Taxe carbone : une mesure « à la fois injuste et très peu efficace, voire contre-productive »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Ici, on proposera l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective.

Propos recueillis par Guillaume Lohest

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

La « taxe carbone » est une mesure présentée par beaucoup comme incontournable dans la lutte contre le réchauffement climatique. On s’interroge ici sur ses limites avec Merlin Gevers (1), qui a eu l’amabilité de nous détailler la position du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), telle qu’elle est construite à partir du terrain, avec des témoins du vécu.

– Comment définir la taxe carbone ? On en entend beaucoup parler depuis quelques années, notamment en France…

Merlin Gevers (RWLP) – Il faut faire la distinction entre plusieurs choses : la taxe carbone, la taxe carbone aux frontières, le mécanisme ETS, etc. Quand on parle de fiscalité environnementale, il y a plusieurs choses à ne pas confondre. Revenons-en aux bases… Qu’est-ce qu’une taxe ? Un prélèvement – ici sur la consommation – qui est décidé par l’État. C’est une source de financement pour une série de politiques. C’est donc une forme d’impôt. Et ici, elle ne va porter ni sur les revenus des personnes, ni sur des patrimoines ou sur l’activité d’entreprises, mais elle va s’appliquer sur les produits de consommation d’un acteur économique – un individu, une entreprise. Cela peut prendre plusieurs formes. Il y a les fameuses accises : ce sont des taxes fixées en fonction d’une quantité de matière achetée. La TVA, elle, fonctionne avec un pourcentage ajouté par rapport à un prix. Le RWLP n’est pas du tout opposé au principe de la taxation ou de l’imposition évidemment. Il y a une nécessité de prélever de l’argent, là où c’est utile de le faire, pour financer les services publics, pour faire fonctionner la solidarité dans notre société. La question, c’est comment faire, de façon à ce que la taxation ou l’imposition soit juste.

La taxe carbone, concrètement...

– Et cette taxe carbone, précisément en quoi consiste-t-elle ?

La taxe carbone, telle qu’elle est réfléchie en Belgique, est une taxe sur les combustibles fossiles, un prix qu’on donne à la tonne de CO2. Une modélisation va être réalisée : en fonction du type de produit, on évalue la production de CO2 émise dans l’atmosphère. En fonction des modèles, un prix de la tonne de CO2 va être fixé. Concrètement, donc, si on achète du mazout de chauffage, du diesel, du gaz de chauffage, par exemple, on paiera une partie supplémentaire qui constitue la taxe carbone en elle-même. En Belgique, les modèles qui sont sur la table parlent d’un prix de la tonne de carbone qui serait fixé quelque part entre quarante et cent euros.

Il faut faire la distinction entre la taxe carbone et, d’un côté, le système ETS de marché d’émissions, de l’autre, la taxe carbone aux frontières de l’Union Européenne. L’idée de cette dernière est une taxe à l’importation. Quand un bien importé arrive sur le sol européen, on va estimer la quantité d’émissions qu’il génère, et le taxer en fonction, parce qu’on estime que les normes de production européennes sont plus élevées. C’est une forme de protectionnisme écologique. D’autre part, le marché des émissions fonctionne aussi de façon très différente de la taxe carbone dont je parle. Ce marché des émissions, déjà d’application dans l’Union Européenne, consiste en « échanges » entre entreprises de secteurs bien spécifiques qui s’échangent des « droits de polluer ». Ce n’est pas l’Union Européenne qui fixe le prix de ces échanges, ce sont les acteurs économiques eux-mêmes. C’est une différence importante avec la taxe carbone, pour laquelle le prix est fixé par l’État.

– Pour la taxe carbone, il y a donc fixation d’un prix à la tonne de carbone, à partir de modèles. Cela ne fait-il pas polémique ?

L’évaluation de la quantité de CO2 émise n’est pas polémique car c’est assez facile à modéliser. La question qui se pose, par contre, c’est : faut-il mettre un prix sur la tonne de CO2 ?

