans l’armoire, l’avenir nous eut-il paru, tout d’un coup, plus lumineux et plus aisé à discerner ?

Visions à la dérive

Abandonnés à la solitude de leurs kots, les étudiants ont eu le temps d’y penser, à cet avenir incertain. Et ils ont raison de demander des comptes, même si personne aujourd’hui n’est prêt à leur en donner… Tout le monde réclame des perspectives mais plus personne n’est en mesure d’en concevoir, tant le vieux logiciel providentiel, « croissanciste » et progressiste paraît bel et bien périmé. Une nouvelle donne économique et sociétale se met en place que personne ne parvient à anticiper ni même à décrypter. Mais nos dirigeants d’antan n’ont-ils pas toujours eu la détestable habitude de ne jamais rien prévoir, ne réagissant qu’une fois le problème sur la table. Début mars, on fit donc mine de nous « déconfiner » un peu, mais à l’air alors : oké pour dix têtes de pipe dehors, les gars, mais alors avec masques et distanciation sociale… La belle histoire ! Exactement ce que nous étions déjà autorisés à faire depuis belle lurette dans les files d’attente de n’importe quel magasin… Ou alors, attendez, on rouvre mais avec des protocoles sanitaires si compliqués qu’il est souvent plus simple et moins onéreux de rester carrément fermé. Et attention ! Il y a plus drôle encore. « Traverser une maison pour se rendre dans le jardin est désormais autorisé« , nous apprend Le Soir, du 6 mars ! « Et même d’utiliser les toilettes des gens chez qui nous nous trouvons« , écrit encore le quotidien… A-t-on jamais rêvé plus sophistiqué dans le genre précision qui infantilise ? Combien de procès-verbaux pour utilisation abusive de toilettes la police a-t-elle dressés depuis ?

Soyez tranquilles, pas de parti-pris chez nous envers aucun mandataire, homme ou femme (ou autre), de droite ou de gauche (ou autre). Il y a ceux, bien sûr, qui s’empêtrent dans les Comités de concertation à répétition et d’autres qui se perdent le nez dans le masque quand la vaccination patine. Mais pourquoi ne pas associer davantage les médecins généralistes en qui la population a toute confiance ? Parce que ce sont les vaccins eux-mêmes qui font défaut ? Certes, la responsabilité publique est un métier bien difficile, et de plus en plus mal-aimé. Nous ne déplorerons même pas, dès lors, que la capacité d’action des services publics soit si fréquemment surestimée – nous ne prétendons pas ici être en mesure de l’évaluer, d’ailleurs – par des ministres ainsi amenés à faire soudain et trop souvent machine arrière. Tant pis pour eux ; c’est juste leur crédibilité qu’ils jouent ! Nous n’évoquerons pas, non plus, la navrante saga des masques Avrox, qui sont aujourd’hui au rebut, ni encore les atermoiements du testing, ni même le tracing qui s’est si souvent égaré en cours de route, même avec l’aide des Apps les plus modernes… Nous ne dirons plus notre ébahissement devant ceux qui « dérogent » pour des pesticides prohibés ou qui grommellent encore, juste pour la forme, sur la sortie du nucléaire… Nous regretterons davantage l’impuissance face aux fantasmes d’automatisation des gares et des trains, un univers déjà pas accueillant – non, disons-le, franchement glauque et glacial – où l’on ne trouvera bientôt plus âme qui vive, si ce n’est un vigile pataud ou un steward rigolard. Juste quelques boîtes à tickets, quelques portiques qui claquent et des trains bardés d’écrans et de caméras, et qui démarrent tout seuls – et on fait quoi, s’ils ne démarrent pas ? Blade Runner en mode banalisé, en somme, un monde qui nous faisait déjà frémir, il y a cinquante ans au moins… Quant aux bus, ils nous emmèneront certes vers nos vaccins, dans la joie et l’allégresse, sans que nous ayons le moindre ticket à composter. A l’heure où les chauffeurs se bunkérisent pour ne plus subir l’œil triste des gens ordinaires – à Liège du moins, où j’habite, ce sont de vrais hommes invisibles, ces anti-héros du service public ! – et où même les abonnés regrettent presque d’avoir payé pour rien tant les contrôles sont rares, on se demande pourquoi la gratuité n’a pas été généralisée. Du point de vue de l’empathie et du sanitaire, on ne peut évidemment pas dire que les TEC et la STIB aient brillé par leur créativité. Encore une occasion de perdue de faire un geste pour une population vraiment dans le dur…

En l’espace d’une seule année, les transports en commun ont été institués comme le moyen de transport du pauvre, du pauvre malheureux qui est dans l’obligation de courir le risque d’aller s’y faire contaminer. La solidarité, la vraie, n’eut-elle pas été de leur épargner au moins l’injure du gros doigt moralisateur, du « paie ton bus, misérable » ! Quoi ? Vous feriez ça comment, s’exclame alors le bon bourgeois indigné ? Dame, en taxant l’automobiliste, pardi. Là serait la justice, là serait le courage, là serait la solidarité, la vraie. Ne pas voir cela – et bien d’autres choses -, c’est préparer le lit des extrémistes – qui se fichent pas mal de dire qui financera quoi comment -, ne me dites pas que vous ne l’aviez pas déjà compris ? A propos, Le Pen battra-t-elle Macron, l’an prochain ? A la faveur de la pandémie qui enfle encore et toujours – et vu l’incapacité de la gauche française à faire front commun -, tout est possible, non ?

2. De quoi nous souffrons vraiment

Holà, calme-toi, vieil agité pas encore vacciné. Tout n’est quand même pas allé de travers, depuis un an… Leur priorité, à nos gouvernants, c’est de revenir à la normale, en « présentiel », dans l’enseignement. Ils ont raison, non ? Bien sûr que oui qu’ils ont raison. Mais cela ne pourra s’appuyer que sur un dépistage massif et régulier, et sur la mise à l’écart immédiate de tout individu testé positif. Exactement ce qu’il eut fallu faire, à l’échelle de la population entière, dès le début de la menace. Défaut de prévoyance ? Encore une bonne chose à méditer pour les pandémies du futur…

Qui se soucie de nous ?

Donner la priorité au retour à l’école est évidemment une première réponse à la crise mentale qui secoue l’ensemble de la population. Mais, quelles que soient les compétences et les motivations de nos enseignants, se contenter d’un simple retour au business as usual sera largement insuffisant. Ceux qui étudient sont en souffrance, ils sont en demande. Qu’ils expriment leur détresse avec plus ou moins de force, il faudra leur expliquer pourquoi nous sommes si cupides, si égoïstes, si « court-termistes », si peu soucieux du destin de la planète… Ben oui, nous y voilà. Il est heureux qu’un « banc d’essai » au traitement de la grande crise climatique – là où se concentre aujourd’hui toute cette grande inquiétude « post-moderne » dont nous parlions – ait été fourni par une pandémie que la majeure partie de la population hésite encore à qualifier de crise écologique. Pour l’heure, il faut, dans l’urgence, faire le tri avec les chers gamins : au fond, qu’est-ce qui est un gros souci, et puis qu’est-ce qui n’a pas été si mal que cela ? De quoi souffrons-nous vraiment ? Ici et maintenant.

D’abord, nous avons tous peur de mourir. Autant le dire clair et net. Ce foutu machin, et tous les experts qui nous en causent d’une manière si docte et inspirée, nous ont fichu une pétoche infernale. Et personne n’est là pour dédramatiser tout cela, personne pour relativiser, personne pour en rigoler, même si ce n’est évidemment pas drôle. Bref, rien de tout ce qu’on appelle ordinairement la « culture ». Des médias, bien sûr, qui radotent et qui repassent leurs vieux plats pourris aux heures de grande écoute – puis qui se prennent la tête quand plus personne n’écoute -, des « réseaux sociaux » aussi, en pagaille, où le tout-venant déverse sans limite raisonnable son angoisse et sa bêtise. Et puis, des prophètes délirants, comme s’il en pleuvait, et du simplisme prêt-à-consommer pour qui le monde n’est que haine et opportunisme… Oublions-les. Tout cela peut amuser un temps mais, au bout d’une longue année d’ennui et d’ennuis, nombreux sont ceux font le choix, plus ou moins définitif, de « tourner le bouton », la tête en plein micmac… Il y a les bons livres aussi, heureusement, mais tout le monde n’aime pas cela… Alors trop souvent, nous restons là, face à nous-mêmes, à ruminer comme de vieilles vaches à l’étable. Trop seuls face à la peur qu’on nous a faite… Pourquoi ?

Ici se confondent deux notions pourtant très différentes – ou qu’on nous a sans doute volontairement « permis » de confondre – : le confinement et l’isolement. Le confinement est un enfermement, le plus souvent consenti pour une raison de force majeure, qui vise à protéger l’individu du monde extérieur et de ce qui s’y passe. L’isolement est une mise à l’écart, indispensable d’un point de vue sanitaire, parce que cette même personne représente un danger pour ses congénères du monde extérieur. L’isolement bien sûr n’est pas l’emprisonnement qui est une peine à purger ; quant à la quarantaine, c’est évidemment un isolement, et pas un confinement… Ce que nous imposèrent les circonstances, dans le cas de la réponse sanitaire apportée à Sars-Cov-2, fut souvent ressenti douloureusement d’un point de vue mental, même si nous y avons éventuellement consenti. Pris, à tort ou à raison, comme une injonction disproportionnée, c’est surtout la cause de la détresse qui se propage et s’étend, affectant principalement une grande partie des plus jeunes… La question se pose donc de savoir de quoi il s’agit vraiment, Confinement ou isolement ? Il y a un an exactement, juste avant la première vague, aucun Belge n’était malade mais un « confinement » fut pourtant imposé, en tirant parti avec habileté du fait que tout contaminable est un contaminant en puissance. Cette réponse sanitaire fut-elle consentie ou, au contraire, imposée à la population, et dans quelle mesure exacte ? Le fait est que le mot ne fut plus officiellement utilisé ensuite, remplacé par une abracadabrantesque histoire de bulles sorties d’on ne sait trop quelle vieille pipe à savon. Trop tard ! La population et les médias s’étaient habitués à l’idée de ce confinement / déconfinement, l’utilisant depuis à tort et à travers, dans la confusion la plus grande. La question du consentement ou de la coercition risquant d’être débattue fort longtemps encore, disons simplement que c’est, là aussi, une chose importante à méditer, en prévision des pandémies du futur.

Le révélateur de crises latentes

La limitation drastique de nos contacts, nécessaire afin d’endiguer la circulation du virus et sa capacité à muter rapidement, a entraîné ipso facto la fermeture des lieux où la vie sociale a lieu, sans tenir le moindre compte des impacts sur la santé mentale que causeraient cet isolement de fait, ou ce simple confinement suivant que notre ressenti balance de l’un ou l’autre côté… Le lobbying économique, au service d’intérêts particuliers, semble avoir d’abord penché pour un confinement général, court mais radical. Il se ravisa ensuite afin d’exiger un déconfinement complet dont les conséquences se sont avérées particulièrement chaotiques. Ces mêmes milieux tablent à présent sur la vaccination de masse, méprisant carrément le fait que les gens ne sont pas des numéros et qu’on ne dispose pas tout-à-fait de leurs corps comme de vulgaires baudruches qui garnissent le paysage social…

Et pourtant, Sars-Cov-2 ne désarmant pas, aucune autre issue ne semble aujourd’hui se dessiner. Aux yeux d’une part considérable de la population, la grande manipulation qu’est la vaccination sera cependant inscrite au passif des gros acteurs économiques et de leurs hérauts. Que cela leur semble juste, ou pas ! La Covid-19 n’est évidemment pas seule en cause. En réalité, on l’a souvent souligné, la pandémie est le révélateur, l’amplificateur des crises graves qui agitaient, qui clivaient déjà nos sociétés depuis des lustres. Nous nous bornerons ici à en évoquer trois : l’aggravement des inégalités, la crise de l’organisation du travail et la méfiance croissante de nos concitoyens envers l’état et ses représentants. Le coronavirus est venu nimber tout cela de bien singuliers éclairages…

– Inégalités

Il y a, aux yeux de beaucoup d’entre nous, des riches et des pauvres, depuis que le monde est monde… Il n’aura échappé à personne que les victimes prioritaires de Sars-Cov-2 furent bien les plus faibles d’entre nous, physiquement mais sans doute aussi moralement : ceux qui étaient déjà malades, la clientèle des maisons de repos, les gens en surpoids ou en dépression, etc. S’ajoutent bien sûr à ce sinistre « protocole morbide », tous ceux qui vivent dans des locaux surpeuplés ou quasiment insalubres, dans des quartiers dits défavorisés où la promiscuité est grande et l’adoption des gestes barrière aléatoire. Viennent encore les précaires de l’information que n’atteignent jamais les savants conseils des épidémiologistes et la rhétorique, pourtant diverse et variée, de nos ministres… Avec la crise sanitaire, le capitalisme dont ils sont les gardiens du temple n’a fait qu’aggraver la crise sociale ! Or la technique des confinements locaux et temporaires, par exemple, semble avoir le vent en poupe. Mais qui cela touchera-t-il majoritairement sinon des quartiers populaires, ne faisant qu’accentuer l’impact social de la crise ? De quoi exacerber des tensions qui ne sont pas neuves et créer localement un véritable climat d’émeute… Le tohu-bohu qui régna, le samedi 13 mars à Liège, et les dégâts matériels certes injustifiables qui s’ensuivirent sont malheureusement là pour en attester.

Mais bon dieu, nous sommes quand même des gens ouverts au dialogue, entend-on alors… Nous pouvons entendre cette détresse mais pourquoi embêter les riches quand les pauvres sont en souffrance ? Ne revisite-t-on pas là le Germinal, du cher vieux Zola, et n’entend-on pas déjà siffler le Kärcher à Sarko ? Attention ! De nos jours, les classes moyennes auxquelles nous appartenons, pour la plus grande partie d’entre nous, n’ont plus la garantie de ne jamais basculer, par un jour certes particulièrement funeste, dans la précarité et le besoin. Il suffit parfois de bien peu de choses… Aujourd’hui, les demandes d’aide explosent ! Selon la Croix-Rouge, 40% de la population font face à d’importantes difficultés d’ordre financier… A une époque où la richesse se concentre de plus en plus dans les villes – dans certains quartiers de certaines villes ! -, le choix d’une agriculture qualitative et prospère est également devenu une nécessité pour garantir un avenir à bien des territoires en déshérence – ou même carrément en voie d’abandon – et aux populations qui y résident.

– Travail

N’évoquons même pas ce vaste pan du monde du travail où télétravailler est inimaginable, un monde où la pénibilité est rarement reconnue à sa juste valeur, en temps de crise a fortiori. Saluons, une fois encore, tous ceux qui ont pris des risques pour le bien de tous, et souvent pour un salaire indigne de leur effort. Passons trop rapidement sur tous les autres qui n’ont pas droit de cité dans la marche de l’entreprise qui est pourtant la leur mais doivent se motiver avec le seul but de garantir des dividendes aux actionnaires… Concentrons toute notre attention sur cette fantastique opportunité offerte par la crise sanitaire : le télétravail !

Ah ! Le télétravail, quelle fantastique aubaine pour améliorer l’existence… Ne devait-il pas être l’occasion rêvée de mettre moins de véhicules sur les routes et d’épargner aux travailleurs le temps précieux ainsi gâché ? Pour une meilleure qualité de vie, croyait-on… Un an après, tout le monde râle : patrons en manque de contrôle, employés frustrés de contacts style Caméra café, familles encombrées par l’irruption d’un employé et de ses nombreux outils… Soyons justes : là encore le défaut de prévoyance fut particulièrement criant. Qui aurait imaginé des conditions expérimentales aussi délirantes pour tester avec rigueur l’intérêt exact du télétravail ? Absence d’infrastructures et de matériel adéquats dans la plupart des logis, absence de compensations financières – chauffage, électricité, matériel de bureau… – par la quasi-totalité des employeurs, défauts graves d’organisation du boulot et intrusions fréquentes de la hiérarchie, etc. Il y a surtout le fait évident que le télétravail ne semble jamais envisageable que partiellement, et jamais à 100% comme ce fut décrété de but en blanc. Hé, la faute à qui si personne n’avait pensé à rien avant que le ciel nous tombe sur la tête, si le patronat n’avait jamais voulu y croire, préférant le vieux paternalisme bêtifiant à une saine collaboration basée sur la confiance ?

En réalité, pouvoirs publics et employeurs se sont jetés là-dessus, dès le début de la crise, comme la vérole sur le bas clergé. Comme si c’était du pain bénit ! Il s’agit hélas d’une forme d’organisation compliquée dont ils ne savaient évidemment pas grand-chose, dont ils se méfiaient même pour la plupart. Tous furent pourtant trop heureux d’avoir quelque chose à proposer dans l’urgence. Dans les métiers « pour lesquels le télétravail est possible« , c’était sans doute cela… ou rien du tout ! L’affaire fut donc vite pliée, d’autant plus qu’il eut été difficile de payer tous ces gens à ne rien faire. Avec l’impact terrible qu’une mise à l’arrêt générale aurait eue sur l’économie… L’idée d’un « revenu de base » refit donc vite surface en pareil contexte, un revenu alloué sans condition, de la naissance à la mort, uniquement parce que chacun a le droit de vivre décemment. Un autre débat, direz-vous ? Pas si sûr…

– Représentation

Isolement aidant, le sentiment n’a jamais été aussi fort de ne pas être entendu, ni même simplement écouté. Nombreux éprouvent même maintenant le sentiment nouveau d’être carrément oubliés ! Les crises qui s’empilent n’ont jamais été aussi graves mais semblent totalement ignorées au seul profit des plus riches qui font tourner l’économie. Faire redémarrer rapidement la machine fut longtemps le seul souci ! La protection du business semble, à présent, trouver d’autres voies et c’est le souci de la santé mentale générale qui exige que la vie reprenne son cours. L’Etat, lui, emprunte tant qu’il peut dans un compromis généralisé qui ne pouvait avoir de sens qu’en temps de « vaches grasses », le seul pourtant qui paraît encore possible alors que la fragmentation de la vie politique n’a jamais été aussi forte. Un spectacle d’impuissance totale, en somme, qui indispose toujours plus gravement l’électeur ordinaire, lequel préfère, de plus en plus souvent, le simplisme grandiloquent des extrêmes – qui ne sont pourtant pas beaucoup plus malins ! -, sachant très bien, par ailleurs, que c’est toujours le citoyen ordinaire qui paiera finalement la facture. Dans six mois, dans deux ans, dans vingt ans…

Bref, la confiance du citoyen dans l’Etat s’érode toujours un peu plus à chaque coup. La démocratie s’est engagée dans une impasse, sans aucun plan B bien sûr, alors qu’elle n’avait déjà guère de plan A… En France, le rapport annuel de la Cour des Comptes publié mi-mars, centré sur les effets concrets et la gestion opérationnelle de la crise sanitaire, a pointé une trop faible anticipation des services publics concernés, au premier rang desquels la santé et l’éducation nationale. Il serait difficile de prétendre avoir fait beaucoup en Belgique. Pire encore que ce péché d’omission public : cette crise de confiance gagne aujourd’hui la science elle-même qui s’est, il est vrai, trop souvent compromise avec de gros intérêts transnationaux. Tout cela est parfaitement connu mais aucune réponse ne se dessine pour autant. Plus rien n’est donc aujourd’hui pardonné à l’Etat et à l’ensemble de ses représentants. Des défaillances de logistique ordinaire en temps de crise grave – qui n’ont absolument rien à voir avec l’impossibilité de prévoir l’imprévisible – sont ressenties comme de véritables injures faites aux « gens normaux », à tous ceux qui « trinquent » au quotidien. De l’eau apportée, volontairement ou non, au moulin de ceux qui veulent toujours moins d’Etat et qui revendiquent la « loi du plus fort » économique ? Le « trumpisme » décidément nous guette, il est derrière la porte. Est-il encore temps de réagir ?

