CO2rona : n’oublions pas le climat…

Ainsi vont le monde et les médias : le coronavirus est là et, soudain, plus rien d’autre n’existe ! La crise climatique, la crise sociale et la crise écologique ne sont plus que de très lointains souvenirs. Le petit koala n’a jamais cramé dans son eucalyptus, « les gilets jaunes » n’ont jamais manifesté sur les ronds-points… Nos concitoyens n’aspireraient qu’à un retour à « la normale ». C’est quoi ça, « la normale » 

Par Dominique Parizel

Introduction

Ne minimisons pas, bien sûr, la crise sanitaire en cours. Personne ne l’a vue venir, même lorsqu’elle était déjà présente en Chine… Et, à l’heure où j’écris ces lignes, l’Afrique et les Amériques n’y croient toujours pas vraiment. L’Europe, quant à elle, est comme toujours aux « abonnés absents » mais la santé, bien sûr, n’est pas dans ses compétences. Les différents Etats-membres de l’Union agissent donc en ordre dispersé. Aucun « plan pandémie » n’existait nulle part, comme en témoigna l’aberrante saga des masques… made in China. Et nous nous fatiguons encore, quant à nous, à espérer un plan en cas d’accident nucléaire… Enormément de gens souffrent de la crise, soit directement parce qu’ils sont malades, soit indirectement parce que leurs conditions de vie et de travail sont rapidement devenues insupportables. Une inquiétude diffuse croît sournoisement car quelques piliers de notre monde, qui paraissaient pourtant inébranlables, sont en train de vaciller sous les yeux de tous…

Nous avons cependant tous vu ces photos satellites (1) qui montrent à quel point un simple ralentissement de l’activité économique – comprenez de l’activité économique basée sur le carbone – est de nature à diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre, ainsi que la pollution de l’air que respirent des millions d’êtres humains… Et la tendance ne fait que s’accentuer dès que les frontières se ferment et dès que la plupart des avions restent « cloués » au sol. Evidemment, les économistes « sérieux » se gaussent aussitôt car plusieurs gouvernements – l’Italie et la Chine, par exemple – ont déjà commencé à puiser dans leurs réserves fiscales pour limiter les dégâts économiques de la crise qui s’annonce. « Or ces investissements cibleront les entreprises touchées par la crise ainsi que le secteur de la santé, et non les secteurs écologiques« , nous dit, par exemple, dans une « carte blanche » publiée dans L’Echo du 11 mars, Céline Boulenger, économiste de Degroof – Petercam

Et pourquoi le climat, ce n’est pas comme le corona ?

Oui, pourquoi nos concitoyens – à l’instar de ces éminents économistes – paniquent-ils quand l’épidémiologiste parle, alors qu’ils continuent à hausser vaguement les épaules quand c’est le climatologue ? François Gemenne, chercheur en sciences politiques à l’Université de Liège, pointa quatre différences dans une autre « carte blanche » parue, le 18 mars, dans le quotidien Le Monde. Tout d’abord, le virus est ressenti comme un danger concret, proche et immédiat – tout le monde peut soudain l’attraper et y passer -, alors que le climat, bon, on s’acclimate… Il serait bon dès lors, ajoute-t-il, de mettre davantage en évidence les impacts du changement climatique en matière de santé publique, argument auquel le public est plus sensible. Ensuite, les mesures de lutte contre le virus sont toujours perçues comme temporaires et généreraient certainement, si elles ne l’étaient pas, davantage encore de contestations… Enfin, si chacun d’entre nous disposait, dit François Gemenne, d’une connaissance suffisante des phénomènes climatiques, sans doute en prendrait-il mieux la mesure et agirait-il en conséquence… Il objecte alors, lui-même, que les mesures contre le coronavirus n’ont pourtant été demandées par personne mais ont été imposées par les gouvernements, alors que les citoyens ne comprenaient pas grand-chose à la question. Pareille attitude serait-elle envisageable concernant le climat ? Il y a évidemment matière à en douter… Le chercheur liégeois semble pourtant admettre que la crise en cours peut être un précédent utile pour le sauver, montrant « qu’il est possible de prendre des mesures radicales et urgentes face à un danger imminent… » Avant de changer de pied, moins d’une semaine plus tard, constatant – sur les réseaux sociaux – qu’ »à long-terme, la crise du coronavirus sera une catastrophe pour le climat car on risque d’offrir une bouée de sauvetage à l’économie du carbone« , plusieurs pays annonçant, en effet, des plans de relance de leur industrie fossile ou des secteurs aériens. La Tchéquie et la Pologne, constate-t-il, demandent déjà l’abandon du Green New Deal européen, et la Chine envisage de construire des centaines de centrales au charbon… Or, conclut François Gemenne, « le changement climatique n’est pas une simple crise, c’est une transformation irréversible. Il n’y aura pas de retour à la normale, pas de vaccin. Il faut des mesures structurelles, pas conjoncturelles.« 

L’OPEP et le pétrole de schiste de l’oncle Trump

Mais n’est-ce pas, justement, au pied du mur qu’on voit le maçon ? Il est des réalités qu’il faut pouvoir affronter autrement qu’avec la posture du matamore populiste toujours prompt à remettre la faute sur l’étranger. C’est là toute la rigueur morale que nous attendons aujourd’hui de ceux qui nous représentent. Mais c’est à la population qu’il appartient également de produire l’effort de compréhension et de solidarité qui s’impose. Car ce maudit virus, dont rien ne dit qu’il ne reviendra pas – par vagues successives – nous rendre à nouveau visite dans les prochaines années, est sans doute un révélateur d’une autre crise, bien plus profonde et plus globale…

« Le Sénat américain a approuvé à l’unanimité, ce mercredi 25 mars, un plan historique de deux mille milliards de dollars pour soutenir la première économie mondiale, asphyxiée par la pandémie de coronavirus qui a déjà fait plus de mille morts aux Etats-Unis« , pouvait-on lire sur le site de la RTBF, en date du 26 mars. Et encore : « Ces mesures comprennent l’envoi d’aides directes aux Américains, allant jusqu’à mille deux cents dollars par adulte et cinq cents par enfant, pour les ménages gagnant moins de cent cinquante mille dollars par an. Grande demande des démocrates, les indemnités chômage ont également été notablement renforcées et les travailleurs indépendants pourront en bénéficier. Le texte inclut environ cinq cents milliards de prêts et d’aides pour les entreprises et secteurs clé, dont près de trente milliards d’aides au secteur aérien, passagers et fret. Le plan comprend aussi cent milliards de dollars pour les hôpitaux, débordés par l’épidémie.« 

L’économie américaine serait-elle, à ce point, affolée par une crise sanitaire qu’elle n’aurait pas vu venir, elle non plus ? Ou nos amis yankees sauterait-ils sur l’opportunité pour amortir un choc beaucoup plus grave encore ? Ne confondons pas ! En matière de politique internationale, l’événement de ce début d’année, ce ne fut pas le coronavirus mais sa principale conséquence : pour la première fois depuis 2016, l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et la Russie ne sont pas parvenues à s’entendre pour stabiliser les cours. Résultat : le prix du baril s’est effondré et la pandémie mondiale n’a rien arrangé ! Mais ce qui sembla être – à très court terme – une bonne nouvelle pour l’automobiliste belge n’en est vraiment une pour personne car, depuis la grande crise économique de 2008 – qui avait vu les cours s’envoler sous la pression de la demande mondiale -, un équilibre n’avait pu être retrouvé qu’avec le développement des pétroles de schiste américains qui ont permis à l’économie US d’être autonome en énergie. Seulement voilà : cette production n’augmente plus depuis juillet dernier (2) et l’effondrement actuel des cours, voulu par l’OPEP et par un satané virus, lui porte un coup particulièrement rude. Ces pétroles ne sont, en effet, rentables que si les cours du baril se maintiennent aux alentours de cinquante dollars. Et ils sont aujourd’hui à vingt-cinq ! D’où, panique chez Trump et ses épigones, avec l’élection en ligne de mire… Une panique qui ne devrait pas restée « confinée » aux States

Sorties de route et garagistes sans scrupules

C’est le battement d’aile du papillon… Ou plutôt de la chauve-souris au-dessus du pangolin. Puis le goût des Chinois pour la viande d’animaux sauvages, le confinement de la moitié de l’humanité et la demande en pétrole qui chute, pile au moment où la production américaine se tasse et boit la tasse… Tout cela n’était pas évident à imaginer. Faites cela au cinéma et on vous prendra pour un fou ! Mais, et le climat, finalement, dans tout cela ?

En 2008, la pression des cours pétroliers avait fini par faire crever la chambre à air là où elle était fragilisée : les subprimes américaines. Aussi grave fut alors la sortie de route, il avait suffi de changer le pneu et quelques autres pièces un peu tordues pour repartir de plus belle et se remettre à « monter dans les tours ». Bref, un retour à « la normale ». Tout profit pour les garagistes… Aujourd’hui, ce sont des causes largement exogènes qui imposent un ralentissement à nos économies ; hormis pour ceux qui sont « au front », c’est, dans la temporalité élastique du confinement, la fin de la « chronométrisation » de nos existences – et des angoisses qui vont avec ? -, comme dit l’historien Laurent Vidal (3), en rupture totale avec les injonctions – mais aussi les flux sonores et visuels, les « infos en continu » – de l’époque que nous traversons. Nous apprenons à réhabiter notre temps ; osons le mot : nous prenons un bon coup de décroissance ! Et, cette fois, la voiture en panne ne repartira plus sans une révision générale, sans un allègement drastique du fatras matériel et de contraintes qu’elle transporte. C’est même carrément d’un nouveau moteur, adapté à une nouvelle énergie propre, dont nous avons besoin, puisque le pétrole est en panique. Et, par conséquent, d’un châssis plus léger et d’une carrosserie d’un genre tout neuf. D’un véhicule repensé, réadapté et donc tout différent, en somme… Les politiciens populistes, en garagistes peu scrupuleux qu’ils sont, voudront dans doute relancer le fossile, gaz et charbon, et continuer à nous vendre leur vieux modèle lourdingue qui s’époumone à cracher son carbone, ou carrément à nous bricoler des gazogènes, comme en 40… Comment leur faire comprendre qu’ils perdent leur temps ? Que tout cela est fini. Ringard et dépassé. Complètement inutile et d’un autre âge, comme les Trabant en 89…

Comment conclure ? Le coronavirus, pour effrayants que soient aujourd’hui ses effets, n’a pas modifié la réalité du dérèglement de nos climats. Et sans doute nous impose-t-il, que nous le voulions au non, un autre rapport au temps et à l’activité ? Mais n’est-il pas précisément celui qu’imposent, jardinage en tête, les « choses de la nature », chères à Nature & Progrès ? La grande « transition écologique » est engagée et la pandémie en cours ne fait qu’en dramatiser la perspective. Les temps, plus que jamais, sont incertains, tellement incertains que nous n’arrêterons pas, quant à nous, de « coconstruire », quoi qu’il advienne, une vision climatique – et, par conséquent, énergétique mais aussi agricole – cohérente et de long terme. Alors, redisons-le bien fort, à tous nos concitoyens de bonne volonté et à tous nos (ir)responsables politiques, les Européens en tête, qui s’obstinent encore à faire l’autruche : CO2rona, n’oublions pas le climat ! Sur les réseaux sociaux, il faut que ça devienne viral…

Les premières années du mouvement biologique français : 1948 – 1974

L’agriculture biologique n’est ni une mode ni une « génération spontanée », et encore moins un vulgaire label commercial… Son histoire, déjà ancienne, est pourtant très mal connue. Nature & Progrès Belgique la fait souvent remonter au 6 mars 1976, date de la création officielle de notre association. Ses racines sont pourtant bien plus profondes… Et, à les oublier, nul doute qu’on perd très vite son âme… Un coin du voile est aujourd’hui levé par un étudiant en histoire contemporaine de l’université d’Angers.

Par Florian Rouzioux

Introduction

Originaire d’Orléans, Florian Rouzioux mène, depuis janvier 2019, un important travail de recherche sur l’émergence de l’agriculture biologique française dans la période de l’après-guerre, se focalisant sur le développement de la bio en France, entre 1958 et 1974. Un travail absolument primordial pour mieux connaître cette « bio d’avant la bio » dont il nous livre ici – en deux parties – la « substantifique moëlle ». En attendant, nous l’espérons de tout cœur, l’édition qu’il mérite…

Première partie (1948-1964)

L’aube des réflexions scientifiques sur la valeur biologique des sols et des aliments

Avant d’évoquer la constitution des premiers groupements d’agriculteurs biologiques, il faut en préambule évoquer les actions déterminantes menées, au cours des années cinquante, par un collectif de scientifiques et de savants, issus des mondes médical et agronomique. Ces acteurs ont progressivement formé une communauté scientifique sensible à l’étude de l’humus et de l’activité biologique du sol. Bien que cette communauté scientifique n’ait regroupé que quelques dizaines de chercheurs, les multiples travaux de vulgarisation publiés par celle-ci ont largement inspiré la mise en pratique de l’agriculture biologique en France (1). Les « Journées de l’humus », organisées à Paris en 1948 sous l’égide de l’association L’Homme et le Sol, représentent, en quelque sorte, l’événement fondateur de cette communauté. Ces journées débouchent sur le lancement d’un appel lancé par plus de cent personnalités, au cours d’une réunion patronnée par le Ministre de l’Agriculture. Cet appel prend le nom symbolique de « Croisade pour l’humus ». Trois ans après cet appel, des membres de l’Académie d’Agriculture décident de continuer à développer les études sur les liens entre l’humus et la fertilité du sol, dans le cadre de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols (AEFVS).

En parallèle, des inquiétudes générées par la détérioration de l’humus, constatée dans les bassins céréaliers sous l’effet de l’augmentation du recours aux engrais chimiques, des craintes sur la détérioration de la qualité du pain apparaissent. Ces craintes se trouvent amplifiées par l’affaire de l’empoisonnement des habitants de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, en août 1951, quand une intoxication alimentaire liée à la consommation de pains avariés cause la mort de sept habitants de la commune. L’emploi d’adjuvants chimiques est alors mis en cause par les expertises qui suivent l’intoxication. Des médecins, inquiets du recours croissant aux procédés chimiques dans l’industrie alimentaire, décident de créer, en 1952, l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN). Ils s’inscrivent dans un courant néo-hippocratique de la médecine qui considère l’agriculteur comme le premier médecin de l’homme (2). Seuls des aliments considérés comme « sains » – sous-entendu exempts d’additifs d’origine synthétique – peuvent être garants d’une bonne santé. En plus de réunir des médecins nutritionnistes, l’AFRAN réunit aussi des microbiologistes et des agronomes qui défendent la fertilité biologique des sols.

En 1953, l’Homme et le Sol, l’AEFVS et l’AFRAN organisent, de concert, les « Journées de la qualité dans la production agricole« . Cet événement débouche sur la création d’un groupe de réflexion qui prend le nom de « Comité pour l’humus« . Ce comité regroupe aussi bien des agriculteurs que des techniciens et des producteurs de matière organique. Un des objectifs de ce collectif est de guider les producteurs agricoles dans l’utilisation plus efficiente de matières organiques fermentables à l’échelle de leur exploitation. Durant toute cette période, les plus éminents membres de ces différents collectifs produisent des articles qui paraissent dans des revues à faible tirage telles que L’Alimentation normale, revue de l’AFRAN. La synthèse de ces nouvelles réflexions sur les interactions entre la microbiologie du sol et la santé des êtres vivants – plantes, animaux, hommes – se retrouve approfondie dans deux livres qui paraissent en 1959. Ces livres, Un grand problème humain, l’humus d’André Birre et Sol, herbe, cancer d’André Voisin sont appelés à avoir un impact significatif sur le développement de la mise en pratique de l’agriculture biologique, en France, durant la décennie suivante.

Du GABO à l’AFAB

Au printemps 1958, une quarantaine de personnes attentives à l’évolution de l’agriculture française décide de créer, en Loire-Atlantique, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO). Parmi les membres du GABO, figurent des adhérents de l’AFRAN et des adhérents français de la Soil Association, une association anglaise qui tente de développer l’agriculture biologique, depuis 1946 (3). Au départ, ce sont les « sympathisants » – ingénieurs agricoles, agronomes, médecins, pharmaciens, minotiers, boulangers, etc. – et non les agriculteurs qui sont les plus nombreux au sein du GABO.

Les « GABOistes » ont pour principal objectif de développer une « agriculture biologique », c’est-à-dire un système agricole qui doit favoriser, en priorité, l’activité microbiologique du sol, a contrario du système agricole moderniste basé sur les apports d’engrais chimiques, lequel se concentre avant tout sur les besoins nutritifs des plantes. Les GABOistes affirment, dans leurs tracts, qu’ils promeuvent un système agricole tourné vers l’avenir. L’agriculture biologique représente aussi bien une rupture avec les méthodes de fertilisation chimiques, qu’une rupture avec les pratiques négligentes d’autrefois. Mécontents des lourds investissements nécessaires pour moderniser leur exploitation, l’initiative séduit rapidement certains agriculteurs pratiquant la polyculture-élevage dans l’Ouest de la France. Ces agriculteurs sont convaincus par l’idée que l’agrochimie représente davantage une menace qu’une solution pour l’avenir de la profession. D’une part, elle entraîne une plus grande dépendance des agriculteurs vis-à-vis de la filière agro-industrielle qui produit les engrais NPK (4) et les pesticides, d’autre part elle semble faire courir un risque de santé publique dû à la toxicité de ces produits. De plus, nombreux sont les agriculteurs ligériens qui rejoignent le GABO en raison de l’augmentation des frais vétérinaires qu’ils constatent, suite à l’adoption des méthodes d’élevage modernes.

Comme le groupement finit par dépasser les frontières régionales, l’organisation est rebaptisée Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), en juin 1961. A partir de cette date, l’AFAB est principalement menée par deux ingénieurs qui ont tous deux fait preuve d’audace (5) en démissionnant de leur poste respectif afin de ne pas soutenir l’essor de la « chimisation » agricole après 1945. Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École nationale horticole de Versailles, Jean Boucher travaille comme inspecteur au Service de la protection des végétaux de Loire-Atlantique, à Nantes. Dans sa position de chercheur, il s’est spécialisé sur les méthodes de fertilisation par compostage. Comme il entre en conflit avec sa hiérarchie qui n’accorde pas la même gravité que lui vis-à-vis de l’impact des pesticides sur la santé humaine, il finit par démissionner en 1960. Il se consacre dès lors à son nouvel engagement de secrétaire du GABO. Ingénieur agronome à la suite de ses études à l’Institut national agronomique de Paris, André Louis occupe le poste prestigieux de Directeur des services agricoles, en Charente. En 1950, il choisit de démissionner de cette fonction, refusant d’appliquer les directives modernistes de sa hiérarchie. De retour dans le Bordelais, sa région d’origine, il devient professeur d’agronomie dans un lycée agricole. C’est parallèlement à cette activité, qu’il s’engage dans le GABO, en 1959. Son dévouement lui vaut ensuite la place de vice-président de l’AFAB.

Cette première organisation, composée de cultivateurs et de sympathisants désireux de promouvoir collectivement l’ »agrobiologie » (6), parvient à comptabiliser deux cents adhérents, au printemps 1963. C’est durant ce même printemps qu’est publiée la version française du premier livre qui marque le début du « combat scientifique » contre l’usage irraisonné des pesticides, Printemps silencieux. Les membres de l’AFAB ne manquent pas de faire la publicité de ce livre écrit par la biologiste américaine Rachel Carson.

Les premières connexions avec la Soil Association

A la fin des années cinquante, trois courants se distinguent dans le mouvement biologique en Europe de l’Ouest : l’agriculture biodynamique en Allemagne, organique en Grande-Bretagne, organo-biologique en Suisse. Ces trois courants se rejoignent dans la vision d’une agriculture conçue comme la moins artificialisante possible, avec pour point de convergence la centralité du compost dans la fertilisation des terres agricoles. L’agriculture biologique française émerge de la rencontre de ces trois courants, et plus spécialement de la rencontre des deux premiers.

Parmi les agriculteurs à l’origine du GABO, on trouve Edmond Cussoneau. Cultivateur à Échemiré, dans le Maine-et-Loire, il a décidé d’adhérer à la Soil Association, en 1957. En qualité de président du GABO, mais aussi en porte-parole de l’organisation britannique, il adresse de nombreux courriers à ses contacts dans le milieu agricole, afin de faire valoir les enseignements agronomiques d’un fermier anglais membre de la Soil Association, Friend Sykes (7). Une autre adhérente française de la Soil Association, Madame Feyler, prend l’initiative de correspondre avec la direction du GABO. Agrobiologiste convaincue, elle suggère à Jean Boucher la mise en place, en France, d’un domaine expérimental inspiré de celui qui a été mis en place, en Angleterre, dans la commune d’Haughley (8). Madame Feyler imagine ainsi la création d’un centre d’apprentissage et d’étude agrobiologique au sein duquel des cours d’anglais seraient également dispensés pour faciliter l’émergence d’un mouvement international. Cet ambitieux projet, par ailleurs salué par Jean Boucher, n’aboutit cependant pas.

Durant l’été 1963, un premier grand voyage international est organisé sous la direction d’André Louis. Dix-neuf membres de l’AFAB s’inscrivent pour partir à la découverte des techniques agrobiologiques anglaises, durant trois jours, du 17 au 19 juillet 1963. Ce périple permet à la délégation française de visiter successivement quatre fermes organiques anglaises. Il débute par la visite de la ferme de Broadhill, située à Keymer – voir photo. Au terme de leur voyage d’étude, les Français sont accueillis par Lady Eve Balfour, directrice du domaine d’Haughley et fondatrice de la Soil Association. D’une superficie de quatre-vingt-cinq hectares, le domaine est divisé en trois sections, les sections organique, chimique et mixte. Dans la section organique, le cheptel est nourri au pâturage, avec des compléments de grains et de poudre d’algues marines. La fumure est assurée par le compostage du fumier et par des engrais verts, tandis qu’un sous-solage est préféré au labour. Selon le rapport qui est publié à l’automne suivant, l’expérience anglaise a révélé aux Français que les agrobiologistes partagent un idéal commun qui va au-delà de la seule agrobiologie. Pour ces derniers, « une concordance sur les buts de la vie et sur le devoir des producteurs à l’égard de leur prochain » ne fait aucun doute (9).

De la méthode Lemaire-Boucher à Nature & Progrès

Les débuts du mouvement agrobiologique français sont profondément marqués par l’activité de d’une société, le Service de Vente des Blés Lemaire (société Lemaire). Sélectionneur et négociant de blés, Raoul Lemaire est le fondateur de cette société, basée à Angers. Il finit par adhérer au GABO, au moment où il effectue des expérimentations agricoles sur la fertilisation par le lithothamne, une algue calcaire riche en magnésium et oligoéléments, employée en Bretagne comme amendement pour les prairies. A partir de 1962, l’ambition de Raoul Lemaire est d’assurer la commercialisation d’un blé biologique cultivé sur des terres amendées par un poudrage au lithothamne. Alors qu’il est aux commandes de l’AFAB, Jean Boucher est séduit par ce projet. Il accepte la proposition de Raoul Lemaire et rejoint la société Lemaire, en qualité de conseiller agronomique, tout en demeurant secrétaire de l’AFAB. Persuadés de la nécessité d’imposer la culture biologique en France en mettant sur pied un solide circuit commercial, les deux hommes décident de lancer un procédé d’agriculture biologique cadré par la société Lemaire. Ce procédé prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , en 1964.

Suite à l’association de Raoul Lemaire avec Jean Boucher, les articles de Jean Boucher dans la revue AFAB font la publicité de la société Lemaire. Deux des meneurs de l’AFAB sont alors gênés par cette nouvelle orientation commerciale.  Alors qu’ils sont très appréciés au sein de l’organisation, le vice-président de l’AFAB, André Louis, et le délégué AFAB de la région Languedoc, Mattéo Tavera (10), décident de démissionner conjointement. Avec la fondation de leur propre association, Nature & Progrès, ils entendent initier un courant d’agriculture biologique détaché de toute attache commerciale. Leur objectif déclaré est de promouvoir une agriculture biologique « à 360° », c’est-à-dire qui ne se limite pas à un procédé exclusif, par opposition à la méthode Lemaire-Boucher. Le nom « Nature & Progrès » est choisi avec la plus grande attention. Il s’agit de suggérer d’emblée le devoir de respect de la nature et du vivant, inhérent à l’activité agricole selon les fondateurs. Dans un second temps, le nom doit connoter l’idée que l’agriculture biologique s’intègre parfaitement à la logique de progrès sociétal, à une période où le premier argument des détracteurs de cette mouvance est d’affirmer que cette doctrine représente un « retour en arrière ».

À partir de mars 1964, la mise en pratique de l’agriculture biologique est désormais structurée par deux courants. Le premier courant, caractérisé par l’influence de la société Lemaire et de la méthode Lemaire-Boucher, rayonne depuis Angers. Sa communication auprès du grand public repose sur le journal mensuel Agriculture et Vie. Le second courant, porté par l’association Nature & Progrès, construit une base d’adhérents dans le Sud de la France, avec pour outil de communication principal la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Quelques dates clés

1948 : l’association L’Homme et le Sol organise les « Journées de l’humus« , à Paris.

1951 : création de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols.

1952 : création de l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale.

1958 : création du Groupement d’agriculture biologique de l’Ouest, en Loire-Atlantique.

1959 : Un grand problème humain, l’humus d’André Birre. Sol, herbe, cancer d’André Voisin.

1961 : le GABO est rebaptisé Association Française d’Agriculture Biologique.

1962 : la société Lemaire débute la commercialisation du maerl « Calmagol« .

1963 : Printemps silencieux de Rachel Carson. Voyage de la délégation de l’AFAB à Haughley. Jean Boucher, secrétaire de l’AFAB, rejoint la société Lemaire, fondée par Raoul Lemaire. Naissance de la méthode Lemaire-Boucher.

1964 : André Louis et Mattéo Tavera démissionnent de l’AFAB pour fonder Nature & Progrès. Les Lemaire lancent le mensuel Agriculture et Vie, consacré à la promotion des méthodes agrobiologiques prônées par la société Lemaire. Lancement de la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Notes :

(1) Pour en savoir davantage sur la communauté scientifique qui se mobilise pour la réhabilitation de l’humus entre 1948 et 1964, se référer aux travaux de la spécialiste du sujet, l’historienne Céline Pessis – voir la bibliographie.

(2) Cette citation, prononcée en 1934 par le Dr Pierre Delbet, illustre parfaitement ce courant : « Aucune activité humaine, pas même la médecine, n’a autant d’importance pour la santé que l’agriculture« .

(3) La Soil Association ou « Association du Sol » a été fondée à l’initiative d’Eve Balfour, autrice d’un livre portant sur la nécessité de maintenir un sol « vivant », The Living Soil (1943), elle-même influencée par les travaux du botaniste anglais Albert Howard.

(4) N (azote), P (phosphore), K (potassium)

(5) Jean Boucher et André Louis étaient tous deux pères de famille nombreuse – sept enfants – et leurs démissions d’Institutions publiques sous-entendaient un risque économique certain à court-terme…

(6) Ce terme est issu de la contraction entre « agriculture » et « biologie ». Beaucoup utilisé dans les années 1960, le terme « agrobiologie », tel qu’employé par les pionniers français de cette période, ne doit pas être confondu avec le concept d’agrobiologie » tel que développé par le scientifique soviétique T. Lyssenko, dans les années 1940.

(7) Friend Sykes est un cultivateur et érudit anglais, auteur de livres sur les méthodes agrobiologiques dont Modern humus farming, en 1959.

(8) Initié en 1938 par les futurs membres de la Soil Association, le domaine d’Haughley est un centre agricole expérimental, situé en Angleterre, visant au départ à comparer la qualité des récoltes en agriculture traditionnelle et en agriculture chimique.

(9) «Relation d’un voyage agrobiologique en Grande-Bretagne», par A. Louis et R. Goachet, Bulletin AFAB n°17-18, 20 novembre 1963.

(10) Mattéo Tavera, architecte-urbaniste de profession, est aussi viticulteur et arboriculteur dans le domaine de Petit Boute, situé à Narbonne, dans l’Aude. Il est très influencé, à l’instar d’André Louis, par l’agriculture biodynamique de Rudolf Steiner.

Deuxième partie (1964-1970)

Vent debout contre une agriculture et une alimentation « industrialisées »

Au printemps 1964, le mouvement biologique français est durablement divisé entre le courant commercial Lemaire-Boucher et le courant associatif représenté par Nature & Progrès. Les deux organisations tentent, chacune à leur manière, de rendre concrète une autre vision de l’agriculture et de l’alimentation. Mais, avant de présenter le démarrage de ces deux courants, voyons d’abord pour quelles raisons le contexte général est favorable à l’essor, mesuré mais durable, du mouvement agrobiologique.

Des paysans qui se muent en agriculteurs

Dans la France des années soixante, l’adhésion des producteurs au mouvement biologique s’explique, en partie, par une stratégie d’adaptation face à l’évolution générale de l’agriculture. L’après Seconde guerre est la période de montée en puissance d’une agriculture productiviste, durant laquelle les « paysans » se muent en « agriculteurs », c’est-à-dire en entrepreneurs produisant davantage pour le marché que pour l’autoconsommation. La petite agriculture paysanne, celle qui est souvent orientée vers la polyculture-élevage, se trouve de plus en plus dominée par les firmes industrielles qui interviennent en amont et en aval de la production – matériel agricole, agrochimie, coopératives, industries agroalimentaires. Face à cette situation, une partie des petits agriculteurs acceptent le pari industriel quand d’autres, souvent âgés, privilégient une forme d’autarcie. Le contexte agricole est donc, en quelque sorte, favorable à une troisième voie pour ces petits agriculteurs qui ne peuvent pas supporter tous les frais de cette modernisation agricole. Prêts à accepter les avantages offerts par la mécanisation, ces producteurs refusent l’endettement généré par l’achat des intrants chimiques. Les fertilisants et pesticides de synthèse représentent un investissement onéreux qui semble pouvoir être évité par une bonne maîtrise du compostage des fumures organiques et par une meilleure gestion du cycle des cultures – rotations, cultures dérobées. Par ailleurs, les producteurs choisissent aussi l’agrobiologie après avoir connu de lourdes dépenses vétérinaires, suite à l’adoption des méthodes modernes – intrants chimiques et antibiotiques. Ils sont influencés, dans cette décision, par les rares docteurs vétérinaires sceptiques de la chimie agricole.

En 1964, l’un d’entre eux, Henri Quiquandon, déclare dans un article choc, que « L’animal a fait la preuve que les engrais sont nocifs » (1). Dans cet article, il établit un lien entre l’augmentation de certaines pathologies du bétail et les carences en magnésium et en oligo-éléments constatées dans les fourrages, en raison de l’excès d’azote. En parallèle de ces critiques issues du monde agricole, de vives critiques à l’encontre de l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation sont exprimées dans des revues académiques – L’Alimentation normale – et diététiques – Vivre en Harmonie, La Vie Claire – destinées aux consommateurs. Ces différentes revues sensibles à l’alimentation naturelle et à la naturopathie contribuent à la naissance d’une nouvelle catégorie de denrées alimentaires. Longtemps présentées comme « saines » et « naturelles », ces denrées prennent progressivement le qualificatif de « biologiques », à mesure que se développe le marché des produits issus de l’agriculture biologique. Présentés comme des produits sains n’ayant connu aucun traitement chimique au stade de la production comme au stade de la transformation, les produits biologiques se distinguent des produits standards peu qualitatifs – qualité nutritionnelle en baisse, présence accrue des résidus nocifs. De plus, cette distinction entre denrées standards et denrées biologiques se justifie aussi pour des raisons éthique et symbolique. En effet, les produits biologiques sont présentés comme des denrées issues d’une agriculture respectueuse de la pérennité des sols. En conséquence, les artisans du succès de l’agriculture industrialisée et productiviste échouent à empêcher la disqualification des produits issus de cette forme d’agriculture. Cette disqualification favorise, d’un autre côté, l’essor, modeste mais continu, des produits biologiques.

Les premiers succès du courant Lemaire-Boucher

Bénéficiant d’un réseau commercial déjà étendu et de recettes continuelles – grâce à la vente du lithothamne « Calmagol » – la société Lemaire contribue grandement à la structuration du marché des produits biologiques, en faisant preuve d’un grand esprit d’entreprise. En premier lieu, elle met au point un important réseau de blé biologique. Elle propose d’assurer un approvisionnement en semences de blés à des agriculteurs sous contrat, lesquels sont tenus d’utiliser la méthode Lemaire-Boucher (2). La société Lemaire rachète ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques. Pour le stockage du blé, la société s’interdit tout recours aux pesticides. On assure un brassage régulier du blé pour éviter les attaques de charançon du blé.

Pour construire sa politique d’efficacité commerciale, Raoul Lemaire est entouré de ses fils qui prennent en mains les différentes filiales qui sont créées durant les années soixante. La première, peut-être la plus importante d’entre elles, est la société filiale qui prend en charge la communication du groupe Lemaire. Le journal mensuel Agriculture et Vie devient la clef de voûte de la communication du groupe. En dernière page du journal, figure la chronique de Raoul Lemaire qui continue activement ses activités de sélectionneur de blé à plus de quatre-vingts ans (3). Dans ses chroniques, il ne perd jamais une occasion de mettre en lumière son inlassable combat contre les « trusts chimiques » (4).

Dès 1964, les Lemaire lancent leur produit phare, le « pain biologique Lemaire ». Réalisé à partir de farine biologique et de levain, ce pain de quatre cents grammes est façonné par des boulangers sous contrat avec la société Lemaire. Cinq ans après son lancement, le pain Lemaire est de plus en plus apprécié des consommateurs français qui peuvent se le procurer dans cinq cents boulangeries. Si celles-ci sont en majorité situées dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest, il est désormais possible d’acheter ce pain des Ardennes à la Côte d’Azur. Pour aiguiller les agriculteurs dans leur pratique, la société Lemaire propose, en 1967, des cours agrobiologiques par correspondance. La même année, elle inaugure sa propre usine de transformation du lithothamne en Bretagne afin de mieux pourvoir à l’augmentation des commandes de ses clients. En 1968, la méthode Lemaire-Boucher est parvenue à fédérer près de neuf cents agriculteurs. Forte de son succès, la société Lemaire décide d’implanter la méthode en créant une filiale en Belgique.

C’est sans doute au début de l’année 1970 que le groupe Lemaire fait preuve d’une de ses actions les plus audacieuses. Les Lemaire décident de tenir plusieurs stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. En mars 1970, l’agriculture biologique fait, pour la première fois, son apparition dans les travées du plus grand rendez-vous agricole hexagonal avec ses quatre cent mille visiteurs. Examinés avec circonspection, les agents de la société Lemaire missionnés pour l’occasion subissent les « attaques » des représentants des firmes d’engrais et de pesticides.