– Pour beaucoup de personnes, l’idée de taxer des consommations polluantes semble logique. Le principe du « pollueur-payeur » semble frappé du sceau du bon sens. Parmi les militant.e.s écologistes et environnementalistes, au sein de la plupart des partis, cette idée rencontre même un certain succès…

Intuitivement, le principe de taxer des consommations polluantes fait sens. Si des personnes ont des capacités de consommer autrement et que leur consommation a un impact majeur sur la planète, il faut qu’elles le fassent. Une pollution d’aujourd’hui est une violence de demain, a fortiori pour les personnes précarisées, d’ici et d’ailleurs. Il y a quelque chose de logique à se dire que celles et ceux qui sont les plus responsables du réchauffement climatique doivent contribuer davantage. On est devant un problème planétaire qui est gravissime, d’une ampleur bien plus importante que l’actuelle crise du Covid-19 ! Il y a donc bien une urgence à agir ! Alors comment les gens peuvent-ils changer de comportement ? Et qui est responsable de quoi et dans quelle ampleur ? On parle des gens mais il y a aussi les structures, les institutions, les entreprises…

Impact dérisoire et injonctions paradoxales

– Selon le RWLP et d’autres, une taxe carbone ne permettrait donc pas d’atteindre cet objectif de changement radical ?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux choses : l’efficacité et l’injustice. La taxe carbone a, pourrait-on dire, une forme d’efficacité. Mais de quelle ampleur ? Si le but est d’amener des changements de comportement, il faut non seulement des effets décourageants d’une telle taxe mais il faut surtout que les personnes disposent des capacités réelles à agir autrement…

Il existe une sorte de consensus dans le monde des sciences économiques selon lequel une taxe carbone aurait un impact sur les consommations des personnes. Mais quelle serait l’importance de cet impact ? Serait-il à la hauteur des enjeux climatiques ? Permettrait-il d’orienter les comportements des gens ? Il existe plusieurs études au niveau international et une étude au niveau belge (2) qui s’est focalisée sur l’impact d’une taxe carbone dans le secteur des transports, en modélisant l’impact d’une telle taxe après dix ans d’application, selon trois scénarios correspondant à différents prix fixés pour la tonne de carbone : quarante, septante ou cent euros. Le résultat de cette étude est que, selon les scénarios, une taxe carbone conduirait à une diminution comprise entre -1 et -2,5 % d’émissions de CO2, dans le secteur du transport. Autrement dit, cet impact est dérisoire par rapport aux objectifs de l’Union Européenne, à savoir -55 % d’émissions de CO2 en 2030, ou ceux des accords de Paris, à savoir -80 % d’ici 2050. On n’est pas du tout à un niveau d’efficacité élevé. Ces estimations correspondent, par ailleurs, aux résultats d’une étude de l’université d’Oxford (3) sur l’impact d’une taxe carbone dans trente-neuf pays, entre 1990 et 2016. Cet impact moyen se situe entre -1 et -2,5 %.

– L’effet de désincitation paraît très faible, en effet…

C’est le moins qu’on puisse dire ! Par ailleurs, pour changer de comportement, il ne suffit pas seulement d’être désincité, il faut avoir une capacité réelle à changer. Pour bien saisir l’injustice de cette mesure, il faut encore préciser qu’une taxe carbone n’a pas le même effet en fonction du portefeuille. Si on dispose de peu de ressources, on va ressentir très fortement l’impact de la taxe ; on sera donc très désincité mais on disposera de peu de moyens pour consommer autrement. Si, par contre, on est plutôt riche, la taxe aura forcément un impact moins fort sur le portefeuille. Du coup, les plus riches – dont on sait qu’ils sont aussi les plus gros pollueurs – sont moins désincités que les plus pauvres alors qu’ils ont davantage de capacités de transformation. Les plus pauvres vont donc risquer de se trouver devant un double non-choix : soit s’endetter davantage parce que leurs consommations relèvent de la survie la plus élémentaire – se chauffer, se déplacer -, soit se priver de ces consommations indispensables, ce qui revient à se mettre en danger et à s’exclure socialement. Une taxe carbone est donc, d’une part, très peu efficace parce qu’elle ne cible vraiment pas tout le monde et, d’autre part, parce que les gens n’ont pas de capacités de transformation. Les locataires, par exemple, n’ont pas la capacité de modifier leurs logements. Les gens qui habitent à la campagne n’ont pas d’alternative à la voiture dans bien des situations… C’est ce que, dans le cadre de la crise de la Covid-19, Christine Mahy a appelé les « injonctions paradoxales » : d’un côté, des mesures qui désincitent et qui interdisent mais, de l’autre, aucun moyen donné à la population – qui ne soient pas seulement financiers – afin qu’elle puisse changer.