Ce qui va bien, ce qui va mal

Allons bon. Tout cela, ce n’est quand même que de la grande théorie. Un simple regard sur nous-mêmes, sur nos conditions réelles d’existence devrait nous permettre d’y voir plus clair, de dresser un bilan plus objectif de nos conditions de vie réelles. Restons pragmatiques, parlons plutôt de la « vraie vie », de quoi notre quotidien est fait : manger, habiter, dormir, bouger…

D’accord. Admettons que ce qui va plutôt bien est la conséquence d’un retour – plus ou moins accepté, plus ou moins temporaire – des consommateurs dans leur environnement de proximité. Ils s’efforcent d’acheter local, prennent le temps de cuisiner et, globalement, mangent mieux. L’agriculture biologique a bien fait son job et a ouvert la voie à suivre. Le citoyen l’a bien compris. Sauf, bien sûr, ceux qui « n’ont plus les moyens » et qui optent, nous dit-on, toujours plus pour le hard-discount ou vont carrément grossir la file des épiceries sociales quand le porte-monnaie est vide… Nature & Progrès, depuis cette année, expérimente le Réseau RADiS et entend ainsi démontrer qu’il n’y a de fatalité pour personne. Pour peu qu’on s’efforce de raviver le capital social, partout où c’est possible…

Côté habitat, son amélioration bénéficie des dépenses qui n’ont pas pu être faites ailleurs ; quand on reste toute la journée chez soi, ben oui, on est aux premières loges pour constater tout ce qui cloche. Encore faut-il que le droit à habiter soit un droit à habiter décemment. Or la crise sanitaire a montré à quel point ce droit était bafoué pour beaucoup d’entre nous… Rayon mobilité, l’évolution ne semble guère satisfaisante tant l’état catastrophique des transports en commun tend à ramener les gens inquiets dans leur bagnole. Mais pour aller où ? L’errance au volant serait-elle une manière de tromper l’angoisse ? La tendance n’est pas bonne car, si une reprise de l’activité mondiale s’amorce – poussée dans le dos par le dogme libéral dominant -, le prix du pétrole risque fort de repartir à la hausse et de nous emmener tout droit vers un bordel économique digne de 2008. A moins que l’alternative soit enfin sur les rails, avec l’électricité ou l’hydrogène ? Mais qui pourra se payer les splendides berlines qu’on nous fait miroiter ? Aucun constructeur ne semble prêt à proposer de petites urbaines qui font gagner de la place et de l’énergie… Est-ce pourtant si difficile à comprendre ?

L’homme de la rue, trop préoccupé par ses propres soucis, s’est évidemment empressé d’oublier tout ce qui est d’ordre écologique et climatique, cela va sans dire. Et personne n’a vraiment le cœur de le lui rappeler… Nous l’avons dit, l’isolement que nous vivons – même s’il ne dit pas son nom – est avant tout d’ordre mental. Nous pouvons être critiques sur notre « vie d’avant » mais manquons totalement de moyens pour comprendre où nous emmène la « vie d’après ». Peut-être est-ce également dû aussi à un manque d’engagement individuel de notre part, en faveur de ce que nous estimons être juste. Comment la crise fera-t-elle évoluer l’opinion ? Il est trop tôt pour la dire. L’écologie et le numérique triomphent, nous dit-on, mais rien n’est moins sûr… Le second a vu s’effondrer quelques grands mythes tenaces : la visioconférence, par exemple, fonctionne si mal que Microsoft est déjà en train de raconter que les réunions connectées du futur se feront à l’aide… d’hologrammes ! Quant à l’enseignement « en distanciel », il a tellement déprimé étudiants et enseignants qu’il ne semble déjà plus que très exceptionnellement envisagé, pour ce qui est du secondaire en tout cas, les étudiants du supérieur, de leur côté, n’aspirant qu’à retrouver leurs chers auditoires… L’écologie enfin fait toujours frémir les milieux économiques qui n’y voient que dépenses impossibles à financer ; ils n’admettent pas que la crise du coronavirus soit une crise écologique qui a pesé 6,5 % du PIB belge en 2020 et ne pensent qu’à renvoyer des avions strier l’azur virginal du confinement. Mais combien pèsera la crise climatique dans les années qui viennent ?

3. Le monde d'après

L’illusion générale, le solipsisme comme pensée unique, du « retour à la normale » est toujours la norme. Vaccination au printemps, liberté de « boire un verre » en été. Et sur notre terrasse préférée, encore… Voilà la promesse du gouvernement belge, si toutefois un vilain canard ne revient pas faire des couacs, couacs dans le petit marigot de la Covid-19, laquelle évidemment ne cessera pas d’exister pour autant, même si une large majorité d’entre nous s’en sera peut-être protégée… Mais pour combien de temps ? N’allez quand même pas imaginer un retour au déconfinement raté de l’été 2020. Les protocoles sanitaires s’inviteront à votre table pour un bon moment encore. Ce qui n’empêche pourtant pas les beaux optimismes de parler d’atterrissage… Et de redécollage, sans doute, de Ryanair et consorts. Ce magnifique fleuron du secteur aérien qui nous fait tant rêver et où, nécessités économiques obligent, les employés ont dû se résoudre à des baisses de salaires… Mazette. Qu’est-ce qui va leur rester ?

Tragédie classique et cinéma américain

Etrange artifice cependant que de qualifier de « normale » ce qui n’était qu’un banal contexte d’origine, et qui n’avait absolument rien de stable, ni de durable, ni même de simplement satisfaisant ou épanouissant. Ce contexte « en évolution » n’était qu’une « coupe », à un instant T, déjà constellé comme un ciel d’été par la multitude des crises que nous avons décrites. Pourquoi souhaiter revenir à cela plutôt qu’à autre chose ? Quelle est cette fable franchement inepte qui nous prend, une fois encore, pour des simplets ?

Nous nagions donc en pleine félicité lorsque, de la manière la plus inopinée qui soit, survint cette coquecigrue, bien sûr très méchante puisqu’elle a tout mis la tête en bas. Ce serait à peu près cela l’idée ? Pareil bouleversement peut être comparé à l' »épitase » qui survient sans crier gare pour chambouler la « protase »… L’épitase est le premier des trois temps de la tragédie antique. Quelque chose change brusquement, pour tout le monde : un seigneur se convertit, une ombre fait des révélations, un peuple se révolte… Le deuxième temps est ensuite celui de la confrontation : les protagonistes entre eux, ou les protagonistes face aux événements, ou encore un protagoniste face à lui-même… C’est, comme qui dirait, la première vague après l’apparition subreptice de la Covid-19 : on s’interroge, on réagit, on râle, on applaudit les héros à huit heures du soir… La transformation du petit train-train quotidien pose pourtant rapidement de sérieuses questions existentielles, induisant d’importants retournements d’attitude ou d’opinion. C’est la métabase, un terme d’ailleurs utilement recyclé en informatique pour désigner l’ensemble des données relatives aux systèmes eux-mêmes… Enfin, le troisième et dernier temps voit l’apogée du drame, le climax, l’acmé, dont rares sont à vrai dire ceux qui s’en sortent indemnes. Peut-être n’y sommes-nous pas encore, dans notre petite tragédie à nous ? Cette phase de tension extrême met en lumière les conséquences inévitables de ce qui s’est passé. C’est la catastase, et nul n’y échappe. Nos grands auteurs classiques étaient suffisamment lucides pour ne pas imaginer de retour à quoi que ce soit, ce qui eut d’ailleurs consisté à nier le sens même de leurs œuvres… Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les économistes « de la terre plate » pour imaginer un truc pareil, ceux qui croient encore et toujours qu’il n’existe aucune limite à la biosphère… Ou ceux qui veulent nous expédier sur Mars, en compagnie d’Elon Musk… Ou qui prétendent que maladie + médicament = retour à la normale…

Mais attention ! Le théâtre classique reposa aussi sur les trois unités – un seul laps de temps, un seul et même lieu, une seule et unique action – or nos démêlés avec Sars-Cov-2 sont infiniment complexes, entre comorbidités et commisération, dégâts écologiques et paupérisation croissante, un peu partout à travers le monde et dans le temps qu’il plaira au satané virus. Difficile donc d’en prévoir l’issue précise, à cette catastase Covid, mais on peut bien sûr s’amuser quand même à essayer. Encore un truc important à méditer, en prévision des pandémies du futur… Le cinéma, lui, s’y était risqué, il y a bien longtemps déjà. Vous avez certainement revu Contagion, de Steven Soderbegh (2011), ou Outbreak, de Wolfgang Petersen (1995), ou encore – nettement moins gai ! – Epidemic, de Lars von Trier (1987). Ou encore l’épatant Perfect Sense, de David Mackenzie (2011), ou l’épouvantable Blindness, de Fernando Meirelles (2008). De quoi inspirer un peu des responsables publics qui ont quand même singulièrement manqué d’imagination, ces derniers temps… Mais il est vrai que les cinémas ont baissé leurs volets. Et que les gros dégâts ne sont peut-être pas là où l’on croit : le cinéma français aurait au moins cent cinquante films « sous le coude », prêts à sortir en salles. Ou pas… Et pas de sorties en salles, pas de diffusion à la télé. C’est comme ça… Quant au cinéma américain, il fut contraint de reporter très exceptionnellement la distribution de ses Oscars à la fin du mois d’avril. Vous avez dû en entendre parler, ces jours-ci, non ?

Passeport vaccinal

Ah, ben tiens, justement, celui qui vient d’inventer le Passeport vaccinal fait tout pour me contredire. Un sacré lascar, celui-là, qui pourrait postuler comme scénariste à Hollywood. Jugez plutôt : un document administratif national pourrait attester qu’une personne ne risque pas d’être contaminée ou d’en contaminer d’autres. Contaminables ou contaminés, disions-nous, c’est du pareil au même. Il faut juste ne pas l’être ! D’accord. Mais, euh, cela servirait à quoi au juste, ce truc ? Eh bien, réjouis-toi peuple avide d’éloignement, ce sésame te permettra de retrouver ta liberté de mouvement ! L’Association internationale du transport aérien (IATA) a, par exemple, déjà lancé un Travel Pass qui rassemble tous les documents exigés par le lieu de destination d’un passager. Le premier ministre grec, le libéral conservateur Mitsotakis, estime ainsi que ceux qui sont déjà vaccinés devraient être libres de voyager mais il pense surtout, on s’en doute, aux nombreux touristes israéliens – les champions mondiaux de la vaccination ! – susceptibles de visiter son pays, cet été… Le bidule pourrait évidemment servir à bien d’autres choses, comme donner accès à n’importe quel lieu public, par exemple… Le Passeport vaccinal, en somme, octroierait davantage de droits aux vaccinés. Des droits que n’auraient pas ceux qui ne le sont pas encore, ou qui ne souhaitent jamais l’être. Voilà bien le problème…

L’Europe, elle, ne veut qu’une chose, nous l’avons déjà évoqué : favoriser la libre circulation des biens et des personnes. Ne pouvant toutefois rien imposer en matière de santé, elle se bornerait à offrir ses services pour connecter les différentes « solutions » nationales que les Etats mettraient en place, un tel dispositif ne semblant pas envisageable, en tout cas, tant que la vaccination ne sera pas accessible pour tout le monde. Mais un tel passeport ne serait-il pas une atteinte à la liberté vaccinale, en instaurant des discriminations entre ceux qui en veulent bien et ceux qui n’en veulent pas ? Nul ne trouve pourtant discriminatoire, nous dit-on, d’interdire l’entrée d’une crèche à un enfant non-vacciné puisque c’est la santé des autres enfants qui est en jeu… Reste que comparer, en termes de santé publique, les soins apportés à la petite enfance avec le gros business touristique est un tour de passe-passe juridique qui semble très audacieux. Rien ne prouve, d’autre part, qu’une personne vaccinée n’est pas contagieuse ; le déterminer sera d’autant plus aléatoire que les vaccins administrés et les stratégies nationales de vaccination sont très différents selon les cas…

Le voyage c’est la liberté mais la liberté est-elle à ce prix ? Gageons que ce flicage supplémentaire de nos vies ne tarderait pas à tomber entre les mains de BigData… Vraiment pas de quoi raviver le sentiment de convivialité et de confiance dont le citoyen a tant besoin ! Faut-il encore rappeler que la protection de ses données personnelles est une question essentielle à ses yeux ?

Oui mais dites, alors, et le climat ?

La crise de la Covid-19 cèdera ensuite le terrain à la crise climatique et à la grande crise écologique, d’une manière générale. Si, toutefois, nous entrons dans une phase de décompression trop intense – les années vingt n’ont-elles pas toujours joui d’une réputation d' »années folles » ? -, sans doute la majorité d’entre nous omettra-t-elle de fournir les efforts nécessaires ? Ou prétextera qu' »on » a déjà donné et qu' »on » n’a plus les moyens de le faire… Que l’économie gnagnagna et le PIB blablabla… Il ne nous reste plus pourtant que dix ans pour agir… Peut-être même la crise sanitaire actuelle n’est-elle qu’un prélude, une « ouverture » à des difficultés plus grandes encore qui nous guettent dans l’ombre ? Que toutes les crises qu’on n’a pas voulu voir depuis si longtemps au nom des sacro-saintes nécessités du capitalisme ne sont qu’autant de bombes à retardement qui attendent leur heure en égrenant les tic-tacs. Comme dans les plus mauvais thrillers… La difficulté à s’accorder autour d’une répartition objective de l’effort à consentir, et les petites algarades politiciennes que cette répartition engendre, ne sont guère de nature à rassurer l’opinion et condamnent par avance l’incurie du personnel politique. D’autant plus que l’important « marqueur social » qui accompagne aujourd’hui toutes ces questions en fait, plus que jamais, une affaire de riches et de pauvres.

De pauvres ? Parlons-en. C’est un secteur qui n’est pas en croissance négative. Et inutile de compter sur eux pour acquitter une hypothétique taxe carbone, même si les « gilets jaunes » ont lentement déserté nos ronds-points… Nous entrons dans une phase où ceux qui ont l’argent, et le pouvoir, se racrapotent toujours davantage sur leurs vieilles certitudes – et se confinent, volontairement à n’en pas douter, dans des ghettos dorés -, avec une peur d’autant plus forte de renoncer à leurs gri-gris de vieux magiciens qu’ils n’ont plus rien d’autre à mettre à la place… Or ces vieilles certitudes s’écroulent l’une derrière l’autre. Depuis un an, même à l’école, la révolution numérique en a pris un gros coup sur la cafetière ! Qui aurait imaginé une chose pareille, il y a douze mois à peine ? Nos gosses eux-mêmes savent qu’ils deviennent cinglés à passer huit heures par jour devant leurs écrans et aspirent à sortir taper la balle entre copains… Même leur smartphone ne les fait plus rêver ; ce n’est déjà plus qu’un vulgaire utilitaire, potentiellement aussi addictif qu’une ligne de coke, vecteur de mensonges, de harcèlements et d’arnaques en tous genres… Formidable outil de guérilla urbaine, certains réseaux sociaux seront, à n’en pas douter, prochainement mis sous contrôle…

Le monde de demain dépassera la surconsommation sur laquelle reposent nos économies, ou il s’y engluera comme une mouette dans une marée noire. La culture vivante survivra à sa marchandisation même si nous devons errer pour cela, pourchassés comme les vieilles tribus nomades de « voleurs de poules ». Réfléchissons à deux fois, avant de léguer à nos enfants de pâles artefacts sur écrans froids, sortons de nos têtes les fariboles qu’invente la mondialisation, retournons au réel et au tangible. Renouons le contact avec ce qui vit, remettons les mains dans l’humus bien gras, laissons trépider la chair et dégouliner la sueur. Crions, chantons, dansons, loin des « influenceurs » qui nous promettent des jours meilleurs. N’en abandonnons pas le privilège aux starlettes précuites de la télé et aux petits cons de la dernière séance… Oui mais, alors ? Le climat, dans tout ça ? Déconfinement ou déconfiture ?

Conclure, puisqu'il le faut…

Besoin des autres, frères, sœurs, collègues, garçons, filles, amis, familles… Un an loin d’eux et nous périssons de langueur. Restos, bistrots, lieux sociaux… Grand-messes, fitness, pince-fesses, tout est bon pourvu qu’on se voie, qu’on se cause, qu’on se postillonne à la face et qu’on se démasque enfin pour lever le coude entre potes… Nous voulons de l’humain, du vrai, de la confrontation franche et loyale, du face à face ; nous ne voulons plus des vieilles raideurs ampoulées héritées du paternalisme d’avant Metoo. Aucun compromis là-dessus ne sera plus possible. Jamais. Que ce soit dans la rue, à la maison, au travail ou ailleurs…

Bien sûr, nous ferons ce qu’il faut pour que l’épilogue soit proche, pour que la conclusion de cette farce tragique arrive très vite. Nous ferons ce qu’il faut surtout pour qu’il n’en surgisse pas d’autre. De graves remises en question auront lieu, de terribles mécomptes économiques sont annoncés. Ils augurent d’un autre monde. Pour le meilleur ou pour le pire…

Notes :

(1) On relira utilement à ce sujet : Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, éditions Mille et une nuits, 2001.

(2) Voir l’enquête CoviPrev, de Santé publique France

(3) Lire : Covid-19 : pourquoi l’année 2021 risque d’être celle d’un « baby crash » (francetvinfo.fr).

Vaccin (ou pas vaccin) ?

Le moins qu’on puisse dire est que, pour beaucoup d’entre nous, la réponse à cette question n’est pas claire. Impossible de trancher entre les risques – avérés ou fantasmés – pour l’individu vacciné et les précautions à adopter, en termes de vie sociale, à la lumière de ce que nous apprend l’épidémiologie. Il semble aujourd’hui très difficile d’associer l’un et l’autre point de vue afin de permettre, à chacun d’entre nous, de trancher en son for intérieur : vaccin (ou pas vaccin) ?

Par Dominique Parizel

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Introduction

Difficile d’entrevoir de quoi demain sera fait. A l’heure où nous écrivons ces lignes (en janvier 2021), l’optimisme de rigueur lié au début de la campagne de vaccination est fortement tempéré par l’inquiétude nouvelle due aux « nouveaux variants ». Et quand vous lirez ces lignes, probablement ne saurez-vous toujours pas pour quelles raisons différentes personnes infectées au sein d’un même cluster ne présentent jamais les mêmes symptômes… Voilà bien une chose qui apparemment n’intéresse personne, si l’on excepte bien sûr ce qui ressort de l’évidence : certaines sont plus vieilles, plus malades, plus obèses, plus désespérées… Sans doute péchons-nous gravement en ignorant les capacités notre système immunitaire ? Nous savons pourtant ce qu’il faut faire – et ne pas faire – pour le renforcer. N’oublions donc pas notre vitamine D qui semble de plus en plus plébiscitée… Mais voilà bien une chose que les médias – qui n’ont d’œil que pour l’actualité – et les politiques – perpétuellement en « communication de crise » – n’ont guère le temps, semble-t-il, d’envisager sérieusement. Tant pis ! Reprenons plutôt le fil de notre histoire…

Pas d'autre espoir, à ce qu'on nous dit, que de vacciner !

L’humanité met tous ses œufs dans un même panier. Sa seule stratégie réside dans la vaccination massive et, vu l’urgence, elle ne s’accompagne guère d’effort pédagogique. Les objections que soulèvent les vaccins ne datent pourtant pas d’hier et les « complotistes » de tous poils ont beau jeu d’en faire leurs choux gras. Nous ne nous attarderons pas là-dessus. Il semble évident que, comme pour la grippe saisonnière, des publics dits « à risques » doivent être prioritairement vaccinés et, si le vaccin fonctionne sur leurs individus – comme cela devrait être le cas si le virus n’a pas le mauvais goût de trop se modifier entre-temps -, les courbes d’hospitalisation et de mortalité devraient, nous explique-t-on, s’effondrer rapidement. Et tout le monde, espérons-le, se calmer un peu… Les vaccins – rougeole, tétanos, poliomyélite, etc. -, nous connaissons cela depuis l’enfance : ce n’est généralement que le virus lui-même, rendu inopérant ou très affaibli, ou une protéine qui le compose, qui nous est injecté pour préparer notre système immunitaire à produire les anticorps qui s’opposeront à l’agent infectieux. S’agissant de Sars-COV2, les Chinois ont eu la prudence de recourir à cette ancienne stratégie vaccinale, déjà largement éprouvée. Sachons leur rendre cette justice, même si la fable qu’ils nous racontent encore, de la chauve-souris et du pangolin qui seraient à l’origine de la pandémie, semble de plus en plus remise en question (1).

Ce qui inquiète pourtant, c’est qu’avec les coronavirus apparaît aussi une nouvelle génération de vaccins qui soulèvent des problèmes éthiques et philosophiques auxquels toutes les réponses n’ont sans doute pas été apportées. La caractéristique de ces vaccins est d’injecter dans les cellules humaines une copie du matériel génétique du virus concerné, en l’occurrence une partie de son ARN, les coronavirus dont fait partie Sars-COV2 étant des virus à ARN. Nos cellules décoderont ainsi les « secrets de fabrication » de la protéine qui enclenche le processus immunogène et la fabriqueront elles-mêmes ! Toutefois, pour amener cette information dans nos cellules, un vecteur est nécessaire et les nouveaux vaccins dits « génétiques » sont donc de deux types :

Pfizer-BioNTech et Moderna utilisent une nanoparticule de graisse où est emprisonné le désormais célèbre « ARN messager », c’est-à-dire une transcription par une polymérase d’une partie de l’ARN du virus ; cet « ARN messager » fusionne avec la cellule humaine pour y apporter ses données, exactement comme le ferait un virus pour l’infecter ;

AstraZeneca et le russe Spoutnik vont nettement plus loin puisqu’ils utilisent carrément un virus – un adénovirus à ADN – « désarmé » du matériel génétique qui fait sa virulence et qui est alors remplacé par une partie de l’ARN du coronavirus.

