Le label Nature & Progrès en toute transparence avec le Système participatif de garantie (SPG)

Transparent, évolutif, participatif, cohérent… Autant de qualificatifs qui s’appliquent au label des producteurs bio de Nature & Progrès. Mais comment le garantir ? C’est le rôle de notre système participatif de garantie (SPG) pratiqué par l’association depuis plus de cinquante ans.

Par Mathilde Roda

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, au fond, pourquoi un tel système de garantie ? Dans une société où le greenwashing va bon train, où l’image du bio est récupérée par les publicitaires, où des termes comme « durable » et « local » sont souvent utilisés à tort et à travers, il est bon de pouvoir se reposer sur des gages de confiance. C’est ce que veulent garantir Nature & Progrès et les producteurs et transformateurs du label. Et c’est pourquoi, elles et ils s’engagent dans le SPG. Tous entendent vous prouver – à vous, citoyens et potentiels consommateurs – qu’ils respectent et mettent en œuvre les valeurs que l’association défend.

Le SPG ne se contente pas de vérifier une check-list – méthode pratiquée dans les contrôles classiques et qui ne permet pas d’entrevoir une évolution. Or c’est bien de ça qu’il s’agit, chez Nature & Progrès : travailler à l’amélioration continue d’une activité, se questionner, ne pas rester figé dans un modèle agricole unique. Chaque ferme et activité de transformation a sa propre réalité, les choix des uns ne se justifieraient pas pour d’autres. Le SPG, basé sur le dialogue, permet d’envisager chaque situation dans son authenticité, au regard de son contexte agro-climatique, mais aussi économique et social.

Tous les membres du label étant certifiés 100% bio, le SPG s’attarde sur ce qui fait la spécificité du label Nature & Progrès : sa charte – consultable sur www.producteursbio-natpro.com/la-charte. Le SPG, c’est donc ce qui garantit que l’activité du visité s’inscrit et évolue dans le cadre de cette Charte. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple visite de ferme à caractère « touristique ». Et, même si la visite se déroule dans la convivialité et l’échange, l’agronome s’assure que tous les points de la Charte et du Cahier des Charges de Nature & Progrès sont passés en revue. Mais les vrais acteurs du système ce sont bien ceux et celles qui mangent les denrées produites.

Une véritable démarche de citoyenneté

Vous l’aurez compris : bien au-delà d’un système de « contrôle », le SPG est surtout le garant de la co-construction du label Nature & Progrès. C’est son principe même, sa quintessence ! Les visites regroupent donc producteurs et consommateurs et sont ouvertes à tous les membres de Nature & Progrès, permettant ainsi aux producteurs et productrices visités d’échanger, de réfléchir conjointement à des pistes d’évolution de leur activité, dans le sens des valeurs définies par la Charte de Nature & Progrès.

Pas besoin d’être expert. Pourquoi tenons-nous tant à cet aspect des choses ?

– Pour garantir la transparence, si chère aux membres du label. Nos productrices et producteurs n’ont rien à cacher ! Au contraire, ils sont fiers de vous présenter leurs activités, de vous expliquer ce qui a guidé leurs choix…

– Pour apporter un regard extérieur, différent de celui d’un agronome ou d’une personne issue du milieu agricole. Vous seriez étonnée des questions qui vous travaillent et qui ne sont jamais posés les producteurs ! C’est l’occasion unique de leur en faire part. De leur faire prendre du recul, voire même de la hauteur.

– Pour réaffirmer le consommateur comme partie intégrante des filières d’alimentation et ce, afin de reconnecter consommation et production. L’agriculture n’est pas le seul fait des agriculteurs, le citoyen en est le maillon final indispensable qui doit, en conséquence, être conscient du type d’agriculture qu’il défend par ses choix de consommation.

– Pour sensibiliser les citoyens et les citoyennes à la réalité agricole. C’est loin d’être négligeable. Rares sont les occasions d’entrer dans une ferme, dans une société de transformation, et de pouvoir en apprendre plus sur cette réalité, en questionner les acteurs.

Le rôle fondamental des "consommateurs"

Mais peut-on encore vraiment les appeler ainsi ? A l’image d’Isabelle et de Gaston, ce sont d’authentiques partenaires de notre action pour la citoyenneté alimentaire. Depuis toujours, Nature & Progrès prône le rapprochement entre producteurs et consommateurs, et leur investissement démontre à quel point ceci est loin de n’être qu’une formule creuse. Vous aussi, vous pouvez, de cette façon, passer à l’action pour un monde meilleur. Pourquoi attendre plus longtemps ?

  1. L’avis d’Isabelle

Isabelle nous accompagne régulièrement chez des producteurs lors des visites du SPG, comme ici, son dernier en date, chez Michel et Marianne Monseur, de Li Cortis des Fawes, à Sprimont. Toute en discrétion – il faudra donc l’excuser de ne vous dévoiler que son prénom – mais pleine de convictions, Isabelle est donc une membre Nature & Progrès, active dans le cadre de notre Système Participatif de Garantie (SPG). Elle nous témoigne, comme suit, son engagement en faveur de notre label et les raisons qui la poussent à soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès.

– Isabelle, peux-tu, tout d’abord, te présenter en quelques mots auprès de nos lecteurs ?

J’habite en province de Liège et je travaille en province de Namur… Mais j’ai pas mal déménagé dans ma vie puisque j’ai aussi habité en Brabant wallon et dans le Hainaut… Indépendamment de mon engagement personnel chez Nature & Progrès, en tant que consommatrice, je travaille pour la fondation Cyrys qui est partenaire de Nature & Progrès, depuis cette année, pour le Réseau RADiS. Mais je suis membre Nature & Progrès depuis une dizaine d’années…

– Qu’est-ce qu’y t’a amenée chez Nature & Progrès ?

Quand j’habitais dans le Brabant wallon, je faisais partie d’un groupement d’achats qui était lié à la locale de Nature & Progrès. C’est par la dynamique des personnes que je côtoyais, dans ce groupement d’achat, leur engagement, le questionnement social et environnemental qu’ils véhiculaient, que j’ai fait le pas de devenir membre de l’association.

– Et pour quelles raisons soutiens-tu actuellement l’association ?

Tout simplement pour la concordance des valeurs ! Il y a une grande cohérence de l’association à travers toutes ses activités, que ce soit le Salon Valériane, la revue, le SPG… Je trouve que ce que vous faites a beaucoup de sens. Ça sonne juste et ça sonne vrai ! On est loin du greenwashing, on est dans le fondement, dans l’incarnation des valeurs. Et aussi parce que ce que Nature & Progrès défend, ce n’est pas l’environnement contre l’humain, comme dans certains mouvements où on sent que l’Homme est quasiment la bête à abattre… Ici, on veut construire quelque chose de global avec l’humain.

– Merci, cela fait vraiment plaisir d’entendre cela car, en effet, c’est ce que nous essayons de prôner. Notamment à travers le SPG… C’est donc une belle transition pour te demander de nous expliquer comment tu t’impliques chez Nature & Progrès ?

En tant que consommatrice, je trouve que c’est bien d’être sensibilisée pour sensibiliser à son tour. J’ai suivi la formation de jardinier-semencier de Nature & Progrès car l’alimentation commence dès la semence. Être attentive à tout ça, faire son potager, c’est aussi être un vrai consomm’acteur ! Mais il est vrai que la matérialisation la plus concrète de mon engagement en tant que consommatrice, c’est au sein du SPG qui est, pour moi, un processus bien complet, qui garantit la confiance, la transparence… On n’est pas là simplement pour un contrôle mais véritablement pour échanger. Ces visites m’ont permis de rencontrer des producteurs labellisés Nature & Progrès, pas trop loin de chez moi mais cependant pas dans ma sphère d’achats habituelle. Je n’aurais donc pas eu l’occasion de les croiser autrement. J’irai maintenant, chez eux, faire mes courses, à l’occasion… Il est aussi très important pour moi de participer au Salon Valériane. Si ce n’est pas en tant que bénévole, ce sera au moins en tant que visiteuse. Pour prendre le pouls de tout ce qui gravite autour de ces préoccupations, pour participer au rassemblement…

– Pourquoi est-il important, pour toi, de soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Dans ma vie de tous les jours, je consomme bio mais pas exclusivement Nature & Progrès… Je vais, en règle générale, au plus local, chez des producteurs de ma commune. Mais si, dans un magasin, j’ai le choix entre deux produits bio dont un porte le label Nature & Progrès, c’est celui-ci que je choisirai parce que je sais que ça va plus loin que le seul label bio. Honnêtement, je ne connais pas le cahier des charges européen dans le détail, je ne suis jamais allée le voir. En revanche, je connais le label Nature & Progrès, je sais que derrière chaque décision prise il y a une réflexion globale et la prise en considération de la réalité de l’agriculteur. Il y a une dimension sociale pas du tout présente dans le label européen…

Pour moi le fait de ne pas être centré que sur des pratiques culturales mais aussi de le concilier avec des réflexions plus globales – l’énergie, le bien-être animal, le circuit-court… – est clairement une plus-value. D’ailleurs, je me fais ambassadrice du label auprès des producteurs bio que je côtoie et que je considère en adéquation avec les valeurs de Nature & Progrès

– A tes yeux, qu’est-ce qu’ils offrent de plus en étant membres du label ? En tant que consommatrice, qu’est-ce-que cela te garantit ?

Tous réfléchissent vraiment à leurs pratiques, à leurs façons de faire les choses, quand ils prennent une décision, tout en étant suivis dans leur démarche via le SPG. Cela garantit aussi une non-délocalisation de l’activité. Sans prétendre que c’est exclusif à ceux du label de Nature & Progrès, je sens quand même chez eux un ancrage fort avec leurs terroirs. Et cela justifie le fait d’inclure les valeurs de la charte dans leur activité : par exemple, le fait de prendre en compte l’aspect énergétique tout en réfléchissant à comment vendre leurs productions… Ils sont vraiment dans une globalisation de leur réflexion. Dès qu’ils mettent quelque chose en place, sur le terrain, cela se fait dans cette dynamique positive, pour que ce soit le plus cohérent possible en regard des valeurs qu’ils défendent… Je pense que le bio a toujours eu, dans son ADN, une vision durable de l’agriculture, de quelque chose de viable pour les générations futures. Les producteurs de Nature & Progrès incarnent cela par cette pensée « systémique »…

  1. L’avis de Gaston

Depuis qu’il travaille au Comptoir paysan, à Beauraing, Gaston côtoie quotidiennement des producteurs bio de Nature & Progrès. Nouveau membre de notre association, Gaston incarne cette jeunesse avide de changement. Il s’investit pour soutenir un autre modèle agricole. C’est donc tout naturellement que ses convictions personnelles l’ont rapproché de Nature & Progrès

– Gaston, parle-nous un peu de toi…

Je m’appelle Gaston Piraux, j’ai vingt-six ans et suis ingénieur agronome de formation. J’ai récemment été engagé comme chargé de mission au Comptoir paysan, un nouveau magasin de producteurs locaux, et en partie bio, afin de développer le réseau des producteurs autour du projet. J’habite la commune d’Anhée.

– Comment as-tu connu Nature & Progrès ?

C’est une association avec des valeurs proches des miennes, avec laquelle je partage beaucoup de choses… J’ai donc été amené, plusieurs fois, à croiser son chemin, lors de différentes activités auxquelles je m’intéressais. Et il se fait aussi que, durant un stage pendant mes études, je suis venu aux bureaux de Nature & Progrès pour visiter le jardin potager d’intégration et la librairie. Plus récemment j’ai rejoint le groupe de travail « céréales bio » du Réseau RADiS, ce qui constitue ma première réelle implication avec l’association. A force d’être en lien avec les activités de Nature & Progrès, je me suis dit qu’il était temps d’en devenir membre et donc je le suis officiellement depuis cette année. Ce qui me permet de recevoir la revue Valériane mais aussi de soutenir les actions de l’association, notamment le SPG qui m’intéresse beaucoup…

– Quel est, à l’heure actuelle, ton lien avec les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Mon premier lien, c’est celui que j’ai en tant que consommateur. Avant de m’impliquer dans le cadre de mon travail, j’étais déjà proche de la consommation en circuit-court, notamment avec la Ferme de Stée ou la Ferme de la Sarthe, que je connais bien. En fait, en achetant des produits labellisés Nature & Progrès, il est devenu logique pour moi de m’intéresser au label et à ce qu’il veut dire. Plus récemment, j’ai élargi mes horizons, grâce à mon travail dans lequel je côtoie des producteurs Nature & Progrès investis dans le Comptoir paysan, comme Marc-André Hénin ou Thibault Goret. Du coup, j’ai aussi la chance de pouvoir acheter des fromages, de la viande, des bières d’autres producteurs labellisés.

– Que dirais-tu, aux citoyens lambdas, pour les motiver à aller chez des producteurs bio de Nature & Progrès ?

Je pense que le label permet de recréer du lien entre production et consommation, ce qui est fondamental car, dans notre société, on a complètement perdu cette connexion. C’est important de remettre l’humain au centre et donc de soutenir ceux qui le font. De plus, Nature & Progrès est, pour moi, un label de qualité avant tout, grâce à sa charte. Elle permet d’avoir une garantie basée sur une relation de confiance avec son producteur, grâce au SPG qui est différent d’un contrôle extérieur qui vérifie juste le respect de normes et où les artisans sont logés à la même enseigne que les industriels.

Le SPG de Nature & Progrès permet, quant à lui, de réfléchir ensemble, de rendre le consommateur acteur. Il ne doit pas simplement être au bout de la chaîne alimentaire et consommer passivement. Mais il doit prendre part au système et soutenir les producteurs qui œuvrent à cette transition agroécologique.

Vive les sentiers, vive les sentiers libres !

Sur fond de crise sanitaire, nos comportements de mobilité ont brutalement changé. Voies lentes, sentiers, chemins champêtres se doivent désormais d’être réhabilités. Pour nos loisirs mais aussi et surtout pour nos déplacements locaux, utiles et quotidiens. Avec la mobilité douce, la transition énergétique est… en marche ! Pedibus cum jambis !

Texte et photos de Marc Fasol

Introduction

Chacun aura pu le constater, l’année écoulée fut l’objet de nombreux changements dans notre façon de vivre, de se déplacer et de goûter aux choses simples. Un véritable regain d’intérêt s’est subitement manifesté pour la marche à pied, les promenades à vélo, les déplacements locaux et le tourisme de proximité. Nous avons encore tous en mémoire ces interminables colonnes de marcheurs dans les Hautes-Fagnes, lors des premières chutes de neige. Alors que la crise sanitaire nous fermait les frontières avec, à la clé, une interdiction de se rendre à l’étranger, aux sports d’hiver, les mesures sanitaires – confinement et déconfinement successifs – ont finis par nous envoyer tous promener.

La neige, c’est lumineux. On comprend dès lors pourquoi des gens, pour certains au chômage forcé depuis un an, enfermés comme des fous, se soient ainsi rués sur les grands espaces naturels ou en forêt de Saint-Hubert, explique un agent de la DNF, ce n’était pas seulement l’évasion, mais aussi pour nous, l’invasion. Une situation ingérable sur une superficie aussi restreinte. Les pouvoirs publics se sont vus contraints de multiplier les interdictions jusqu’à envoyer des hélicoptères pour refouler les promeneurs. Du jamais vu ! On s’est aussi rendu compte que la demande de pouvoir circuler en forêt, en pleine nature était immense. Clairement, il y aura un avant et un après Covid

À propos de nos libertés sans cesse réduites, le philosophe Pierre Rabhi n’évoquait-il pas “la civilisation carcérale” ?

Passer en mode “mobilité douce”

De manière générale, c’est le tourisme local, et toute l’économie qui en dépend, qui devraient pouvoir en bénéficier. Une manière de relancer à terme des secteurs si durement touchés par la crise. Mais si la mobilité douce a connu de belles avancées, en Wallonie, ces dernières années, notamment au travers du réseau Ravel, et plus récemment encore, par l’irruption du réseau les points-nœuds – Wallonie picarde, Brabant wallon et cantons de l’Est -, ces carrefours numérotés auxquels nos voisins flamands et néerlandais sont familiarisés depuis bientôt une vingtaine d’années – knooppunten -, tout cela reste essentiellement des déplacements de loisirs.

Le nombre de kilomètres parcourus, à pied ou à vélo, par les Belges a beau augmenter, si les gens se rendent en voiture au départ des différents parcours pédestres ou cyclables, il n’est toujours pas question de comportements véritablement durables et d’alter-mobilité.

En politique, on parle énormément de plans de mobilité mais rarement des chemins et encore moins de sentiers”, déplore Marc Blondeel, très actif avec une poignée de riverains pour réhabiliter, dans son propre village, ces voiries alternatives. La population est, en effet, tout aussi demanderesse de mobilité douce pour ses déplacements quotidiens. A savoir les itinéraires empruntés pour se rendre aux différents lieux de vie sur de courtes distances, comme ceux pour aller chercher son pain le matin, faire ses courses au marché, promener son chien, se rendre à l’arrêt de bus, à la gare ou encore pour que les enfants puissent tout simplement se rendre à l’école en toute sécurité sans devoir passer par les cases “papa-taxi” et “école drive in”.

Jadis, ces chemins utilitaires étaient appelés “chemins de messe”. Les villageois ne prenaient pas leur voiture pour aller s’acheter un paquet de cigarettes. Ils se rendaient au magasin du village à pied. Il existait aussi des chemins inter-villages. Tout bon pour la santé ! La conservation du maillage de mobilité douce est pourtant cruciale pour les générations futures. Pour y travailler, l’association “Tous à pied” travaille, depuis quelques années, à développer la culture de la marche utilitaire, en accordant une attention particulière à la valorisation de ce genre de petites voiries publiques. S’arranger pour qu’elles soient accessibles à tous, les rendre agréables à emprunter et, à terme, inciter les concitoyens à changer leurs habitudes de mobilité… Tout un programme !

Le nouveau décret, adopté par le Parlement wallon en février 2014, a justement pour but de préserver « l’intégrité, la viabilité et l’accessibilité des voiries communales« , ainsi que d’améliorer leur maillage. Il tend aussi, selon les modalités que le Gouvernement fixe, et en concertation avec l’ensemble des administrations et acteurs concernés, à ce que les communes « actualisent leur réseau de voiries communales« . Il n’existe plus désormais qu’un seul régime juridique et un seul type de voiries : la voirie communale. La loi antérieure étant abrogée par le même décret. A noter que le nouveau texte instaure également un système d’infraction en la matière, avec possibilité de lever des sanctions.

Entré en vigueur le 1er avril 2014, l’Atlas des voiries communales remplace l’ancien Atlas des chemins vicinaux qui datait de… 1841 ! Dans ce document, on retrouvera les plans des voiries communales, leur description, ainsi que toutes les décisions administratives et juridictionnelles les concernant. Grande simplification : la gestion des voiries communales incombe désormais à la commune.

Redécouvrir son quartier, son village…

Le moyen le plus efficace de protéger tous ces petites voiries publiques reste évidemment de pouvoir les utiliser afin d’éviter qu’ils ne disparaissent progressivement sous les ronces. Mais voilà, depuis que la société est passée au tout à la voiture, beaucoup de nos anciens chemins et sentiers ont disparu sur la pointe des pieds. Presque toujours de manière illégale ! Ici, les agriculteurs les ont grignotés voire labourés, ailleurs d’indélicats propriétaires les ont clôturés, quand tout n’est pas sciemment organisé pour essayer de dissuader le passage. D’autres encore ont tout simplement été asphaltés…

L’usage des sentiers et chemins, tel qu’il figure dans le nouveau décret entré en vigueur le 1er avril 2014, est pourtant clair : il correspond à un « passage continu, non interrompu et non équivoque, à des fins de circulation publique ». Il ne s’agit donc pas d’une simple tolérance du propriétaire, au cas où l’assiette du chemin en question serait privée.

Hélas, certains ne le voient pas toujours d’un bon œil et croient qu’on veut embêter les propriétaires. On nous voit comme des éléments perturbateurs”, regrettent les membres de l’association locale “Sentiers libres”. Notons encore que le procédé d’appropriation d’un sentier ou d’un chemin, appelé “prescription trentenaire extinctive”, n’existe plus depuis le 1er septembre 2012. “Lors des démarches entreprises pour réhabiliter car il s’agit bien de “réhabiliter” l’utilisation des chemins et non de les “ouvrir”, comme le prétendent certains propriétaires de mauvaise foi –, on essaie, dans la plupart des cas, de trouver des solutions à l’amiable : tourniquets, chicanes, potelets, échaliers ou encore barrières ouvrables sont des aménagements permettant de limiter le passage aux utilisateurs non motorisés”. Par ailleurs, le balisage est, quant à lui, dûment normalisé par la réglementation – couleurs et formes -, en fonction du type d’utilisateurs : piétons, cavaliers, vélos, fondeurs, etc.

Chaque année, en octobre, une grande opération de sensibilisation est organisée par l’association “Tous à pied”. “La Semaine des Sentiers” offre la possibilité non seulement de protéger le réseau de voies lentes, de les restaurer, mais aussi de les valoriser aux yeux des riverains et donc de les faire (re)-connaître du grand public. Rien de tel que la marche pour découvrir sa région, le patrimoine local, la nature et, chemin faisant,… de se refaire une santé.

“Tous à pied”, mode d’emploi

Si votre ville ou votre commune, consciente de l’intérêt de la mobilité douce, souhaite recevoir de l’aide et offrir à ses habitants la possibilité de se déplacer autrement, de développer un réseau adapté aux déplacements doux, une expertise préalable est nécessaire. Celle-ci peut cependant s’avérer lourde et particulièrement complexe. Et donc nécessiter de l’aide. Comment procéder ?

– Etape 1 : sur demande, l’association élabore d’abord un inventaire de droit et de fait. Idéalement, cette démarche doit être faite par les citoyens bénévoles, histoire de les impliquer au maximum ;

– Etape 2 : on passe à l’étape suivante : la conception d’un maillage structuré pour relier les villages et les quartiers entre eux, mais aussi les pôles principaux entre eux : arrêts TEC, gare, administration communale, écoles, sites touristiques, syndicats d’initiative, etc.

– Etape 3 : la dernière étape consiste à cartographier et à baliser. La signalisation assure la visibilité et la promotion du réseau.

Basket d’or

Depuis quelques années, les initiatives remarquables sont régulièrement récompensées. Ainsi, en 2013, la ville de Chaudfontaine avait reçu une mention spéciale du jury lors de l’élection de la commune la plus durable de Belgique. Et ce, notamment, parce qu’elle avait développé un réseau de mobilité douce entre les différents villages de l’entité.

En 2020, quarante-huit communes de Wallonie ont, par ailleurs, reçu le label “Commune pédestre”, accumulant le nombre de baskets un peu comme les étoiles en restauration. Elles y sont arrivées en valorisant leur réseau de petites voiries par des actions favorables à la mobilité active, alternative à la voiture : inventaire, balisage, création d’une Commission sentiers, etc.

En 2020 encore, le “Prix de la Basket d’Or” est ainsi revenu à la commune de Namur, notamment parce qu’elle a investi dans une passerelle cyclo-piétonne : l’Enjambée. L’endroit porte bien son nom pour les pedibus : Jambes !

Adresses utiles :

– “Tous à Pied”
Élise Poskin – elise.poskin@tousapied.be081/39.07.13
Boris Nasdrovisky – boris.nasdrovisky@tousapied.be081/39.08.11

– “Géoportail de la Wallonie, le site de l’information géographique wallonne”
Pour connaître l’histoire d’un chemin, en remontant le temps, sur WalOnMap, vous trouverez toute la Wallonie en carte, de 1777 – les cartes de Ferraris – à nos jours – photos satellites. Cliquez sur “Voyage dans le temps” et encodez une adresse. Ludique et fabuleux !
https://geoportail.wallonie.be/walonmap#BBOX=

La problématique des « nouveaux OGM »

Les OGM, nous y revenons malheureusement car, contrairement à tout ce qui touche le simple citoyen, la marche en avant des industriels de l’agroalimentaire semble être fort peu affectée par la pandémie. De nouveaux OGM sont à nos portes et doivent absolument demeurer « sous contrôle ». Il en va de l’avenir de notre alimentation !

Par Catherine Wattiez et Laura Vlémincq

nouveaux ogm non à la déréglementation
1. OGM et "nouveaux OGM"

Selon la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement, un Organisme Génétiquement Modifié (OGM) est « un organisme biologique – à l’exception des êtres humains – dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». L’Homme manipule et modifie des gènes sur des plantes et des animaux.

Les OGM sont largement cultivés sur le continent américain depuis la fin des années nonante. Heureusement, ils ne le sont pas en Belgique ni en Europe, à l’exception de quelques régions. Cependant, nous subissons l’importation d’OGM pour nourrir les animaux d’élevage conventionnel.

Les OGM sont les alliés de l’agriculture basée sur les pesticides chimiques de synthèse. 99 % des OGM agricoles sont des plantes gorgées de pesticides qui vont, soit produire un insecticide leur permettant de résister à un insecte ravageur, soit être capables d’absorber un herbicide sans mourir, explique Christian Velot, généticien moléculaire à l’Université de Paris Sud, chercheur à l’institut de génétique et de microbiologie (centre scientifique d’Orsay). Cependant, en cultivant des plantes OGM qui contiennent un insecticide, et ce de façon répétée sur de grandes surfaces agricoles, certains insectes vont s’adapter au produit. L’immense majorité sera tuée mais une partie des insectes naturellement résistants à ce pesticide va proliférer et prendre le dessus. Cette minorité deviendra la majorité et il faudra alors utiliser d’autres insecticides pour protéger la culture. Par ailleurs, les plantes OGM qui sont rendues tolérantes à certains herbicides se voient aspergées plus abondamment en ces herbicides, si bien que les plantes adventices (mauvaises herbes) deviennent elles aussi tolérantes à l’herbicide incriminé.

Pour se débarrasser de ces adventices devenues tolérantes, les agriculteurs auront recours à des quantités de plus en plus élevées de cet herbicide et, in fine, utiliseront d’autres herbicides.

Définition d’un « nouvel OGM »

Depuis quelques années, les multinationales phytosanitaires s’orientent vers la création de « nouveaux OGM » avec de nouvelles techniques de biotechnologie. La transgénèse, technique des OGM de première génération qui consiste à introduire un gène étranger n’importe où dans le génome hôte, devient ancienne et critiquée.

Les scientifiques ont aujourd’hui mis au point plusieurs autres méthodes dont celles dites d’ »édition du génome » qualifiées de mutagénèses « ciblées » ou « dirigées » car la modification est introduite à un endroit précis du génome constitué d’ADN, l’acide désoxyribonucléique caractérisant le matériel génétique.

Différence entre anciens et nouveaux OGM

Qu’ils soient « anciens » ou « nouveaux », dans les deux cas, il s’agit de plantes brevetées. Cela signifie une perte de souveraineté de l’agriculteur qui doit alors racheter chaque année ses semences au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour sa récolte suivante.

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Modification génétique introduite au hasard dans le génome (aléatoire) Modification génétique « dirigée » car le changement génétique désiré est introduit à des endroits précis du génome (insertion dirigée)
Technique non maîtrisée même si elle fût affirmée comme « totalement maîtrisée » à l’époque Technique non maîtrisée mais l’industrie déclare qu’elle ne fait rien d’autre que ce qu’a toujours fait la nature
Etudes d’impact sur l’environnement et la santé insuffisantes Volonté du lobby des biotechnologies de ne pas réglementer les nouveaux OGM, donc de ne pas les tester ni les étiqueter. Ceux-ci deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation
Cultures au départ de déforestations massives Peu probable que cela soit différent
Après vingt ans, les OGM sont des OGM pesticides qui contiennent des pesticides dans leurs cellules Les OGM seront probablement de façon majoritaire des OGM pesticides
Erosion de la biodiversité et contagion des filières non OGM dont l’agriculture biologique Idem + risque d’effondrement des écosystèmes avec les OGM produits par une technique particulière : le forçage génétique
Peu de fabrication d’animaux modifiés Des lâchers aux fins d’éradication d’animaux modifiés ont débuté et sont nombreux en projet

Il y a peu de différence entre les anciens et nouveaux OGM, si ce n’est qu’il est, encore à l’heure actuelle, plus difficile de détecter analytiquement et de contrôler les seconds. La différence se marque dans la technologie utilisée pour manipuler les gènes :

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Ils sont obtenus en introduisant dans le génome un ou plusieurs gènes extérieurs (transgénèse), d’une autre espèce ou même d’un autre règne, qui se mettent au hasard (de façon aléatoire) au niveau des gènes de la plante et leur donnent une propriété particulière.

 

Les gènes étrangers ainsi introduits peuvent induire des effets non-intentionnels pouvant modifier l’expression d’autres gènes de la plante, les activer, les désactiver ou régler leur intensité d’expression.

Ils sont obtenus par différents procédés, dont les techniques d’ »édition du génome », qui provoquent une mutation des gènes de la plante à des endroits précis du génome (mutagénèse « ciblée » ou « dirigée »). Ces techniques induisent toutefois aussi des effets non-intentionnels.

 

Ces effets non-intentionnels peuvent induire dans la plante (OGM ancien ou nouveau) la présence de nouvelles toxines, de substances allergisantes, des modifications de la valeur nutritionnelle ou des impacts non prédictibles sur les chaines alimentaires et les écosystèmes.

 Similarités entre les « anciens » et « nouveaux » OGM :

  • erreurs génétiques à l’origine d’effets non-intentionnels
  • promesse de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et de diminuer l’utilisation de pesticides,
  • brevetage du Vivant.

Un peu d’histoire

Durant des millions d’années, les mutations, la reproduction et la sélection naturelle des plantes étaient la base du fonctionnement de l’environnement et de son évolution. Après des centaines d’années de sélection variétale où l’Homme s’est peu à peu substitué aux insectes et au vent en plaçant un pollen choisi sur un pistil choisi…

Les années nonante ont vu les firmes semencières se faire racheter par les multinationales productrices de pesticides, dans le but non avoué de développer des OGM tolérants à leurs propres herbicides et de devenir ainsi progressivement les propriétaires de toute la filière de production alimentaire.