Les premiers animateurs de Nature & Progrès

Dans ses rangs, l’association dispose, comme pour la société Lemaire, de la coopération de personnalités marquées par leur origine rurale. Fondateur et secrétaire général de l’association, André Louis est le fils d’un viticulteur bordelais. Spécialiste d’arboriculture (5), il est le pilier agronomique de l’association. Aussi, son engagement à plein temps dans l’association a-t-il pour effet d’en faire le premier salarié historique. Administrateur, André Birre est fils de paysans beaucerons. Il raconte dans un de ces livres comment une phrase prononcée par son grand-père paysan l’a profondément marqué. Alors que le jeune André lui annonçait avec enthousiasme qu’il allait être « poussé aux études », suite à l’obtention de son certificat d’étude primaire, son grand-père lui rétorqua qu’il serait donc amené à rejoindre la catégorie des « fainéants » (6). Cette phrase lapidaire lui laissa une trace indélébile qui fut pour André Birre comme une exhortation à ne pas trahir son origine sociale paysanne.

La force de Nature & Progrès est aussi de compter, parmi ses meneurs, plusieurs citadins à la fois enclins à changer de mode d’alimentation et à se reconnecter avec la nature par la pratique de l’agriculture ou du jardinage. Architecte DPLG à Paris, Matteo Tavera a opté pour une carrière parallèle d’arboriculteur-viticulteur à Narbonne. Dans son domaine, il réalise un vin biologique apprécié des membres de l’association. Doué d’un esprit fédérateur, son engagement personnel semble très apprécié des premiers adhérents de l’association. Le premier président de Nature & Progrès aime aussi quitter le rationalisme pour expliquer sa conception spiritualiste de la nature. Lors des réunions qu’il organise dans son appartement parisien, il expose parfois son hypothèse sur les échanges électriques qu’il suppose entre les Etres vivants, la Terre et le Cosmos (7).

Ingénieur des fonderies à Paris, Roland Chevriot a décidé d’adopter un mode de vie plus sain en s’installant dans une propriété, en lointaine banlieue parisienne, afin de pouvoir cultiver un jardin de cinq mille mètres carrés, avec d’autres amis ingénieurs. Le lieu de cette expérience « communautaire » d’avant 1968 a pris le nom poétique de « Gulustan » (8). Sa nouvelle passion pour le jardinage biologique le mène à croiser la route de Nature & Progrès. Agé de vingt-neuf ans, Chevriot décide de s’y engager comme administrateur. Il est bientôt rejoint dans cette initiative par un jeune ingénieur agronome de sa génération. Fraîchement diplômé de l’Institut national agronomique de Paris, Claude Aubert fait lui aussi partie de ces citadins en quête d’une voie professionnelle qui aille dans le sens de l’intérêt commun. Des expériences personnelles l’on amené à s’interroger sur les nuisances, tant environnementales que sociales, de l’agriculture moderne. Convaincu de la pertinence de l’alternative biologique après plusieurs visites de fermes biologiques, en Angleterre et en Allemagne, il décide à son tour de s’engager dans l’association. Il s’installe auprès de la communauté de Gulustan pour parfaire ses connaissances pratiques…

A l’instar des collaborateurs de la société Lemaire, les premiers animateurs de Nature & Progrès croient à l’agrobiologie parce qu’elle est alors la seule pratique à exiger des produits exempts de pesticides, à une période où l’emploi du DDT cristallise les tensions. Néanmoins, au-delà de cette exigence de biens alimentaires garantissant la santé, les membres de Nature & Progrès partagent aussi une grande exigence pour le respect de la nature. Professeur dans un lycée agricole, André Louis accepte difficilement sa mission de transmettre les rudiments de l’agriculture « moderne ». Il ne manque jamais une occasion d’éveiller ses élèves au respect des équilibres biologiques (9). La revue Nature & Progrès devient une tribune d’expression pour tous les défenseurs de la nature. A partir de 1968, on y dénonce les dérives du remembrement agricole dans l’Ouest de la France : destruction des haies, mise à mal du paysage bocager…

Les modestes débuts de Nature & Progrès

Au cours des années soixante, les ambitions de l’association sont limitées par le nombre d’adhérents qui demeure modeste. Nature & Progrès ne compte que cinq cents adhérents en 1965, dont 10% de producteurs. Pourtant, dès le départ, les fondateurs visent la constitution d’une association qui dépasse largement les frontières du monde agricole. L’objectif clairement exprimé dans les statuts est « d’éduquer par des réunions rurales et urbaines publiques et privées, le monde producteur et le monde consommateur » sur les avantages d’avoir recours au « dynamisme de la nature » en agriculture.

Un des enjeux primordiaux est donc de faciliter le commerce des produits biologiques. A ce sujet, les initiatives commerciales des adhérents sont plurielles. Dans le Lot-et-Garonne, les producteurs de Nature & Progrès forment un premier groupement indépendant qui prend le nom de Groupement d’Agriculture Biologique du Sud-Ouest (GABSO). Roland Chevriot crée la coopérative « Solsain » pour approvisionner les consommateurs du sud de la région parisienne. Dans la région de Montpellier, un ancien de Gulustan met en place un service de livraison de paniers de légumes bio aux familles qui en font la demande. Face à l’impossibilité juridique de créer un label privé « Nature & Progrès« , les dirigeants posent les bases d’une « appellation », en 1967. Un Comité technique aidé de vingt contrôleurs régionaux sont chargés de veiller à ce que le producteur qui utilise ladite appellation respecte bien le « Règlement de Culture ».

Du côté agronomique, les conseils techniques se retrouvent au sein même des articles de la revue. Les voyages à l’étranger, organisés chaque été par l’association, sont l’occasion d’enrichir ces conseils. On met en valeur l’éventail des méthodes agrobiologiques en exposant les résultats encourageants du courant biodynamique en Allemagne, du courant organo-biologique en Suisse, ou encore du courant organique en Angleterre. Constatant que le lithothamne ne garantit pas forcément le succès de la récolte, André Louis invite les producteurs à être prudents quant à son usage systématique. Il tâche de les orienter en publiant les premières listes d’engrais minéraux, d’amendement et d’antiparasitaires qu’il estime « autorisés ». A la demande des producteurs, Claude Aubert réalise les premiers documents techniques indépendants de la revue, en 1969. L’année suivante, le jeune ingénieur agronome a la chance de voir son livre sur l’agriculture biologique publié grâce à l’intercession d’une jeune maison d’édition (11).

L’attractivité de l’association s’amplifie, à la fin des années soixante. Elle franchit la barre des deux mille adhérents, en 1969. De plus, le congrès annuel organisé à Dourdan confirme la dynamique générale, avec la présence de plus de cinq cents personnes. L’association est ainsi parvenue à se faire une place solide dans le « monde consommateur ». La présence accrue d’adhérents producteurs confirme également le succès des conseils techniques prodigués par les deux conseillers agronomiques.

Au printemps 1970, l’association connait un évènement tragique qui la déstabilise momentanément. Les deux fondateurs, André Louis et Matteo Tavera, trouvent tous deux la mort dans un brutal accident de voiture au retour d’un congrès. Un hommage posthume leur est rendu dans les numéros suivants qui laissent apparaitre deux de leurs citations en couverture. Le Gulustan devient, suite à cette disparition, le nouveau siège de Nature & Progrès

Notes :

(1) Il appuie son constat sur les travaux d’André Voisin (1903-1964) et sur sa devise scientifique : « la santé de l’animal et de l’homme dépend de l’équilibre du sol« . Le déséquilibre du sol, dû à l’utilisation irraisonnée des fertilisants azotés, faciliterait de surcroît l’apparition de maladies graves telles que le cancer.

(2) La méthode Lemaire-Boucher repose sur les associations végétales, le compostage de la fumure organique, l’amendement des cultures au lithothamne et les semences à hauts rendements produites par Raoul Lemaire. Les agrobiologistes pratiquant la méthode n’ont, à aucun moment, recours au moindre intrant chimique.

(3) Né en 1884, Raoul Lemaire continue à épauler ses fils jusqu’à sa mort, en novembre 1972.

(4) Aujourd’hui, nous parlerions du lobbying de l’industrie agrochimique.

(5) Il est l’auteur d’un livre, Traité d’Arboriculture Fruitière, qui connait cinq éditions, entre 1936 et 1953.

(6) André Birre, Une Autre révolution : pour se réconcilier avec la terre, Paris, France, J.P. Delarge, 1976, p.13.

(7) Son hypothèse, à la croisée de l’occultisme et du tellurisme, est présentée dans son livre Mission sacrée, 1969.

(8) « Gulustan » est un mot kurde qui signifie « terre des roses ».

(9) Quelques années auparavant, André Louis a aussi fondé la section girondine de l’Association Française de Zoologie, organisation œuvrant pour la protection de la faune sauvage.

(10) Claude Aubert, L’Agriculture biologique, Le Courrier du livre, Paris, France, 1970, 256 pages

Troisième partie (1970-1974)

Coupler efficacement la technique et le vivant

Après le décès d’André Louis, Claude Aubert devient, de fait, le principal pilier agronomique de Nature & Progrès. Il devient aussi l’auteur le plus prolifique dans ce courant, en réalisant les premiers documents techniques qui sont mis en vente, en 1970, par l’intermédiaire du nouveau service librairie. En 1971, il est l’auteur d’un dossier très documenté sur les pesticides dans lequel il informe les lecteurs sur le taux de pesticides contenu dans le lait maternel. Trois ans plus tard, il mène, avec un autre membre de Nature & Progrès, la rédaction d’une œuvre importante pour le mouvement : l’Encyclopédie Permanente d’agriculture biologique (1). Nouveau président de l’association, Roland Chevriot devient, à trente-quatre ans, le premier porte-parole de l’association. Les grandes ambitions qu’il nourrit impliquent une meilleure visibilité de l’association. La création d’un logo est ainsi décidée. Inspiré du « Yin-Yang » de la philosophie chinoise, il apparaît pour la première fois en couverture de la revue au printemps 1971…

La dimension internationale de l’agriculture biologique

L’année 1972 marque une étape importante pour l’association. C’est d’abord l’année durant laquelle Nature & Progrès publie son premier cahier des charges d’agriculture biologique. Concrètement, il s’agit d’un document technique ronéotypé qui définit les produits autorisés et les produits interdits, à tous les stades de la production agricole. L’année 1972 représente également l’ouverture de l’organisation à l’internationale. Au printemps, Roland Chevriot effectue un déplacement au centre expérimental agrobiologique de la Rodale Press, à Emmaus, en Pennsylvanie, aux États-Unis. Cette rencontre n’est pas sans effet ; elle marque probablement le début de sa volonté de fédérer les actions des différents mouvements internationaux. Influencés par la tenue de la conférence de Stockholm qui a lieu en juin, Roland Chevriot et Claude Aubert décident de lancer un ambitieux projet. Le prochain congrès Nature & Progrès, prévu en novembre 1972, aura pour la première fois une dimension internationale. Il aura lieu au Palais des congrès de Versailles et on prend l’initiative d’envoyer une lettre d’invitation aux organisations agrobiologiques majeures, laquelle commence par ces mots : « A l’heure où l’expansion industrielle est remise en cause et les notions de « Qualité » et « Survie » sont soulevées, il me semble nécessaire que les mouvements d’agriculture biologique se fassent connaître et coordonnent leurs actions (2) ». C’est lors de ce congrès qu’est finalement créé l’IFOAM (Fédération internationale des Mouvement de l’Agriculture Organique), sous l’impulsion décisive de la jeune association Nature & Progrès. Un second congrès international est organisé, deux ans plus tard, à Paris. Les organisateurs parviennent à réunir quinze mille visiteurs sur trois jours. Par ailleurs, l’association franchit, à cette occasion, la barre des six mille adhérents…

Du côté de Lemaire-Boucher

Au début des années septante, la société Lemaire est solidement implantée dans l’Ouest. Sur le plan local, l’organisation peut compter sur deux types de relais. D’abord, elle s’appuie principalement sur ses agents commerciaux qui organisent régulièrement des visites de fermes agrobiologiques pour convaincre les « polyculteurs-éleveurs » de la viabilité de la méthode Lemaire-Boucher. Chaque été, les lecteurs d’Agriculture & Vie peuvent profiter du programme complet des visites de cultures estivales. Ensuite, les agrobiologistes engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher assurent la notoriété du réseau. Ils se retrouvent régulièrement dans le cadre de réunions du syndicat départemental de défense de la culture biologique (3). Pour aiguiller les agriculteurs dans leurs pratiques agricoles, la société Lemaire propose, à partir de 1967, des cours agrobiologiques privés par correspondance. L’enseignement est structuré en dix cours. Tous les vingt jours, un conseiller technique de la société envoie un cours polycopié à chaque « étudiant ». Celui-ci a ensuite vingt jours pour prendre connaissance du cours et répondre à une série de questions sur la thématique abordée. En 1974, la direction annonce que mille étudiants – en majorité des agriculteurs – ont déjà participé à ces cours. Pour les consommateurs du pain biologique Lemaire, il est désormais possible d’acheter leur pain auprès des neuf cents boulangers qui le façonnent. La gamme des produits biologiques Lemaire se diversifie. En plus du pain, des biscottes et du chocolat, on vend des conserves de légumes et du vin…

Mais la dynamique de la société s’enraye pour un temps. En 1972, le plus ancien collaborateur de la société, Georges Racineux, fait scission pour créer une organisation concurrente : l’Union Française d’Agriculture Biologique qui met en place son propre réseau de producteurs et sa propre marque, Le Paysan biologiste. Néanmoins, la création de filiales va bon train du côté de la maison Lemaire. Afin d’assurer la fabrication et la vente des produits à base d’essences aromatiques naturelles, destinés aussi bien aux sols qu’aux animaux, la filiale Phytovet voie le jour. Puis, c’est au tour de la filiale Du sol à la table, chargée d’assurer la vente par correspondance des produits alimentaires. En 1974, la filiale Mon jardin sans engrais chimique s’emploie à fournir, aux jardiniers amateurs, une gamme de produits fertilisants.

Lassés de la froideur de l’accueil qui leur est réservé au Salon de l’agriculture de Paris, chaque année depuis 1970, les dirigeants de la société misent sur l’organisation de leur propre foire aux produits biologiques, à Grenoble, en 1974. Des éleveurs de charolais présentent fièrement des bovins issus de leur élevage conduits suivant la méthode Lemaire-Boucher ; des viticulteurs font déguster leurs crus de Bordeaux, Bourgogne, de vin d’Alsace et même de Champagne. S’y trouvent aussi des producteurs laitiers, des charcutiers, des boulangers, des maraîchers, des arboriculteurs… La société y fait aussi la promotion de sa gamme de machines agricoles. Fierté de la société, la fouilleuse permet de travailler la terre sans la labourer afin de minimiser la perturbation de l’activité organique du sol.

Le développement des échanges entre producteurs et consommateurs

En 1970, les producteurs membres de Nature & Progrès sont encore moins de deux cents. Mais avec l’augmentation de leur nombre – plus de quatre cents en 1973 – et surtout celle, encore plus significative, des adhérents consommateurs, la nécessité de stimuler plus efficacement les échanges devient impérieuse. C’est dans ce contexte de croissance de la demande qu’est mis au point le premier Guide des producteurs. Ce guide, mis en vente dans le service librairie, répertorie à la fois l’adresse des producteurs affiliés à de Nature & Progrès et les diverses denrées qu’ils proposent, soit à la vente directe à la ferme, soit à la vente par correspondance. Quelques mois après l’initiative de Nature & Progrès, la direction de la société Lemaire décide, à son tour, de répertorier l’ensemble des agrobiologistes pratiquant la méthode. Elle publie pour cela un supplément à Agriculture & Vie qui prend le nom de Répertoire International Lemaire (RIL) (4) qui répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société : producteurs, transformateurs, distributeurs. Ce document est considéré par la direction comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (5). Ces premiers guides-répertoires deviennent des outils commerciaux permettant aux consommateurs d’avoir l’assurance qu’ils achètent des produits de qualité, à une période où certaines études réalisées par des revues de consommateurs – Que choisir, 50 Millions de consommateurs – alertent sur les fragilités de la garantie qualitative des produits biologiques commercialisés dans les grandes agglomérations.

Les consommateurs avertis jouent un rôle essentiel dans la structuration du marché des produits bio. Au printemps 1973, intervient la première réunion regroupant l’ensemble des délégués régionaux de l’association. Les adhérents volontaires qui désirent s’engager davantage sont invités à créer et animer leur propre groupe régional. Les actions suggérées sont diverses : prise de contact avec la presse et les milieux locaux intéressés, tenue de conférence, établissement d’une coopérative, organisation de visites de cultures. L’année 1974 est marquée par une série d’initiatives visant à fluidifier les ventes directes. Les premières coopératives de consommateurs font leur apparition. C’est le cas de la coopérative Germinal, créée en mai 1974, à Auxerre, par le groupe Nature & Progrès Aube-Yonne, groupe par ailleurs le plus actif dans l’Hexagone. En octobre, plusieurs adhérents de Nature & Progrès créent la coopérative Bio-Coop, à Rambouillet, pour fournir aux consommateurs du sud-ouest de Paris des produits conformes au cahier des charges de Nature & Progrès. En juin 1974, le premier marché biologique hebdomadaire de France est inauguré, en présence du maire et de collaborateurs de la société Lemaire, près de Lyon, à Grézieu-la-Varenne.

Vers la naissance du mouvement biologique belge

Au début des années 1970, l’agriculture biologique est encore faiblement implantée en Belgique. Résidant à Aublain, près de Namur, Jean de Pierpont est responsable du développement de la méthode Lemaire-Boucher en Belgique. Ingénieur agronome, il est chargé d’organiser les visites de culture qui se déroulent chaque été dans les quelques fermes biologiques éparpillées dans les provinces de Hainaut et de Namur. Autre acteur belge de l’agriculture biologique, Pierre Gevaert offre des premiers débouchés aux productions céréalières. Adepte de la macrobiotique de George Ohsawa (6), sa société, Lima, est spécialisée dans la fabrication de produits diététiques. Un des objectifs de Pierre Gevaert est de remettre au goût du jour la consommation de variétés céréalières qui tendent à disparaître sous l’effet de la sélection des seules variétés à haut rendement : épeautre, orge, seigle, millet, sarrasin. A partir de 1972, ses annonces sont relayées dans la revue Nature & Progrès pour attirer l’attention des producteurs céréaliers de l’association.

En septembre 1973, Nature & Progrès décide de tenir un stand lors du Salon International de la Diététique de Bruxelles. A cette occasion, des premiers contacts sont pris. Dans la revue, on invite les lecteurs belges de Nature & Progrès à se mettre plus étroitement en relation dans l’objectif de former un groupe régional. Il faut néanmoins attendre deux années supplémentaires pour que les choses se concrétisent davantage. En 1975, quelque deux cents Belges sont abonnés à Nature & Progrès. Profitant de la tenue du salon Survie, à Bruxelles – lors d’une édition orientée sur les équilibres écologiques et les technologies douces -, certains d’entre eux décident de se réunir pour poser les bases d’une antenne belge. Jeune agronome spécialisé en foresterie, Vincent Gobbe propose que la réunion constitutive ait lieu à Hélécine où il dirige alors un centre de séminaires installé au cœur d’un domaine naturel public comprenant un vaste parc, des bois, des prairies sauvages et plusieurs étangs. Avec quatre-vingts personnes qui répondent présentes, le succès de la réunion est au rendez-vous. Autour de Vincent Gobbe se réunissent ceux qui souhaitent activement, et bénévolement, promouvoir l’essor des méthodes agrobiologiques sur le sol belge : Pierre Gevaert, Jean de Pierpont ou encore Edgard Flandre. Cultivateur à Erpion, Edgard Flandre vient de créer l’Association des Agrobiologistes Belges (asbl AB) (7). Pour l’occasion, des représentants de la coopérative auxerroise Germinal sont également présents afin de nourrir les débats et d’insuffler une dynamique. Finalement, l’assemblée constitutive de l’association Nature & Progrès Belgique se déroule le 6 mars 1976. Elle devient ainsi la première antenne indépendante de sa consœur française et Vincent Gobbe en est désigné premier président. Par la suite, les administrateurs mettent en chantier le bulletin belge qui vient en supplément de la revue française. La bonne cohésion permet même de concrétiser la fusion du bulletin belge avec celui de l’asbl AB d’Edgard Flandre, en 1977. La même année, un séminaire organisé à Hélécine est animé par Claude Aubert ; il doit permettre à certains participants de s’orienter vers le conseil technique aux agriculteurs biologistes. A la fin des années septante, le mouvement belge est ainsi véritablement lancé, avec l’appui des acteurs français : société Lemaire, association Nature & Progrès. Nature & Progrès Belgique dépasse la barre des mille adhérents, en 1980, avec l’organisation d’un congrès IFOAM à l’Université Libre de Bruxelles (8).

Conclusion

En mettant au centre de leurs préoccupations le maintien de l’action des « auxiliaires de la nature » – les micro-organismes du sol -, les partisans du mouvement biologique mettent leurs espoirs dans un couplage plus efficient de la technique et du vivant. Non reconnus par les pouvoirs publics, moqués par les agriculteurs modernistes, en proie à des difficultés économiques liées à la conversion de leur exploitation, les agrobiologistes tiennent bon. Qu’ils s’agissent des dirigeants des organisations, des producteurs, des consommateurs engagés ou encore des distributeurs, ces acteurs posent les bases d’une nouvelle manière de concevoir la qualité alimentaire et, de fait, les bases d’une nouvelle manière de consommer. La disqualification des produits « standards » favorise d’un autre côté l’essor, modeste mais continu, des produits « biologiques » présentés comme des denrées alimentaires répondant à des exigences à la fois nutritionnelles, éthiques et écologiques.

Notes :

(1) Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Paris, Debard, avril 1974.

(2) Lettre de Roland Chevriot en vue de la fondation d’une fédération internationale, 1972.

(3) Il existe alors quarante antennes départementales regroupant les agrobiologistes qui pratiquent la méthode Lemaire-Boucher sur la totalité ou sur une partie de leur ferme.

(4) Fierté du SVB, le tout premier RIL est diffusé à cinquante mille exemplaires. Il répertorie les trois cents premiers agrobiologistes qui se sont engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher.

(5) « RIL… un outil de travail de première nécessité », Répertoire International Lemaire, Avril 1974.

(6) Pierre Gevaert a pu rencontrer George Ohsawa durant un voyage au Japon.

(7) D’anciens membres de l’asbl AB créeront, en 1984, l’Union Nationale des Agrobiologistes Belges (UNAB).

(8) Pour davantage d’information sur les débuts de Nature & Progrès Belgique, se référer à l’historique rédigé par Vincent Gobbe, Les débuts d’une association, le 16 décembre 2000.

Le sol : Terra incognita !

Comment les techniques horticoles influencent-elles la vie du sol ?

La vie du sol est un des aspects centraux de la culture biologique. Nous abordions déjà ce sujet essentiel, il y a un peu plus de deux ans, dans les pages de Valériane n°130. Voici donc une nouvelle approche de cette question fondamentale, abordée via le regard d’un des jardiniers les plus chevronnés de notre association…

Un dossier réalisé par Philippe Delwiche

Bien connaître son sol

« Nous entendons par écologie la science globale des relations des organismes avec le monde extérieur environnant dans lequel nous incluons, au sens large, toutes les conditions d’existence. » Ernst Haeckel, 1866.

Parler de « biota » des sols est plus précis que parler de biodiversité des sols car ce mot fait référence à la communauté complète vivant à l’intérieur d’un « système sol » donné. Ceci permet, par exemple, de préciser que le « biota » du sol d’une prairie est généralement plus diversifié que celui d’une terre cultivée. Nous verrons aussi que le « biota » des potagers peut varier à l’infini selon le terroir – type de sol, pH… -, le climat, la météo, l’aménagement du jardin – haie, pelouse… -, les pratiques de gestion du sol ainsi que l’approche du jardinier quant à la manière d’apporter les matières organiques au sol.

Le sol et la vie qui y est présente constitue la part prépondérante de l’écosystème du jardin. Ce monde grouillant et complexe que nous foulons chaque jour est majoritairement inaccessible à l’œil et, même lorsque nous nous penchons sur lui alors que nous le travaillons, il ne nous révèle que peu d’ »informations ». Cette invisibilité et cette complexité expliquent-t-elles le désintérêt du monde agronomique pour ce sujet ? Mais aussi la frustration des rares scientifiques qui s’y intéressent ? Dans le cadre de ses recherches sur les mycorhizes, le chercheur J.-N. Klironomos considère que « le sol est vraiment comme une grande boîte noire ; c’est vraiment difficile de comprendre ce qui s’y passe » (J.-N. Klironomos, cité dans ‘Harmless-looking’ trees really predators, partner with fungi to eat insects alive, new research shows, 2001).

Un long processus biologique à préserver

La « science globale » nécessiterait que le sol et la vie qui s’y déroule soient étudiés par des équipes interdisciplinaires. Des scientifiques comme Claude et Lydia Bourguignon, ou comme Marcel Bouché, ont cependant consacré toute leur vie de recherches à ce sujet ou à un de ses domaines. Et, pour le bonheur des jardiniers et des agriculteurs, ils ont publié des ouvrages de vulgarisation très digestes et nous permettent de nous rendre compte que les techniques préconisées, dès le début, par les pères de l’agriculture et du jardinage biologiques étaient les bonnes. Peu à peu cependant, une part de l’empirisme du départ est ainsi balayée par de nouvelles découvertes qui nous permettent de mieux comprendre et d’améliorer nos techniques culturales, favorables à des productions légumières et fruitières saines et, par conséquent, à une alimentation équilibrée.

La transformation de la matière organique brute en éléments assimilables par les plantes est un long processus qui doit être absolument préservé car il est le garant d’un bon sol de jardin. Il permet, tout d’abord, la fragmentation et une lente transformation des déchets organiques en humus, avant que celui-ci ne soit, lui-même, transformé en substances rendues assimilables par les plantes. Le jardinier joue donc un rôle important – et, tout à la fois, mineur – dans la grande usine fertilisante du sol du potager car celui-ci s’autorégule naturellement s’il adopte des techniques culturales appropriées et, outre le compost, apporte très régulièrement des matières organiques fraîches au sol. Ainsi, avec un sol vivant, le cycle annuel d’activité et de repos des plantes est en parfaite adéquation avec le cycle de transformation des matières organiques en éléments nutritifs assimilables par les plantes.

Joseph Poucet propose ainsi la métaphore de l’usine pour illustrer le travail intense de l’écosystème du sol, alors qu’il utilise celle de l’entrepôt pour évoquer l’approche conventionnelle avec utilisation d’engrais chimiques.

Les flux d’énergie du monde végétal vers le sol

Le sol est le support de la biodiversité terrestre, qu’elle soit visible à nos yeux ou, au contraire, cachée sous nos pieds. Mais ce sont les végétaux qui en sont les orchestrateurs car ils fixent l’énergie solaire qu’ils transforment en énergie biochimique assurant leur croissance. Si nous réfléchissons sommairement à l’utilité de cette énergie, nous pensons à l’alimentation du monde animal domestique et sauvage, avec le broutage par les herbivores tels que la vache, le lapin, le mulot, la chenille ou l’ensemble des omnivores … Mais aussi à l’alimentation de l’humanité ! Toutefois, la « part du gâteau » promise aux herbivores et aux omnivores est très faible si elle est comparée à celle qui est destinée à la biodiversité du sol. Faut-il s’en étonner lorsqu’on sait que le sol héberge 80 % de la biomasse terrestre ?

Trois phénomènes participent aux transferts de l’énergie des plantes vers le sol :

– la faune et la flore épigées dont le milieu de vie est la litière de surface où s’accumulent les parties aériennes des végétaux tombées par terre. Dans le jardin, un milieu artificiel mais assez proche de cette litière peut être recréé avec des apports variés de « mulch » qui ne laissent jamais la terre nue ;

– les endogés sont une faune beaucoup plus discrète mais tout aussi importante qui se nourrit essentiellement de racines mortes, dans les profondeurs du sol, mais aussi de microorganismes morts et vivants. Il est donc essentiel de laisser les racines dans le sol, lors des récoltes, afin d’y maintenir cette précieuse forme de vie ;

– la rhizodéposition, indécelable et trop peu connue, consiste en la libération, par l’extrémité des racines et des radicelles des plantes vivantes, d’exsudats de sève élaborée et de cellules détachées directement dans la rhizosphère. Ce processus permet de nourrir et donc d’accumuler dans la mince couche de terre agglutinée aux racines les micro-organismes utiles à la plante – bactéries, protozoaires, nématodes, champignons – ; ce phénomène est très important car il fournit jusqu’à 40 % des sucres fixés par la plante. Il est dû à la présence de plantes cultivées ou spontanées ; l’occupation des parcelles par des cultures intermédiaires d’engrais verts est donc un facteur permettant de le favoriser et de l’intensifier.

 

Le jardinier peut également se montrer moins sévère avec les plantes adventices annuelles plus faciles à gérer – comme la mercuriale, le mouron des oiseaux, le séneçon ou la petite véronique – car cette végétation variée assure également la fertilité des sols. Il doit donc veiller à supprimer les « temps morts » par des successions rapides de cultures de légumes et d’engrais verts, et par des « mulchs » qui nourriront la biodiversité du sol par les trois phénomènes décrits ci-dessus.

Il est également nécessaire de compenser les exportations de récoltes, qui épuisent les sols, par des apports de matières organiques, issues du jardin d’agrément ou de l’environnement extérieur : fumiers, feuilles mortes, broyat… Quand c’est possible, il faut toujours privilégier, pour ces apports, la technique du « mulch » à la celle du compostage et toujours veiller à couvrir les parcelles inoccupées.

Les travailleurs de l’ombre de l’usine du sol

La macrofaune du sol désigne grosso modo tous les invertébrés visibles à l’œil nu. Ce sont les architectes du sol : la densité des macropores qu’ils creusent dans le sol déterminera notamment sa capacité d’absorption des eaux de pluie. Nous nous intéresserons ici aux trois faunes et aux deux types de « microbes » du sol dont la vie intense se partage en différents territoires et en différentes tâches. Les populations épigées, endogées et anéciques se définissent principalement par leur localisation dans le sol et par leur régime alimentaire.

Faune épigée et faune endogée
  1. La faune épigée vit dans la litière de surface, composée des déchets organiques tombés au sol, qu’elle déchiquette, broie et réduit finalement en boulettes fécales et en humus. On y trouve les saprophages, les nécrophages et les coprophages.

Les saprophages mangent les déchets végétaux. Ce sont les cloportes et les iules aux puissantes mandibules qui s’attaquent aux bois tendres des jeunes rameaux, les limaces et les collemboles s’attaquent qui aux parties tendres des feuilles entre les nervures – alors que les acariens attaquent les nervures -, les nématodes et les petits vers épigés – comme le ver du fumier – qui terminent le travail et s’alimentent de déchets très fins ainsi que des excréments des autres espèces.

Les nécrophages, comme les mouches se nourrissent des cadavres de petits vertébrés. Certains insectes du genre Nicrophorus enterrent même les cadavres afin de les soustraire à leur appétit des mouches. Les nécrophores transportent souvent de nombreux acariens lors de leurs déplacements.

Les coprophages éliminent les déjections des autres animaux ; les plus actifs sont les bousiers, les mouches et les cafards mais il n’est pas rare de voir des insectes plus inattendus comme des papillons tels que l’Argus bleu (Polyommatus icarus) ou le Bel argus (Polyommatus bellargus) se nourrir de déjections.

De minuscules acariens s’attaquent aux fibres les plus dures ; c’est, par exemple, le cas des Oribate sp., un groupe d’acariens dont la taille est inférieure au millimètre, caractérisé par une carapace, un exosquelette qui recouvre leur corps. De grandes densités de populations vivent dans la litière et les tapis de mousses et de lichens ; ils se nourrissent de matières en décomposition et sont capables de s’attaquer aux fibres les plus dures. Ils jouent un rôle primordial dans le recyclage de la matière organique en la fragmentant en très petites particules, et se rencontrent donc dans les « mulchs », le compost et les fumiers.

Parmi la faune épigée, de nombreuses espèces craignent les rayons du soleil. Le jardinier, en labourant, les prive de nourriture trop profondément enfouie. Cette faune est donc plus difficile à maintenir dans nos potagers. Outre son rôle de bio-décomposeur, son importance est pourtant primordiale car elle crée une infinité de zones poreuses qui génèrent jusqu’à 80 % de vide dans cette « peau » qu’est le sol, ce qui lui procure une incroyable perméabilité pouvant contenir jusqu’à cent cinquante millimètres d’eau par heure, dans nos forêts tempérées de feuillus, alors qu’un limon labouré qui devient battant voit sa perméabilité tomber à un millimètre d’eau par heure ! Les techniques du « mulch », de la dépose de compost jeune et mi-vieux et des cultures intercalaires d’engrais verts sont donc essentielles si le jardinier veut favoriser la présence de la faune épigée dans son potager.

 

  1. La faune endogée vit dans les profondeurs du sol et se nourrit essentiellement de racines mortes. Sa présence est indicatrice de la bonne santé du sol. Elle comprend les mêmes groupes que la faune épigée : vers, myriapodes, thysanoures, collemboles, acariens et protoures. Les espèces sont, par contre, plus petites, de couleur blanche ou très pâle et très allongées afin de se faufiler jusqu’au bout des racines les plus fines. Cette faune assure une porosité qui peut atteindre 60 % du volume du sol profond ; elle permet une bonne répartition de l’irrigation et la respiration des racines. La meilleure manière de favoriser sa présence au potager consiste à mettre en place des cultures intermédiaires car des successions rapides entre cultures de légumes et cultures d’engrais verts laissent, en continu, des déchets de racines dans le sol.
La faune anécique

Cette faune désigne toutes les espèces de lombrics. Nous avons évoqué les trois grands phénomènes participant aux transferts d’énergie des plantes vers le sol pour l’enrichir en humus. Parlons, à présent, de ceux que les pédologues considèrent comme les grands architectes du sol : les lombrics qui, par d’incessants déplacements entre la litière et la roche-mère, réunissent le minéral et le végétal pour en faire une terre fertile !

Les lombrics brassent sans arrêt le sol dont ils assurent un bon drainage sur de grandes profondeurs. Leur va-et-vient incessant, dans de longs terriers verticaux parfois longs de plus d’un mètre, leur permet de remonter des profondeurs les éléments minéraux en voie de lessivage ; ils les agglomèrent ensuite avec la matière organique récoltée dans la litière, lors du passage dans leur intestin. Ce « collage » entre argile et humus est rendu possible par une glande riche en calcium qui en assure l’attache. Les lombrics vident ensuite partiellement leur intestin, en surface, sous forme de petits tas appelés « turricules », avant de redescendre inlassablement vers les profondeurs…

Le lombrimixage

 

kilos par mètre carré

kilos par are

tonnes par hectare

un jour

0,018

1,8

0,18

un an

6,57

657

65,7

cinquante ans

328,5

32.850

3.285

Ces chiffres correspondent à un taux de 3% d’humus stable, soit un taux souvent largement dépassé dans les bons jardins bio. Notons qu’après cinquante ans, l’entièreté de la couche arable est passée par le tube digestif des lombrics !