La tentation de la polémique

Selon Christian Vélot, généticien moléculaire à Paris-Saclay (2), le risque est sérieux, avec les solutions adoptées par AstraZeneca et le Spoutnik, que l’ADN vaccinant s’intègre dans les chromosomes humains or les thérapies géniques, explique-t-il, ont montré que l’endroit où une telle intégration se produit reste mal maîtrisé. On serait donc en présence d’une authentique « mutagénèse insertionnelle », avec un risque de cancer non négligeable, surtout à l’échelle où la vaccination est effectuée… D’autre part, l’adénovirus vecteur pourrait perturber – puisque c’est quand même bien un virus ! – la réponse vaccinale souhaitée ; des cas d’immunotoxicité sont même observés en thérapie génique et en immunothérapie…

Christian Vélot pointe aussi un problème commun à tous ces vaccins : les virus échangeant volontiers du matériel génétique, un risque de recombinaison virale serait toujours possible ; la vaccination ayant déjà introduit du matériel génétique dans nos cellules, une seule infection simultanée pourrait être suffisante, à ses yeux, pour que le risque soit réel, pouvant même être à l’origine d’une nouvelle pandémie ! « N’ajoutons pas à l’incertitude et à l’imprévisibilité d’un virus, l’incertitude et l’imprévisibilité d’une technologie. Ce cumul n’est pas acceptable« , conclut le généticien moléculaire français. Nous lui laisserons, jusqu’à plus ample informé, l’entière responsabilité de cette opinion car il omet malheureusement de rappeler que le corps humain est, en permanence, « inondé » par un flot important de virus en tous genres, parfaitement inoffensifs dans leur très grande majorité. Cela sans que pourtant rien ne semble se recombiner jamais. Le procès des nouveaux vaccins génétiques semble donc, en dépit de ses objections, bien difficile à instruire.

L'épidémiologie, ce monstre sans cœur !

La biosécurité, bien sûr, ne paraît pas compatible avec l’urgence mais il y a bien urgence aux yeux de ceux qui nous gouvernent, n’en déplaise à Christian Vélot. Vingt mille morts déjà, dans la seule petite Belgique, le chiffre est énorme et politiquement insupportable, en tout cas, pour les autorités, tout cela crie leur impuissance à juguler ce qui passa naguère pour une inoffensive « grippette ». Le temps qui passe est la promesse d’une crise socio-économique toujours plus hors de contrôle et surtout l’assurance de problèmes de santé mentale importants, chez les jeunes singulièrement. Il faut donc en finir, et rapidement ! A l’heure où nous écrivons, nous l’avons dit, tous les espoirs reposent sur la vaccination et il est de plus en plus inopportun d’avoir seulement l’air de douter de ses effets, même si la liberté vaccinale reste fort heureusement de mise. Nos médias nous abreuvent de sondages dignes du « café du commerce » – pourtant volets clos depuis début novembre ! – qui ressemblent plus à de la « méthode Coué » qu’à une réelle photographie des convictions d’une population qui – pas plus que nous d’ailleurs – n’a vraiment les moyens d’en avoir… Mais, si l’éventuel effet secondaire du médicament est admis sans trop de peine par le malade, le vaccin lui est administré à des gens bien portants qui ne tolèrent pas le moindre risque. Chacun fait donc rapidement son petit calcul bénéfices / risques, ce qui ne pose évidemment guère de problèmes aux « populations à risques » qui sont en demande de protection. Mais qu’en sera-t-il des autres ? De tous ceux qui n’ont plus la force d’endosser le poids de leurs malheurs, de ceux qui se sentent abandonnés et qui rêvent secrètement de tout voir péter ? Sur tous pèse la pression insoutenable de grands intérêts économiques et de médias moralisateurs qui, faute d’imagination, rêvent juste d’un très hypothétique retour à la normale… Cette pression fera sans doute que la grande majorité de la population belge aura finalement été vaccinée, à la fin de l’année 2021. C’est du moins, à l’heure qu’il est, le pronostic dominant.

L’épidémiologie, dans ce panorama chaotique, joue un rôle particulièrement ingrat, elle qui étudie la fréquence et la répartition des problèmes de santé dans le temps et dans l’espace, elle qui est autant matheuse et sociologue que médicale à proprement parler, elle qui étudie la possibilité que nos malheurs surviennent ou se prolongent, en fonction de courbes qui soudain font des vagues pour vrais surfeurs, plutôt que de simples vaguelettes invitant aux vacances. Nos responsables politiques n’écoutent plus que les épidémiologistes – ce qui leur donne soudain un niveau de responsabilité auquel ils ne sont pas habitués – et quelques médecins bien sûr, mais pas les généralistes, et juste un peu les pédiatres, mais ni les psychologues, les sociologues ou les historiens… Allez comprendre cela ! Très peu les pédagogues et les agronomes… Un peu les coiffeurs, semble-t-il, mais évidemment pas le monde de la culture. Stimuler l’immunité naturelle des gens ? Personne, dans tout ce beau monde, n’en a apparemment jamais entendu parler… Le colchique dans les prés, quant à lui, par le biais d’un médicament nommé Colchicine connu pour bloquer la réplication cellulaire, semble nourrir quelque espoir de désamorcer les « tempêtes immunitaires » associées au cas les plus graves de Covid-19.

De nouvelles questions sans réponses évidentes…

L’argument qui semble convaincre est celui, charitable, de la protection que nous devons à autrui. Sera-t-il déterminant dans le passage à l’acte de nos concitoyens ? C’est difficile à dire. Les « gestes barrières » semblent de plus en plus ancrés dans nos vies mais combien de temps supporterons-nous ces manières un peu bizarres qui nous sont souvent contre nature ? Et même chez ceux qui font de la vaccination le meilleur gage de « retour à la normale » – ou à quelque chose qui y ressemblerait vaguement -, le questionnement perdure, sans réponses vraiment formelles…

Un vacciné peut-il toujours être porteur du virus ? Personne ne semble avoir de certitude à ce sujet… Combien de temps durera notre immunité, une fois que nous serons vaccinés ? Trop tôt pour la dire. Une étude australienne a bien parlé de huit mois chez les personnes infectées (3)… Pourquoi tient-on à vacciner tout le monde puisque la seule protection des groupes à risque devrait logiquement aplatir les courbes qui posent problèmes : hospitalisations, soins intensifs, décès ? Sans doute parce qu’une circulation trop intense du virus – même s’il cessait d’infecter gravement certaines parties de la population – laisserait trop de latitude à la sélection naturelle pour produire de « nouveaux variants » au potentiel sans doute plus redoutable. Patatras, nous y voilà ! Aujourd’hui, ce sont eux qui nous font trembler et plus encore depuis ce dimanche 17 janvier, où cent trente personnes ont été infectées d’un seul coup par le « variant britannique », autour d’une maison de repos de Flandre Occidentale, faisant d’emblée plusieurs morts ! Nous savions pourtant pertinemment que des virus, ça mute, mais tout semble soudain à nouveau imaginable… Nos universités sont prêtes à séquencer en grand l’ADN des nouveaux intrus qui nous arrivent, tant il est primordial de savoir vite à qui nous avons affaire… Le quotidien Le Monde nous indique, ce 22 janvier, que certains variants – même si ce n’est pas le cas du « variant britannique » – semblent échapper aux anticorps formés contre le virus d’origine par les contaminations et les vaccins. Faudra-t-il craindre, dès lors, une perte d’efficacité des vaccins actuels, voire même imaginer la nécessité de remettre régulièrement à jour, aussi longtemps que la Covid-19 sera parmi nous, le « bouclier vaccinal » sans lequel nous ne pourrons plus vivre ? Cette efficacité en berne bouleversera-t-elle l’actuelle stratégie vaccinale ? Des mutations, toujours plus problématiques, nous forceront-elles, dans un avenir plus ou moins proche, à vacciner et revacciner, à échéances régulières, les publics à risque en priorité, en espérant que la grande majorité des autres – qui ne serait donc pas « servie » – pourra continuer à opposer une réponse immunitaire naturelle, adéquate et efficace ? Faudra-t-il craindre un Passeport vaccinal digne de Big Brother, un répertoire de tous nos vaccins qui existe d’ailleurs déjà, en Belgique, sans que personne n’y ait pourtant jamais rien trouvé à redire. L’idée de rendre ce sésame obligatoire – et dûment mis à jour – est déjà évoquée pour être admis dans les transports en commun, par exemple. Indispensable même, pour sauver l’aviation commerciale du naufrage qui la guette… Et puis quoi encore ? Pour aller au restaurant ou au cinéma ? Une intrusion aussi intolérable dans notre vie privée pourra-t-elle nous être imposée au nom de la sécurité sanitaire ? La vigilance citoyenne, à n’en pas douter, s’impose : pas de liberté vaccinale sans stricte confidentialité ! Quelles que soient les nécessités sanitaires. Et économiques…

Se respecter collectivement

Mais alors, le grand objectif d’immunité collective que nous promet la vaccination massive, afin de retrouver la vie d’avant, tient-il toujours ? Est-elle seulement pensable à l’échelle du confetti qu’est la Belgique ou devra-t-elle être mondiale ou, à tout le moins, continentale ? L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) nous a déjà charitablement avertis qu’il ne fallait plus y rêver avant 2022 au moins (4). Comment comprendre – bien que cela ait été prudemment « déconseillé » par nos autorités – que cent soixante-cinq mille Belges soient encore partis à l’étranger, à Noël, ramenant dans leurs bagages le « variant britannique » ? Ils auront forcément témoigné un peu plus de solidarité, durant le congé de Carnaval, puisque les voyages non-essentiels sont toujours interdits, mais ont-ils pour autant compris ? Comment admettre, vu la gravité de la situation sanitaire qui sévit depuis un an, que le gouvernement belge table encore sur la seule « bonne volonté » du quidam, alors qu’un pourcent et demi d’inconscients – disons un pourcent, en retranchant les déplacements dits « essentiels » – suffit à compromettre les efforts de tout le reste de la population ? Et à accroître, en sein, dépit et frustration qui ne peuvent qu’inciter à quitter les chemins balisés…

Attention ! Ne confondons pas ici ce qui serait manifestement arbitraire et liberticide avec la mesure collective indispensable pour que soit sauvegardé le sens même de ce qu’on dit être l’intérêt commun. Prendre des mesures, chers amis, suppose aussi – au risque de sombrer, dans le ridicule surtout – qu’on se donne vraiment les moyens d’en garantir le respect. Toujours sous l’indispensable contrôle démocratique, cela va sans dire… Se respecter collectivement, eh oui, c’est d’abord vouloir se conformer individuellement à de telles exigences. Quant à nos médias, ces oiseaux bavards de notre solitude, qui dénombrent avec obstination les gens qui errent encore dans nos aéroports, ils prêtent enfin un peu d’attention à l’état mental des ados inactifs et au désespoir des étudiants claquemurés dans leurs kots. Toute l’attention doit aujourd’hui se concentrer sur l’humain plutôt que sur l’économique, sur ceux qui souffrent vraiment plutôt que sur ceux pour qui rebondir n’est qu’une question de temps… Nous resterons, quant à nous, avec ce questionnement existentiel : alors, vaccin (ou pas vaccin) ?

Notes

(1) Si la responsabilité de la chauve-souris semble sûre, 96% du patrimoine génétique de Sars-COV2 ayant été retrouvés dans un virus dont elle est porteuse, l’entremise du pangolin dont la viande est écoulée illégalement sur certains marchés en Chine semble, quant à elle, de moins en moins probable…

(2) Voir : https://criigen.org/covid-19-les-technologies-vaccinales-a-la-loupe-video/

(3) Voir : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/12/24/covid-19-une-reponse-immunitaire-qui-persiste-au-moins-huit-mois-apres-les-premiers-symptome_6064445_1650684.html

(4) Voir : https://www.bbc.com/afrique/monde-55631238

Taxe carbone : une mesure « à la fois injuste et très peu efficace, voire contre-productive »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Ici, on proposera l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective.

Propos recueillis par Guillaume Lohest

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

La « taxe carbone » est une mesure présentée par beaucoup comme incontournable dans la lutte contre le réchauffement climatique. On s’interroge ici sur ses limites avec Merlin Gevers (1), qui a eu l’amabilité de nous détailler la position du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), telle qu’elle est construite à partir du terrain, avec des témoins du vécu.

– Comment définir la taxe carbone ? On en entend beaucoup parler depuis quelques années, notamment en France…

Merlin Gevers (RWLP) – Il faut faire la distinction entre plusieurs choses : la taxe carbone, la taxe carbone aux frontières, le mécanisme ETS, etc. Quand on parle de fiscalité environnementale, il y a plusieurs choses à ne pas confondre. Revenons-en aux bases… Qu’est-ce qu’une taxe ? Un prélèvement – ici sur la consommation – qui est décidé par l’État. C’est une source de financement pour une série de politiques. C’est donc une forme d’impôt. Et ici, elle ne va porter ni sur les revenus des personnes, ni sur des patrimoines ou sur l’activité d’entreprises, mais elle va s’appliquer sur les produits de consommation d’un acteur économique – un individu, une entreprise. Cela peut prendre plusieurs formes. Il y a les fameuses accises : ce sont des taxes fixées en fonction d’une quantité de matière achetée. La TVA, elle, fonctionne avec un pourcentage ajouté par rapport à un prix. Le RWLP n’est pas du tout opposé au principe de la taxation ou de l’imposition évidemment. Il y a une nécessité de prélever de l’argent, là où c’est utile de le faire, pour financer les services publics, pour faire fonctionner la solidarité dans notre société. La question, c’est comment faire, de façon à ce que la taxation ou l’imposition soit juste.

La taxe carbone, concrètement...

– Et cette taxe carbone, précisément en quoi consiste-t-elle ?

La taxe carbone, telle qu’elle est réfléchie en Belgique, est une taxe sur les combustibles fossiles, un prix qu’on donne à la tonne de CO2. Une modélisation va être réalisée : en fonction du type de produit, on évalue la production de CO2 émise dans l’atmosphère. En fonction des modèles, un prix de la tonne de CO2 va être fixé. Concrètement, donc, si on achète du mazout de chauffage, du diesel, du gaz de chauffage, par exemple, on paiera une partie supplémentaire qui constitue la taxe carbone en elle-même. En Belgique, les modèles qui sont sur la table parlent d’un prix de la tonne de carbone qui serait fixé quelque part entre quarante et cent euros.

Il faut faire la distinction entre la taxe carbone et, d’un côté, le système ETS de marché d’émissions, de l’autre, la taxe carbone aux frontières de l’Union Européenne. L’idée de cette dernière est une taxe à l’importation. Quand un bien importé arrive sur le sol européen, on va estimer la quantité d’émissions qu’il génère, et le taxer en fonction, parce qu’on estime que les normes de production européennes sont plus élevées. C’est une forme de protectionnisme écologique. D’autre part, le marché des émissions fonctionne aussi de façon très différente de la taxe carbone dont je parle. Ce marché des émissions, déjà d’application dans l’Union Européenne, consiste en « échanges » entre entreprises de secteurs bien spécifiques qui s’échangent des « droits de polluer ». Ce n’est pas l’Union Européenne qui fixe le prix de ces échanges, ce sont les acteurs économiques eux-mêmes. C’est une différence importante avec la taxe carbone, pour laquelle le prix est fixé par l’État.

– Pour la taxe carbone, il y a donc fixation d’un prix à la tonne de carbone, à partir de modèles. Cela ne fait-il pas polémique ?

L’évaluation de la quantité de CO2 émise n’est pas polémique car c’est assez facile à modéliser. La question qui se pose, par contre, c’est : faut-il mettre un prix sur la tonne de CO2 ?

– Pour beaucoup de personnes, l’idée de taxer des consommations polluantes semble logique. Le principe du « pollueur-payeur » semble frappé du sceau du bon sens. Parmi les militant.e.s écologistes et environnementalistes, au sein de la plupart des partis, cette idée rencontre même un certain succès…

Intuitivement, le principe de taxer des consommations polluantes fait sens. Si des personnes ont des capacités de consommer autrement et que leur consommation a un impact majeur sur la planète, il faut qu’elles le fassent. Une pollution d’aujourd’hui est une violence de demain, a fortiori pour les personnes précarisées, d’ici et d’ailleurs. Il y a quelque chose de logique à se dire que celles et ceux qui sont les plus responsables du réchauffement climatique doivent contribuer davantage. On est devant un problème planétaire qui est gravissime, d’une ampleur bien plus importante que l’actuelle crise du Covid-19 ! Il y a donc bien une urgence à agir ! Alors comment les gens peuvent-ils changer de comportement ? Et qui est responsable de quoi et dans quelle ampleur ? On parle des gens mais il y a aussi les structures, les institutions, les entreprises…

Impact dérisoire et injonctions paradoxales

– Selon le RWLP et d’autres, une taxe carbone ne permettrait donc pas d’atteindre cet objectif de changement radical ?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux choses : l’efficacité et l’injustice. La taxe carbone a, pourrait-on dire, une forme d’efficacité. Mais de quelle ampleur ? Si le but est d’amener des changements de comportement, il faut non seulement des effets décourageants d’une telle taxe mais il faut surtout que les personnes disposent des capacités réelles à agir autrement…

Il existe une sorte de consensus dans le monde des sciences économiques selon lequel une taxe carbone aurait un impact sur les consommations des personnes. Mais quelle serait l’importance de cet impact ? Serait-il à la hauteur des enjeux climatiques ? Permettrait-il d’orienter les comportements des gens ? Il existe plusieurs études au niveau international et une étude au niveau belge (2) qui s’est focalisée sur l’impact d’une taxe carbone dans le secteur des transports, en modélisant l’impact d’une telle taxe après dix ans d’application, selon trois scénarios correspondant à différents prix fixés pour la tonne de carbone : quarante, septante ou cent euros. Le résultat de cette étude est que, selon les scénarios, une taxe carbone conduirait à une diminution comprise entre -1 et -2,5 % d’émissions de CO2, dans le secteur du transport. Autrement dit, cet impact est dérisoire par rapport aux objectifs de l’Union Européenne, à savoir -55 % d’émissions de CO2 en 2030, ou ceux des accords de Paris, à savoir -80 % d’ici 2050. On n’est pas du tout à un niveau d’efficacité élevé. Ces estimations correspondent, par ailleurs, aux résultats d’une étude de l’université d’Oxford (3) sur l’impact d’une taxe carbone dans trente-neuf pays, entre 1990 et 2016. Cet impact moyen se situe entre -1 et -2,5 %.

– L’effet de désincitation paraît très faible, en effet…

C’est le moins qu’on puisse dire ! Par ailleurs, pour changer de comportement, il ne suffit pas seulement d’être désincité, il faut avoir une capacité réelle à changer. Pour bien saisir l’injustice de cette mesure, il faut encore préciser qu’une taxe carbone n’a pas le même effet en fonction du portefeuille. Si on dispose de peu de ressources, on va ressentir très fortement l’impact de la taxe ; on sera donc très désincité mais on disposera de peu de moyens pour consommer autrement. Si, par contre, on est plutôt riche, la taxe aura forcément un impact moins fort sur le portefeuille. Du coup, les plus riches – dont on sait qu’ils sont aussi les plus gros pollueurs – sont moins désincités que les plus pauvres alors qu’ils ont davantage de capacités de transformation. Les plus pauvres vont donc risquer de se trouver devant un double non-choix : soit s’endetter davantage parce que leurs consommations relèvent de la survie la plus élémentaire – se chauffer, se déplacer -, soit se priver de ces consommations indispensables, ce qui revient à se mettre en danger et à s’exclure socialement. Une taxe carbone est donc, d’une part, très peu efficace parce qu’elle ne cible vraiment pas tout le monde et, d’autre part, parce que les gens n’ont pas de capacités de transformation. Les locataires, par exemple, n’ont pas la capacité de modifier leurs logements. Les gens qui habitent à la campagne n’ont pas d’alternative à la voiture dans bien des situations… C’est ce que, dans le cadre de la crise de la Covid-19, Christine Mahy a appelé les « injonctions paradoxales » : d’un côté, des mesures qui désincitent et qui interdisent mais, de l’autre, aucun moyen donné à la population – qui ne soient pas seulement financiers – afin qu’elle puisse changer.