Au début des années 2000, un vaste élan citoyen a conduit à l’arrêt des cultures d’OGM en Europe – hormis quelques hectares en Espagne notamment – et au boycott des aliments contenant des OGM. Ceci grâce à la règlementation européenne relative aux OGM qui prévoit des conditions d’autorisation de mise en culture des OGM et qui impose l’étiquetage des aliments végétaux contenant des OGM.

Mais plus récemment, les firmes multinationales ont décidé de mettre au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM. Même des laboratoires publics actifs en Europe, en Belgique et dans le monde, et des laboratoires universitaires, payés par l’industrie, s’y sont mis plutôt que de consacrer leur énergie à des programmes d’amélioration des plantes basés sur les lois naturelles. Ces nouveaux OGM et techniques sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde (dont les USA et l’Australie). Par ailleurs, le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour les déréglementer également en Europe.

S’ils n’étaient plus réglementés par la Directive 2001/18, ces nouveaux OGM deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation comme pour d’autres usages, tels ceux relatifs aux biocarburants.

Heureusement, par un Arrêt dans l’affaire n° 111/18, le 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne précise que « les organismes obtenus par mutagénèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la Directive sur les OGM ». La Cour de justice estime donc que ces nouvelles technologies et les organismes qui en découlent doivent être réglementés et relever de la Directive 2001/18. Les organismes ainsi produits sont donc considérés comme des OGM à part entière, testés quant à leurs effets possibles sur la santé et l’environnement, tracés et étiquetés.

Toutefois, depuis cet Arrêt, le lobby des biotechnologies redouble d’efforts pour influencer les Etats membres, le Parlement européen et la Commission européenne avec le concours de certains instituts scientifiques, d’agriculteurs industriels, du gros négoce de denrées alimentaires, etc. afin de déréglementer ces nouvelles techniques et ces nouveaux OGM.

Nature & Progrès Belgique n’est, pour sa part, pas opposé à ce que les OGM soient utilisés en milieu confiné (laboratoire) pour la production de médicaments, par exemple, et pour la recherche scientifique.

Toutefois, le risque est grand lorsque ces firmes privées commercialisent ces OGM pour être utilisés dans la nature, sans que soient évalués à suffisance les risques pour la santé et l’environnement et sans que soient définies les responsabilités en cas de dommage.

2. En savoir plus sur les "nouveaux OGM"

Les arguments de leurs producteurs

Afin d’asseoir encore plus leur propriété sur le Vivant, les firmes phytosanitaires ont développé des plantes modifiées par de nouvelles techniques, les nouveaux OGM. Le but étant de tenter de contourner la réglementation européenne relative aux OGM et de les mettre ainsi plus facilement sur le marché.

Il y a vingt ans, les arguments des firmes productrices de pesticides chimiques de synthèse et d’OGM étaient les suivants :

  • la nécessité de nourrir le monde, de pallier la raréfaction des sols cultivables et de l’eau ;
  • la réduction de l’utilisation de pesticides en produisant des OGM qui intègrent dans leurs cellules des insecticides et des OGM tolérants à des herbicides, dont le Glyphosate, afin de mieux lutter contre les adventices ;
  • l’amélioration de la qualité nutritionnelle ;
  • l’augmentation des rendements ;
  • une technologie entièrement maîtrisée.

Or ces promesses n’ont pas été tenues. Nous constatons plutôt une dépendance accrue des agriculteurs envers les firmes semencières et une perte de leur liberté.

À présent, elles ajoutent également de nouveaux arguments ou des arguments identiques présentés différemment en fonction des opportunités du jour :

  • les bienfaits pour l’économie européenne de produire ces nouveaux OGM ;
  • la lutte contre les effets du changement climatique (sécheresses, inondations) ;
  • l’augmentation de la biodiversité agricole et de la biodiversité des écosystèmes ;
  • la lutte contre les maladies des plantes ;
  • une technologie entièrement maitrisée et le fait que l’industrie ne fait rien d’autre avec les nouvelles technologies que ce qu’a toujours fait la nature grâce à l’insertion précise d’une modification au niveau du génome.

Selon les firmes, ces nouvelles technologies seraient la solution idéale aux principaux problèmes qui rongent notre planète. Pourtant, pendant les vingt dernières années, l’industrie n’a fait que développer des « OGM- Pesticides » tolérants aux herbicides, de quoi vendre des semences OGM et imposer aux agriculteurs d’acheter leurs herbicides.

Citons l’exemple de la tolérance des plantes OGM au Glyphosate qui a provoqué la tolérance progressive des adventices au Glyphosate et la nécessité, après quelques années, d’utiliser d’autres herbicides pour éliminer ces adventices. L’industrie a aussi développé des OGM contenant leur propre insecticide qui a rendu les insectes résistants à cet insecticide et a nécessité le recours à d’autres insecticides.

Après vingt ans, les OGM n’ont pas permis de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et les augmentations stables des rendements. Rien n’a été apporté à l’agriculture, à l’amélioration qualitative et quantitative de l’alimentation.

Les techniques de production

Il existe de nombreuses nouvelles techniques de génie génétique dont les plus connues et utilisées sont les techniques dites d' »édition du génome ». Parmi celles-ci, nous citerons les techniques de mutagénèse « dirigée » par oligonucléotides (ODM), les techniques à nucléases dirigées (ZFN, TALENs, des méganucléases, CRISPR/Cas9 – la plus utilisée – et son dérivé, le forçage génétique).

Des ciseaux moléculaires introduits dans la cellule sont dirigés en un endroit précis de l’ADN (matériel génétique) et le coupent. L’ADN  est alors réparé  de la façon désirée par les mécanismes de réparation propres à la cellule. Souvent un modèle d’ADN est utilisé pour diriger la réparation.

Toutefois, une insertion précise (dirigée) aux endroits où l’ADN est coupé n’est pas synonyme de modifications précises au niveau de l’entièreté du génome de l’organisme car celui-ci est aussi l’objet d’erreurs génétiques engendrant des effets non-intentionnels (voir point 3).

Cas particulier de la technique du forçage génétique

Le forçage génétique est une application particulière de la technologie CRISPR/Cas9. Tous les descendants de l’OGM forcé – en rouge dans le schéma ci-après – seront ainsi porteurs du gène modifié en quelques générations. Alors qu’en conditions naturelles, seule la moitié des descendants de chaque génération porterait le gène modifié qui finirait par se diluer dans la population « sauvage ».

Succession normale

(50 %)

Succession avec forçage génétique

(100 %)

Transmission des gènes selon les lois de l’hérédité naturelle, à la moitié des descendants Transmission à la totalité des descendants et contournement des lois de l’hérédité naturelle

Le forçage génétique est encore plus inquiétant que les autres technologies car il permet de modifier, de décimer ou même d’exterminer des populations entières d’espèces sauvages. Il contourne les lois de l’évolution. Il implique, chez tous les descendants d’organismes forcés, l’acquisition très rapide de leurs traits nouveaux et même nuisibles, voire de stérilité.

Une fois que ces OGM forcés sont libérés dans l’environnement, il n’est plus possible de les récupérer. Cette technologie peut donc avoir un impact dramatique, rapide et irréversible sur la diversité biologique, le fonctionnement des écosystèmes, sur des chaînes alimentaires et sur la sécurité alimentaire.

Les espèces développées actuellement pour le forçage génétique comprennent des insectes, des levures et des mammifères tels les renards et les rats. Mais théoriquement tous les organismes à reproduction sexuée pourraient être forcés génétiquement.

La problématique de la réglementation

Les nouveaux OGM sont actuellement théoriquement soumis à la réglementation européenne relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement.

La réglementation européenne sur les OGM constitue cependant une grosse épine dans le pied des industries des biotechnologies. C’est pourquoi des pressions importantes des partisans des nouveaux OGM – à savoir les firmes phytopharmaceutiques et les semenciers, les laboratoires privés et publics, les agriculteurs industriels, le commerce des denrées alimentaires et des nourritures animales – sont actuellement exercées aux niveaux européen et national afin de sortir de cette réglementation ces nouvelles techniques de manipulation du génome. Leur objectif est d’inonder, de façon bien plus aisée qu’avec les « anciens » OGM, le marché de ces nouveaux OGM tolérants aux herbicides qu’ils fabriquent, et de privatiser et de monnayer le Vivant.

La réglementation, c’est le contrôle avant et après autorisation. Elle comporte des prescriptions relatives à leur effets sur la santé et l’environnement, leur traçabilité et leur étiquetage. Si la déréglementation de la législation des OGM a lieu, les conséquences seront dramatiques. Les firmes semencières disperseront dans l’environnement des semences modifiées sans aucune possibilité de contrôle d’innocuité, de traçabilité et sans étiquetage pour le citoyen. Parmi ces nouvelles techniques, il en existe une, le forçage génétique, qui est encore plus inquiétante que les autres. Fort heureusement, les citoyens et politiques avertis réagissent. De nombreux scientifiques et ONG lanceurs d’alertes demandent un moratoire sur leur dispersion dans la nature, même pour les essais expérimentaux à l’extérieur.

3. La position de Nature & Progrès

Par principe, Nature & Progrès Belgique n’est pas opposée à la recherche scientifique consistant à développer des techniques de production de nouveaux OGM.

Cependant, ces nouveaux OGM ne peuvent être commercialisés et lâchés dans l’environnement sans le respect de critères de sécurité stricts au niveau de la santé et de l’environnement et sans analyses de risques en phase avec les conditions réelles d’utilisation. Il est également nécessaire qu’il y ait, d’une part, une analyse socio-économique préalable des impacts socio-économiques de la dispersion dans l’environnement de ces organismes. D’autre part, il faut que ceux-ci apportent des bénéfices pour la société dans son ensemble.

Notre association demande que les nouveaux OGM relèvent au minimum de la Directive 2001/18, comme l’interprète la Cour de justice de l’Union européenne. De plus, Nature & Progrès demande que les analyses de risques soient réalisées en phase avec les conditions réelles de terrain.

Nature & Progrès souhaite également un moratoire pour la technique du forçage génétique. Cette technique n’a pas fait l’objet d’une méthodologie spécifique pour les essais dans l’environnement, ni pour les évaluations de risques qui seraient, dans ce cas, tout à fait particulières et probablement mêmes impossibles à effectuer vu la complexité du fonctionnement des écosystèmes.

4. Les risques liés aux nouveaux OGM

Ces risques sont de différents ordres :

  • Analyses de risques prescrites par la législation insuffisamment poussées : les nouvelles techniques de génie génétique peuvent, à l’instar des anciennes, provoquer des effets non-intentionnels sur les gènes, pouvant se manifester par des interférences sur la régulation de leur intensité d’expression et sur la qualité des protéines qu’ils produisent. Ces effets peuvent occasionner la fabrication de nouvelles protéines  (toxines  et/ou  allergènes), de protéines déficientes, d’altérations du métabolisme de la plante ou de l’animal, de perte de  qualités nutritionnelles, etc. Les conséquences pour l’Homme et l’environnement, des anciens comme des nouveaux OGM, devraient toutes être mieux examinées, au cas par cas, en tenant compte de la technique utilisée et des conditions réelles de terrain.
  • Risque d’augmentation de l’utilisation des pesticides, d’une perte de biodiversité des écosystèmes : en effet, à moyen terme, en conséquence de la culture de nouveaux OGM développés pour tolérer les herbicides ou contenir des insecticides, il y a un risque d’augmentation de la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des pesticides, et dès lors aussi de perte de biodiversité des écosystèmes avoisinants.
  • Impacts sur la sécurité alimentaire : les changements non-intentionnels dans la composition des plantes et l’ingestion d’OGM/pesticides peuvent avoir un impact sur les chaînes alimentaires et donc sur la sécurité alimentaire de l’Homme.
  • Réduction de la biodiversité agricole : les OGM vont réduire encore davantage la biodiversité agricole, notamment celle des variétés naturellement adaptées au terroir et entrer en compétition avec les pratiques efficientes et sans danger de la sélection variétale basée sur la reproduction naturelle.
  • Risques supplémentaires liés au forçage génétique : le forçage génétique, dont la dissémination des organismes ainsi fabriqués ne connait pas de frontières, risque d’entrainer des effets irréversibles sur les chaînes alimentaires ainsi que l’effondrement irréversible des écosystèmes et de la biodiversité. De plus, des forces militaires ont déjà manifesté leur intérêt pour cette technologie. Leur but peut être défensif comme offensif.
  • Conséquences de la possession de brevets et de leur concentration monopolistique : perte de l’indépendance des agriculteurs et augmentation des prix des denrées alimentaires.
5. Deux exemples concrets de risques pour la santé et l’environnement

Les exemples énumérés ci-après sont empruntés à Testbiotech (Institut d‘évaluation indépendante des impacts de la biotechnologie), à Münich – www.testbiotech.org/en/limits-to-biotech Ils visent à illustrer concrètement les risques associés à certains « nouveaux OGM » et à de nouvelles technologies de génie génétique et, en l’occurrence, à celles dénommées « édition du génome ».

Exemple 1 : caméline génétiquement modifiée

La caméline (Camelina sativa) est une plante oléagineuse cultivée en Europe pour sa haute teneur en huiles de bonne qualité alimentaire. De nombreux scientifiques, aux USA et en Europe, s’intéressent à la caméline génétiquement modifiée.

Pourquoi tant d’intérêt envers la caméline OGM ?

Un des motifs de l’intérêt qu’on lui porte est la production de biocarburants. Certaines de ces plantes dont le génome a été modifié par « édition du génome », à l’aide de ciseaux génétiques, selon la technologie CRISPR/Cas, sont dérégulées aux USA et peuvent donc y être cultivées. Elles ont le potentiel de se propager dans les cultures non-OGM, dans l’environnement et de se croiser avec les populations naturelles.

Risques

Selon les experts, la culture de ces camélines OGM peut présenter des risques en raison de l’altération de la qualité de l’huile et de leur potentielle propagation incontrôlée. Les acides oléiques formés dans ces OGM peuvent, par exemple, modifier la croissance et le taux de reproduction des animaux sauvages qui s’en nourrissent. Il ne faut pas non plus que les graines oléagineuses soient accidentellement introduites dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux, car elles sont uniquement prévues pour la production des agrocarburants.

Des cas analogues à celui de la caméline OGM pourraient également s’appliquer à de nombreuses autres plantes OGM dont la composition génétique n’est pas adaptée aux écosystèmes.

Exemple 2 : blé génétiquement modifié

Des scientifiques de la société américaine Calyxt ont ciblé un groupe de protéines de gluten dans le blé qui seraient à l’origine de maladies intestinales inflammatoires. Ces gènes de production de gluten sont présents sous de nombreuses copies tout au long du génome de ce blé.

Pourquoi tant d’intérêt envers le blé OGM ?

Les nouvelles technologies génétiques ont réussi, ce que n’a pu faire la sélection génétique conventionnelle, à désactiver, en les coupant simultanément à l’aide de ciseaux moléculaires, trente-cinq des quarante-cinq gènes impliqués dans la production de gluten. Un blé pauvre en gluten a donc été façonné. Cependant, cette opération se fait en deux étapes. L’une est l’introduction dans la cellule, par une technique plus ancienne (transgénèse), d’un gène codant pour la synthèse de la protéine des ciseaux moléculaires et l’autre est l’étape d’édition du génome (CRISPR Cas) proprement dite.

Risques

D’autres substances peuvent tout bonnement disparaître ou être en moins forte concentration ;

Chacune de ces deux étapes peut occasionner des propriétés non- intentionnelles. De nouvelles substances qui ne sont pas prévues et qui sont difficiles à découvrir peuvent donc apparaître.

Ceci montre que chacune des étapes du processus devrait être examinée avec soin pour y détecter la nature des modifications pouvant être indésirables. Ces procédures en plusieurs étapes – dont l’ »édition » du génome n’en est qu’une seule – ont été appliquées à presque tous les nouveaux OGM qui sont jusqu’à présent enregistrés pour la culture aux USA.

6. Constats et étapes à venir

Les caractéristiques génétiques et biologiques des organismes produits par les techniques d’édition du génome doivent être examinées en profondeur, au cas par cas, en tenant compte des techniques spécifiques utilisées avant qu’une décision relative à leur autorisation ne puisse être prise. Même de minuscules modifications génétiques non-intentionnelles peuvent avoir d’énormes effets. Si les organismes modifiés génétiquement ne sont pas strictement réglementés, leur libération volontaire dans l’environnement pourrait mettre en danger la santé, la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes et menacer notre sécurité alimentaire.

Les multinationales qui produisent à la fois pesticides, OGM et semences désirent conquérir à tout prix le marché européen qui leur a résisté jusqu’à présent. Leur ambition est de contrôler au maximum le Vivant et toute la filière de survie alimentaire, au niveau mondial, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Elles ont financé la recherche de nouvelles technologies de manipulation des gènes, elles développent maintenant auprès de la Commission, des parlementaires européens et des États membres, un plaidoyer coûteux visant à déréglementer ces technologies et les organismes qui en découlent. Elles cherchent à commercialiser les nouveaux OGM en Europe, sans la moindre condition, et donc sous la forme d’ »OGM cachés » pour les citoyens. Elles s’appliquent également à convaincre de nombreuses parties prenantes, tels les agriculteurs et éleveurs industriels ainsi que les coopératives agricoles, les chercheurs universitaires et des firmes spécialisées dans le commerce de matières premières, afin de les rallier à leurs vues.

Alors que l’ancienne Commission européenne était assez favorable aux lobbies des biotechnologies, les intentions de la nouvelle ne sont pas encore claires. La nouvelle Commission effectue, pour avril 2021, à la demande du Conseil européen, une étude « à la lumière de l’Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire C-528/16, concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union… ».

Toutefois, lors de la présentation de la stratégie De la ferme à la table, publiée par la Commission le 20 mai 2020, la Commissaire à la Santé a déclaré qu’il pourrait y avoir une modification de la législation existante relative aux OGM, à l’issue de cette étude. Dans la stratégie de la Commission, on peut lire que « les nouvelles techniques innovantes, dont les biotechnologies et le développement de produits biosourcés peuvent contribuer à accroître la durabilité de l’agriculture, à condition qu’elles soient sûres pour les consommateurs et l’environnement et procurent des avantages à la société dans son ensemble ».

Plus que jamais, il importe donc que les citoyens européens – qui ont toujours refusé les OGM – se mobilisent à nouveau, pour ne pas tolérer d’ »OGM cachés » susceptibles de s’insinuer partout, et même dans l’alimentation bio.

7. Une voie sans OGM

Au cours des siècles, l’Homme a appris à « domestiquer », à modeler les plantes qu’il cultivait et les animaux qu’il élevait. Par des choix raisonnés, il a favorisé la culture des espèces les plus productives, les plus précoces ou les plus résistantes. Cette phase de sélection, qui a perduré jusqu’au siècle dernier, a été dominée, pour la plupart des espèces, par une sélection massale. Cela signifie que les meilleures plantes étaient identifiées et leurs graines utilisées pour la culture suivante.

Louis de Vilmorin (1816 – 1860) fut, par exemple, un remarquable contributeur à la génétique et à la création variétale du blé ; il a consacré sa courte vie à la chimie et à la biologie. Une méthode initiée par ses soins, en jetant les bases de la sélection moderne, a permis d’optimiser le potentiel de recombinaison des gènes lié à la reproduction sexuée. Cette sélection variétale conventionnelle basée sur la reproduction naturelle a le mérite de ne pas occasionner d’effets non- intentionnels et de ne pas interférer avec la régulation du fonctionnement des gènes. Elle peut aussi engendrer des variétés plus adaptées au terroir. La sélection massale, si elle confère à l’obtenteur un droit sur la diffusion des graines, ne permet pas de revendiquer une propriété sur le matériel génétique de la plante.

Par contre, avec les OGM, prétextant la modification génétique, les firmes semencières ont la possibilité de breveter les plantes et donc de revendiquer la propriété du matériel génétique des plantes via, bien entendu, la perception de royalties.

8. Conclusions

Les buts de la déréglementation des nouveaux OGM sont les suivants :

  • éviter toute évaluation de l’impact sur la santé et l’environnement, toute traçabilité et tout étiquetage des aliments ;
  • maintenir l’agriculture dépendante des pesticides ;
  • permettre la perception de royalties.

Pour un contrôle des nouveaux OGM, il est primordial d’assurer la liberté de choix des agriculteurs et des consommateurs et d’empêcher toute dispersion risquée et incontrôlée dans l’environnement des nouveaux OGM. Comment faire ? En maintenant, au minimum, le contrôle de ces nouveaux OGM selon la directive 2001/18.

La méthode Lemaire-Boucher

Dans les coulisses d’une mise en pratique précoce de l’agriculture biologique

A travers cette analyse, nous nous proposons d’approfondir ce que fut la première mise en pratique, à grande échelle, de l’agriculture biologique, en France. En 1963, Raoul Lemaire et Jean Boucher associent leurs efforts pour donner naissance à la « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , méthode agricole qui sera pratiquée par plusieurs centaines d’agriculteurs, dès la fin des années soixante… Connaître son histoire et ses racines, on ne le dira jamais assez, contribue sans aucun doute à mieux se connaître soi-même car Nature & Progrès prit son essor notamment en réaction à cette initiative… Décryptage.

Par Florian Rouzioux

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Né dans le nord de la France dans une famille de négociants, Raoul Lemaire (1884-1972) réussit à se faire une place dans le marché des semences de blé durant les années 1920. En tant que sélectionneur, il effectue des hybridations de blés dans le but d’obtenir des blés de force – catégorie de blé exceptionnellement riche en protéines et destinée à la fabrication de farines panifiables – à une période où ces derniers sont importés du Canada. Plusieurs des blés Lemaire s’avèrent même supérieurs au grand blé de force canadien de l’époque, le Manitoba. Le succès de ses expériences lui vaut d’être nommé officier du mérite agricole en 1932. Alors que la France est envahie par l’armée allemande, en 1940, il se résout à quitter le nord de la France pour l’Ouest. Il finit par créer une nouvelle affaire commerciale, le Service de Vente de Blés Lemaire – que nous nommerons société Lemaire -, à Angers, en 1946. Néanmoins, ses affaires sont moins florissantes qu’avant-guerre. Ses initiatives commerciales sont davantage gênées par les services d’homologation et par l’organisme national en charge de la régulation des céréales. Convaincu que l’État français mène une politique trop dirigiste qui freine des initiatives profitables, il décide de s’engager vigoureusement dans le syndicalisme agricole, dans sa branche la plus conservatrice. Ce combat l’amène d’ailleurs en politique : aux élections législatives de 1956, puis de nouveau à celles de 1958, il fait campagne en portant la bannière du mouvement poujadiste (1). Ne parvenant pas à être élu, il décide de se consacrer à nouveau à ses affaires.

Les excès de la chimie agricole

Cependant, les variétés de blés de force ne lui paraissent plus être un objectif suffisamment satisfaisant et il voudrait s’engager dans une nouvelle voie conforme à ses nouvelles convictions. Il pense que la chimie agricole est devenue une pratique excessive qui nuit à la santé des élevages comme à la santé des consommateurs. Au milieu des années 1950, il a été alerté par les nombreuses épidémies de fièvres aphteuses et de tuberculose qui ont touché les cheptels bovins français. C’est dans ce contexte épidémique qu’il commence à étudier les propriétés du maërl, un dépôt littoral formé de sable coquillé et de débris de lithothamne – une algue calcaire riche en magnésium. Le maërl est alors employé comme amendement organique sur les pâturages bretons. Raoul Lemaire est marqué par un rapport vétérinaire qui conclut que les apports en magnésium et en oligo-éléments du lithothamne ont permis aux troupeaux bretons de passer au travers de l’épidémie de fièvre aphteuse. De plus, cette conclusion semble confirmer les recherches de Pierre Delbet, un médecin dont les travaux sur les vertus immunitaires du magnésium ont déjà retenu l’attention de Raoul Lemaire.

Ecoutant son intuition, Raoul Lemaire ambitionne de creuser davantage cette piste du lithothamne. Il souhaiterait mettre son pied une méthode agricole « naturelle », entendue au sens de méthode n’employant aucun fertilisant ni pesticide de synthèse, basée sur l’amendement des terres au lithothamne. Si ses essais de culture du blé sont concluants, cette méthode permettrait de commercialiser en bout de chaîne un blé naturel – l’expression « blé biologique » apparaîtra un peu plus tard. En définitive, cette nouvelle méthode présenterait l’avantage, pour Raoul Lemaire, de combattre les méthodes agrochimiques, tout en continuant de valoriser ses semences de blés à haut rendement qui ont fait son succès en tant que sélectionneur. En 1959, Raoul Lemaire entre en contact avec un industriel breton producteur de lithothamne, puis s’associe avec les moines de l’abbaye de Bellefontaine pour réaliser ses premiers essais de culture céréalière…

Jean Boucher, premières convictions, premières déconvenues…

Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École Nationale d’Horticulture de Versailles, Jean Boucher (1915-2009) est de trente ans plus jeune que Raoul Lemaire ! Durant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au sein d’une équipe de botanistes sur l’introduction en France de différentes variétés de soja. Au lendemain de la guerre, il entre au Service de la Protection des Végétaux de Nantes où il prend part à l’expérimentation des pesticides organiques de synthèse qui viennent de faire leur entrée sur le marché agricole. Il s’avoue au départ conquis par ces nouveaux produits qui semblent prouver leur efficacité. Cependant, il est témoin d’une première déconvenue, en 1947. Alors que des vergers sont traités au DDT (2), des araignées rouges envahissent tout de même les pommiers. Il en conclut que les insecticides ne sont peut-être pas une solution miracle et cette expérience est le point de départ à son scepticisme vis-à-vis de la chimie agricole. Selon toute vraisemblance, il participe, l’année suivante, aux journées de l’humus à Paris, évènement organisé par l’association « l’Homme et le Sol ». L’évènement a pour but d’inviter les chercheurs conviés à développer les études consacrées à la pédologie et, plus spécifiquement, à la microbiologie du sol. De retour à Nantes, Jean Boucher lance une expérimentation sur le compostage de fumiers de bovins du marais vendéen pour remplacer les fumiers équins. Par cette initiative, il tente de parer l’extension des maladies des cultures légumières nantaises qui se développent depuis une décennie. Dans cette démarche, il est guidé par les travaux d’un chercheur de l’Institut Pasteur, Jacques Pochon, spécialisé dans la microbiologie des sols. Il en arrive à la conclusion que le but d’un cultivateur doit être, avant toute autre chose, de favoriser le développement de l’activité microbienne du sol dans le respect des équilibres biologiques.

Pour développer ses arguments sur les limites des traitements phytosanitaires, Jean Boucher se sert de plusieurs revues horticoles comme d’une tribune. Il y prône sa vision d’une bonne « hygiène générale des sols » pour prémunir les cultures du parasitisme et développer l’immunité naturelle des plantes. En 1956, il rejoint l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN), une organisation menée par des médecins nutritionnistes qui popularisent l’expression « agriculture biologique » (3). Les alertes sanitaires, relayées par les revues de l’AFRAN, poussent bientôt des agriculteurs et sympathisants de la région nantaise à s’associer dans le cadre d’un groupement. En avril 1958, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO) prend forme. Les membres se donnent pour objectif d’expérimenter et de promouvoir les méthodes agricoles alternatives à la chimie agricole. Jean Boucher est tout de suite très impliqué dans cette initiative et joue rapidement le rôle de conseiller technique.

Comme ses idées vont de plus en plus à rebours des orientations agrochimiques qui s’imposent dans la protection des végétaux, Jean Boucher finit par entrer en conflit avec son supérieur au sein du Service de protection des végétaux de Nantes. Convoqué devant un conseil de discipline, sa hiérarchie décide de l’écarter en l’envoyant dans l’antenne de Bordeaux. Finalement, il prend la décision de démissionner, en 1959. Dès lors, il décide de se consacrer pleinement à la dynamique du GABO. Son expertise dans les aspects phytosanitaires, son enthousiasme et ses compétences en coordination lui valent bientôt la place de secrétaire de l’association.

Naissance de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher

Nous sommes donc en 1959. Agé de septante-cinq ans, Raoul Lemaire est persuadé que le développement d’une agriculture plus naturelle n’est pas un espoir vain. Il compte mettre toute son énergie dans son nouveau projet : développer l’emploi du lithothamne en agriculture en remplacement des fertilisants et pesticides de synthèse. Dans cet objectif, il se rapproche des animateurs du GABO pour avoir des retours et trouver d’éventuels cultivateurs qui seraient prêt à effectuer des essais de culture. C’est alors qu’il fait la connaissance de Jean Boucher. Après une première rencontre, Raoul Lemaire ne tarit pas d’éloge au sujet de cet homme qu’il dit admirer pour sa combativité à l’égard des « trusts de produits chimiques » (4). Les deux hommes sont occasionnellement amenés à se croiser, voire à s’épauler, lors de conférences organisées devant des agriculteurs, dans des salles communales. Bientôt, ils partagent la conviction qu’il devient impérieux de créer un label commercial pour distinguer, sur le marché des produits alimentaires, les produits issus d’une pratique agricole qui exclut les engrais et les pesticides de synthèse. Une des maximes favorites de Raoul Lemaire est révélatrice de cette ambition : « il n’y a pas de réalisation sans commercialisation ».

Aidé de ses fils, Jean-François et Pierre-Bernard, Raoul Lemaire débute la commercialisation du lithothamne – sous la forme maërl -, en 1960, en tant que revendeur. Deux ans plus tard, la société Lemaire se met à vendre du lithothamne sous sa propre marque, Calmagol (5). Le produit est commercialisé pour deux principaux usages. Le paysan qui s’en procure peut à la fois amender sa terre – « dynamiser et protéger ses plantes » – et fournir, à ses animaux, un complément alimentaire sain (6).