Ce tableau permet donc de mesurer l’incroyable action bénéfique des lombrics sur le sol. En perpétuel déplacement, ils ingèrent, digèrent et remodèlent des quantités inimaginables de terre. Ils assurent :

– l’aération du sol ;

– un brassage intime des minéraux et de la matière organique ;

– la formation de micro-agrégats indispensables à la percolation des eaux de pluies qui limitent les effets d’érosion ;

– la stabilisation du carbone dans le sol ;

– la dissémination d’importantes communautés microbiennes, présentes dans leur tube digestif, qui interviennent dans la dégradation des protéines et agissent sur le cycle de l’azote ;

– la formation de composés organiques aux propriétés hormonales, favorables à la croissance des plantes, qui se trouvent dans les fèces ;

– la formation de substances rhizogènes similaires à l’acide indole acétique, une phytohormone qui stimule la rhizogénèse ;

– enfin le lombric (Lumbricus terrestris) possède un pouvoir neutralisant qui agit sur le pH acide de la terre grâce à des excrétions cutanées qui augmentent d’autant plus que le pH du sol est bas.

Les lombrics ont également un effet bénéfique pour les plantes car ils développent une relation étroite avec leur système racinaire. Ils creusent jusqu’à cinquante mètres de galeries dans un seul mètre cube de terre cultivée, dont cinq à sept mètres débouchent en surface. La surface des parois de ces galeries peut atteindre cinq mètres carrés. Le nombre de microorganismes situés sur ces parois correspond à la moitié de la masse totale présente dans les sols. Il n’est donc pas étonnant de retrouver racines et radicelles dans ces galeries riches en oxygène et en éléments rendus assimilables par les microorganismes. Les lombrics, dans les galeries qu’ils creusent, se retrouvent ainsi souvent entourés d’une gangue de radicelles.

L’observation des traces laissées en surface par les lombrics est internationalement reconnue comme un bon indicateur de l’état des terres de culture et des conséquences des pratiques culturales. L’altération de la biodiversité lombricienne peut donc être mise en parallèle avec l’altération de la biocénose du sol.

Evaluation de l’activité lombricienne par le diamètre des galeries

diamètre

origine – galerie formée par

signification

10 à 13 mm

de très gros lombrics

très bonne activité du sol

5 à 10 mm

de gros lombrics

bonne activité du sol

3 à 5 mm

des lombrics moyens

activité moyenne du sol, à améliorer

1 à 3 mm

des vers endogés

activité insuffisante du sol

0,5 à 1 mm

des vers endogés ou des racines

absence de lombrics, sol quasi mort

 

Evaluation de l’activité lombricienne par la densité des galeries

densité –

grosses galeries tous les

activité des lombrics

signification

3 à 5 cm

excellente

maintenir

5 à 10 cm

très bonne

améliorer encore cette bonne activité

20 à 40 cm

moyenne

améliorer

50 à 100 cm

faible

intensifier (BRF)

pas de grosses galeries

absente

sol à restaurer (BRF)

Le travail des lombrics dans un très bon sol peut atteindre cinq cents mètres de galeries par mètre carré, soit le tour d’un terrain de football. Le sol est transformé en gruyère et nous n’en sommes pas conscients !

Evaluation de l’activité lombricienne par la présence de turricules

nombre de turricules

signification agronomique

50 à 100 % de la surface recouverte

très bonne activité lombricienne

dix par mètre carré

bonne activité biologique

un par mètre carré

activité moyenne

un pour dix mètres carrés

activité faible

aucun turricule observé

activité très faible ou nulle

 

Comparatif sol / fèces pour quelques éléments nutritifs

Eléments comparés

Sol de surface

en o/oo

Fèces de lombric

(en o/oo)

Taux d’enrichissement

(en %)

Calcium

1,990

2,790

140 %

Magnésium

0,162

0,492

300 %

Azote

0,004

0,022

550 %

Phosphore disponible

0,009

0,067

740 %

Potassium

0,032

0,358

1100 %

pH

6,4

7

D’autres vers de terre que les lombrics participent également à un bon équilibre du sol. On en rencontre parmi la faune épigée – vers de fumiers – et la faune endogée où, contrairement aux lombrics, ils creusent des galeries horizontales. Ces vers sont beaucoup plus petits et sont de couleurs plus ternes ou plus pâles.

Trois groupes écologiques de vers de terre

 

Anéciques

Endogés

Epigés

habitat

toutes les couches du sol jusqu’à quatre mètres de profondeur

couche arable entre cinq et quarante centimètres

en surface dans la litière, au potager sous les « mulchs » mais surtout en prairie et en forêt.

taille

quinze à quarante-cinq centimètres

jusque quinze centimètres

deux à six centimètres

aliments

tirent de longs débris frais ou en décomposition dans les galeries

débris organiques en mélange avec la terre

débris organiques présents dans la litière de surface.

reproduction

limitée

limitée

importante

durée de vie

quatre à huit ans

trois à cinq ans

un à deux ans

espèces

lombric

Octolasium lacteum, Allolobophora caliginosa

ver du fumier, ver du marécage

 

Champignons et microorganismes

Ces populations se divisent en deux groupes selon le résultat de leur action sur la transformation de la matière organique :

– les humificateurs fabriquent le meilleur et le plus stable des humus, en s’alimentant de matière organique riche en carbone ; ce sont principalement les champignons basidiomycètes ;

– les minéralisateurs transforment l’humus et la roche-mère en éléments nutritifs assimilables par les plantes ; ce sont des bactéries, des champignons actinomycètes et des champignons inférieurs inféodés aux différents types de nutriments.

Pour favoriser les microorganismes dans le sol, il faut ;

– des apports de matières organiques réguliers ;

– un travail du sol le plus superficiel possible, en cherchant à obtenir une structure meuble et aérée en surface et stable dans les couches profondes ;

– des conditions stables de température – avec des variations atténuées par des rotations suivies de cultures et la pose de « mulchs » – et d’humidité grâce à une bonne percolation et à la protection du sol par les « mulchs » ;

– un pH le plus proche de la neutralité grâce aux apports d’intrants – chaux, soufre… -, et d’humus, ainsi que par une régulation par les lombrics.

Poids des microorganismes à l’are

Sol équilibré

Sol dégradé

bactéries

20 kg

200 g

champignons

15 kg

500 g

algues

2 kg

50 g

nématodes

100 kg

10 g

 L’origine des symbioses entre plantes, champignons et bactéries est très ancienne. Au Dévonien, il y a quatre cents millions d’années, les premières plantes pionnières, des algues vertes, quittèrent l’océan pour conquérir les continents. Dépourvues de racines pour se nourrir, elles s’associèrent avec des bactéries et des champignons, mieux armés pour minéraliser les éléments nutritifs.

Un monde de communications et d’équilibres

Le sol, appareil digestif des plantes

Les scientifiques remarquent combien les approches respectives de la racine et de l’intestin possèdent des points communs, du point de vue du microbiote. Dans l’intestin d’un animal, les bactéries, indispensables à l’assimilation des nutriments, avant leur passage dans le sang, se situent contre les parois intestinales. Elles sont « coincées » entre les villosités. Pour la racine, c’est à l’extérieur, entre les poils absorbants de la zone apicale que la masse microbienne est localisée et forme un « manchon » autour de la racine. Le principe de fonctionnement est cependant identique : racine et intestin fournissent les ressources énergétiques produites par l’hôte et nécessaires aux microorganismes, principalement bactéries et cryptogames, qui se chargent en retour d’aider l’hôte à se nourrir – minéralisation -, à croître – hormones de croissance – et à se défendre des bioagresseurs – antibiotiques. Les plantes veulent profiter pleinement de ces bienfaits et ont développé un mécanisme qui, pour un esprit cartésien, pourrait sembler peu profitable. Elles participent, en effet, activement à la chaîne trophique en nourrissant les mycorhizes et les bactéries. Pour cela, les racines exsudent du carbone : jusqu’à 40 % des sucres présents dans la sève élaborée sont diffusés dans la rhizosphère afin d’attirer et de nourrir le microbiote racinaire avide de carbone. En fonction de la demande en éléments nutritifs, hormones ou antibiotiques, les exsudats émis par les plantes sont modifiés afin de favoriser la vie bactérienne nécessaire à leurs besoins.

La vie bactérienne

Une cuillère à café de sol contient cinq milliards de bactéries qui sont à l’origine de nombreux processus :

– transformation et solubilisation des éléments utiles à la plante à partir de la matière organique et des minéraux du sol : carbone, azote, soufre et phosphore mais aussi oligo-éléments sont étroitement liées à l’activité bactérienne, Bacillus mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens ;

– fixation de l’azote atmosphérique et du sol et échange avec la plante contre du sucre (symbiose), Rhizobium sp (Fabacées), Azospirulum (Graminées), Nitrobacter ; dans un bon sol ces bactéries peuvent produire jusqu’à deux kilos et demi d’azote à l’are ; l’azote atmosphérique peut également être fixé dans le sol par des bactéries aérobies non symbiotiques, comme Azotobacter chroococcum, cyanobactérie Nostoc ;

– minéralisation de l’azote, avec conversion de l’ammonium en nitrites – Nitrosomonas, Nitrosospira, Nirosococcus, Nitrosolobus… – et conversion des nitrites en nitrates – Nitrobacter, Nitrospina, Nitrococcus ;

– production d’hormones de croissance, de type auxine, qui favorisent le développement des racines – B. subtilis ;

– compétition pour les nutriments, avec les micro-organismes pathogènes et limitation des risques de maladie – B. mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens, B. subtilis, Pseudomonas chlororaphis, Pseudomonas fluorescens ; cette lutte s’effectue de plusieurs manières : compétition pour les nutriments et pour la colonisation des zones racinaires, compétition par le nombre, compétition par action enzymatique…

– rôle protecteur contre les attaques de ravageurs – Bacillus thuringiensis ;

– formation d’agrégats améliorants pour la structure du sol et maintien des éléments fertilisants près des racines ; elles fabriquent une gomme destinée à les maintenir contre les racines ;

– effet protecteur contre la sécheresse et les stress hydriques ;

– détoxification du sol – Pseudomonas sp (fioul, pétrole brut), Micrococcus sp (pyridines, herbicides, biphényles chlorés, pétrole).

Echanges complémentaires avec les symbioses mycorhiziennes

A l’instar du lichen résultant d’une symbiose d’un champignon avec une algue, il existe des collaborations entre les champignons et les racines des plantes, d’où leur nom, qui s’inspire du grecs, mykes pour champignon et rhiza pour racine. Le terme mycorhize définit ainsi les différentes formes d’associations symbiotiques entre les plantes et certains champignons du sol, qui colonisent les tissus racinaires des plantes pendant la période végétative. Lors de ce « partenariat », les champignons mycorhiziens jouent un rôle important pour la nutrition minérale des plantes et bénéficient, en retour, de l’apport de sucres dérivés de la photosynthèse des plantes colonisées. Au moins 80% des plantes peuvent s’associer à des champignons et bénéficier de cette symbiose. On connaît aujourd’hui au moins sept types d’associations mycorhiziennes et l’une des deux principales, dite à arbuscule, est formée par des champignons primitifs et concerne plus de 90 % des végétaux, avec quelques exceptions comme les Brassicacées (choux, moutardes…).

Les bénéfices biologiques rendus par les symbioses mycorhiziennes présentent un réel intérêt en production biologique, à faibles quantités d’intrants :

– le mycélium des champignons mycorhiziens constitue, pour les plantes, une extension de leurs systèmes racinaires et permet un accroissement significatif du volume de terre exploré :

– une solubilisation des formes organiques du phosphore se produit par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons, or la carence en phosphore (P) constitue un des facteurs limitants dans les sols uniquement fertilisés de compost et d’engrais verts ;

– une mobilisation, par les champignons mycorhiziens à arbuscules qui colonisent les racines de la plupart des plantes, de potassium (K), calcium (Ca), magnésium (Mg), cuivre (Cu), zinc (Zn), fer (Fe), soufre (S) et même d’azote (N) : ces champignons sont parmi les plus efficaces pour le prélèvement des macronutriments et tout particulièrement en ce qui concerne le phosphore (P) ;

– une hydrolyse de l’azote organique ;

– un rôle protecteur contre les attaques d’agents phytopathogènes – Trichoderma harzianum contre certains Fusarium, Sclerotinia

– le renforcement de la résistance des plantes aux stress thermique, hydrique et salin ;

– l’amélioration de la qualité des terres, en renforçant la diversité de la microflore ;

– la réduction de l’érosion hydrique, grâce à la production d’une substance collante qui cimente les particules du sol en petits agrégats stables ;

– la détoxification du sol – Coniochaeta ligniaria.

D’autres champignons contribuent à la lutte biologique contre des maladies et des ravageurs ; ils jouent un rôle protecteur contre les attaques d’insectes ravageurs – Beauvaria bassiana, Arthrobotrys anchonia – et les nématodes – Arthrobotrys anchonia.

Différents facteurs les favorisent :

– les sols riches en humus ;

– la réduction du travail mécanique ;

– les associations et les rotations de cultures ;

– la plupart des adventices qui favorisent la croissance des mycorhizes et servent de plantes relais entre deux cultures de légumes ;

– les cultures intermédiaires d’engrais verts mycorhigènes : les légumineuses et les graminées (photo) sont particulièrement enclines aux associations mycorhiziennes, la phacélie est très mycorhigène, avec vingt-six spores par décigramme de sol.

D’autres facteurs nuisent à leur présence :

– les labours et les monocultures ;

– la richesse d’un sol en phosphore est un facteur limitant (engrais chimique) ;

– les légumes et les engrais verts des familles des alliacées, des brassicacées et des chénopodiacées (épinard, bette, betterave) ne sont pas mycorhigènes et ne doivent pas se succéder.

Après la mort des racines, la rhizosphère se différencie toujours du sol environnant, d’abord par une transformation en matière organique et, suite à leur dégradation, par la formation de macropores qui, comme les galeries de lombrics, possèdent un fort impact sur les propriétés de transport du sol. La rhizodéposition et le turnover racinaire peuvent représenter jusqu’à 40% de l’apport total de carbone dans le sol.

A l’heure actuelle, les chercheurs estiment qu’environ 80% des plantes et cent septante espèces de champignons peuvent être impliqués dans des associations mycorhiziennes.

Phénomènes d’allélopathie et bio-fumigation

En 1833, Maquaire écrit déjà dans son Mémoire pour servir à l’histoire des assolements qu’ »on sait que le chardon nuit à l’avoine, l’euphorbe et la scabieuse au lin, l’ivraie au froment ; peut-être les racines de ces plantes suintent-elles des matières nuisibles à la végétation des autres ? […] La plupart des végétaux exsudent par leurs racines des substances impropres à leur végétation ; la nature de ces substances varie selon les familles de végétaux qui les produisent […]« 

Outre la compétition pour l’eau, les nutriments et la lumière, il est aujourd’hui établi que les plantes interagissent aussi par la production de molécules chimiques capables d’influencer la germination ou la croissance de leurs voisines mais aussi d’agir contre la présence de maladies et de ravageurs. Parmi ces plantes, on trouve des légumes, de nombreux engrais verts mais aussi des espèces aromatiques. Voici quelques exemples :

composés toxiques de l’ail – on découvre ici un phénomène plus complexe de compétition et de coopération ;

– les pailles de l’avoine cultivée, Avena sativa, utilisées en « mulch » jouent un rôle d’herbicide et réduisent considérablement la présence des adventices ;

– toutes les Brassicacées, à des degrés divers, sont riches en glucosinolates toxiques pour de nombreux organismes du sol, comme les champignons Verticillium dahliae, Sclerotinia et Pythium ;

– l’épervière piloselle, Pilosella officinarum, contient les acides phénols caféique et chlorogénique qui possèdent des pouvoirs antibactérien et herbicide ; elle peut contribuer à résoudre le problème des adventices dans les lignes, en arboriculture et en viticulture ; malgré sa petite taille, la piloselle progresse en colonies, en cercles concentriques vers l’extérieur, alors que les cercles intérieurs se dénudent. Elle passe ainsi de la télétoxie à l’autotoxicité : à la suite du lessivage du sol par les fortes pluies, les graines de piloselle y germent, millepertuis et millefeuilles disparaissent mais de rares espèces comme le thym et le serpolet parviennent à lui résister. Le lin et le blé dépérissent également mais le radis résiste ;

– l’oignon secrète, par ses racines, une substance qui gêne la croissance de ses congénères ; il faut donc le semer et le repiquer clair. D’autres espèces possèdent le même comportement : ne dit-on pas que « le pire ennemi du blé est le blé » ;

– des expérimentations, menées à l’université de Lublin en Pologne, ont montré que le poireau et le céleri-rave, cultivés en rangs alternés, réduisent la prolifération des adventices et des insectes ravageurs avec, pour chacun d’eux, des rendements augmentés par rapport à des monocultures ;

– les semences de pois libèrent, dans le sol, des excrétions qui vont réveiller un Fusarium, un de ses ennemis ;

– les grains de seigle, en cours de germination, émettent de la benzolone, une toxine fatale à un petit champignon du genre Fusarium, agent de la « pourriture de neige » ;

– les semences de violette, déposées sur un papier humide en présence de grains de blé, en inhibent totalement la germination…

Interactions entre la flore, la faune et la roche-mère

Les interactions entre les flores, les faunes et les minéraux sont innombrables mais très peu connues. En voici quelques exemples :

– Fabacées et bactéries spécifiques du genre Rhizobia installées sur les racines (nodosités) forment une relation symbiotique permettant de capturer l’azote atmosphérique et de le transformer en substances azotées utilisables par les plantes ;

– les mycorhizes agissent comme pont entre deux plantes et permettent le transfert du phosphore d’une plante « donneuse » à une plante « réceptrice » ; ces champignons permettent également le transfert d’informations : c’est, dit un chercheur, « comme l’Internet de la nature, c’est le plus grand réseau d’échange du monde… » ;

– les plantes défendent leur territoire : les non-mycorhigènes en produisant des substances aux pouvoirs allélopathiques herbicides, les mycorhigènes grâce aux mycorhizes  qui empêchent la prolifération des allélopathiques ;

– les vers inoculent la terre, grâce aux fèces, d’une multitude de microorganismes produits lors du transit intestinal ;

– l’humus est fabriqué, en surface, grâce au travail des champignons et de la faune épigée ; les argiles sont fabriquées, en profondeur, par l’attaque des racines des arbres au contact du monde minéral. Les lombrics assurent un brassage intime des minéraux et de la matière organique…

Des techniques respectueuses de la vie du sol

Faut-il opter pour le jardinage sans labours ? Nous avons vu l’importance de ménager la vie du sol en maintenant sa structure la plus intacte possible. Le passage d’un travail du sol en profondeur – même s’il n’est pas retourné – à un travail superficiel doit s’effectuer en plusieurs étapes et après :

– une amélioration éventuelle de la structure par des apports conséquents, variés et réguliers de matières organiques – plusieurs années peuvent être nécessaires ;

– la vérification d’une activité biologique intense avec la présence des lombrics ;

– des essais de culture sur sol superficiellement travaillé avec des cultures particulièrement volontaires : pommes de terre, choux, haricots…

Et, pour les légumes racines :

– un travail avec la grelinette, le croc, le cultivateur, le râteau des maraîchers ;

– un travail sur buttes, comme le font les agriculteurs pour les carottes, fonctionne particulièrement bien mais correspond assez bien de l’image que nous avons lorsque nous parlons de l’éléphant dans un magasin de porcelaine ;

– une approche intéressante se situe dans le choix de variétés à racine courte comme la carotte ‘Bellot’ très hâtive ; pour la mise en silo, il existe quelques variétés intéressantes : la ‘Guérande’ qui deviendra ‘Oxheart’ aux Etats-Unis, et des sélections récentes de cette dernière, avec l’‘Oxhella’ et l’‘Ochsenherz’ ; la ‘Demi-longue de Chantenay’ est bien adaptée aux sols lourds et peu profonds.

Le rôle capital de l’humus dans la préservation des sols

Sur sol sableux, l’humus augmente sa capacité à retenir l’eau et les éléments fertilisants. Il accroît également leur résistance à l’érosion par les vents et les pluies. Son action est tout aussi améliorante pour les sols lourds et argileux qu’il rend plus souples et plus aptes à la percolation des eaux. Pour une production maximale, la plupart des légumes cultivés ne tolèrent qu’une mince marge, en ce qui concerne le pH du sol : entre 6,5 et 6,9. En tamponnant le pH du sol, les apports d’humus rendent possible la culture d’espèces dans des sols qui, à l’origine, seraient trop acides ou trop alcalins.

Rôles de l’humus dans le sol

 

action

bénéfices

rôle physique

structure et porosité

pénétration de l’air ;

limitation de l’hydromorphie ;

limitation de l’érosion ;

limitation du tassement ;

accélération du réchauffement

rétention en eau

meilleure pénétration et stockage de l’eau et meilleure alimentation hydrique

rôle biologique

stimulation de l’activité biologique : lombrics, biomasse microbienne

dégradation, minéralisation ;

réorganisation, humification ;

aération

rôle chimique

dégradation, minéralisation

fourniture d’éléments minéraux selon les saisons : N, P, K, oligo-éléments

capacité de rétention des éléments minéraux

stockage et mise à disposition des éléments minéraux

éléments traces métalliques

limitation des toxicités dues aux métaux lourds : Cu entre autres

rétention des micropolluants organiques et des pesticides

amélioration de la qualité des eaux

 

Les engrais verts

En optant pour les engrais verts, le jardinier poursuit différents objectifs.

* L’amélioration du sol par :

– la préservation des symbioses mycorhiziennes grâce à une rotation culturale aussi continue que possible : les Fabacées, en général, et la phacélie sont des engrais verts mycorhigènes ; par contre, les brassicacées et les chénopodiacées, comme l’épinard et la betterave, ne bénéficient pas de la mycorhization ;

– la restitution et l’enrichissement en humus : moutarde, phacélie, radis fourrager, seigle, vesce d’hiver ;

– l’enrichissement en azote : Fabacées ;

– le piégeage de l’azote et du phosphore en voie de lessivage, en automne et en hiver : lin, moutarde, phacélie, seigle ;

– la remobilisation des éléments phosphore et potasse ;

– une protection contre les excès de chaleur et de froid qui permet de diminuer les périodes d’inactivité : tous les engrais verts ;

– une action améliorante sur la structure du sol en :

O le drainant : lin, phacélie, radis fourrager ;

O perçant les terres compactes, les semelles de labour : luzerne, radis fourrager ;

O fissurant les terres compactées : phacélie, vesce d’hiver ;

O limitant la battance causée par les pluies, grâce à la protection physique des sols par le feuillage : tous les engrais verts ;

O limitant l’érosion par la présence du couvert végétal qui favorise l’infiltration de l’eau et limite donc le ruissellement qui entraîne les particules de terre : tous les engrais verts ;

* la lutte contre les adventices par :

– leur pouvoir concurrentiel pour la lumière, l’eau et les éléments nutritifs : sarrasin, seigle ;

– l’incorporation de résidus d’engrais verts arrivés à maturité, coupés tardivement et en voie de lignification, avec un rapport carbone – azote élevé qui provoque une immobilisation temporaire de l’azote et limite la croissance des adventices :  lin, phacélie, sarrasin ;

* la lutte contre les maladies, en rompant le cycle de certains pathogènes ; l’aération du sol par les racines de la culture intermédiaire travaille à une décomposition rapide des résidus du précédent cultural et nuit à la prolifération des pathogènes inféodés – tous les engrais verts, sauf si légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* la lutte contre les ravageurs, en rompant le cycle de reproduction : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* une bio fumigation contre :

– les adventices – graines de rumex, de chiendent… – grâce à leurs pouvoirs inhibiteurs sur la germination, avec l’émission de composés chimiques au niveau des racines – la moutarde brune est riche en polyphénols – et des parties aériennes, ou leur libération lors de la décomposition des résidus lors de la mise en « mulch » : moutarde brune, radis fourrager ;

– les œufs d’insectes : hanneton, taupin, tipule… : moutarde brune, radis fourrager ;

– les nématodes : phacélie, moutarde ;

– les spores de champignons pathogènes – sclérotinia, rhizoctone noir, Rhizoctonia solani – grâce aux crucifères riches en glucosinolates : toutes les crucifères à des degrés divers ;

* favoriser, grâce à la ronde des familles, la digestion des putrescines issues des cultures légumières en évitant ainsi aux racines d’une culture de croître dans les « déchets » de son espèces : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* augmenter la biodiversité végétale domestique et renforcer l’écosystème du jardin, en fournissant refuge et nourriture par la présence d’un couvert végétal qui favorise certaines espèces, comme les insectes auxiliaires et pollinisateurs, les oiseaux, la macro et microfaune du sol… : lotier corniculé, luzerne, mélilot, phacélie.

Deux périodes de semis possibles des engrais vert seront valorisées : à la fin de l’hiver et en fin d’été début d’automne. En automne, toutes les parcelles qui ne sont plus utilisées pour la culture de légumes seront idéalement ensemencées d’engrais vert. En fin d’hiver et au printemps, il faudra être vigilant quant à la période de destruction de l’engrais vert afin de ne pas nuire à la culture suivante en ce qui concerne :

– l’eau et les éléments nutritifs : en fin d’hiver, l’engrais vert repart en végétation, consomme de l’eau et désengorge la terre qui sera plus rapidement « amoureuse » et facile à travailler. Une destruction trop tardive peut provoquer, par un manque de disponibilité en eau et en éléments nutritifs, des effets dépressifs sur la culture suivante ; il faut donc être particulièrement attentif à cette compétition pour l’eau lors des hivers secs ;

– l’effet allélopathique qui peut nuire à la culture suivante ; il est nécessaire de prévoir huit à dix jours d’intervalle entre l’enfouissement et les semis.

Il faut également éviter de favoriser les bio-agresseurs. Les engrais verts mal choisis encouragent leur présence lorsqu’ils participent à leur cycle plutôt que de le rompre. Il faut donc organiser la « ronde des familles », avec la succession d’engrais verts et de légumes de familles différentes. Il est également nécessaire d’organiser une tournante des engrais verts sur les parcelles. Si des problèmes de bio-agresseurs récurrents se présentent dans le jardin, il faut opter pour les engrais verts qui ne font partie d’aucune famille de légumes : lin, phacélie, sarrasin et seigle.

On évitera un précédent de Fabacées pour les légumes qui n’apprécient pas l’azote, comme les Liliacées : oignon, ail, échalote ou chou de Bruxelles. On sèmera aussi les engrais verts en mélanges car les vers de terre et les mycorhizes apprécient peu les monocultures et peuvent y dépérir avec certaines espèces.

Concernant la destruction et la valorisation de l’engrais vert, il est préférable de le faucher alors qu’il est en pleine floraison et le plus riche en éléments fertiles et en fibres. Toutefois, la réussite de la culture suivante oblige souvent le jardinier à plus de souplesse. L’étape suivante est souvent associée à l’incorporation immédiate de la masse végétale en pleine sève dans les premiers centimètres du sol. Or cela amène souvent des soucis de parasitisme avec la réapparition du champignon Sclerotinia, du ver taupin ou d’adventices vivaces.

Après fauchage, l’engrais vert doit sécher entre huit et dix jours en surface, avant d’être incorporé dans les premiers centimètres du sol. Ce délai permet la transformation de la chlorophylle et de la sève en aliments pour des organismes du sol : enzymes, bactéries, cryptogames non pathogènes. Le fauchage est préférable au broyage qui laisse une bouillie favorable à l’activité des limaces, alors que le fauchage laisse des pailles et des tiges que les vers de terre anéciques préfèrent car ils sont plus faciles pour eux à incorporer au sol.

Cependant, pour une bio-fumigation efficace des sols, la pratique est différente. Il faut :

– broyer ou écraser le plus finement possible l’engrais vert avant de l’incorporer – passage d’une tondeuse ;

– incorporer les plantes broyées sur toute la profondeur du sol, immédiatement après le broyage ;

– prévoir la bio-fumigation juste avant des précipitations car le sol doit être humide afin de permettre une action rapide des principes actifs ;

– effectuer la bio-fumigation pendant la période chaude de l’année d’avril à septembre ;

– attendre une semaine avant une remise en culture afin d’être assuré que les principes actifs sont épuisés.

L’apport de matières organiques

Quelles sont les techniques adéquates d’apport des matières organiques pour obtenir une terre potagère vivante et fertile ?

– « Mulchs » et composts

Nous venons de voir l’importance de maintenir au mieux toute la chaîne trophique des organismes vivants dans, mais aussi hors, du sol de nos potagers. Avec les cultures intercalaires d’engrais vert, les « mulchs » sont les plus aptes à répondre à cet objectif, en offrant des déchets organiques frais qui nécessiteront l’intervention de tous les êtres vivants de cette chaîne pour, in fine, apporter les éléments nutritifs aux plantes. Ces « mulchs » pourront être composés d’adventices, de tontes de pelouse, de déchets de légumes, mais il sera aussi important de ne pas oublier des tontes de haie plus riches en lignine nécessaire à la présence des champignons basidiomycètes.

Les techniques du « mulch » – BRF inclus – et des cultures intercalaires – engrais verts – sont-elles préférables, pour la vie du sol, à des apports de compost ?

Il est erroné de comparer les résultats obtenus par le travail de la faune et de la flore d’un sol à une variante des mécanismes de compostage. Le compostage accélère la libération d’éléments minéraux mais n’initie pas une chaîne trophique complexe, capable de s’autoréguler et de se régénérer, comme cela s’observe en forêt. Le seul réflexe d’apport de matière organique via le compostage interdit aux terres cultivées la survie de la chaîne trophique complète qui régénère les sols et maintien leur fertilité alors que les successions de cultures les épuise. Par conséquent, s’il veut maintenir vivants tous les maillons de la chaîne trophique, le jardinier doit offrir, à chacun d’eux, de bonnes conditions d’existence et, en ce qui concerne la matière organique brute, faire :

– des apports en surface de matériaux diversifiés, non compostés, pour la faune et la flore épigées ainsi que pour les anéciques ;

– des apports dans le sol, avec les cultures intercalaires d’engrais verts et la mise à disposition de racines vivantes – mycorhizes – et mortes pour les faune et flore endogées.

Ces apports doivent être renouvelés en continu et, idéalement, couvrir le sol tout au long de l’année, dès que les cultures le permettent.

– Un compost jeune amende le sol alors qu’un compost mûr le fertilise

On parlera d’amendement lorsque le but premier est l’amélioration biologique et physique du sol, et de fertilisation lorsque l’apport est destiné à une assimilation plus rapide par les plantes. Le compost jeune – de trois à six mois maximum – est épandu en paillage au pied des arbres, en « mulch » entre les lignes de légumes à grand développement – pommes de terre, tomates, choux… – et en couverture des sols, à l’automne. Les déchets ligneux non décomposés qu’il contient encore permettent le maintien d’une activité biologique complète du sol. La distribution de compost jeune constitue une fertilisation à long terme plus spécifiquement destinée à la culture suivante.

Le compost mûr incorporé dans les premiers centimètres de la terre permet une minéralisation très rapide. Distribué en fin de saison, il joue un rôle d’éponge et améliore significativement les terres arides.

– Les limites du BRF

Le BRF doit être utilisé comme un restaurateur de l’activité biologique et de la flore mycologique des sols abîmés avec un maximum de deux apports importants sur deux ans. Il doit être apporté sur un sol dont le jardinier est certain qu’il ne sera pas travaillé pendant un à trois ans, selon l’épaisseur apportée, car le BRF ne peut être enterré à plus de quatre à cinq centimètres.

Il faut être conscient de la « faim d’azote » que le BRF va provoquer pour les légumes. Des apports azotés doivent être prévus sous forme de légumineuses – engrais verts ou légumes -, de purins d’orties ou de fumier. Pour une terre très abîmée, il est possible d’étaler une couche de sept centimètres de BRF que l’on associe à un semis de luzerne : la luzerne est vivace et produit énormément d’azote au point de polluer les nappes phréatiques dès la troisième année si elle est cultivée en monoculture… On n’oubliera pas d’ensemencer la parcelle avec les champignons basidiomycètes, en parsemant sur le BRF un peu de litière forestière. Le maintien des champignons basidiomycètes sur le sol peut s’effectuer avec des « saupoudrages » de BRF, apportés tous les quatre ou cinq ans. Si ces règles de base ne sont pas respectées, il y a un risque réel de créer plus de problèmes que de bénéfices…

Le BRF ne peut pas être apporté comme paillage. Utilisé régulièrement, il intoxique les sols car plusieurs années sont nécessaires pour qu’il soit digéré. Les champignons basidiomycètes sont les seuls à pouvoir digérer la lignine des BRF et ont impérativement besoin d’un milieu aérobie pour se développer. Si le BRF est enterré, ils ne peuvent plus assurer la décomposition de la lignine, faute d’une teneur en oxygène suffisante. Le BRF va alors intoxiquer le sol et épuiser rapidement les réserves d’azote et d’eau.

Conclusion : santé des plantes, santé des hommes…

Le sol constitue une ressource vitale, non renouvelable, qu’il est absolument vital de préserver. La gestion de sa fertilité doit être au centre des préoccupations du jardinier mais aussi de tous ceux qui profitent de son travail… L’humus y joue un rôle prépondérant et il faut donc le renouveler ou, beaucoup mieux, en augmenter le taux. Dans les année quatre-vingt, lorsque je m’initiais au jardinage biologique, j’ai toujours été frappé par l’acharnement des « précurseurs » à apporter de l’humus à leur terre.

Chez le regretté Luigi Pelucchi, à Seraing, on marchait sur du terreau à certains endroits ; chez Gilbert Cardon, à Mouscron : 12 % d’humus à l’analyse ! M. Delwiche, à Saint-Marc, compostait des tas de plusieurs dizaines de mètres de feuilles mortes. Il en recevait, à cet effet, des camions entiers de la Ville de Namur… Pour trente tonnes de terre à l’are – sur trente centimètres d’épaisseur -, un taux d’humus de 4% représente 1,2 tonnes par are, ou douze kilos d’humus pour trois cents kilos de terre au mètre carré.

En jardinage biologique, les organismes vivants du sol et la chaîne trophique qu’ils forment sont indissociables d’une nutrition équilibrée des plantes. Ils permettent une diminution notable – totale ? – des intrants. Par exemple, la solubilisation des formes organiques du phosphore par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons mycorhiziens, alors que l’épuisement total des réserves mondiales de phosphate est annoncé pour les prochaines décades. Ils assurent également un rôle de protection sanitaire et renforcent l’immunité des plantes cultivées.