Une forme de violence faite aux personnes

Il faut modifier radicalement nos fonctionnements en société pour que notre impact sur la planète soit soutenable, c’est certain. Mais comment peut-on abandonner la voiture quand on vit dans la ruralité et sans couverture suffisante de transport en commun ? Comment peut-on isoler son logement quand on en est locataire ? Comment consommer moins de mazout de chauffage quand on vit dans un logement social-passoire énergétique ? On a pu se rendre compte, avec la crise de la Covid-19, que de nombreuses familles – et c’est regrettable – se chauffent encore au poêle à brûler, avec du charbon ou du pétrole acheté à la pompe. Que leur préoccupation immédiate fut de trouver ces sources d’énergie quand tout était fermé, du fait du confinement. Chez nous, la précarité énergétique touche plus d’un locataire sur trois, c’est une réalité très dure pour beaucoup de ménages. Pénaliser financièrement ceux qui vivent déjà dans le trop peu de tout et n’ont pas de solutions pour changer de comportements ne serait pas seulement inefficace, mais aussi injuste et contre-productif.

– Autrement dit, le paradoxe est qu’une telle taxe serait d’autant plus efficace qu’elle serait socialement injuste…

En effet, plus on augmente le prix de la taxe, plus elle a un impact important, mais avec des effets violents sur les populations.

– Il y aurait, par ailleurs, des effets indirects au niveau symbolique. Ne perdrait-on pas l’adhésion de toute une partie de la population par rapport aux objectifs écologiques communs, en appliquant une taxe de ce genre ? Si la transformation écologique devait être subie, sous la forme d’une injonction paradoxale, elle aurait peu de chances d’être souhaitée par la population, ce qui la rendrait encore moins efficace car elle créerait une fracture culturelle…

Absolument. Et en matière d’efficacité, il faut ajouter que la taxe carbone vise les comportements individuels. Or, et c’est ce qu’a montré le bureau d’étude Carbon4, en France (4), la majorité des efforts sont à trouver dans les structures collectives : le monde économique et industriel, l’État.

– Pouvez-vous expliquer en quoi, concrètement, la taxe carbone implique une forme de violence pour les personnes ?

Il y a une conception tout à fait juste : on sait que plus on est riche, plus on pollue car plus on consomme. Partant de là, on pourrait se dire qu’une taxe carbone serait pertinente puisqu’elle permettrait de réduire la consommation des plus riches. Mais ce qu’on sait moins – ce qu’on oublie… -, c’est que la consommation de CO2 diminue marginalement par euro supplémentaire gagné. Autrement dit, les plus riches polluent davantage, en absolu, mais polluent moins, relativement à l’argent qu’ils gagnent. Car les trois secteurs les plus polluants au niveau des consommations individuelles sont les transports, le chauffage et l’alimentation. Or les plus riches ont accès à des sources d’alimentation de meilleure qualité, ils ont des capacités d’investir dans l’isolation, etc. Et par ailleurs, les consommations moins nécessaires sont, en moyenne, moins émettrices de CO2.

La violence de la taxe carbone, c’est donc qu’en termes de pouvoir d’achat, les plus pauvres sont les plus impactés. Des études ont montré, en France, que ce sont essentiellement les plus pauvres qui paient la taxe carbone car ils sont davantage contraints. Prenons un exemple concret : les demandeurs d’emploi sont tenus de se rendre à leurs entretiens d’embauche, de plus en plus loin de leur domicile. En zone rurale, comment faire autrement qu’utiliser la voiture ? C’est un exemple, parmi d’autres, d’injonction paradoxale. Or, pour changer radicalement la société, on aura besoin d’un rapport de force sociétal, d’une large adhésion de la population. Et ce n’est pas avec une taxe carbone injuste qu’on arrivera à une volonté collective de changement. Les choses à changer sont importantes : les structures productives, le fonctionnement de l’État… Appliquer une taxe carbone, c’est nourrir le discours des opposants à l’écologie, celui qui la stigmatise comme étant « punitive »…

Corriger d'abord les inégalités d'accès aux alternatives

– À entendre les réflexions que vous développez au sein du RWLP, il semble évident que le problème sociétal des émissions de CO2 concerne l’entièreté de nos modes de vie, dans la mesure où vous insistez sur la nécessité d’offrir à tous des capacités de changement, puisque changer radicalement est absolument urgent. N’y a-t-il pas, dans certains discours progressistes, une forme de déni, quand ils pointent uniquement vers les ultra-riches, comme si seulement ceux-ci devaient changer pour résoudre le réchauffement climatique ?

En effet. Un récent rapport d’Oxfam montrait deux choses. D’abord, le fait que l’essentiel des diminutions d’émissions des dernières décennies avait été réalisé par les plus pauvres, tandis que les plus riches avaient augmenté leurs émissions. Il montrait ensuite, dans le même temps, qu’il fallait continuer à viser des changements radicaux, chez les plus pauvres comme chez les plus riches. Mais, je le répète, la question qui se pose c’est : par quels moyens peut-on atteindre ces changements, comment lever les barrières ?

– Une autre sorte de fiscalité carbone, une « taxe carbone juste », n’est-elle pas néanmoins possible ?

Il est important de préciser que les milieux de défense de la taxe carbone essaient d’intégrer la question des inégalités sociale dans le calcul de la taxe, de corriger les effets injustes… La proposition qui est actuellement sur la table du gouvernement fédéral a été annoncée dans cet état d’esprit, avec la promesse qu’elle ne serait pas un levier de financement de l’État mais uniquement un levier de découragement des comportements non vertueux. Le produit de la taxe serait donc, pour faire bref, renvoyé vers les citoyens afin de corriger les inégalités d’accès aux alternatives. Plusieurs réponses sont possibles et il faudra étudier concrètement ces propositions. Pour les plus pauvres, en tout cas, il y a une violence à devoir intégrer le coût de la taxe dans le quotidien, peut-être en s’endettant, pour recevoir ensuite un petit montant correctif, au début ou à la fin de l’année – c’est comme cela que ça fonctionne en Suisse. Pour les personnes en situation de pauvreté, la taxe carbone entraînerait des frais supplémentaires récurrents, donc potentiellement des cumuls d’endettements. L’appauvrissement se joue au jour le jour, tandis qu’un correctif arriverait trop tôt, ou trop tard. La vraie façon de lutter contre la pauvreté est d’augmenter les revenus largement au-dessus du seuil de pauvreté… Or cela, en parallèle, le même gouvernement fédéral ne s’y est pas engagé. Par ailleurs, un tel fonctionnement ne résoudrait pas le problème de l’injonction paradoxale et continuerait de renvoyer le message que ce sont uniquement les gens qui sont responsables, individuellement. Au sein du RWLP, nous voulons renverser la question. Il ne s’agit pas de se demander comment « corriger » une taxe carbone pour la rendre juste socialement, mais plutôt de déterminer quelles mesures politiques permettraient réellement des changements de consommation ? Ce n’est pas seulement une question financière !

Conjuguer d'emblée justice sociale et environnementale

– Quelles seraient ces pistes alternatives ?

Nous avons deux champs d’investigations : celui des mesures de financement de la transition, et celui des alternatives en vue de changer les structures et de faciliter des comportements plus verts. En matière de financement de la transition, un travail de longue haleine du Réseau Justice Fiscale montre que des changements basculants de fiscalité sont nécessaires, tant en matière d’imposition des patrimoines que de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, ainsi que le retour à une plus grande progressivité de l’impôt. Sur le versant des alternatives, une piste majeure est l’isolation massive des logements et, en particulier, des logements sociaux car alors on avance, en même temps, sur les questions écologiques et sur l’injustice sociale, en diminuant les consommations énergétiques des ménages. Bien sûr, on peut aussi citer le renforcement de la fréquence, de la ponctualité et de l’accessibilité financière des transports en commun. Ou encore le travail sur des réseaux d’alimentation durable et des ceintures alimentaires mais en intégrant, dès le départ, la question de l’accessibilité pour les personnes précarisées. Toutes ces pistes montrent que des chemins qui conjuguent d’emblée justice sociale et justice environnementale sont possibles… Mais évidemment s’ils sont financés par la justice fiscale.

« A quelles conditions la justice environnementale irait-elle de pair avec la justice sociale et la réduction des inégalités ? » L’un et l’autre en même temps, toujours, et non la seconde pour compenser – un peu – les effets négatifs de la première. C’est dans cette logique que nous nous plaçons, au RWLP.

– Dernière question : une contrainte portant uniquement sur des usages excessifs – avion, SUV, etc. – n’est-elle pas, tout de même, souhaitable ? Est-elle impossible à mettre en œuvre ?

Si les comportements visés sont du luxe, s’ils ne sont pas nécessaires à une vie décente des personnes – on parle donc ici de SUV -, alors il n’y a évidemment pas d’opposition à dire qu’il faut mettre fin à ces comportements parce qu’on parle ici de mise en danger de vies actuelles et futures. Et, parmi celles-ci, on sait aussi que les plus précaires, chez nous et ailleurs, seront les victimes les plus importantes des conséquences climatiques. Il y a une nécessité de stopper les surconsommations, c’est certain. Nous n’avons pas d’opposition de principe à une taxe sur le kérosène, par exemple, mais il faut voir les choses de façon globale. Tout dépend de quel paquet de mesures cela pourrait faire partie…

Notes

(1) Merlin Gevers est chargé de mission au Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté. À ce titre, il est également actif au sein du Réseau Justice Fiscale.

(2) Dominique Gusbin, “Analyse de mesures concrètes de la Coalition Climat”, Bureau fédéral du plan, mars 2019.

(3) Ryan Rafaty, Geoffroy Dolphin and Felix Pretis, “Carbon Pricing and the Elasticity of CO2Emissions”, Working Paper No. 140, Institute for New Economic Thinking, October 21, 2020.

(4) César Dugast et Alexia Soyeux (dir.), Faire sa part : pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, étude Carbone 4, Juin 2019.

Sur le front de la bio, la vraie…

Au cœur d’un mois de janvier pétrifié par l’angoisse de la Covid-19 – nos médias bégayant à l’envi vaccins et variants puis quand c’est fini l’inverse -, deux faits saillants sont venus égayer le landerneau assoupi de la bio : une émission d’Investigation tout d’abord, sur la RTBF le 12 janvier, puis la publication, le 20 janvier, du rapport de la vénérable Cour des comptes relatif au Plan stratégique bio adopté en 2013 et au soutien accordé, par la Région Wallonne, au développement de l’agriculture biologique. Entre ces deux moments, comme d’éloquents échos…

Par Dominique Parizel

Image campagne producteurs 2021
Introduction

Les fins limiers de la RTBF nous ont, tout d’abord, livré la substance de six mois d’Investigation – c’est le nom de l’émission – dont le sujet du 12 janvier allait nous montrer la Face cachée du bio. Mais, passé un teasing scandaleusement affriolant où l’on prétendit quasi nous révéler le sexe des anges, la montagne accoucha évidemment de la souris, sa compagne, jetant en pâture au consommateur hébété ce que n’importe quel familier de la question pouvait lui apprendre en un quart d’heure. En ce compris la triste histoire de la vitamine B2 OGM donnée quasiment « par erreur » à nos poulets, un imbroglio auquel personne – pas même les autorités publiques du pays – n’a encore trouvé de solution. La faute à pas de chance…

"Couvrez ce sein que je ne saurais voir" (Tartuffe, acte III, scène 2)

Du reste, on aurait pu appeler tout cela la Face cachée de la grande distribution mais d’abord, ç’aurait fait nettement moins sexy et, ensuite, Hercule ne se sentait peut-être plus de taille à nettoyer, une fois encore, les écuries d’Augias. S’étant d’abord fait l’Espagne du côté d’Almeria – en avion ! -, au cœur de la « mer de la plastique » – cette incroyable étendue de serres que même Yann-Arthus Bertrand nous a montrée depuis le ciel ! -, Investigation découvrit – devinez quoi ? – la bio à deux vitesses ! D’un côté, d’honnêtes petits producteurs locaux en circuit court et, de l’autre, la grande distribution qui se fournit – devinez où ? Là-bas ! N’ignorant pourtant rien, pensons-nous, des émeutes racistes d’El Ejido – il y a plus de vingt ans de cela ! -, le journaliste nous révéla, une fois encore, à quel point le travailleur agricole est inhumainement surexploité et sous-payé, au vu et au su de tout le monde puisque, je viens de vous le dire, cette ignominie ne date pas d’hier. Bien sûr, le même journaliste se fit une joie d’exhiber tout cela sous le nez empourpré des responsables de la grande distribution qui exécutèrent avec brio leur grand numéro de vierges effarouchées, pourtant prises la main dans le sac du petit consommateur et jurant, mais un peu tard, ignorer où leurs subalternes peuvent bien – fi donc, l’ami ! – avoir l’outrecuidance de s’en aller quérir leurs tomates. Décidément, le service, mon bon monsieur, n’est plus ce qu’il était… Merci, les gars, vous êtes pathétiques et cela commence vraiment à bien faire.

Bon. Tout cela fut pourtant maintes fois expliqué au lecteur de Valériane : d’une part, il y a le petit producteur en circuit court qui vend ce qu’il produit, en cherchant à savoir autant que possible ce qu’aime le mangeur qu’il côtoie et qu’il respecte. De l’autre, il y a la grande distribution qui « cherche des volumes » pour rencontrer une demande de masse, largement hypothétique, et qui écrase les prix puisqu’elle doit payer, en plus, une grande quantité de « services » totalement absents du circuit court : transport, emballage, publicité, etc. Elle entretient, à cet effet, le mythe – accepté, nous dit-on, par le consommateur lambda – que le « bio est cher » ! « Voilà justement ce qui fait, bien-aimé consommateur, nous apprit ensuite Investigation – certes en y mettant toutes les formes -, que votre fille est muette » (Le médecin malgré lui, acte II, scène 4) ! Enfin, voilà pourquoi votre tomate bio de grande surface n’a pas tout-à-fait le goût que vous espériez… Peut-être la RTBF nous épargnera-t-elle, à l’avenir, pareille tartufferie, en évitant de mettre six mois pour aller chercher à l’autre bout de l’Europe l’évidence que nous avons quotidiennement sous les yeux et que tout le monde connaît pertinemment mais refuse pourtant d’admettre ! En appelant un chat, un chat, aussi. Tiens, vous avez remarqué ? On n’a même pas pipé mot, ou presque, du conventionnel. La preuve, par l’absurde, que ce n’est plus là « que ça se passe » ?

 

La vraie bio selon Nature & Progrès : bien plus qu’un label !

Alors, allons-y, appelons un chat, un chat. Producteur local ou supermarché ? Si la bio répond toujours à un cadre technique légal bien défini, chacun se fera, au-delà de ça, sa propre idée quant à l’éthique qui doit être celle de l’agriculture biologique. Pour Nature & Progrès, produire bio est un choix agricole et alimentaire qui doit permettre à la société d’évoluer vers plus de respect de l’homme de l’environnement. Depuis près de soixante ans, notre association s’efforce d’être le garant de l’esprit d’origine de l’agriculture biologique. Même après la reconnaissance officielle de l’agriculture biologique, en 1991, elle a toujours cherché à promouvoir un label qui va plus loin qu’un simple cahier des charges technique. Chaque jour qui passe, la mise en avant de son label privé permet à celui-ci de compter aujourd’hui près de septante producteurs et transformateurs wallons qui sont heureux de partager leur goût du bon et du sain à travers leur métier, en privilégiant la rencontre avec le consommateur… De quoi lui permettre de mettre un visage sur son alimentation ! Bien entendu, ces producteurs et transformateurs travaillent dans le strict respect de la règlementation bio, mais pas seulement… En choisissant d’adhérer au label Nature & Progrès contrôlé par la certification participative, ils s’engagent à respecter des normes sociales et environnementales strictes. La réglementation européenne officielle, quant à elle, leur garantit le non-recours aux pesticides et aux engrais chimiques de synthèse, ainsi que le bien-être animal.

La bio, telle que nous la défendons, est bien loin d’être seulement du « sans pesticide » ! Cette bio est un véritable mouvement social où producteurs et consommateurs font évoluer, ensemble, notre agriculture et notre alimentation. Chez Nature & Progrès, vous n’entendrez jamais parler de « produits bio » ou de « parts de marché » ; nous préférons mettre en valeur des fromagers, des agriculteurs, des boulangers, des brasseurs, etc. Et, bien sûr, les consommateurs qui leur font confiance… Il s’agit donc d’un mode production, qualitatif et positif, qu’il faut mettre en avant ! Chacun d’entre nous peut, à son échelle, influencer positivement la société de demain en soutenant l’action de producteurs locaux qui appartiennent à une communauté dont les valeurs sont fortes et que nous nous efforçons de défendre, au quotidien, dans notre travail. Qui est mieux placé, pour vous en parler, que les membres de cette communauté eux-mêmes ? Vous pouvez les retrouver sur : https://www.producteursbio-natpro.com.

Le recul inspiré par la Cour des comptes

Rendu public, le jeudi 20 janvier, le rapport de la Cour des comptes intitulé Le soutien de la Région Wallonne à l’agriculture biologique indique que le Plan stratégique adopté en 2013 n’a pas tenu toutes ses promesses. N’ayant fait l’objet d’aucune évaluation, il n’est pas possible de connaître son impact sur le développement des filières bio en Wallonie. « Il est donc impossible d’isoler les effets du plan de la tendance structurelle du marché bio« , analyse la Cour des comptes, qui indique également que « la politique publique ne prend pas en compte les évolutions de la demande selon les catégories de produits. Cela se répercute notamment dans la répartition des primes de la PAC, qui ne correspond pas aux productions permettant de répondre à la demande des consommateurs. » Globalement, estime la Cour des comptes, la politique wallonne en matière d’agriculture biologique « souffre d’un manque de vision à moyen et long terme » et « relève davantage de l’accompagnement que d’une orientation forte du développement futur de l’agriculture biologique.« 

Interpellé, le ministre wallon de l’Agriculture, Willy Borsus, évoque les orientations que donnera, à l’agriculture biologique, le nouveau Plan 2021-2030 qui sera prochainement soumis au gouvernement wallon. Il envisagerait notamment 30% de la surface agricole utile, en bio, à l’horizon 2030. Nature & Progrès s’associera évidemment à pareille ambition, pour les raisons suivantes :

  • la demande des consommateurs locaux semble, à présent, s’orienter clairement en direction des produits bio et, plus spécialement, des circuits courts ;
  • l’agriculture biologique, refusant sans équivoque l’emploi des pesticides chimiques de synthèse et des OGM préserve la santé humaine et la qualité de l’environnement, s’efforçant de ne participer à aucune pollution du milieu où nous vivons ;
  • seule la bio prête vraiment attention à l’autonomie des fermes, leur permettant de devenir des entreprises plus résilientes, seule la bio permet aux producteurs de rester maîtres de leur outil de production. Nous rejoignons ainsi le ministre dans sa volonté de développer des filières, à condition toutefois que ces filières restent à taille humaine, le développement d’outils devant, par exemple, tenir compte des spécificités locales plutôt que de tabler sur des structures qui risqueraient d’oublier, à terme, qu’elles sont au service des producteurs et des consommateurs ;
  • la recherche en agriculture biologique demeure un réel problème car, en bio, le savoir est surtout localisé chez les producteurs, son évolution s’étant produite sur base d’échanges de connaissances. La gestion d’une ferme biologique ne pouvant s’envisager que de manière globale, un problème de mammite chez des vaches laitières, par exemple, ne pourra pas s’arrêter à un diagnostic au sujet des trayons mais l’agriculteur devra, entre autres, se poser la question de la diversité de sa praire, en termes de fourrage. Envisager la recherche filière par filière, comme le fait le conventionnel, ne fonctionnera donc pas en bio. Pour cette raison, Nature & Progrès réclame donc un centre de recherche exclusivement bio dont la mission ne serait pas de trouver des solutions mais plutôt de valider scientifiquement les pratiques empiriques mises en œuvre, par les producteurs, sur le terrain. Mais il s’agit sans doute d’un renversement de point de vue qu’il sera très difficile à faire accepter au monde scientifique…
Consolider l'acquis !

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! L’ancien plan stratégique 2013-2020 n’a peut-être pas tenu toutes ses promesses mais il a, tout de même, produit quelques résultats très utiles, permettant notamment l’accompagnement des agriculteurs par une structure spécialisée, Biowallonie, qui a permis au secteur de grandir jusqu’à une ferme sur quatre. Il a également permis le maintien, sur le territoire, d’une réglementation contrôlée de façon stricte.