L’idée générale de Raoul Lemaire est de se servir des recettes réalisées par les ventes du lithothamne pour ensuite mettre sur pied un circuit commercial de blé biologique. La société Lemaire proposerait à des agriculteurs sous contrat un approvisionnement en semences de blés Lemaire. Les agriculteurs seraient tenus d’utiliser le Calmagol en complément de leur fumure organique, sans avoir recours au moindre intrant chimique pour la culture des céréales. La société rachèterait ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques sous marque « Lemaire ». Convaincu du bien-fondé des initiatives commerciales proposées par la société Lemaire, Jean Boucher accepte de rejoindre l’équipe et devient, au début du mois d’août 1963, le conseiller agronomique de la société Lemaire. Désormais officiellement associés, Raoul Lemaire et Jean Boucher inaugurent rapidement un procédé agricole normé qui prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher ». Un premier livre est édité, en 1964, pour en faire la promotion.

Les quatre atouts maîtres de la culture biologique !

La méthode agrobiologique Lemaire-Boucher est principalement destinée aux agriculteurs en polyculture-élevage, alors très nombreux dans l’Ouest de la France. Elle se définit comme la synthèse de quatre principes que Jean Boucher nomme les « quatre atouts maîtres de la culture biologique », dans son Précis d’agriculture biologique. Deux principes sont issus des recherches de Raoul Lemaire : la culture des blés de force Lemaire à hauts rendements et l’utilisation du lithothamne en guise d’amendement naturel. Les deux autres principes sont, quant à eux, portés et documentés par Jean Boucher : le compostage de la fumure organique et la culture de légumineuses associées aux céréales.

En ce qui concerne le compostage de la fumure organique, Jean Boucher s’appuie largement sur les théories d’Ehrenfried Pfeiffer et sur sa méthode biodynamique qui demeure encore largement méconnue en France. L’originalité vis-à-vis du compostage selon Pfeiffer provient de l’ajout de lithothamne dans le processus de compostage. Pour favoriser la santé de son bétail et obtenir un fumier équilibré, l’agriculteur est invité à poudrer les litières des animaux avec du lithothamne – à raison d’un kilo de lithothamne pour quatre-vingts kilos de paille – et à attendre un minimum de quinze jours avant de récolter la litière de paille afin que celle-ci ait été suffisamment ramollie par les animaux. Récolté, le fumier de stabulation doit ensuite être broyé, par l’action d’un épandeur, de façon à former un tas longitudinal de section triangulaire. On procède comme dans la méthode de Pfeiffer à un recouvrement du tas par une fine couche de terre, le manteau de terre jouant un rôle de « levain bactérien ». Toutefois, Jean Boucher précise que la couche de terre n’est pas rigoureusement indispensable. Dans tous les cas, le tas de fumier est recouvert d’une épaisse couche de paille ou de déchets végétaux pour former un écran protecteur contre le vent et le soleil. En définitive, la phase de fermentation doit durer idéalement une quinzaine de jours pour que le fumier composté soit devenu un véritable engrais organique prêt à être épandu.

Légumineuses et céréales

Le quatrième principe de la méthode réside dans la culture des légumineuses associées à la culture des céréales. C’est d’ailleurs l’une des principales innovations à avoir été portée et valorisée par les adeptes de l’agriculture biologique, dès les années 1960. Jean Boucher insiste sur le fait que les associations végétales sont très importantes, en raison de la présence, dans un milieu végétal équilibré, d’espèces auxiliaires antagonistes – coccinelles, collemboles – des animaux parasites des cultures. En d’autres termes, l’association des légumineuses aux céréales est le meilleur « traitement préventif » qui vaille pour garantir la santé des céréales (7). Il prévient toutefois qu’a contrario de la culture en terre nue, l’agriculteur doit veiller à une préparation scrupuleuse du terrain. En définitive, la culture des légumineuses associées permet à l’agriculteur de faire l’impasse sur l’épandage d’engrais azotés synthétiques, le couvert végétal de la légumineuse permettant la fixation naturelle de l’azote à la surface d’un sol riche en micro-organismes. Néanmoins, l’apport d’une fumure phosphatée substantielle demeurant nécessaire, il est recommandé d’utiliser en complément le Calmagol P, une poudre de lithothamne enrichie de phosphate naturel. Nous verrons, dans la seconde partie de l’article, que cette recommandation n’est pas sans inconvénients…

Dans les paragraphes précédents, nous avions déjà présenté les caractéristiques des blés Lemaire et du lithothamne. Le lithothamne étant sans conteste le cœur de la méthode Lemaire-Boucher, ajoutons tout de même quelques précisions concernant sa production. Pêché vivant au large de l’Océan Atlantique, à proximité des îles Glénan en Bretagne, le lithothamne subit un séchage dans un hangar avant d’être réduit en une fine poudre (8). Face à la croissance des ventes, le fournisseur de lithothamne de la société Lemaire finit par se retrouver dans l’incapacité d’honorer les commandes. Pour assurer un approvisionnement constant de Calmagol à leurs clients agriculteurs, les fils de Raoul Lemaire décident finalement de créer leur propre usine de production, en 1968.

Réussites commerciales

En 1968, Raoul Lemaire laisse les rênes de la société à ses deux fils, Jean-François et Pierre-Bernard. Les bénéfices retirés de la vente du Calmagol permettent à la société d’envisager un plus grand essor de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher. Les principaux collaborateurs s’installent dans des nouveaux locaux plus spacieux, dans la banlieue d’Angers, à Saint-Sylvain d’Anjou… Des cours agrobiologiques par correspondance sont alors mis en place, ainsi qu’un service de conseil agronomique. En 1970, les dirigeants font le pari de tenir trois stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. Pour la première fois représentée, l’agriculture biologique ne manque pas de susciter l’hostilité des groupes agrochimiques présents sur le salon !

En quelques années, la société Lemaire a su solidement organiser toute une chaine de production – semences, blé, farine, pain biologique -, en intégrant par contrat les agriculteurs, les stockeurs de blé, les minotiers et les boulangers. La société Lemaire fournit les semences aux agriculteurs sous contrat puis achète le blé récolté en leur assurant une prime qui représente 20 à 25 % par rapport au prix courant de rachat du quintal. Ensuite, le stockage du blé Lemaire est assuré sans pesticides. La société délègue la fabrication des farines Lemaire à des minoteries équipées de meules de pierre. A la suite de la création de la Société de Diffusion des Produits Lemaire – une des filiales de la société -, les Lemaire lancent la commercialisation de leur propre gamme de produits biologiques. Produit phare, le pain biologique Lemaire est lancé durant l’été 1964. Dix ans plus tard, ce sont mille boulangers répartis sur toute la France qui façonnent ce pain à partir des farines Lemaire (9).

Afin de dynamiser les échanges commerciaux dans le marché émergent des produits biologiques et de valoriser l’ensemble des acteurs qui font le choix de se lancer dans ce marché – fournisseurs d’intrants naturels, agrobiologistes, transformateurs, distributeurs -, les Lemaire décident de publier le Répertoire International Lemaire (RIL). Le RIL répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société Lemaire. A ce titre, la direction considère le RIL comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (10). Finalement, sur les deux mille producteurs se référant à un cahier des charges d’agriculture biologique, treize cents se réfèrent à celui de la société Lemaire (11). Après dix ans d’existence, la méthode Lemaire-Boucher accompagne plus de la moitié des agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique en France. Elle est aussi présente en Belgique grâce aux efforts d’un représentant de la société qui fait la promotion de la méthode dans le Namurois, Jean de Pierpont.

Les fragilités scientifiques de la méthode

Dans son ouvrage focalisé sur l’agriculture biologique – le Précis de culture biologique que nous avions déjà présenté dans la première partie de l’article -, Jean Boucher évoque les références scientifiques qui ont influencé la naissance de la méthode Lemaire-Boucher. Au premier rang figure Claude Bernard – fondateur de la médecine expérimentale – pour ses travaux sur l’immunité naturelle, Louis Pasteur – microbiologiste bien connu – pour ses travaux sur la dissymétrie moléculaire, René Quinton – biologiste – pour ses travaux sur propriétés de l’eau de mer et Pierre Delbet – médecin – pour ses travaux sur le magnésium (12). Néanmoins, le fait est qu’au début des années soixante, les quatre scientifiques précités ont disparu. Il appartient donc à Raoul Lemaire et à Jean Boucher de trouver des cautions scientifiques contemporaines pour donner à la méthode plus de notoriété scientifique. C’est dans ce contexte qu’ils entrent en relation avec Corentin Kervran, en 1963. Essayiste quimpérois, Corentin Kervran vient alors de publier Transmutations biologiques (13), un livre qui présente une nouvelle hypothèse scientifique visant à éclairer des phénomènes physiques jusque-là inexplicables (14). Il a nommé ces dernières, les « transmutations biologiques ». En définitive, les travaux de Kervran attribuent à la terre, matière vivante, un rôle naturellement régénérateur. Raoul Lemaire et Jean Boucher s’avèrent séduits par cette théorie car elle expliquerait pourquoi le lithothamne contribue à cette régénération du sol.

Le parrainage scientifique de Corentin Kervran est visible dans Agriculture et Vie. Le journal lui fait une publicité inespérée alors qu’il peine à faire reconnaitre sa théorie par ses pairs, tant celle-ci est à contre-courant de la science officielle (15). Les transmutations biologiques vont finalement nuire à la crédibilité scientifique de la méthode Lemaire-Boucher. Elle rencontre la désapprobation de la grande institution agronomique officielle, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Un assistant de l’INRA rédige un rapport à charge contre les arguments scientifiques tenus par Jean Boucher dans son Précis de culture biologique (16). En conséquence, les justifications scientifiques présentées par Jean Boucher font ainsi naître une très vive polémique contre-productive qui perdure durablement entre l’INRA et la société Lemaire. En outre, la théorie de Kervran est réfutée par la communauté scientifique, par la suite.

Cependant, tous les membres de l’INRA ne se prononcent pas unanimement en défaveur de la culture biologique. Membre de l’INRA, Francis Chaboussou reconnait, dès les années septante, que la culture biologique et ses premières propositions – apports d’amendements calcaire et oligo-éléments, rotation des cultures, polyculture, culture de légumineuses, compostage, stimulation des micro-organismes du sol – ouvrent une voie féconde de recherches.

Une méthode qui fait polémique au sein du mouvement biologique

Au sein du mouvement pour l’agriculture biologique, l’efficacité de la méthode Lemaire-Boucher pose, dans le même temps, de grandes interrogations. Pour André Louis, agronome et fondateur de Nature & Progrès, en mars 1964, Jean Boucher a tort de faire du lithothamne une « panacée universelle », un remède miracle qui garantit la régénération du sol. Il ajoute qu’à cause de son caractère de « notice de propagande », l’ouvrage de Jean Boucher perd beaucoup de sérieux (17). C’est d’ailleurs en raison de la trop grande emprise des activités commerciales sur l’Association Française d’Agriculture Biologique, qu’André Louis et Mattéo Tavera ont pris le parti de se retirer de l’AFAB pour fonder une association sans attache commerciale. Il faut aussi ajouter que les conceptions idéologiques de Jean Boucher ont joué un rôle déterminant dans la prise de recul des fondateurs de Nature & Progrès de l’AFAB. En effet, dans sa correspondance André Louis lui reproche son intransigeance et son goût pour des interprétations idéologiques sectaires (18). Dans les rangs de Nature & Progrès, on se prononce très clairement contre le « matraquage » publicitaire au profit du Calmagol, dans Agriculture et Vie. Gêné par les arguments commerciaux et scientifiques de Raoul Lemaire et de Jean Boucher, André Louis préfère d’ailleurs orienter les agrobiologistes qu’il conseille sur le plan agronomique vers d’autres fournisseurs n’ayant pas décidé d’en faire un quelconque standard de l’agriculture biologique.

Le nœud du problème de la méthode Lemaire-Boucher réside, en effet, dans la non prise en compte des caractéristiques du sol. Amendement calcaire, le Calmagol échoue sur les terres déjà calcaires. A cause de certaines approximations agronomiques qui caractérisent les débuts de la méthode, les rendements baissent couramment de 30%, lors de la reconversion. Il faut ajouter à cela une certaine approximation dans la maîtrise du compostage. Les producteurs laissent malencontreusement des fermentations alcooliques se produire dans le compost ce qui nuit, en conséquence, à son efficacité. Dans une correspondance, André Louis va jusqu’à déplorer que des producteurs se trouvent ruinés et dégoutés à tout jamais de la culture biologique à cause de la méthode Lemaire-Boucher. Si le lithothamne peut parfois être un fertilisant de grande valeur, il n’est pas la solution universelle espérée de tout cœur par Raoul Lemaire (19). De nos jours, cette algue est surtout utilisée comme médecine douce pour sa capacité à assurer l’équilibre acido-basique de l’organisme. Pour cette raison, le lithothamne demeure utilisé comme complément alimentaire du bétail.

Le déclin de la méthode

Le fossé entre les agrobiologistes pro et anti Lemaire-Boucher se creuse d’autant plus lorsqu’un ancien agent bien connu de la société Lemaire, George Racineux, rentre en confrontation avec Jean-François et Pierre-Bernard Lemaire. Agent de la société Lemaire depuis 1960, George Racineux accuse la société Lemaire d’engendrer trop de profit sur le dos d’agriculteurs prisonniers d’un système de commerce intégré qui ne leur est pas suffisamment profitable. Licencié de la société et démis de ses fonctions de secrétaire de la fédération des syndicats proches de la société, il décide de créer sa propre organisation (UFAB) et son propre cahier des charges à partir du réseau de producteurs qu’il a tissé en tant qu’agent Lemaire.

Le premier artisan de la méthode, Raoul Lemaire, s’éteint en 1972 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Avec son décès, la méthode perd un ambassadeur de poids. Cependant, la mémoire de son franc-parler est particulièrement cultivée dans Agriculture et Vie qui devient une revue trimestrielle. On reproduit ses vœux et ses prises de positions pour perpétuer son souvenir. Finalement, au milieu des années septante, Jean Boucher finit par prendre ses distances avec les fils Lemaire pour tenter de relancer l’AFAB.

Au sein de la société Lemaire, Henri Quiquandon – docteur et directeur du service vétérinaire et d’élevage biologique – fait bouger les lignes. Il est engagé dans le pilotage d’un comité d’études technique qui prend le nom de CONETAB, en 1976. On appelle désormais les producteurs à procéder à une « fertilisation biologique adaptée aux propriétés chimiques, physiques et biologiques du sol » (20). A la différence de Jean Boucher, Henri Quiquandon est une figure de l’agrobiologie appréciée des animateurs de Nature & Progrès. On reproduit certains de ses articles dans la revue Nature & Progrès, on l’invite à participer aux congrès de l’association et on fait la promotion des produits vétérinaires à base d’essences aromatiques naturelles qu’il met au point.

Dans le duel symbolique qui l’oppose, depuis 1964, à l’association Nature & Progrès, la société Lemaire finit par perdre du terrain. D’abord sur le plan idéologique. Dans les années septante, le corporatisme paysan à tendance conservatrice et nationaliste, tel qu’il est défendu par les syndicats du courant Lemaire marque le pas. La critique d’un système économique productiviste destructeur des liens sociaux et de l’environnement se développe avec plus d’efficacité dans les rangs de la gauche radicale. Les figures scientifiques controversées (21) mobilisées par les premiers chefs de files du mouvement biologique cèdent la place à des figures du mouvement écologique naissant. Le respect de la nature – au sens des écosystèmes – devient le cœur de l’agriculture biologique. Les néoruraux et consommateurs citadins se reconnaissent davantage dans les colonnes de Nature & Progrès. Même du côté des producteurs, le réseau Lemaire ne paraît plus aussi dominant qu’auparavant. En 1976, mille quatre cents agriculteurs se réfèrent au cahier des charges Lemaire quand huit cent quarante se réfèrent au cahier des charges de Nature & Progrès.

Finalement, le nom de Boucher n’est plus aussi incontournable dans le courant Lemaire, si l’on s’en tient à la promotion qui est faite de la méthode au sein d’Agriculture et Vie. Dans le numéro qui paraît en juillet 1980, l’encart qui présentait jadis les « produits agréés de la méthode Lemaire-Boucher » devient un encart présentant les « produits agrées de la méthode agrobiologique Lemaire » (22). La fin de la collaboration entre la maison Lemaire et Jean Boucher est alors suffisamment entérinée. Au début des années quatre-vingt, la société Lemaire connait des problèmes financiers qui ont pour conséquence une restructuration complète de ses nombreuses filiales. Elle prend de nom de Lemaire SA. Par ailleurs, Pierre-Bernard, co-gérant de la société, décède subitement. Malgré les restructurations, la société peine à augmenter sa base d’agriculteurs sous contrat. Jean-François Lemaire décide de rejoindre le groupe Carnot, avant de prendre sa retraite en 1993.

Conclusion

En une vingtaine d’années d’existence, la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher aura marqué les débuts de la culture biologique, avec son circuit semence-blé-farine-pain. Avec ces multiples initiatives commerciales – ambitieuses pour les uns, maladroites pour les autres -, la société Lemaire contribue quoi qu’il en soit à l’émergence et à la structuration du marché des produits biologiques en France, aux côtés des magasins diététiques tels que les magasins Maison de la Vie Claire. Chef d’orchestre d’un réseau comprenant quantité d’acteurs – agrobiologistes, stockeurs de blé, minotiers et boulangers -, la société Lemaire aura été beaucoup décriée pour son système intégré. On reprocha au duo Lemaire-Boucher les promesses faites aux agriculteurs sur l’efficacité quasi miraculeuse du Calmagol, mais également le fait qu’ils aient accordé un crédit démesuré à une hypothèse scientifique, le tout finissant par nuire durablement à l’essor de la méthode.

En outre, la nostalgie marquée de Raoul Lemaire et de Jean Boucher pour une France paysanne et chrétienne a très certainement joué dans l’effacement progressif de leur mémoire dans le mouvement bio. Aussi, une question reste en suspens : leur engagement en faveur d’une agriculture biologique très codifiée a-t-il davantage servi, ou au contraire davantage desservi, le développement du mouvement bio français ? La réponse à cette question est loin d’être évidente…

Notes

(1) Mouvement politique antifiscal et antiparlementaire qui a marqué la vie politique française de 1953 à 1958.

(2) Synthétisé en 1874 par un chimiste autrichien, le DDT (dichloro-diphényle-trichloro-éthane) est un pesticide chimique organochloré incolore utilisé comme insecticide à partir de 1939.

(3) Il se trouve que l’expression « agriculture biologique » est employée dans les revues éditées par l’AFRAN au milieu des années cinquante.

(4) Archives Patrimoniales d’Angers, 42 J 186, Lettre de Raoul Lemaire à M. de Gastines, 17 novembre 1959.

(5) Cal pour Calcium, Mag pour Magnésium, Ol pour oligo-éléments.

(6) Dans les prospectus commerciaux, on annonce que l’algue possède des propriétés antivirales qui en font un excellent activateur microbien capable de prémunir les cheptels de la fièvre aphteuse.

(7) Il précise qu’hormis la luzerne – qui sera réservé pour le couvert végétal d’hiver -, tous les trèfles – blanc nain, minette, lotier, etc. – peuvent être associés aux céréales durant le printemps.

(8) Pour qu’il soit suffisamment soluble dans la terre qu’il viendra amender, le lithothamne doit subir une délicate opération industrielle, la micro-pulvérisation.

(9) Dans le contrat, il est aussi stipulé que le boulanger doit utiliser du levain, du sel marin et un four qui ne soit pas alimenté au mazout pour la cuisson.

(10) La première édition du RIL (avril 1974) est diffusée à cinquante mille exemplaires. Il répertorie alors trois cent quinze agrobiologistes, en majorité situés dans l’ouest de la France et dans la vallée du Rhône.

(11) Chiffre valant pour l’année 1974. Jeanne-Marie Viel, L’Agriculture biologique : une réponse ?, 1979.

(12) Les théories scientifiques d’Ehrenfried Pfeiffer – ingénieur allemand fondateur de la biodynamie – et d’Albert Howard – botaniste anglais fondateur de l’agriculture organique – sont également mentionnées.

(13) Corentin Kervran, Transmutations biologiques : métabolismes aberrants de l’azote, le potassium et le magnésium, Paris, Maloine, 1962.

(14) En physique, la transmutation nucléaire désigne la transformation d’un élément chimique en un autre élément par une modification du noyau atomique de l’élément. Cette transformation est artificielle. La théorie scientifique de Kervran est que la Nature effectue, elle-aussi, des transmutations d’éléments inexplicables par la physique nucléaire classique.

(15) Les travaux de Corentin Kervran sont alors considérés comme de la pseudo-science.

(16) Dans ce rapport, le chercheur de l’INRA affirme que Boucher ne raisonne pas de manière objective car il ne sait pas distinguer un principe d’une hypothèse. L’agriculture biologique : une doctrine scientifique ?, Yves Berthou, INRA, 1970.

(17) « Nous vous conseillons de lire« , André Louis, Nature et Progrès, Janvier-Mars 1965.

(18) Jean Boucher associe sa démarche professionnelle à une posture idéologique qui favorise la désunion des acteurs du mouvement. Par exemple, il affiche des positions anti-communistes et plaide pour la conservation d’un monde paysan fidèle à ses racines chrétiennes. C’est certainement une des raisons qui incite les fondateurs de Nature & Progrès à préciser, dans leur première revue, que leur organisation entend accueillir les adhérents quelles que soient leurs appartenances sociales, religieuses ou politiques.

(19) Lorsque qu’il présente le lithothamne, dans l’Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Claude Aubert explique que le lithothamne est incontestablement un fertilisant de grande valeur, mais déconseille son utilisation sur des sols à pH élevé – sols sur roche-mère calcaire. Il conseille l’emploi du lithothamne sur les sols acides – sols sur roches primaires et les terrains granitiques notamment.

(20) Les agriculteurs sont invités à effectuer des prélèvements de terre, à l’aide d’une sonde ou d’une tarière, et à expédier les échantillons au laboratoire d’analyse dans un bref délai. Agriculture et Vie, n°127, Janvier 1979.

(21) Le chirurgien Alexis Carrel (1873-1944) ou le docteur Paul Carton (1875-1947). Précisons que le discours politique de ces figures affiliées à la droite radicale était très loin de faire l’unanimité parmi les premiers chefs de file qui se contentaient, pour la majorité, de s’appuyer sur leurs arguments scientifiques.

(22) Agriculture et Vie, n°133, Juillet 1980.

Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

Une nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE)

Un collectif de citoyens issus de tous les pays de l’Union européenne demande une agriculture respectueuse des abeilles, pour le bénéfice des agriculteurs, de la santé et de l’environnement ! Cette nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE) – une démarche qui doit recueillir un million de signatures et obtenir un quorum dans sept pays de l’Union – demande à la Commission européenne de soutenir un modèle agricole qui permette aux agriculteurs et à la biodiversité de prospérer en harmonie…

Par Laura Vlémincq

En novembre 2019, une centaine d’ONGs européennes – dont Nature & Progrès Belgique et le PAN Europe – ont lancé la récolte de signatures dans le cadre de cette démarche qui vise à demander à la Commission européenne et au Parlement européen d’agir en faveur d’une évolution de l’agriculture vers des pratiques libres de pesticides de synthèse et d’une restauration de la biodiversité dans les systèmes agricoles. Pareille action demande également aux pouvoirs publics d’accompagner la transition des agriculteurs vers des pratiques agroécologiques.

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

En février 2020, le nombre de signatures belges à l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! a atteint le seuil des 15.750 signatures. Ce chiffre était nécessaire pour faire de notre pays le deuxième pays européen à atteindre le quorum obligatoire, parmi les sept qui sont requis, afin de permettre la validation de l’initiative. Aujourd’hui, nous pouvons être fiers de vous annoncer que, grâce à votre soutien, notre initiative en a récolté plus de 34.500 dans notre pays. Merci donc à tous les membres de Nature & Progrès – et à tous les autres – qui ont signé et fait signer leur entourage. De nombreux formulaires papier ont été reçus par la poste, merci à vous pour votre action. Nous atteignons maintenant les quatre cent cinquante mille signatures, au niveau européen, et nous espérons doubler les signatures belges d’ici la fin du mois de mars 2021.

L'abeille, sentinelle de l'environnement

Cette sentinelle qu’on assassine, au mépris total de la santé de notre environnement et de nos concitoyens… Depuis plus de vingt-cinq ans, les abeilles se meurent ! Et plus encore les populations d’abeilles solitaires, ces malheureux insectes anonymes qui ne profitent pas des soins attentifs et généreux du monde apicole. Les pouvoirs publics, eux, se sont longtemps leurrés sur leur mission, en croyant devoir prendre le parti de lobbies agro-industriels, plutôt que celui du citoyen et de son environnement. Le monde apicole leur a pourtant rapidement ouvert les yeux sur le rôle néfaste des insecticides systémiques au nombre desquels on compte les fameux néonicotinoïdes. Ces poisons, qui engendrent une toxicité chronique chez l’abeille et finissent par dépeupler le rucher, sont aujourd’hui prohibés par l’Europe, même si quelques pays – dont la Belgique ! – « dérogent » encore à cette règle, pour des raisons qui nous paraissent totalement indéfendables.

Il est donc grand temps que l’Europe transforme son laxisme coupable envers les « tueurs silencieux » en une politique agricole proactive qui ait, pour objectifs principaux, la sauvegarde de notre environnement et la qualité de vie des citoyens européens. Elle doit se doter, à cette fin, d’indicateurs sérieux et fiables. Les abeilles sont l’un d’eux. Plus globalement, l’Europe doit aujourd’hui soutenir un modèle agricole axé sur la qualité alimentaire. L’agriculture européenne doit aujourd’hui se transformer, en s’inspirant des méthodes agroécologiques, afin de travailler avec l’environnement et non plus contre lui. Elle doit tout mettre en œuvre, dans le même ordre d’idées, pour offrir aux citoyens européens la haute qualité alimentaire qu’ils souhaitent et qui contribuera à les rendre plus résilients face aux aléas du monde de demain : crises sanitaires, crise climatique, etc. L’agriculture européenne doit également s’abstenir d’exporter, à bas coûts, des surplus alimentaires dont elle ne sait plus que faire. Inonder l’Afrique de lait en poudre, par exemple, est une cause de faillite pour d’innombrables petites exploitations vivrières locales. En agissant aussi stupidement, non seulement nous créons davantage de pauvreté sur le continent africain mais nous renforçons surtout indirectement les conditions d’une immigration clandestine vers l’Europe que nous chercherons ensuite à endiguer ou à absorber…

On voit, une fois encore, que le grand coupable de tout ce chaos est une politique européenne de dérégulation qui n’accorde de sens qu’aux chiffres figurant au bas des registres, en ayant préalablement pris soin d’externaliser tout ce qui peut « troubler la fête »: santé des consommateurs, environnement, surplus… En tant que citoyens, nous estimons au contraire, que l’Europe doit porter un regard plus global sur sa politique productive afin de mettre en place des cercles vertueux. En s’abstenant surtout de créer les nombreux effets pervers que d’autres politiques coûteuses sont ensuite appelées à prendre en charge, que ce soit au niveau des états ou de l’Union elle-même…

Les conditions d’acceptation d’une ICE

Pour être validée par les autorités européennes, une ICE doit donc atteindre le million de signatures validées et obtenir un quorum dans sept Etats membres. L’Allemagne a rapidement atteint cet objectif et la Belgique lui a emboîté le pas dès le début de notre campagne… Marc Fichers, Secrétaire général de Nature & Progrès Belgique, indique : « Nous ne pouvons pas prédire la date de fin de l’utilisation des pesticides mais nous remarquons que de plus en plus de citoyens veulent leur tourner le dos. Il est nécessaire d’entendre cela aujourd’hui pour pouvoir mettre rapidement en place les conditions de la transition. »

Nature & Progrès Belgique demande donc que les moyens financiers octroyés à la recherche et à l’optimalisation des pesticides chimiques de synthèse soient réalloués à la mise en pratique des très nombreuses alternatives existantes et au développement des alternatives non-chimiques, là où ces données font défaut. Ces dernières existent et l’agriculture biologique en fait, chaque jour qui passe, la démonstration. De plus, c’est bien ce type d’agriculture que les citoyens européens plébiscitent par leurs achats et leurs choix alimentaires.

Et Martin Dermine, coordinateur chez PAN Europe, d’ajouter : « Malgré l’essor de l’agriculture biologique et la grande demande des consommateurs, la Belgique est le deuxième plus gros consommateur de pesticides de l’UE. Il est grand temps que nos décideurs politiques reconnaissent qu’il y a une attente importante parmi les citoyens pour favoriser un mode de production agricole qui soit en phase avec l’environnement ».

Il convient de s’interroger, d’un point de vue démocratique, sur le retard important qu’accusent toujours les politiques publiques par rapport au mouvement citoyen. Mais il ne faut sans doute pas chercher plus loin la cause d’une défiance croissance du citoyen à l’égard de ses représentants. En tant que membres de l’ICE Sauver les abeilles et les agriculteurs !, Nature & Progrès Belgique et PAN Europe s’insurgent contre la nouvelle Politique Agricole Commune (PAC) européenne qui est en préparation, dont 80% du budget continuera à subsidier l’utilisation de pesticides de synthèse et l’importation de soja OGM. Nos décideurs politiques n’ont toujours pas compris les appels des scientifiques et des citoyens qui demandent une agriculture en phase avec son environnement. Plus que jamais, notre ICE a donc tout son sens et porte un message d’avenir pour le monde agricole qui doit absolument s’affranchir, aussitôt que possible, de l’agrochimie. Les deux associations demandent également aux différents Ministres belges, fédéraux et régionaux, de stopper immédiatement les dérogations pour les néonicotinoïdes tueurs d’abeilles et d’accélérer la conversion vers l’agriculture biologique dans notre pays.

Faire un pas de plus pour et au-delà de la Wallonie…

Le printemps approche à grands pas. Si les représentants politiques sont sourds à ses demandes, lui préférant celles de grands lobbies agroalimentaires, il reste au citoyen à faire entendre sa voix autrement. Les alternatives existent ! Le choix d’abandonner les pesticides afin de passer aux alternatives agroécologiques doit se faire maintenant ! Tout hectare de culture pollué par des pesticides est un hectare de trop !