Une forme de violence faite aux personnes

Il faut modifier radicalement nos fonctionnements en société pour que notre impact sur la planète soit soutenable, c’est certain. Mais comment peut-on abandonner la voiture quand on vit dans la ruralité et sans couverture suffisante de transport en commun ? Comment peut-on isoler son logement quand on en est locataire ? Comment consommer moins de mazout de chauffage quand on vit dans un logement social-passoire énergétique ? On a pu se rendre compte, avec la crise de la Covid-19, que de nombreuses familles – et c’est regrettable – se chauffent encore au poêle à brûler, avec du charbon ou du pétrole acheté à la pompe. Que leur préoccupation immédiate fut de trouver ces sources d’énergie quand tout était fermé, du fait du confinement. Chez nous, la précarité énergétique touche plus d’un locataire sur trois, c’est une réalité très dure pour beaucoup de ménages. Pénaliser financièrement ceux qui vivent déjà dans le trop peu de tout et n’ont pas de solutions pour changer de comportements ne serait pas seulement inefficace, mais aussi injuste et contre-productif.

– Autrement dit, le paradoxe est qu’une telle taxe serait d’autant plus efficace qu’elle serait socialement injuste…

En effet, plus on augmente le prix de la taxe, plus elle a un impact important, mais avec des effets violents sur les populations.

– Il y aurait, par ailleurs, des effets indirects au niveau symbolique. Ne perdrait-on pas l’adhésion de toute une partie de la population par rapport aux objectifs écologiques communs, en appliquant une taxe de ce genre ? Si la transformation écologique devait être subie, sous la forme d’une injonction paradoxale, elle aurait peu de chances d’être souhaitée par la population, ce qui la rendrait encore moins efficace car elle créerait une fracture culturelle…

Absolument. Et en matière d’efficacité, il faut ajouter que la taxe carbone vise les comportements individuels. Or, et c’est ce qu’a montré le bureau d’étude Carbon4, en France (4), la majorité des efforts sont à trouver dans les structures collectives : le monde économique et industriel, l’État.

– Pouvez-vous expliquer en quoi, concrètement, la taxe carbone implique une forme de violence pour les personnes ?

Il y a une conception tout à fait juste : on sait que plus on est riche, plus on pollue car plus on consomme. Partant de là, on pourrait se dire qu’une taxe carbone serait pertinente puisqu’elle permettrait de réduire la consommation des plus riches. Mais ce qu’on sait moins – ce qu’on oublie… -, c’est que la consommation de CO2 diminue marginalement par euro supplémentaire gagné. Autrement dit, les plus riches polluent davantage, en absolu, mais polluent moins, relativement à l’argent qu’ils gagnent. Car les trois secteurs les plus polluants au niveau des consommations individuelles sont les transports, le chauffage et l’alimentation. Or les plus riches ont accès à des sources d’alimentation de meilleure qualité, ils ont des capacités d’investir dans l’isolation, etc. Et par ailleurs, les consommations moins nécessaires sont, en moyenne, moins émettrices de CO2.