Par des techniques appropriées, le jardinier doit leur permettre de participer à la croissance et à la santé des plantes.  Changer son approche du jardinage peut être difficile : renoncer à un jardin « propre », au travail de la terre en profondeur, au binage… Admettre volontairement des adventices dans les parcelles… Mais santé du sol, santé des plantes et santé de l’homme ne sont-elles pas liées ?

Habitats Sur Pattes (HSP) : Bien habiter la yourte…

L’habitat léger apporte de nombreuses solutions originales, à condition bien sûr de bénéficier des précieux conseils qui permettent d’en éviter les pièges. N’importe quelle yourte, par exemple, ne peut pas devenir un habitat permanent sous le climat belge… Rencontre avec Damien Craps, Guillaume Coupé et Dorian Fastré, chez Habitats Sur Pattes (HSP), afin de mieux comprendre à quelles conditions bien habiter une yourte 

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

Une précision s’impose : le boum actuel de l’habitat léger fait que des pionniers de la yourte, comme HSP, sont aujourd’hui incapables de suivre la demande. Leur agenda est donc rempli pour un an au moins ! N’y aurait-il pas là un criant besoin de former des artisans ?

« Nous sommes trois indépendants, dit Damien Craps, qui avons appris la technique de la yourte sur le tas. Je suis agronome forestier de formation, Dorian menuisier, et Guillaume jardinier et élagueur… Guillaume et moi sommes là depuis le début, Dorian nous a rejoints, il y a deux ans. Nous sommes passés du léger en général – incluant une approche artistique et philosophique – à la yourte spécifiquement car il est vraiment difficile de toucher à tout… »

Un encadrement pour auto-constructeurs

« Au départ, poursuit Damien, nous tenions à ce que nos clients viennent construire leur yourte dans notre atelier afin de nous assurer qu’ils recourraient aux bonnes techniques et utilisaient les matériaux adéquats avec les bons outils. C’était très difficile à gérer parce qu’une yourte prend beaucoup de place et que nous ne pouvions quasiment plus travailler dans notre atelier qui était toujours occupé. Nous pourrons sans doute recommencer à le faire si nous parvenons à développer notre pôle de formation, en acceptant, par exemple, deux projets à la fois et en les accompagnant, chez nous, de A jusque Z… Pour l’instant, nous suivons parfois jusqu’à cinq projets à la fois, en proposant à nos clients de réaliser eux-mêmes pratiquement tous les éléments de leur yourte, hormis la toile extérieure, les encadrements et la couronne qui demandent trop de compétences techniques. Certaines choses nécessitent, bien sûr, une mise en route dans cette formule d’auto-construction. Nous nous rendons, par conséquent, chez le client pendant une journée pour lui montrer comment réaliser, par exemple, un quartier de plancher. Des plans et des modes opératoires sont également disponibles mais la suite des opérations dépend des compétences de chacun – certains sont déjà chevronnés et d’autres moins. Nous restons, bien entendu, disponibles par téléphone, et il arrive aussi que nous devions intervenir, en cours de route, pour modifier certaines erreurs… Nous nous retrouvons enfin, le jour du montage, pour tout assembler ensemble, chacun arrivant avec ses éléments… Nous fournissons tous les matériaux – bois, toiles, isolants, quincaillerie… – et il est possible de faire de grosses économies en faisant appel à des revendeurs de châssis d’occasion. Nous allons cependant proposer nos propres châssis standard car il y a aussi des délais raisonnables à respecter pour élaborer les plans, car il faut être parfaitement sûr qu’ils ne prennent pas l’eau, etc. Pour l’heure, nous travaillons toujours chaque projet individuellement. Rien n’est encore vraiment systématisé mais nous nous rendons bien compte qu’il serait beaucoup plus simple de proposer des yourtes-types, notamment pour être en mesure de baisser nos prix et de rendre ce type d’habitat beaucoup plus accessible. Il est vraiment inutile de refaire, à chaque fois, toute une série de travaux… Nos amis de BeYourte ont déjà adopté cette optique, depuis quelques années, et je pense qu’ils en sont assez satisfaits. Nous ne voulons pas nous éloigner de l’idée d’un accompagnement individualisé mais nous ressentons aussi le besoin d’optimiser certains aspects du travail… »

Des "yourtes à la Belge"…

« En Belgique, précise Damien, une première vague nous a amené les petites yourtes mongoles – cinq ou six mètres de diamètre – qui se sont dégradées au bout de deux ou trois ans… Elles posaient aussi un gros problème de luminosité, n’ayant qu’une seule porte avec un volet qui venait encore l’obstruer et, une fois ce volet fermé, il y faisait noir comme dans un four. Je n’apprendrai à personne, qu’en Belgique, il est souvent indispensable de préserver le peu de lumière qui est présente. Notre moral en dépend… Les Mongols, qui vivent dans la plaine, ouvrent tout le toit, dès le matin, ce qui ne serait que rarement envisageable, ni même utile, chez nous… Nous avons donc opté pour un modèle de yourte comprenant un minimum de trois ouvertures, pour des raisons de lumière mais aussi de circulation d’air car le principal problème d’une yourte est la surchauffe, en été, quand il n’y a pas de vent. Une yourte n’a aucune inertie et se remet, dès que la source de chaleur s’arrête, rapidement à la température et au taux d’humidité de l’air extérieur. La yourte traditionnelle mongole à une seule ouverture pose donc également un problème de circulation d’air… Nous proposons exclusivement des yourtes d’habitat et, pour y vivre confortablement, il ne faut tergiverser ni sur l’isolant ni sur la couverture extérieure. Nos yourtes sont donc de véritables « yourtes à la Belge » et ceux qui achètent, par exemple, la leur dans le sud de la France – même si elles y sont quelques milliers d’euros moins chères – pour la remonter ensuite en Belgique, ne sont pas à l’abri de surprises désagréables. Autant savoir… »

« Dans nos yourtes, poursuit Dorian, pas de peaux bien sûr mais des toiles acryliques pour ce qui est des couches extérieures – murs et toit – et un coton esthétique pour l’intérieur, ainsi qu’un freine-vapeur du même type que celui qu’on place dans n’importe quelle maison ordinaire. Entre les deux, une belle épaisseur d’isolation en laine de chanvre : dix centimètres pour les murs et le double pour le toit. »

« La structure bois, enchaîne Guillaume, peut être réalisée relativement facilement en auto-construction ; elle représente environ un tiers du budget. Mais le poste le plus important, c’est la couverture et le plancher, lequel demande également une importante isolation. Il s’agit de caissons, d(une structure en bois prise en sandwich entre un OSB, qui vient par en-dessous, et un plancher ordinaire. Ces caissons sont remplis avec un isolant en vrac – typiquement, de la ouate de cellulose – mais beaucoup d’autres solutions sont possibles… »

Matériaux locaux pour savoir-faire local

« L’échec de la filière chanvre wallonne est évidemment très regrettable pour nous, dit Damien. Nous travaillons donc avec un fournisseur français qui est quasiment en situation de monopole… Pareil pour les toiles acryliques, des toiles nautiques traitées pour les mousses et résistantes à la salinité et aux UV, pour lesquelles il n’y a guère que deux fabricants. Un tel choix est toutefois stratégique, de notre part, car ces toiles tiennent une dizaine d’années sous le climat particulièrement humide de la Belgique, alors que les autres toiles fréquemment utilisées – cotons, poly-cotons, voire même nubuck – n’y résistent que deux ou trois ans… Nous optons donc volontairement pour un matériau cher mais qui peut éviter bien des déboires : si le confort de vie dans la yourte n’est pas optimal, répétons-le, ses occupants, c’est compréhensible, l’abandonneront assez vite… Réaliser la couverture est un véritable travail de couture qui demande un réel savoir-faire afin que d’aussi grandes surfaces soient étanches et résistantes. Nous travaillons avec une machine des années trente qui était utilisée dans une sellerie, en Autriche ! Elle marche très bien mais ne pardonne rien et nous allons, sans doute, devoir passer bientôt à quelque chose de plus automatique… Nos bois, enfin, nous sont fournis par un scieur qui n’utilise que du bois local, en fonctionnant surtout avec de petites parcelles privées qui ne sont pas certifiées. Pour un circuit aussi court, se faire certifier n’aurait aucun sens… »

« La demande étant croissante, il va y avoir du travail pour des menuisiers, se réjouit Dorian, même si la spécificité de la yourte pourrait être mieux abordée dans les écoles techniques. Nous sommes les seuls à faire du rond, là où tout le monde ne pense qu’à angle droit. Mais, ceci étant dit, une yourte se fabrique à l’aide d’outils de menuiserie classiques, même s’il faut sans doute adapter les gabarits pour faire des formes rondes… C’est d’ailleurs comme cela que je suis arrivé chez HSP : je suis un ancien client qui a réalisé sa propre yourte en utilisant ses compétences de menuisier. J’ai tout fait moi-même, sauf la toile extérieure qui a été réalisée par Guillaume… »

Habitat léger, habitat mobile ?

« Une échelle de mobilité semble croiser une échelle de prix dans l’habitat léger, constate Damien : moins on est mobile, plus le prix au mètre carré est modique, avec des techniques intéressantes, comme le terre-paille, par exemple, qui est impossible à déplacer. A l’opposé, la roulotte est très mobile mais son prix au mètre carré est énorme. Des roulottes équipées et autonomes peuvent monter jusque quatre-vingt mille euros ! La yourte est un entre-deux : ni complètement mobile, ni complètement chère… Entre cinq et sept cents euros du mètre carré, en fonction des matériaux choisis. Une grosse yourte de soixante-trois mètres carrés tournera donc aux alentours de quarante mille euros… Complètement démontable ! Même si se transporter est une chose fatigante ; quelqu’un m’a dit, un jour, qu’il fallait pouvoir se poser pendant un an et demi, au minimum… Le client doit donc interroger prioritairement ce désir de mobilité. Installer une yourte le temps de la rénovation d’une maison peut, par exemple, être un choix intéressant, si on envisage de la revendre ensuite, ce qui est un de ses gros avantages. Une yourte, cela se revend très bien… D’autres misent plutôt sur la yourte comme choix de vie à long terme, la plupart des gens confessant qu’ils n’ont aucune envie de la déplacer. Malgré cela, plupart des habitants de yourtes conservent encore et toujours l’idée qu’on les forcera un jour à se partir, que leur situation est donc forcément temporaire… »

« Pouvoir démonter et remonter reste une demande importante de notre clientèle, rétorque Guillaume, mais si nous devons aider au remontage d’une yourte, nous voulons aussi la démonter car les gens vont souvent trop vite en besogne, exactement comme un enfant qui mélange les pièces de son lego… Comptez cinq heures pour un démontage, deux jours pour le premier montage d’une grosse yourte – huit ou neuf mètres de diamètre -, les suivants pouvant aller plus vite. Nous privilégions les formules participatives et nous ne savons donc jamais exactement comme cela va se passer : on peut tomber sur quelques vrais pros aussi bien que sur une joyeuse bande de filles et de garçons qui n’ont jamais vu un tournevis de leur vie… »

« Cette dimension participative fait partie intégrante de l’idée de yourte, dit Damien. Faire une yourte tout seul, sans famille et sans amis, est un projet voué à l’échec. On ne peut ni la monter, ni la déplacer tout seul. Cela n’a pas de sens, a fortiori, s’il n’y a que de l’argent à défaut de bras… Une attention particulière doit aussi être développée à son égard : il faut pouvoir retendre une corde, de temps en temps, ou refaire un joint de silicone, il faut être un minimum acteur, être capable de l’écouter et de la comprendre… Faire soi-même, même peu, transforme radicalement le regard de l’habitant sur son habitat, lui amenant une sorte de fierté qui fait souvent plaisir à voir, une forme d’appropriation qui peut aller jusqu’au viscéral… C’est pourquoi nos clients, jusqu’ici, sont aussi notre meilleure publicité ! Nous ne voulons donc pas, quant à nous, faire de la maintenance à la place de ceux qui habitent… Nous ne travaillons pas non plus pour les « marchands de sommeil » qui ne pensent qu’à louer bien cher un gîte pas cher. C’est notre hantise et nous avons appris à les repérer de loin. La vague de l’habitat léger ne doit pas conduire à une implantation, voire une importation massive et à bas prix de logements de basse qualité pour pallier la crise du logement. Nous, nous faisons des yourtes pour des gens qui deviennent des amis. Pas pour le nouveau business du léger… »

Des yourtes bien conçues pour limiter les risques…

« Des assureurs assurent nos clients, affirme Damien, même si on ne sait pas encore exactement comment ils les indemniseront s’ils sont, un jour, appelés le faire. Mais quels sont les risques ? Disons, d’abord, qu’il est très facile d’entrer par effraction dans une yourte ; il faut donc bien choisir le lieu où on l’implante. Autre problème trop souvent négligé : le poids de la neige sur la structure. Certaines d’entre elles, trop légères, peuvent littéralement imploser et s’écraser. Il faut également éviter de s’installer trop près des arbres car un arbre ou une grosse branche qui tombent peuvent faire de gros dégâts… » »Le risque d’incendie, enfin, est réel, poursuit Dorian. Mais si les choses sont bien faites, le risque sera limité. Seul celui qui connaît bien son poêle doit aussi faire le feu dans sa yourte, car le risque est moins lié à la yourte elle-même qu’à l’utilisation qui est faite du poêle… »

« A l’image de la yourte, le système de chauffage doit également être facile à déplacer, poursuit Damien. Si on choisit de s’installer à demeure, les possibilités de chauffage seront évidemment beaucoup plus nombreuses. Pour l’environnement, l’idéal est d’opter pour un poêle de masse – genre poêlito ou rocket stove – car un simple poêle, de manière générale, doit tourner avec tout l’oxygène possible. Or si on le laisse ouvert, il fera vite trop chaud dans une yourte bien isolée. Mais, à l’inverse, limiter l’apport en oxygène créée des combustions incomplètes, génère des particules lourdes… et pollue énormément ! Nous préconisons aussi une sortie centrale car placer le foyer au centre de la yourte augmente le confort – avec une température plus homogène – et le rendement – en récupérant une bonne partie de la chaleur dans la longueur de la buse. A l’inverse d’une sortie latérale, la sortie centrale – à plus forte raison si elle monte à un mètre cinquante au-dessus de la faitière, comme c’est la norme dans la construction – permet aussi de limiter les dégâts à la toile si de petites particules incandescentes viennent à être rabattues par le vent. Une sortie latérale requiert, quant à elle, un système d’ancrage compliqué et inesthétique qui est ainsi évité…

Nous sommes souvent sollicités pour placer des yourtes dans des écoles et dans des lieux publics mais, la législation étant inexistante dans ce cas, les responsables se rassurent en nous imposant de la laine de roche, par exemple, qui est un matériau particulièrement désagréable à mettre en œuvre et dont les particules peuvent polluer l’air. La yourte est une structure organique, dynamique. Or les normes anti-feu ne sont pensées aujourd’hui qu’avec des matières minérales. Quelles sont donc les évolutions possibles ? Des yourtes complètement « minérales », avec des armatures métalliques, qui rassureront ceux qui accueillent du public. Ou, au contraire, l’acceptation de leur nature organique qui devra induire un changement de comportement de la part de ses utilisateurs ? L’avenir nous l’apprendra… »

Infos : habitatsurpattes@gmail.comwww.habitatsurpattes.be

Feux d’enfer sur l’Australie

N’ajoutons évidemment pas l’effroi à l’effroi, ni la sidération à la sidération, mais sachons plutôt regarder en face – aujourd’hui que le grand incendie s’est enfin calmé – ce qui sera peut-être l’effet le plus grave du réchauffement climatique sur une planète tout doucement en voie d’asphyxie. Posons-nous prudemment cette question : de tels méga-feux pourraient-ils, un jour, atteindre nos contrées ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Températures et sécheresse extrêmes dans l’hémisphère sud… Les médias, à l’unisson, jettent leurs cris d’orfraies à la mi-décembre ! Mais c’est bien depuis septembre que les forêts australiennes partent en fumée. Sydney est plongée, depuis des semaines, dans une étrange brume orangée. Y habiter revient à fumer trente ou quarante cigarettes par jour. Même pour les nourrissons… Fin décembre, les pompiers australiens font face à deux cents feux, au moins, dans cinq provinces. Les températures atteignent les 47°C et le vent change constamment de direction (1). Les images des satellites montrent la côte sud-est disparaître sous une épaisse fumée et la carte de la NASA qui répertorie les incendies en temps réel n’est déjà plus qu’un amas indistinct de minuscules points rouges, comme autant de piqûres d’un moustique enragé…

"Les Australiens ont l’habitude des feux…"

Le bush, une notion typiquement australienne, désigne toutes les zones peu habitées de l’immense pays-continent. L’incendie du bush peut donc recouvrir des réalités extrêmement différentes : du simple feu de broussailles en zone désertique aux véritables feux de forêts menaçant l’habitat urbain. Une simple superposition de la carte des feux à celle des climats australiens montre que ce sont bien les forêts tempérées de Nouvelle-Galles du Sud – province grande comme vingt-six fois la Belgique – et de l’état de Victoria – grand comme sept fois et demie la Belgique -, au sud-ouest, qui sont les plus durement touchées, de même que quelques zones tropicales du nord du Queensland. Pas grand-chose à brûler, par contre, dans le gigantesque « outback » désertique qui occupe tout le centre du continent… Voilà une première façon de comprendre la gravité de la catastrophe : plus des trois quarts des feux de cette année concernent la Nouvelle-Galles du Sud…

Mais les Australiens sont coutumiers des feux qui, lorsqu’ils sont bien maîtrisés, contribuent même à l’entretien du patrimoine forestier. Cette année, hélas, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Une première polémique naît donc au sujet des « feux de contrôles » qui auraient été insuffisants ou, au contraire, directement à l’origine d’incendies plus graves (2). Il s’agit, tout simplement, de « petits feux », provoqués localement lorsque le risque est bas, afin de réduire le combustible forestier – feuilles, branches mortes -, ou de créer des zones coupe-feu empêchant un incendie plus grave de se propager… Certains polémistes décrètent donc qu’il y avait trop de combustible au sol et que l’état des chemins forestiers a même empêché les pompiers de passer, que la bureaucratie administrative a omis d’agir pour nettoyer les forêts, ce qui s’avéra faux par la suite… D’autres, au contraire, incriminèrent les aborigènes australiens qui ont, depuis la nuit des temps, développé la culture des « petits feux » afin de protéger leur milieu de vie. En tout état de cause, il semble aujourd’hui que ces efforts de prévention ne suffisent plus, une étude concluant même que les efforts de « gestion du risque », consentis durant les cinq années qui précédèrent les incendies de 2009 dans l’Etat de Victoria, n’eurent aucun effet mesurable sur leur intensité… D’effet mesurable, les polémiques malintentionnées n’en eurent donc qu’un seul : enfumer un peu plus le débat sur le réchauffement climatique !

Alors, liés au réchauffement climatique, les feux ?

Les feux se déclarèrent particulièrement tôt, en 2019 : dès le mois d’août, avec cent trente foyers déjà actifs début septembre. Ils prirent ensuite une ampleur inédite, alimentés par des vents puissants et changeants, une sécheresse et des températures très inhabituels. Dès novembre, la situation était incontrôlable, bien que le service d’incendie de Nouvelle-Galles du Sud soit un des plus importants au monde, avec six mille huit cents pompiers… totalement impuissants ! Le Bureau australien de météorologie pointa rapidement l’influence du changement climatique dans la fréquence et la sévérité des feux. Les trois mois du printemps austral – comprenez septembre, octobre et novembre – avaient bel et bien été les plus chauds et les plus secs jamais enregistrés ! Des records de températures furent encore battus par deux fois, en décembre, avec une moyenne de 41,9°C, le 18. Que s’est-il passé ?

Les météorologistes accusent le « dipôle de l’Océan Indien » (3) – IOD pour Ocean Indian Dipole. La température de ses eaux est rarement homogène à une même latitude et les différences entre sa partie occidentale – les côtes africaines – et sa partie orientale – les côtes indonésiennes – sont même de plus en plus importantes. Ce phénomène, baptisé dipôle, connaît trois phases : neutre quand les températures sont similaires, négative quand la température est plus élevée côté indonésien, positive quand la température est plus élevée côté africain. En phase négative, les vents soufflent ordinairement d’ouest en est. Puis, durant l’été austral, avec les vents de mousson, une remontée d’eau froide survient, en surface, côté est : c’est la phase neutre du dipôle. La phase positive, elle, est exceptionnelle mais son pic – la valeur la plus élevée observée depuis 1997 – fut atteint en octobre 2019, dû à une remontée plus importante d’eau froide de surface vers l’Indonésie et engendrant une baisse des précipitations. On observa ainsi, inversement, une hausse soudaine des températures de l’océan le long des côtes africaines. La Corne de l’Afrique fut touchée par des précipitations supérieures de plus de 200% à la normale saisonnière. Cette phase positive du dipôle se marqua aussi par une hausse des températures plus à l’ouest, notamment sur l’Australie… De plus, plus une eau est chaude, plus elle humidifie l’atmosphère en augmentant son instabilité. C’est l’inverse qui se produisit, cet été, sur l’Australie : les eaux furent plus fraîches que d’habitude, l’humidité limitée et les chances de précipitations plus faibles… Chaleur et sécheresse, nous y voilà…

Un monstre nommé "pyrocumulonimbus"

Chaleur et sécheresse ! Les records succèdent aux records : 48,9°C, le 4 janvier, à Penrith, une valeur jamais relevée du côté de Sydney… Des vents secs et virulents convergent à l’avant d’un front froid et intensifient les incendies. Depuis plusieurs semaines, la chaleur des feux contribue à former de pyrocumulus – d’immenses nuages de fumée -, évoluant fréquemment en « pyrocumulonimbus ». Kekséksa ?

Ce 4 janvier, les satellites montrent l’énorme panache né des incendies qui ravagent la Nouvelle-Galles du Sud : le sommet de nuages gigantesques (4) atteint même la stratosphère en raison de l’extrême convection qui les génère. Ces nuages, dont la couleur ocre laisse penser qu’ils sont composés de produits de combustion issus des incendies, évoluent fréquemment jusqu’à l’orage. Il s’agit donc d’orages déclenchés par la source de chaleur, elle-même, issue des incendies, et la foudre produite par ces orages contribue à rallumer de nouveaux foyers, entretenant ainsi un cercle vicieux particulièrement désastreux. Par ailleurs, ces « pyrocumulonimbus » sont responsables de très violentes rafales, extrêmement dangereuses sur le terrain pour tous ceux qui combattent le feu ; certains de ces monstres atmosphériques évoluent même en supercellules orageuses contenant de puissants courants ascendants et descendants, des mésocyclones profonds et durables particulièrement effrayants, évidemment, dans le contexte particulier d’un feu intense. De tels « pyrocumulonimbus » a même pu suggérer à certains observateurs la comparaison avec… une bombe atomique !

On l’a compris : sécheresse intense et chaleur élevée, conjuguées à des vents tourbillonnants, produisent des flammes qui embrasent les forêts bien au-delà de la cime des arbres. Rien de vraiment connu chez nous, rien que nous soyons même, un tant soit peu, en mesure d’imaginer… Début janvier, à la manière de celui d’un volcan en éruption, l’immense panache généré par les méga-feux australiens s’étendait déjà sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, atteignant l’Amérique du Sud, de l’autre côté du Pacifique. Il a ensuite largement fait le tour du globe… Nous ne mégotterons donc pas ici sur la masse de carbone dégagée dans l’atmosphère : selon la NASA, entre août et début décembre, les feux australiens avaient déjà relâché l’équivalent de la moitié des émissions du pays entier, pour l’année précédente…

Conséquences incommensurables sur la biodiversité

Surgissent alors les chiffres les plus effarants… Une étude du WWF et d’un chercheur de l’Université de Sydney, Chris Dickman (5), évalue à plus d’un milliard d’individus le nombre de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, de batraciens et de chauve-souris ayant péri, à travers tout le pays… Là non plus : guère de place pour la polémique. L’ordre de grandeur est à la fois plausible et vertigineux. « Beaucoup d’animaux ont été tués directement par les feux, put ainsi expliquer Rebecca Keeble, directrice régionale du Fonds international pour la protection des animaux, au quotidien français Libération (6), et d’autres succombèrent en raison du manque de nourriture, de refuges et de la prédation d’autres espèces. » Le continent austral recèle une flore et une faune comptant des espèces uniques au monde, nous le savons… Hélas, David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne, put alors révéler que « l’Australie a de très mauvaises statistiques en matière de préservation de la biodiversité… (7) » Il rappela ainsi combien « les espèces nuisibles introduites par l’homme, comme les renards, les souris, les rats et surtout les chats sauvages, ont déjà causé l’extinction de nombreux oiseaux, reptiles et mammifères. En outre, l’homme a fait beaucoup de mal à son environnement pour adapter les terrains à l’agriculture, l’industrie et l’implantation résidentielle. Cela a déjà conduit à une fragmentation de l’espace naturel. Ces incendies ajoutent une nouvelle pression sur des espèces animales qui luttaient déjà pour leur survie. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais. » Et de citer le cas du cacatoès de Latham, de la grenouille Pseudophryne corroboree ou encore de l’opossum nain des montagnes… Et de tellement d’autres… Les fans des koalas déploreront, quant à eux, la disparition de 30% de la population de la bande côtière, située entre Sydney et Brisbane, plus au nord. Des pertes importantes, dans la mesure où les groupes vivant plus au sud – sud de la Nouvelle-Galles du Sud et Etat de Victoria – sont plutôt considérés comme excédentaires et disposent d’une moins grande diversité génétique…

Concernant la flore, enfin, citons juste la forêt subtropicale humide du Gondwana, à la limite du Queensland, qui n’avait jamais été atteinte par des incendies, et qui a brûlé pour la première fois. Car les régions en proie aux flammes ne furent pas celles, nous l’avons dit, qui brûlent habituellement. Or, dans ces régions de savane plus fréquemment brûlées, la végétation, plus basse, repousse aussi plus vite. La situation est différente pour les forêts de la côte est, où il faudra des décennies avant que les arbres ne repoussent, s’ils en sont capables tant sera grand le stress hydrique lié au climat qui change, tant s’accroîtra demain le risque de nouveaux feux. Avec, pour résultat, une perte de couverture forestière dramatique pour la faune et la flore. Et pour la vie, d’une manière générale…

Sommes-nous concernés ?

Une étude réalisée par des scientifiques anglais et australien (8), montre que le dérèglement climatique augmente les risques d’incendies, presque partout dans le monde. « Les feux en Australie sont un signe de ce que pourraient être les conditions normales dans un monde futur qui se réchaufferait de 3 C », commenta le météorologue britannique Richard Betts, un des scientifiques qui examinèrent les cinquante-sept études concernant l’impact du changement climatique sur les incendies, publiées depuis le dernier rapport du GIEC en 2013. Toutes montrent une hausse de la fréquence et de la sévérité des périodes où les conditions météorologiques seront favorables à leur propagation, avec une combinaison de hautes températures, de faibles précipitations et de vents souvent forts…

Une telle conjonction d’éléments paraît, pour l’heure, peu probable en Wallonie. Quoi que nos canicules estivales, de plus en plus fréquentes, se combinent, de plus en plus souvent, à une sécheresse très inhabituelle. Des vents intenses viendront-ils, un jour, compléter un scénario cauchemardesque ? La seconde moitié du XXIe siècle verra-t-elle notre forêt, déjà bien mal en point, partir en fumée de Marche à Saint-Hubert et d’Arlon à Bastogne ? La fatalité n’est assurément pas seule en cause…

Notes :

(1) Lire le récit de Nelly Didelot, Australie : les nouvelles flammes du Sud, dans Libération, 22 décembre 2019

(2) Gary Dagorn, Les incendies en Australie sont-ils dus à un défaut d’entretien des forêts ?, dans Le Monde, 9 janvier 2020

(3) Voir : www.meteo-paris.com/actualites/incendies-devastateurs-en-australie-la-responsabilite-de-l-ocean-indien-11-janvier-2020.html

(4) Voir : www.keraunos.org/actualites/fil-infos/2020/janvier/australie-incendies-fumees-pyrocumulonimbus-orages

(5) Voir : https://sydney.edu.au/news-opinion/news/2020/01/08/australian-bushfires-more-than-one-billion-animals-impacted.html

(6) Aude Massiot, Australie : plus d’un milliard d’animaux morts dans les feux, dans Libération, 7 janvier 2020

(7) Incendies en Australie : « Il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais« , propos recueillis par Charlotte Chabas, dans Le Monde, du 14 janvier 2020

(8) Voir : https://sciencebrief.org/briefs/wildfires

Quel avenir pour la forêt wallonne ?

Alors qu’une vague sans précédent de scolytes ravage les plantations d’épicéas, rançon d’une gestion forestière risquée et réalisée en dépit du bon sens, des défenseurs de la forêt naturelle proposent de profiter de cette crise pour remodeler fondamentalement le paysage forestier…

Par Marc Fasol

Introduction

Quel spectacle affligeant ! Il n’aura échappé à personne, les épicéas de Moyenne-Belgique sont quasiment tous morts. Ailleurs le constat n’est guère plus rassurant : la forêt wallonne se porte mal, et même de plus en plus mal. En raison de la longueur du cycle forestier, l’impact des changements climatiques sur nos forêts ainsi que sur tous les secteurs d’activités qui en dépendent sera, dans un futur proche, considérable. Un impact d’autant plus difficile à gérer que l’évolution de ces changements, très difficilement prévisible, dépend aussi des nombreux scénarios socio-économiques possibles, préconisés ou non. Selon les différents modèles de projection relatifs aux émissions de gaz à effet de serre (GES), l’augmentation de température moyenne dans le monde devrait théoriquement osciller au cours de ce siècle entre 0,3° et 4,8°C par rapport à la période 1986-2005. Or sous nos latitudes, l’augmentation de température sera probablement bien plus élevée (1) encore. La fourchette des prévisions s’avère donc aussi énorme que déroutante.

"Effets papillon" imprévisibles

« A première vue, cette fameuse augmentation de +2°C, voire même de +5°C sans politique climatique mondiale à la hauteur des enjeux, n’apparaît pas vraiment comme une menace aux yeux du grand public, relève Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant en énergie & climat, lors d’une conférence à la Cité des Sciences à Paris, mais quand on compare le type de végétation qui recouvrait le dernier âge glaciaire, une période durant laquelle le niveau des océans était cent vingt mètres plus bas, et la végétation d’aujourd’hui, on prend soudain toute la mesure de ce que pourrait signifier pour l’ensemble des écosystèmes cette hausse subite de température. Avec seulement 5°C d’écart sur cinq mille ans, la végétation est passée d’un stade semblable à celui du nord de la Sibérie actuelle à celui de nos forêts tempérées ». A l’échelle du paysage, on sait que le climat structure les types de forêts, mais quel sera l’instabilité de ces mêmes écosystèmes soumis au même écart de température… sur moins d’un siècle ? Comment anticiper tous les bouleversements possibles, « effets papillon » compris, puisque cette expérience est totalement inédite ?

Des étés plus chauds et plus secs avec des périodes de canicule plus fréquentes, des hivers moins froids et plus pluvieux… Comment vont réagir les essences forestières à un engorgement excessif en hiver suivi d’une dessiccation drastique, et donc à un stress hydrique d’envergure ? Les insectes xylophages, comme Yps typographus – voir Valériane n°135 de janvier – février 2019 – toujours en embuscade et dont le nombre de cycles de reproduction augmente en fonction du réchauffement, peuvent occasionner de sérieux dommages. Par ailleurs, l’arrivée d’espèces adaptées à un climat plus chaud en concurrence avec les espèces locales peut être une autre source de préoccupations. Si certaines essences peuvent manifester une capacité d’adaptation aux nouvelles exigences du milieu, grâce notamment à la diversité génétique intraspécifique de chacune d’elles, on sait que cela prend pas mal de temps. Qui plus est pour les espèces d’arbres dont la période de régénération est particulièrement longue !

Onze espèces d’arbres représentent grosso modo la majorité des essences forestières exploitées en Wallonie. D’après une classification de vulnérabilité face aux changements climatiques, l’essence la plus fragile est, sans grande surprise, l’épicéa. Déjà très sensibles au vent en raison de leur enracinement horizontal, les épicéas – cent vingt-cinq mille hectares en Wallonie – culbutent comme des petits soldats lors de grandes tempêtes ; les chablis suite au passage de Lothar, en 1999, sont encore dans toutes nos mémoires. Ne supportant guère la canicule, ils deviennent de surcroît très vulnérables aux attaques des scolytes et meurent alors en masse.

Réapprendre à obéir à la Nature

« L’épicéa n’est considéré « en station » (2) qu’à partir de cinq cents mètres d’altitude, explique un forestier ardennais, les pieds dans l’eau et la tête dans le brouillard. Hélas, beaucoup de propriétaires ont pris des risques, parfois démesurés, et les ont plantés en dépit du bon sens pour des raisons de rentabilité. Un a priori de moins en moins vérifié car aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont tout perdu… Une situation qui n’est hélas pas limitée à la forêt privée ! »

La seconde victime sur la liste est le hêtre. Ce dernier ne supporte ni la canicule, ni l’engorgement du sol. En effet, depuis un demi-siècle, les forestiers wallons constatent une diminution régulière des cernes de croissance, sous l’effet de conditions climatiques de plus en plus tendues. En revanche, parmi les espèces plus résistantes, on trouve des essences souvent délaissées comme le robinier faux acacia et le tilleul à petites feuilles qui mériteraient de revenir au-devant de la scène. Quant au chêne sessile et au charme, par exemple, ils restent pour l’instant assez indifférents à tous ces changements…

Pour s’adapter aux changements climatiques, il n’est pas seulement question de revoir le choix des essences mais aussi le choix des pratiques forestières. « Dans cent ans, nos forêts ne ressembleront plus du tout à ce qu’elles sont aujourd’hui, s’émeut Céline Tellier, la nouvelle ministre wallonne de l’Environnement, de la Nature et de la Forêt, or tout ne passe pas par une intervention dirigiste, la nature aussi peut proposer des solutions ».

C’est bien l’opinion à laquelle sont arrivés les fondateurs de Forêt & Naturalité, une association créée, en 2014, par Sébastien Lazaca-Rojas et Sébastien Carbonnelle. Tout deux sont diplômés en sylviculture. Leur association a pour objet premier de promouvoir le concept de « naturalité » (3) dans la gestion des forêts. Les changements climatiques qui frappent la forêt wallonne avec leur cortège d’incertitudes sont peut-être une opportunité à saisir pour réintroduire « plus de nature en forêt » !