En 2017, Nature & Progrès lançait sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides ». Nous sommes particulièrement heureux de voir que cette démarche trouve aujourd’hui un prolongement européen. Nous avançons, à présent, à grands pas vers une Europe sans pesticides…

Aujourd’hui, l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! comptabilise environ 450.000 signatures, à travers l’Europe. Il faut que le million de signatures soit atteint pour le mois de mars 2021. D’ici là, deux nouveaux pays doivent encore atteindre le seul fatidique des 15.750 signatures afin de valider notre ICE. Dans l’ordre chronologique, ce quota a déjà été atteint par l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, la Roumanie et, depuis peu, la France. Ce qui fait cinq ! Nous devons donc tous continuer, quoi qu’il en soit, à partager autour de nous l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

D’urgence réduire les inégalités, ou renoncer au « monde d’après »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Cette analyse propose l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective. Explorons d’abord cette hypothèse générale : sans réduction des inégalités, aucun projet commun n’est possible.

Par Guillaume Lohest

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Fin octobre, le parlementaire européen Pierre Larrouturou entamait une grève de la faim. Par cette action radicale, il souhaitait attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’urgence de mettre en place – enfin ! – une taxation sur les spéculations financières. Celle-ci permettrait de dégager cinquante-sept milliards d’euros par an à l’échelle de l’Union européenne. Avec un tel budget, dit-il, on pourrait financer énormément de choses en matière de santé, de protections sociales et de lutte contre le réchauffement climatique.

Deux taxes, deux logiques

Si cette idée de taxer la spéculation n’est pas neuve, elle est plus que jamais d’actualité. Car elle remet au centre des débats la question des inégalités et de l’indécence de certaines accumulations de richesses et de capital. Pierre Larrouturou, par la force et la résonance de son geste, adresse en substance le message suivant : si la transition écologique de nos sociétés a un coût, il est urgent de la financer en priorité par des prélèvements sur des activités socialement inutiles voire carrément nuisibles. La spéculation financière en est l’exemple-type. D’ailleurs, les citoyen.ne.s ne s’y trompent pas : 75% des Belges sont favorables à une telle taxation. Autrement dit, voilà un projet politique qui permettrait de fédérer largement la population.

Tout le contraire, par exemple, des mesures visant à taxer uniformément les consommations. On se souvient de ce qui mit le feu aux poudres, lors des manifestations massives des Gilets Jaunes : le projet d’augmentation de la taxe carbone. Ce genre de taxe, pourtant, a toutes les apparences de la logique : augmenter le prix des carburants, cela devrait conduire mécaniquement à en diminuer l’usage, donc les émissions de dioxyde de carbone, tandis que l’argent récolté par la taxe pourrait servir à investir dans la transition. Du pur bon sens, disent la plupart des économistes ! Et beaucoup d’écologistes, d’environnementalistes, de citoyen.ne.s raisonnent ainsi également. Pourtant, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le détail – dans vos prochains Valériane -, ce raisonnement est purement abstrait et conduit à une colère légitime d’une partie de la population.

Quelle est la différence entre ces deux exemples de mesures politiques destinées à lutter contre le réchauffement climatique et à financer des politiques alternatives ? La première s’accompagne d’une réduction des inégalités, tandis que la seconde entraîne leur aggravation. Le propos de cet article est simple : il consiste à affirmer que toute proposition politique à visée écologique, qui aurait pour corrélat d’augmenter les inégalités, est condamnée à être massivement refusée. C’est une affirmation simple et claire. En l’écrivant, je me surprends à penser qu’elle est d’une évidence confondante. Pourtant, elle a mis du temps à se frayer un chemin, dans mon esprit autant que dans les débats de société. Alors, même s’il s’agit d’une banalité, il semble que nos démocraties ont perdu de vue cet horizon d’égalité, à tout le moins les raisons qui le fondent. Il est donc urgent de replacer cette banalité au centre de tous les agendas politiques et militants. Et d’expliquer pourquoi.

Un double combat, jamais acquis

Fin du monde, fin du mois, même combat” : ce slogan, tant entendu ces derniers temps, m’a toujours troublé. Il semble sous-entendre qu’en luttant pour une cause, on lutte forcément pour l’autre. Or, on l’a vu, il est tout à fait possible que des préoccupations écologiques – “fin du monde” – débouchent sur des projets socialement injustes. A contrario, des revendications d’augmentation du pouvoir d’achat – “fin du mois” – peuvent être totalement indifférentes aux enjeux écologiques.

Il est donc précipité d’affirmer que l’un ne va pas sans l’autre. C’est inverser l’ordre des choses et prendre ses désirs militants pour des réalités. Bien sûr, tout serait plus simple si l’on pouvait miser sur un désir conjoint de justice sociale et d’écologie, tant du côté de la population que du côté des partis politiques. Mais le réel est toujours moins automatique qu’un slogan. Pour le dire platement, les militant.e.s et les politicien.ne.s qui placent ces deux combats au même niveau d’exigence sont très rares : une priorité l’emporte souvent sur une autre.

Pour autant, du moment qu’on le prenne dans l’autre sens, ce slogan peut être incroyablement porteur. Dans l’autre sens, c’est-à-dire sous forme d’une exhortation, d’une exigence permanente à n’oublier ni l’un ni l’autre aspect : ni la fin du monde, ni la fin du mois. Mais faire cela implique de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un seul et même combat. Ce sont nos actions, nos engagements qui, en faisant une place à chacune de ces luttes et sans nier leurs spécificités, peuvent permettre de les faire converger dans des politiques articulant l’un et l’autre. Ainsi, les militant.e.s écologistes devraient garder sans cesse à l’esprit que l’enjeu de la réduction des inégalités n’est pas automatiquement compris dans leur engagement, qu’il n’est ni assimilable ni secondaire, qu’il est une exigence permanente. Comment y répondre ?

La tentation des 99%

La propension à s’illusionner étant infinie chez l’être humain, de même que le désir de solutions faciles n’impliquant que des autres que soi, un pas est souvent franchi par celles et ceux qui aspirent au “monde d’après”. Ce pas, c’est un raccourci géant : celui de croire qu’en contraignant les 1% les plus riches, en allant chercher l’argent dans leurs immenses fortunes, tout pourrait être réglé – et cela arrangerait 99% des gens, au fond.

D’une certaine façon, la prolifération de l’imaginaire du complot est en partie la traduction caricaturale et exacerbée de cette croyance en une cause simple et unifiée des inégalités sociales et des catastrophes écologiques, une cause personnalisable dans ces 1% les plus riches, qu’on s’empresse d’éloigner de soi en les nommant : PDG, actionnaires, multinationales. Mais, aussi indécentes soient ces concentrations de fortunes, elles ne sont pas séparables des structures capitalistes de notre économie. Ces structures, nous sommes bien plus nombreux à en bénéficier et à contribuer à les entretenir que ces seuls 1%. Un seul exemple dira tout : 30% des Belges ont une épargne-pension. Cette logique d’épargne privée est aussi, à son échelle, un carburant pour les inégalités.

Ne serait-ce qu’une jolie maison...

La réalité, aussi dérangeante soit-elle pour les classes moyennes occidentales, est que l’excès de consommation et d’émissions de CO2 est tel dans nos pays que contraindre les 1% est totalement insuffisant. Si nous parvenions – par exemple, entre autres choses, via une taxation des spéculations financières – à ramener les 1% d’ultra-riches dans le giron des 99%, nos problèmes écologiques et sociaux seraient encore très loin d’être résolus. Car la structure même de notre économie n’aurait pas disparu : le type de production, les rapports d’exploitation, les flux mondiaux d’approvisionnements, la consommation, les gaspillages. Tout resterait à faire. La réduction des inégalités ne pourra jamais se résumer à un slogan ni à la désignation de boucs émissaires.

Dans le récent documentaire “Une fois que tu sais”, le journaliste américain Richard Heinberg, pionnier des enjeux liés au pic pétrolier, s’exprime au sujet de l’impasse dans laquelle nos sociétés se trouvent. « Cela m’inspire un questionnement profond sur les conditions d’existence humaine au XXIe siècle. Et cela m’empêche de dormir. Rares sont les gens qui le comprennent. Parce que… Si 7,5 milliards d’êtres humains font en sorte d’avoir, ne serait-ce qu’une jolie maison, même pas une grosse voiture mais un véhicule fonctionnel pour se déplacer, un réfrigérateur, et deux enfants. Cela ne semble pas énorme. Et pourtant, on détruit la planète et les générations futures pour avoir cette vie-là. Comment est-ce possible ? Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. »

Penser que les standards de vie occidentaux pourraient demeurer soutenables, pour autant qu’ils soient raisonnables et qu’on taxe les 1%, relève de l’illusion. Les chiffres sont implacables : l’empreinte écologique moyenne en France ou en Belgique, celle qui correspond à un mode de vie “raisonnable”, devrait être divisée par quatre selon les modélisations du Shift Project, si l’on voulait limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à l’horizon 2100. Il n’y a pas de raccourci.

Faisons le point. Contraindre les avoirs et les consommations des ultra-riches est donc totalement légitime et urgent. Mais ce n’est pas la solution ultime, le bout du chemin. Ce n’est que le premier pas, indispensable, d’une trajectoire de réduction des inégalités à laquelle les classes moyennes occidentales n’échapperont pas, elles non plus.

Le premier pas

Ce premier pas est toutefois une condition incontournable et devrait constituer une priorité politique absolue. On l’a vu avec les Gilets Jaunes et on le voit chaque jour dans le sentiment de défiance généralisée envers le monde politique. La confiance populaire est rompue. Pour avoir une chance de la retrouver, le monde politique n’a pas le choix : sa seule manière de prouver qu’il peut encore être digne de confiance pour la majorité de la population est de mener des politiques de réduction drastiques des inégalités qui vont à l’encontre des intérêts des plus riches. Il faut le faire, non seulement parce que c’est juste en soi, mais aussi parce qu’il devient évident que c’est le point de fixation qui alimente toutes les suspicions envers les politiques – y compris les plus extrêmes : complots, etc.

L’hypothèse est la suivante : l’existence d’inégalités aussi insoutenables et aussi visibles sape aujourd’hui les conditions même d’exercice de la démocratie et l’action de tout gouvernement élu. Tout est bloqué. On peut regretter et dénoncer les délires conspirationnistes et les simplismes antisystème avec toute la vigueur rationnelle possible, tant qu’un tel terreau d’inégalités subsistera, la démocratie continuera d’être vue comme un moulin à promesses par un nombre croissant de citoyen.ne.s. Et aucune politique – sanitaire, climatique, culturelle, socio-économique – ne pourra être soutenue, portée par un élan collectif pourtant indispensable à un véritable changement de société.

Frustration et trahison

Pourquoi ? Pourquoi, au fond, les inégalités jouent-elles un rôle aussi central dans le développement de cette méfiance populaire, dans la prolifération de l’imaginaire complotiste, dans la croissance des populismes, dans la paralysie de nos démocraties ? Pourquoi les inégalités sont-elles à ce point bloquantes ?

On peut avancer deux hypothèses. La première est d’ordre anthropologique et se base sur le concept de désir mimétique développé par René Girard. Selon lui, le désir ne trouve pas sa source dans une nécessité objective – par exemple : je désire acheter un smartphone parce que cet objet a des qualités propres dont j’ai besoin – ni dans un élan subjectif – par exemple : je désire un smartphone car c’est mon goût personnel spontané. Le désir trouve sa source, selon René Girard, dans l’imitation, le mimétisme, d’autrui : je désire une chose par l’intermédiaire d’autrui, je veux ce que l’autre a.

Bien que ce concept ait été forgé d’abord en matière de désir amoureux, il est peut-être pertinent pour analyser notre société de consommation, tant basée sur le désir construit d’objets de consommation. Quel est le lien avec la question des inégalités ? Tout simplement, plus les inégalités sont criantes, plus certains possèdent des biens qui semblent inaccessibles à d’autres, plus le désir mimétique est exacerbé. Comparaisons, envie, ressentiment, méfiance, haine : toutes ces passions grandissent en proportion du niveau d’inégalités : “La loi du désir mimétique est la frustration universelle”, a écrit René Girard. Or comment construire un projet de société à base de frustration ?

Par ailleurs, seconde hypothèse, ce mécanisme culturel de ressentiment généralisé est accru par un sentiment de trahison d’une promesse philosophique et sociale : l’idéal démocratique d’une société des égaux. Cette formule, développée par l’historien Pierre Rosanvallon, signifie – en très bref – que la démocratie n’est pas uniquement une forme de gouvernement, mais aussi et surtout une forme de société. Or nous vivons un paradoxe énorme aujourd’hui : l’idéal égalitaire est extrêmement présent dans les paroles, on s’en revendique, mais il est contredit par les faits avec l’accroissement des inégalités entre individus. Il y a fort à parier qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Rosanvallon pour s’apercevoir qu’il y a un fossé entre la réalité sociale et l’idéal supposé guider nos démocraties : “Liberté, égalité, fraternité” est-il écrit au fronton de toutes les mairies françaises…

La priorité des priorités

Le sentiment d’égalité, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, peut servir à souder un collectif, et son absence peut facilement et rapidement détruire la cohésion d’un groupe. Plus précisément, un sentiment d’inégalité déclenche des émotions antisociales très puissantes, qui réduisent à néant les possibilités d’ouverture radicale et mutuelle entre individus, et donc d’entraide.

Les deux auteurs montrent ensuite que le désir d’égalité est ancré profondément chez l’être humain, qu’il apparaît très tôt dans le développement de l’enfant et qu’il est même présent chez certains primates. Des recherches en psychologie sociale ont révélé que cette recherche spontanée d’égalité, qui s’affine chez l’être humain avec le concept d’équité, s’accompagne d’émotions très fortes dans les situations jugées inéquitables : colère, indignation, dégoût. Ces émotions, expliquent Servigne et Chapelle, sont proportionnelles au niveau des inégalités subies.

Bien sûr, on pourrait continuer à faire la sourde oreille en se disant que le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité sont des problèmes plus urgents que la réduction des inégalités. “C’est bien regrettable, diront certains, mais les inégalités peuvent attendre un peu, préservons d’abord la possibilité de vivre sur cette planète !” Ce raisonnement est cynique pour ceux qui, à cause des inégalités, survivent à peine aujourd’hui. Il est aussi totalement abstrait, hors-sol, précipité : c’est un raisonnement de courte vue, coupé des réalités humaines et sociales. Car aujourd’hui, on l’a dit, le niveau d’inégalités rend impossible toute vie démocratique. Alors que les changements nécessaires en matière d’écologie auront des implications colossales, presque inimaginables, sur nos modes de vie – que ça nous plaise ou non ! -, les conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour mobiliser des peuples autour de projets communs et solidaires. Parce que le niveau d’inégalités, qui crève les yeux, déchire littéralement nos sociétés en entités concurrentes.

On ne manque pas de propositions pour “le monde d’après”. Le premier politicien venu, le premier militant qui passe aura sa petite idée de ce qu’il faut faire en matière d’écologie, de transition, de relocalisation, etc. Ce qu’il faut faire… C’est peut-être une question moins importante aujourd’hui que celle-ci, qui nous occupe trop peu : dans quel ordre le faire ? Quelle est la toute première chose à faire ? Vous aurez compris ce que je place en priorité des priorités : réduire les inégalités.

L’alimentation intuitive

L’instinct de l’animal sauvage le pousse à chasser et à se nourrir dès que la faim le tiraille. Il mange à satiété, sans excès, et reste parfois plusieurs jours, voire des semaines pour certains, avant de se nourrir à nouveau…
Pourquoi ne fonctionnons-nous pas de la même façon ?
Quels sont les mécanismes qui nous amènent à constater que nous avons faim ?
Comment peuvent-ils éventuellement dévier de leur
fonction première ?

Par Philippe Heynen

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, tout d’abord, qu’entend-on par « instinct » ? Les définitions – source : le Petit Larousse – sont multiples et couvrent de nombreux pans de la vie… Le mot « instinct » vient du latin instinctus – impulsion – et de instinguere – pousser. En voici les différentes acceptions :

– part héréditaire et innée des tendances comportementales de l’homme et des animaux (instinct de survie),

– impulsion souvent irraisonnée qui détermine l’homme dans ses actes, son comportement (instinct de méfiance),

– don, disposition naturelle, aptitude à sentir ou à faire quelque chose (instinct du beau),

– tendance qui pousse les êtres humains à vivre en groupe, ou à adopter un même comportement (esprit grégaire),

– force qui pousse un être vivant à lutter pour son existence quand elle est menacée (instinct de conservation),

…et encore :

– l’ensemble des interventions et méthodes de lutte contre l’érosion hydrique et éolienne, dont les effets sont souvent catastrophiques en milieu tropical,

– loi exprimant que la valeur d’une grandeur physique associée à un système isolé reste inchangée tout au long de l’évolution temporelle du système, aussi longtemps qu’il n’interagit pas avec un autre système. (Les lois de conservation [de l’énergie, de la quantité de mouvement, etc.] jouent un rôle fondamental dans les théories physiques. Elles sont liées aux propriétés de symétrie de l’espace-temps, supposé homogène et isotrope).

L’alimentation… sous l’angle de l’instinct

On constate, par ces multiples définitions, que l’instinct fait partie intégrante de notre vie de tous les jours, qu’il s’agisse de survie, d’impulsion, de conservation. Nous souhaitons donc aborder ici cette terminologie sous l’angle du choix et de la subsistance, et plus particulièrement de celle qui est liée à l’alimentation et à la nutrition, un ensemble de gestes que nous sommes amenés à poser, à plusieurs reprises, chaque jour de notre vie.

De l’instinct de survie du nouveau-né qui, tout naturellement, dès la « délivrance », cherche et trouve le sein de sa mère, de l’instinct de croissance qui pousse chaque enfant et adolescent à se nourrir, dès que la faim se fait ressentir, on en arrive à l’instinct, souvent oublié, caché, celui de l’adulte qui se nourrit pour vivre ou, très souvent, vit pour manger !

Nous sommes envahis d’informations, de conseils de diététique, de régimes plus farfelus les uns que les autres, de propositions de plats « tout prêts à être consommés/réchauffés », de publicités diverses et de photos suggestives… Tout cela dans le seul but d’une soi-disant meilleure santé mais avec, pour finalité principale, la vente d’un produit plutôt qu’un autre, la perte de poids et un corps « parfait » ou, tout du moins, répondant aux normes, aux canons en vigueur. Donner mauvaise conscience aux gens et leur prodiguer des conseils dirigés est aussi une technique souvent utilisée par les grandes sociétés commerciales…

Manger cinq fruits et légumes par jour, repas à heures fixes, débuter sa journée par un petit-déjeuner copieux, la poursuivre par un dîner raisonnable et la finir avec un repas du soir « de pauvre », ne pas manger entre les repas, faire du sport plusieurs fois par semaine, comptabiliser les calories ingurgitées, éviter le sucre, privilégier un régime sans sel, sans graisses… Tout cela sont les informations les plus souvent distillées dans le public, via tous les canaux habituels -télévision, radio, livres, réseaux sociaux, diététiciens…, avec souvent même quelques « produits miracles » à la clé, que ce soit une marque de produits, des programmes de fitness, des régimes alimentaires à basses calories, etc.

Tient-on compte de l’individualité de chaque personne, de son hérédité, de son capital génétique, de son passé, de son vécu, de sa morphologie, de sa situation – travailleur manuel, intellectuel, sportif, personne âgée – et de ses éventuels problèmes de santé ? Prend-on en compte son aptitude à choisir elle-même ce qui est bon pour elle, en fonction de ses goûts, de ses attentes, du moment ou de la saison ?  Bref, prend-on en compte son instinct naturel à choisir ? Très rarement… Et il ne s’agit évidemment pas de redevenir le cueilleur-chasseur que nous étions à nos origines, de chasser nos proies et de grimper aux arbres pour nous nourrir…

A l’écoute de son corps… développer l’instinct de survie !

C’est de cet instinct naturel dont nous voulons vous entretenir dans la suite de cet article, cette intuition qui devrait nous guider vers le meilleur aliment pour soi, au meilleur moment, ou pas d’aliment du tout si l’on n’en ressent pas le besoin instinctif… Il s’agit, en bref, de l’alimentation intuitive, aussi appelée réflexive ou raisonnée, induisant un nouveau rapport à la nourriture, plus respectueux de notre corps. Être à l’écoute de sa faim, construire une relation saine avec la nourriture, manger en se servant de sa raison sont les principes non exhaustifs de cette façon de s’alimenter. C’est aussi arriver ne plus penser à la nourriture avec sa tête, avec son mental, mais plutôt parvenir à ressentir ses besoins réels avec son propre corps.

S’autoriser à manger tout ce que le corps nous réclame va évidemment aussi à l’encontre de ce que prônent la plupart des diététiciens. Il s’agit là cependant du principe général de l’alimentation intuitive : être libre de choisir ses aliments – ceux qu’on aime et ceux qu’on n’aime pas – et être à l’écoute de sa faim. Bref, retrouver la « vraie » sensation de faim et de satiété, en quelques mots distinguer la vraie faim de l’envie d’aliments… Savourer ses repas est un autre grand principe cher à l’alimentation intuitive.  Attendre la vraie faim et manger alors ses aliments préférés, agrémentés d’une petite gourmandise et/ou d’un verre de vin, si cela peut nous faire plaisir…

Retrouver le sentiment de satiété est très important également : « sortir de table en ayant faim » est un adage qu’on entend très souvent. Il ne s’agit évidemment pas de se laisser « mourir » de faim, de se priver de nourriture mais bien de reconnaître – ou d’arriver à retrouver – la sensation et le moment où le corps nous dit : « j’en ai assez »…  Et alors, d’attendre un moment pour voir si le corps est encore en demande, ou non.  Manger lentement, bien mâcher les aliments, se nourrir en étant dans le calme et dans un bon état d’esprit sont aussi des aides primordiales pour retrouver plus facilement ce sentiment de satiété.

Pratiquement…

Il est bien sûr nécessaire d’oublier, dans la pratique, tous les principes liés à des régimes ou à des plans préétablis, à des conseils diététiques visant exclusivement à « perdre du poids », à obtenir une ligne filiforme ou à ressembler à une star du grand écran… Il faut aussi éviter de se culpabiliser : si cela nous procure du plaisir, pourquoi ne mangerait-on pas à l’occasion quelques biscuits au chocolat pour le petit-déjeuner, accompagnés d’une bonne tasse de café ? Ou simplement un jus de fruit « maison » accompagné d’un morceau de fromage pour le repas de midi… Et alors ? Si on en ressent vraiment le besoin, après peut-être un grand effort physique l’après-midi, pourquoi ne se préparerait-on pas un repas complet et plus copieux, le soir, avec un potage, un morceau de viande, des pommes de terre et une belle salade de saison ? Et le jour suivant, pourquoi pas inverses le repas du midi et du soir ? Pourquoi ne passerait-on pas un repas, en fonction de ses envies, de ses sensations, de ses besoins… De son instinct. Au-delà du plaisir retrouvé, booster son immunité naturelle est très souvent le résultat qui découle d’une telle alimentation. Et en ces temps si particuliers et fort troublés, ce n’est que profit pour les défenses de notre corps.

En résumé, il s’agit de trouver un équilibre harmonieux entre le besoin et l’envie, tout en privilégiant toujours le premier par rapport à la seconde. Mais si l’instinct nous trompe ? Eh bien, les sensations du corps nous le rappelleront très vite et une éventuelle erreur ne sera pas répétée. L’adoption de l’alimentation intuitive demande parfois, au départ, l’accompagnement d’un professionnel puisqu’elle se base, en effet, sur l’écoute de nos propres sensations, de situations personnelles compliquées, de difficultés familiales ou professionnelles, d’échecs, d’anxiété ou de tristesse à répétition, d’émotions négatives, toutes dépendances pouvant perturber les mécanismes naturels dont nous sommes toutes et tous dotés. Soyons donc patients, prenons le temps de bien préparer ce « passage » et, si nécessaire, demandons conseil à une personne compétente dans ce domaine.

Que l’on adopte ou que l’on poursuive une alimentation intuitive et même si l’on n’y adhère que partiellement ou pas du tout, gardons aussi toujours à l’esprit les grands principes suivants, chers à la naturopathie :

  • consommons des produits/aliments cultivés dans notre jardin ou issus de l’agriculture biologique contrôlée ;
  • mangeons prioritairement des produits locaux et de saison ;
  • adoptons une alimentation variée et équilibrée ; n’éliminons pas – pour une longue période, du moins – certains aliments essentiels souvent considérés comme non indispensables ou nocifs par une certaine « élite » car faisant grossir ou provoquant une hausse du cholestérol : sucres, sel, graisses, protéines…
  • préparons nos repas nous-mêmes, le plus souvent possible…

Et attention ! N’adoptons jamais une alimentation intuitive, sans conseil médical, si l’on a un quelconque problème de santé, mental ou un trouble du comportement alimentaire.

—-

Ne pas à confondre avec l’instinctothérapie

L’instinctothérapie est une pratique alimentaire crudivore controversée proposée, en 1964, par Guy-Claude Burger et apparue en France, en 1983. Croyant à une adaptation incomplète aux modifications de l’alimentation humaine depuis la Préhistoire, cette approche prescrit une méthode où l’on évite d’altérer l’odeur, le goût ou la consistance des aliments naturels, « de manière à laisser l’instinct alimentaire réguler spontanément l’équilibre nutritionnel et à garantir le fonctionnement correct du métabolisme. » Source : Wikipédia.

Les repas sont constitués d’aliments « originels », c’est-à-dire crus, non assaisonnés, et non mélangés, choisis et dosés suivant les variations des perceptions de l’odorat, du goût et de la réplétion. La règle principale est celle du plaisir, l’aliment le meilleur à l’état naturel étant censé apporter les éléments les mieux adaptés aux besoins de l’organisme. Sont exclus : le lait animal et certaines céréales, considérés comme trop récents dans l’histoire de l’alimentation pour avoir donné lieu à une adaptation génétique. L’absence de réactions chimiques culinaires devrait, par ailleurs, éviter la pénétration et l’accumulation de molécules dénaturées susceptibles de favoriser diverses pathologies…

—-

Les questionnements de Nature & Progrès s’orientent, on le sait, vers la production, la transformation et la consommation d’une alimentation de qualité. La disposition de l’être humain à accueillir ou non tel ou tel aliment est, bien sûr, directement connectée à ces préoccupations. Pareille approche est cependant d’un tout autre ordre, et la présente analyse permet aisément de s’en rendre compte. Les champs d’investigation en relation avec l’acte pourtant simple et banal de s’alimenter nous apparaissent toujours plus dans leur grande diversité, alors même que nous avons toujours eu la volonté d’envisager ce fait du quotidien d’une manière globale, holistique. Comment résoudre cette importante contradiction ? Pour l’heure, cette question demeure ouverte, en permanence, dans un coin de nos têtes…

Le droit en transition

Tel est l’intitulé, sous-titré Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, d’un gros volume publié par l’université Saint-Louis, à Bruxelles (1). Y aurait-il soudain une place nouvelle pour la pensée de la « décroissance » dans le difficile exercice de la Justice ? Ou bien nos règles de droit seraient-elles beaucoup plus plastiques qu’on ne veut souvent le croire, à condition bien sûr que les réalités nouvelles qui émanent de la « société civile » soient dûment exprimées dans son langage ? Rencontre avec le professeur et avocat Antoine Bailleux qui dirigea cet ambitieux travail…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Le droit a toujours eu vocation à incarner la justice, précise Me Bailleux, coordinateur de cette vaste réflexion collective développée dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis, entre 2016 et 2019. Aujourd’hui, ce principe de justice ne peut plus ignorer les impératifs écologiques et environnementaux, notamment. Le livre que nous publions essaie donc de dépasser l’approche sectorielle du droit de l’environnement pour examiner dans quelle mesure notre droit, dans son ensemble, peut être relu à la lumière de ces nouveaux paradigmes – pour utiliser un mot savant -, à la lumière des réalités nouvelles qui s’imposent à nous. Nous interrogeons ainsi l’idéologie dominante de la croissance illimitée afin d’examiner comment le droit peut rétablir une forme d’équilibre, vu les problèmes insolubles qu’elle semble poser à notre monde. »

La décroissance comme pivot d'une réflexion sur le droit !