La violence de la taxe carbone, c’est donc qu’en termes de pouvoir d’achat, les plus pauvres sont les plus impactés. Des études ont montré, en France, que ce sont essentiellement les plus pauvres qui paient la taxe carbone car ils sont davantage contraints. Prenons un exemple concret : les demandeurs d’emploi sont tenus de se rendre à leurs entretiens d’embauche, de plus en plus loin de leur domicile. En zone rurale, comment faire autrement qu’utiliser la voiture ? C’est un exemple, parmi d’autres, d’injonction paradoxale. Or, pour changer radicalement la société, on aura besoin d’un rapport de force sociétal, d’une large adhésion de la population. Et ce n’est pas avec une taxe carbone injuste qu’on arrivera à une volonté collective de changement. Les choses à changer sont importantes : les structures productives, le fonctionnement de l’État… Appliquer une taxe carbone, c’est nourrir le discours des opposants à l’écologie, celui qui la stigmatise comme étant « punitive »…

Corriger d'abord les inégalités d'accès aux alternatives

– À entendre les réflexions que vous développez au sein du RWLP, il semble évident que le problème sociétal des émissions de CO2 concerne l’entièreté de nos modes de vie, dans la mesure où vous insistez sur la nécessité d’offrir à tous des capacités de changement, puisque changer radicalement est absolument urgent. N’y a-t-il pas, dans certains discours progressistes, une forme de déni, quand ils pointent uniquement vers les ultra-riches, comme si seulement ceux-ci devaient changer pour résoudre le réchauffement climatique ?

En effet. Un récent rapport d’Oxfam montrait deux choses. D’abord, le fait que l’essentiel des diminutions d’émissions des dernières décennies avait été réalisé par les plus pauvres, tandis que les plus riches avaient augmenté leurs émissions. Il montrait ensuite, dans le même temps, qu’il fallait continuer à viser des changements radicaux, chez les plus pauvres comme chez les plus riches. Mais, je le répète, la question qui se pose c’est : par quels moyens peut-on atteindre ces changements, comment lever les barrières ?

– Une autre sorte de fiscalité carbone, une « taxe carbone juste », n’est-elle pas néanmoins possible ?

Il est important de préciser que les milieux de défense de la taxe carbone essaient d’intégrer la question des inégalités sociale dans le calcul de la taxe, de corriger les effets injustes… La proposition qui est actuellement sur la table du gouvernement fédéral a été annoncée dans cet état d’esprit, avec la promesse qu’elle ne serait pas un levier de financement de l’État mais uniquement un levier de découragement des comportements non vertueux. Le produit de la taxe serait donc, pour faire bref, renvoyé vers les citoyens afin de corriger les inégalités d’accès aux alternatives. Plusieurs réponses sont possibles et il faudra étudier concrètement ces propositions. Pour les plus pauvres, en tout cas, il y a une violence à devoir intégrer le coût de la taxe dans le quotidien, peut-être en s’endettant, pour recevoir ensuite un petit montant correctif, au début ou à la fin de l’année – c’est comme cela que ça fonctionne en Suisse. Pour les personnes en situation de pauvreté, la taxe carbone entraînerait des frais supplémentaires récurrents, donc potentiellement des cumuls d’endettements. L’appauvrissement se joue au jour le jour, tandis qu’un correctif arriverait trop tôt, ou trop tard. La vraie façon de lutter contre la pauvreté est d’augmenter les revenus largement au-dessus du seuil de pauvreté… Or cela, en parallèle, le même gouvernement fédéral ne s’y est pas engagé. Par ailleurs, un tel fonctionnement ne résoudrait pas le problème de l’injonction paradoxale et continuerait de renvoyer le message que ce sont uniquement les gens qui sont responsables, individuellement. Au sein du RWLP, nous voulons renverser la question. Il ne s’agit pas de se demander comment « corriger » une taxe carbone pour la rendre juste socialement, mais plutôt de déterminer quelles mesures politiques permettraient réellement des changements de consommation ? Ce n’est pas seulement une question financière !