Félicitons-nous surtout du fait que le secteur bio soit piloté par l’ensemble des acteurs qui le font vivre, agriculteurs, transformateurs, consommateurs et organismes de contrôle et d’encadrement compris. Tous œuvrent, ensemble, au développement de l’agriculture bio, en toute autonomie par rapport aux secteurs conventionnels qui préfèrent d’autres modes de travail et pensent leur développement par filières et par produits…

Le label Nature & Progrès en toute transparence avec le Système participatif de garantie (SPG)

Transparent, évolutif, participatif, cohérent… Autant de qualificatifs qui s’appliquent au label des producteurs bio de Nature & Progrès. Mais comment le garantir ? C’est le rôle de notre système participatif de garantie (SPG) pratiqué par l’association depuis plus de cinquante ans.

Par Mathilde Roda

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, au fond, pourquoi un tel système de garantie ? Dans une société où le greenwashing va bon train, où l’image du bio est récupérée par les publicitaires, où des termes comme « durable » et « local » sont souvent utilisés à tort et à travers, il est bon de pouvoir se reposer sur des gages de confiance. C’est ce que veulent garantir Nature & Progrès et les producteurs et transformateurs du label. Et c’est pourquoi, elles et ils s’engagent dans le SPG. Tous entendent vous prouver – à vous, citoyens et potentiels consommateurs – qu’ils respectent et mettent en œuvre les valeurs que l’association défend.

Le SPG ne se contente pas de vérifier une check-list – méthode pratiquée dans les contrôles classiques et qui ne permet pas d’entrevoir une évolution. Or c’est bien de ça qu’il s’agit, chez Nature & Progrès : travailler à l’amélioration continue d’une activité, se questionner, ne pas rester figé dans un modèle agricole unique. Chaque ferme et activité de transformation a sa propre réalité, les choix des uns ne se justifieraient pas pour d’autres. Le SPG, basé sur le dialogue, permet d’envisager chaque situation dans son authenticité, au regard de son contexte agro-climatique, mais aussi économique et social.

Tous les membres du label étant certifiés 100% bio, le SPG s’attarde sur ce qui fait la spécificité du label Nature & Progrès : sa charte – consultable sur www.producteursbio-natpro.com/la-charte. Le SPG, c’est donc ce qui garantit que l’activité du visité s’inscrit et évolue dans le cadre de cette Charte. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple visite de ferme à caractère « touristique ». Et, même si la visite se déroule dans la convivialité et l’échange, l’agronome s’assure que tous les points de la Charte et du Cahier des Charges de Nature & Progrès sont passés en revue. Mais les vrais acteurs du système ce sont bien ceux et celles qui mangent les denrées produites.

Une véritable démarche de citoyenneté

Vous l’aurez compris : bien au-delà d’un système de « contrôle », le SPG est surtout le garant de la co-construction du label Nature & Progrès. C’est son principe même, sa quintessence ! Les visites regroupent donc producteurs et consommateurs et sont ouvertes à tous les membres de Nature & Progrès, permettant ainsi aux producteurs et productrices visités d’échanger, de réfléchir conjointement à des pistes d’évolution de leur activité, dans le sens des valeurs définies par la Charte de Nature & Progrès.

Pas besoin d’être expert. Pourquoi tenons-nous tant à cet aspect des choses ?

– Pour garantir la transparence, si chère aux membres du label. Nos productrices et producteurs n’ont rien à cacher ! Au contraire, ils sont fiers de vous présenter leurs activités, de vous expliquer ce qui a guidé leurs choix…

– Pour apporter un regard extérieur, différent de celui d’un agronome ou d’une personne issue du milieu agricole. Vous seriez étonnée des questions qui vous travaillent et qui ne sont jamais posés les producteurs ! C’est l’occasion unique de leur en faire part. De leur faire prendre du recul, voire même de la hauteur.

– Pour réaffirmer le consommateur comme partie intégrante des filières d’alimentation et ce, afin de reconnecter consommation et production. L’agriculture n’est pas le seul fait des agriculteurs, le citoyen en est le maillon final indispensable qui doit, en conséquence, être conscient du type d’agriculture qu’il défend par ses choix de consommation.

– Pour sensibiliser les citoyens et les citoyennes à la réalité agricole. C’est loin d’être négligeable. Rares sont les occasions d’entrer dans une ferme, dans une société de transformation, et de pouvoir en apprendre plus sur cette réalité, en questionner les acteurs.

Le rôle fondamental des "consommateurs"

Mais peut-on encore vraiment les appeler ainsi ? A l’image d’Isabelle et de Gaston, ce sont d’authentiques partenaires de notre action pour la citoyenneté alimentaire. Depuis toujours, Nature & Progrès prône le rapprochement entre producteurs et consommateurs, et leur investissement démontre à quel point ceci est loin de n’être qu’une formule creuse. Vous aussi, vous pouvez, de cette façon, passer à l’action pour un monde meilleur. Pourquoi attendre plus longtemps ?

  1. L’avis d’Isabelle

Isabelle nous accompagne régulièrement chez des producteurs lors des visites du SPG, comme ici, son dernier en date, chez Michel et Marianne Monseur, de Li Cortis des Fawes, à Sprimont. Toute en discrétion – il faudra donc l’excuser de ne vous dévoiler que son prénom – mais pleine de convictions, Isabelle est donc une membre Nature & Progrès, active dans le cadre de notre Système Participatif de Garantie (SPG). Elle nous témoigne, comme suit, son engagement en faveur de notre label et les raisons qui la poussent à soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès.

– Isabelle, peux-tu, tout d’abord, te présenter en quelques mots auprès de nos lecteurs ?

J’habite en province de Liège et je travaille en province de Namur… Mais j’ai pas mal déménagé dans ma vie puisque j’ai aussi habité en Brabant wallon et dans le Hainaut… Indépendamment de mon engagement personnel chez Nature & Progrès, en tant que consommatrice, je travaille pour la fondation Cyrys qui est partenaire de Nature & Progrès, depuis cette année, pour le Réseau RADiS. Mais je suis membre Nature & Progrès depuis une dizaine d’années…

– Qu’est-ce qu’y t’a amenée chez Nature & Progrès ?

Quand j’habitais dans le Brabant wallon, je faisais partie d’un groupement d’achats qui était lié à la locale de Nature & Progrès. C’est par la dynamique des personnes que je côtoyais, dans ce groupement d’achat, leur engagement, le questionnement social et environnemental qu’ils véhiculaient, que j’ai fait le pas de devenir membre de l’association.

– Et pour quelles raisons soutiens-tu actuellement l’association ?

Tout simplement pour la concordance des valeurs ! Il y a une grande cohérence de l’association à travers toutes ses activités, que ce soit le Salon Valériane, la revue, le SPG… Je trouve que ce que vous faites a beaucoup de sens. Ça sonne juste et ça sonne vrai ! On est loin du greenwashing, on est dans le fondement, dans l’incarnation des valeurs. Et aussi parce que ce que Nature & Progrès défend, ce n’est pas l’environnement contre l’humain, comme dans certains mouvements où on sent que l’Homme est quasiment la bête à abattre… Ici, on veut construire quelque chose de global avec l’humain.

– Merci, cela fait vraiment plaisir d’entendre cela car, en effet, c’est ce que nous essayons de prôner. Notamment à travers le SPG… C’est donc une belle transition pour te demander de nous expliquer comment tu t’impliques chez Nature & Progrès ?

En tant que consommatrice, je trouve que c’est bien d’être sensibilisée pour sensibiliser à son tour. J’ai suivi la formation de jardinier-semencier de Nature & Progrès car l’alimentation commence dès la semence. Être attentive à tout ça, faire son potager, c’est aussi être un vrai consomm’acteur ! Mais il est vrai que la matérialisation la plus concrète de mon engagement en tant que consommatrice, c’est au sein du SPG qui est, pour moi, un processus bien complet, qui garantit la confiance, la transparence… On n’est pas là simplement pour un contrôle mais véritablement pour échanger. Ces visites m’ont permis de rencontrer des producteurs labellisés Nature & Progrès, pas trop loin de chez moi mais cependant pas dans ma sphère d’achats habituelle. Je n’aurais donc pas eu l’occasion de les croiser autrement. J’irai maintenant, chez eux, faire mes courses, à l’occasion… Il est aussi très important pour moi de participer au Salon Valériane. Si ce n’est pas en tant que bénévole, ce sera au moins en tant que visiteuse. Pour prendre le pouls de tout ce qui gravite autour de ces préoccupations, pour participer au rassemblement…

– Pourquoi est-il important, pour toi, de soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Dans ma vie de tous les jours, je consomme bio mais pas exclusivement Nature & Progrès… Je vais, en règle générale, au plus local, chez des producteurs de ma commune. Mais si, dans un magasin, j’ai le choix entre deux produits bio dont un porte le label Nature & Progrès, c’est celui-ci que je choisirai parce que je sais que ça va plus loin que le seul label bio. Honnêtement, je ne connais pas le cahier des charges européen dans le détail, je ne suis jamais allée le voir. En revanche, je connais le label Nature & Progrès, je sais que derrière chaque décision prise il y a une réflexion globale et la prise en considération de la réalité de l’agriculteur. Il y a une dimension sociale pas du tout présente dans le label européen…

Pour moi le fait de ne pas être centré que sur des pratiques culturales mais aussi de le concilier avec des réflexions plus globales – l’énergie, le bien-être animal, le circuit-court… – est clairement une plus-value. D’ailleurs, je me fais ambassadrice du label auprès des producteurs bio que je côtoie et que je considère en adéquation avec les valeurs de Nature & Progrès

– A tes yeux, qu’est-ce qu’ils offrent de plus en étant membres du label ? En tant que consommatrice, qu’est-ce-que cela te garantit ?

Tous réfléchissent vraiment à leurs pratiques, à leurs façons de faire les choses, quand ils prennent une décision, tout en étant suivis dans leur démarche via le SPG. Cela garantit aussi une non-délocalisation de l’activité. Sans prétendre que c’est exclusif à ceux du label de Nature & Progrès, je sens quand même chez eux un ancrage fort avec leurs terroirs. Et cela justifie le fait d’inclure les valeurs de la charte dans leur activité : par exemple, le fait de prendre en compte l’aspect énergétique tout en réfléchissant à comment vendre leurs productions… Ils sont vraiment dans une globalisation de leur réflexion. Dès qu’ils mettent quelque chose en place, sur le terrain, cela se fait dans cette dynamique positive, pour que ce soit le plus cohérent possible en regard des valeurs qu’ils défendent… Je pense que le bio a toujours eu, dans son ADN, une vision durable de l’agriculture, de quelque chose de viable pour les générations futures. Les producteurs de Nature & Progrès incarnent cela par cette pensée « systémique »…

  1. L’avis de Gaston

Depuis qu’il travaille au Comptoir paysan, à Beauraing, Gaston côtoie quotidiennement des producteurs bio de Nature & Progrès. Nouveau membre de notre association, Gaston incarne cette jeunesse avide de changement. Il s’investit pour soutenir un autre modèle agricole. C’est donc tout naturellement que ses convictions personnelles l’ont rapproché de Nature & Progrès

– Gaston, parle-nous un peu de toi…

Je m’appelle Gaston Piraux, j’ai vingt-six ans et suis ingénieur agronome de formation. J’ai récemment été engagé comme chargé de mission au Comptoir paysan, un nouveau magasin de producteurs locaux, et en partie bio, afin de développer le réseau des producteurs autour du projet. J’habite la commune d’Anhée.

– Comment as-tu connu Nature & Progrès ?

C’est une association avec des valeurs proches des miennes, avec laquelle je partage beaucoup de choses… J’ai donc été amené, plusieurs fois, à croiser son chemin, lors de différentes activités auxquelles je m’intéressais. Et il se fait aussi que, durant un stage pendant mes études, je suis venu aux bureaux de Nature & Progrès pour visiter le jardin potager d’intégration et la librairie. Plus récemment j’ai rejoint le groupe de travail « céréales bio » du Réseau RADiS, ce qui constitue ma première réelle implication avec l’association. A force d’être en lien avec les activités de Nature & Progrès, je me suis dit qu’il était temps d’en devenir membre et donc je le suis officiellement depuis cette année. Ce qui me permet de recevoir la revue Valériane mais aussi de soutenir les actions de l’association, notamment le SPG qui m’intéresse beaucoup…

– Quel est, à l’heure actuelle, ton lien avec les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Mon premier lien, c’est celui que j’ai en tant que consommateur. Avant de m’impliquer dans le cadre de mon travail, j’étais déjà proche de la consommation en circuit-court, notamment avec la Ferme de Stée ou la Ferme de la Sarthe, que je connais bien. En fait, en achetant des produits labellisés Nature & Progrès, il est devenu logique pour moi de m’intéresser au label et à ce qu’il veut dire. Plus récemment, j’ai élargi mes horizons, grâce à mon travail dans lequel je côtoie des producteurs Nature & Progrès investis dans le Comptoir paysan, comme Marc-André Hénin ou Thibault Goret. Du coup, j’ai aussi la chance de pouvoir acheter des fromages, de la viande, des bières d’autres producteurs labellisés.

– Que dirais-tu, aux citoyens lambdas, pour les motiver à aller chez des producteurs bio de Nature & Progrès ?

Je pense que le label permet de recréer du lien entre production et consommation, ce qui est fondamental car, dans notre société, on a complètement perdu cette connexion. C’est important de remettre l’humain au centre et donc de soutenir ceux qui le font. De plus, Nature & Progrès est, pour moi, un label de qualité avant tout, grâce à sa charte. Elle permet d’avoir une garantie basée sur une relation de confiance avec son producteur, grâce au SPG qui est différent d’un contrôle extérieur qui vérifie juste le respect de normes et où les artisans sont logés à la même enseigne que les industriels.

Le SPG de Nature & Progrès permet, quant à lui, de réfléchir ensemble, de rendre le consommateur acteur. Il ne doit pas simplement être au bout de la chaîne alimentaire et consommer passivement. Mais il doit prendre part au système et soutenir les producteurs qui œuvrent à cette transition agroécologique.

Vive les sentiers, vive les sentiers libres !

Sur fond de crise sanitaire, nos comportements de mobilité ont brutalement changé. Voies lentes, sentiers, chemins champêtres se doivent désormais d’être réhabilités. Pour nos loisirs mais aussi et surtout pour nos déplacements locaux, utiles et quotidiens. Avec la mobilité douce, la transition énergétique est… en marche ! Pedibus cum jambis !

Texte et photos de Marc Fasol

Introduction

Chacun aura pu le constater, l’année écoulée fut l’objet de nombreux changements dans notre façon de vivre, de se déplacer et de goûter aux choses simples. Un véritable regain d’intérêt s’est subitement manifesté pour la marche à pied, les promenades à vélo, les déplacements locaux et le tourisme de proximité. Nous avons encore tous en mémoire ces interminables colonnes de marcheurs dans les Hautes-Fagnes, lors des premières chutes de neige. Alors que la crise sanitaire nous fermait les frontières avec, à la clé, une interdiction de se rendre à l’étranger, aux sports d’hiver, les mesures sanitaires – confinement et déconfinement successifs – ont finis par nous envoyer tous promener.

La neige, c’est lumineux. On comprend dès lors pourquoi des gens, pour certains au chômage forcé depuis un an, enfermés comme des fous, se soient ainsi rués sur les grands espaces naturels ou en forêt de Saint-Hubert, explique un agent de la DNF, ce n’était pas seulement l’évasion, mais aussi pour nous, l’invasion. Une situation ingérable sur une superficie aussi restreinte. Les pouvoirs publics se sont vus contraints de multiplier les interdictions jusqu’à envoyer des hélicoptères pour refouler les promeneurs. Du jamais vu ! On s’est aussi rendu compte que la demande de pouvoir circuler en forêt, en pleine nature était immense. Clairement, il y aura un avant et un après Covid

À propos de nos libertés sans cesse réduites, le philosophe Pierre Rabhi n’évoquait-il pas “la civilisation carcérale” ?

Passer en mode “mobilité douce”

De manière générale, c’est le tourisme local, et toute l’économie qui en dépend, qui devraient pouvoir en bénéficier. Une manière de relancer à terme des secteurs si durement touchés par la crise. Mais si la mobilité douce a connu de belles avancées, en Wallonie, ces dernières années, notamment au travers du réseau Ravel, et plus récemment encore, par l’irruption du réseau les points-nœuds – Wallonie picarde, Brabant wallon et cantons de l’Est -, ces carrefours numérotés auxquels nos voisins flamands et néerlandais sont familiarisés depuis bientôt une vingtaine d’années – knooppunten -, tout cela reste essentiellement des déplacements de loisirs.

Le nombre de kilomètres parcourus, à pied ou à vélo, par les Belges a beau augmenter, si les gens se rendent en voiture au départ des différents parcours pédestres ou cyclables, il n’est toujours pas question de comportements véritablement durables et d’alter-mobilité.

En politique, on parle énormément de plans de mobilité mais rarement des chemins et encore moins de sentiers”, déplore Marc Blondeel, très actif avec une poignée de riverains pour réhabiliter, dans son propre village, ces voiries alternatives. La population est, en effet, tout aussi demanderesse de mobilité douce pour ses déplacements quotidiens. A savoir les itinéraires empruntés pour se rendre aux différents lieux de vie sur de courtes distances, comme ceux pour aller chercher son pain le matin, faire ses courses au marché, promener son chien, se rendre à l’arrêt de bus, à la gare ou encore pour que les enfants puissent tout simplement se rendre à l’école en toute sécurité sans devoir passer par les cases “papa-taxi” et “école drive in”.

Jadis, ces chemins utilitaires étaient appelés “chemins de messe”. Les villageois ne prenaient pas leur voiture pour aller s’acheter un paquet de cigarettes. Ils se rendaient au magasin du village à pied. Il existait aussi des chemins inter-villages. Tout bon pour la santé ! La conservation du maillage de mobilité douce est pourtant cruciale pour les générations futures. Pour y travailler, l’association “Tous à pied” travaille, depuis quelques années, à développer la culture de la marche utilitaire, en accordant une attention particulière à la valorisation de ce genre de petites voiries publiques. S’arranger pour qu’elles soient accessibles à tous, les rendre agréables à emprunter et, à terme, inciter les concitoyens à changer leurs habitudes de mobilité… Tout un programme !

Le nouveau décret, adopté par le Parlement wallon en février 2014, a justement pour but de préserver « l’intégrité, la viabilité et l’accessibilité des voiries communales« , ainsi que d’améliorer leur maillage. Il tend aussi, selon les modalités que le Gouvernement fixe, et en concertation avec l’ensemble des administrations et acteurs concernés, à ce que les communes « actualisent leur réseau de voiries communales« . Il n’existe plus désormais qu’un seul régime juridique et un seul type de voiries : la voirie communale. La loi antérieure étant abrogée par le même décret. A noter que le nouveau texte instaure également un système d’infraction en la matière, avec possibilité de lever des sanctions.

Entré en vigueur le 1er avril 2014, l’Atlas des voiries communales remplace l’ancien Atlas des chemins vicinaux qui datait de… 1841 ! Dans ce document, on retrouvera les plans des voiries communales, leur description, ainsi que toutes les décisions administratives et juridictionnelles les concernant. Grande simplification : la gestion des voiries communales incombe désormais à la commune.

Redécouvrir son quartier, son village…

Le moyen le plus efficace de protéger tous ces petites voiries publiques reste évidemment de pouvoir les utiliser afin d’éviter qu’ils ne disparaissent progressivement sous les ronces. Mais voilà, depuis que la société est passée au tout à la voiture, beaucoup de nos anciens chemins et sentiers ont disparu sur la pointe des pieds. Presque toujours de manière illégale ! Ici, les agriculteurs les ont grignotés voire labourés, ailleurs d’indélicats propriétaires les ont clôturés, quand tout n’est pas sciemment organisé pour essayer de dissuader le passage. D’autres encore ont tout simplement été asphaltés…

L’usage des sentiers et chemins, tel qu’il figure dans le nouveau décret entré en vigueur le 1er avril 2014, est pourtant clair : il correspond à un « passage continu, non interrompu et non équivoque, à des fins de circulation publique ». Il ne s’agit donc pas d’une simple tolérance du propriétaire, au cas où l’assiette du chemin en question serait privée.

Hélas, certains ne le voient pas toujours d’un bon œil et croient qu’on veut embêter les propriétaires. On nous voit comme des éléments perturbateurs”, regrettent les membres de l’association locale “Sentiers libres”. Notons encore que le procédé d’appropriation d’un sentier ou d’un chemin, appelé “prescription trentenaire extinctive”, n’existe plus depuis le 1er septembre 2012. “Lors des démarches entreprises pour réhabiliter car il s’agit bien de “réhabiliter” l’utilisation des chemins et non de les “ouvrir”, comme le prétendent certains propriétaires de mauvaise foi –, on essaie, dans la plupart des cas, de trouver des solutions à l’amiable : tourniquets, chicanes, potelets, échaliers ou encore barrières ouvrables sont des aménagements permettant de limiter le passage aux utilisateurs non motorisés”. Par ailleurs, le balisage est, quant à lui, dûment normalisé par la réglementation – couleurs et formes -, en fonction du type d’utilisateurs : piétons, cavaliers, vélos, fondeurs, etc.