« La grande crise économique de 2008, puis la crise des dettes souveraines, poursuit Antoine Bailleux, anima, dans le débat académique, l’idée de prospérité sans croissance apparue dans les années septante. Ayant lu avec grand intérêt les économistes et les sociologues qui travaillent sur ces questions, je me suis demandé pourquoi les juristes étaient complètement absents du débat. Mon hypothèse est que les juristes conçoivent généralement leur rôle comme se situant en aval du débat politique. Cette vision, très répandue, réduit le juriste à un simple technicien qui se contente de connaître les règles et de les appliquer ou, à la rigueur, qui en vérifie la validité en regard de règles supérieures. Or je crois qu’il n’est pas possible de séparer aussi radicalement les aspects politiques d’un débat de ses aspects juridiques. Quand le Législateur fait les Lois, quand le Parlement s’empare d’une question donnée afin de la réglementer, les parlementaires doivent déjà intégrer, dans leur réflexion, la question de la conformité avec d’autres législations, comme le droit européen par exemple. Un parlementaire est donc constamment amené à se poser des questions d’ordre juridique et le droit intervient donc en permanence dans la conception même du travail politique. Ceci se vérifie à tous les niveaux de production du droit. Inversement, il n’existe pas non plus, en droit, d’objectivité absolue, de « vérité révélée ». Les juristes s’affrontent constamment, en fonction des intérêts qu’ils représentent, à coup d’argumentation et d’interprétations. En fin de compte, un juge tranche le débat, en optant pour l’interprétation qui lui paraît la plus convaincante en regard des textes qui lui sont présentés. La « bonne réponse » ainsi dégagée n’a donc pas le statut d’une vérité absolue, empiriquement vérifiable, comme dans le cas des sciences de la nature. Elle représente simplement la victoire, plus ou moins provisoire et plus ou moins contestable, d’une interprétation, d’une argumentation sur d’autres…

Notre idée fut donc aussi de dire que le juriste, en tant que professeur de droit ou en tant qu’avocat, doit amener, aux portes de l’Institution qui dit le droit, un ensemble de revendications émanant de la société civile qui ne sont sans doute pas suffisamment entendues. Les mouvements écologistes, environnementalistes ou « décroissancistes » estiment souvent que le système juridique n’est plus suffisamment vecteur de justice, qu’il ne garantit plus suffisamment une vie digne d’être vécue. Il est donc important de mettre des mots sur ces revendications et ces discours, de les « habiller juridiquement » et de les amener jusqu’aux portes du « système », où elles seront saisies – ou non – par les acteurs des sphères législative, exécutive et judiciaire. Mais le livre ne vise pas que cela ; il s’efforce aussi de d’effectuer, au préalable, un travail de « cartographie » de notre droit actuel. Notre système juridique réalise-t-il aujourd’hui une forme d’équilibre entre son versant « croissanciel » – qui organise et favorise le bon fonctionnement du marché – et son versant convivial – qui pose des limites à cette marchandisation ? Il ne faut certes pas sous-estimer les vertus de notre économie de marché : en favorisant l’échange, et donc la spécialisation, elle a permis une fantastique amélioration de la productivité et donc de nos conditions de vie. Le versant « croissanciel » du droit est donc nécessaire mais l’enfermement dans l’idée de la croissance infinie impose au marché l’obligation de capter sans arrêt de nouveaux objets. Et, dans nos économies développées – je ne parle pas des autres -, la quête éperdue de points de croissance supplémentaires met non seulement en danger nos écosystèmes mais elle ne s’accompagne plus d’une résorption des inégalités ni d’une augmentation du sentiment de bien-être. Au fond, la croissance n’agit-elle pas comme un feu qu’il faut alimenter en permanence par la marchandisation d’un nombre toujours plus grand de domaines de l’existence ? »

Retourner le choix interprétatif des juges

« Les agriculteurs sont certainement parmi les premières victimes du « feu croissanciste » que je viens de décrire, admet Antoine Bailleux, prisonniers d’un système productiviste où les prix sont écrasés. La question des néonicotinoïdes, notamment, nous montre des betteraviers qui affirment ne pas pouvoir s’en passer notamment en raison de l’effondrement du prix du sucre sur les marchés internationaux. Or il semble exister d’autres manières de fonctionner et il est donc important de les encourager réglementairement dans ce sens. Le droit n’est donc jamais loin. Y a-t-il éventuellement un verrouillage qui serait appelé à sauter ? Un juriste doit nécessairement se pencher sur la question et développer une interprétation permettant de le faire, ou pas… »

Les membres de Nature & Progrès ont une autre expérience du droit – elle concerne leurs semences – où sévit un véritable verrouillage du système dont sont bannies toutes celles qui ne répondent pas aux critères dits DHS, pour distinction, homogénéité, stabilité. La thèse de doctorat du sociologue Corentin Hecquet, défendue en 2019 – voir notre analyse n°17, de 2019 -, formule quant à elle une véritable demande de justice par rapport aux acteurs de la semence qui promeuvent aujourd’hui la sauvegarde de la biodiversité cultivée. Serait-il possible de parler là d’abus de droit par rapport à la réalité même de la semence ?

« En l’occurrence, le droit limite le possible, répond Me Bailleux, avec des droits intellectuels sur des semences brevetées et, à côté de cela, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, rendu contre l’association Kokopelli, précise qu’elle ne peut pas commercialiser des semences anciennes qui ne respectent pas ces trois critères. Cet arrêt reconnaît donc globalement le fait qu’aujourd’hui la PAC européenne vise principalement la productivité ! Les juges se mettent donc volontairement en retrait, se demandant qui ils sont pour remettre ces orientations en question, puisque le Législateur les a ainsi décidées, « dans sa grande sagesse »… Si l’objectif est bien la productivité, alors les critères de la DHS ont du sens. Cette question est donc fondamentalement politique et peut-être faudra-t-il en reconsidérer le sens si la sauvegarde de la biodiversité venait, un jour, à primer sur la productivité agricole ? Précisons, pour indiquer à quel point tout cela n’est pas gravé dans le marbre, que l’avocat général qui conseillait la Cour de Justice dans cette affaire avait défendu l’idée que de telles pratiques sont tout simplement contraires à la liberté d’entreprise, que si des fermiers veulent acheter ces semences-là et si des associations acceptent de les commercialiser, il n’y a pas de raison de le leur interdire ! La seule obligation pouvait être un étiquetage précisant qu’elles ne respectent pas la DHS… La Cour de Justice a suivi une interprétation différente mais aucune des deux interprétations qui lui étaient soumises n’était a priori ridicule ou absurde. Un travail de fond, dans l’univers juridique, permettra peut-être – c’est ce que nous pensons – de retourner ce choix interprétatif dans un sens plus favorable à l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »

Des victoires qui s'accumulent…

Le sentiment que le pot de terre se heurte au pot de fer demeure toutefois important tant les moyens de communication et de lobbying de ces grands groupes semenciers demeurent infiniment supérieurs à ceux des défenseurs de la nature…

« D’importantes victoires commencent pourtant à s’accumuler sur le plan du droit, rétorque Me Bailleux, notamment en matière climatique. Au Pays-Bas, un jugement, confirmé en appel et cassation, condamne le gouvernement néerlandais à limiter drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre, astreintes à la clé, afin de respecter ses engagements internationaux. Et c’est pareil, en Angleterre, avec l’extension de l’aéroport de Heathrow, ou à la Cour de Justice de l’Union européenne qui a interdit, en urgence, l’exploitation par la Pologne de la dernière forêt primaire d’Europe… Des forêts, des fleuves, un peu partout dans le monde, se voient reconnaître une personnalité juridique. Un mouvement très fort apparaît, du côté des juges, pour une meilleure protection de l’environnement ; ils n’hésitent plus à balayer des situations anciennes. Même sur la Convention d’Aarhus, une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne favorise l’accès des ONG, des associations et des simples citoyens à la délibération en matière environnementale. Je suis donc optimiste pour les cinq à dix années à venir. L’environnemental, après les Droits de l’Homme, m’apparaît comme le nouveau terrain d’un activisme judiciaire. Bien sûr, la défense de l’environnement et de la santé s’oppose souvent à d’autres intérêts très légitimes comme le maintien des emplois, ce qui doit inciter les juges à une grande prudence. Il est d’ailleurs extrêmement délicat de mesurer des dégâts environnementaux en regard d’un nombre donné d’emplois ; c’est comparer des pommes avec des poires. Mais je dirais qu’au minimum, le juge doit s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus par rapport aux règles du jeu qui ont été fixées, qu’une simple petite porte de sortie ne puisse pas détricoter tout un système d’interdiction, dans le cas des néonicotinoïdes par exemple.

Le grand public ne réalise pas toujours que le droit est un vaste système où l’art de l’interprétation et celui de la persuasion jouent pleinement leur rôle. Rien n’y est donc jamais totalement figé ! Un statut spécial à l’animal, dont on reconnaît qu’il est bien plus qu’un simple objet, sans parler des situations où des fleuves ou des forêts se voient dotés de la personnalité juridique, tout cela le démontre. La reconnaissance des « communs naturels » est également de plus en plus discutée, sous-tendue par l’idée que certains éléments naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation par une seule personne mais appartiennent à une collectivité, avec un système d’administration spécifique. Là encore, par rapport à une ressource dont on sait qu’elle n’est pas infinie, le droit apporte un instrument qui permet de sortir des conceptions productivistes et confiscatoires de la propriété classique. »

Un grand bravo donc pour ce travail de nature à éclairer bien d’autres consciences que celles des seuls juristes. Précisons également, à toutes fins utiles, qu’Antoine Bailleux anime également, à Saint-Louis, une « clinique juridique » qui, avec des étudiants, s’efforce de conseiller des associations et des ONG pour faire vivre, au quotidien, ce « droit en transition ».

(1) Le droit en transition, Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction d’Antoine Bailleux, Presses de l’université Saint-Louis, Bruxelles, 2020.
594 Pages – 54 euros

Comment la chimie a mené l’agriculture dans une impasse

Il y a cinquante ans, alors que les agriculteurs biologiques continuaient à baser leur travail sur le respect du sol, assurant ainsi la rentabilité des fermes en transformant et en commercialisant eux-mêmes leurs productions, ceux qui persistèrent dans la voie chimique ont optimisé leurs pratiques et augmenté sans cesse les rendements afin de contrecarrer l’inexorable chute des prix. Ainsi sont-ils devenus de simples pourvoyeurs d’ingrédients de l’industrie agro-alimentaire…

Par Marc Fichers

Introduction

Cette optimisation sans fin de la pratique agricole a aujourd’hui une conséquence majeure : l’agriculture n’est plus rentable ! Le métier d’agriculteur dépend très majoritairement des primes européennes et régionales qui lui fournissent l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est une sorte de nouveau métayer, il ne maîtrise plus rien. Il ne décide plus le prix de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a belle lurette qu’il ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient le prendre ; il ne vend plus jamais de bête, c’est un marchand qui le fait à sa place…

Où l'on atteint des sommets, sur des montagnes de betteraves…

En pommes de terre comme en betteraves, l’agriculteur abandonne à des tiers la transformation et la commercialisation. Cantonné à la seule production et à ses innombrables aléas, il ne peut plus compter sur le prix comme variable d’ajustement puisqu’il ne le fixe pas davantage que celui qui met son lait en laiterie ou qui vend sa bête via un marchand. Les derniers paramètres sur lesquels il lui est loisible de tabler sont le rendement, qu’il peut toujours augmenter, et les coûts, qu’il peut toujours réduire.

Dans le cas des betteraves, augmenter le rendement signifie semer de plus en plus tôt, sur des terres froides et peu préparées. Les plantules sont donc de plus en plus faibles et de plus en plus sujettes aux maladies et aux ravageurs. Seule solution pour l’agriculteur pris dans la spirale infernal du productivisme : déclarer les néonicotinoïdes indispensables puisqu’ils assurent une efficacité totale, contre ces menaces, dans le cadre de la pratique qu’il a faite sienne. L’encourager dans ce sens revient à considérer uniquement un tonnage final, en ignorant délibérément les innombrables dégâts collatéraux de telles méthodes. Car, bien sûr, le seul conseiller agricole qu’écoute le producteur, un fois enfermé dans cette logique, est le technicien qu’envoient les firmes ou les revendeurs de pesticides. Les conseils de traitement sont prodigués par les centres pilotes qui sortent, eux aussi, très difficilement du réflexe « pesticidaire ». Les néonicotinoïdes – on n’en sort pas ! – sont incriminés par les défenseurs des abeilles, depuis la fin des années nonante, et sont très sérieusement sur la sellette depuis une bonne dizaine d’années. La vision du conseil et de la recherche agricole est malheureusement à ce point liée à la logique chimique qu’ils n’ont eu de cesse de prendre leur défense, depuis deux décennies au moins, alors qu’ils auraient dû, en bonne logique, parer à toute éventualité et développer les alternatives. Car ces alternatives existent et se propagent. Elles sont, une fois encore, fournies par les agriculteurs biologiques. En Suisse, en Autriche et dans le nord de la France, des solutions alternatives sont déjà prêtes pour réguler les mêmes populations d’insectes que chez nous, pour contrôler les mêmes maladies que celles dont nos betteraviers se plaignent. Bien sûr, elles requièrent des semis toujours plus tardifs, elles imposent de surveiller les champs, une à deux fois par semaine, car les produits utilisés dans le respect de la lutte intégrée – qui, soit dit en passant, ne l’est jamais car aucun contrôle n’y est instauré – exige qu’on ne traite que s’il y a, effectivement, des insectes. Les alternatives aux pesticides supposent aussi l’augmentation des rotations et un accroissement général de la biodiversité dans et autour des champs. Certains agriculteurs sèment, par exemple, de la féverolle dans les champs de betteraves car cette plante attire les pucerons en début de saison. Les coccinelles, de ce fait, seront présentes au moment voulu pour contrôler les populations de pucerons sur les betteraves.

Ceci est évidemment le travail de véritables agriculteurs, pas des simples chauffeurs de tracteurs qu’ils sont trop souvent devenus ! Cultiver de cette manière semble également très difficile, sur de grandes surfaces, tant le travail d’observation y est important en début de saison. Les néonicotinoïdes et la logique chimique ont permis, tout au contraire, de systématiser le travail et de tout prévoir, y compris l’imprévisible. Il est aujourd’hui possible, dans le cadre de l’agriculture chimique, de cultiver sur la seule base d’avertissements et de schémas de traitement, sans jamais avoir besoin d’observer réellement les cultures. C’est la totale négation du métier même d’agriculteur ! Voici donc une des propositions que nous formulons pour redynamiser l’agriculture en Wallonie : fournir aux agriculteurs le conseil de techniciens qualifiés pour les aider à suivre leurs cultures, champs par champs, afin de prendre les judicieuses décisions qui conviennent à chaque parcelle…

Patates à gogo

Du point de vue du sol et du climat, les régions où il est possible de produire facilement des pommes de terre de conservation ne sont pas nombreuses. La région limoneuse de notre beau pays est parfaite pour cette culture qui y est donc devenue traditionnelle. De vastes « usines à frites » et à produits divers issus de la pomme de terre se sont donc installées sur le sol wallon. Des entrepreneurs, essentiellement belges et hollandais, se sont spécialisés en s’équipant d’un matériel performant qui permet de cultiver de très grandes surfaces en proposant simplement aux agriculteurs de louer leurs terres : entre 1.500 et 1.900 euros de l’hectare – alors que le prix de location moyen tourne autour des 250 euros l’hectare – juste pour une mise à disposition. L’agriculteur – mais peut-on encore parler d’agriculture ? – n’a strictement aucun travail à fournir, hormis le labour. Il est certes bien difficile de ne pas céder à pareille offre et ces « agriculteurs » ont, bien entendu, raison financièrement. Ils ont raison sans doute, mais à court terme, car ils renoncent ainsi, dans ces « délices de Capoue », à toute capacité à produire ultérieurement. Nous ne parlons pas seulement du matériel, qu’ils ne possèdent plus et ne savent plus manier, mais surtout des connaissances techniques propres aux cultures et des marchés où ils pourront à nouveau écouler ce qu’ils produisent…

Bien sûr, tous ne cèdent pas aussi facilement et, comme le marché était soutenu ces dernières années, nombre d’entre eux ont investi en matériel et en capacités stockage afin de vendre des pommes de terre, sous contrat avec l’industrie et sur le marché libre. Comme toujours en pareil cas, les mauvaises années succèdent aux bonnes. En 2020, la pandémie de la Covid-19 leur réserva une très mauvaise surprise puisque la demande est, tout simplement, tombée à zéro, ou presque. Eh oui, même au Chili, on n’en voulait plus, de nos frites ! Dans le cadre de la gestion des dégâts économiques liés à la pandémie, le gouvernement wallon a cependant décidé d’aider ces agriculteurs qui avaient spéculé sur le marché libre. Il leur offrit la bagatelle de cinquante euros la tonne, pour un maximum de vingt tonnes par hectare ! Un montant global de dix millions d’euros a ainsi été réservé pour le paiement de ces primes. Dix millions d’euros pour effacer le mauvais souvenir d’une seule saison, sans en tirer apparemment aucune leçon, cela nous fait cher la patate, il faut bien le dire.

N’eut-il pas été plus judicieux d’utiliser une si belle somme pour reconsolider la filière, pour développer des alternatives, pour créer de nouvelles variétés résistantes, pour développer des outils de commercialisation et de transformation qui soient vraiment aux mains des producteurs ? On nous objecte que c’est de la science-fiction alors que ce que demande le marché, c’est de gérer le court terme… Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler.

Sauver l'agriculture wallonne

Certes, par les temps qui courent, bien audacieux est celui qui se permet de tirer des plans sur la comète. Quelque chose nous dit cependant que les idées défendues, notamment pas Nature & Progrès, pourraient bien alimenter, chaque jour un peu plus, la résilience agricole de notre belle Wallonie. Faisons le point.

D’abord et en ce qui concerne la betterave, cessons de produire ce bête sucre raffiné qui contribue beaucoup trop à la pandémie mondiale d’obésité, comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, dans des usines presque aussi vieillottes que nos centrales nucléaires. Bien sûr, il en restera toujours pour se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur café… La sucrerie, en projet à Seneffe, apporterait certainement un plus car ce serait un outil performant totalement aux mains de ses agriculteurs-coopérateurs. Encore faudrait-il qu’elle suive la demande des consommateurs, et non celle des marchés internationaux, et qu’elle innove en proposant des produits respectueux de l’environnement et de la santé des gens. Car qui peut vraiment m’expliquer ce qu’on attend, en Wallonie, pour développer enfin un sucre biologique ?

Quant à nos pommes de terre et n’en déplaise à nos amis chiliens, stoppons une fois pour toutes l’exportations vers l’autre bout du monde où l’on est aussi capable d’en cultiver – la pomme de terre n’est-elle pas originaire… des Andes ? – ou de trouver des produits de substitution tout aussi intéressants. Développons plutôt nos propres variétés goûteuses, nos propres patates d’exception, afin que le marché privilégie la qualité plutôt que la quantité. Rappelons ici que la Wallonie dispose d’un centre de sélection variétale très performant. Malheureusement, si on n’y met pas plus de moyens humains, les centres de recherche étrangers – hollandais, entre autres – ne tarderont pas à prendre le dessus en matière de création variétale. Encore une valeur ajoutée qui foutra le camp hors de notre belle Wallonie !

Terminons par quelques propositions simples visant à éloigner l’agriculture wallonne du spectre de la faillite. Commençons par produire l’effort intellectuel qui permette de penser ensemble agriculture et alimentation, plutôt que de prodiguer des soins, chaque jour qui passe un peu plus palliatifs, aux rares agriculteurs qui nous restent encore ! Cela peut paraître insensé mais l’agriculture wallonne ne nourrit pas le Wallon, et encore moins le Bruxellois : quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour le pain, alors qu’un quart de la production est volatilisé en agrocarburants ! Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a -, ils viennent majoritairement d’un peu partout, sauf de nos bonnes terres agricoles. Et il y a plus de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins, que de fromages wallons. Ne parlons même pas ici des produits préparés, des pâtes alimentaires aux desserts la majorité, dont la grande majorité est transformée en dehors de notre belle Wallonie. Est-ce manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramène cette plus-value au plus près de nos agriculteurs ? En tournant le dos, au passage, à tous les pesticides et en développant l’agriculture biologique. En mettant en œuvre la campagne Vers une Wallonie sans pesticides qui propose de basculer vers les alternatives l’ensemble des moyens encore alloués pour la recherche et le développement des pesticides ? Ces propositions seraient-elles, à ce point, insensées ?

Recommencer aussi à cultiver dans le respect du sol – nous ne cesserons jamais de le marteler -, en allongeant les rotations et en remettant de la biodiversité dans nos campagnes. Jamais les insectes auxiliaires ne se multiplieront sur des betteraves traitées avec des néonicotinoïdes. Mais ils le feront volontiers sur les plantes sauvages qui devraient entourer et parsemer tous nos champs wallons, où qu’ils se trouvent et quoi qu’on y cultive, pourvu que ce soit en bio. Ce n’est enfin qu’en remorcelant les parcelles et en y réimplantant haies et bocages que la diversité des cultures participera à la sauvegarde de la biodiversité. Encore une vérité qui dérange, comme disait l’autre…

Transition agricole ?

La conclusion de tout ceci est assez simple à tirer : l’agrochimie industrielle – outre le fait qu’elle utilise énormément de pesticides dangereux pour l’homme et pour l’environnement – met sur le marché de grandes quantités de produits extrêmement transformés – sucre blanc, chips – dont la consommation massive pose – avec l’épidémie galopante d’obésité, notamment – de graves problèmes de santé publique à l’échelle mondiale. Elle ne peut plus feindre d’ignorer longtemps pareille évidence… Le consommateur d’aujourd’hui demande, tout au contraire, des produits de grande qualité appropriés à la spécificité de son alimentation individuelle. La voie qu’empruntera nécessairement la transition agricole semble donc toute tracée, en dépit du combat d’arrière-garde mené par les lobbies productivistes qui font encore la PAC européenne…

Le Réseau RADiS

Pour des filières bio et solidaires à l’échelle des territoires

Nature & Progrès s’associe avec la Fondation Cyrys pour créer le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire – La bio se partage) dans la région dinantaise. Ce nouveau projet, qui se veut être un projet-pilote inspirant pour la Wallonie, nous permettra de travailler sur trois missions qui nous tiennent à cœur : la relocalisation de l’alimentation, le développement de l’agriculture biologique et l’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous. A travers ce dossier, nous vous invitons à découvrir cette nouvelle initiative, et si le cœur vous en dit, à rejoindre le mouvement !

Par Sylvie La Spina

1. Développer des systèmes alimentaires bio, solidaires et pensés à l’échelle des territoires

Les crises sont riches d’enseignements et sont une opportunité de repenser notre société. Dans le domaine alimentaire particulièrement, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité de relocaliser l’alimentation, de renforcer notre attention sur le domaine de la santé en bannissant, une bonne fois pour toutes, les pesticides et de renforcer la solidarité envers les personnes en situation difficile, pour une alimentation bio et locale accessible pour tous.

Relocaliser notre alimentation : il est temps d’agir !

Dans nos régions, ces dernières décennies ont été celles de la révolution alimentaire. Il suffit de remonter quelques générations à peine en arrière pour se rendre compte que nos aïeux ont eu faim. Ils craignaient les mauvaises récoltes, les ravageurs qui pouvaient anéantir les aliments précieusement stockés en hiver. La sécurité alimentaire était en jeu et nombreuses étaient les familles qui produisaient des fruits, des légumes, des pommes de terre, de la viande, des fromages : une sorte d’économie de subsistance qui n’est pas si loin puisqu’elle est encore aujourd’hui majoritaire dans les pays « en voie de développement ». Il est loin, dans nos contrées, ce temps insécurisant ou l’on priait les saints de nous protéger de la faim mais aussi des épidémies de peste, grippe espagnole ou autre virus. Tiens, tiens… En témoignent encore des croix et des chapelles, éparpillées dans les petits villages de nos campagnes… Pourtant, notre société, maintenant habituée aux supermarchés ravitaillés par les industries alimentaires, d’ici ou de beaucoup plus loin, a récemment reçu un électrochoc quand un certain virus a bouleversé le système et révélé sa fragilité. Les avions sont restés au sol, les frontières se sont fermées, et tout le monde a retenu son souffle. Et voici des hordes de consommateurs qui se dirigent vers le système avec lequel ils sentent plus en confiance : les producteurs locaux. Pour éviter la folie des supermarchés et leur stratégie « de masse », pour retrouver de l’authenticité et de la confiance, et davantage de proximité. Bien vite, on s’est rendu compte que les producteurs en circuits courts ne suivaient pas, ce qui a posé la question de notre sécurité alimentaire.

Notre agriculture locale est-elle encore destinée à nous nourrir, et en est-elle seulement encore capable ? Constatons que notre région dépend énormément des céréales produites hors de ses frontières pour alimenter ses boulangeries, que l’autoproduction de fruits et légumes est estimée, en Wallonie, à seulement 17% et que l’industrie alimentaire est dominante, en ce qui concerne les filières viande, œufs et lait. Il y a beaucoup à faire pour améliorer l’autonomie alimentaire locale, pour que les productions locales soient destinées à nourrir les consommateurs locaux !

Local, bio et solidaire, les trois bases du Réseau RADiS

La pandémie de Covid-19 nous a ramenés aux valeurs fondamentales : manger mais aussi être en bonne santé. Et quoi de plus élémentaire qu’une bonne alimentation pour être en bonne santé ! Les impacts des pesticides sur diverses affections, comme les cancers et diverses maladies neurologiques, ne sont plus à prouver. Il est grand temps d’agir, en bannissant définitivement ces produits néfastes pour l’environnement et dont nos systèmes agricoles n’ont pas besoin, comme le démontrent quotidiennement les pratiques de nos agriculteurs bio. A travers sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons« , Nature & Progrès lutte quotidiennement pour bannir les pesticides de notre environnement et de nos assiettes.

La crise d a également démontré la fragilité de notre système social. Pendant la pandémie, le taux de pauvreté a fait un bond, en Belgique, et les demandes d’aides et de colis alimentaires ont explosé. Les stratégies alimentaires territoriales doivent prendre en compte les personnes en situation de précarité financière et/ou sociale, qui représentent une frange de plus en plus importante de la population. Arrêtons de fermer les yeux sur ce problème et attelons-nous tous, dans les domaines où nous sommes actifs, à prendre des mesures pour une société plus juste et inclusive !

Voici donc les trois piliers qui sont à la base du Réseau RADiS et qui motivent nos actions. Nous avons longtemps rêvé d’un système alimentaire plus sain, plus juste, plus local, reliant les producteurs et les consommateurs, de campagnes plus harmonieuses… Il est temps maintenant de passer du rêve à la réalité, en nous concentrant sur un premier territoire, celui de Dinant, où tout est à construire en rassemblant évidemment tous les acteurs, y compris et surtout les citoyens.

2. Le Réseau RADiS, un partenariat entre Nature & Progrès et la Fondation Cyrys

Début 2020, la Fondation Cyrys contacte Nature & Progrès pour discuter d’actions à mener pour développer un système alimentaire bio, local et solidaire dans la région de Dinant. Ce premier brainstorming en appela un autre, deux semaines plus tard, en plein confinement cette fois. L’actualité n’a fait que renforcer les idées défendues par les deux partenaires, qui ont décidé de s’unir pour lancer un projet pilote dans la région de Dinant : le Réseau RADiS. Comme vous le verrez, le projet est une suite logique des actions de nos deux structures. Une initiative dans laquelle nous investissons beaucoup d’énergie et d’espoir.

Une véritable disponibilité humaine

Isabelle Caignet, membre et bénévole chez Nature & Progrès, travaille depuis plusieurs années à la Fondation Cyrys. Elle nous explique l’histoire et les missions de la fondation crée par l’Abbaye de Leffe à Dinant.

« La Fondation Cyrys, nous explique-t-elle, est une fondation d’utilité publique qui, contrairement aux fondations privées, est reconnue par un arrêté ministériel. Elle a été mise en place, en septembre 2017, par les chanoines de l’Abbaye de Leffe qui perçoivent, en effet, des royalties dues à l’utilisation du nom « Leffe » par le groupe brassicole AB-Inbev. Il ne s’agit donc pas d’actionnariat mais seulement de droits liés à l’utilisation d’un nom. Fidèles à une tradition de philanthropie, les chanoines ont créé une fondation pour soutenir des projets locaux allant dans le sens de leurs valeurs.

La publication, en 2015, de l’encyclique Laudato si’, du Pape François, sur la sauvegarde de la maison commune a fortement marqué les chanoines. Ils ont été interpellés par le concept d’écologie intégrale et par la phrase qui dit qu’il n’y a pas deux crises séparées, l’une sociale et l’autre environnementale, mais une seule crise socio-environnementale complexe. Leur volonté fut donc de ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnemental de l’autre, celui-ci étant d’ailleurs souvent le parent pauvre de leur action. Ces deux axes devaient donc être vus conjointement ; la nature ne pouvait plus être pensée en opposition à l’humain mais de manière liée. Leur intérêt, leur curiosité, par rapport à la transition joua aussi un rôle important, dans toutes les dimensions locales, conviviales, participatives, à taille humaine, et d’ouverture à tous.

Tout cela a donc permis à la Fondation Cyrys de voir le jour ; l’équipe s’est étoffée au fil du temps et est aujourd’hui composée de quatre personnes. Les fondateurs souhaitèrent une véritable disponibilité humaine et du temps vraiment consacré à l’action, plutôt que de fonctionner par appels à projets correspondant à une somme à allouer. La Fondation Cyrys privilégie l’analyse, à l’aune des missions qu’elle s’assigne, de projets qui cheminent jusqu’à elle. Les chanoines ont défini une zone d’action privilégiée qui s’étend sur six communes – Yvoir, Dinant, Houyet, Hastière, Onhaye et Anhée – et souhaitent pouvoir constater un impact, à moyen et long terme, sur ce territoire, ce qui n’empêche pourtant pas que les actions puissent également se faire ailleurs, ou bénéficier aussi à d’autres. Leur volonté d’être proches de ceux avec qui ils cohabitent fut une donnée importante dans la mise en place de la Fondation Cyrys. »

Isabelle explique comment la Fondation en est venue à créer, avec Nature & Progrès, le Réseau RADiS. « Un projet, poursuit-elle, travaillant avec les cantines scolaires avait déjà mis en évidence le peu de producteurs bio, en fruits et légumes, dans la région. Contrairement à d’autres régions, il n’existe pas non plus d’initiatives de type Ceinture alimentaire. Une coopérative de producteurs-consommateurs s’était lancée mais n’a pas dépassé le stade des trois ans. Nous avions bien conscience qu’une action d’échange devait être entreprise vis-à-vis des agriculteurs mais nous ne savions pas comment faire. Approcher le milieu agricole demande aussi une certaine légitimité. En tant que membre de Nature & Progrès, il m’a semblé évident, par ma propre expérience du SPG du label Nature & Progrès et du projet Echangeons sur notre agriculture, de faire appel à l’association pour proposer un partenariat. J’ai obtenu le feu vert pour une prise de contact, au début de cette année… »

Nature & Progrès : concrétiser le projet Echangeons sur notre agriculture !

Pendant six années, Nature & Progrès a sillonné la Wallonie pour rassembler producteurs et consommateurs autour de notre alimentation. Ces rencontres ont été l’occasion de mieux se connaître et se reconnaître, de découvrir le monde agricole pour certains, d’échanger des idées pour tenter de répondre à des problématiques comme l’accès à la terre, la crise du secteur laitier ou l’abattage de proximité, par exemple. Un nombre considérable de solutions ont été rassemblées dans le cadre du projet, et compilées au sein de nos brochures largement diffusées vers le monde agricole, politique ou vers le grand public – elles sont toujours disponibles sur le site www.agriculture-natpro.be.