Ces derniers temps, les recommandations faites aux gestionnaires forestiers vont bon train. Garants d’une meilleure adaptabilité des écosystèmes, les mots « biodiversité » et « résilience » y tiennent chaque jour une place plus conséquente. Plus un écosystème est riche en biodiversité, plus il est résilient, mieux il peut encaisser un traumatisme et plus vite il peut s’en remettre. On y arrive notamment en favorisant la régénération naturelle, les structures forestières complexes incluant les stades âgés et sénescents des arbres ainsi que la présence de bois mort au sol, composante fondamentale de l’écosystème forestier…

Rien faire, c’est la conserver !

Or, s’il est aussi beaucoup question aujourd’hui d’implanter en forêt des espèces indigènes dont les génotypes sont plus méridionaux, d’origines plus diversifiées, voire de nouvelles essences exotiques comme des cèdres ou des thuyas, Forêt & Naturalité avance une toute autre alternative sur la table : ne rien faire du tout ! Cela peut sembler saugrenu et va à l’encontre du discours dominant qui martèle depuis toujours que « si la forêt n’est pas gérée, elle ne se porte pas bien ». Mais « laisser faire la nature en forêt est parfois plus efficace et tellement moins coûteux que de tout vouloir contrôler ! », propose Sébastien Carbonnelle.

Il y a enfin une autre idée reçue : pour contrer l’augmentation des GES, on entend souvent qu’il faut replanter des arbres. « En réalité, cela part d’une bonne intention mais, dans bien des cas, il serait bien plus efficace de conserver les forêts naturelles existantes alors qu’elles sont massacrées aux quatre coins du globe. Pourquoi ? Tout simplement parce que le bois mort, le sol forestier et la biocénose qu’ils abritent, stockent énormément de dioxyde de carbone… »

Qu’est-ce qu’une forêt naturelle ?

Il n’existe pas, en langue française, d’appellation différenciée pour distinguer une forêt naturelle d’une simple plantation d’arbres. En Pologne, où se trouve le Bialowieza National Park, l’une des dernières forêts primaires d’Europe, on désigne la forêt sauvage par le mot puszcza et celle qui est gérée artificiellement par les’na. Mais au fait, qu’entend-t-on exactement par forêt naturelle ? Une forêt naturelle se régénère naturellement, ce qui n’est pas le cas d’une simple plantation d’arbres comme une monoculture d’épicéas ou de peupliers ! On y observe des processus et des dynamiques qui ne sont pas entravées ou orientées par l’homme. Les forêts les plus intéressantes sont aussi souvent les forêts anciennes. Pour les repérer chez nous, il faut se pencher sur les anciennes cartes de Ferraris (1775). Ont-elles disparu ? Ont-elles été transformées ? Sont-elles restées feuillues ? Leur dénominateur commun est leur sol. Il n’a jamais été cultivé, il est donc resté tel quel. Si une plantation artificielle est censée rapporter davantage et plus vite, elle est de nos jours de plus en plus risquée. Une forêt naturelle, en revanche, rend de nombreux services écosystémiques supplémentaires et plus efficacement, comme la régulation de l’eau et du climat, la conservation de la biodiversité, l’attrait touristique ou encore… le stockage du carbone !

Revenir en arrière, ou laisser faire la nature ?

Aux yeux de Nature & Progrès, l’idée de laisser agir la nature plaît beaucoup, alors que celle de revenir à une hypothétique pureté originelle suscite quelques inquiétudes, tant nous ne savons pas exactement ce que cela peut être. L’effet produit pourrait cependant bien être le même, dans un cas comme dans l’autre : le retour à une forêt naturelle pourvoyeuse de bienfaits innombrables.

Il faudrait pour cela interroger d’abord une des manies les plus constantes chez l’être humain contemporain : celle de vouloir absolument se mêler de tout ! Nous ne connaissons pas vraiment de théorie à ce sujet. Mais peut-être n’est-ce là qu’un simple aspect de nos rapports globaux avec la nature qui vont devoir évoluer, quant à eux, de toute urgence, à la suite du grand bouquet de crises auquel nous sommes confrontés : économique, sanitaire, écologique, climatique, etc. ?

Le réchauffement climatique a-t-il un effet sur les insectes ?

L’hiver qui s’installe n’est pas si inerte que cela pour les insectes…
Fini, bien sûr, le vol planant des jolis papillons et des abeilles bourdonnant dans les champs. Fini également le vrombissement des mouches et des moustiques qui nous vampirisent. Que cela nous attriste ou nous enchante, nous avons tous remarqué l’absence des insectes en cette rude saison d’hiver. Mais se sont-ils tous endormis ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

L’hiver est arrivé, avec ses soirées brumeuses et ses petit matins gelés. Une sorte de calme plat a envahi les campagnes silencieuses et les forêts. On n’entend guère chanter ni les oiseaux ni les criquets, la faune environnante semble s’être volatilisée, et la vie se fait rare sous la grisaille qui nous atterre. Mais, dans ce paysage aux allures tranquilles, le petit peuple qui nous entoure n’a pas disparu pour autant, et si la plupart d’entre eux restent bien à l’abri dans leur cachette, certains s’aventurent malgré tout de temps à autre à glisser une aile ou une patte au-dehors. Vous avez certainement déjà deviné de qui je parle ? Nos charmants amis les insectes ne sont jamais très loin de nous, et tous ont développé des stratégies aussi efficaces que surprenantes pour résister à ces conditions drastiques. Voici révélés ci-après quelques-uns de leurs étonnants secrets…

Le phénomène de la diapause

Selon les cas, plusieurs options s’offrent aux insectes pour supporter le rafraichissement de l’air ambiant et les intempéries qui vont de pair. Rappelons que ces derniers sont des animaux à sang froid – ectothermes – dont la température interne dépend directement de celle de l’atmosphère. En deçà d’un certain seuil, ils ne peuvent maintenir leurs fonctions biologiques vitales. Il leur faut donc assurément se protéger pour éviter de finir congelés ! L’immense majorité d’entre eux se met alors au ralenti, dans une phase d’hibernation ou de léthargie que l’on nomme la « diapause ». Ce phénomène, consistant en une réduction de l’activité pour limiter les dépenses énergétiques, a lieu dès les débuts de l’hiver : grâce à leur horloge interne, les insectes sont capables de « mesurer » la quantité de froid accumulée, ce qui garantira leur réveil au retour des beaux jours, sans risque d’être surpris en pleine gelée. Cet état de torpeur peut durer allègrement plusieurs années, ce qui permet à certaines espèces d’échelonner l’émergence des individus et d’assurer leur survie en cas d’aléas climatiques ou de maladies. La diapause peut être vécue sous forme adulte – imago – mais c’est biensouvent sous la forme d’œuf ou de larve qu’ils préfèrent se cacher. C’est notamment le cas des coléoptères, dont les grosses larves dodues s’enfoncent à dix centimètres sous la surface du sol afin de profiter de la chaleur de la terre qui leur offre les conditions idéales pour effectuer leur nymphose, c’est-à-dire le dernier stade de développement avant la transformation, comparable à la chrysalide des chenilles. D’autres se logent dans l’écorce des arbres, sous un tas de bois, ou encore dans les interstices des bâtiments. Ainsi donc, la plupart des insectes sont littéralement « endormis » durant tout l’hiver, certains plus que d’autres…

Les aventuriers qui résistent

Il est cependant possible de rencontrer quelques vagabonds virevoltants qui semblent tout à fait insensibles à la rigueur environnante. Plusieurs papillons, par exemple, sont visibles en hiver ; il leur suffit des maigres rayons que prodigue une journée ensoleillée pour qu’ils recommencent à s’agiter. C’est le cas du beau paon de jour (Aglais io), du morio (Nymphalis antiopa) ou encore du citron (Gonepteryx rhamni) qui est, parmi les papillons, notre champion de longévité en Europe. Il est capable de vivre durant plus de douze mois et d’apparaître, même en plein mois de décembre ! Son secret réside dans son hémolymphe – le sang des insectes – où circule une substance comparable à un véritable antigel pour automobile. Elle lui offre une incroyable capacité de résistance au gel : il lui suffit de se blottir sous quelques feuilles mortes et le voilà tranquille…

D’autres encore ont trouvé des astuces intéressantes en se montrant quelque peu « profiteurs ». Ainsi les chenilles des phengaris, un genre de petits papillons bleus, entretiennent-elles une relation particulière avec certaines espèces de fourmis, que l’on qualifie de « myrmécophile ». Lorsque les jours commencent à raccourcir et à se rafraîchir, la chenille se laisse tomber de sa plante et se met à sécréter des phéromones que les ouvrières confondent avec celles d’une jeune reine. La chanceuse se voit ainsi entraînée dans la fourmilière et dorlotée jusqu’au retour du printemps ! Certains autres, comme les insectes du genre Aphidius, des parasites des pucerons, sont capables de manipuler leur hôte pour les forcer à s’installer dans un lieu protégé du froid et propice à leur développement. Enfin, les bourdons et les abeilles domestiques, eux aussi, ne dorment pour ainsi dire que d’un œil. Groupés dans leur abri en un noyau compact, ils s’affairent à maintenir la chaleur de la ruche, tout en guettant l’ombre d’une éclaircie qui leur permet, de temps à autre, une virée à l’extérieur. Il arrive ainsi exceptionnellement de les apercevoir en cette période.

Il existe aussi un mystérieux papillon qui n’apparaît qu’en hiver ! Dans le genre marginal, c’est un effronté qui a choisi de tout faire à l’envers. Il s’agit de l’hibernie défoliante (Erranis defoliaria). Cet étrange papillon de nuit tire son nom de son comportement hivernal, d’une part, et des dégâts que peuvent occasionner les chenilles sur leur hôte, d’autre part. La période de vol s’étend, chez lui, de septembre – octobre à décembre – janvier, un fait assez inhabituel chez les insectes qui lui confère un caractère original. Mais ce n’est pas tout ! Le dimorphisme sexuel – la différence morphologique entre les sexes – est très marqué et impressionnant chez cette espèce. En effet, si le mâle a une apparence de papillon tout à fait ordinaire, la femelle est aptère – sans ailes – et possède un corps jaunâtre trapu, qui lui donne plutôt l’apparence d’une grosse larve ! Elle vit ainsi sur les troncs d’arbres et attire les mâles en émettant une phéromone odorante lors de la période nuptiale.

Les grands migrateurs

Migrer est une autre solution qui s’offre aux insectes pour se prémunir des aléas climatiques hivernaux. Le sujet porte à réflexion pour la communauté scientifique qui manque encore parfois de données attestant la véracité de ces comportements chez certaines espèces, notamment chez les libellules, comme le sympétrum rouge-sang (Sympetrum sanguineum), dont les migrations irrégulières seraient surtout dues aux conditions environnementales. Quelques spécimens, en revanche, sont bien connus pour leur spectaculaire migration rassemblant des insectes par milliers. Le meilleur exemple en la matière est probablement celui des splendides papillons monarque (Danaus plexippus) qui ordonnancent, chaque année, un gigantesque cortège de millions d’individus partant du Canada et du nord des États-Unis vers le Mexique. L’Europe compte également son lot de grands voyageurs, comme la belle dame (Vanessa cardui), qui parcourt près de quatre mille kilomètres par an pour rejoindre l’Afrique du Sud depuis les pays scandinaves, ou encore le sphinx de la vigne, un beau papillon de nuit aux ailes rosées, qui migre jusqu’en Afrique du Nord ou de l’Ouest. Certains de nos syrphes – ces petites mouches pollinisatrices « déguisées » en guêpes ou en abeilles – sont aussi capables d’impressionnantes prouesses migratrices, notamment le syrphe porte-plume (Episyrphus balteatus) qui effectue des allers-retours du nord vers le sud, parfois sur de longues distances, en fonction des saisons.

Alors ? L’influence du changement climatique

Diverses activités humaines sont génératrices de pollution et facteurs de dérèglements climatiques, ce qui a tendance à perturber l’équilibre des insectes, comme des oiseaux, en déréglant leur horloge interne. Cela implique, à l’avenir, de nombreuses conséquences sur leur comportement. En outre, plusieurs d’entre eux commencent à modifier leur stratégie d’hibernation. Différentes études ont prouvé qu’une augmentation de la température entraîne un bouleversement de la période d’activité et influence grandement l’avènement de la diapause, qui peut être retardée, ou dont la durée peut même diminuer. Un exemple probant est celui des moustiques Wyeomyia smithii, d’Amérique du Nord, dont l’entrée en diapause a été retardée de plusieurs semaines en moins de trente ans à peine ! Ces changements risquent, à terme, de déstabiliser les écosystèmes en permettant à des espèces d’être actives sur de plus longues durées et à des moments de l’année où elles ne l’étaient pas auparavant, ce qui pourrait, entre autres, conduire à des phénomènes d’invasions biologiques d’insectes facteurs de maladies. C’est déjà le cas, notamment, de moustiques que l’on observe remonter depuis l’Afrique vers le sud du continent européen. Un autre risque important serait le déclin toujours croissant de nombreuses espèces qui, face à l’augmentation rapide de la température, pourraient ne pas avoir le temps de mettre en œuvre les longs processus biologiques d’adaptation nécessaires pour survivre à ces nouvelles conditions. Voici donc une autre bonne raison d’envisager avec la plus grande prudence les changements qui menacent tout un pan de la biodiversité environnantes et, par effet boomerang, notre propre espèce.

Est-ce grave ?

Nous venons de mettre en évidence certaines perturbations de la diapause des insectes qui sont manifestement liées à l’activité humaine et qui bouleversent leur comportement. Dans quelle mesure le réchauffement climatique est-il vraiment le seul responsable, c’est évidemment assez difficile à dire. Mais est-ce vraiment important ? Quel sera, en retour, l’impact du comportement des insectes sur la vie des humains ? C’est tout aussi difficile à dire car cela dépendra largement du comportement des humains eux-mêmes et de l’évolution de leurs rapports avec le milieu naturel. La seule chose qui semble sûre, à leur qu’il est, c’est qu’il existe suffisamment d’indices susceptibles de nous inciter à la plus grande prudence. Homo sapiens en tiendra-t-il compte ? Ses aventures avec un certain virus l’inciteront-elles à reconsidérer son attitude face à la grande crise écologique ? L’avenir nous le dira…

Comment apprendre à bien habiter léger ?

Un crowdfunding très encourageant vient de donner à l’asbl B.A. Bois les moyens de pouvoir enfin fonctionner dans le cadre qui lui convient. C’est une belle réussite pour cette association qui offre aujourd’hui des garanties techniques sérieuses à tous ceux qui veulent tenter l’aventure de l’habitat léger.

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

La tiny house s’avance comme un des plus fiers symboles de l’habitat léger mais le risque est, aujourd’hui, de trouver sur le marché des réalisations d’origine incertaine, faites avec des matériaux pas du tout écologiques, des produits finis écoulés tels quels sans la moindre information prodiguée au futur habitant. Imposer un minimum de critères éthiques et de transparence au business en développement de l’habitat léger ne sera donc pas superflu et la tiny house, pour ne parler que d’elle, sera immanquablement appelée à faire un jour toute la clarté sur les matériaux qui la composent…

Fidèle à ses principes généraux d’autoproduction – son propre jardin, son propre habitat… -, Nature & Progrès a donc tout naturellement cherché à savoir quels acteurs voyaient dans le léger un facteur d’émancipation sociale de l’habitant plutôt qu’un ordinaire marché de « clé sur porte ». Nous nous sommes donc tournés vers l’asbl B.A. Bois, déjà très active lors du dernier salon Valériane. A ses yeux, point de qualité possible de l’habitat sans une formation adéquate de l’habitant par le biais de l’auto-construction.

« Les heures passées par l’auto-constructeur sur son propre projet n’entrent évidemment jamais dans un budget, explique d’emblée Nicolas Van Moer, mais si ces heures sont budgétairement neutres, c’est aussi parce que, dans notre esprit, nous les comptons comme du temps passé à se former. Or, en général, les gens acceptent toujours de payer pour apprendre. Nous, nous leur proposons d’être formés en travaillant à leur propre habitation… »

Genèse et fonctionnement de l’atelier B.A. Bois

B.A. Bois est une association, en phase de construction depuis un an et demi environ, qui souhaite mutualiser compétences, énergies et moyens, en matière d’habitat léger, notamment en ce qui concerne le matériel… Ils sont principalement deux à l’animer au quotidien : Renaud Geeraerts, un assistant social qui a rencontré ce type d’habitat en voyageant, et Nicolas Van Moer, un menuisier-charpentier très intéressé par toutes les solutions d’habitats itinérants utilisées notamment dans le monde du cirque…

« Je voulais absolument aider Renaud à construire sa propre tiny house, dit Nicolas. Ensuite, nous avons vite conclu qu’il serait intéressant de mettre cette expérience à profit pour réaliser des fascicules explicatifs ou des capsules vidéo, ou même carrément un manuel destiné aux auto-constructeurs. L’idée d’un atelier a très vite suivi – car c’est beaucoup plus confortable de travailler en atelier – afin d’accueillir les candidats constructeurs de tiny houses car, même quand on veut bien faire en vidéo, il est carrément impossible de montrer toutes les difficultés qui peuvent surgir sur ce genre de chantier… »

La création de l’asbl B.A. Bois n’a donc pas traîné ; elle développe ses activités sur trois axes différents :

– un axe de formation permettant de s’initier l’espace d’une journée, par exemple : découverte de la théorie de base, le matin, et travaux pratiques sur maquette, l’après-midi… La maquette peut même, le cas échéant, être un chantier en cours et tout le monde y trouve ainsi son compte : le constructeur gagne une aide providentielle et le coût de la formation peut ainsi être réduit puisque l’association épargne les matériaux d’une maquette qui ne servira de toute façon à rien par la suite… Ceux qui viennent se former bénéficient des conditions réelles et des vraies difficultés de vrais projets : une formation n’est donc jamais exactement l’autre et n’en est donc que d’autant plus intéressante…

« Notre vraie spécialité est d’être facilitateurs pour l’habitat auto-construit, léger et nomade, précise Nicolas Van Moer. Nous ne nous lançons donc pas dans les « kerterres » ni dans les yourtes, par exemple. Etant menuisier-charpentier, les structures en bois et l’isolation qui les accompagnent sont clairement ce que je maîtrise le mieux. Nous nous orientons parfois vers du métal pour certaines parties, à condition que cela soit cohérent. Un conteneur, par exemple, ne nous semble pas très cohérent dans la mesure où l’isolation notamment y est très compliquée à réaliser… »

– l’atelier, en lui-même, est un autre axe de travail important de B.A. Bois. En cours de déménagement depuis la réussite du crowdfunding, il comprend tout ce qui est nécessaire pour travailler confortablement – « il y a toujours toutes les vis qu’il faut, même le dimanche, s’amuse Nicolas ! » – et à l’abri : équipement et outillage nécessaires, échafaudages compris, sont donc mis à disposition des porteurs de projets pendant toute la durée de leur chantier…

« Nous leur louons l’espace et le matériel nécessaires le temps que dure leur construction, explique Nicolas, pour qu’il ne pèse aucune contrainte extérieure sur leur travail. Néanmoins, si l’atelier tourne sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cette location sera d’autant moins chère, raison pour laquelle nous conseillons quand même aux porteurs de projets de grouper autant que possible leurs périodes de travail… C’est aussi quand ils sont bien concentrés sur leur projet que les gens sont le plus efficaces. Notre association pourra donner toute son ampleur à cet encadrement lorsqu’il répondra enfin au rendez-vous que lui donne la demande… »

– le troisième axe de B.A. Bois est celui de l’accompagnement des projets. Trois étapes sont prévues. Les candidats constructeurs arrêtent quand ils veulent mais une nouvelle étape ne peut être abordée que si la précédente est terminée. Ces étapes sont :

  1. l’étude du projet où l’idée est de discuter et d’analyser le projet, en deux demi-journées.

« La première est consacrée au débroussaillage et au conseil, précise Nicolas Van Moer. Nous abordons, par exemple, la question de la mobilité : un châssis de quatre mille euros n’est pas utile si le projet est de ne jamais bouger ? Nous laissons ensuite une période de réflexion aux gens, puis la deuxième demi-journée est consacrée à la mise sur papier du projet : taille, matériaux, budget, emplacement des fenêtres, type de remorque, etc. Si le temps le permet, nous commençons même à le dessiner en trois dimensions… »

  1. la première étape une fois terminée, la conception technique du projet peut être abordée.

« Un programme de dessins spécialisé en charpentes et structures propose toutes les listes de commandes et tous les plans, explique Nicolas, ainsi qu’un dessin précis de toutes les pièces qui seront nécessaires. Le dossier technique permet aussi de fournir un calcul exact de la masse de la tiny house et de son centre de gravité, ce qui sera indispensable si elle doit prendre la route. Un devis peut enfin être établi pour tous les matériaux qui interviennent dans le projet. B.A. Bois a des accords avec certains fournisseurs de confiance dont peuvent profiter les porteurs de projets ; passer par notre intermédiaire fonctionne donc un peu comme un groupe d’achats communs. Ce n’est évidemment en rien une obligation mais s’ils souhaitent que B.A. Bois gère les commandes qui les concernent, c’est évidemment avec ces fournisseurs-là uniquement que nous travaillons… »

  1. un accompagnement journalier de la construction proprement dite peut enfin être proposé mais seulement dans l’atelier de B.A. Bois où toute l’infrastructure et l’outillage nécessaires sont présents en permanence.

« Il s’avère plus rentable pour tout le monde de déplacer les gens plutôt que les outils et les matériaux, constate Nicolas Van Moer… Un planning de construction cohérent est donc proposé, poste par poste, sur base du dossier technique qui a permis une visualisation préalable des principales difficultés. Nous y intégrons l’accompagnement, en essayant d’intervenir le moins possible mais à des étapes-clés de chaque poste, afin de montrer aux gens comment faire, puis de vérifier si tout est correctement réalisé et de garantir évidemment un résultat final satisfaisant. Le temps nécessaire au travail dépend bien sûr de la façon de faire et de la disponibilité des uns et des autres, nous nous efforçons toutefois de beaucoup discuter avant de commencer afin de donner une estimation. Mais cela reste une estimation… Nous nous efforçons aussi de penser les différentes étapes de la construction pour rendre le travail aussi systématique que possible : une journée sera, par exemple, consacrée à découper tous les bois, plutôt que de découper chaque fois que c’est nécessaire… C’est aussi la solution la plus efficace pour apprendre à utiliser une machine : mieux vaut s’en imprégner intensivement une journée entière qu’occasionnellement, par-ci par-là, sans trop se souvenir de ce qu’on a fait la fois précédente… Et, comme nous ne sommes pas non plus experts en tout, s’il faut de la plomberie, nous prévoyons un plombier, et s’il faut de l’électricité, nous prévoyons un électricien… »

Premiers retours d’expérience

« Bien sûr, les gens viennent chez nous pour construire et apprendre des choses en construisant, constate Nicolas Van Moer. Ils ne sortent pas de chez nous menuisiers spécialisés. Donc, s’il faut, par exemple, faire une entaille dans un bois, nous nous bornons à proposer une façon de faire, même si d’autres solutions sont envisageables… En termes de conception, certaines propositions reviennent régulièrement mais c’est aussi ce qui nous permet d’être de bon conseil : nous proposons, par exemple, trois types de bardages en bois qui nous permettent de moduler le poids ou le prix. La pose, quant à elle, se fera toujours de la même manière, ou presque… Le bois, et l’isolation qui l’accompagne, nous paraît une solution intéressante car il n’offre que des avantages, hormis le fait qu’il est un peu plus lourd que d’autres matériaux. Son déphasage thermique est très intéressant, sachant qu’on s’isole beaucoup plus souvent du chaud, en été, que du froid, en hiver, dans ces petits volumes où le défi est plutôt de trouver le moyen de chauffage adapté. Dans l’idée de l’auto-construction, le bois est aussi le matériau, par excellence, qui est facile à découper et qui offre donc les meilleures garanties d’une isolation bien faite par celui qui n’est pas professionnel. De plus, la réglementation, par exemple, qui permet de rouler sur une route est la même pour toutes les tiny houses. La gamme des compromis n’est donc pas infinie et impose ipso facto une certaine forme de standardisation…

Nous privilégions bien sûr des matériaux locaux qui offrent vraiment très peu de désavantages et si nous sommes amenés à faire d’autres choix – utiliser, pour une question de poids, du cèdre pour le bardage plutôt qu’un mélèze belge de Rochefort -, nous prenons d’office un bois labellisé FSC – un cèdre du Canada, en l’occurrence. Pour les châssis, on optera pour un chêne, wallon ou français, mais le mieux c’est évidemment d’en récupérer qui soient encore en bon état… La récupe, au niveau écologique, c’est du zéro déchet ! De plus, nous profitons ainsi du fait qu’ils soient démontés pour les poncer entièrement, refaire les joints et remettre une peinture en atelier. C’est donc une vraie deuxième vie qui commence sans débourser un sou, moyennant seulement un tout petit peu d’huile de coude… La paille, malheureusement, est un matériau assez lourd car il faut la condenser très fort mais elle est très intéressante en termes de déphasage thermique… »

A la portée de tous, l’habitat léger ?

« Si on veut bien faire les choses, conclut Nicolas Van Moer, l’auto-construction peut être rendue plus accessible mais certainement jamais gratuite car elle doit aussi reposer sur une garantie de qualité. Et cette garantie est précisément notre métier, reposant en ce qui nous concerne sur la bonne conception et sur le travail en atelier. La tiny house, quant à elle, pose en modèle réduit tous les problèmes du bâtiment classique dont elle n’est, au fond, qu’une grosse maquette ; on y trouve presqu’autant de châssis que sur une petite maison, les finitions et les coins sont les mêmes, et c’est toujours là que les problèmes se posent… Ce qu’il y a en moins, c’est le remplissage, c’est-à-dire ce qui va le plus vite et est le moins compliqué. On n’y trouve évidemment pas de fondations mais, pour partir en vacances, on préférera quand même la bonne vieille caravane. Et, pour voyager longtemps, on conseillera plutôt d’aménager un vrai camion… La tiny house est pensée pour bouger une fois ou deux par an, ce que ne font même pas la plupart des gens qui en habitent parce qu’ils n’ont jamais la puissante bagnole capable de la tirer…

Bien sûr, il y a une philosophie là-derrière : la possibilité de travailler moins parce qu’on ne s’est pas mis un emprunt à vie sur le dos. Et si on travaille moins, on dégage aussi du temps pour faire, par exemple, un potager ou mieux élever ses enfants… Toutes choses qu’on doit, de toute façon, payer avec le salaire qu’on perçoit quand on travaille à temps plein. Il y a donc une recherche générale de sens, en plus du bâtiment lui-même. C’est une volonté générale de réduire et de maîtriser ses besoins dans laquelle s’intègre la démarche de l’habitat léger. L’habitat léger, avec tout ce qu’il rend possible, peut donc être envisagé dans le long terme, en le réfléchissant en fonction de la personne, de ses besoins et de ses envies… »

Atelier B.A. Bois asbl
Nicolas Van Moer
0472/30.50.29

« OK boomer » : deux mots valent mieux qu’un long discours

Il aura fallu quelques semaines à l’expression “Ok boomer” pour passer du monde anglo-saxon au monde francophone. Ces deux mots, lancés à un interlocuteur né au moment du baby-boom (1945-1965), signifient en quelque sorte “cause toujours”. On peut trouver cette expression géniale, ironique, bien envoyée ou, au contraire, offensante, inappropriée, injuste. Je pense qu’elle est la condensation parfaite d’une fracture générationnelle plus lourde qu’on veut bien le croire. Analysé ici depuis l’angle des enjeux écologiques et de façon provocatrice, ce “ok boomer” sonne le glas d’une vision du monde illusoire et aussi d’une certaine écologie « à la papa ».

Par Guillaume Lohest

Introduction

Début novembre 2019, lors d’une session parlementaire en Nouvelle-Zélande, Chloe Swarbrick, une jeune députée de vingt-cinq ans, est interrompue dans son intervention par un homme plus âgé. Elle est en train d’interpeller l’assemblée sur le changement climatique. “Nous sommes responsables et nous devons nous montrer responsables. Monsieur le Président, combien de dirigeants mondiaux étaient au courant de ce qui se passait et de ce qui allait se passer mais ont décidé qu’il était politiquement plus opportun de glisser cela sous le tapis ? Ma génération et les générations futures n’ont pas ce luxe. En 2050, j’aurai 56 ans. Aujourd’hui, la moyenne d’âge de ce parlement est de 49 ans.” À ce moment, des récriminations s’élèvent. Un homme d’un certain âge tente de l’interrompre. La députée lance alors un bref “OK boomer”. Puis elle poursuit. “Les institutions politiques actuelles ont prouvé qu’elles étaient incompétentes à penser autrement qu’à court terme. Le changement est si régulièrement sacrifié au bénéfice du pouvoir. Les slogans sont faciles mais il est difficile d’agir. Le changement climatique ne peut plus être sacrifié pour des commodités politiques. Le changement climatique est une vérité profondément dérangeante.

OK boomer” signifie simplement : “Ok, baby-boomer”. Il s’agit d’un mème, c’est-à-dire une petite phrase virale sur Internet, qui s’est popularisé dès 2018 et dont la diffusion a explosé en novembre 2019, suite à son utilisation en live par Chloe Swarbrick. L’expression renvoie celui qui parle à son appartenance à la génération née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1965. Elle veut dire, en quelque sorte : “cause toujours, c’est facile de penser ce que tu penses quand on appartient à cette génération”. Mais, et c’est là l’essentiel, elle ne le dit pas vraiment, elle ne prend pas la peine de l’expliciter. Par ces deux mots, les jeunes générations refusent de perdre davantage de temps à expliquer pourquoi les leçons de morale ou les conseils – par exemple, les récriminations face à l’urgence climatique – sont illégitimes et ridicules quand elles sortent de la bouche d’un baby-boomer. Ce faisant, elles mettent cette génération en situation de faire son propre examen de conscience.

Vie d'une génération, mort d’un monde

Chère lectrice, cher lecteur, si tu es un baby-boomer, ne prends pas ce qui va suivre personnellement. D’autant moins, sans doute, qu’en étant membre d’une association pionnière en agriculture et en jardinage biologiques, tu fais partie d’une minorité agissante à qui on peut difficilement reprocher d’être restée les bras ballants. Toutefois, si ce n’est pas personnel, c’est donc générationnel. Il te faudra au moins accepter cela : ton appartenance à la génération de la croissance, de l’explosion de la production et de la consommation. Pour prendre une image : les boomers ont généralisé le frigo, l’ont rempli au maximum, et ont presque tout mangé à eux seuls, le temps d’une vie.

Rappelons-nous ces célèbres courbes qui décrivent la “grande accélération”, autrement dit cette période qui débute vers 1945 et s’achève de nos jours, période au cours de laquelle tous les indicateurs s’envolent à l’exponentielle : la production, la consommation, la construction d’infrastructures, les investissements, et aussi les pollutions, les émissions de CO2, le déclin de la biodiversité et la ponction sur les ressources. Cette tranche temporelle correspond exactement à la vie de la génération des baby-boomers. Et, à en croire les projections du Club de Rome dans son rapport de 1972 mais surtout vu la réalité de l’épuisement des ressources et du ralentissement de l’économie mondiale, ainsi que l’inéluctable réchauffement climatique catastrophique qui se profile, tout porte à croire que cette période de croissance stable sur une terre encore globalement habitable sera définitivement terminée endéans les dix ans. La formule est choc mais assumons-la : la durée de vie d’une seule génération aura détruit les écosystèmes et les ressources communes nécessaires aux générations à venir.

Rien à voir avec l’âge !

Certaines personnes visées par ce “Ok boomer” considèrent qu’il s’agit d’un argument insupportable car il renverrait la personne à son âge. C’est le cas du philosophe Raphaël Enthoven, qui s’insurge sur Twitter : “Comment brandir comme une vertu en soi le fait (hautement provisoire) d’être jeune ? Contrairement à l’assignation religieuse, aux pratiques sexuelles ou à la couleur de la peau, la jeunesse n’a aucune chance de dure. (1)” Ce à quoi de nombreux internautes lui répondent qu’il n’a absolument rien compris. “Boomer ne vise pas «les vieux» en général mais la génération née après la guerre et qui a connu la croissance, le plein emploi, la libération sexuelle avant le sida et les dernières heures de gloire de la retraite, tout en participant à la destruction de la planète. En un mot : la génération épargnée, entre les générations sacrifiées des guerres mondiales, et celles qui vont devoir payer l’effondrement du système économique et de l’écosystème. Le boomer, donc, pourrait parfois faire preuve de plus de bienveillance lorsque la génération suivante s’exprime (2).

Alors, est-ce de l’âgisme, c’est-à-dire une discrimination du propos reposant sur une critique de l’âge de la personne – comme on parle de racisme ? Bien sûr que non. “Ok boomer” n’a rien à voir avec le fait que les personnes aient cinquante, soixante ou septante ans en soi. L’expression renvoie à une cohorte démographique. Ce qui est en cause n’est pas l’âge, répétons-le, mais le modèle de société et le type de discours portés par une génération. Le fait qu’elle ait aujourd’hui entre cinquante et septante ans n’est que la conséquence du temps qui passe. Il eut d’ailleurs été heureux que, dès les années septante, les premières alertes écologiques fussent mieux entendues par cette même génération, alors dans la fleur de l’âge.

Un antagonisme générationnel

Lisant ceci, chère boomeuse, cher boomer, tu continues sans doute à te demander si tu es visé.e ? Comment démêler l’appartenance à une génération d’une identité personnelle ? Comment comprendre cette réplique expéditive, ce “cause toujours”, si on ne sait pas exactement ce qu’il reproche et à qui précisément ? Justement : il ne s’agit pas d’un reproche ou d’un jugement sur des personnes mais du refus, de l’invalidation, de la mise sous silence d’un certain type de discours et d’attitudes très profondément installées. En particulier, la posture condescendante du donneur de leçons. Quand un torrent de critiques s’abat sur Greta Thunberg et sur les jeunes qui marchent pour le climat, sous prétexte qu’ils sont dans une écologie de l’urgence, de la peur, de la naïveté, dans du catastrophisme, etc., “Ok boomer” ne veut pas dire “ce que vous dites n’est pas vrai”. C’est plus profond que cela. “Ok boomer” signifie plutôt : “toutes les raisons, toute la vision du monde, toute l’expérience qui sous-tendent plus ou moins consciemment votre critique – ou vos conseils, ou vos nuances – reposent sur une pure illusion. Pourquoi ? Parce que tout ce que vous considérez comme normal et raisonnable est en fait anormal et insensé ; votre vie est inscrite dans une exceptionnelle parenthèse historique qui est en train de se refermer.

Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, le rapport entre ce qui est en cause et qui est en cause, établissons une analogie avec ce qu’on appelle la lutte des classes. Ce concept n’a jamais signifié que tous les ouvriers étaient des anges et tous les bourgeois des salauds. Certains bourgeois peuvent prendre la défense des intérêts des ouvriers, et certains ouvriers accepter sans broncher la domination bourgeoise. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une pertinence du concept de lutte des classes. Eh bien, on peut dire la même chose de la “lutte des générations” que suggère l’expression “Ok boomer”. Elle instaure un antagonisme entre des visions du monde liées aux caractéristiques du moment durant lequel elles émergent.

Boomer : un idéal-type

Je détaille. De quoi est faite cette posture, cette vision du monde propre au boomer ? En schématisant – à peine -, on pourrait dire qu’elle repose sur l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui si l’on agit en “bon père de famille”. Et c’est sur ce point que porte le cœur de la critique : le rapport au temps du boomer est complètement détraqué, complètement noyé dans une illusion. C’est parce qu’il a baigné dans l’idéologie des trente glorieuses, dans cette idée que l’histoire avançait vers un progrès, que les démocraties atteignaient un point d’équilibre, que la vie était une accumulation d’expériences et d’argent, que l’on pouvait toujours trouver des solutions et corriger nos erreurs, ou les erreurs du marché, en inventant par exemple la sécurité sociale pour plus d’égalité, ou en obtenant des avancées législatives pour plus d’écologie, ou encore en mettant au point des technologies plus “vertes”, en adoptant des gestes “écoresponsables”…

Bref, c’est parce qu’il est teinté plus ou moins consciemment de cet imaginaire-là que son regard sur les grands enjeux écologiques est complètement inadapté. Car ces grands enjeux – climat, biodiversité, épuisement des ressources – sont marqués du sceau de la rupture, du point de bascule vers des catastrophes irréversibles. Les grands enjeux écologiques brisent la ligne de l’histoire, quand le boomer continue de voir l’histoire comme une continuation de son monde illusoire. Pour être un peu plus concret, disons enfin que les conditions matérielles d’existence du boomer – sa maison remboursée depuis longtemps, son livret d’épargne, sa pension assurée, son éventuel petit appartement de rapport – l’aident à poser sur les rapports du GIEC un regard plus serein – ou plus distrait. Les millenials et la génération Z ne se font, quant à eux, aucune illusion sur le fait qu’ils ne pourront plus bénéficier de cette situation exceptionnelle.

Il s’agit là d’un schéma, ce qu’on appelle en sociologie un idéal-type. Cela signifie qu’au fond, cette attitude n’est pas strictement réservée aux baby-boomers. Des personnes nées avant 1945 ou après 1965 peuvent être également imprégnées de cette vision du monde, avoir hérité d’un confort matériel conséquent et prodiguer des conseils insupportables à tous ceux qu’ils estiment trop idéalistes, trop naïfs, trop radicaux, trop ceci, pas assez cela. Il n’empêche que cette vision du monde et la condescendance qu’elle entraîne sont concomitantes avec la génération des boomers.

Trois nuances de boomer

Jusqu’où porte cette critique ? Concerne-t-elle uniquement les vieux messieurs climatosceptiques et anti-Greta Thunberg – et par extension, les petites résonances inavouables en chacun de nous de cette attitude extrême ? Je ne le pense pas. Car ce n’est pas seulement le contenu des idées qui est visé mais plus largement la manière d’être : le rapport au temps, aux autres, au monde. Aussi, à gros traits, je propose ici trois profils de boomers opposés dans leurs visions politiques mais qui ont en commun cette condescendance générationnelle de ceux qui ont une situation, un point de vue sûr de lui, qui refuse d’être mis en cause :

– le climatosceptique caricatural, disons Donald Trump ou n’importe quel autre homme plutôt riche qui considère que le réchauffement climatique est une préoccupation non pertinente. Le slogan de ce boomer de type 1, marqué par le déni et la mégalomanie, pourrait être “laissez-moi continuer à vivre sans me soucier de l’avenir des enfants des autres.

– le libéral responsable, comme les philosophes Pascal Bruckner et Raphaël Enthoven : celui-là ne nie pas les problèmes écologiques mais il ne les regarde que comme des données périphériques qui n’entament pas son logiciel de pensée. Il a lu des articles et des rapports, mais il ne les digère pas. Ce boomer de type 2 est, de loin, le plus répandu et le plus agaçant car il est bavard et très sûr de son fait. Pensant avoir compris les enjeux de l’époque, il se donne un droit permanent à parler de la bonne façon d’envisager l’avenir car il a tiré les leçons de mai 68. Il sermonne les jeunes catastrophistes. Il pense que c’est le propre de la jeunesse d’être agitée, intransigeante et idéaliste. Il peut être virulent car il est intelligent : il perçoit et il devine – sans l’accepter – qu’il est à côté de la plaque. Et cela l’enrage.

– le parfait consommateur durable, que certains n’hésiteront pas à appeler le « bobo », constitue le boomer de type 3 : celui qui s’ignore ! Fraîchement pensionné, sa maison entièrement rénovée avec des matériaux écologiques, recouverte de panneaux photovoltaïques et achalandée de légumes biologiques, il prend le train et participe aux marches pour le climat avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il trouve les jeunes formidables et il se dit qu’enfin, ça y est, ils vont changer le monde. Il ne se rend pas compte que sa perfection écologique est cosmétique, que son empreinte sur la planète reste supérieure à celle d’un travailleur pauvre pas du tout écolo, et que sa panoplie d’actes et de matériel “verts” est totalement hors d’atteinte – et hors de prix – pour les générations qui le suivent. Il sert d’exemple, il se veut bienveillant, il fait parfois du yoga et se réjouit de la reconnexion à la nature. La nuit, il dort bien, sur son matelas naturel à trois mille euros. En l’observant, les jeunes qui sont dans le même GAC que lui bavent d’envie, et de jalousie, face à cette vie saine et harmonieuse qu’ils n’auront jamais. Sa joie tranquille est littéralement insoutenable.

Se défendant, il s’enfonce

Chère boomeuse, cher boomer, je provoque et vous bouillonnez peut-être. Vous n’êtes pas les seuls. En me promenant sur la twittosphère, j’ai relevé l’arsenal argumentatif développé par les boomers. Ils avancent ceci, en vrac, pour leur défense : que leur enfance fut plus dure que la nôtre, que les progrès de la médecine rendent nos générations encore plus chanceuses, que les statistiques montrent que les jeunes consomment davantage et encore moins durable qu’eux, qu’il est incohérent de vouloir sauver la planète et garder son smartphone, qu’il y a toujours eu des prophètes de malheur et qu’on s’en est toujours sortis, qu’ils ont construit une société prospère et pacifiée quand les jeunes générations, elles, n’ont eu qu’à la recevoir toute faite, etc. Bref : ils ne sont pas parfaits mais leurs descendants sont encore bien pires, ces éternels adolescents collés à leurs écrans du matin au soir !

Le propre de cet argumentaire est de s’autodétruire tout seul. Chaque récrimination sonne comme une preuve supplémentaire que cette génération refuse de se remettre en question, refuse de comprendre qu’il ne s’agit pas de traquer les vertus individuelles des uns et des autres mais de mettre à nu la péremption d’un modèle de société péremptoire. Au fond, on attendrait du boomer qu’il cesse de se justifier individuellement pour observer collectivement, avec nous, que la ligne du temps s’est brisée et qu’il n’y aura pas de continuation de son monde. On attendrait du boomer qu’il se laisse sidérer par l’impasse collective de sa société. Toute parole qu’il profère pour tenter de se rassurer, pour comparer notre jeunesse à la sienne, pour nous conseiller, tant qu’elle nie cette sidération face à un horizon bouché de toutes parts, ne mérite pas d’autre réponse que : ok boomer.

Aussi un déchirement

Dernière précision, si tout ceci vous rend amer et semble faire de nous des mauvais fils et des mauvaises filles. Dans “ok boomer”, il y a aussi de la douceur, la familiarité de l’enfant qui parle à ses parents. C’est la reconnaissance, en un seul mouvement expéditif, de tout ce qui nous a été donné. Il y a donc bien sûr de la gratitude. Notre aveu est complet : mis à part cette conscience déchirante, nous sommes faits du même monde puisque vous nous y avez élevés. Notre révolte est donc aussi une blessure : ce monde que vous nous avez transmis, cela crève les yeux qu’il est définitivement non renouvelable, mais cela nous crève aussi le cœur car c’est le nôtre, notre berceau, nous en profitons sans cesse et, quoi qu’on dise, nous en aimons, comme vous, bien des aspects. Bien davantage même que ce que nous nous avouons à nous-mêmes…

Ainsi, cette expression n’est pas seulement un “mème” subtil et drôle, un buzz, un bon mot, un trait d’esprit habile et léger. Elle dit, en creux, une fracture générationnelle douloureuse et polémique, chargée d’émotions contradictoires, qui mérite d’être décrite si l’on souhaite cesser de s’illusionner sur l’avenir et sur les changements à opérer. Quant à cet article, il n’est pas certain qu’il puisse atteindre son objectif. Peut-être est-il vraiment impossible pour un boomer de se désaxer de son point de vue pour tenter d’adopter, un instant, le nôtre. Dans ce cas, l’expression est d’autant plus nécessaire, inexplicable et donc irremplaçable. Avec leurs nuances de cynisme, d’humour, de lassitude et de tendresse, ces deux petits mots seront toujours plus puissants qu’un long discours. En outre, je suis sûr que vous allez me dire qu’il ne faut pas opposer les générations, qu’il faut rester unis et affronter ensemble les défis de demain. Ok, boomer.

(1) Tweet de Raphaël Enthoven, le 28 novembre 2019.

(2) Double tweet de Pierre Monégier, le 28 novembre 2019.

Bio et santé : à défaut de preuves, des signes probants

Manger bio est-il un atout décisif pour la santé ? Chez Nature & Progrès, le simple bon sens nous pousse très souvent à répondre par un « oui » franc et résolu. Il suffit de penser à la quasi-absence de résidus de pesticides dans les aliments labellisés bio. La réponse mérite toutefois quelques nuances qu’il est bon de connaître pour éviter de sombrer dans la naïveté ou dans le dogme.

Par Philippe Lamotte

Introduction

Manger bio, c’est prendre soin de sa santé. En Belgique comme ailleurs, pas un seul tenancier d’enseigne bio – sans parler du consommateur – ne serait prêt à remettre en question une telle affirmation. Ne parlons même pas des militants associatifs… Le problème est que, face aux sceptiques – il y en a dans tous les domaines… -, il faut parfois se barder de preuves ou, à tout le moins, d’indications scientifiques suffisamment probantes pour appuyer le propos. Et là, ça coince…

Modèle de société, aliment de qualité ?

Pourquoi cela coince ? On peut relever plusieurs raisons, sans qu’elles soient nécessairement exhaustives. D’abord, le secteur bio n’a vraiment décollé qu’assez récemment. Dans ce sens, peut-être n’a-t-il longtemps suscité de l’intérêt – en tout cas sur sa facette « santé » pour l’homme, au-delà de la « santé » de l’environnement – que dans des cénacles assez restreints et déjà convaincus. Deuxième raison possible : le débat sur bio et santé est parfois obscurci par des positionnements politiques ou idéologiques un peu rigides. Avouons-le : lorsqu’on défend la bio comme un modèle de société pertinent pour les relations producteurs/consommateurs, on est plutôt enclin, dans le foisonnement d’informations qui circulent, à accorder davantage d’attention à celles qui confortent ses convictions et, inversement, à minimiser la portée ou l’intérêt de celles qui les contredisent. C’est de bonne guerre, et c’est loin d’être propre au secteur bio. Tout ce qui fait eau à notre moulin est digne d’intérêt, tout ce qui heurte nos sensibilités est… d’une importance toute relative.

Voilà pourquoi, sans doute, certaines informations reçoivent souvent un large écho dans les milieux bio. Par exemple, le fait que les aliments bio contiennent en général plus d’acides gras polyinsaturés – oméga 3/oméga 6 -, de métabolites dotés de propriétés antioxydantes, de vitamines intéressantes – C, E -, de fibres, de minéraux tels que le fer, le magnésium, le zinc, etc. Voilà pourquoi, en revanche, on accorde souvent moins d’importance au fait que, selon les mêmes sources nutritionnistes, il n’est pas scientifiquement prouvé que tous ces éléments sont présents en quantité suffisamment importante pour avoir un effet positif sur la santé du consommateur. De même, s’il est souvent souligné que les contrôles officiels révèlent la quasi-absence de résidus de pesticides de synthèse dans les aliments bio, il est moins souvent fait état de certaines vérités dérangeantes que des organisations de défense des consommateurs peu complaisantes avec le bio, soulignent à intervalles plus ou moins réguliers.

Les banderilles de Test-Achats

Récemment encore, après avoir cherché les résidus de pesticides dans vingt-huit produits bio transformés vendus en grande surface, Test-Achats a mentionné la présence de fosetyl-Al, interdit dans le bio depuis 2013, et de metalaxyl dans des confitures… Que faisaient là ces produits suspects ? Mystère, sauf à admettre que la parcelle à l’origine du produit concerné ait été soumise aux pesticides répandus sur la parcelle voisine, exploitée d’une façon conventionnelle, ou bien qu’elle ait subi l’influence de résidus chimiques particulièrement résistants à la dégradation naturelle, datant d’avant la certification ? Chaque fois, reconnaissait toutefois Test-achats, les concentrations de ces produits étaient nettement inférieures aux limites admises en agriculture conventionnelle. L’association soulignait aussi le fait qu’il n’y a pas que les pesticides de synthèse qui s’avèrent néfastes pour l’homme ; c’est le cas aussi pour certains pesticides dits « naturels ». Exemple soulevé par l’association de défenses des consommateurs : le Spinosad, un produit mis au point à partir de bactéries insecticides et utilisé dans la protection biologique des fruits et légumes. De même que la roténone, une molécule organique produite naturellement à partir de plantes tropicales, mais interdite depuis 2011 en raison de ses liens avec la maladie de Parkinson.

Enfin, troisième explication à évoquer quant à la difficulté de saisir la question « bio et santé » : l’ampleur de la question. La santé est une matière éminemment complexe à étudier qui, en plus des moyens considérables à mobiliser, doit faire l’objet de nombreuses précautions méthodologiques. Ainsi, l’association statistique entre deux phénomènes ne signifie pas nécessairement qu’ils soient liés par une relation de cause à effet. Exemple : si, en tant que scientifique, j’observe qu’une cohorte de personnes s’alimentant régulièrement en bio souffre moins d’obésité ou d’accidents cardio-vasculaires, je ne peux pas en déduire que c’est nécessairement lié à leur alimentation bio. En effet, ces personnes peuvent très bien avoir développé une hygiène de vie générale qui passe notamment par la pratique régulière d’un sport, l’absence de consommation de tabac, une vie physique et mentale très équilibrée… Bref, une série de comportements dans lesquels la consommation d’aliments bio ne joue qu’un rôle mineur, voire négligeable. Allez donc prouver, parmi ces nombreux facteurs de santé, la part respective jouée par chacun – dont celle des aliments ! En voici une illustration : en 2017, en France, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a démontré que le risque d’obésité était inférieur de 62 % chez les hommes grands consommateurs de bio – par rapport aux hommes non-consommateurs de bio – et de 48 % chez les femmes grandes consommatrices d’aliments bio. Mais sans pouvoir affirmer que cette différence, assez impressionnante, était vraiment due aux éléments nutritifs présents, en plus grandes quantités, dans le bio que dans le conventionnel…

Une étude scientifique inhabituelle

L’année suivante, l’Inserm a contourné cet obstacle méthodologique dans une étude sur le lien entre la consommation bio et le développement du cancer. Pour la première fois, une de ses équipes s’est intéressée à une « cohorte » très large de consommateurs – soit soixante-neuf mille personnes s’alimentant en bio !- qu’elle a suivie sur une période assez longue – de 2009 à 2016 ! -, avec la particularité notoire d’avoir neutralisé les biais méthodologiques, liés à la « multi-factorialité » de la santé, évoqués ci-dessus. Les conclusions se sont révélées à l’avantage du bio : entre les consommateurs qui s’alimentaient le plus en produits bio et ceux qui en consommaient le moins, le risque de contracter un cancer différait en moyenne de 25 %. Pour le cancer du sein chez la femme – ménopausée -, la différence était même de 34 % et, pour le lymphome, de 76 %. L’autre résultat de cette étude est d’avoir démontré que les types de cancer observés parmi la population générale concordent avec ceux qui sont observés chez les utilisateurs professionnels de pesticides – agriculteurs, viticulteurs, etc. -, ce qui n’a fait que conforter les chercheurs quant à la validité de leurs résultats.

Ce type de conclusions conforte un constat de bon sens : consommer une alimentation sans pesticides de synthèse revient à réduire le risque de contracter des maladies graves, parmi lesquelles les cancers. Du côté des agences officielles, cette relation n’est pourtant pas aussi claire qu’il y paraît à première vue. Leur position officielle consiste, en effet, à préciser que les résidus de pesticides présents dans l’alimentation conventionnelle sont largement inférieurs aux normes – les LMR, limites maximales de résidus – et, de là, que le risque pour la santé du consommateur avec les aliments non bio est proche de zéro. Sauf que voilà : même divisées par un facteur dix ou cent par rapport aux seuils connus de toxicité – afin d’élargir la protection aux enfants en bas âge et aux adultes en mauvaise santé -, les normes officielles sont parfois davantage le résultat de négociations politiques centrées sur la viabilité économique d’un secteur que le fruit de connaissances scientifiques parfaitement étayées, tournées exclusivement vers la protection du consommateur.

Les nouveaux regards scientifiques

On peut difficilement ignorer, aujourd’hui, que certaines combinaisons de polluants – les « cocktails » – sont suspectées d’être toxiques même si chacun de ces polluants pris isolément s’avère éventuellement inoffensif en très petites quantités. Des toxicologues de plus en plus nombreux estiment carrément que la toxicologie classique n’est plus à même d’évaluer correctement les risques présentés par certains produits, notamment les perturbateurs endocriniens – dont certains pesticides font partie. Rejoints par des acteurs d’autres disciplines de santé – lire l’interview du pédiatre et endocrinologue Pr Jean-Pierre Bourguignon dans Valériane n°126 -, ces toxicologues ont mis en évidence de nouveaux modes de transmission d’effets délétères sur la santé. Pour faire simple : ils ont observé chez la souris de laboratoire que certaines modifications génétiques étaient capables de passer de la grand-mère à ses petites-filles en « sautant » le stade de la mère sous l’action de polluants comme les perturbateurs endocriniens. La suspicion existe qu’il en soit de même chez l’homme. Bref, une voie nouvelle s’est récemment ouverte à la recherche, bousculant l’idée – déjà fragile – de norme telle qu’on l’entendait jusque récemment ou du vieux principe selon lequel « c’est la dose qui fait le poison ».

Voilà qui explique, peut-être, pourquoi tout qui voudrait se faire une opinion sur la relation entre bio et santé, en consultant les sources dites « autorisées » – entendez : officielles – pourrait rester bien sur sa faim. A ce sujet, le contraste qui suit est autant amusant qu’interpellant. Alors qu’en France, en février 2017, le Haut Conseil de la Santé publique déclarait qu’il fallait « privilégier des fruits et légumes cultivés selon des modes de production diminuant l’exposition aux pesticides » – précisant plus loin que « le bio est un mode de production limitant les intrants et constitue à ce titre un moyen de limiter l’exposition aux pesticides » -, en Belgique, le Conseil supérieur de la santé ne faisait, lui, pas la moindre référence explicite, dans ses cinq recommandations alimentaires de base pour la population adulte de juin 2019, aux avantages du bio, se contentant d’un conseil aussi général que « laver toujours et peler si nécessaire les fruits de saison ». Très loin, donc, d’une incitation franche et massive au bio.

Trois questions fréquemment posées

– Y a-t-il beaucoup de pesticides dans les fruits et légumes conventionnels ?

En juin 2019, l’ONG française Générations futures a publié un rapport basé sur six années de données issues de l’administration française chargée de la consommation et de la répression des fraudes quant aux résidus de pesticides retrouvés sur les fruits et légumes consommés dans l’Hexagone. Outre quelques considérations générales, on y trouve une fiche synthétique par fruit ou par légume, remarquablement claire, reprenant à la fois le nombre de cas où des résidus ont été trouvés dans les produits analysés mais aussi le pourcentage de cas où les normes ont été dépassées. A défaut de pouvoir trouver en Belgique une source aussi didactique et disponible pour le grand public, on peut au moins se référer à ces informations françaises pour avoir une idée des végétaux posant le plus de problèmes sur ce plan strictement quantitatif. Ainsi, parmi les fruits les plus contaminés, on trouve les cerises, les ananas, les clémentines, les pamplemousses – à l’inverse des bananes, avocats, prunes, poires…, tous beaucoup moins riches en résidus. Pour les légumes, le signal d’alarme est surtout à tirer à propos des céleris et des haricots, non-écossés, le meilleur bulletin étant accordé aux asperges, brocolis, betteraves, oignons, ail, etc. Avec, bien sûr, toute une série de produits classés entre ces deux extrêmes…

– Les œufs bio sont-ils sûrs ?

En 2008, diverses universités belges jettent un pavé dans la mare. Les œufs bio issus de poules élevées au domicile de particuliers contiennent davantage de dioxines et de PCB – des substances chimiques cancérigènes – que les œufs conventionnels pondus en batterie. Improbable ? Impossible ? L’explication est pourtant simple. Se déplaçant à l’air libre et sur terre battue à l’inverse des poules de batterie, les gallinacés des particuliers courent le risque de consommer divers polluants particulièrement persistants dans certains sols, où ils peuvent être présents de longue date. On sait en effet que, même si la situation générale tend à s’améliorer dans nos régions, la plupart des sols belges contiennent des dioxines issues de l’ensemble des activités de combustion, qu’il s’agisse de simples feux de bois, d’incinérations de déchets ménagers ou de process industriels à vaste échelle. C’est précisément la raison pour laquelle il est recommandé, encore aujourd’hui et particulièrement dans les régions à longue tradition industrielle, de ne pas laisser les poules de jardin manger directement au sol mais bien dans un contenant stable et solide, débarrassé de toute terre. Et, évidemment, de ne pas les laisser s’ébattre sur une parcelle ayant abrité autrefois des remblais d’origine et de qualité douteuses. En 2008, ce genre de cri d’alarme a pu inquiéter un bref moment. Il est vrai que la crise de la dioxine qui, neuf ans plus tôt, avait abouti au massacre de centaines de porcs et de poulets, à la suite d’une contamination massive survenue dans les élevages industriels, s’était déjà un peu effacée des esprits…

Et les mycotoxines ?

Le cas des mycotoxines, notamment des aflatoxines, se situe un peu à part. Il s’agit de métabolites secondaires secrétés par des moisissures qui, pour certaines – il en existe des milliers ! -, peuvent présenter un gros danger pour la santé du consommateur. Certaines sont cancérogènes et mutagènes, d’autres sont dommageables pour le foie, les reins et le système nerveux. On les trouve dans certains fruits mais surtout dans les fruits secs et les céréales. Leur développement est le plus souvent combattu avec des produits fongicides, interdits en agriculture biologique. Certaines études ont suggéré que les mycotoxines étaient plus présentes dans les céréales bio que dans les produits conventionnels en raison de méthodes ou de procédés de récolte et de conservation différents. Toutefois, la rotation des cultures pratiquée dans le bio pourrait réduire ce risque mais cette question reste à trancher. En tout cas, en 2003, l’AFSSA, en France, avait mis en évidence des niveaux de contamination assez variables de produits bio avec les mycotoxines, avec quelques cas de fortes contaminations sans que l’on puisse toutefois dégager de grandes différences avec les produits conventionnels. Selon Denis Lairon, directeur de recherches émérite à l’Inserm, on trouve dorénavant moins de mycotoxines dans les produits bio que dans les produits conventionnels. En France, en tout cas.

Bon sens, prudence et pondération

Que retenir de tout cela ? D’abord un constat général. Même si l’ingestion d’aliments n’est qu’une voie parmi d’autres d’absorption des substances toxiques – pensons à l’inhalation et au contact par la peau, souvent sous-estimés -, le fait que les aliments bio contiennent nettement moins de pesticides que les aliments conventionnels est un élément positif et rassurant. La richesse en éléments nutritifs positifs est un autre atout du bio mais ne constitue pas, à ce stade, une preuve absolue de bienfaits pour la santé. Il faut toutefois éviter de gâcher de tels atouts par d’autres comportements liés à une mauvaise hygiène de vie : manger trop gras ou trop salé, négliger l’exercice physique, voire manger des produits trop transformés – même bio ! Même dans les supérettes bio, on peut trouver des produits très éloignés de l’idée habituelle de produits « naturels », à tel point que leur aspect bio s’en trouve gommé par des désavantages nutritionnels évidents. La diététique est donc une affaire complexe, même débarrassée de toute notion éthique, sociale ou environnementale : pensons à l’huile de palme ou de coco bio…

Quant au caractère prétendument inoffensif de certains traitements bio, il est bon de rappeler que tout est affaire de mesure. Même si le sulfate de cuivre et la bouillie bordelaise sont admis dans l’agriculture biologique, certains maraîchers refusent de les utiliser depuis longtemps ou, alors, en appellent à la prudence et, en tout cas, à des critères très stricts d’arrosage ou de pulvérisation : rythme, époque, dosage… Sous peine d’adopter une posture purement dogmatique, mieux vaut garder un œil vigilant sur tout ce qui pourrait, demain ou après-demain, remettre tous ces éléments en question dans un sens ou dans un autre. Ainsi que le résumait un des auteurs de l’étude sur l’obésité de l’Inserm évoquée plus haut, « la science demande du temps et de la patience. Les objections des sceptiques ne peuvent justifier l’attentisme. Dans un climat morose, prouver que changer son alimentation peut positiver sa santé, c’est intéressant »…

Nous rappellerons aussi que Nature & Progrès met en place différents outils qualitatifs qui permettent aux agriculteurs signataires de sa charte éthique d’aller très au-delà de la bio strictement réglementaire. Le consommateur, quant à lui, doit savoir que la bio n’a jamais eu le projet de satisfaire son ego dans le cadre d’une action qui se limiterait à un simple marketing. L’agriculture biologique a vu le jour pour sauvegarder l’environnement et pour permettre à l’agriculteur de prendre soin du sol qui nous nourrit.

Sources

Qualités et consommation des aliments bio : un grand pas vers l’alimentation durable ? – Denis Lairon, Directeur de recherche émérite Inserm

– Etude NutriNet-Santé (volet Bionutrinet), Inserm 2018

– Jama International Medicine, octobre 2018

– Biowallonie n°21, État de lieux des résidus de pesticides dans les fruits et légumes, Générations futures

Brève histoire de la domestication des céréales

Bon. Quelle est la question ? Toujours globalement la même, sans doute : celle de l’adéquation des denrées que nous mangeons avec les êtres que nous sommes. Et s’il est sans doute possible de disserter longuement sur la seconde partie de la proposition, c’est cependant la première que notre expérience nous rend plus aptes à évoquer. Et si nous sommes souvent bien conscients d’une coévolution entre l’homme et l’animal, notre imaginaire ne nous pousse guère à penser qu’elle fut semblable entre l’homme et les plantes. Et pourtant…

Par Jürg Schuppisser

Introduction

L’industrie agroalimentaire, pour n’évoquer que ses obsessions, rêve aujourd’hui d’une céréale immuable et standardisée dont seraient faits – à l’identique ou presque – tous les pains du monde. Elle aimerait nous faire croire, par conséquent, que la même demi-douzaine de plantes qu’elle cultive intensivement ont existé de toute éternité. Rien n’est évidemment plus faux car la nature, dans sa logique de diversité et de résilience, a prévu tout autre chose…

A l’heure où, par exemple, la culture du grand-épeautre – la céréale historique de Wallonie ! – semble retrouver quelques couleurs, nous devons mieux comprendre qui est vraiment cette plante et en quoi consiste vraiment son caractère local. Bref, qui sont plus généralement ces plantes que les premiers agriculteurs européens emportèrent dans leurs bagages, que leur est-il arrivé et en quoi sont-elles susceptibles d’aider, aujourd’hui encore, une agriculture locale ? Quelle est leur histoire et, surtout, quelle est notre histoire commune ?

Une très, très vieille galette

Dans le contexte du réchauffement post-glaciaire – il y a plus de dix mille ans -, une gigantesque bande limoneuse, nommée « loess« , est déposée par les vents sur notre continent, de la Bretagne à la Pologne et jusqu’en Ukraine, voire au-delà. Sa progressive décalcification par l’infiltration des eaux pluviales réduit petit à petit son acidité. Après plusieurs milliers d’années, la végétation retrouve une nouvelle biodiversité naturelle. En dix mille ans, les sols passent de l’ocre argilo-limoneux aux terres brunes noirâtres (1).

Cinq mille ans plus tard – vers 5.300 avant JC -, les conditions sont réunies pour que des agriculteurs – les populations néolithiques – viennent progressivement s’établir « chez nous ». Sédentaires, ces premières populations pastorales européennes parcourent, étape par étape, environ trois mille kilomètres en trois mille ans – sans Ryanair ! -, riches de l’expérience de plusieurs millénaires de domestication d’animaux d’abord, de plantes sauvages ensuite. Ces pasteurs arrivent principalement de ce qu’on appelait autrefois le Croissant fertile (2). Sur le site de Shubayqa, dans le nord-ouest de la Jordanie actuelle, des archéologues ont retrouvé les traces d’une galette de céréales sauvages confectionnée par des chasseurs-cueilleurs, il y a… 14.400  ans ! Cette découverte est de taille pour comprendre l’évolution des relations entre l’homme et les plantes, et singulièrement les céréales.

Une équipe internationale de l’université de Copenhague y mit au jour un site composé d’une structure ovale avec un trou au milieu ; elle est entourée de pierres soigneusement disposées. L’équipe ne sait pas encore si cette construction était habitée ou si elle servait à autre chose, notamment à des rituels. Mais, en fouillant dans les sédiments elle découvrit des échantillons qui ne correspondent ni à des graines ni à des morceaux de bois carbonisés mais ressemblent plutôt à des miettes… de pain grillé ! Les travaux de datation et les microscopes ultra-modernes montrent que la galette ne provient pas d’une société sédentaire mais de chasseurs-cueilleurs qu’on nomme les Natoufiens, un peuple qui vécut sans doute la transition avec la condition d’agriculteur (3). Confectionnée avant même l’apparition de l’agriculture et des pratiques agricoles, la galette était-elle spéciale et occasionnelle ? A-t-elle déclenché l’envie d’en produire progressivement plus ? A-t-elle contribué à la décision de ces populations de commencer à cultiver des céréales ?

Bernard Ronot, fondateur de Graines de Noéwww.graines-de-noe.org – qui fait partie du Réseau des Semences Paysannes en France, nous apporte des éléments de compréhension. Debout au milieu d’un conservatoire de sélection de céréales, il explique (4) : « Voyez ici c’est le premier blé, un blé sauvage découvert dans le Croissant Fertile et qui donnait quatre ou cinq grains seulement. A maturité, ce grain tombait tout seul pour se ressemer naturellement. » Mais fallait-il le ramasser ou le cueillir juste avant la maturité ? Bernard Ronot continue : « Il était très très nutritif et nourrissant, sans commune mesure avec les blés modernes d’aujourd’hui. Il portait des organes mâles et femelles ; il se multipliait par lui-même et peut donc être qualifié d’autogame. Malgré cela, il y a eu des croisements entre des épis vivant côte à côte…« 

Une coévolution des plantes et des humains

Isabelle Goldringer, chercheuse à l’INRA – Le Moulon (5), explique qu’il faut remonter jusqu’à la domestication pour vraiment comprendre le rôle des premiers paysans sélectionneurs. Les archéo-botanistes font, en effet, remonter les preuves archéologiques de la domestication à 8.500 ans avant JC – ou 10.500 ans BP, pour Before Present.

« Disons-le d’emblée, résume Isabelle Goldringer, il s’agit d’une coévolution commune entre les plantes et les humains ! Les humains ont, petit à petit, transformé les plantes pour les rendre aptes à leur utilisation. Mais les plantes, en se laissant domestiquer, ont aussi conduit à la sédentarisation des hommes, à la production de nourriture en quantité plus importante, et donc au développement des outils, des pratiques agricoles et des populations. Il faut absolument voir les choses de cette manière interdépendante, à l’échelle de milliers d’années, pour comprendre les choix, à faire au quotidien, des agriculteurs. Si vous récupérez une semence de variété intéressante sur le plan gustatif, esthétique, productif, il faut aussi que vous vous adaptiez à cette variété et pas uniquement que vous l’adaptiez à vos pratiques ! Par exemple : fait-il un semis de printemps ou un semis d’automne ? Vous faut-il cinquante ou deux cents kilos à l’hectare ? Vous faut-il un semis mixte avec des légumineuses afin de fixer l’azote, comme de l’avoine et des lentilles ensemble ?« 

Ce que nous nommons domestication est donc un ensemble de changements qui vont faciliter la récolte et la transformation ultérieure des plantes. Parmi les objectifs de sélection recherchés figurent la fructification synchronisée des épis et la fixation stable des grains au rachis à maturité. Dans le cas de la première céréale domestiquée, par exemple, l’engrain sauvage et son cousin domestiqué – aussi appelé « petit épeautre » – sont morphologiquement identiques, avec une différence essentielle toutefois : à maturité, les grains de la céréale sauvage tombent spontanément.

L’origine et la diffusion des plantes cultivées

Les datations « carbone » des restes de plantes retrouvés dans les fouilles archéologiques et les examens génétiques des plantes domestiquées cultivées permettent non seulement d’identifier les parents sauvages respectifs de chacune mais aussi de déterminer les lieux, les modifications morphologiques de la domestication, les conditions de vie d’origine et leur diffusion au cours de l’histoire… Voici quelques éléments de l’état des connaissances, sous forme d’une hyper-synthèse de la traduction, par Michel Chauvet, d’un des livres majeurs de référence en la matière : La domestication des plantes, de Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, paru chez Actes Sud (6). Cet essai d’écologie historique comporte d’importants chapitres sur les céréales, base majeure de notre alimentation à l’échelle mondiale, mais aussi sur tous les types de légumes et de fruits. Il est donc à lire absolument.