Chaque année, en octobre, une grande opération de sensibilisation est organisée par l’association “Tous à pied”. “La Semaine des Sentiers” offre la possibilité non seulement de protéger le réseau de voies lentes, de les restaurer, mais aussi de les valoriser aux yeux des riverains et donc de les faire (re)-connaître du grand public. Rien de tel que la marche pour découvrir sa région, le patrimoine local, la nature et, chemin faisant,… de se refaire une santé.

“Tous à pied”, mode d’emploi

Si votre ville ou votre commune, consciente de l’intérêt de la mobilité douce, souhaite recevoir de l’aide et offrir à ses habitants la possibilité de se déplacer autrement, de développer un réseau adapté aux déplacements doux, une expertise préalable est nécessaire. Celle-ci peut cependant s’avérer lourde et particulièrement complexe. Et donc nécessiter de l’aide. Comment procéder ?

– Etape 1 : sur demande, l’association élabore d’abord un inventaire de droit et de fait. Idéalement, cette démarche doit être faite par les citoyens bénévoles, histoire de les impliquer au maximum ;

– Etape 2 : on passe à l’étape suivante : la conception d’un maillage structuré pour relier les villages et les quartiers entre eux, mais aussi les pôles principaux entre eux : arrêts TEC, gare, administration communale, écoles, sites touristiques, syndicats d’initiative, etc.

– Etape 3 : la dernière étape consiste à cartographier et à baliser. La signalisation assure la visibilité et la promotion du réseau.

Basket d’or

Depuis quelques années, les initiatives remarquables sont régulièrement récompensées. Ainsi, en 2013, la ville de Chaudfontaine avait reçu une mention spéciale du jury lors de l’élection de la commune la plus durable de Belgique. Et ce, notamment, parce qu’elle avait développé un réseau de mobilité douce entre les différents villages de l’entité.

En 2020, quarante-huit communes de Wallonie ont, par ailleurs, reçu le label “Commune pédestre”, accumulant le nombre de baskets un peu comme les étoiles en restauration. Elles y sont arrivées en valorisant leur réseau de petites voiries par des actions favorables à la mobilité active, alternative à la voiture : inventaire, balisage, création d’une Commission sentiers, etc.

En 2020 encore, le “Prix de la Basket d’Or” est ainsi revenu à la commune de Namur, notamment parce qu’elle a investi dans une passerelle cyclo-piétonne : l’Enjambée. L’endroit porte bien son nom pour les pedibus : Jambes !

Adresses utiles :

– “Tous à Pied”
Élise Poskin – elise.poskin@tousapied.be081/39.07.13
Boris Nasdrovisky – boris.nasdrovisky@tousapied.be081/39.08.11

– “Géoportail de la Wallonie, le site de l’information géographique wallonne”
Pour connaître l’histoire d’un chemin, en remontant le temps, sur WalOnMap, vous trouverez toute la Wallonie en carte, de 1777 – les cartes de Ferraris – à nos jours – photos satellites. Cliquez sur “Voyage dans le temps” et encodez une adresse. Ludique et fabuleux !
https://geoportail.wallonie.be/walonmap#BBOX=

La problématique des « nouveaux OGM »

Les OGM, nous y revenons malheureusement car, contrairement à tout ce qui touche le simple citoyen, la marche en avant des industriels de l’agroalimentaire semble être fort peu affectée par la pandémie. De nouveaux OGM sont à nos portes et doivent absolument demeurer « sous contrôle ». Il en va de l’avenir de notre alimentation !

Par Catherine Wattiez et Laura Vlémincq

nouveaux ogm non à la déréglementation
1. OGM et "nouveaux OGM"

Selon la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement, un Organisme Génétiquement Modifié (OGM) est « un organisme biologique – à l’exception des êtres humains – dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». L’Homme manipule et modifie des gènes sur des plantes et des animaux.

Les OGM sont largement cultivés sur le continent américain depuis la fin des années nonante. Heureusement, ils ne le sont pas en Belgique ni en Europe, à l’exception de quelques régions. Cependant, nous subissons l’importation d’OGM pour nourrir les animaux d’élevage conventionnel.

Les OGM sont les alliés de l’agriculture basée sur les pesticides chimiques de synthèse. 99 % des OGM agricoles sont des plantes gorgées de pesticides qui vont, soit produire un insecticide leur permettant de résister à un insecte ravageur, soit être capables d’absorber un herbicide sans mourir, explique Christian Velot, généticien moléculaire à l’Université de Paris Sud, chercheur à l’institut de génétique et de microbiologie (centre scientifique d’Orsay). Cependant, en cultivant des plantes OGM qui contiennent un insecticide, et ce de façon répétée sur de grandes surfaces agricoles, certains insectes vont s’adapter au produit. L’immense majorité sera tuée mais une partie des insectes naturellement résistants à ce pesticide va proliférer et prendre le dessus. Cette minorité deviendra la majorité et il faudra alors utiliser d’autres insecticides pour protéger la culture. Par ailleurs, les plantes OGM qui sont rendues tolérantes à certains herbicides se voient aspergées plus abondamment en ces herbicides, si bien que les plantes adventices (mauvaises herbes) deviennent elles aussi tolérantes à l’herbicide incriminé.

Pour se débarrasser de ces adventices devenues tolérantes, les agriculteurs auront recours à des quantités de plus en plus élevées de cet herbicide et, in fine, utiliseront d’autres herbicides.

Définition d’un « nouvel OGM »

Depuis quelques années, les multinationales phytosanitaires s’orientent vers la création de « nouveaux OGM » avec de nouvelles techniques de biotechnologie. La transgénèse, technique des OGM de première génération qui consiste à introduire un gène étranger n’importe où dans le génome hôte, devient ancienne et critiquée.

Les scientifiques ont aujourd’hui mis au point plusieurs autres méthodes dont celles dites d’ »édition du génome » qualifiées de mutagénèses « ciblées » ou « dirigées » car la modification est introduite à un endroit précis du génome constitué d’ADN, l’acide désoxyribonucléique caractérisant le matériel génétique.

Différence entre anciens et nouveaux OGM

Qu’ils soient « anciens » ou « nouveaux », dans les deux cas, il s’agit de plantes brevetées. Cela signifie une perte de souveraineté de l’agriculteur qui doit alors racheter chaque année ses semences au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour sa récolte suivante.

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Modification génétique introduite au hasard dans le génome (aléatoire) Modification génétique « dirigée » car le changement génétique désiré est introduit à des endroits précis du génome (insertion dirigée)
Technique non maîtrisée même si elle fût affirmée comme « totalement maîtrisée » à l’époque Technique non maîtrisée mais l’industrie déclare qu’elle ne fait rien d’autre que ce qu’a toujours fait la nature
Etudes d’impact sur l’environnement et la santé insuffisantes Volonté du lobby des biotechnologies de ne pas réglementer les nouveaux OGM, donc de ne pas les tester ni les étiqueter. Ceux-ci deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation
Cultures au départ de déforestations massives Peu probable que cela soit différent
Après vingt ans, les OGM sont des OGM pesticides qui contiennent des pesticides dans leurs cellules Les OGM seront probablement de façon majoritaire des OGM pesticides
Erosion de la biodiversité et contagion des filières non OGM dont l’agriculture biologique Idem + risque d’effondrement des écosystèmes avec les OGM produits par une technique particulière : le forçage génétique
Peu de fabrication d’animaux modifiés Des lâchers aux fins d’éradication d’animaux modifiés ont débuté et sont nombreux en projet

Il y a peu de différence entre les anciens et nouveaux OGM, si ce n’est qu’il est, encore à l’heure actuelle, plus difficile de détecter analytiquement et de contrôler les seconds. La différence se marque dans la technologie utilisée pour manipuler les gènes :

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Ils sont obtenus en introduisant dans le génome un ou plusieurs gènes extérieurs (transgénèse), d’une autre espèce ou même d’un autre règne, qui se mettent au hasard (de façon aléatoire) au niveau des gènes de la plante et leur donnent une propriété particulière.

 

Les gènes étrangers ainsi introduits peuvent induire des effets non-intentionnels pouvant modifier l’expression d’autres gènes de la plante, les activer, les désactiver ou régler leur intensité d’expression.

Ils sont obtenus par différents procédés, dont les techniques d’ »édition du génome », qui provoquent une mutation des gènes de la plante à des endroits précis du génome (mutagénèse « ciblée » ou « dirigée »). Ces techniques induisent toutefois aussi des effets non-intentionnels.

 

Ces effets non-intentionnels peuvent induire dans la plante (OGM ancien ou nouveau) la présence de nouvelles toxines, de substances allergisantes, des modifications de la valeur nutritionnelle ou des impacts non prédictibles sur les chaines alimentaires et les écosystèmes.

 Similarités entre les « anciens » et « nouveaux » OGM :

  • erreurs génétiques à l’origine d’effets non-intentionnels
  • promesse de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et de diminuer l’utilisation de pesticides,
  • brevetage du Vivant.

Un peu d’histoire

Durant des millions d’années, les mutations, la reproduction et la sélection naturelle des plantes étaient la base du fonctionnement de l’environnement et de son évolution. Après des centaines d’années de sélection variétale où l’Homme s’est peu à peu substitué aux insectes et au vent en plaçant un pollen choisi sur un pistil choisi…

Les années nonante ont vu les firmes semencières se faire racheter par les multinationales productrices de pesticides, dans le but non avoué de développer des OGM tolérants à leurs propres herbicides et de devenir ainsi progressivement les propriétaires de toute la filière de production alimentaire.

Au début des années 2000, un vaste élan citoyen a conduit à l’arrêt des cultures d’OGM en Europe – hormis quelques hectares en Espagne notamment – et au boycott des aliments contenant des OGM. Ceci grâce à la règlementation européenne relative aux OGM qui prévoit des conditions d’autorisation de mise en culture des OGM et qui impose l’étiquetage des aliments végétaux contenant des OGM.

Mais plus récemment, les firmes multinationales ont décidé de mettre au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM. Même des laboratoires publics actifs en Europe, en Belgique et dans le monde, et des laboratoires universitaires, payés par l’industrie, s’y sont mis plutôt que de consacrer leur énergie à des programmes d’amélioration des plantes basés sur les lois naturelles. Ces nouveaux OGM et techniques sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde (dont les USA et l’Australie). Par ailleurs, le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour les déréglementer également en Europe.

S’ils n’étaient plus réglementés par la Directive 2001/18, ces nouveaux OGM deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation comme pour d’autres usages, tels ceux relatifs aux biocarburants.

Heureusement, par un Arrêt dans l’affaire n° 111/18, le 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne précise que « les organismes obtenus par mutagénèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la Directive sur les OGM ». La Cour de justice estime donc que ces nouvelles technologies et les organismes qui en découlent doivent être réglementés et relever de la Directive 2001/18. Les organismes ainsi produits sont donc considérés comme des OGM à part entière, testés quant à leurs effets possibles sur la santé et l’environnement, tracés et étiquetés.

Toutefois, depuis cet Arrêt, le lobby des biotechnologies redouble d’efforts pour influencer les Etats membres, le Parlement européen et la Commission européenne avec le concours de certains instituts scientifiques, d’agriculteurs industriels, du gros négoce de denrées alimentaires, etc. afin de déréglementer ces nouvelles techniques et ces nouveaux OGM.

Nature & Progrès Belgique n’est, pour sa part, pas opposé à ce que les OGM soient utilisés en milieu confiné (laboratoire) pour la production de médicaments, par exemple, et pour la recherche scientifique.

Toutefois, le risque est grand lorsque ces firmes privées commercialisent ces OGM pour être utilisés dans la nature, sans que soient évalués à suffisance les risques pour la santé et l’environnement et sans que soient définies les responsabilités en cas de dommage.

2. En savoir plus sur les "nouveaux OGM"

Les arguments de leurs producteurs

Afin d’asseoir encore plus leur propriété sur le Vivant, les firmes phytosanitaires ont développé des plantes modifiées par de nouvelles techniques, les nouveaux OGM. Le but étant de tenter de contourner la réglementation européenne relative aux OGM et de les mettre ainsi plus facilement sur le marché.

Il y a vingt ans, les arguments des firmes productrices de pesticides chimiques de synthèse et d’OGM étaient les suivants :

  • la nécessité de nourrir le monde, de pallier la raréfaction des sols cultivables et de l’eau ;
  • la réduction de l’utilisation de pesticides en produisant des OGM qui intègrent dans leurs cellules des insecticides et des OGM tolérants à des herbicides, dont le Glyphosate, afin de mieux lutter contre les adventices ;
  • l’amélioration de la qualité nutritionnelle ;
  • l’augmentation des rendements ;
  • une technologie entièrement maîtrisée.

Or ces promesses n’ont pas été tenues. Nous constatons plutôt une dépendance accrue des agriculteurs envers les firmes semencières et une perte de leur liberté.

À présent, elles ajoutent également de nouveaux arguments ou des arguments identiques présentés différemment en fonction des opportunités du jour :

  • les bienfaits pour l’économie européenne de produire ces nouveaux OGM ;
  • la lutte contre les effets du changement climatique (sécheresses, inondations) ;
  • l’augmentation de la biodiversité agricole et de la biodiversité des écosystèmes ;
  • la lutte contre les maladies des plantes ;
  • une technologie entièrement maitrisée et le fait que l’industrie ne fait rien d’autre avec les nouvelles technologies que ce qu’a toujours fait la nature grâce à l’insertion précise d’une modification au niveau du génome.

Selon les firmes, ces nouvelles technologies seraient la solution idéale aux principaux problèmes qui rongent notre planète. Pourtant, pendant les vingt dernières années, l’industrie n’a fait que développer des « OGM- Pesticides » tolérants aux herbicides, de quoi vendre des semences OGM et imposer aux agriculteurs d’acheter leurs herbicides.

Citons l’exemple de la tolérance des plantes OGM au Glyphosate qui a provoqué la tolérance progressive des adventices au Glyphosate et la nécessité, après quelques années, d’utiliser d’autres herbicides pour éliminer ces adventices. L’industrie a aussi développé des OGM contenant leur propre insecticide qui a rendu les insectes résistants à cet insecticide et a nécessité le recours à d’autres insecticides.

Après vingt ans, les OGM n’ont pas permis de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et les augmentations stables des rendements. Rien n’a été apporté à l’agriculture, à l’amélioration qualitative et quantitative de l’alimentation.

Les techniques de production

Il existe de nombreuses nouvelles techniques de génie génétique dont les plus connues et utilisées sont les techniques dites d' »édition du génome ». Parmi celles-ci, nous citerons les techniques de mutagénèse « dirigée » par oligonucléotides (ODM), les techniques à nucléases dirigées (ZFN, TALENs, des méganucléases, CRISPR/Cas9 – la plus utilisée – et son dérivé, le forçage génétique).

Des ciseaux moléculaires introduits dans la cellule sont dirigés en un endroit précis de l’ADN (matériel génétique) et le coupent. L’ADN  est alors réparé  de la façon désirée par les mécanismes de réparation propres à la cellule. Souvent un modèle d’ADN est utilisé pour diriger la réparation.

Toutefois, une insertion précise (dirigée) aux endroits où l’ADN est coupé n’est pas synonyme de modifications précises au niveau de l’entièreté du génome de l’organisme car celui-ci est aussi l’objet d’erreurs génétiques engendrant des effets non-intentionnels (voir point 3).

Cas particulier de la technique du forçage génétique

Le forçage génétique est une application particulière de la technologie CRISPR/Cas9. Tous les descendants de l’OGM forcé – en rouge dans le schéma ci-après – seront ainsi porteurs du gène modifié en quelques générations. Alors qu’en conditions naturelles, seule la moitié des descendants de chaque génération porterait le gène modifié qui finirait par se diluer dans la population « sauvage ».

Succession normale

(50 %)

Succession avec forçage génétique

(100 %)

Transmission des gènes selon les lois de l’hérédité naturelle, à la moitié des descendants Transmission à la totalité des descendants et contournement des lois de l’hérédité naturelle

Le forçage génétique est encore plus inquiétant que les autres technologies car il permet de modifier, de décimer ou même d’exterminer des populations entières d’espèces sauvages. Il contourne les lois de l’évolution. Il implique, chez tous les descendants d’organismes forcés, l’acquisition très rapide de leurs traits nouveaux et même nuisibles, voire de stérilité.

Une fois que ces OGM forcés sont libérés dans l’environnement, il n’est plus possible de les récupérer. Cette technologie peut donc avoir un impact dramatique, rapide et irréversible sur la diversité biologique, le fonctionnement des écosystèmes, sur des chaînes alimentaires et sur la sécurité alimentaire.

Les espèces développées actuellement pour le forçage génétique comprennent des insectes, des levures et des mammifères tels les renards et les rats. Mais théoriquement tous les organismes à reproduction sexuée pourraient être forcés génétiquement.

La problématique de la réglementation

Les nouveaux OGM sont actuellement théoriquement soumis à la réglementation européenne relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement.

La réglementation européenne sur les OGM constitue cependant une grosse épine dans le pied des industries des biotechnologies. C’est pourquoi des pressions importantes des partisans des nouveaux OGM – à savoir les firmes phytopharmaceutiques et les semenciers, les laboratoires privés et publics, les agriculteurs industriels, le commerce des denrées alimentaires et des nourritures animales – sont actuellement exercées aux niveaux européen et national afin de sortir de cette réglementation ces nouvelles techniques de manipulation du génome. Leur objectif est d’inonder, de façon bien plus aisée qu’avec les « anciens » OGM, le marché de ces nouveaux OGM tolérants aux herbicides qu’ils fabriquent, et de privatiser et de monnayer le Vivant.

La réglementation, c’est le contrôle avant et après autorisation. Elle comporte des prescriptions relatives à leur effets sur la santé et l’environnement, leur traçabilité et leur étiquetage. Si la déréglementation de la législation des OGM a lieu, les conséquences seront dramatiques. Les firmes semencières disperseront dans l’environnement des semences modifiées sans aucune possibilité de contrôle d’innocuité, de traçabilité et sans étiquetage pour le citoyen. Parmi ces nouvelles techniques, il en existe une, le forçage génétique, qui est encore plus inquiétante que les autres. Fort heureusement, les citoyens et politiques avertis réagissent. De nombreux scientifiques et ONG lanceurs d’alertes demandent un moratoire sur leur dispersion dans la nature, même pour les essais expérimentaux à l’extérieur.

3. La position de Nature & Progrès

Par principe, Nature & Progrès Belgique n’est pas opposée à la recherche scientifique consistant à développer des techniques de production de nouveaux OGM.

Cependant, ces nouveaux OGM ne peuvent être commercialisés et lâchés dans l’environnement sans le respect de critères de sécurité stricts au niveau de la santé et de l’environnement et sans analyses de risques en phase avec les conditions réelles d’utilisation. Il est également nécessaire qu’il y ait, d’une part, une analyse socio-économique préalable des impacts socio-économiques de la dispersion dans l’environnement de ces organismes. D’autre part, il faut que ceux-ci apportent des bénéfices pour la société dans son ensemble.

Notre association demande que les nouveaux OGM relèvent au minimum de la Directive 2001/18, comme l’interprète la Cour de justice de l’Union européenne. De plus, Nature & Progrès demande que les analyses de risques soient réalisées en phase avec les conditions réelles de terrain.

Nature & Progrès souhaite également un moratoire pour la technique du forçage génétique. Cette technique n’a pas fait l’objet d’une méthodologie spécifique pour les essais dans l’environnement, ni pour les évaluations de risques qui seraient, dans ce cas, tout à fait particulières et probablement mêmes impossibles à effectuer vu la complexité du fonctionnement des écosystèmes.