Le projet a mis un coup de projecteur sur différentes thématiques, ce qui a donné naissance à des initiatives. Un éleveur a rassemblé des camarades, dans sa région, pour remettre la main sur la valorisation de leurs productions laitières. Plusieurs producteurs de céréales se sont dirigés vers des cultures panifiables pour alimenter un moulin et des boulangeries. Un projet se développe pour abattre les animaux à la ferme. Toutes ces concrétisations mettent en avant la qualité des idées qui ont émergé des rencontres entre producteurs et consommateurs, et sont autant de pas vers les idéaux défendus par Nature & Progrès.

Si ces projets individuels sont enthousiasmants, certaines initiatives gagneraient à être pensées de manière plus collective, plus territoriale. En effet, le projet Echangeons sur notre agriculture a démontré deux choses : le développement de filières alimentaires bio et locales manque d’outils et de liens. La rencontre et la coopération des acteurs permettrait de mutualiser idées et outils, aboutissant à des initiatives fortes et liées à un territoire. À la suite du développement de l’agro-industrie, nos petits outils de transformation primaire ont connu un déclin mais aujourd’hui nos producteurs, transformateurs et consommateurs, en quête d’autonomie, en ont à nouveau grand besoin. Des moulins, des malteries travaillant à petite échelle, des abattoirs, des fromageries manquent au développement de nouvelles filières alimentaires bio et autonomes. Il est temps de développer un maillage d’outils de transformation collectifs sur les territoires.

Nombreux sont les producteurs qui veulent se diriger vers de nouvelles filières locales. Des transformateurs sont, eux aussi, en réflexion et souhaitent s’approvisionner plus localement. Des consommateurs, enfin, désirent s’investir dans les questions alimentaires, recréer des circuits locaux, soutenir les initiatives de territoire. Favorisons leur rencontre, leur dialogue, pour échanger sur les besoins et les attentes, et construire ensemble des partenariats ! La suite logique du projet Echangeons sur notre agriculture est donc bien là : rassembler les acteurs, échanger mais, cette fois, pour mettre en place la concrétisation des idées, des filières, des outils à l’échelle d’un territoire. Place à l’action !

Le Réseau RADiS associe deux acteurs en réflexion sur notre société, avec des idéaux qui se complètent. La Fondation Cyrys renforce le coté solidaire, inclusif, du projet, tandis que Nature & Progrès apporte une expertise dans le domaine alimentaire et dans les filières. Nul doute qu’avec ces compétences et motivations réunies, notre ambitieux Réseau RADiS sera un modèle qui pourra essaimer partout en Wallonie !

3. Le Réseau RADiS : créer du lien, favoriser le partage

Dans différents domaines, on appelle réseau un ensemble de pôles reliés entre eux par des liens afin d’échanger des informations, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Nous avons choisi d’utiliser ce vocable pour souligner le rôle important de la démarche participative et créatrice de liens sur laquelle repose le projet. Philippe Defeyt, économiste et membre volontaire et enthousiaste du comité de pilotage du Réseau RADiS, témoigne de l’importance du capital social dans le projet.

« Le Réseau RADiS, dit Philippe Defeyt, rejoint un objectif que nous sommes aujourd’hui nombreux à poursuivre, au sein de notre société : des productions durables dans tous les domaines, en cela compris, bien sûr, l’alimentation humaine. J’insisterais personnellement beaucoup plus, au fur et à mesure que se précise le constat de terrain qui est à la fois intéressant et interpellant, sur ce que certains sociologues et certains économistes appellent le « capital social ». Il s’agit simplement des liens entre les gens. Il est très interpellant, en effet, qu’après autant d’années de conscientisation et de mobilisation, de recherches, d’actions et de plans divers, il faille encore constater que des acteurs qui ont potentiellement plein de choses à faire en commun ne se connaissent pas. Là résidera, à n’en pas douter, une partie extrêmement importante du travail effectué sur le terrain. »

Rassembler autour d’un objectif commun et sortir de l’entre-soi

« Il ne suffit pas que les gens se connaissent, précise-t-il. Bien sûr, c’est important car cela signifie que, quand les occasions se présentent, chacun sait déjà à qui il a affaire, qui est sensible à quoi, comment « prendre les gens »… Bien sûr, chacun a également ses propres contraintes et ses propres visions du monde, cela fait depuis toujours partie des réalités. Néanmoins, il faut pouvoir, à un moment donné, être proactif ; il ne suffit pas de dire simplement qu’on rencontre des gens… Car ces rencontres doivent avoir un objet ou, en tout cas, il faut au moins en proposer un dont se saisit qui le souhaite. Ceci entre dans le cadre d’une réflexion plus globale sur notre société : le capital social est extrêmement important dans toutes ses dimensions et il est d’autant plus important dans un cadre de développement durable où il faut être économe de moyens. Chacun ne peut plus faire son petit investissement dans son coin et même les agriculteurs classiques redécouvrent les charmes d’une démarche coopérative qui consiste, par exemple, à partager des équipements lourds. Cela vaut a fortiori pour toutes les démarches de transition… »

« A la mise en place de filières, poursuit Philippe Defeyt, je préfère l’idée de faire se rencontrer les producteurs et les consommateurs, mais aussi les producteurs entre eux, et les consommateurs entre eux. C’est l’avenir, me semble-t-il, à tous points de vue, et pas seulement dans la production alimentaire. Cela vaut aussi dans toute une série d’autres secteurs : il s’agit de liens où chacun apprend de l’autre. Les uns apprennent aux autres ! Une fois qu’on se connaît, ce genre de lien peut très vite devenir informel : j’ai une question, je sais à qui m’adresser, je passe un petit coup de fil… J’ai un doute, je le partage, j’essaie d’apporter une réponse… Au départ, bien sûr, un lien structurel, structuré, est peut-être nécessaire qui serait l’occasion de faire « prendre la mayonnaise »…

Ce qui me semble important, dans cette idée de capital social et humain, c’est précisément de sortir des filières. Même dans le monde économique traditionnel, des rencontres ont lieu au sein de filières données et des gens se parlent et discutent entre eux… Les éleveurs se parlent, les betteraviers se parlent… Mais l’intérêt majeur, dans une perspective de développement durable, est au contraire de sortir de l’entre-soi ! D’abord parce qu’on apprend les uns des autres – une technique de protection contre des nuisibles sera peut-être transposable à des cultures différentes – et qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance juste de ce que l’autre fait. Un exemple dans le domaine de la transition : quand se réunissent des gens qui promeuvent des démarches alternatives, on sait d’avance ce qu’ils vont se raconter. Quand on réunit ces gens avec des « commerçants » et/ou des fermiers plus traditionnels, il est déjà plus compliqué de savoir ce qui va en sortir… Quelle sera l’expérience qui va être profitable pour l’autre ? C’est là tout l’intérêt de sortir de l’entre-soi… »

Prendre le temps et faire le pas

« Il y a bien sûr de nombreux obstacles au développement du capital social, poursuit Philippe Defeyt. C’est d’abord une question de temps or il y a des urgences, surtout dans une période de crise comme aujourd’hui. Il y a ensuite des formes de méfiance et d’incompréhension, des formes de représentation, c’est-à-dire qu’on se fait une image toute faite d’autrui, certains porteurs de projets de transition se méfiant, par exemple, d’entreprises commerciales traditionnelles au sujet desquelles ils imaginent plein de choses… Réduire ces obstacles demande évidemment du temps et du travail mais il faut surmonter ces difficultés qui empêchent la maximisation du développement du capital social et humain à l’échelle d’une région ou d’une sous-région. »

« La transition réside essentiellement, à mes yeux, dans le partage, conclut Philippe Defeyt. Partages d’équipements, de données, de connaissances… Faire en sorte que mon expérience serve à d’autres, qu’il soit possible de réfléchir en sortant de l’entre-soi. Tout cela reste, pour moi, une ligne directrice extrêmement importante. L’agriculture est un lieu magnifique pour faire cela. Il y a une histoire dans le monde agricole, peut-être moins chez nous que dans d’autres pays mais il existe encore des coopératives qu’il faut bien sûr faire évoluer et moderniser. La démarche coopérative est une chose géniale car elle distingue les choses qu’on fera mieux ensemble que tout seul ! Et, au-delà du fait qu’une telle démarche crée des liens, elle l’emporte par son argument économique. Gérer ensemble une coopérative est très bon pour le capital social car, forcément, on se parle. Mais c’est bon également sur le plan économique… Acheter des équipements qui servent très peu est, par exemple, un non-sens économique alors que le faire à plusieurs peut avoir pleinement son sens… »

Comme le projet Echangeons sur notre agriculture, le Réseau RADiS se veut un projet de rencontres brassant un large éventail d’acteurs, tous réunis avec un objectif commun : développer des filières bio, locales et solidaires dans la région dinantaise. Et ça commence… Maintenant !

Développer les filières par la mise en réseau

Le Réseau RADiS travaille sur un territoire comprenant six communes : Anhée, Yvoir, Onhaye, Dinant, Hastière et Houyet. Sur ces communes, une quarantaine de producteurs bio, quatre transformateurs bio, des commerçants, des restaurants et une horde de consommateurs, certains sensibles à nos valeurs, d’autres pas, certains avec des moyens financiers, d’autres, moins… On met le tout dans le chaudron, on chauffe, et… ?

Fabrice de Bellefroid, administrateur de Nature & Progrès, est également engagé comme expert dans le comité de pilotage du Réseau RADiS. Son expérience dans le milieu agricole, au contact des producteurs, et sa participation à différents projets – dont la mise sur pied de la coopérative ADM-bio qui transforme en soupes la production légumière impossible à présenter en magasins – sont une réelle richesse pour la construction de notre initiative. Il témoigne : « Le réseau n’a pas pour objet la création de coopératives d’infrastructures, comme des moulins, mais il s’agit davantage d’aider, d’encadrer et de mettre des personnes en contact. Tout part des ambitions et des volontés de ceux qui sont sur le terrain, à qui on peut, le cas échéant, faire l’une ou l’autre suggestion. Nous avons entrepris une première démarche en direction des producteurs. Nous avons constaté combien, sur une aussi petite région, les agriculteurs ne se connaissaient pas et étaient heureux de se rencontrer pour échanger leurs points de vue. On peut donc penser que, d’une manière très générale, une meilleure connaissance mutuelle des différents acteurs, des questions alimentaires et leur mise en réseau est très riche de potentiel. »

Partir de la production locale ou partir des consommateurs ?

La première étape du projet a donc été de contacter les producteurs bio, de découvrir ce qu’ils produisent et comment ils valorisent leurs productions, et de récolter leurs ambitions individuelles. Nous avons rapidement constaté un intérêt pour la production de céréales panifiables, de nombreux agriculteurs étant déjà producteurs de céréales de qualité standard pour les filières fourragères et énergétiques. Si c’est possible de contribuer à nourrir leurs voisins, ils sont partants ! Mais… Comment créer la filière ? Avec quels outils de transformation, et surtout, pour faire quoi ? Des farines ? Du pain ? Des pâtes ?…

On note aussi un intérêt des producteurs bio pour la diversification des cultures afin d’allonger la rotation, ce qui est bénéfique pour la gestion des adventices et des maladies et pour la fertilité du sol. Fabrice explique : « Ces cultures – quinoa, chanvre… – sont certes nouvelles pour les agriculteurs mais elles offrent de belles plus-values tout en étant réalisables avec le matériel classique. Elles sont pleines d’intérêt au niveau agronomique, au niveau alimentaire et diététique, au niveau des circuits courts, etc. Mais demander à un cultivateur de produire des lentilles ne dit évidemment rien sur la garantie qu’il aura de les vendre… » Et ici se trouve le premier constat de notre étude : les producteurs sont frileux à l’idée de se lancer dans la valorisation de leurs productions, n’étant pas sûrs que les consommateurs achèteront effectivement leurs produits…

Fabrice poursuit : « Nous sommes donc davantage repartis des consommateurs, pour évaluer le débouché. La possibilité d’approvisionner les collectivités semble une piste prioritaire, en collaboration avec l’association Influences végétaleshttp://influences-vegetales.eu/ – qui accompagne les écoles et les collectivités dans l’approvisionnement des cantines en bio en circuit court, en « vrai local » !  » Voici donc une belle opportunité pour développer des filières, vu les volumes que peuvent potentiellement représenter les demandes des cantines scolaires. Mais tout n’est pas si simple : « Nul n’a jamais la garantie de convaincre les parents de demander du bio et local pour leurs enfants, dit Fabrice de Bellefroid, ni que les enfants mangeront finalement les soupes qu’on met dans leur assiette… C’est la réalité du terrain dont on ne parle pas forcément : ce n’est pas parce qu’on place des soupes dans telle ou telle école que les enfants vont ipso facto en boire. Il est cependant beaucoup plus facile de travailler avec les écoles et avec les collectivités qu’avec le consommateur direct. Une autre façon de commercialiser serait de s’appuyer sur les épiceries sociales et solidaires, et les groupements d’achats… »

Une filière faible : les fruits et légumes 

Avec Influences végétales, nous avons donc identifié les besoins des cantines scolaires souhaitant se diriger vers des produits bio et locaux. Mais finalement, quel est le niveau des productions alimentaires locales par rapport à la consommation locale sur notre territoire d’action ? Y a-t-il des filières à développer plus que d’autres ? En réunissant des chiffres sur les surfaces de production – bio et non bio ensemble – et les cheptels animaux – bio et non bio ensemble – dans les six communes, et en comparant leurs productions théoriques avec la consommation des habitants du territoire, on arrive à un constat marquant : les surfaces et cheptels semblent amplement suffisants, et parfois même largement, pour rencontrer, en théorie, les besoins alimentaires des habitants… sauf pour les fruits et légumes ! Les surfaces consacrées aux fruits et légumes ne pourraient couvrir, selon nos calculs, que 4 % à peine des besoins alimentaires des citoyens ! La moyenne wallonne d’auto-approvisionnement alimentaire dans ces filières étant de 17 %, il y a donc beaucoup de travail pour développer cette filière ! Cette étude comparative des surfaces et les cheptels avec les besoins des consommateurs est disponible sur le site internet www.reseau-radis.be.

Selon Fabrice, « ce serait donc une belle occasion de faciliter l’installation de maraîchers, en leur suggérant de se concentrer sur certains types de production qu’ils maîtrisent bien… et en collaborant ! La perspective de pouvoir alimenter des cantines leur permettrait de produire de manière plus conséquente, sans se tracasser pour les rebuts. Un atelier pourrait alors les transformer en soupes à destination des écoles… »

Deux axes de travail prioritaires

Mettre en lien les activités et souhaits des producteurs avec les besoins des transformateurs, des commerçants et des consommateurs, y compris les cantines, est donc une première étape permettant d’augmenter la part des productions bio et locales dans l’assiette du consommateur dinantais. Nous avons particulièrement épinglé deux filières sur lesquelles nous souhaitons travailler : les fruits et légumes bio et les céréales panifiables. Pour la première, il s’agira de comprendre quels sont les freins à l’installation de nouveaux producteurs bio, pourquoi certains ont fait le choix de ne pas se faire certifier bio, de voir comment renforcer l’accès à la terre et comment collaborer pour mutualiser au maximum et atteindre la rentabilité. Pour la seconde, il s’agit de définir les produits finis auxquels nous souhaitons arriver, et mettre en place les outils manquants, en créant, certainement, une activité économique et des emplois. Des groupes de travail vont se mettre en place dès ce mois de janvier, rassemblant tous les acteurs intéressés, pour se pencher sur ces questions.

4. L’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous

Selon une étude de l’IWEPS, un wallon sur cinq est en situation de précarité financière. D’après la Fédération des Services Sociaux, l’aide alimentaire concerne quatre cent cinquante mille personnes en Belgique, soit 4 % de la population ! Les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale, identifiées et gérées par les CPAS, sont près de cent cinquante mille en Belgique, soit 1,3 % de la population, dont 687 sur les six communes de notre territoire d’action.

La situation des personnes en difficulté économique est diverse : personnes sans revenus – chômeurs, exclus du chômage, incapacité de travail -, personnes actives mais à faibles revenus, petites pensions, familles monoparentales – parent actif ou non -, personnes sans domicile fixe… La diversité des situations implique que les personnes ont des besoins différents. Certains sont isolés et ont besoin de contacts sociaux, d’autres ont peu de temps disponible, certains disposent de peu d’infrastructures pour cuisiner, voire pas du tout, etc.

Un certain nombre de freins à l’accessibilité des personnes aux aliments de qualité ont été identifiés : le prix, le manque de temps, le manque de compétences – cuisine, méthodes de conservation… -, le manque de motivation pour cuisiner, le manque de moyens matériels – cuisine, terres, lieu de stockage… -, l’accessibilité physique – la mobilité -, l’accessibilité culturelle, etc.

Les types d’aides alimentaires existantes

L’aide alimentaire repose aujourd’hui sur plusieurs actions. La plus courante est la distribution de colis alimentaires, alimentés par différentes ressources : les produits achetés par le biais des fonds européens, le plus souvent peu périssables, et les produits issus des dons – invendus de grandes surfaces, de particuliers, etc. – recueillis par les courageux bénévoles des associations caritatives. Des infrastructures dédiées aux personnes en situation économique précaire sont aussi offertes, comme les restaurants sociaux et les épiceries sociales. Parfois, les CPAS peuvent aussi distribuer des chèques alimentation permettant aux allocataires de se fournir dans les magasins.

Toutefois, si elle part toujours de bonnes intentions, cette aide caritative présente des limites tant elle met ses bénéficiaires dans une position d’assistanat souvent humiliante, surtout quand les distributions de colis sont publiques, et notamment quand l’accès est conditionné et demande des justifications lourdes qui portent atteinte à la vie privée. Elle peut même être dégradante, les produits alimentaires distribués n’étant pas toujours de bonne qualité, et issus souvent des rebuts, les « poubelles des riches » ! Bref, cette aide augmente gravement le clivage social, en mettant les publics précarisés bien à distance des personnes plus nanties. Elles n’offrent pas aux bénéficiaires les produits répondant à leurs attentes : manque de produits frais, manque de diversité, divergences culturelles, absence de choix… Les programmes d’aide alimentaire visent aussi souvent à pousser les gens à changer leurs habitudes, à les diriger vers une alimentation plus saine et équilibrée, ce qui est perçu comme très moralisateur.

« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ». Source : ATD Quart Monde 2019. L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs.

« Il faut absolument éviter d’enfermer tous les statuts précaires dans un seul et même grand sac, renchérit Philippe Defeyt, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, et plus encore de les enfermer dans « leur » monde. Je ne suis donc personnellement pas favorable au développement des banques alimentaires et des restaurants sociaux qui présentent l’immense défaut de mettre les gens à part. Va-t-on faire des circuits pour les pauvres, des formations pour les pauvres, des bus pour les pauvres, des hôpitaux et des écoles pour les pauvres ? Où va s’arrêter cette logique ? Un pauvre, comme n’importe lequel d’entre nous, a le droit de choisir ce qu’il consomme, d’aller dans les circuits de distribution qu’il souhaite… Que l’on fasse avec lui ce qu’on fait avec tout le monde, c’est-à-dire encourager les gens à mieux réfléchir à leurs choix, oui, d’accord ! Mais comme tout le monde : ni plus, ni moins. Les banques alimentaires et les restaurants sociaux sont des filières qui gardent les pauvres entre eux, en-dehors de la société. »

Vers de nouveaux modèles alimentaires

Il semble donc nécessaire de partir sur de nouveaux modèles d’aide alimentaire basés sur la solidarité et évitant les écueils des stratégies caritatives actuelles. Les solutions devront éviter l’assistanat en impliquant les personnes, éviter le clivage social en créant des liens sociaux et en favorisant une mixité sociale intégrative, reposer sur la solidarité et la convivialité, donner le choix, aller vers la qualité et être adaptées à la situation des différents types de publics. Développer ces nouvelles stratégies d’aides nécessite, par conséquent, de sortir des sentiers battus. Le Réseau RADiS a l’ambition de creuser des solutions d’aides à l’accessibilité des produits bio et locaux plus justes, plus valorisantes pour les personnes qui en ont besoin. Encore un beau défi !

Renforcer l’accessibilité des produits sans porter atteinte aux revenus agricoles

Les agriculteurs sont souvent, eux-mêmes, dans une situation de précarité sociale – isolement – et économique – faible valorisation de leurs productions. Parler, avec les producteurs, d’aider les consommateurs pauvres peut donc faire apparaître quelques crispations sur les visages… Va-t-on encore nous ajouter une pression sur les prix alors qu’il est déjà difficile de vivre de la culture et de l’élevage ?

Selon Fabrice de Bellefroid, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, « il y aura toujours un fossé entre ce que la frange démunie de la population peut dépenser pour se nourrir et les conditions de vie décentes de celui qui produit. Dès lors, de deux choses l’une, soit la prise en charge sociale est accentuée, par le biais d’épiceries sociales par exemple, soit le consommateur est invité à investir une part de son temps, sur le champ, avec le producteur. La réduction de ce fossé fait évidemment partie du projet du Réseau RADiS. »

Toujours selon Fabrice, « l’autocueillette est une solution prometteuse. Le Champ des possibles, à Jupille, montre par exemple qu’un beau panier de légumes hebdomadaire peut ne pas dépasser trois cents euros par an si le travail de récolte, de nettoyage et de préparation des légumes est réalisé par ceux qui les consomment, alors qu’il incombe généralement aux producteurs. C’est donc bien une manière d’avoir accès à de bons légumes frais à des prix extrêmement modiques… On peut également imaginer cela pour les fruits dont la grosse charge en main-d’œuvre grève fortement le prix final. »

Par ailleurs, des magasins coopératifs, permettant aux coopérateurs à faibles revenus d’obtenir un prix réduit en l’échange de quelques heures de travail – réassortiment des rayons, tenue de la caisse… – est également une solution. Echanger un peu de travail contre un prix plus faible, que ce soit en autocueillette ou via des magasins solidaires, implique cependant que les personnes disposent de temps, ce qui pour certains publics est souvent compliqué : personnes ayant deux emplois, familles monoparentales…

Une aide publique sous forme de chèques-alimentations

La Fédération des Services Sociaux, que nous avons contactée pour recueillir leur avis sur la question, soutient le caractère indispensable des aides publiques, et promeut un soutien sous forme de chèques alimentation. Isabelle Caignet, de la Fondation Cyrys, les rejoint. « Il faudrait fonctionner, dit-elle, en lien avec les CPAS, avec des épiceries qui accepteraient des bons d’achat, sans qu’on puisse faire de différenciation, à la caisse du magasin, entre celui ou celle qui s’en sert et le reste de la clientèle… Une sorte de carte de fidélité qui octroierait de substantielles réductions. Les expériences montrent qu’un volet parallèle de sensibilisation reste indispensable : rapport à l’alimentation, ateliers de cuisine, etc. »

D’autres pistes peuvent encore être envisagées : épiceries solidaires mixtes, groupements d’achats collectifs permettant d’acheter, en plus gros volumes et à plus faible prix, des denrées alimentaires, mise en place de potagers collectifs, de cuisines collectives ou de conserveries mobiles, d’ateliers permettant de sensibiliser et de former à la cuisine et à la conservation des aliments… Les idées se multiplient, au fur et à mesure que l’on creuse la question. Reste à les évaluer et à les éprouver afin de faire les meilleurs choix dans les conditions que nous rencontrerons, surtout en fonction des souhaits et besoins réels des personnes que l’on cherche à aider…

L’emploi contre la pauvreté

Le Réseau RADiS a l’ambition de développer des activités de valorisation des productions agricoles bio pour les rendre accessibles aux citoyens de la région. Ces activités seront, sans aucun doute, créatrices d’emplois et/ou pourraient faire l’objet de programmes de réinsertion socio-professionnelle des publics en situation précaire. C’est aussi une piste explorée dans le cadre de notre projet, notamment via une première rencontre avec l’association Cynorhodon, une entreprise de formation par le travail dans le domaine du maraîchage bio et de l’entretien des espaces verts.

Philippe Defeyt nous interpelle sur la nécessité de développer un volet économique solide pour pouvoir intégrer ensuite un volet social d’aide aux personnes démunies. « La question du travail avec les publics précarisés, estime-t-il, doit être au centre des préoccupations ; je serai le dernier à être insensible à cette dimension-là. Je défends assez bien l’idée qu’au vu de la pression du monde économique traditionnel, il faut d’abord et avant tout être des professionnels. Pour faire du maraîchage, il faut un maraîcher ! Il faut qu’il gagne sa vie correctement mais aussi qu’il soit à même de s’organiser pour durer. Quand les démarches économiques sont bien solides, il est alors possible de penser aussi à la dimension sociale : accueillir des stagiaires, travailler avec une Entreprise de Formation par le Travail, collaborer avec un atelier de travail adapté, avec des banques alimentaires, etc. »

Voici donc un beau défi pour notre Réseau RADiS de travailler, en parallèle, au développement des filières bio et locales, sur les aspects de l’intégration sociale et de l’accessibilité de l’alimentation pour tous. Un sujet aussi stimulant que complexe qui nous plongera dans un domaine que nous maîtrisons encore peu, actuellement chez Nature & Progrès, mais qui est d’une importance majeure pour une société plus équitable.

L’humusation, une simple étape du cycle de la vie

Il existe une alternative écologique à la crémation des corps et au pourrissement des cadavres en cimetières. Cette alternative s’appelle « humusation » car elle s’inspire de ce que fait la nature, dans les couches superficielles du sol, où circulent en permanence l’air et l’eau. En fait, c’est ce que nous appelons le compostage qui, en l’occurrence, doit être adapté, normalisé pour convenir à la gravité, à la solennité des funérailles. Ce travail est actuellement réalisé par la Fondation « Métamorphose pour mourir… puis donner la vie ! » – www.humusation.org

Par Dominique Parizel

Introduction

En Wallonie, la légalisation de ce nouveau type de rite funéraire traîne, alors qu’à Bruxelles l’humusation figure déjà, dans la législation, depuis deux ans. Mais qui l’humusation peut-elle encore faire effaroucher, dès lors qu’elle s’effectue dans le strict respect des croyances de chacun ? Peut-être aux lobbies qui prospèrent aujourd’hui sur le business de la mort ? Mais ne sommes-nous pas déjà allés beaucoup trop loin, dans ce domaine-là aussi ? Nous faisons le point avec Francis Busigny, président la fondation susnommée.

Vous dites "retour à la terre" ?

Commençons par un bref rappel théorique à l’usage de ceux qui auraient encore des doutes : la matière organique est la matière issue de tout ce qui fut un jour vivant – du végétal et de l’animal – et qui est ensuite reminéralisée dans le sol, c’est-à-dire fragmentée par les différentes strates d’organismes qui y sont présents, jusqu’à une forme inorganique ainsi disponible pour une nouvelle génération de végétaux qui nourriront, à leur tour, les individus du règne animal et, parmi eux, les humains… C’est le cycle de la vie dans sa plus noble expression… La vie et son cycle, c’est comme la planète bleue, nous n’avons pas l’embarras du choix, que nous le voulions ou non ! Nous avons maintes fois décrit ce fonctionnement complexe de la vie du sol et l’importance de recourir à la technique du compostage pour optimaliser ce processus vital qui permet de fertiliser la terre. Il est pourtant un type de matière organique qu’on omet toujours de considérer dans le cadre du cycle de la vie : nos propres corps, nos propres dépouilles mortelles d’êtres humains… Pourtant, contrairement à ce qui est encore généralement admis, nos pseudo-rites funéraires bafouent aujourd’hui ignoblement le corps, une fois mort : l’enfermement dans des gaines – qu’on dit pourtant biodégradables mais qu’il faut bien rouvrir tôt ou tard – fait de nos cimetières des lieux souvent très malsains, et les apparences d’hygiénisme de la crémation volatilisent corps et cercueils dans de grandes débauches énergétiques… Seule l’humusation semble désormais pouvoir garantir un paisible retour à la terre. Et la technique bien maîtrisée de l’art du compostage le permet rapidement : quelques mois suffisent ! Le terreau ainsi obtenu, mélangé à du lignite notamment – un produit intermédiaire entre la tourbe et la houille, abondant et bon marché -, possède un pouvoir fertilisant comparable à celui de la terra preta. Une précieuse source de vie donc, profitable à un bel arbre, par exemple. Nous sont ainsi symboliquement épargnées la cendre et la pourriture. De quoi renouer sans doute avec de bien belles espérances…

Des principes connus des jardiniers et des agriculteurs bio…

« Nous avons mis au point, explique Francis Busigny, un protocole, un ensemble de notions techniques précises, destiné aux futurs « humusateurs » agréés. Il s’agit d’une marche à suivre permettant d’anticiper toutes les difficultés éventuelles et qui concerne aussi bien les dépouilles humaines que celles des animaux de compagnie auxquels beaucoup de gens sont également extrêmement attachés et qui représentent eux aussi une biomasse non négligeable. Nous préconisons l’installation de buttes de broyat de déchets verts – trois mètres cubes environ – provenant notamment des « parcs à conteneurs ». Les pompes funèbres, ou les « humusateurs » agréés, coucheront, sur un lit d’environ vingt centimètres de broyat, les dépouilles uniquement vêtues d’un linceul en papier crépon qui se dégradera rapidement quand l’intérieur de la butte qui les recouvre montera, de manière tout-à-fait naturelle, à 60 ou 70 °C. Il faut alors que le microbiote de la personne – qui ne meurt pas avec elle – conjugue rapidement ses effets avec les micro-organismes qui dégradent déjà le broyat. Notons que la thanatopraxie actuelle, qui a pour but de « stabiliser le corps », stoppe toute dégradation naturelle, en remplaçant les fluides corporels par des produits « à têtes de mort » qui évitent toute odeur désagréable durant les cérémonies. Ceci est évidemment totalement incompatible avec notre démarche… Nous ajoutons au contraire quelques spécificités par rapport à un compost habituel : notamment, un accélérateur comparable à un « préparat » biodynamique qui permet de ne pas devoir retourner la butte… Après quatre mois environ, la dépouille n’existe plus. Le corps ayant été déposé dans un filet à mailles fines, il est alors aisé de récupérer les éléments qui ne sont pas biodégradables – prothèses en titane, pacemakers, dentiers, amalgames dentaires… – et qui, étant pratiquement intacts, peuvent être facilement recyclés. Le filet permet également d’ôter certains os qui sont émiettés pour être réincorporés à l’humus ainsi créé et qui est épandu sur n’importe quelle surface à fertiliser… Reste à créer maintenant un lieu d’expérimentation – deux cents mètres carrés, par exemple, dans notre centre pilote – qui permettrait la comparaison des différentes pratiques funéraires actuelles. Ce lieu serait clôturé et sécurisé afin d’éloigner les malotrus ; les charognards, eux, ne sont pas attirés puisque, contrairement à de nombreux cimetières, aucune odeur de décomposition n’émanerait de la butte de compost. Il faudrait encore, par la suite, penser à des lieux spécifiques – avec pergolas et coupes-vents, par exemple – où le dernier hommage serait rendu aux défunts. Il n’y aurait, bien sûr, plus de tombes « à demeure » puisque le processus d’humusation, nous l’avons dit, est relativement rapide… »

Les principaux bienfaits de l'humusation

« Une précision importante s’impose, insiste Francis Busigny : enterrer un cercueil à deux mètres de profondeur n’est pas non plus une solution qui permet la dégradation rapide d’un corps. Une telle pratique conduit inéluctablement à de la putréfaction. Il est indispensable, comme dans un compost bien mené, que la circulation de l’air et de l’eau soit toujours optimale à l’intérieur de la butte où la dépouille est en contact direct avec l’humus… Le gros avantage de l’humusation réside dans le fait que la fragmentation des chaînes moléculaires de la matière organique – SARS-CoV-2 y compris ! – jusqu’à leur stade ultime – qui ne coûte pratiquement rien et ne consomme aucune énergie – permet l’élimination des nombreuses molécules qui traînent à l’intérieur des corps. Même les charognards s’empoisonnent, de nos jours, en s’attaquant à nos cadavres, tant nous ingurgitons de médicaments divers ! Ceci explique, au passage, à quel point le processus de compostage est absolument indispensable pour régénérer les sols malmenés par les grandes cultures conventionnelles, tant ils sont gorgés de résidus chimiques divers et tant ils manquent aujourd’hui dramatiquement d’humus…

L’humusation promet également une importante avancée sociale car elle permettra une économie de deux à trois mille euros sur les frais de funérailles : pas de thanatopraxie, pas de cercueil, pas de location de concession, pas de pierre tombale… Au lieu du cercueil, nous préconisons des civières réfrigérantes en inox, munies de couvercles qui ne toucheraient même pas la dépouille, et qui seraient évidemment réutilisables après lavage, comme il en existe déjà dans la plupart des morgues. On se demande d’ailleurs pourquoi ce système n’existe pas déjà en crémation où il n’est guère de bon sens d’incinérer à chaque fois un cercueil ?