Un peu de géographie tout d’abord : les premières plantes domestiquées, il y a plus de dix mille ans, en Asie du Sud-Ouest, sont l’engrain et l’amidonnier – les deux blés de l’époque -, ainsi que l’orge. Le pois chiche, le lin, la lentille, le pois et l’ers accompagnent les céréales, à la même période et surtout dans les mêmes lieux. Cette « combinaison céréale/légumineuse » – le dream team néolithique – a été semée et récoltée dans tout le Croissant fertile. A la même époque, le mouton et la chèvre sont également « maîtrisés » par l’Homme, le bœuf et le porc suivent de près. L’amidonnier domestiqué, à l’origine de nos céréales est donc présent partout dans le Croissant fertile depuis dix mille ans, comme son ancêtre. Il ne peut pas y avoir d’autre lieu d’origine. Comme l’Homme et les plantes domestiquées forment une coévolution, l’agriculture néolithique, telle qu’elle a ensuite gagné l’Europe, a donc la même origine géographique. Les résultats des fouilles archéologiques des différentes régions d’Europe attestent la présence de cette même combinaison de plantes, à l’exception du pois chiche et de l’ers, durant les millénaires qui ont suivi la domestication…

Un peu de biologie maintenant

La majorité des espèces de plantes dans le monde sont fécondées par le pollen d’une autre plante de la même variété, avec des variantes « techniques » : elles sont allogames ! Mais l’engrain et l’amidonnier, l’orge et les légumineuses qui forment la combinaison néolithique dont nous venons de parler ne sont pas allogames. De manière prédominante, le pollen mâle féconde la fleur femelle sur la même plante. Notre « dream team » est autogame. Est-ce un hasard ? Les plantes autofécondées domestiquées croissent nécessairement séparément l’une de l’autre, et surtout de leurs ancêtres sauvages. Cela permet à l’agriculteur de semer les cultivars sélectionnés dans une zone géographique proche de ses ancêtres sans trop compromettre une reproduction à l’identique, donc en lignée relativement pure. Cela permet aussi de conserver une certaine identité variétale et de la « fixer » relativement vite, d’autant plus que nous parlons de plantes annuelles. Ce sont sans doute les conditions de base de la réussite d’une domestication…

Toutefois, notre « dream-team » n’est pas strictement autogame ! Elle est occasionnellement allogame avec un voisin de la même espèce mais aussi avec une espèce différente, domestiquée ou non, ce qui conduit à une flexibilité génétique servant à combiner et à remanier les gènes provenant de différentes sources. Un épisode allogame occasionnel peut donc servir à l’introduction d’un gène protecteur d’une maladie, à une adaptation à la géologie du terroir ou aux conditions climatiques, aux adventices voisins, ou surtout… aux objectifs nouveaux et aux changements de pratique de l’agriculteur ! Un épisode allogame occasionnel sera nécessairement suivi d’épisodes autogames qui refixeront rapidement la nouvelle sélection. L’agriculteur attentif observera et sélectionnera, année après année, les grains qui resteront le plus longtemps sur l’épi, s’éloignant ainsi des ancêtres sauvages dont les grains tombent automatiquement à maturité et rendent la récolte très aléatoire, ainsi que nous l’a indiqué Bernard Ronot.

Cet épisode entraîne donc des transformations morphologiques majeures de la céréale ! Les attaches faibles de l’épillet sauvage conditionnent une dispersion naturelle maximale des graines. Pour faciliter la moisson, les graines seront donc invitées à attendre un peu et les attaches deviendront donc plus solides. C’est le moment clé de la domestication : les plantes deviennent dépendantes des hommes !

Rien dans la nature ne fonctionne de manière simpliste : les exceptions à une règle de base permettent de ne pas figer les processus évolutifs. Ceux-ci sont peut-être les garants du maintien de la biodiversité des plantes domestiquées à côté de celle des plantes sauvages. Mais comment ne pas entrevoir, dès à présent, que le conservatoire génétique naturel et vivant in situ des ancêtres sauvages et des nombreuses variétés domestiquées dans les nombreux terroirs du monde sont et restent utiles et indispensables ?

Reprenons notre récit, beaucoup plus en amont encore, il y a cinq cent mille ans environ. Les acteurs en sont alors de simples herbes, des graminées sauvages, en très grand nombre. Différentes variétés prospèrent, depuis les terres situées en bordure du Jourdain – la limite actuelle entre Israël, la Jordanie et la Cisjordanie – dont le climat est méditerranéen, jusqu’à l’ouest de l’Iran, en passant, plus au nord, par le sud de la Turquie actuelle, la Syrie et l’Irak traversés par le Tigre et l’Euphrate, le tout formant ce qu’il fut convenu d’appeler le Croissant fertile. Ces terres nourrissaient l’humanité depuis des temps immémoriaux. Parmi toutes ces herbes dont nous parlons, deux blés seront domestiqués : l’engrain et l’amidonnier.

L'engrain, la petite perle, et l'amidonnier, l’ancêtre commun des autres blés ?

L’engrain sauvage (Triticum subsp. aegilopoïdes) se différencie peu de l’engrain domestiqué, (Triticum subsp. monococcum) aujourd’hui également appelé « petit épeautre ». Tous deux sont diploïdes, possédant le même génome AA, de sept paires de chromosomes, soit quatorze chromosomes en tout. C’est l’espèce de blé la plus « simple », venue en lignée directe du sauvage au cultivé. Sa domestication fut le résultat de sélections paysannes successives qui aboutirent à des modifications morphologiques des épis, mettant ainsi fin à la dispersion spontanée des grains à maturité. Il en existe, depuis lors, une multitude de variétés locales ou régionales, simples ou doubles. Ce petit épeautre a nourri les humains pendant de nombreux millénaires, même en Europe : il fit partie, avec l’amidonnier, l’orge, le lin, les pois et les lentilles, de la dream team néolithique, trouvée dans les besaces des premiers agriculteurs du rubané qui sont finalement arrivés jusqu’en Hesbaye. Il contiendrait très peu de gluten indigeste. De nos jours, sa culture est toutefois devenue marginale parce que totalement inadaptée aux procédés industriels de la boulangerie mécanisée. Vous le trouverez encore dans le commerce comme céréale à cuisiner et, rarement, sous forme de pain légèrement orangé grâce au carotène qui lui confère sa douceur naturelle. En cherchant bien, on peut en trouver dans les très bonnes boulangeries artisanales, bio si possible. De petite taille, sa finesse lui donne un aspect fragile ; sa paille très fine est idéale en vannerie et sa couleur vert tendre émerveille. Il est au blé, ce qu’est la soie aux fibres textiles naturelles…

Dans les mêmes régions d’origine que l’engrain sauvage, vivait également il y a quelques centaines de milliers d’années, l’amidonnier sauvage (Triticum turgidum subsp. dicoccoïde). Cet amidonnier est, quant à lui, une hybridation exceptionnelle, une polyploïdisation qui n’a rien d’un croisement naturel de type allogamique entre deux cultivars, en principe autogames – c’est-à-dire qui s’autofécondent – à plus de 95%. Triticum urartu (AA) et Aegilops speltoïdes (BB) étaient deux diploïdes différents, possédant deux génomes de sept paires de chromosomes. Ils se juxtaposèrent dans l’amidonnier, un tetraploïde de vingt-huit chromosomes, devenu Triticum turgidum subsp. Dicoccum après sa domestication suite aux sélections et à la culture par les Hommes, il y a dix mille ans environ. A ce stade, la lignée reste vêtue – speltoïde – : à maturité, le grain reste habillé de ses glumes. Au début de l’agriculture, cet amidonnier est le principal blé cultivé ; c’est l’acteur vedette de la dream team du Néolithique, mangé en grains décortiqués et en pains non levés. Les blés amidonniers qui suivront généalogiquement seront nus. Ils resteront tétraploïdes et prendront les noms de Triticum turgidum subsp. durum – dur -, subsp. turgidum – poulard – subsp. polonicum – hispanique et pas polonais -, subsp. carthlicum – de Perse – et d’autres variétés régionales. Les deux premiers, les blés durs et les poulards, seront principalement cultivés dans le bassin méditerranéen. Ils permettent aujourd’hui de fabriquer semoules et pâtes alimentaires. Nul besoin d’expliquer leur importance économique.

Le rôle central d'Aegilops squarrosa-triticum tauschii

L’Homme, en progressant lentement vers des zones climatiques plus continentales, fait pousser ses semences autogames. Mais les autres graminées ne sont jamais loin : en bordure de champ ou même, en adventices, carrément dans les champs… Une nouvelle hybridation, totalement cruciale et centrale pour le développement des blés panifiables, aurait donc ensuite eu lieu. Le théâtre de ce deuxième drame ? La zone de vie des égilopes (Aegilops squarrosa-Triticum tauschii), soit une zone très étendue qui va du sud à l’est de la Mer Caspienne. Soit l’Iran, l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan et même le Pakistan…

Deux blés tendres différents seraient nés de cette nouvelle juxtaposition de génomes. Les deux sont hexaploïdes – trois fois deux paires de sept chromosomes : AABB+DD -, c’est-à-dire l’assemblage d’un amidonnier tétraploïde (AABB) et d’une égilope diploïde, l’Aegilops squarrosa ou Triticum tauschii (DD). Ils sont nommés Triticum aestivum, un blé panifiable et un épeautre asiatique qui vit en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et au Pakistan. Etant donné leur ressemblance moléculaire, il semble impossible d’en déterminer la chronologie mais est-il vraiment si important de savoir lequel est apparu le premier ? L’important pour nous, en réalité, c’est de savoir que l’épeautre vêtu, né dans le grand pourtour de la mer Caspienne, est un épeautre différent de celui qui vit en Europe continentale. C’est ce que publient, en novembre 2018, des chercheurs de Zurich et d’Arabie Saoudite (8) qui confirment ainsi les recherches publiées, depuis de très nombreuses années, par l’archéobotaniste suisse Stéphanie Jacomet, de l’université de Bâle.

Mais alors ? Où sont nés nos grands-épeautres d'Europe ?

Pour retrouver nos grands épeautres, il faut retracer les routes de diffusion de la dream team néolithique et, en particulier, celle des amidonniers. La connaissance des conditions écologiques qui ont prévalu sur ces différentes routes donnera les premiers éléments de réponses à nos recherches sur les lieux de vie des grands-épeautres. Une étude dirigée par Ekaterina Badaeva, de l’Institut Vavilov de génétique de l’Académie des sciences de Russie, a porté sur le déplacement et la recombinaison génétique au moment de la rencontre des gamètes sexuées. La diversité dans les chromosomes de l’amidonnier permet de déterminer avec précision leurs localisations géographiques et de redessiner les possibles routes néolithiques des céréales (9).

La méthodologie très poussée – qui regroupe les différences génétiques de telle manière à traiter des arbres généalogiques étendus par probabilités jusqu’à la plausible séparation des génomes régionaux – permet de mettre clairement en lumière une similarité génétique plus forte entre la souche dite ibérique et les souches asiatiques. Cette souche ibérique a donc migré à un autre moment que la souche centre-européenne et est dérivée d’une autre variété. Ce constat permet de construire l’hypothèse d’une troisième route de migration des épeautres asiatiques vers la péninsule ibérique, soit par route terrestre au sud des Alpes, soit par une route de commerce via la Méditerranée, voire même une route tardive, mais moins probable, via le Maghreb, lors de la conquête du VIIIe siècle.

Les classifications permettent aussi de considérer que les trois grandes familles ont un ancêtre commun disparu, ou pas encore retrouvé, présentant des caractéristiques communes avec le blé panifiable asiatique. D’ailleurs, la souche asiatique ne diffère du blé panifiable, d’après les résultats, que par un gène surnommé « facteur Q », lequel régule la longueur et la présence des barbes sur le grain.

Au risque de pécher par "introgression"…

Revenons à nos deux frères asiatiques qui ne sont pas jumeaux mais dont il est scientifiquement impossible de dire, à ce jour, lequel des deux est l’aîné. Leurs molécules ne sont pas différentiables, les grains sont identiques et la seule chose qui les rend différents, c’est leur morphologie extérieure. Autrement dit, le décorticage est nécessaire dans le cas de l’épeautre ! L’épeautre asiatique (Triticum aestivum ssp. spelta) est le plus ancien des épeautres. Très casanier, il est toujours resté autour de la maison. Aussi les archéo-botanistes ne le découvrent-ils que vers 1957, en Iran. Et il demeurera confiné en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan ou encore au Pakistan (10). Par contre, le froment (Triticum aestivum ssp. aestivum), qui de fait est également d’origine asiatique, suit quant à lui des agriculteurs dans leur marche vers l’ouest. Cet hexaploïde nu se retrouva ainsi dans des champs d’amidonniers tétraploïdes vêtus, quelque part en Turquie centrale, sur l’axe reliant le Croissant fertile et l’Europe centrale. De nombreuses recherches suggèrent d’ailleurs que les épeautres d’Europe centrale sont le fruit d’une hybridation entre un hexaploïde nu et un tétraploïde vêtu (11). Un grain de céréale carbonisé dont la séquence d’ADN est datée de 6.200 av. J.-C. a été retrouvé dans une fouille à Catalhöyük, dans le centre de la Turquie actuelle. Son ADN comparé à celui des épeautres modernes d’Europe centrale, ils sont considérés… comme similaires, la reconstitution artificielle de cette hybridation ayant même été effectuée en 1966 !

Nous voilà donc en présence d’une véritable « introgression » puisqu’elle « réunit » un froment hexaploïde et l’amidonnier tétraploïde… qui fut son propre géniteur ! Cette « rétro-hybridation » du froment engendra donc un épeautre comparable à celui d’Europe continentale. Et sa présence en Turquie, aux alentours de l’an 6.200 av JC., indiquerait que cette hybridation a eu lieu quelque part entre le Croissant fertile et la Turquie centrale… Mais alors pourquoi n’est-il présent, en Europe centrale et dans le nord de l’Espagne que depuis l’âge du bronze, alors qu’au nord des Alpes, en Allemagne et en Suisse, l’épeautre a carrément remplacé l’amidonnier depuis la même époque ? A l’époque romaine, dans les régions frontalières du Rhin, l’usage du vallus en témoigne, l’arrière-pays répondait à l’importante demande en épeautre des villes et des troupes de garnison. Vers 1930 encore, l’épeautre donnait 40% de la production céréalière de toute l’Europe Centrale. C’est toujours aujourd’hui un produit de niche de haute qualité.

Grandeur et misère d’une céréale vêtue

C’est que l’épeautre n’est pas une céréale facile… Outre qu’il faut le décortiquer, sa balle représente près de 30% de son poids et nécessite, pour obtenir une même quantité de farine, le transport d’un volume beaucoup plus important de grain, ce qui a évidemment un coût. L’épeautre, croisé avec du froment, a été beaucoup utilisé dans le Condroz et dans les Ardennes comme aliment pour le bétail. Et cette facilité de croisement a été fréquemment employée à d’autres fins. Aujourd’hui, les obtenteurs – ceux qui veulent détenir les droits intellectuels sur la semence – cherchent à introduire, dans les froments modernes, les gènes intéressants de l’épeautre afin de les rendre résistants aux maladies et mieux adaptés aux effets des changements climatiques. Soit ! De nos jours, plus que jamais, le temps c’est de l’argent…

Un mythe est toutefois levé par l’étude phylogénétique dont nous avons parlé : aucun des trois grands épeautres – asiatique, ibérique ou continental européen – n’a muté en blé ! Les épeautres, plus rustiques, ne sont donc pas les géniteurs des froments « modernes ». Sont-ce alors les blés, les premiers froments, qui auraient engendré l’épeautre en se croisant avec des amidonniers domestiqués, eux-mêmes migrateurs ? C’est certainement le cas de l’épeautre continental européen. Mais où et quand exactement ? Sur les routes de migration de l’amidonnier, certainement, qui sont progressivement devenues celles des premiers froments, au fond des besaces des agriculteurs sédentarisés du Néolithique mais qui, avec le temps, progressaient toutefois le long des plaines et des vallées… Ou peut-être même plus tard qu’on ne le pense généralement, si l’on en juge par le succès de l’épeautre, au nord du massif alpin, dès l’âge du bronze et le début de l’âge du fer ?

En guise de conclusion

Soyons honnêtes. Suivre les travaux des archéo-botanistes et des généticiens est extrêmement difficile pour les simples citoyens que nous sommes mais permet au moins de mesurer et de comprendre le caractère de mutant perpétuel de nos plantes cultivées. On ne peut, en effet, plus étudier une espèce, une variété hors de son contexte écologique global, et pas seulement le sol et le climat mais aussi les ressources génétiques présentes dans les innombrables plantes avoisinantes. Au-delà des paradigmes enseignés dans le passé, l’évolution de l’environnement, avant et après la domestication, retient enfin l’attention. Transformant radicalement notre regard sur la biodiversité cultivée…

Sans doute, notre idée même de domestication accorde-t-elle encore une place trop importante à l’homme dans de longs et complexes processus qui n’ont sans doute existé que parce que chaque partie y trouvait un avantage. On n’en considérera qu’avec plus de circonspection les innombrables triturages que l’agro-industrie fait aujourd’hui subir aux plantes qu’elle met dans nos assiettes…

Notes

(1) Stéphanie Jacomet et Angela Kreuz, Archäobotanik, éditions Ulmer

(2) Nikolai Vavilov, La théorie des centres d’origine des plantes cultivées, traduction de Michel Chauvet, édition Petit Génie

(3) PNAS – National Academy of Sciences of the United States of America – https://www.pnas.org/content/115/31/7925

(4) Bernard Ronot – https://www.youtube.com/watch?v=nraWisVFbcc

(5) Isabelle Goldringer – https://www.youtube.com/watch?v=Ag7qhmj6Okc

(6) Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, La domestication des plantes, Actes Sud/Errance

(8) Voir : www.biorxiv.org/content/biorxiv/early/2018/11/29/481424.full.pdf

(9) Voir : www.researchgate.net/publication/318380581_Karyotype_diversity_of_emmer_wheat_helps_reconstructing_possible_migration_routes_of_the_crop

(10) H. Kuckuck & E. Schiemann, Uber das Vorkommen von Speltz und Emmer im Iran, Pflanzenzuchtung, 1957, 38, 383-396.

Habiter léger, oui ! Mais où s’installer ?

La démocratisation de l’accès à un habitat sain et économe est une des thématiques centrales développées par Nature & Progrès qui soutient, dans ce cadre, toute initiative citoyenne visant à résoudre les problèmes d’accès au logement. Aujourd’hui, l’habitat léger est une solution choisie par de plus en plus de personnes, soit par nécessité, soit par conviction personnelle. La Région Wallonne a adapté son Code de l’Habitation Durable, ainsi que nous l’expliquions dans une précédente analyse. Cela favorise-t-il, pour autant, l’installation en habitations légères sur le territoire wallon ?

Par Elise Jacobs

Introduction

Depuis 2016, le soutien de cette démarche citoyenne de la part de Nature & Progrès vise à trouver les voies et moyens de normaliser ce type de construction dans le respect des intérêts des « habitants légers » et des règlements. Au vu de l’intérêt croissant de ses membres pour cette thématique, Nature & Progrès continue sa réflexion et propose, cette année, le projet « En marche vers la reconnaissance de l’habitat alternatif et léger » : des activités sont menées dans différentes communes, en Régions Wallonne et Bruxelloise, avec l’objectif de créer un espace de rencontres et de partages d’expériences permettant de soulever les revendications citoyennes au sujet de l’habitat léger. Une vingtaine de ces rencontres ont déjà eu lieu, mobilisant environ deux cents personnes ; elles confirment la vague d’intérêt pour ce mode de vie. De nombreux débats ont été menés et ont mis en exergue la question fondamentale subjacente à la reconnaissance officielle de l’habitat léger dans le Code de l’Habitation Durable. Celle d’une adaptation du Code du Développement du Territoire (CoDT) pour légitimer l’installation de l’habitat léger.

Le cri du cœur de citoyens toujours plus nombreux

A l’occasion du dernier salon Valériane, un évènement fédérateur convia, à cet effet, cinq intervenants et un large public à une table ronde intitulée « Habiter léger, où s’installer ?« , dans le but d’interpeller le ministre de l’Aménagement du Territoire et le niveau régional afin qu’ils prennent conscience de la nécessité d’adapter les plans de secteurs et les schémas de développement territoriaux, à la suite des modifications apportées au Code de l’Habitation Durable. Au niveau communal, nous encourageons les bourgmestres et les échevins de l’urbanisme à trouver une position homogène face aux droits civils et aux cadres juridiques qui favoriseraient l’installation des citoyens en habitation légère sur l’ensemble du territoire wallon.

Frédéric, habitant léger en province de Namur : « L’habitat léger est une solution pour gagner en liberté !« 

Plusieurs constats posés dans l’étude juridique – portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL – sont partagés par l’expertise des intervenants à la table ronde ainsi que par des « habitants légers » et des citoyens désireux de le devenir… Stéphane Klimowsky, membre du Collectif HaLé! et constructeur de yourtes explique : « L’habitat léger est une notion qui est apparue récemment, au niveau législatif, mais il existe encore une déconnexion entre la réalité des habitants légers et les mesures appliquées en termes d’urbanisme et d’aménagement du territoire. C’est la crise du logement, la crise financière, la crise écologique… De mon point de vue, il y a aussi une crise politique et une crise de l’aménagement du territoire. Pourquoi les porteurs de projets d’habitat léger, préfèrent-ils vivre cachés pour vivre léger ? Si l’on prend par exemple les Plans de Secteur qui ont été élaborés dans les années septante et quatre-vingt – le document législatif qui détermine ce que l’on peut faire, où et comment sur un territoire -, on constate qu’ils n’ont guère évolué. La zone agricole, par exemple, a pour vocation principale, la production de végétaux, l’élevage ou l’horticulture. Cette zone privilégie également la préservation de l’environnement et de la biodiversité. C’est pour cela que cette zone, largement la plus représentée en Wallonie, est cadenassée. Mais est-ce que l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui préserve réellement la biodiversité et l’environnement ? A mon sens, non ! Or un porteur de projet d’habitat léger met, au centre de son mode de vie, le lien avec la nature, l’autonomie et la recherche de simplicité. Ces valeurs respectent fondamentalement l’environnement et la biodiversité. Il est donc nécessaire de faire évoluer les codes législatifs et les affectations territoriales, en s’adaptant à l’évolution des mentalités et aux besoins des citoyens. »

Réflexion de participants aux rencontres de Marchin : « Il est fatiguant de vouloir, à tout prix, nous faire rentrer dans des cases. Nous souhaitons que le cadre légal soit au service des projets citoyens, et pas l’inverse…« 

Caroline Delforge, avocate et assistante de recherche à l’Université Catholique de Louvain, intervient pour préciser : « Notre étude juridique a posé deux grands constats en ce qui concerne la législation appliquée à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme. Le premier est encourageant, dans la mesure où des dispositions prennent en considération l’habitat léger : le Schéma du Développement du Territoire – un document régional qui édite les grandes stratégies du développement du territoire – reconnaît qu’il faut encourager les nouvelles formes d’habitats, le Code du Développement Territorial – le CoDT qui édite les règles applicables pour les permis d’urbanisme, notifie où peuvent s’implanter les nouvelles constructions, etc. – contient certaines dispositions qui parlent expressément des yourtes, des tentes ou des tipis. Des dispositions spécifiques existent pour les terrains d’accueil des gens du voyage et pour l’habitat permanent. Et puis il y a aussi la fameuse Zone d’Habitat Vert qui occasionne encore des débats dans sa mise en application… Toutefois, le deuxième constat est décourageant car il n’existe malheureusement, dans la législation actuelle en matière d’aménagement du territoire, de régime juridique global propre aux habitats légers ! On applique encore, par conséquent, à l’habitat léger les mêmes dispositions qu’à l’habitat classique : les autorités qui octroient les permis vont donc appliquer les mêmes règles que pour l’habitat conventionnel, en ce qui concerne les permis d’urbanisme, les lieux d’implantations, l’appréciation des projets, etc. Ces règles sont inadaptées à l’habitat léger qui est une forme d’habitat qui doit être pris en compte dans sa différence par le CoDT. Il y a donc une ouverture dans les législations mais pas encore de case pour l’habitat léger. Il est donc indispensable de la créer ! »

Réflexion de participants aux rencontres d’Angleur : « L’habitat léger est une solution car il est moins polluant grâce aux matériaux utilisés, aux énergies renouvelables installées et à la gestion écologique des déchets.« 

Thibault Ceder, expert en aménagement du territoire de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie, déclare : « S’il y a des choses à changer pour permettre l’habitat léger, cela doit se faire au niveau régional ; la commune, à son niveau, a très peu de possibilités. Une fois passées les contraintes juridiques, il faut passer les contraintes politiques. Certains schémas et orientations politiques définis au niveau régional et communal vont guider les appréciations des communes et de la région. Un schéma régional veut promouvoir l’habitat léger mais ce même schéma prévoit aussi la centralisation des constructions et des installations, c’est-à-dire que d’ici 2030, et définitivement en 2050 dans un objectif de développement durable, on ne pourra plus construire là où ce n’est pas déjà construit actuellement. Ce sont des obligations que l’on incombe aux communes, qui doivent tenter de les poursuivre. Ces objectifs sont politiques et il y a donc une marge de négociation possible quant à l’installation d’un projet sur un territoire donné. La dernière marge d’appréciation du projet, au niveau communal, se jouera sur l’intégration du projet d’habitat léger au paysage : est-ce que ce projet, à cet endroit-là, sera pertinent au niveau urbanistique, au niveau de l’aménagement du territoire, au niveau architectural ? On ne parle vraiment beaucoup de l’habitat léger que depuis quelques mois seulement, même s’il existe depuis un certain nombre d’années déjà. Un grand travail de changement de mentalité doit donc encore être réalisé, tant au niveau des citoyens que de celui des élus. Les dirigeants politiques doivent mieux se former afin d’avoir une vision objective des choses et de prendre un peu de hauteur face aux demandes des citoyens car l’habitat léger continue, encore à ce jour, de véhiculer un certain nombre de stéréotypes négatifs ou problématiques. Il va donc falloir informer l’ensemble des élus et leur dire qu’il est possible de trouver des solutions pour intégrer l’habitat léger dans les communes wallonnes, notamment par le biais de la diffusion des bonnes pratiques, comme cela a déjà été réalisé à Tintigny. »

Catherine, participante à la visite d’Hévillers : « Existe-t-il des terrains, appartenant à la commune, susceptibles d’être mis en location pour des habitats légers ?« 

Benoit Piedboeuf, bourgmestre de Tintigny, répond : « Tout est possible à partir du moment où on le veut vraiment. Dans ma commune, je travaille, depuis 2016, à un nouveau plan d’aménagement qui est sur le point d’être finalisé afin d’accueillir l’habitat léger sur un terrain communal, en zone d’habitat, dans le but de donner un logement à des gens qui n’en n’ont pas les moyens, tout en favorisant la mixité sociale. Juste à côté de cet espace, il y a plusieurs entreprises d’économie sociale, un marché fermier hebdomadaire, etc. Le projet s’intègre donc parfaitement à la zone en question. J’ai eu la chance d’être soutenu par le conseiller délégué d’Arlon ; de plus, l’intercommunale de développement économique a trouvé la chose intéressante dans la mesure où elle pouvait être reproductible ailleurs. Une étude fut donc réalisée sur l’implantation des habitations et sur le modèle de gestion de la zone, des contacts furent pris avec des fabricants d’habitats légers et des consultations eurent lieu avec les futurs utilisateurs pour que cette zone d’accueil de l’habitat léger soit créée et gérée dans le respect de certaines valeurs… »

Raphaël, présent à la visite à Manhay : « Ne pensez-vous pas que, dans ces temps de changements, il est plus qu’urgent de revenir aux sources et à la simplicité ? Pourquoi vivre dans un château lorsqu’une habitation légère est suffisante ? Réveillez-vous ! Les ressources ne sont pas inépuisables.« 

Vincent Wattiez, du Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat et militant pour le droit à l’habitat, poursuit : « Nous sommes nombreux à avoir fait parler de l’habitat alternatif et donc forcément, si on en parle partout, si ça fait du bruit, les politiciens s’emparent de la question. On sent que ça bouge au niveau régional et au niveau communal. En 2017, la ministre du Logement et le ministre de l’Aménagement du Territoire ont accepté de financer une étude sur l’habitat léger qui regrouperait tous les acteurs concernés : gens du voyages, habitants permanents, alternatif et associations. Evitons maintenant la stigmatisation des caravanes face à l’intérêt naissant pour les Tiny Houses, facilitons l’accès au logement pour tous et pas seulement pour ceux qui mangent bio, qui ont un bon salaire et qui ont fait quelques études… La réglementation doit changer pour qu’un cadre commun favorise l’accès de chacun au logement de son choix, quelle que soit son origine sociale ou l’architecture particulière de l’habitat léger qu’il aime. Ces changements auront un impact environnemental, social et économique car les candidats à l’habitat léger sont de plus en plus nombreux. Les hommes et les femmes politiques sont à l’écoute et nous espérons donc qu’ils adapteront rapidement le CoDT en vue de rencontrer les volontés et les nécessités de chacun. »

Nathalie, participante aux rencontres de Jodoigne : « Habiter léger, c’est le cri du cœur de plus en plus de citoyens. Mais comment les aider à réaliser leur rêve ?« 

Des propositions en pagaille…

Les interpellations des nombreux citoyens qui participèrent à la table ronde de Valériane confirment la grande diversité des constructions possibles et la diversité des lieux susceptibles de les accueillir, ainsi que la large gamme de réalités sociales de leurs habitants. Une analyse, au cas par cas, doit être menée pour comprendre et faire valoir chaque projet léger. Des pistes de solutions furent donc proposées en ce sens : en affirmant la volonté de créer du lien, on proposa par exemple de favoriser l’habitat léger dans les habitats groupés. Dans les communes où existent des zones d’aménagements concertés, pourquoi ne pas y implanter une zone pilote d’accueil de l’habitat léger, en lien avec la vie des quartiers ? De plus, l’habitat léger encourage certainement le développement économique local puisqu’il faut faire appel à des artisans locaux pour le construire. L’habitat léger est donc certainement l’occasion de revaloriser les études professionnelles en lien avec les métiers de la construction…

De plus, pourquoi ne pas permettre, dans les plans de secteur, l’installation d’habitat léger dans un jardin familial dans le cas d’un regroupement familial, comme c’est déjà autorisé en Flandre ? En France, la loi ALUR permet l’installation d’habitations légères sur des zones agricoles ou non équipées d’infrastructures publiques, à condition d’en installer soi-même. Pourquoi ne pas aller également dans ce sens en Wallonie ?

L’habitat léger est accessible à moindre coût et permet à ceux qui l’habitent de vivre à la campagne, en créant du lien avec le voisinage, plutôt que de rester cloisonnés, en pleine ville, dans des immeubles en béton… Pourquoi ne pas proposer ce type de logements comme logement sociaux ? Faciliter les démarches administratives pour l’implantation de l’habitat léger permettrait aux jeunes, aux petits budgets et aux personnes âgées, notamment, d’exercer leur droit fondamental d’accès au logement de leur choix…

Une conclusion en forme de souhait

Le logement est un besoin de base pour vivre. Or habiter léger est une réelle alternative face à la crise du logement, face aux enjeux climatiques et vis-à-vis d’un système qui montre actuellement ses limites. N’est-il pas grand temps d’écouter les innovations que les citoyens eux-mêmes proposent ? Souhaitons donc que le ministre wallon de l’Aménagement du Territoire poursuive les démarches entamées par son collègue en charge du Logement afin d’encourager l’installation légale des « habitants légers » sur le territoire Wallon…

Avons-nous besoin des compteurs « intelligents »

Pour réaliser une transition énergétique efficace ?

Imaginez. Vous souscrivez, auprès de votre fournisseur d’électricité, à un pack écoflex qui vous permet de bénéficier d’un tarif bas. Mais, en contrepartie, vous acceptez que ce soit votre fournisseur qui décide quand vous consommez de l’électricité. Concrètement, lorsque vous partez le matin au travail, vous enclenchez votre lave-vaisselle, votre lessiveuse et votre aspirateur-robot et, grâce à un système de communication de données, c’est lui qui choisit d’allumer vos appareils électriques… au moment où ça l’arrange le mieux ! Voici, à terme, ce que permettraient de faire les compteurs dits « intelligents » qui ne sont, en réalité, rien d’autre que des compteurs communicants…

Par Eric Defourny

Introduction

Dans l’immédiat, les compteurs de ce type vont surtout permettre aux fournisseurs d’électricité de se passer du relevé manuel de la consommation et de simplifier ainsi la facturation. Le compteur lui transmettra en temps réel la consommation électrique de chaque ménage, permettant également de diminuer la puissance livrée chez les personnes en retard de payement, ou de couper carrément le courant sans devoir intervenir sur place.

Mais de gros problèmes se posent !

Ces nouveaux compteurs – qu’ils soient appelés compteurs communicants, smart meters, compteurs connectés ou même compteurs « intelligents » – soulèvent beaucoup de questions d’ordres très variés. Et ce certainement depuis qu’un Décret wallon et une Ordonnance bruxelloise ont été votés, en juillet 2018 – et publiés au Moniteur en septembre 2018 -, afin d’obliger chaque ménage à se doter d’un tel compteur. Quels sont les problèmes qu’ils soulèvent ?

- Problèmes de protection des données de la vie privée

Avec ces compteurs connectés le gestionnaire de réseau saura à quel moment de la journée vous consommez du courant. Dans le futur, grâce à l’ »intelligence » des objets qui n’est autre que l’interconnexion des objets, il pourrait même savoir quels appareils vous utilisez. Toutes les données recueillies par ces compteurs seront transmises au gestionnaire via les réseaux GSM et par Internet. Le réseau électrique va donc être couplé au réseau Internet et, de ce fait, toute la vulnérabilité d’Internet va être étendue au réseau électrique, ce qui comporte beaucoup de risques : risques de piratage, d’espionnage, de vente de données, etc. De plus, la cyber-sécurité des compteurs communicants n’a pas été convenablement pensée car ils ne sont protégés que par des codes assez rudimentaires qu’il est facile de casser pour en prendre le contrôle. Le réseau de transport d’électricité – qui est déjà muni d’électronique mais bien moins que si les compteurs communicants étaient généralisés – fait déjà régulièrement l’objet de cyber-attaques. L’Allemagne a d’ailleurs exigé que les transferts de données des compteurs connectés se fassent au niveau de sécurité des télécommunications bancaires. Mais cette exigence augmente considérablement la consommation électrique et le coût des compteurs communicants, ce qui a amené le gouvernement allemand à faire le choix d’un déploiement sélectif.

- Problèmes de facturation

Dans tous les pays où les compteurs communicants ont déjà été installés, la facture d’électricité des consommateurs a augmenté ! Pourquoi ?

  1. La fabrication et le placement de ces nouveaux compteurs, leur consommation d’électricité pour fonctionner et pour transmettre les données qu’ils recueillent, tout cela a un coût qui est inclus dans le montant de la facture d’électricité.
  2. En France, l’installation des compteurs communicants nous apprends qu’avec eux, la consommation électrique n’est plus indiquée en kilowatt/heure (Kwh = consommation active d’énergie) mais en kiloVolt/Ampère (KVA = puissance électrique apparente) (1). Cette dernière unité engendre une augmentation théorique de la consommation d’électricité mais aussi une augmentation de la facturation qui, elle, n’a rien de théorique…
  3. De plus, une étude hollandaise a montré que sur neuf compteurs communicants testés durant une période de six mois, sept n’étaient pas fiables. Cinq d’entre eux étaient responsables d’une surfacturation, allant dans certains cas, jusqu’à 582 % et deux étaient responsables d’une sous-facturation atteignant au maximum 30 % (2).