4. Les risques liés aux nouveaux OGM

Ces risques sont de différents ordres :

  • Analyses de risques prescrites par la législation insuffisamment poussées : les nouvelles techniques de génie génétique peuvent, à l’instar des anciennes, provoquer des effets non-intentionnels sur les gènes, pouvant se manifester par des interférences sur la régulation de leur intensité d’expression et sur la qualité des protéines qu’ils produisent. Ces effets peuvent occasionner la fabrication de nouvelles protéines  (toxines  et/ou  allergènes), de protéines déficientes, d’altérations du métabolisme de la plante ou de l’animal, de perte de  qualités nutritionnelles, etc. Les conséquences pour l’Homme et l’environnement, des anciens comme des nouveaux OGM, devraient toutes être mieux examinées, au cas par cas, en tenant compte de la technique utilisée et des conditions réelles de terrain.
  • Risque d’augmentation de l’utilisation des pesticides, d’une perte de biodiversité des écosystèmes : en effet, à moyen terme, en conséquence de la culture de nouveaux OGM développés pour tolérer les herbicides ou contenir des insecticides, il y a un risque d’augmentation de la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des pesticides, et dès lors aussi de perte de biodiversité des écosystèmes avoisinants.
  • Impacts sur la sécurité alimentaire : les changements non-intentionnels dans la composition des plantes et l’ingestion d’OGM/pesticides peuvent avoir un impact sur les chaînes alimentaires et donc sur la sécurité alimentaire de l’Homme.
  • Réduction de la biodiversité agricole : les OGM vont réduire encore davantage la biodiversité agricole, notamment celle des variétés naturellement adaptées au terroir et entrer en compétition avec les pratiques efficientes et sans danger de la sélection variétale basée sur la reproduction naturelle.
  • Risques supplémentaires liés au forçage génétique : le forçage génétique, dont la dissémination des organismes ainsi fabriqués ne connait pas de frontières, risque d’entrainer des effets irréversibles sur les chaînes alimentaires ainsi que l’effondrement irréversible des écosystèmes et de la biodiversité. De plus, des forces militaires ont déjà manifesté leur intérêt pour cette technologie. Leur but peut être défensif comme offensif.
  • Conséquences de la possession de brevets et de leur concentration monopolistique : perte de l’indépendance des agriculteurs et augmentation des prix des denrées alimentaires.
5. Deux exemples concrets de risques pour la santé et l’environnement

Les exemples énumérés ci-après sont empruntés à Testbiotech (Institut d‘évaluation indépendante des impacts de la biotechnologie), à Münich – www.testbiotech.org/en/limits-to-biotech Ils visent à illustrer concrètement les risques associés à certains « nouveaux OGM » et à de nouvelles technologies de génie génétique et, en l’occurrence, à celles dénommées « édition du génome ».

Exemple 1 : caméline génétiquement modifiée

La caméline (Camelina sativa) est une plante oléagineuse cultivée en Europe pour sa haute teneur en huiles de bonne qualité alimentaire. De nombreux scientifiques, aux USA et en Europe, s’intéressent à la caméline génétiquement modifiée.

Pourquoi tant d’intérêt envers la caméline OGM ?

Un des motifs de l’intérêt qu’on lui porte est la production de biocarburants. Certaines de ces plantes dont le génome a été modifié par « édition du génome », à l’aide de ciseaux génétiques, selon la technologie CRISPR/Cas, sont dérégulées aux USA et peuvent donc y être cultivées. Elles ont le potentiel de se propager dans les cultures non-OGM, dans l’environnement et de se croiser avec les populations naturelles.

Risques

Selon les experts, la culture de ces camélines OGM peut présenter des risques en raison de l’altération de la qualité de l’huile et de leur potentielle propagation incontrôlée. Les acides oléiques formés dans ces OGM peuvent, par exemple, modifier la croissance et le taux de reproduction des animaux sauvages qui s’en nourrissent. Il ne faut pas non plus que les graines oléagineuses soient accidentellement introduites dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux, car elles sont uniquement prévues pour la production des agrocarburants.

Des cas analogues à celui de la caméline OGM pourraient également s’appliquer à de nombreuses autres plantes OGM dont la composition génétique n’est pas adaptée aux écosystèmes.

Exemple 2 : blé génétiquement modifié

Des scientifiques de la société américaine Calyxt ont ciblé un groupe de protéines de gluten dans le blé qui seraient à l’origine de maladies intestinales inflammatoires. Ces gènes de production de gluten sont présents sous de nombreuses copies tout au long du génome de ce blé.

Pourquoi tant d’intérêt envers le blé OGM ?

Les nouvelles technologies génétiques ont réussi, ce que n’a pu faire la sélection génétique conventionnelle, à désactiver, en les coupant simultanément à l’aide de ciseaux moléculaires, trente-cinq des quarante-cinq gènes impliqués dans la production de gluten. Un blé pauvre en gluten a donc été façonné. Cependant, cette opération se fait en deux étapes. L’une est l’introduction dans la cellule, par une technique plus ancienne (transgénèse), d’un gène codant pour la synthèse de la protéine des ciseaux moléculaires et l’autre est l’étape d’édition du génome (CRISPR Cas) proprement dite.

Risques

D’autres substances peuvent tout bonnement disparaître ou être en moins forte concentration ;

Chacune de ces deux étapes peut occasionner des propriétés non- intentionnelles. De nouvelles substances qui ne sont pas prévues et qui sont difficiles à découvrir peuvent donc apparaître.

Ceci montre que chacune des étapes du processus devrait être examinée avec soin pour y détecter la nature des modifications pouvant être indésirables. Ces procédures en plusieurs étapes – dont l’ »édition » du génome n’en est qu’une seule – ont été appliquées à presque tous les nouveaux OGM qui sont jusqu’à présent enregistrés pour la culture aux USA.

6. Constats et étapes à venir

Les caractéristiques génétiques et biologiques des organismes produits par les techniques d’édition du génome doivent être examinées en profondeur, au cas par cas, en tenant compte des techniques spécifiques utilisées avant qu’une décision relative à leur autorisation ne puisse être prise. Même de minuscules modifications génétiques non-intentionnelles peuvent avoir d’énormes effets. Si les organismes modifiés génétiquement ne sont pas strictement réglementés, leur libération volontaire dans l’environnement pourrait mettre en danger la santé, la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes et menacer notre sécurité alimentaire.

Les multinationales qui produisent à la fois pesticides, OGM et semences désirent conquérir à tout prix le marché européen qui leur a résisté jusqu’à présent. Leur ambition est de contrôler au maximum le Vivant et toute la filière de survie alimentaire, au niveau mondial, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Elles ont financé la recherche de nouvelles technologies de manipulation des gènes, elles développent maintenant auprès de la Commission, des parlementaires européens et des États membres, un plaidoyer coûteux visant à déréglementer ces technologies et les organismes qui en découlent. Elles cherchent à commercialiser les nouveaux OGM en Europe, sans la moindre condition, et donc sous la forme d’ »OGM cachés » pour les citoyens. Elles s’appliquent également à convaincre de nombreuses parties prenantes, tels les agriculteurs et éleveurs industriels ainsi que les coopératives agricoles, les chercheurs universitaires et des firmes spécialisées dans le commerce de matières premières, afin de les rallier à leurs vues.

Alors que l’ancienne Commission européenne était assez favorable aux lobbies des biotechnologies, les intentions de la nouvelle ne sont pas encore claires. La nouvelle Commission effectue, pour avril 2021, à la demande du Conseil européen, une étude « à la lumière de l’Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire C-528/16, concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union… ».

Toutefois, lors de la présentation de la stratégie De la ferme à la table, publiée par la Commission le 20 mai 2020, la Commissaire à la Santé a déclaré qu’il pourrait y avoir une modification de la législation existante relative aux OGM, à l’issue de cette étude. Dans la stratégie de la Commission, on peut lire que « les nouvelles techniques innovantes, dont les biotechnologies et le développement de produits biosourcés peuvent contribuer à accroître la durabilité de l’agriculture, à condition qu’elles soient sûres pour les consommateurs et l’environnement et procurent des avantages à la société dans son ensemble ».

Plus que jamais, il importe donc que les citoyens européens – qui ont toujours refusé les OGM – se mobilisent à nouveau, pour ne pas tolérer d’ »OGM cachés » susceptibles de s’insinuer partout, et même dans l’alimentation bio.

7. Une voie sans OGM

Au cours des siècles, l’Homme a appris à « domestiquer », à modeler les plantes qu’il cultivait et les animaux qu’il élevait. Par des choix raisonnés, il a favorisé la culture des espèces les plus productives, les plus précoces ou les plus résistantes. Cette phase de sélection, qui a perduré jusqu’au siècle dernier, a été dominée, pour la plupart des espèces, par une sélection massale. Cela signifie que les meilleures plantes étaient identifiées et leurs graines utilisées pour la culture suivante.

Louis de Vilmorin (1816 – 1860) fut, par exemple, un remarquable contributeur à la génétique et à la création variétale du blé ; il a consacré sa courte vie à la chimie et à la biologie. Une méthode initiée par ses soins, en jetant les bases de la sélection moderne, a permis d’optimiser le potentiel de recombinaison des gènes lié à la reproduction sexuée. Cette sélection variétale conventionnelle basée sur la reproduction naturelle a le mérite de ne pas occasionner d’effets non- intentionnels et de ne pas interférer avec la régulation du fonctionnement des gènes. Elle peut aussi engendrer des variétés plus adaptées au terroir. La sélection massale, si elle confère à l’obtenteur un droit sur la diffusion des graines, ne permet pas de revendiquer une propriété sur le matériel génétique de la plante.

Par contre, avec les OGM, prétextant la modification génétique, les firmes semencières ont la possibilité de breveter les plantes et donc de revendiquer la propriété du matériel génétique des plantes via, bien entendu, la perception de royalties.

8. Conclusions

Les buts de la déréglementation des nouveaux OGM sont les suivants :

  • éviter toute évaluation de l’impact sur la santé et l’environnement, toute traçabilité et tout étiquetage des aliments ;
  • maintenir l’agriculture dépendante des pesticides ;
  • permettre la perception de royalties.

Pour un contrôle des nouveaux OGM, il est primordial d’assurer la liberté de choix des agriculteurs et des consommateurs et d’empêcher toute dispersion risquée et incontrôlée dans l’environnement des nouveaux OGM. Comment faire ? En maintenant, au minimum, le contrôle de ces nouveaux OGM selon la directive 2001/18.

La méthode Lemaire-Boucher

Dans les coulisses d’une mise en pratique précoce de l’agriculture biologique

A travers cette analyse, nous nous proposons d’approfondir ce que fut la première mise en pratique, à grande échelle, de l’agriculture biologique, en France. En 1963, Raoul Lemaire et Jean Boucher associent leurs efforts pour donner naissance à la « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , méthode agricole qui sera pratiquée par plusieurs centaines d’agriculteurs, dès la fin des années soixante… Connaître son histoire et ses racines, on ne le dira jamais assez, contribue sans aucun doute à mieux se connaître soi-même car Nature & Progrès prit son essor notamment en réaction à cette initiative… Décryptage.

Par Florian Rouzioux

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Né dans le nord de la France dans une famille de négociants, Raoul Lemaire (1884-1972) réussit à se faire une place dans le marché des semences de blé durant les années 1920. En tant que sélectionneur, il effectue des hybridations de blés dans le but d’obtenir des blés de force – catégorie de blé exceptionnellement riche en protéines et destinée à la fabrication de farines panifiables – à une période où ces derniers sont importés du Canada. Plusieurs des blés Lemaire s’avèrent même supérieurs au grand blé de force canadien de l’époque, le Manitoba. Le succès de ses expériences lui vaut d’être nommé officier du mérite agricole en 1932. Alors que la France est envahie par l’armée allemande, en 1940, il se résout à quitter le nord de la France pour l’Ouest. Il finit par créer une nouvelle affaire commerciale, le Service de Vente de Blés Lemaire – que nous nommerons société Lemaire -, à Angers, en 1946. Néanmoins, ses affaires sont moins florissantes qu’avant-guerre. Ses initiatives commerciales sont davantage gênées par les services d’homologation et par l’organisme national en charge de la régulation des céréales. Convaincu que l’État français mène une politique trop dirigiste qui freine des initiatives profitables, il décide de s’engager vigoureusement dans le syndicalisme agricole, dans sa branche la plus conservatrice. Ce combat l’amène d’ailleurs en politique : aux élections législatives de 1956, puis de nouveau à celles de 1958, il fait campagne en portant la bannière du mouvement poujadiste (1). Ne parvenant pas à être élu, il décide de se consacrer à nouveau à ses affaires.

Les excès de la chimie agricole

Cependant, les variétés de blés de force ne lui paraissent plus être un objectif suffisamment satisfaisant et il voudrait s’engager dans une nouvelle voie conforme à ses nouvelles convictions. Il pense que la chimie agricole est devenue une pratique excessive qui nuit à la santé des élevages comme à la santé des consommateurs. Au milieu des années 1950, il a été alerté par les nombreuses épidémies de fièvres aphteuses et de tuberculose qui ont touché les cheptels bovins français. C’est dans ce contexte épidémique qu’il commence à étudier les propriétés du maërl, un dépôt littoral formé de sable coquillé et de débris de lithothamne – une algue calcaire riche en magnésium. Le maërl est alors employé comme amendement organique sur les pâturages bretons. Raoul Lemaire est marqué par un rapport vétérinaire qui conclut que les apports en magnésium et en oligo-éléments du lithothamne ont permis aux troupeaux bretons de passer au travers de l’épidémie de fièvre aphteuse. De plus, cette conclusion semble confirmer les recherches de Pierre Delbet, un médecin dont les travaux sur les vertus immunitaires du magnésium ont déjà retenu l’attention de Raoul Lemaire.

Ecoutant son intuition, Raoul Lemaire ambitionne de creuser davantage cette piste du lithothamne. Il souhaiterait mettre son pied une méthode agricole « naturelle », entendue au sens de méthode n’employant aucun fertilisant ni pesticide de synthèse, basée sur l’amendement des terres au lithothamne. Si ses essais de culture du blé sont concluants, cette méthode permettrait de commercialiser en bout de chaîne un blé naturel – l’expression « blé biologique » apparaîtra un peu plus tard. En définitive, cette nouvelle méthode présenterait l’avantage, pour Raoul Lemaire, de combattre les méthodes agrochimiques, tout en continuant de valoriser ses semences de blés à haut rendement qui ont fait son succès en tant que sélectionneur. En 1959, Raoul Lemaire entre en contact avec un industriel breton producteur de lithothamne, puis s’associe avec les moines de l’abbaye de Bellefontaine pour réaliser ses premiers essais de culture céréalière…

Jean Boucher, premières convictions, premières déconvenues…

Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École Nationale d’Horticulture de Versailles, Jean Boucher (1915-2009) est de trente ans plus jeune que Raoul Lemaire ! Durant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au sein d’une équipe de botanistes sur l’introduction en France de différentes variétés de soja. Au lendemain de la guerre, il entre au Service de la Protection des Végétaux de Nantes où il prend part à l’expérimentation des pesticides organiques de synthèse qui viennent de faire leur entrée sur le marché agricole. Il s’avoue au départ conquis par ces nouveaux produits qui semblent prouver leur efficacité. Cependant, il est témoin d’une première déconvenue, en 1947. Alors que des vergers sont traités au DDT (2), des araignées rouges envahissent tout de même les pommiers. Il en conclut que les insecticides ne sont peut-être pas une solution miracle et cette expérience est le point de départ à son scepticisme vis-à-vis de la chimie agricole. Selon toute vraisemblance, il participe, l’année suivante, aux journées de l’humus à Paris, évènement organisé par l’association « l’Homme et le Sol ». L’évènement a pour but d’inviter les chercheurs conviés à développer les études consacrées à la pédologie et, plus spécifiquement, à la microbiologie du sol. De retour à Nantes, Jean Boucher lance une expérimentation sur le compostage de fumiers de bovins du marais vendéen pour remplacer les fumiers équins. Par cette initiative, il tente de parer l’extension des maladies des cultures légumières nantaises qui se développent depuis une décennie. Dans cette démarche, il est guidé par les travaux d’un chercheur de l’Institut Pasteur, Jacques Pochon, spécialisé dans la microbiologie des sols. Il en arrive à la conclusion que le but d’un cultivateur doit être, avant toute autre chose, de favoriser le développement de l’activité microbienne du sol dans le respect des équilibres biologiques.

Pour développer ses arguments sur les limites des traitements phytosanitaires, Jean Boucher se sert de plusieurs revues horticoles comme d’une tribune. Il y prône sa vision d’une bonne « hygiène générale des sols » pour prémunir les cultures du parasitisme et développer l’immunité naturelle des plantes. En 1956, il rejoint l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN), une organisation menée par des médecins nutritionnistes qui popularisent l’expression « agriculture biologique » (3). Les alertes sanitaires, relayées par les revues de l’AFRAN, poussent bientôt des agriculteurs et sympathisants de la région nantaise à s’associer dans le cadre d’un groupement. En avril 1958, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO) prend forme. Les membres se donnent pour objectif d’expérimenter et de promouvoir les méthodes agricoles alternatives à la chimie agricole. Jean Boucher est tout de suite très impliqué dans cette initiative et joue rapidement le rôle de conseiller technique.

Comme ses idées vont de plus en plus à rebours des orientations agrochimiques qui s’imposent dans la protection des végétaux, Jean Boucher finit par entrer en conflit avec son supérieur au sein du Service de protection des végétaux de Nantes. Convoqué devant un conseil de discipline, sa hiérarchie décide de l’écarter en l’envoyant dans l’antenne de Bordeaux. Finalement, il prend la décision de démissionner, en 1959. Dès lors, il décide de se consacrer pleinement à la dynamique du GABO. Son expertise dans les aspects phytosanitaires, son enthousiasme et ses compétences en coordination lui valent bientôt la place de secrétaire de l’association.

Naissance de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher

Nous sommes donc en 1959. Agé de septante-cinq ans, Raoul Lemaire est persuadé que le développement d’une agriculture plus naturelle n’est pas un espoir vain. Il compte mettre toute son énergie dans son nouveau projet : développer l’emploi du lithothamne en agriculture en remplacement des fertilisants et pesticides de synthèse. Dans cet objectif, il se rapproche des animateurs du GABO pour avoir des retours et trouver d’éventuels cultivateurs qui seraient prêt à effectuer des essais de culture. C’est alors qu’il fait la connaissance de Jean Boucher. Après une première rencontre, Raoul Lemaire ne tarit pas d’éloge au sujet de cet homme qu’il dit admirer pour sa combativité à l’égard des « trusts de produits chimiques » (4). Les deux hommes sont occasionnellement amenés à se croiser, voire à s’épauler, lors de conférences organisées devant des agriculteurs, dans des salles communales. Bientôt, ils partagent la conviction qu’il devient impérieux de créer un label commercial pour distinguer, sur le marché des produits alimentaires, les produits issus d’une pratique agricole qui exclut les engrais et les pesticides de synthèse. Une des maximes favorites de Raoul Lemaire est révélatrice de cette ambition : « il n’y a pas de réalisation sans commercialisation ».

Aidé de ses fils, Jean-François et Pierre-Bernard, Raoul Lemaire débute la commercialisation du lithothamne – sous la forme maërl -, en 1960, en tant que revendeur. Deux ans plus tard, la société Lemaire se met à vendre du lithothamne sous sa propre marque, Calmagol (5). Le produit est commercialisé pour deux principaux usages. Le paysan qui s’en procure peut à la fois amender sa terre – « dynamiser et protéger ses plantes » – et fournir, à ses animaux, un complément alimentaire sain (6).

L’idée générale de Raoul Lemaire est de se servir des recettes réalisées par les ventes du lithothamne pour ensuite mettre sur pied un circuit commercial de blé biologique. La société Lemaire proposerait à des agriculteurs sous contrat un approvisionnement en semences de blés Lemaire. Les agriculteurs seraient tenus d’utiliser le Calmagol en complément de leur fumure organique, sans avoir recours au moindre intrant chimique pour la culture des céréales. La société rachèterait ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques sous marque « Lemaire ». Convaincu du bien-fondé des initiatives commerciales proposées par la société Lemaire, Jean Boucher accepte de rejoindre l’équipe et devient, au début du mois d’août 1963, le conseiller agronomique de la société Lemaire. Désormais officiellement associés, Raoul Lemaire et Jean Boucher inaugurent rapidement un procédé agricole normé qui prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher ». Un premier livre est édité, en 1964, pour en faire la promotion.

Les quatre atouts maîtres de la culture biologique !

La méthode agrobiologique Lemaire-Boucher est principalement destinée aux agriculteurs en polyculture-élevage, alors très nombreux dans l’Ouest de la France. Elle se définit comme la synthèse de quatre principes que Jean Boucher nomme les « quatre atouts maîtres de la culture biologique », dans son Précis d’agriculture biologique. Deux principes sont issus des recherches de Raoul Lemaire : la culture des blés de force Lemaire à hauts rendements et l’utilisation du lithothamne en guise d’amendement naturel. Les deux autres principes sont, quant à eux, portés et documentés par Jean Boucher : le compostage de la fumure organique et la culture de légumineuses associées aux céréales.