Enfin, outre le fait que le terreau obtenu fertilisera la terre et fera pousser des arbres, nous allons également permettre aux gens qui le souhaiteraient d’investir les montants économisés dans une action en faveur du climat. D’après Graine de Viehttps://grainedevie.org/fr/ -, on peut faire pousser quatre arbres avec un seul euro ! Planter dix mille arbres environ permettrait donc de compenser la totalité de l’empreinte écologique du cher disparu / de la chère disparue. Quel plus bel hommage lui rendre aujourd’hui que l’immunité carbone ? »

Comment avancer ?

« Nous attendons toujours l’autorisation de la Région Wallonne, insiste Francis Busigny, de pouvoir mener des expérimentations sur des dépouilles humaines. Des tests, confiés par le ministre Di Antonio à une équipe universitaire, se sont soldés par un lamentable fiasco expérimental, faute d’avoir tenu compte des préconisations qui étaient les nôtres. Nous avons, en effet, été tenus à l’écart du comité de pilotage… La pollution et la pénibilité du travail devaient également être comparée pour les différents types de funérailles. Nous sommes malheureusement sans nouvelles de ces essais… Le compostage est malheureusement une matière trop peu technologique pour intéresser vraiment le monde scientifique. Ses effets sont pourtant bien réels, qu’on le veuille ou non. Nous pensons que l’humusation est une bien meilleure solution que toutes les autres pratiques actuelles, tant d’un point de vue environnemental que social. La situation dans les cimetières n’a jamais été bonne : avant qu’on n’enferme les morts dans des contenants étanches, on se souciait bien peu que les « jus de putréfaction » se soient déjà écoulés dans les nappes phréatiques ; ils n’incommodaient pas non plus les fossoyeurs puisqu’il n’y en avait plus. L’utilisation de gaines étanches n’a fait qu’objectiver la gravité du problème. Pour les pouvoirs publics, l’alternative est donc maintenant de tout brûler car les crématoriums sont là et qu’il faut bien les rentabiliser… Nous ne parlons même pas ici du coût exorbitant que cela représente en énergies fossiles, ni de la pollution, ni même de l’éventualité d’une pénurie ou, tout simplement, de la nécessité de décarboner notre économie ; nous voulons simplement mettre en évidence la perte énorme, pour la biosphère, de la matière organique qui part ainsi en fumée… »

La SCES Humusation permet aujourd’hui de soutenir la difficile avancée de cette pratique nouvelle. Que beaucoup de gens la souhaitent, c’est non seulement soutenir le financement de sa mise en œuvre et faire œuvre de salubrité publique. C’est aussi montrer aux pouvoirs publics hésitants que très nombreux sont aujourd’hui les citoyens qui souhaitent sa légalisation. Il est donc grand temps de mettre en place les infrastructures d’essai nécessaires et de les confier à des acteurs expérimentés et qui souhaitent vraiment aboutir… C’est comme en jardinage et en agriculture : pourquoi s’échiner à faire ce que la nature fait beaucoup mieux que nous ? Et à nettement moindre frais… Au fond, l’humusation, cela va de soi.

C’est beau un arbre dans un cimetière, disait déjà l’humoriste français Pierre Doris. C’est comme un cercueil qui pousse ! Il ne croyait peut-être pas si bien dire…

Vous voulez agir ?

Devenez coopérateurs de la SCES Humusation qui met en place le premier « Centre Pilote pour l’Humusation ». Plus d’infos : www.humusation.org

Dans dix ans, la dictature verte ?

Laissons-nous déranger par un roman qui ne nous projette, non pas dans un univers d’effondrement, mais dans une société qui serait parvenue à maîtriser le réchauffement climatique. À quel prix ? Celui d’une « dictature écolo » ! Alors là, il y a vraiment de quoi polémiquer ! Mais pourquoi s’en priver ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

Lors d’un dîner mondain auquel il s’ennuie, Alain Conlang, un chroniqueur télé, tient des propos sexistes : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir. » Des clichés de ce genre, on en entend tous les jours, en Belgique en 2020. Ce n’est pas le cas dans le monde fictif où évolue ce polémiste, et ces propos lui valent un procès. De fil en aiguille, sa situation sociale se dégrade. Lâché par ses amis qui ont porté plainte contre lui, Alain Conlang glisse dans le dégoût vis-à-vis d’une société devenue radicalement égalitaire et écologique. Tout y est sous contrôle : les rapports sociaux et amoureux, les comportements, les paroles, l’habillement, les déplacements, la moindre tasse de café, tout.

Une farce d’anticipation

Dans une interview vidéo pour son éditeur, Ilan Duran Cohen résume l’esprit dans lequel il a écrit ce roman : « Le petit polémiste est une farce, un roman d’anticipation, qui se déroule dans une dizaine d’années. » L’auteur présente son héros, Alain Conlang, comme un résistant à l’esprit du temps, qui regrette une ancienne liberté évanouie. En effet, la vie semble plutôt morne et inconsistante dans la société que dépeint le roman. Les citoyens doivent se conformer à un ensemble d’interdictions et de taxes de toutes sortes. Plus question d’avoir des cheveux longs par exemple, car c’est mauvais pour la planète. La consommation de viande et d’alcool est soumise à des quotas : chacun se promène avec son « carnet de viande » et son « carnet d’alcool ». Les cuisines et salles de bain privées sont interdites, de même que les voitures individuelles. Les relations amoureuses sont régies par un algorithme, et même lors des élections il est recommandé de laisser l’ordinateur voter à sa place. De toute façon, déplore Alain Conlang, « les candidats sont tous les mêmes, ils n’ont que la planète en tête, et la paix, dans le respect absolu de l’autre, aucun d’eux ne dégage vraiment de spécificité qui pourrait m’attirer, à quoi bon choisir, moi aussi je donne ma procuration (1). » Comble de cette société hyper-contrôlée, chaque citoyen est crédité d’un indice social via un système de mapping : tout comportement déviant dégrade la notation. On comprend, du coup, que le héros soit critique !

Un roman qui dérange

Mais pourquoi, vous demandez-vous, pourquoi diable s’intéresser à un roman qui décrit ce qui a tout l’air d’une sorte de dictature verte ? Eh bien, justement, parce que ce roman me dérange, et par conséquent il me fait réfléchir. Il me dérange parce que depuis quelques temps, constatant les impasses de l’écologie mainstream reposant sur la responsabilisation individuelle et l’idéalisme de la transition heureuse, je fais partie de ceux qui en appellent davantage au politique et à la loi, donc à des contraintes choisies collectivement, pour impulser des transformations de société à la hauteur des enjeux. Or Le petit polémiste est un roman, certes humoristique, mais dont le propos est précisément de moquer cette tendance des militantismes d’aujourd’hui, jugée excessive, pour s’inquiéter de l’avenir qu’ils annoncent – ou qu’ils semblent annoncer aux yeux de l’auteur.

Celui-ci est conscient du terrain miné où il s’aventure. « Est-ce qu’on peut rire du réchauffement climatique ? s’interroge-t-il. Est-ce qu’on peut rire du féminisme, de toutes ces luttes actuelles, évidemment complètement légitimes mais… que donneront ces luttes dans une dizaine d’années ? (2) »

Ilan Duran Cohen se dissimule derrière l’humour et la farce – et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de passages très drôles dans son récit – mais il ne peut se cacher longtemps. Son roman propose une réflexion, une mise en garde sur l’évolution du débat de société. Avec un sujet central qu’on ne peut éviter, et c’est là tout l’intérêt de ce livre : que va devenir notre liberté ?

En choisissant de décrire un monde où les luttes climatiques et féministes auraient gagné, l’auteur adopte un parti pris ambigu. D’une part, il sous-entend que ces luttes sont justifiées : « D’ailleurs, on ne trouve plus d’essence, l’industrie du pétrole est défunte et c’est bien fait pour elle – de l’avis de tous. La température sur Terre a cessé de monter, nous sommes sauvés. » Dans le roman, le changement climatique a été maîtrisé, ce qui est en soi une bonne nouvelle. Mais d’autre part, le romancier dit autre chose : il fait comme si les combats actuels ne pouvaient déboucher que sur une société liberticide et ennuyeuse, où tout le monde pense la même chose et où les rapports sociaux sont tellement contrôlés que la vie n’a plus de goût. Or c’est là que le bât blesse : quelle est donc l’idée qu’Alain Conlang, et Cohen à travers lui, se fait de la liberté ? Et surtout, comment en vient-il à considérer que l’écologie ou le féminisme sont en train de gagner la bataille et d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, quand tout indique le contraire ?

Une si particulière liberté perdue

On l’a dit, la vie n’est pas très joyeuse, en 2030, dans le scénario du Petit polémiste. On ne fait plus ce qu’on veut. Les contraintes légales ont explosé. Les habits neufs ont disparu, la viande est stigmatisée, l’alcool réglementé, les voitures privées interdites, tout comme les piscines, le papier, le plastique, les cigarettes, les blagues sexistes. Mais attendez. Arrêtons-nous un instant. Le romancier aurait pu s’arrêter à ces interdictions. Cela aurait fait un vrai débat : est-ce cela la dictature ? Et, à l’inverse, qu’est-ce que la liberté ? Celle de consommer ce qu’on désire sans entraves ? On peut en discuter sans tabou. Accumuler les interdictions est problématique. Mais les interdictions, en elles-mêmes, sont-elles anti-démocratiques si elles sont décidées collectivement, au nom de l’intérêt commun ? Ne pourraient-elles pas, d’ailleurs, être compensées par toute une série d’autres lois, d’autres services collectifs par exemple, qui ouvriraient d’autres possibles, une autre forme de liberté ? Si les transports en commun, une partie de la consommation d’eau et d’énergie, des événements culturels, devenaient gratuits, ne serait-ce pas une extension de nos libertés ? Si l’on pouvait à nouveau circuler librement dans tous les sentiers forestiers, si l’on pouvait construire des habitats légers ou alternatifs sans être assommés de procédures administratives, etc., tout cela ne serait-il pas de l’ordre d’une extension de la liberté ? Bref, on le voit, la description d’une société d’interdits écologiques est mise au service, inconsciemment sans doute dans le chef de l’auteur, d’une conception très spécifique de la liberté, très dépendante des standards de vie hérités des Trente Glorieuses, ces trois décennies où l’on pensait que la croissance économique pourrait durer et couvrir la terre entière de ses bienfaits. La liberté perdue que regrette Alain Conlang a ainsi tous les attributs d’un conservatisme qui s’ignore, d’un attachement à une forme de liberté particulière, confondue avec des comportements surtout déterminés par le règne éphémère de quelques industries florissantes du XXe siècle : tabac, alcool, voiture, agro-alimentaire.

Est-ce cela, le sens profond de la liberté ? Je ne le pense pas. Faire peser davantage de contraintes sur les comportements excessifs de consommation, afin de garantir que chacun ait accès aux biens essentiels, dans la limite des ressources disponibles, est-ce cela la dictature ? Certainement pas. Et Ilan Duran Cohen, implicitement, en fait la démonstration malgré lui. Car, pour donner un caractère réellement totalitaire à son univers, des lois écologiques ou féministes ultra-caricaturales ne suffisaient pas. Pour rendre sa société fictive invivable et oppressive, l’auteur a dû ajouter la surveillance sociale généralisée, les algorithmes, le mapping. Or cette tendance-là, actuellement à l’œuvre, n’a justement rien à voir avec les luttes militantes écologiques et féministes, qui s’y opposent assez radicalement au contraire ! Elle est plutôt le fait des gouvernements et des multinationales du Big Data telles Google, Facebook, Apple, Amazon, Microsoft. L’amalgame opéré entre ces tendances socialement opposées, qu’on n’ose attribuer à la mauvaise foi, n’est au fond pas problématique dans un roman. Mais il laisse penser que l’auteur a une perception assez confuse des dynamiques profondes de la société.

Contraindre sans fracturer

Nos attachements aux comportements de consommation nés au siècle passé ne doivent pas être confondus avec la liberté, soit. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être interrogés avec bienveillance. On peut comprendre ce sentiment du narrateur : « la vision des voitures me manque vraiment, je n’ose l’avouer mais, comme papa, les carrosseries me font rêver, la musique des moteurs, l’isolement réparateur derrière un volant, seul et sans partage obligatoire. » L’attachement à la voiture, comme au supermarché entre autres, ne peut être balayé d’un revers de la main. Si l’on stigmatise leurs usagers, si on les considère comme des « beaufs », cela revient à nier le caractère collectif de notre emprisonnement dans un modèle de société, et on retombe dans le piège d’une écologie qui oppose des héros, colibris vertueux, à des losers, pollueurs irresponsables. Or cette fracture entre bobos des villes et Gilets Jaunes des campagnes, à la grosse louche, est une aubaine pour les leaders populistes climatosceptiques. Que faire ? La question des limites à nos consommations est donc à la fois indispensable et périlleuse. Elle est extrêmement impopulaire et doit pourtant devenir la plus populaire possible. La seule façon de mener ce débat sur l’urgence des contraintes est de le faire avec les gens, et non d’en-haut. Et de commencer par contraindre les plus gros consommateurs, même si l’on sait que cela ne suffira pas.

Vers des dictatures pas vraiment vertes

Le petit polémiste se présente, selon son auteur, comme une exagération de la société actuelle. Un grossissement de ses traits les plus saillants. En situant l’intrigue dans un futur très proche – dix ans – qui ressemble suffisamment fort au présent, le roman ne fait pas du tout partie de la littérature « postapocalyptique ». Nul effondrement ici, pas de hordes barbares cherchant à se nourrir dans un monde dévasté et redevenu sauvage, pas de petites communautés résilientes autogérées cultivant joyeusement la patate douce. Ce rapport à un futur proche est très stimulant pour le débat démocratique car il oblige à se concentrer sur les mutations réellement en cours, et non sur des fantasmes de ruptures globales. Cette échelle temporelle de dix années mène d’ailleurs à la date fatidique de 2030, souvent citée comme ultime échéance pour éviter que le monde bascule dans des enchaînements de catastrophes écologiques irréversibles. L’excellente série anglaise Years and years avait pris le même angle de traitement que Le petit polémiste : une société future légèrement distincte de la nôtre.

A cet égard, une question toute simple peut être posée. Au fond, le risque de basculer vers un modèle de totalitarisme écolo est-il bien réel ? Dans une longue interview à Usbek & Rica, le philosophe Pierre Charbonnier est très clair : « La première question à poser est : est-ce que cela existe ? La réponse est non. Si vous regardez aujourd’hui d’où viennent les propositions politiques les plus anti-démocratiques, elles viennent en général des gens qui veulent sauver des formes de croissance issues du passé. C’est le cas de Donald Trump aux États-Unis avec la croissance fossile, par exemple (3)»

On aurait envie de dire à Ilan Duran Cohen qu’il est certainement pertinent de réfléchir aux croisements entre enjeux écologiques et risques totalitaires, mais peut-être en plaçant les menaces dans leur ordre de réalité et non en les présentant cul par-dessus tête.

Petit polémiste… petit boomer ?

Ce roman mérite d’être lu pour sa radicalité et son inventivité mais pas vraiment d’être pris au sérieux pour son contenu d’anticipation. Non, au contraire, il parle plutôt d’aujourd’hui, dans le sens où son personnage principal est une représentation typique de la cohorte de boomers – et assimilés, peu importe l’âge – qui refusent de regarder en face l’impossibilité que leur monde continue. À la place des limites physiques, posées par le consensus scientifique, à la continuation de leurs modes de vie, ils voient une sorte de religiosité écologique excessive et injustifiée. Cette vision est de bonne foi. Ils ne parviennent pas à voir les choses autrement. Ainsi Conlang décrit-il la jeunesse ayant mené au monde dont il subit la contrainte : « Cette jeunesse n’avait que sa morale en tête, l’égalité absolument, et les dérèglements climatiques dont on ne venait pas à bout, la Terre qu’il fallait ressusciter, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait, ces agriculteurs qu’il fallait punir car ils profitaient de notre bonne terre, ces gamins souhaitaient que leur vie soit juste, comme si c’était possible, c’était facile de les offenser dans la limite du raisonnable. Ils avaient aussi soif de spiritualité, donner un sens à leur quotidien et leur futur, ils cherchaient le divin mais surtout sans Dieu, un concept plus concret, plus cool, moins contraignant. La Planète comme idole suprême convenait à toute cette jeunesse impatiente et implacable. » Ok, boomer. C’est formulé avec style, mais c’est plutôt méprisant pour une génération dont le combat écologiste s’appuie sur un consensus scientifique mondial. On croirait entendre le médecin provocateur Laurent Alexandre quand il titre son dernier livre Jouissez, jeunesse ! C’est un tel déni du caractère catastrophique de la situation qui relève du religieux, et non sa prise en compte par une jeunesse au contraire assez rationnelle pour le coup. La punchline de conclusion du roman, « je préfère être un homme libre dans un monde pollué qu’un esclave respirant de l’air pur » est séduisante mais elle masque mal ce déni d’objectivité, ce point aveugle de toute relativisation des périls écologiques : nous n’allons pas vers un léger souci de pollution de l’air mais vers un monde inhabitable. Se moquer du catastrophisme des plus jeunes, c’est reconnaître à demi-mot qu’on est bien peu familier des rapports du GIEC et de la littérature scientifique contemporaine. Lui trouver un caractère religieux ne signifie qu’une chose : c’est dans les yeux de railleurs, comme ce Conlang, que se trouve l’irrationnel et la dévotion au business-as-usual.

Le petit polémiste donne donc à réfléchir. Non parce qu’on donnerait foi au risque de totalitarisme vert proposé dans le roman mais parce que cette dictature verte, habilement décrite par Ilan Duran Cohen, est un miroir, dans la fiction, d’attachements, de résistances au changement et de discours bien réels aujourd’hui, même s’ils nous semblent en grande partie absurdes et fantasmés. Quoi qu’il en soit, ce roman porte bien son nom : le petit polémiste est à la fois le personnage principal, et le roman lui-même.

Notes

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues du roman d’Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste, Actes Sud, 2020.

(2) Vidéo sur la chaîne Youtube d’Actes Sud : « Rentrée littéraire 2020, Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste. »

(3) « L’écologie est par définition antipopuliste », interview de Pierre Charbonnier dans Usbek & Rica, propos recueillis par Pablo Maillé, 7 mars 2020.

Un petit producteur sénégalais face à la crise du lait

Mamadou Baldé, la cinquantaine bien passée, est un des nombreux petits producteurs de lait que l’on rencontre autour de Kolda, une petite ville du sud-est de la Casamance, au Sénégal. Il fait partie de ces éleveurs qui ont fait de la production de lait un métier à part entière. Il y a une vingtaine d’année, les politiques, appuyés par certaines associations et ONG, ont lancé un programme de valorisation de la production laitière afin de réduire les importations tout en créant un revenu monétaire à l’éleveur. Le « miracle » de la téléphonie nous permet de faire le point avec lui…

Par Hamadou Kandé

- Mamadou, voulez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je suis éleveur et agriculteur car, ici, nous faisons les deux métiers en même temps. Autant je m’occupe de mes vaches, autant je prends soin de mes champs de cultures vivrières et de cultures de rente pour subvenir aux besoins de la famille. J’ai cinquante-six ans, je suis monogame et j’ai huit enfants. Mes garçons adultes – ils sont quatre – vivent en ville où ils poursuivent leurs études. Ils reviennent à la maison pendant les vacances scolaires. Les autres enfants vivent à la maison car ils vont au collège. Ils participent aux activités domestiques : travaux champêtres et entretien des vaches et des petits ruminants…

- Combien de vaches avez-vous ?

J’ai actuellement un cheptel de septante-cinq têtes, et une vingtaine de moutons et de chèvres. Cependant tout ne m’appartient pas, dans ce cheptel : certaines vaches appartiennent à ma femme, d’autres appartiennent à mes enfants car ce sont des dons que nous avons faits, à chacun, à la naissance. Suivant les chances des uns et des autres, ces vaches se sont multipliées. C’est pareil pour les autres petits ruminants : la majorité appartient à ma femme et quelques-uns à mes enfants. Le reste est à moi. Ici, chacun reconnaît ses bêtes.

- Comment organises-tu la gestion de tes vaches ?

Pendant la saison des pluies – de juillet à novembre -, tout le cheptel est regroupé en un seul troupeau. La traite se fait le matin, ensuite nous détachons les vaches et le berger – un employé saisonnier payé à la fin de la campagne – conduit les bêtes au pâturage ; il les ramène en fin d’après-midi et nous les attachons, une par une, durant la nuit. Voilà le rythme habituel et quotidien. Durant cette période d’abondance de fourrage, la production de lait peut doubler, voire tripler, par rapport à la production en saison sèche.

Entre novembre et juin, le troupeau est divisé en deux groupes : la majorité est gérée de façon traditionnelle. Les vaches sont laissées en divagation, elles se débrouillent toutes seules pour trouver leur nourriture. Notre seule obligation est de les abreuver et de les attacher pendant la nuit. Pendant cette période, la production de lait chute drastiquement. Les femelles arrivent à peine à satisfaire les besoins de leurs veaux et la quantité consommée par la famille est réduite, voire pratiquement nulle.

Il y a ensuite un second groupe de vaches laitières – les plus productives : en moyenne, deux litres par jour – qui est parqué dans une étable. Ici, le but est de produire du lait en quantité pour le vendre à la laiterie du village afin d’avoir un peu d’argent pour subvenir aux besoins de la famille.

- Combien de vaches sont ainsi stabulées ?

J’enferme au maximum sept vaches. Le choix de ce nombre réduit est dicté par la rentabilité de l’activité. Vu que nos races locales produisent très peu de lait, il est impossible de s’en sortir financièrement si vous enfermez beaucoup de vaches. Cela augmenterait la quantité d’aliment à acheter alors que la production de lait n’augmenterait pas autant.

- Les producteurs de lait sénégalais bénéficient-ils d’aides publiques ?

Non. Il n’existe aucune aide. Nous achetons les compléments alimentaires au prix fort du marché, alors que notre lait, frais et local, est concurrencé par le lait en poudre importé d’Europe…

- Comment se passent tes journées ?

Je démarre, tous les matins, à six heures. Au réveil, je vais d’abord voir le grand troupeau qui est souvent parqué à trois kilomètres du village. Il arrive que je trouve quelques problèmes à régler d’urgence, quand il faut, par exemple, rattacher certaines bêtes qui ont rompu leur corde. Après la visite du grand troupeau, je reviens à l’étable, installée près de la maison, pour procéder à la traite des sept vaches qui s’y trouvent ; je les conduis ensuite au puits pour qu’elles boivent et, enfin, je leur donne leur ration alimentaire. Je retourne alors auprès du grand troupeau où je suis aidé par les enfants disponibles. S’ils sont tous empêchés, ce qui arrive assez souvent, je fais seul la traite. Ensuite, je libère les vaches et je reviens à la maison pour m’occuper d’autres choses… Les après-midis, entre treize et quinze heures, je vais abreuver le grand troupeau qui revient spontanément au point d’eau, au puits. En fin d’après-midi, vers dix-huit heures, je retourne attacher les vaches, chacune à sa place. Et, le lendemain, c’est reparti pour le même cycle… Ce rythme-là est tenu pendant tout le cycle de stabulation, qui va de novembre à juin. Ensuite, les deux groupes sont réunis en un seul troupeau, pendant la période d’abondance du fourrage, la saison des pluies. La production de lait monte alors en flèche durant car l’ensemble des vaches laitières connaissent une augmentation de leur production.

- Comment arrivez-vous à vous occuper des vaches et des champs, en même temps ?

Le travail que je viens de vous décrire peut-être effectué par toute la famille. Les enfants s’impliquent dès l’âge de six ans. Ils assistent leur père ou leur mère, et c’est ainsi qu’ils apprennent tout ce qu’il faut savoir.

- Quels sont les avantages de la stabulation ?

Ils sont de trois ordres : la stabulation apporte des revenus monétaires mensuels, alors qu’avant nous n’avions de l’argent que lorsque nous vendions notre production d’arachides, ou si nous vendions une bête. Le second avantage, et non le moindre, est la rapidité de multiplication du troupeau. Les vaches, bien nourries dans l’étable, portent un petit tous les années et demie environ, contre une moyenne de trois ans pour celles qui restent à l’état traditionnel. Le fumier de l’étable est également de meilleure qualité et il annule nos besoins en engrais chimique. Du coup, je n’achète pas d’engrais, ce qui se traduit par une économie substantielle.

- Quel est l’avenir de ce nouveau métier de producteur de lait ?

Il est très compliqué de prédire l’avenir ! La race locale est très peu productive et, si vous ne visez que le lait sans les autres avantages, vous aller rapidement abandonner à cause de la concurrence du lait reconstitué, à partir de la poudre de lait importée. Le croisement avec des races importées permet de relever le niveau de production, mais ce croisement n’est pas facile à obtenir car l’insémination obéit à un calendrier officiel des agents de l’état qui n’épouse pas le nôtre. Pour des raisons techniques, le programme d’insémination est regroupé et il n’est pas possible de faire une demande individuelle suivant, la situation particulière d’un troupeau. Si vos vaches ne sont pas prêtes quand le programme est lancé, eh bien, vous passez à la trappe. Ce qui fait que les producteurs locaux n’en bénéficient que très rarement… Dans ma famille, nous sommes éleveurs de père en fils, mais je crains fort d’être le dernier de la lignée à faire ce travail…

- Pourquoi dis-tu cela ?

Mes enfants qui sont tous allés à l’école ; ils ne souhaitent pas vivre les mêmes difficultés que moi. Le métier d’éleveur était prometteur à mes débuts. Je suis de la génération qui est passée de l’élevage traditionnel contemplatif à un élevage, dit moderne, où l’éleveur travaille à générer, via son lait, des revenus monétaires pour faire face à ses besoins. Avant l’éleveur se contentait, en priorité, d’auto-alimenter les siens avec sa production. Quand il avait besoin d’argent, pour une dépense familiale, il vendait une bête… C’est avec ma génération que les choses ont commencé à changer. Maintenant, l’éleveur investit dans l‘achat de compléments alimentaires pour produire du lait qu’il revend sur le marché local. Cette production est devenue une activité économique régulière qui se fait douze mois sur douze, alors que, du temps de mon père, elle était pratiquement inexistante sauf durant les cinq mois de la saison des pluies, où la production était excédentaire par rapport aux besoins de consommation de la famille.

- Pourquoi, alors, les enfants ne sont-ils plus attirés par le métier ?

Depuis les années quatre-vingt, les éleveurs – avec l’appui des OGN et des services de l’élevage – ont entamé la modernisation de leur activité, en investissant dans l’achat de compléments alimentaires, pour faire de la production du lait une activité génératrice de revenus… Ainsi, contrairement à mon père qui vendait une bête pour faire faces à ses besoins, moi je vends du lait pour subvenir à mes différents besoins sociaux : ordonnance, frais scolaires, habillement… Du coup, la production de lait est devenue une activité stratégique, pour nous les éleveurs. Le lait, en plus de permettre une bonne alimentation de nos familles, génère des revenus. C’est devenu un métier à part entière.