Avec ces compteurs, impossible pour le client de contester une facture ! Et s’il refuse de payer, le fournisseur peut diminuer la puissance livrée ou couper le courant, sans même se déplacer…

- Problèmes de santé publique

En Wallonie et à Bruxelles, la technologie qui sera utilisée pour le transfert des données n’est pas encore connue mais ce sera probablement le système GPRS, c’est à dire que les données seront transmises via le réseau GSM. Chaque compteur communicant serait ainsi un émetteur d’ondes électromagnétiques pulsées et leur déploiement massif – étant donné que de grandes quantités de données devraient transiter via le réseau d’antennes GSM – engendrerait une augmentation généralisée de l’exposition de la population à ce type d’ondes.

De très nombreuses études scientifiques ont pourtant montré leur impact négatif sur l’organisme humain, les animaux et les végétaux, affaiblissant notamment le système immunitaire. Les personnes les plus vulnérables sont, bien sûr, les personnes malades, les femmes enceintes et leurs fœtus, les enfants et les personnes électro-hypersensibles. Étrangement, ces dernières ont reçu une attention particulière dans le Décret wallon qui indique que le gouvernement va déterminer les mesures que devra prendre le gestionnaire de réseau pour les utilisateurs se déclarant souffrir d’un problème d’intolérance, dûment objectivé, lié au compteur intelligent. Ce passage a de quoi laisser perplexe car comment fait-on pour objectiver un syndrome qui n’est pas reconnu officiellement ? Un passage similaire, quoique différent, se trouve aussi dans l’Ordonnance bruxelloise.

Certes, ces intentions sont positives mais démontrent surtout la méconnaissance du législateur en matière d’impact de la pollution électromagnétique sur la santé car tout être vivant est électro-sensible et doit avoir le  droit de vivre dans un environnement électromagnétique sain. Rappelons que de nombreuses études scientifiques ont déjà montré que les ondes GSM peuvent (3) :

  • – avoir des effets génotoxiques,
  • – avoir des effets sur les protéines de stress,
  • – avoir des effets sur le système immunitaire,
  • – avoir des effets neurologiques et comportementaux,
  • – avoir des effets sur la barrière hémato-encéphalique,
  • – provoquer des tumeurs du cerveau et neurinomes de l’acoustique,
  • – provoquer des leucémies infantiles,
  • – avoir des effets sur la sécrétion de mélatonine,
  • – avoir des effets promoteur sur la genèse du cancer du sein,
  • – avoir des effets sur la fertilité et la reproduction,
  • – avoir des effets sur le fœtus et sur le nouveau-né,
  • – etc.
- Problèmes de fiabilité

Les compteurs communicants sont des appareils électroniques sophistiqués et complexes. Dans tous les pays où ils sont installés, ils se révèlent peu fiables et parfois même dangereux. Les problèmes rencontrés proviennent de pannes et de défauts électriques, électroniques et logiciels, qui provoquent notamment des erreurs de mesures et de facturation, des courts circuits, des échauffements anormaux du compteur… et parfois même des incendies !

- Problèmes écologiques

Remplacer des millions de compteurs électromécaniques simples, robustes et fiables – qui ont une durée de vie de quarante et même parfois de septante ans – par des compteurs électroniques sensibles, fragiles et vulnérables et dont la durée de vie est estimée à quinze ans, est-ce vraiment agir en faveur d’une transition énergétique efficace ? Si l’on tient compte du bilan énergétique des compteurs communicants à partir de leur fabrication, leur généralisation est encore moins justifiée. La fabrication des composants électroniques des nouveaux compteurs nécessite, en effet, l’usage de terres rares dont l’extraction et le raffinage nécessitent énormément d’énergie et engendrent une très importante pollution de l’air, du sol et de l’eau. Les standards écologiques de nos pays ne permettent plus ce genre d’activités minières, ce qui a engendré une délocalisation de ces activités dans des pays lointains bien moins regardants sur la préservation de l’environnement… Le recyclage des composants électroniques des smart meters est extrêmement coûteux car les performances de ces composants reposent sur des combinaisons très fines de nombreux éléments qu’il est très coûteux et techniquement très compliqué de séparer.

Quant aux supposées économies d’énergie que les compteurs communicants permettraient à chaque foyer de réaliser, les analyses permettent d’en douter grandement. La plupart des personnes sélectionnées – jusqu’à 95 % – ont refusé de participer aux « programmes énergétiques intelligents », note Grégoire Wallenborn, docteur en sciences de l’environnement et enseignant à l’ULB et à Paris VΙΙ, dans son « Avis sur les compteurs communicants », adressé aux membres du Parlement Wallon. Les tests visant à montrer l’efficacité des compteurs se sont donc déroulés sur base volontaire et ont, dès lors, impliqué des usagers déjà intéressés par leur consommation d’énergie. Grâce à un instrument informant de la consommation instantanée ou historique, du prix, des émissions de CO₂, etc. installé avec le compteur communicant, les ménages-témoins ont réduit leur consommation électrique de 2 à 4 % la première année, l’effet s’atténuant avec les années. De simples campagnes de sensibilisation sont beaucoup plus efficaces pour aider les ménages à réaliser des économies d’énergie.

Une obligation européenne ?

Le déploiement des compteurs communicants est présenté comme une obligation pour se conformer aux Directives européennes mais ces Directives laissent le soin aux états membres de déterminer si la généralisation des compteurs communicants sur leur territoire est intéressante et nécessaire. Et, en 2012 déjà, les trois régions de notre pays ont fait savoir que leur évaluation n’était pas favorable à l’installation des compteurs communicants !

Vis à vis de l’Europe la Belgique n’a donc aucune obligation d’installer ces compteurs. Preuve supplémentaire que l' »obligation européenne » n’en est pas une :

– l’Allemagne a décidé de renoncer à la généralisation du recours aux compteurs communicants, seuls les gros consommateurs et les prosumers – les clients producteurs et consommateurs d’électricité – y seront équipés de compteurs communicants,

– les Pays-Bas ont décidé de fournir à chaque ménage un compteur communicant mais laissent le choix au consommateur de s’en servir ou non. Résultat : seulement 25% des ménages l’utilisent.

Un marché juteux !

Quoiqu’en dise le lobby industriel des compteurs communicants – European Smart Energy Solution Providers -, le déploiement des smart meters n’est pas nécessaire à la transition énergétique. Par contre, pour ces industriels, leur déploiement représente, au niveau de l’Union Européenne, un budget potentiel de plus de cinquante milliards d’euros, dont plus de deux milliards d’euros pour la seule Wallonie. En plus de la maintenance du système, une autre source de profits explique l’engouement des gestionnaires de réseau de distribution pour les compteurs communicants : le big data, c’est à dire l’ensemble des données que ces compteurs vont recueillir sur les utilisateurs. Ces données font l’objet de beaucoup d’énormes convoitises car elles peuvent être utilisées à des fins commerciales.

Vers la sobriété numérique

Les enjeux écologiques et sanitaires ne nous permettent plus de perdre du temps avec de fausses bonnes solutions comme les compteurs connectés. Une vraie politique d’économie d’énergie, réellement efficace, doit être mise en place… et rapidement ! Les ampoules, les frigos et les lave-vaisselles ont une consommation électrique de moins en moins importante, ce qui est réjouissant. Mais peu de citoyens admettent encore qu’envoyer un e-mail avec une pièce jointe un peu trop « lourde » équivaut à la consommation d’une ampoule économique pendant une heure ? Et qui sait que regarder un film en streaming engendre une consommation d’électricité, par les serveurs du réseau Internet, largement plus élevée que celle d’une télévision ordinaire pendant la même durée ? Cette consommation électrique ne se trouve pourtant pas sur nos factures d’électricité car c’est le réseau Internet qui consomme le courant. Or la sobriété a aussi toute sa place dans le domaine numérique ! Il peut donc être intéressant de se demander, sans culpabiliser inutilement, s’il est vraiment nécessaire de télécharger tel ou tel document, d’envoyer par e-mail telle ou telle pièce « lourde » – photo, vidéo – ou de laisser son smartphone ou sa tablette allumés ? Ces appareils, même en veille, communiquent en permanence avec l’antenne la plus proche, ce qui engendre une consommation électrique « cachée ». Les budgets prévus pour le déploiement des nouveaux compteurs ne pourraient-ils donc pas être beaucoup plus utilement utilisés dans le cadre d’une campagne de sensibilisation au gaspillage permanent d’électricité ? Les compagnies d’électricité semblent vouloir nous aider à faire un maximum d’économies d’énergie. Mais n’est-il pas illusoire de croire qu’une industrie va nous donner des conseils qui vont engendrer une réelle diminution de ses profits ? Un changement de système sera plus que probablement nécessaire afin de pouvoir amorcer une transition énergétique véritablement efficace.

Des alternatives sont possibles !

La décentralisation de la production d’électricité et la multiplication des producteurs amènent des changements dans la gestion de l’offre et de la demande. Mais, selon certains spécialistes, la gestion du réseau électrique n’est pas fondamentalement transformée par cette nouvelle situation et des modifications assez simples pourraient améliorer ses performances. Le système actuel de compteurs bi-horaires pourrait, par exemple, être très facilement amélioré afin d’amener plus de flexibilité sur le réseau. Différents niveaux de tarification de l’électricité permettraient d’écouler plus de courant en cas de surproduction – par exemple, quand il y a beaucoup de vent ou de soleil – et de réduire la consommation lorsqu’il y a peu de courant disponible. Des relais électriques ordinaires permettraient d’enclencher ou d’éteindre les appareils consommateurs en fonction du niveau de tarification choisi. Ce système de compteur « multi-horaires » – ou plutôt « multi-tarifs » – serait bien plus simple et efficace que les compteurs communicants, et aurait un coût économique et écologique bien moindre. De plus, il pourrait être facilement mis en œuvre à l’aide d’une technologie électromécanique simple, existante et bon marché, aisée à maîtriser et qui – contrairement aux compteurs communicants – ne consomme pas, par elle-même, d’énergie électrique.

Un collectif d’associations dénommé Stop compteurs communicants a donc été créé pour que de meilleures solutions émergent. Ce collectif, dont fait partie Nature & Progrès, fut initié par le Grappe – Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Écologique – et par Fin du Nucléaire. En mars dernier, il a introduit, devant la Cour constitutionnelle, une demande en annulation des législations sur le déploiement des compteurs communicants en Wallonie et à Bruxelles.

Aux yeux de Nature & Progrès, les compteurs communicants ne seront pas à même d’apporter des solutions efficaces aux défis énergétiques auxquels nous sommes confrontés. Notre souhait est donc que ce recours amène le législateur à mettre en place une politique d’économie d’énergie véritablement efficace, respectueuse de la vie privée, de la santé et de l’environnement.

Notes

(1) Clotilde Duroux, La vérité sur les compteurs communicants, éditions Chariot d’Or

(2) Paul Lannoye, Le déploiement des compteurs dits « intelligents » est une fausse bonne idée, www.grappe.be, 9 février 2018

(3) Analyse citoyenne des rapports 2016 et 2018 du comité d’experts sur les radiations non ionisantes. https://www.ondes.brussels/

L’anticapitalisme, impossible slogan, impérieuse nécessité

On l’entend depuis toujours dans les milieux militants mais c’est assez récent dans le grand public et dans les médias : sortir du capitalisme semble revenu à l’ordre du jour. Récemment, Félicien Boogaerts, créateur de la chaîne Youtube Le Biais Vert, interrogeait la figure de Greta Thunberg dans son court-métrage Anita, y insinuant, avec subtilité mais ambiguïté, la suspicion sur la récupération par le “système” du personnage d’Anita. Et même Nicolas Hulot, loin d’être marxiste, l’affirmait lors de sa démission surprise : “On entretient un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques”…

 

Par Guillaume Lohest

Introduction

Au printemps dernier, la blogueuse Emma, qu’on avait découverte grâce à sa mise en BD du concept de charge mentale, a publié un petit livre stimulant, intitulé Un autre regard sur le climat. Elle y défend l’idée, avec pédagogie et humour, qu’on ne peut rien attendre des capitalistes et des États à leur solde, qu’il faut donc uniquement compter sur l’intelligence et les luttes collectives…

Réponse : oui !

La question, légitime, reprend donc place dans les grands médias : “Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter contre le réchauffement climatique ?” Réponse : oui ! C’est étrange, au fond, quand y pense, qu’on reprenne le problème par cette question-là. Car cela fait des années que le capitalisme vert, la croissance verte, le développement durable, non seulement ont été démontés dans leurs fondements théoriques, mais donnent le spectacle permanent de leur totale inefficacité en la matière.

D’un point de vue théorique, Daniel Tanuro – L’impossible capitalisme vert, 2010 – est l’un des auteurs qui explique le plus clairement pourquoi il est impossible de lutter contre le réchauffement climatique en restant dans le cadre d’une société capitaliste. “Il y a évidemment des capitaux « verts », puisqu’il y a des marchés « verts » et des possibilités de valoriser du capital. Mais la question n’est pas là. Si l’expression « capitalisme vert » a un sens, c’est en effet de supposer possible que le système rompe avec la croissance pour auto-limiter son développement et utiliser les ressources naturelles avec prudence. Cela ne se produira pas, car le capitalisme fonctionne sur la seule base de la course au profit, ce qui s’exprime dans le choix du PIB comme indicateur. Or cet indicateur est totalement inapte à anticiper les limites quantitatives du développement, et encore plus inapte à percevoir les perturbations qualitatives induites dans le fonctionnement des écosystèmes.

Par ailleurs, en-dehors même de toute démonstration théorique, le capitalisme vert est empiriquement en échec, dans les faits. Le développement durable était peut-être, sur papier, une belle idée mais il s’est avéré qu’en pratique, il a seulement pris la forme d’un capitalisme vert totalement inefficace. Les émissions mondiales de CO2 n’ont jamais diminué, pas une seule année depuis trente ans. Certains petits malins diront probablement que c’est parce qu’on n’a jamais essayé vraiment le capitalisme vert. On leur répondra que nous n’avons vraiment pas envie de passer les trente prochaines années à réessayer la pire des réponses possibles à laquelle d’ailleurs personne n’a vraisemblablement jamais vraiment cru.

L'anticapitalisme vert...

Le capitalisme vert est une impasse totale, considérons cela pour acquis. Comment expliquer, alors, qu’un vaste mouvement anticapitaliste n’ait pas déjà émergé ? C’est ici que cet article entre en zone de turbulences parce qu’il va prendre à rebours le bon sens militant le plus élémentaire, voire le bon sens tout court. Il faudra certainement mettre ces réflexions à l’épreuve dans les mois à venir mais c’est néanmoins ainsi qu’elles apparaissent, dans le tempo très rapide des mobilisations pour le climat qui se réfléchissent et se critiquent presque plus rapidement qu’elles ne s’organisent. Cette provocation n’est pas gratuite : elle a pour but d’interroger un regain de discours anticapitalistes et antisystème dans l’espace des mobilisations actuelles, discours qui me semblent, en l’état, dépolitisants. Soyons clairs : ce n’est pas l’anticapitalisme comme analyse critique qui est en cause ici mais son déploiement comme étendard, comme une sorte de fétiche qui pourrait soudain nous exonérer de penser le caractère inextricable de notre situation. Mais allons-y, mettons l’hypothèse en pâture.

J’avance donc l’idée que l’anticapitalisme, en tant que discours prosélyte de mobilisation, est une réponse en miroir aussi creuse, aussi rhétorique que la question posée par les médias. « Faut-il sortir du capitalisme pour lutter contre le réchauffement climatique ?« , font mine de s’interroger les uns en connaissant parfaitement l’évidence de la réponse. « À bas le capitalisme« , clament les militants. Le chien aboie, la caravane (du capitalisme) passe.

… mais l’impossible posture révolutionnaire

Alors oui, le capitalisme est une impasse. Mais faire de ce constat de base une bannière de ralliement l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que l’enjeu n’est pas de faire comprendre théoriquement à nos contemporains que Marx avait raison mais de se défaire collectivement des rapports sociaux et de l’imaginaire qui caractérisent le système capitaliste. Or, à brandir des slogans qui laissent penser qu’il existe une chose, le capitalisme, qui nous serait extérieure et qu’il suffirait d’abolir, on se ment collectivement sur l’ampleur du problème. Plus précisément, on cherche à attirer l’attention de tous sur un méga-objet théorique, totalisant, comme s’il s’agissait d’un bloc solide à dynamiter, alors qu’on est plutôt en présence d’un liquide visqueux qui nous colle à la peau, y compris à celle de la plupart des militants anticapitalistes.

L’image vaut ce qu’elle vaut ; je pense que les gens ne s’y trompent pas. Ils savent que la ligne de partage entre exploitants et exploités n’est plus aussi limpide qu’en 1917, qu’elle s’est démultipliée et a colonisé, jusqu’à l’intime, les rapports sociaux. Les classes moyennes et populaires occidentales – tant que l’on peut encore se permettre cette expression – ont comme intériorisé le pacte social passé avec le système capitaliste : elles savent qu’elles lui doivent une bonne partie de ce qu’elles ont encore, de ce qu’elles n’ont pas encore perdu. Elles ont conscience, au fond, que la question n’est pas d’abattre le capitalisme par une démonstration ou une révolution, mais de s’en défaire.

Il reste, bien sûr, des milliards de personnes, dans ce monde, qui peuvent légitimement se définir comme totalement perdantes de l’histoire capitaliste, sous tous les rapports d’exploitation, et donc légitimement entrer en révolution contre des adversaires totalement distincts d’eux-mêmes. Ce n’est pas le cas des classes moyennes occidentales. Et elles le savent, confusément peut-être, mais assez clairement pour rendre le kit de la révolution anticapitaliste à la grand-papa peu praticable à leurs yeux.

Et pourtant, ce kit revient en force, sous la forme d’un expédient rhétorique qu’il suffirait de nommer pour solutionner toutes les difficultés d’un seul coup : non seulement celles, gigantesques, de l’intrication des crises – climat, dette, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, inégalités, etc. – mais aussi celles de toute mobilisation de masse, de toute lutte collective : la pluralité des approches, des leaderships, des visions et des stratégies, la superposition des dominations, les dynamiques provisoires et instables, la frustration du manque de résultat, les querelles d’ego.

Militer pour une abstraction

Revenons au climat. Depuis plusieurs mois déjà, des voix s’élèvent pour dire qu’avec les marches climat, on fait fausse route. Que c’est trop gentil. Qu’on n’obtiendra rien de cette manière. Que ce sont des mobilisations de bobos. La frustration et l’impatience montent. On appelle à davantage de radicalité, ce qui, vu la situation, est indispensable !

Le problème ne se situe pas dans cette saine et logique frustration, en soi, mais dans le fait qu’elle amène de nombreux militants à réhabiliter une conception de la militance et de l’engagement que j’estime problématique, voire infantile. Il s’agit de ce que le philosophe Miguel Benasayag appelle “l’engagement-transcendance”. “Dans les dispositifs transcendants, écrit-il, le moteur de l’agir se trouve ailleurs que dans les situations concrètes : dans une promesse.” Appliquée aux mobilisations pour le climat, cette analyse pointe le risque d’une fuite en avant dans un discours anticapitaliste ou, plus sommairement encore, antisystème, qui résonnerait comme la promesse d’un monde non capitaliste, avec un réchauffement climatique qu’il serait encore possible de maintenir sous les 2°C. Cela signifie que l’action militante devient subordonnée à ce rêve, à cette illusion, à ce que Nietzsche appelait un “arrière-monde”, poursuit Benasayag, “un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, société de fin de l’histoire au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir.

L’idéal de “stabilisation” du climat réactive un rêve de stabilisation plus globale : un monde sans capitalisme, sans conflits, sans pollution, sans compétition, sans injustices. Or ce monde est une pure abstraction, il n’existe pas : croire en lui et militer pour le faire advenir condamne ceux qui se livrent à cette chimère à devenir des “militants tristes”, dit Benasayag, car sans cesse déçus par un réel toujours en deçà de leurs attentes. “La “tristesse” du militant renvoie à l’affect propre à l’interprétation du monde qui est la sienne. Pour lui, le monde est une erreur : il n’est pas tel qu’il doit être. Le vrai monde est autre, ailleurs, et militer, c’est sacrifier le présent à l’avenir, ce monde-ci à l’autre, le vrai, le parfait : le seul qui vaille la peine d’être vécu.

Contre un anticapitalisme de posture

Ainsi déçu, aigri, le militant se met à chercher sans fin les causes de l’échec dans des erreurs théoriques et stratégiques. Il accuse les autres militants d’être trop ceci, pas assez cela, endormis, instrumentalisés ou manipulés, jamais assez “purs” en somme. Le bla-bla prolifère, semant la division. C’est la course à qui sera le plus radical, le plus intransigeant. Le moindre lien avec ce qui est assimilé au capitalisme – qui est partout – est signe de compromission. N’y a-t-il pas quelque chose de cet ordre dans les débats sans fin au sujet de la bonne stratégie à adopter au sein des luttes climatiques, dans la suspicion à l’égard de Greta Thunberg, dans les critiques de plus en plus dogmatiques entre différentes chapelles stratégiques, ceux qui organisent les marches, ceux qui ne croient qu’en l’action directe, ceux qui ne croient qu’en la révolution ?

Une analyse anticapitaliste du monde est indispensable mais ne nous dispense pas d’affronter le réel. Elle est à distinguer d’un anticapitalisme de posture qui ne sert, lui, qu’à cela : se masquer à soi-même l’extrême complexité de la situation de lutte. C’est, en quelque sorte, la soupape de sécurité du désespoir militant. Ou, pour le dire positivement, la soupape de sécurité du désarroi vis-à-vis d’un agir complexe, que Benasayag appelle un agir “situationnel”, un engagement-recherche ou un engagement immanent. Ce type d’engagement, au contraire de l’engagement-transcendance, qui “est le fruit d’une raison consciente d’agir”, est “l’expression d’un désir vital. Et c’est ce désir qui fait sa force, celle de répondre au défi de cette époque.

Inlassablement et minutieusement

J’ai conscience qu’il est très compliqué d’accepter ce que disent ces lignes car cela rompt avec la vision classique, tellement répandue, de l’utopie nécessaire pour “changer le monde”. Mais je pense que cela vaut la peine d’essayer de sortir de ce schéma. Sinon, on reste dans une mentalité à la fois religieuse – dans la lutte – et binaire – dans l’analyse. “Puisque les politiques ne réagissent pas, puisqu’il est de toute façon certain qu’on ne pourra contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C, alors les marches climat sont inutiles”, pense le militant religieux binaire.

Je pense, pour ma part, que les marches pour le climat sont à la fois totalement inutiles ET absolument indispensables. Vivre et militer au cœur de ce paradoxe implique de sortir d’une vision idéaliste, celle d’un changement qui serait “causé par la volonté et l’action d’une conscience éclairée”, pour lui opposer une “vision plus réaliste du changement comme émergence liée à une série de processus tout à fait décentralisés et aveugles, non voulus et non concertés, donc.

Les marches pour le climat sont totalement inutiles en regard de l’objectif concerté – et un peu abstrait – de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Elles sont par contre totalement indispensables car elles sont une matrice dans laquelle se déploie une pluralité de situations réelles : situations de lutte, de vie, d’analyse, de cheminements, d’alliances, etc. Et toutes ces situations, liées selon les mots de Benasayag à un “désir vital”, et non à un objectif programmatique, peuvent déboucher sur des transformations, peut-être insoupçonnées, peut-être même souvent insoupçonnables. Par ailleurs, dans cet engagement “en situations”, les “groupes, classes, genres, secteurs sociaux, ne sont pas d’emblée et pour toujours dans un rôle invariant : un même groupe profondément réactionnaire dans une situation peut, par exemple, participer dans un autre à l’émancipation, et inversement.

Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Enfin, contenir au maximum le réchauffement garde du sens, même en-dehors de la fixation d’un seuil réaliste ou souhaitable. On peut lutter en-dehors de la vision “solutionniste” d’un objectif programmatique préétabli. Obtenir des changements radicaux dans les politiques fiscales, agricoles, énergétiques, dans les domaines de la consommation, du logement, etc., tout cela demeure absolument indispensable et urgent, quel que soit le degré de réchauffement. Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen dans une tribune extraordinaire, même si on accepte que la bataille du réchauffement climatique est perdue dans sa globalité, “tout mouvement vers une société plus juste et plus civile peut désormais être considéré comme une action significative en faveur du climat. Assurer des élections équitables est une action climatique. La lutte contre l’inégalité extrême des richesses est une action climatique. Fermer les machines de la haine sur les médias sociaux est une action pour le climat. Instaurer une politique d’immigration humaine, défendre l’égalité raciale et l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, voilà autant de mesures climatiques significatives. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi solide et sain que possible.

Se défaire du capitalisme est indispensable, redisons-le. Pour lutter contre le réchauffement climatique entre autres. Mais c’est un point de départ, un moteur, une nécessité au sens philosophique du terme : cela “ne peut pas ne pas être”. Faire de l’anticapitalisme un slogan ou une posture de ralliement reviendrait à transformer cette puissance d’agir en folder marketing – pour les autres -, voire en exutoire – pour soi. Passer de la nécessité au processus de transformation, commencer à se défaire du capitalisme, en un mot, c’est le prendre par tous les bouts de réel où il revêt l’habit d’une injustice précise, d’une insoutenabilité, d’un dégât, d’une exploitation, d’une violence… Pas en mode cosmétique, bien sûr. Il ne s’agit pas de le peindre en vert mais de le prendre et de ne pas le lâcher. De s’en défaire inlassablement et minutieusement… Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Le rôle de la sélection variétale dans la qualité des céréales panifiables wallonnes

Est-il nécessaire d’insister encore sur l’importance de la qualité du pain que nous mettons sur notre table ? Nature & Progrès a maintes fois vanté les mérites d’un pain fabriqué artisanalement. Mais de quels blés parlons-nous ? Aux yeux du consommateur, la sélection variétale joue-t-elle vraiment un rôle important dans la qualité du pain qu’il mange ? Qu’est-ce, à ses yeux, qu’un pain local, qu’un blé local ?

Par Mathilde Roda

Introduction

Il est permis de se demander, quand on connaît la place qu’occupe le pain dans notre alimentation, comment nos céréales wallonnes peuvent être si peu destinées à fabriquer nos propres farines ? Nature & Progrès, pourtant, a développé plusieurs pistes de redynamisation de la filière céréalière wallonne. Nous creusons donc encore cette question en compagnie de Georges Sinnaeve, chercheur au Centre de Recherche Agronomique (CRA) de Gembloux, spécialisé en technologie céréalière.

Du bon pain…

Quand on parle de ce qui influence la qualité nutritive du pain, on en revient souvent à considérer la qualité de la mouture ou de la panification. Parfois certains osent le dire : un bon pain dépend aussi d’un bon grain ! Georges Sinnaeve est de ceux-là.

Qui décide qu’une céréale est "panifiable", c’est-à-dire qu’on peut l’utiliser pour fabriquer du pain ?

« Un tableau est publié par Synagra – l’association professionnelle de négociants en céréales et autres produits agricoles – qui régit les normes en fonction des cultures. En 2014, ils spécifiaient encore des critères pour le blé meunier tandis que maintenant ils n’en spécifient plus. En fait le blé meunier est devenu tellement anecdotique dans nos champs qu’ils n’ont plus voulu mettre de critères. Mais c’est envoyer un assez mauvais signal, ce n’est pas un encouragement à produire du blé meunier. »

Comment fait-on alors maintenant pour définir qu’une céréale peut être panifiée ?

« Cela résulte d’accords bilatéraux entre fournisseurs et utilisateurs et chacun détermine ses propres critères. Personnellement, j’utilise encore le référentiel de 2014 à des fins de comparaison, même si Synagra l’a supprimé. Mais les choses peuvent changer : on observe que les filières courtes redémarrent, avec des acteurs, des agriculteurs qui transforment eux-mêmes, qui valorisent eux-mêmes leurs céréales en direct avec un boulanger. Quelque chose est donc entrain de se mettre en place, en dehors de la filière classique. »

…au bon grain

Quels sont, dès lors, les critères importants à considérer pour obtenir du blé meunier ?

« L’humidité est le critère le plus important et le plus compliqué à gérer avec le climat belge mais c’est ce qui va être le garant de la qualité initiale. Une poche d’humidité dans un silo peut être le point de départ du développement de microorganismes qui vont produire des mycotoxines. En lien avec cela, il faut être attentif à la maturité du grain à la récolte. En Belgique, avec les incertitudes climatiques, il existe une tendance à précipiter les récoltes et cela peut engendrer des difficultés dans le cadre du négoce. On rentre ensuite dans des critères plus techniques, comme la teneur en protéines qui est mesurée à l’entrée des silos. Pour autant qu’on connaisse la variété, c’est considéré comme un indicateur de la qualité panifiable car cette teneur donne un indice quant aux autres critères technologiques qui ne sont mesurables qu’en laboratoire et qui vont indiquer le rendement meunier, l’aptitude des protéines à gonfler au moment de la panification ou encore la résistance au travail mécanique. »

L’humidité et la maturité sont donc les deux principaux facteurs limitants en Belgique ?

« Un dernier élément est très important pour la Belgique, c’est ce qu’on appelle le « nombre de chute de Hagberg » qui permet de détecter une germination précoce. Lorsqu’alternent pluie et soleil au moment de la maturation du grain, ce facteur peut déclencher la germination et provoquer la fermentation. Le climat est vraiment l’aspect qu’on ne maîtrise pas du tout et, en Belgique, c’est l’aspect qui peut être le plus déterminant. »

Quelle place pour la sélection variétale ?

L’adaptation au climat est donc essentielle en Belgique ?

« Ce n’est pas le tout d’avoir un niveau de qualité, il faut aussi une variété qui, quel que soit le lieu de culture et quelles que soient les années, ait une certaine stabilité. Il est donc compliqué d’ajuster le process de transformation : certaines variétés sont parfois un cran en-dessous du niveau de qualité souhaité mais sont beaucoup plus régulières, donc plus intéressantes d’un point de vue industriel. »

Concrètement, comment se fait la sélection des variétés ?

« Le CRA intervient dans ce qu’on appelle les « essais catalogue ». Quand une société développe une nouvelle variété, elle doit la faire inscrire. Il existe une dizaine de zones de culture sur la Belgique où sont implantées des variétés témoins et des variétés en demande d’inscription. Pour être inscrites, les variétés subissent des essais pendant deux ans et doivent apporter un plus par rapport à ce qui existe déjà. Le principal problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, ce plus s’est davantage orienté vers le rendement, l’aspect nutritionnel étant peu souvent pris en compte. On peut le regretter mais c’est comme ça. Des variétés résistantes à la verse ou à la fusariose sont donc privilégiées, tout en réduisant l’utilisation de produits phytosanitaires, un aspect des choses qui est intégré depuis très longtemps dans la sélection variétale. La valorisation, par contre, l’est beaucoup moins. C’est un critère qui ne pèse pas lourd dans l’inscription des variétés… »

Certaines variétés se prêtent-elles mieux à certaines transformations alimentaires ?

« Ce devrait être le cas mais, malheureusement, on n’applique pas aux céréales les mêmes principes qu’aux pommes de terre, à savoir recommander des variétés en fonction de l’utilisation très précise qu’on veut en faire. Certains détails peuvent pourtant avoir leur importance : c’est autant le produit que la technologie, les additifs ou les auxiliaires technologiques utilisés qui influencent la recherche de nouvelles variétés. Parce qu’il y a des variétés qui se corrigent facilement avec des auxiliaires technologiques mais qui, sans eux, ne conviennent plus. »

La sélection pour l’agriculture biologique est-elle spécifique ?

« Nous ne faisons pas de différence, dans nos analyses, en fonction du mode de production. Mais, même si nous utilisons les mêmes critères et les mêmes outils, nous devons adapter nos curseurs. Il paraît évident que rien ne sera accepté, en filière bio, si la teneur en protéines est placée à 12,5 comme en conventionnel. Nous ajustons donc les curseurs, avec les acteurs bio, en fonction des utilisations. De plus, dans les filières classiques, l’opérateur ne va pas s’adapter à ce qu’il reçoit ; il exige simplement que les céréales entrent dans son process. Un producteur bio plus artisanal, à l’inverse, va sentir beaucoup plus le produit. Et quand je dis sentir, c’est même jusqu’au niveau tactile : s’il faut pétrir ou laisser reposer plus longtemps la pâte, il le fera. Je dirais même que, maintenant, que ce soit au niveau de l’agriculture, de la meunerie, de la boulangerie, on est en train de retrouver un certain savoir-faire… »

Le consommateur : un acteur essentiel du changement !

« Nous sortons, en matière de panification, d’une époque qui commence à être révolue, où l’on pouvait faire du pain avec presque n’importe quel froment. On ajoutait trente-six trucs et on parvenait toujours bien à rectifier une qualité un peu pauvre. Maintenant, comme le consommateur est plus attentif à réduire les additifs, l’accent est remis sur la variété, sur la recherche de variétés adaptées à des modes de panification plus doux, exempts d’additifs. C’est donc une nouvelle donne pour examiner les critères autrement. Si les utilisations à des fins d’alimentation humaine continuent de se développer, il est probable que ces critères liés à l’aptitude à la transformation seront à nouveau amplifiés. L’évolution des mentalités ne se fait toutefois qu’à l’échelle de quelques années et, avec la sélection variétale, on travaille plutôt sur dix ans. Un petit coup de barre est donné quand on veut changer de cap mais il faut des années avant qu’on le ressente. On conserve donc beaucoup de diversité variétale, au CRA, parce qu’il faut pouvoir rebondir sur des variétés existantes lorsque les enjeux changent et orienter, à ce moment-là, différemment leur sélection. La vraie difficulté, c’est que ça met du temps à se traduire dans les faits ! »

Donc, même au niveau de la recherche, vous sentez un changement ?

« En ce qui nous concerne, nous travaillons à ces problématiques depuis des années. Mais il faut que le consommateur, aussi bien que les transformateurs et les agriculteurs, soient prêts pour cela. Il faut que tous les facteurs s’alignent pour que les choses bougent vraiment. J’ai cependant l’impression qu’il est maintenant admis que les curseurs avaient peut-être été poussés un peu loin, que chacun est en train de refaire un pas vers plus de savoir-faire, pour se passer de fongicides et d’auxiliaires technologiques. Tout ça, tout au bout de la ligne, fait qu’on retrouve des produits plus sains. On en revient donc vers des filières plus courtes, où les différents interlocuteurs se parlent, alors que les filières avaient tendance à n’être qu’une succession d’opérations sans aucun dialogue entre les opérateurs. Réinstaurer tout cela, c’est réinstaurer une autre façon de faire. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. »