En ce qui concerne le compostage de la fumure organique, Jean Boucher s’appuie largement sur les théories d’Ehrenfried Pfeiffer et sur sa méthode biodynamique qui demeure encore largement méconnue en France. L’originalité vis-à-vis du compostage selon Pfeiffer provient de l’ajout de lithothamne dans le processus de compostage. Pour favoriser la santé de son bétail et obtenir un fumier équilibré, l’agriculteur est invité à poudrer les litières des animaux avec du lithothamne – à raison d’un kilo de lithothamne pour quatre-vingts kilos de paille – et à attendre un minimum de quinze jours avant de récolter la litière de paille afin que celle-ci ait été suffisamment ramollie par les animaux. Récolté, le fumier de stabulation doit ensuite être broyé, par l’action d’un épandeur, de façon à former un tas longitudinal de section triangulaire. On procède comme dans la méthode de Pfeiffer à un recouvrement du tas par une fine couche de terre, le manteau de terre jouant un rôle de « levain bactérien ». Toutefois, Jean Boucher précise que la couche de terre n’est pas rigoureusement indispensable. Dans tous les cas, le tas de fumier est recouvert d’une épaisse couche de paille ou de déchets végétaux pour former un écran protecteur contre le vent et le soleil. En définitive, la phase de fermentation doit durer idéalement une quinzaine de jours pour que le fumier composté soit devenu un véritable engrais organique prêt à être épandu.

Légumineuses et céréales

Le quatrième principe de la méthode réside dans la culture des légumineuses associées à la culture des céréales. C’est d’ailleurs l’une des principales innovations à avoir été portée et valorisée par les adeptes de l’agriculture biologique, dès les années 1960. Jean Boucher insiste sur le fait que les associations végétales sont très importantes, en raison de la présence, dans un milieu végétal équilibré, d’espèces auxiliaires antagonistes – coccinelles, collemboles – des animaux parasites des cultures. En d’autres termes, l’association des légumineuses aux céréales est le meilleur « traitement préventif » qui vaille pour garantir la santé des céréales (7). Il prévient toutefois qu’a contrario de la culture en terre nue, l’agriculteur doit veiller à une préparation scrupuleuse du terrain. En définitive, la culture des légumineuses associées permet à l’agriculteur de faire l’impasse sur l’épandage d’engrais azotés synthétiques, le couvert végétal de la légumineuse permettant la fixation naturelle de l’azote à la surface d’un sol riche en micro-organismes. Néanmoins, l’apport d’une fumure phosphatée substantielle demeurant nécessaire, il est recommandé d’utiliser en complément le Calmagol P, une poudre de lithothamne enrichie de phosphate naturel. Nous verrons, dans la seconde partie de l’article, que cette recommandation n’est pas sans inconvénients…

Dans les paragraphes précédents, nous avions déjà présenté les caractéristiques des blés Lemaire et du lithothamne. Le lithothamne étant sans conteste le cœur de la méthode Lemaire-Boucher, ajoutons tout de même quelques précisions concernant sa production. Pêché vivant au large de l’Océan Atlantique, à proximité des îles Glénan en Bretagne, le lithothamne subit un séchage dans un hangar avant d’être réduit en une fine poudre (8). Face à la croissance des ventes, le fournisseur de lithothamne de la société Lemaire finit par se retrouver dans l’incapacité d’honorer les commandes. Pour assurer un approvisionnement constant de Calmagol à leurs clients agriculteurs, les fils de Raoul Lemaire décident finalement de créer leur propre usine de production, en 1968.

Réussites commerciales

En 1968, Raoul Lemaire laisse les rênes de la société à ses deux fils, Jean-François et Pierre-Bernard. Les bénéfices retirés de la vente du Calmagol permettent à la société d’envisager un plus grand essor de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher. Les principaux collaborateurs s’installent dans des nouveaux locaux plus spacieux, dans la banlieue d’Angers, à Saint-Sylvain d’Anjou… Des cours agrobiologiques par correspondance sont alors mis en place, ainsi qu’un service de conseil agronomique. En 1970, les dirigeants font le pari de tenir trois stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. Pour la première fois représentée, l’agriculture biologique ne manque pas de susciter l’hostilité des groupes agrochimiques présents sur le salon !

En quelques années, la société Lemaire a su solidement organiser toute une chaine de production – semences, blé, farine, pain biologique -, en intégrant par contrat les agriculteurs, les stockeurs de blé, les minotiers et les boulangers. La société Lemaire fournit les semences aux agriculteurs sous contrat puis achète le blé récolté en leur assurant une prime qui représente 20 à 25 % par rapport au prix courant de rachat du quintal. Ensuite, le stockage du blé Lemaire est assuré sans pesticides. La société délègue la fabrication des farines Lemaire à des minoteries équipées de meules de pierre. A la suite de la création de la Société de Diffusion des Produits Lemaire – une des filiales de la société -, les Lemaire lancent la commercialisation de leur propre gamme de produits biologiques. Produit phare, le pain biologique Lemaire est lancé durant l’été 1964. Dix ans plus tard, ce sont mille boulangers répartis sur toute la France qui façonnent ce pain à partir des farines Lemaire (9).

Afin de dynamiser les échanges commerciaux dans le marché émergent des produits biologiques et de valoriser l’ensemble des acteurs qui font le choix de se lancer dans ce marché – fournisseurs d’intrants naturels, agrobiologistes, transformateurs, distributeurs -, les Lemaire décident de publier le Répertoire International Lemaire (RIL). Le RIL répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société Lemaire. A ce titre, la direction considère le RIL comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (10). Finalement, sur les deux mille producteurs se référant à un cahier des charges d’agriculture biologique, treize cents se réfèrent à celui de la société Lemaire (11). Après dix ans d’existence, la méthode Lemaire-Boucher accompagne plus de la moitié des agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique en France. Elle est aussi présente en Belgique grâce aux efforts d’un représentant de la société qui fait la promotion de la méthode dans le Namurois, Jean de Pierpont.

Les fragilités scientifiques de la méthode

Dans son ouvrage focalisé sur l’agriculture biologique – le Précis de culture biologique que nous avions déjà présenté dans la première partie de l’article -, Jean Boucher évoque les références scientifiques qui ont influencé la naissance de la méthode Lemaire-Boucher. Au premier rang figure Claude Bernard – fondateur de la médecine expérimentale – pour ses travaux sur l’immunité naturelle, Louis Pasteur – microbiologiste bien connu – pour ses travaux sur la dissymétrie moléculaire, René Quinton – biologiste – pour ses travaux sur propriétés de l’eau de mer et Pierre Delbet – médecin – pour ses travaux sur le magnésium (12). Néanmoins, le fait est qu’au début des années soixante, les quatre scientifiques précités ont disparu. Il appartient donc à Raoul Lemaire et à Jean Boucher de trouver des cautions scientifiques contemporaines pour donner à la méthode plus de notoriété scientifique. C’est dans ce contexte qu’ils entrent en relation avec Corentin Kervran, en 1963. Essayiste quimpérois, Corentin Kervran vient alors de publier Transmutations biologiques (13), un livre qui présente une nouvelle hypothèse scientifique visant à éclairer des phénomènes physiques jusque-là inexplicables (14). Il a nommé ces dernières, les « transmutations biologiques ». En définitive, les travaux de Kervran attribuent à la terre, matière vivante, un rôle naturellement régénérateur. Raoul Lemaire et Jean Boucher s’avèrent séduits par cette théorie car elle expliquerait pourquoi le lithothamne contribue à cette régénération du sol.

Le parrainage scientifique de Corentin Kervran est visible dans Agriculture et Vie. Le journal lui fait une publicité inespérée alors qu’il peine à faire reconnaitre sa théorie par ses pairs, tant celle-ci est à contre-courant de la science officielle (15). Les transmutations biologiques vont finalement nuire à la crédibilité scientifique de la méthode Lemaire-Boucher. Elle rencontre la désapprobation de la grande institution agronomique officielle, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Un assistant de l’INRA rédige un rapport à charge contre les arguments scientifiques tenus par Jean Boucher dans son Précis de culture biologique (16). En conséquence, les justifications scientifiques présentées par Jean Boucher font ainsi naître une très vive polémique contre-productive qui perdure durablement entre l’INRA et la société Lemaire. En outre, la théorie de Kervran est réfutée par la communauté scientifique, par la suite.

Cependant, tous les membres de l’INRA ne se prononcent pas unanimement en défaveur de la culture biologique. Membre de l’INRA, Francis Chaboussou reconnait, dès les années septante, que la culture biologique et ses premières propositions – apports d’amendements calcaire et oligo-éléments, rotation des cultures, polyculture, culture de légumineuses, compostage, stimulation des micro-organismes du sol – ouvrent une voie féconde de recherches.

Une méthode qui fait polémique au sein du mouvement biologique

Au sein du mouvement pour l’agriculture biologique, l’efficacité de la méthode Lemaire-Boucher pose, dans le même temps, de grandes interrogations. Pour André Louis, agronome et fondateur de Nature & Progrès, en mars 1964, Jean Boucher a tort de faire du lithothamne une « panacée universelle », un remède miracle qui garantit la régénération du sol. Il ajoute qu’à cause de son caractère de « notice de propagande », l’ouvrage de Jean Boucher perd beaucoup de sérieux (17). C’est d’ailleurs en raison de la trop grande emprise des activités commerciales sur l’Association Française d’Agriculture Biologique, qu’André Louis et Mattéo Tavera ont pris le parti de se retirer de l’AFAB pour fonder une association sans attache commerciale. Il faut aussi ajouter que les conceptions idéologiques de Jean Boucher ont joué un rôle déterminant dans la prise de recul des fondateurs de Nature & Progrès de l’AFAB. En effet, dans sa correspondance André Louis lui reproche son intransigeance et son goût pour des interprétations idéologiques sectaires (18). Dans les rangs de Nature & Progrès, on se prononce très clairement contre le « matraquage » publicitaire au profit du Calmagol, dans Agriculture et Vie. Gêné par les arguments commerciaux et scientifiques de Raoul Lemaire et de Jean Boucher, André Louis préfère d’ailleurs orienter les agrobiologistes qu’il conseille sur le plan agronomique vers d’autres fournisseurs n’ayant pas décidé d’en faire un quelconque standard de l’agriculture biologique.

Le nœud du problème de la méthode Lemaire-Boucher réside, en effet, dans la non prise en compte des caractéristiques du sol. Amendement calcaire, le Calmagol échoue sur les terres déjà calcaires. A cause de certaines approximations agronomiques qui caractérisent les débuts de la méthode, les rendements baissent couramment de 30%, lors de la reconversion. Il faut ajouter à cela une certaine approximation dans la maîtrise du compostage. Les producteurs laissent malencontreusement des fermentations alcooliques se produire dans le compost ce qui nuit, en conséquence, à son efficacité. Dans une correspondance, André Louis va jusqu’à déplorer que des producteurs se trouvent ruinés et dégoutés à tout jamais de la culture biologique à cause de la méthode Lemaire-Boucher. Si le lithothamne peut parfois être un fertilisant de grande valeur, il n’est pas la solution universelle espérée de tout cœur par Raoul Lemaire (19). De nos jours, cette algue est surtout utilisée comme médecine douce pour sa capacité à assurer l’équilibre acido-basique de l’organisme. Pour cette raison, le lithothamne demeure utilisé comme complément alimentaire du bétail.

Le déclin de la méthode

Le fossé entre les agrobiologistes pro et anti Lemaire-Boucher se creuse d’autant plus lorsqu’un ancien agent bien connu de la société Lemaire, George Racineux, rentre en confrontation avec Jean-François et Pierre-Bernard Lemaire. Agent de la société Lemaire depuis 1960, George Racineux accuse la société Lemaire d’engendrer trop de profit sur le dos d’agriculteurs prisonniers d’un système de commerce intégré qui ne leur est pas suffisamment profitable. Licencié de la société et démis de ses fonctions de secrétaire de la fédération des syndicats proches de la société, il décide de créer sa propre organisation (UFAB) et son propre cahier des charges à partir du réseau de producteurs qu’il a tissé en tant qu’agent Lemaire.

Le premier artisan de la méthode, Raoul Lemaire, s’éteint en 1972 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Avec son décès, la méthode perd un ambassadeur de poids. Cependant, la mémoire de son franc-parler est particulièrement cultivée dans Agriculture et Vie qui devient une revue trimestrielle. On reproduit ses vœux et ses prises de positions pour perpétuer son souvenir. Finalement, au milieu des années septante, Jean Boucher finit par prendre ses distances avec les fils Lemaire pour tenter de relancer l’AFAB.

Au sein de la société Lemaire, Henri Quiquandon – docteur et directeur du service vétérinaire et d’élevage biologique – fait bouger les lignes. Il est engagé dans le pilotage d’un comité d’études technique qui prend le nom de CONETAB, en 1976. On appelle désormais les producteurs à procéder à une « fertilisation biologique adaptée aux propriétés chimiques, physiques et biologiques du sol » (20). A la différence de Jean Boucher, Henri Quiquandon est une figure de l’agrobiologie appréciée des animateurs de Nature & Progrès. On reproduit certains de ses articles dans la revue Nature & Progrès, on l’invite à participer aux congrès de l’association et on fait la promotion des produits vétérinaires à base d’essences aromatiques naturelles qu’il met au point.

Dans le duel symbolique qui l’oppose, depuis 1964, à l’association Nature & Progrès, la société Lemaire finit par perdre du terrain. D’abord sur le plan idéologique. Dans les années septante, le corporatisme paysan à tendance conservatrice et nationaliste, tel qu’il est défendu par les syndicats du courant Lemaire marque le pas. La critique d’un système économique productiviste destructeur des liens sociaux et de l’environnement se développe avec plus d’efficacité dans les rangs de la gauche radicale. Les figures scientifiques controversées (21) mobilisées par les premiers chefs de files du mouvement biologique cèdent la place à des figures du mouvement écologique naissant. Le respect de la nature – au sens des écosystèmes – devient le cœur de l’agriculture biologique. Les néoruraux et consommateurs citadins se reconnaissent davantage dans les colonnes de Nature & Progrès. Même du côté des producteurs, le réseau Lemaire ne paraît plus aussi dominant qu’auparavant. En 1976, mille quatre cents agriculteurs se réfèrent au cahier des charges Lemaire quand huit cent quarante se réfèrent au cahier des charges de Nature & Progrès.

Finalement, le nom de Boucher n’est plus aussi incontournable dans le courant Lemaire, si l’on s’en tient à la promotion qui est faite de la méthode au sein d’Agriculture et Vie. Dans le numéro qui paraît en juillet 1980, l’encart qui présentait jadis les « produits agréés de la méthode Lemaire-Boucher » devient un encart présentant les « produits agrées de la méthode agrobiologique Lemaire » (22). La fin de la collaboration entre la maison Lemaire et Jean Boucher est alors suffisamment entérinée. Au début des années quatre-vingt, la société Lemaire connait des problèmes financiers qui ont pour conséquence une restructuration complète de ses nombreuses filiales. Elle prend de nom de Lemaire SA. Par ailleurs, Pierre-Bernard, co-gérant de la société, décède subitement. Malgré les restructurations, la société peine à augmenter sa base d’agriculteurs sous contrat. Jean-François Lemaire décide de rejoindre le groupe Carnot, avant de prendre sa retraite en 1993.

Conclusion

En une vingtaine d’années d’existence, la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher aura marqué les débuts de la culture biologique, avec son circuit semence-blé-farine-pain. Avec ces multiples initiatives commerciales – ambitieuses pour les uns, maladroites pour les autres -, la société Lemaire contribue quoi qu’il en soit à l’émergence et à la structuration du marché des produits biologiques en France, aux côtés des magasins diététiques tels que les magasins Maison de la Vie Claire. Chef d’orchestre d’un réseau comprenant quantité d’acteurs – agrobiologistes, stockeurs de blé, minotiers et boulangers -, la société Lemaire aura été beaucoup décriée pour son système intégré. On reprocha au duo Lemaire-Boucher les promesses faites aux agriculteurs sur l’efficacité quasi miraculeuse du Calmagol, mais également le fait qu’ils aient accordé un crédit démesuré à une hypothèse scientifique, le tout finissant par nuire durablement à l’essor de la méthode.

En outre, la nostalgie marquée de Raoul Lemaire et de Jean Boucher pour une France paysanne et chrétienne a très certainement joué dans l’effacement progressif de leur mémoire dans le mouvement bio. Aussi, une question reste en suspens : leur engagement en faveur d’une agriculture biologique très codifiée a-t-il davantage servi, ou au contraire davantage desservi, le développement du mouvement bio français ? La réponse à cette question est loin d’être évidente…

Notes

(1) Mouvement politique antifiscal et antiparlementaire qui a marqué la vie politique française de 1953 à 1958.

(2) Synthétisé en 1874 par un chimiste autrichien, le DDT (dichloro-diphényle-trichloro-éthane) est un pesticide chimique organochloré incolore utilisé comme insecticide à partir de 1939.

(3) Il se trouve que l’expression « agriculture biologique » est employée dans les revues éditées par l’AFRAN au milieu des années cinquante.

(4) Archives Patrimoniales d’Angers, 42 J 186, Lettre de Raoul Lemaire à M. de Gastines, 17 novembre 1959.

(5) Cal pour Calcium, Mag pour Magnésium, Ol pour oligo-éléments.

(6) Dans les prospectus commerciaux, on annonce que l’algue possède des propriétés antivirales qui en font un excellent activateur microbien capable de prémunir les cheptels de la fièvre aphteuse.

(7) Il précise qu’hormis la luzerne – qui sera réservé pour le couvert végétal d’hiver -, tous les trèfles – blanc nain, minette, lotier, etc. – peuvent être associés aux céréales durant le printemps.

(8) Pour qu’il soit suffisamment soluble dans la terre qu’il viendra amender, le lithothamne doit subir une délicate opération industrielle, la micro-pulvérisation.

(9) Dans le contrat, il est aussi stipulé que le boulanger doit utiliser du levain, du sel marin et un four qui ne soit pas alimenté au mazout pour la cuisson.

(10) La première édition du RIL (avril 1974) est diffusée à cinquante mille exemplaires. Il répertorie alors trois cent quinze agrobiologistes, en majorité situés dans l’ouest de la France et dans la vallée du Rhône.

(11) Chiffre valant pour l’année 1974. Jeanne-Marie Viel, L’Agriculture biologique : une réponse ?, 1979.

(12) Les théories scientifiques d’Ehrenfried Pfeiffer – ingénieur allemand fondateur de la biodynamie – et d’Albert Howard – botaniste anglais fondateur de l’agriculture organique – sont également mentionnées.

(13) Corentin Kervran, Transmutations biologiques : métabolismes aberrants de l’azote, le potassium et le magnésium, Paris, Maloine, 1962.

(14) En physique, la transmutation nucléaire désigne la transformation d’un élément chimique en un autre élément par une modification du noyau atomique de l’élément. Cette transformation est artificielle. La théorie scientifique de Kervran est que la Nature effectue, elle-aussi, des transmutations d’éléments inexplicables par la physique nucléaire classique.

(15) Les travaux de Corentin Kervran sont alors considérés comme de la pseudo-science.

(16) Dans ce rapport, le chercheur de l’INRA affirme que Boucher ne raisonne pas de manière objective car il ne sait pas distinguer un principe d’une hypothèse. L’agriculture biologique : une doctrine scientifique ?, Yves Berthou, INRA, 1970.

(17) « Nous vous conseillons de lire« , André Louis, Nature et Progrès, Janvier-Mars 1965.

(18) Jean Boucher associe sa démarche professionnelle à une posture idéologique qui favorise la désunion des acteurs du mouvement. Par exemple, il affiche des positions anti-communistes et plaide pour la conservation d’un monde paysan fidèle à ses racines chrétiennes. C’est certainement une des raisons qui incite les fondateurs de Nature & Progrès à préciser, dans leur première revue, que leur organisation entend accueillir les adhérents quelles que soient leurs appartenances sociales, religieuses ou politiques.

(19) Lorsque qu’il présente le lithothamne, dans l’Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Claude Aubert explique que le lithothamne est incontestablement un fertilisant de grande valeur, mais déconseille son utilisation sur des sols à pH élevé – sols sur roche-mère calcaire. Il conseille l’emploi du lithothamne sur les sols acides – sols sur roches primaires et les terrains granitiques notamment.

(20) Les agriculteurs sont invités à effectuer des prélèvements de terre, à l’aide d’une sonde ou d’une tarière, et à expédier les échantillons au laboratoire d’analyse dans un bref délai. Agriculture et Vie, n°127, Janvier 1979.

(21) Le chirurgien Alexis Carrel (1873-1944) ou le docteur Paul Carton (1875-1947). Précisons que le discours politique de ces figures affiliées à la droite radicale était très loin de faire l’unanimité parmi les premiers chefs de file qui se contentaient, pour la majorité, de s’appuyer sur leurs arguments scientifiques.

(22) Agriculture et Vie, n°133, Juillet 1980.