Cette nouvelle forme d’exploitation de nos vaches, avec la pratique de la stabulation pendant les mois de la saison sèche, permet une bonne intégration de l’élevage à l’agriculture, grâce au fumier qui aide à enrichir le sol et les restes des récoltes qui fournissent une bonne partie de l’alimentation des vaches laitières. Depuis l’apparition de cette forme d’exploitation de nos élevages, un second métier a fait son apparition dans nos zones agricoles : celui des transformateurs, au sein de petites unités de transformation artisanale du lait local. Ces unités créent de la valeur ajoutée, en transformant le lait local qu’ils nous achètent en divers autres produits. De nouveau emplois sont donc apparus avec cette activité de transformation. Grâce à elles, une certaine constance dans l’offre des différents produits laitiers est apparue, ce qui est une bonne chose pour les consommateurs.

- Mais ce fut une embellie de courte durée ?

La demande en produit laitiers est assez grande dans notre pays. Le développement de la production locale a encore revigoré l’offre et les consommateurs ont pris goût à ces aliments locaux, dérivés du lait, qu’ils trouvent désormais près de chez eux. Ce succès, lié à un travail de terrain mené par les éleveurs et les associations, a toutefois attiré une autre catégorie de transformateurs industriels, uniquement motivés par le gain qu’ils peuvent tirer de l’activité. Très vite, ces nouveaux transformateurs de lait se sont orientés vers le lait en poudre, moins cher et disponible en grandes quantités. Ils ne se soucient aucunement de la qualité nutritionnelle de leurs produits. Seul le profit compte à leurs yeux !

Le calcul est vite fait : un kilo de lait en poudre coûte 2.500 francs CFA, soit 3,80 euros. Avec cette quantité de poudre en lait, on obtient neuf litres de lait reconstitué qui est vendu à 300 francs CFA, soit 0,45 euros, alors que le vrai lait local est revendu entre 350 francs CFA, pendant la saison des pluies, et 400 francs CFA, pendant la saison sèche. Cette différence de plus ou moins 50 francs CFA fait pencher la balance en faveur du faux lait des transformateurs industriel. De plus, ces industriels occupent le terrain publicitaire, avec des slogans mensongers qui font croire au public mal informé que leur lait est local et frais ! Le stratagème consiste à donner, à leurs marques, un nom local auquel ils collent une image locale, souvent celle d’une femme éleveur peulh – une ethnie spécialisée dans l’élevage, dans toute l’Afrique de l’Ouest. Les consommateurs n’ont aucune possibilité de faire la différence entre ce lait issu de la poudre de lait et le vrai lait local, produit par les éleveurs du coin.

- La poudre de lait importée est donc fatale pour le lait local ?

Malgré les prix élevés des compléments alimentaires, la filière locale restait rentable pour l’éleveur local. Malheureusement, l’invasion du lait en poudre vient donner le coup de grâce à cette activité endogène qui impactait positivement le monde rural et l’élevage, au sens large du terme. Comme le serpent qui se meurt la queue, les éleveurs sénégalais ne comprennent pas que ce soient leurs homologues européens qui leur portent ainsi l’estocade fatale ! Cette poudre de lait importée qui a fini d’étouffer le développement de la production locale est à l’origine de tous les problèmes des éleveurs. Et ces problèmes renforcent la détermination des jeunes à tenter l’aventure de l’émigration clandestine ! C’est David contre Goliath. Mais on ne sait que trop bien ce qu’il advint de Goliath…

Néonicotinoïdes, retour à la case départ ?

Entre l’appel à l’aide des betteraviers français et l’insurrection des syndicats apicoles et des associations de protection de l’environnement, la question – qui paraissait pourtant définitivement close – de l’usage des « pesticides tueurs d’abeilles » a refait surface, cet été, dans l’Hexagone… L’Europe avait pourtant clairement tracé la voie. Un coup de canif de plus dans la construction européenne ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Après des années de lutte acharnée, les restrictions sur l’usage de plusieurs pesticides néonicotinoïdes, imposées en septembre 2018 par la loi sur la biodiversité de 2016, laissaient croire que l’affaire avançait dans le bon sens. Ô grand regret, ces produits biocides, dont la nocivité, pourtant avérée pour les pollinisateurs – et probablement non moins anodines pour l’homme -, font l’objet de nouvelles mesures dérogatoires annoncées par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La nouvelle fut portée à jour, le 6 août dernier, en réaction au désarroi des producteurs de betteraves français, victimes d’une ravageuse épidémie de jaunisse provoquée par les pucerons. Cette décision, perçue comme un nouveau recul de la part du gouvernement, a mobilisé le soulèvement de trente-et-une organisation nationale qui demandent aux parlementaires de s’opposer à ce projet de loi jugé dangereux et contradictoire (1), vu les dangers avérés de ces substances. Retour sur l’histoire des « néonics » et regard sur les alternatives existantes avec les acteurs de l’association bio des Hauts-de-France…

Les abeilles en péril…

L’emploi de cette nouvelle famille d’insecticides se généralise, dans l’agriculture conventionnelle, dans le courant des années nonante. Dans le même temps, les apiculteurs déplorent d’importantes pertes de cheptel – moins 30% en moyenne – et de rendement – jusqu’à moins 70% ! Ils constatent au fil du temps une hausse toujours croissante de la mortalité des ouvrières. En 2003 l’imidaclopride – agent de traitement préventif commercialisé sous le nom de Gaucho – est le premier néonicotinoïde dont la toxicité est reconnue par le comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (2). Le rapport sans équivoque de ce groupe d’expert, mène le ministre de l’agriculture de l’époque à suspendre l’utilisation de l’imidaclopride dans les cultures de tournesol, grands pourvoyeurs de nectar pour les abeilles. Plusieurs études (3) concernant d’autres substances néonicotinoïdes furent menées, suite à ce rapport, pour en arriver aux mêmes conclusions : ces neurotoxiques s’attaquent au système nerveux des abeilles et sont capables – à faibles doses ! – d’altérer leurs fonctions cognitives – désorientation, problèmes de communication, etc. -, leur capacité de reproduction et leurs facultés d’apprentissage. Avant d’entraîner leur mort ! Il n’est plus possible, à l’heure actuelle, de nier l’effet de ces substances chez les abeilles. Une réalité au demeurant inacceptable pour des insectes « non cibles », comme pour les acteurs de la filière apicole.

…Mais encore ?

Dans le contexte actuel, que représente l’importance de ce constat, alors que les betteraves sucrières ne constituent pas d’importantes cultures mellifères visitées par nos butineuses ? Il faut savoir que les néonicotinoïdes ont la particularité d’être surtout utilisés en enrobage de semence. Un procédé novateur à l’époque de leur apparition, pour garantir une diffusion prolongée de l’insecticide – dans le sol, dans l’eau, etc. -, ainsi que son absorption par l’intégralité de la plante. Or, en 2018, un nouveau rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA ) (4) dévoile un risque d’exposition pour les abeilles aux résidus néonicotinoïdes, par dérive de poussières. Ainsi l’inquiétude ne tient pas seulement au fait que les habitantes de nos ruches entrent en contact avec le pollen ou le nectar des betteraves, puisqu’il leur suffit de survoler un champ traité pour être contaminées… Une originalité, à souligner, de ce rapport est que les experts se sont intéressés aux risques encourus par les abeilles sauvages, telles que les bourdons ou les osmies, qui – sans réelle surprise – ne semblent pas épargnés : « la plupart des utilisations poseraient un risque élevé tant pour les abeilles domestiques que pour les abeilles sauvages« . Et l’évaluation des dangers ne s’arrête pas à cette seule catégorie d’insectes. Qu’en est-il du sort des autres pollinisateurs ? De la microfaune du sol, directement impactée, ou encore des animaux aquatiques ? Diverses études ont prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs groupes fauniques à ces neurotoxiques, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années (5) ! Pourtant, près d’un tiers des insecticides commercialisés aujourd’hui dans le monde sont des néonicotinoïdes. Un fait d’autant plus alarmant à l’heure où l’effondrement de la biodiversité connaît un essor exponentiel.

Des conséquences pour la santé humaine ?

Certains néonicotinoïdes sont classés en tant que cancérogènes pour l’animal et « susceptibles de provoquer le cancer chez l’être humain ». C’est le cas de l’acétamépride ou encore du thiaclopride, également reconnu comme reprotoxique, c’est-à-dire nuisible pour la fertilité et pour le fœtus, dont l’Anses préconisait même le retrait du marché dans un avis paru en 2017 (6). Ledit rapport répertoriait deux cent septante-cinq cas d’expositions accidentelles aiguës, responsables de symptômes variés – troubles digestifs, neurologiques, oculaires et cutanés. S’il n’existe, à ce jour, aucune preuve accablante de la toxicité chronique de ces molécules, la présence de résidus néonicotinoïdes dans des produits d’alimentation courante – fruits et légumes, thé – a toutefois été démontrée (7). Le doute subsiste donc quant à l’innocuité de ces substances pour l’être humain, qu’il est actuellement impossible de confirmer ou d’infirmer.

Vers un nouveau modèle agricole

Le contexte juridique actuel apparaît réellement préoccupant. Faut-il encore sacrifier l’environnement au profit du lobbying des grandes puissances industrielles ? N’y a-t-il pas mieux à faire, pour « préserver la filière sucrière française », que de risquer la santé de tous et la bien portance de la filière apicole déjà fragilisée ? D’autres modèles agricoles existent et semblent prouver leur efficience. En outre, les producteurs de betterave bio n’apparaissent pas – ou très peu – touchés par l’épidémie de jaunisse dont se plaignent les betteraviers conventionnels. Loïc Tridon, chargé de projet au sein de l’association Bio en Hauts-de-France, témoigne : « en 2016, nous avons lancé, avec notre groupement d’agriculteurs bio, un test de production de betteraves sucrières pour l’élaboration de « micro-sucreries » à taille humaine. Dans le cadre de ce projet, nos producteurs ne constatent pas de jaunisse. » Christophe Carroux, agriculteur membre du projet confirme : « il n’y a pas, ou très peu d’impact sur la filière dans la région Hauts-de-France. Ici, nous avons même l’exemple d’un agriculteur dont la parcelle en bio n’est pas touchée, contrairement à celle qu’il cultive en conventionnel. » Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette constatation : « pour nous, les dates de semis sont décalées et interviennent généralement après le 15 avril. Or les semis sont plus précoces en conventionnel, à cause de la nécessité de rendement. En bio, nous avons également des périodes de rotations beaucoup plus longues, de sept à neuf ans, contre trois à quatre ans en agriculture conventionnelle. Nous sommes ainsi moins exposés aux attaques de pucerons.« 

La taille des exploitations et la richesse de la biodiversité environnante jouent aussi un rôle majeur. L’implantation de haies autour des parcelles, par exemple, favorise une présence d’auxiliaires plus importante. Loïc Tridon postule également que « la fertilisation minérale utilisée en conventionnel, apportant plus de protéines, pourrait augmenter la production de sève des betteraves et favoriser ainsi les attaques de pucerons, mais c’est là bien sûr une simple hypothèse à confirmer. » Au sujet de la polémique actuelle, Christophe Carroux nous dit : « on fait machine arrière, avec cette dérogation, mais en vain car on aura, à terme, le même problème dans d’autres filières. Nous devons changer de modèle économique mais il faudrait doubler le prix de la betterave pour que l’agriculteur puisse vivre en bio. Il faut redonner la juste valeur des produits agricoles, afin que l’agriculteur ne subisse pas la course à la productivité en se voyant obligé d’être biberonné par les produits chimiques.« 

Les faits semblent confirmer que nous sommes – une fois de plus – confrontés à une problématique de production industrielle. À quand la création d’une agriculture à taille humaine, respectueuse de l’environnement, du producteur et du consommateur, qui serait vraiment soutenue par nos dirigeants ? Le récent contexte sanitaire, ne devrait-il pas apprendre à ce monde de croissance déraisonnée qu’il doit accepter de ralentir la cadence ?

En Belgique - où l'on déroge déjà -, les conditions de dérogation ne sont pas respectées !

En dépit de nos vives protestations, la Belgique, elle, déroge depuis deux ans déjà ! Un premier courrier avait été adressé par nos soins, au ministre fédéral de l’Agriculture, en date du 15 novembre 2018, pour dénoncer le très mauvais signal qu’une telle dérogation envoyait aux agriculteurs. Nous avons ensuite longuement rappelé, un quart de siècle de lutte, depuis que les apiculteurs français découvrirent, au milieu des années nonante, les dégâts immenses causés à leurs colonies d’abeilles…

Un nouveau courrier, co-signé cette fois par Natagora, Nature & Progrès Belgique, PAN Europe, WWF, Inter-Environnement Wallonie et Greenpeace, se trouve déjà sur la table du ministre Vivaldi de l’agriculture, David Clarinval. Et nous découvrons, à présent, que même les conditions auxquelles ces dérogations sont soumises ne sont pas respectées ! Aucune culture attractive pour les abeilles ne peut, en effet, être semée ni cultivée pendant les deux années qui suivent celle du semis de betteraves sucrières. Les engrais verts fleurissants peuvent être semés à condition que la floraison soit empêchée par un traitement mécanique. Ces conditions ont été très largement négligées : de nombreux champs de betteraves sont envahis d’adventices, entre autres de chénopodes, et ces plantes ont été visitées par les insectes – notamment les abeilles – et les ont exposés à ces produits toxiques. Où est la loi ? Où est le droit ? La « politique autrement », ça commence quand ?

Notes :

(1) 10 raisons pour ne pas voter la dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes, Syndicat National d’Apiculture, 7 septembre 2020.

(2) Imidaclopride utilisé en enrobage de semences (Gaucho) et troubles des abeilles, rapport final, Comité Scientifique et Technique de l’Etude Multifactorielle des Troubles des Abeilles, 18 septembre 2003.

(3) Notamment le rapport de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), réalisé en 2013, à la demande de la Commission européenne.

(4) Questions et réponses : Conclusions 2018 sur les néonicotinoïdes, EFSA, 28 février 2018.

(5) Biodiversité et néonicotinoïdes, revisiter les questions de recherche, Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), 2017.

(6) L’impact sur la santé humaine des substances néonicotinoïdes autorisées dans les produits phytopharmaceutiques et les produits biocides, Anses, 7 novembre 2017.

(7) Alerte aux néonicotinoides dans nos aliments !, Générations futures, 2013.

Changer au contact de l’utopie

Écotopia, d’Ernest Callenbach, est un best-seller américain, récemment retraduit en français.

Il imagine la sécession de trois États de l’Ouest des USA, qui utilisent leur indépendance pour se transformer radicalement.

Vingt ans plus tard, on découvre le résultat par le regard extérieur d’un journaliste. Après les dystopies, une utopie !

Par Guillaume Lohest

Introduction

Imaginez la scène. Un groupe d’amis, après un repas un peu arrosé. Cela cause politique avec passion. Les débats s’intensifient entre deux invités sur la façon dont tourne le monde en général, le système capitaliste, les inégalités, le climat… D’un côté l’utopiste, qui rêve presque de révolution. De l’autre le réaliste, blasé des faiblesses de l’être humain. Arrive ce moment où l’idéaliste est acculé. “Dénoncer, c’est facile, mais dès qu’il s’agit de faire des propositions cohérentes…” Toute personne critique envers la façon dont fonctionne la société s’est déjà vu opposer cette réplique assassine. “Et qu’est-ce que tu proposes comme système alternatif ?

Je ne sais pas s’il est possible ni même souhaitable d’exiger de quelqu’un qu’il dessine un modèle de société clé-sur-porte. Je ne pense pas que ce soit une condition nécessaire pour pouvoir émettre des opinions tranchées et des critiques radicales envers le monde actuel. Toujours est-il qu’un auteur américain a réalisé cette prouesse dans un roman publié en 1975 : avec Ecotopia, Ernest Callenbach a proposé une image très complète d’un modèle de société alternatif. Il y aborde des thèmes aussi variés que l’alimentation, l’agriculture, le temps de travail, la manière de se vêtir, les transports, l’urbanisme, la foresterie, le système politique, la fiscalité, la vie économique, le sport, les loisirs, l’éducation, les médias, etc.

La résurrection des utopies endormies

Pendant des années, une version espagnole de ce roman a traîné dans ma bibliothèque, telle un poids mort. J’avais pourtant été enthousiasmé par la description que m’en avaient faite plusieurs amis. Au temps où les éditions Nature & Progrès publiaient encore, on évoqua même l’idée de tenter une nouvelle traduction associative, car ce livre est longtemps resté introuvable en français, jusqu’à sa réédition en octobre 2018 aux éditions Rue de l’Échiquier. Mais le réalisme prévalut, et Ecotopia poursuivit sa léthargie dans mes rayonnages. Je dois être honnête : les quelques essais de lecture s’étaient alors avérés infructueux. Cela sentait le catalogue de descriptions politiques ennuyeuses. J’abandonnais toujours mais j’avais tort car le contenu de ce roman est décapant et, pour le moins, un formidable stimulant pour l’imagination politique et sociale. Ce n’est pas du Flaubert – les amateurs de style seront déçus – mais ce n’est pas le but : il faut plutôt lire Écotopia comme un essai. La part de fiction y est assez rudimentaire, c’est un ornement. Sans doute était-ce ce qui me rebutait.

Jusqu’à cet été. Le bouleversement des habitudes et du fonctionnement de la société pendant la période de confinement a créé un tel choc qu’un peu partout, dans les colonnes des magazines, dans les articles en ligne, on a vu fleurir des appels à ne pas recommencer comme avant, à éviter un retour à la normale. Et même s’il semble aujourd’hui que tout soit au contraire “rentré dans l’ordre”, les utopies ont repris un peu de poil de la bête. Les réalistes en prennent un coup : la normale est peut-être l’anormal, comme l’ont rappelé certains militants écologistes au plus fort du Covid-19. Bref, il fait un temps à lire des romans utopiques !

Un genre littéraire hérité de la renaissance

Or il se fait qu’Écotopia correspond exactement à ce qu’on appelle une utopie dans le jargon des genres littéraires. Le premier écrit de ce genre est l’œuvre de l’humaniste anglais Thomas More, en 1516, qui est d’ailleurs l’inventeur du terme Utopia. Autrement dit, étymologiquement, un lieu qui n’existe pas, ou pas encore, mais qu’on s’efforce de décrire pour créer une attraction, pour projeter le monde réel et présent vers cette utopie à réaliser. Dans ce premier écrit du genre, un marin du nom de Raphaël Hytlodée décrit à des personnages – réels – de l’époque sa découverte d’une île – l’île d’Utopia – proposant la “meilleure forme de communauté politique”. Tous les aspects de la vie en société y sont décrits méthodiquement, par le biais d’une correspondance entre humanistes de la renaissance.

On retrouve ce procédé dans Écotopia, qui s’ouvre sur ces mots : “Le Times-Post est enfin en mesure d’annoncer que William Weston, notre spécialiste incontesté des relations internationales, va passer un mois et demi en Ecotopia, où il partira en reportage la semaine prochaine. Seules des négociations diplomatiques au plus haut niveau ont rendu possible cet événement journalistique. Pour la première fois depuis que les États de la côte Ouest ont fait sécession et interdit toute visite et toute communication avec les Etats-Unis, un Américain va effectuer un séjour officiel en Ecotopia. (1)” Le roman se présente comme une succession d’articles abordant chacun un aspect particulier du pays visité, entrecoupés de passages sur le mode du journal intime personnel.

Un pays de hippies ?

Car si Écotopia n’est pas une île, c’est tout de même un territoire fermé, aux frontières protégées. Ses habitants ont donc développé, en vingt ans d’indépendance, une culture de la convivialité bien à eux. Dès son arrivée, William Weston est frappé par une foule de petits indices étranges : les soldats écotopiens l’accueillent avec un sourire chaleureux et des paroles franches qui ne se limitent pas à des banalités administratives ; les trains n’ont pas de sièges mais de la moquette au sol, des plantes vertes, des coussins ; les habitants d’Écotopia ont un look bien à eux. Ils “semblent sortis d’un roman de Dickens : souvent assez étranges, mais ni misérables ni délirants comme l’étaient les hippies des années soixante”. Les observations du journaliste américain ne se limitent donc pas aux données chiffrées et à la politique. Il note des détails et des attitudes qui lui semblent nouvelles, une manière d’être, d’exprimer ses émotions dans la population écotopienne. C’est certes un peu caricatural, mais c’est charmant et audacieux. “La manière dont les gens se comportent entre eux – et avec moi – me rappelle sans cesse quelque chose, sans que je n’arrive à savoir quoi au juste. Je me fais toujours prendre par surprise, j’ai l’impression qu’on me propose une chose merveilleuse – une amitié, l’amour, une vérité cruciale – et puis tout s’évanouit en fumée… Par ailleurs, les gens semblent souvent étonnés, peut-être légèrement déçus, comme si j’étais un enfant qui n’apprenait pas très vite. (Mais que suis-je censé apprendre ?)

Le regard que porte William Weston sur les habitants d’Écotopia et sur leur façon de vivre rappelle parfois certains débats polémiques entre générations que connaissons aujourd’hui – et dont nous avons polémiqué dans ces colonnes ! “On dirait des adolescents qui ont rejeté le mode de vie de leurs parents. Cette attitude va sûrement changer.” On croirait entendre Michel Onfray à propos de Greta Thunberg ! Le journaliste semble aussi parfois désorienté : “La vie ici me paraît parfois sortir d’un passé que j’ai peut-être connu en regardant de vieilles photographiques. À moins qu’il ne s’agisse d’un bond en avant : ces gens, tellement américains malgré leurs étranges coutumes sociales, sont peut-être ce que nous deviendrons.

Le choc par contraste

Autre écho à ce que nous avons vécu récemment : le silence des rues. Combien d’entre nous, pendant le confinement, ont pu faire cette expérience inédite d’un monde dans lequel la majorité des véhicules à moteur avaient disparu ? Bien sûr, cela ne fut possible pour nous que par parenthèse, dans un moment de suspension de l’activité économique. Par contre, en Écotopia, c’est la norme ! “J’ai eu mon premier choc, indique Weston, dès que j’ai mis les pieds dans la rue. Tout était étrangement silencieux.” La place laissée aux véhicules – taxis électriques, minibus, fourgons de livraison – est très réduite sur les routes écotopiennes. “L’espace restant, qui est énorme, est occupé par des pistes cyclables, des fontaines, des sculptures, des kiosques à musique et de ridicules jardinets entourés de bancs. Sur tout le paysage plane ce silence presque lugubre, ponctué par le léger vrombissement des bicyclettes et les cris des enfants. Parfois, aussi incroyable que cela puisse paraître dans l’artère principale d’une capitale, on entend même un oiseau chanter.

Comment une telle société peut-elle fonctionner ? Comment les gens travaillent-ils ? Comment se crée et se répartit la richesse ? Quelle est l’alimentation des Écotopiens ? Comment règlent-ils les conflits ? Y a-t-il des partis politiques différents, une opposition, une vie démocratique ? Aucune de ces questions n’est oubliée dans le roman. Et même si les descriptions sous forme d’articles demeurent assez générales, on ne peut que saluer la vision ultra-complète qu’Ernest Callenbach a pu esquisser. Il y a glissé aussi un vrai cheminement du journaliste, presque une initiation. L’intrigue est légère mais pas inexistante : William Weston va s’attacher, se faire des amis. Autant d’ingrédients qui rendent la lecture d’Écotopia agréable, au-delà de ses nombreuses résonances avec notre situation actuelle.

Agriculture, forêts et “état d’équilibre”

Comment ne pas faire un peu de place, ici, au système alimentaire écotopien ? Il est certainement assez proche de la vision défendue par Nature & Progrès ! Voici ce que répond le vice-ministre de l’alimentation au journaliste américain qui l’interroge : “Au bout de sept ans, nous avons réussi à nous dispenser entièrement des engrais chimiques. Cela en partie grâce au recyclage des déchets autrefois déversés dans les égouts, en partie grâce à l’usage généralisé du compost, en partie aussi grâce à la rotation des récoltes et à l’adoption de nouvelles variétés de graines fixant l’azote, et en partie enfin par des méthodes inédites d’utilisation du fumier animal.

L’alimentation des Écotopiens repose sur des produits non transformés pour la plupart. Certains ont été interdits, d’autres mis sur des “listes noires”. Quand Weston s’interroge sur ces pratiques bureaucratiques, la réponse du vice-ministre est surprenante : il explique que ces listes noires “ne sont pas contraignantes mais exercent une pression morale, pourrait-on dire. Elles sont purement informelles et dressées par des groupes d’études émanant de coopératives de consommateurs. D’habitude, quand un produit apparaît sur ces listes, la demande s’effondre.” N’est-ce pas une forme de réappropriation collective de l’alimentation par les consommateurs, un miroir inversé du poids des lobbies dans notre société ?

Le rapport qu’entretiennent les Écotopiens aux arbres et aux éléments naturels en général peut aussi être illustré par une pratique très originale : “tout individu ou tout groupe souhaitant construire une charpente doit d’abord rejoindre et séjourner dans un camp au milieu de la forêt pour y accomplir son “service forestier” : il s’agit d’une période de travail durant laquelle ils doivent en théorie contribuer à la croissance de nouveaux arbres pour remplacer le bois qu’ils vont consommer.” Cette manière de faire est une aberration économique selon William Weston. Mais elle a pour principal avantage de faire prendre conscience concrètement des conséquences de tout usage de ressources ! Car toute l’économie écotopienne repose sur le principe de l’“état d’équilibre”, l’idée – tellement logique au fond – qu’aucune activité ne doit être productrice de déchets, que tout doit donc pouvoir être recyclé, réinjecté dans un cycle naturel. Un roman précurseur des concepts d’économie circulaire et du zéro déchet !

Voir les crises autrement

Mais attendez. Comment un pays entier pourrait-il s’isoler dans une utopie écologique et sociale sans forcément en payer le prix au niveau du système financier mondial ? Ernest Callenbach n’a pas dissimulé cette difficulté. Il fonde même le nouveau système économique d’Écotopia sur un rapport renouvelé à la crise et aux finalités de l’économie. “Quelques militants écotopiens ont alors introduit une nouveauté dans ce raisonnement jusque-là très logique : pour les individus, le désastre économique n’était pas identique à une catastrophe mettant en péril leur survie même. En particulier, une panique financière pouvait se retourner en un bienfait, à condition d’organiser la nation pour qu’elle mobilise tous ses talents, ses compétences et ses ressources énergétiques au service des nécessités fondamentales de la survie.

L’article de William Weston, à propos de l’économie écotopienne, est peut-être le plus stimulant pour l’imaginaire politique. Il détaille comment le pays utopique a réagi face à l’énorme crise qui l’a frappé dès l’indépendance : nationalisation de l’agriculture, moratoire sur les activités de l’industrie pétrolière, reprise en main des acteurs de la grande distribution… Mais aussi : semaine de vingt heures pour partager le travail et lutter contre le chômage de masse, mobilisation générale de main-d’œuvre pour construire un immense réseau ferroviaire et démanteler toutes les industries devenues indésirables. Plus audacieux encore : Callenbach fait reconnaître à ses personnages que leur niveau de vie a fortement diminué avec la disparition du confort moderne. Il propose un contre-modèle d’activité économique entièrement basé sur la survie collective. “À en croire certains témoins, écrit Weston, le cap mis par le nouveau gouvernement sur la survie biologique et rien d’autre renforça la cohésion de la population et la rassura. Les paniques provoquées par des pénuries alimentaires furent, paraît-il, très rares.”

Une telle phrase pourrait faire craindre une société sans vie démocratique ou culturelle, une sorte de gouvernement autoritaire à vocation de survie et rien d’autre. En Écotopia, il n’en est rien : il y a une opposition démocratique, une culture du débat permanent – assez cocasse d’ailleurs – et un nombre incalculable d’artistes spontanés… Ne me demandez pas comment un tel miracle est possible, je vous répondrais qu’il s’agit de littérature après tout. C’est le propre d’une utopie. Cela fait réfléchir. Et peut-être même agir : à Tilff, en région liégeoise, une ancienne pépinière a été transformée en espace de projets – potagers en permaculture, échanges d’idées et de savoir-faire, méditation, école maternelle – par l’asbl… Ecotopia !

Écrire, lire, débattre, à quoi bon ?

Écotopia n’est pas une utopie complète. C’est une semi-utopie. Ministres, habitants, collègues journalistes, tous le disent à William Weston : ce n’est pas parfait mais ça fonctionne, au moins aussi bien que les USA – avec d’autres valeurs. Certains aspects décrits sont même, pour le lecteur, assez rebutants – je n’en dirai rien toutefois. C’est ce qui donne un charme à Écotopia : malgré le parti pris du roman, indéniable, en faveur d’une autre société plus écologique et plus égalitaire dont Ecotopia est l’incarnation, les modalités pour y parvenir demeurent objet de débats, de tensions, d’introspection du narrateur-journaliste.

Cela lui procure un rôle aussi. Un rôle qui donne toute son importance à son travail de journaliste “hors utopie” et, par extension, à toute activité culturelle ou sociale permettant d’augmenter la compréhension collective du monde, le recul critique, la puissance d’agir. “Mon travail est mon principal plaisir dans la vie, dit-il à une séduisante écotopienne. Il me donne un sentiment de puissance, car je m’adresse aux gens, à beaucoup de gens ainsi qu’aux responsables en mesure d’agir. Et puis, en écrivant un article, je me sens compétent, assez intelligent, ouvert et informé pour comprendre des événements hors du commun et les mettre en perspective.” William Weston est assez nombriliste dans cette tirade. Mais si vous lisez Ecotopia, vous verrez qu’il finit par changer au contact de l’utopie. La fiction ne le dit pas mais qui sait si ses articles n’en auront pas changé des milliers d’autres ?

Note :

(1) Toutes les citations de cet article proviennent du roman Écotopia d’Ernest Callenbach, Éditions Rue de l’Échiquier, 2018, traduction française par Brice Matthieussent (1975 pour l’édition originale en anglais).