Conjuguer d'emblée justice sociale et environnementale

– Quelles seraient ces pistes alternatives ?

Nous avons deux champs d’investigations : celui des mesures de financement de la transition, et celui des alternatives en vue de changer les structures et de faciliter des comportements plus verts. En matière de financement de la transition, un travail de longue haleine du Réseau Justice Fiscale montre que des changements basculants de fiscalité sont nécessaires, tant en matière d’imposition des patrimoines que de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, ainsi que le retour à une plus grande progressivité de l’impôt. Sur le versant des alternatives, une piste majeure est l’isolation massive des logements et, en particulier, des logements sociaux car alors on avance, en même temps, sur les questions écologiques et sur l’injustice sociale, en diminuant les consommations énergétiques des ménages. Bien sûr, on peut aussi citer le renforcement de la fréquence, de la ponctualité et de l’accessibilité financière des transports en commun. Ou encore le travail sur des réseaux d’alimentation durable et des ceintures alimentaires mais en intégrant, dès le départ, la question de l’accessibilité pour les personnes précarisées. Toutes ces pistes montrent que des chemins qui conjuguent d’emblée justice sociale et justice environnementale sont possibles… Mais évidemment s’ils sont financés par la justice fiscale.

« A quelles conditions la justice environnementale irait-elle de pair avec la justice sociale et la réduction des inégalités ? » L’un et l’autre en même temps, toujours, et non la seconde pour compenser – un peu – les effets négatifs de la première. C’est dans cette logique que nous nous plaçons, au RWLP.

– Dernière question : une contrainte portant uniquement sur des usages excessifs – avion, SUV, etc. – n’est-elle pas, tout de même, souhaitable ? Est-elle impossible à mettre en œuvre ?

Si les comportements visés sont du luxe, s’ils ne sont pas nécessaires à une vie décente des personnes – on parle donc ici de SUV -, alors il n’y a évidemment pas d’opposition à dire qu’il faut mettre fin à ces comportements parce qu’on parle ici de mise en danger de vies actuelles et futures. Et, parmi celles-ci, on sait aussi que les plus précaires, chez nous et ailleurs, seront les victimes les plus importantes des conséquences climatiques. Il y a une nécessité de stopper les surconsommations, c’est certain. Nous n’avons pas d’opposition de principe à une taxe sur le kérosène, par exemple, mais il faut voir les choses de façon globale. Tout dépend de quel paquet de mesures cela pourrait faire partie…

Notes

(1) Merlin Gevers est chargé de mission au Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté. À ce titre, il est également actif au sein du Réseau Justice Fiscale.

(2) Dominique Gusbin, “Analyse de mesures concrètes de la Coalition Climat”, Bureau fédéral du plan, mars 2019.

(3) Ryan Rafaty, Geoffroy Dolphin and Felix Pretis, “Carbon Pricing and the Elasticity of CO2Emissions”, Working Paper No. 140, Institute for New Economic Thinking, October 21, 2020.

(4) César Dugast et Alexia Soyeux (dir.), Faire sa part : pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, étude Carbone 4, Juin 2019.

Sur le front de la bio, la vraie…

Au cœur d’un mois de janvier pétrifié par l’angoisse de la Covid-19 – nos médias bégayant à l’envi vaccins et variants puis quand c’est fini l’inverse -, deux faits saillants sont venus égayer le landerneau assoupi de la bio : une émission d’Investigation tout d’abord, sur la RTBF le 12 janvier, puis la publication, le 20 janvier, du rapport de la vénérable Cour des comptes relatif au Plan stratégique bio adopté en 2013 et au soutien accordé, par la Région Wallonne, au développement de l’agriculture biologique. Entre ces deux moments, comme d’éloquents échos…

Par Dominique Parizel

Image campagne producteurs 2021
Introduction

Les fins limiers de la RTBF nous ont, tout d’abord, livré la substance de six mois d’Investigation – c’est le nom de l’émission – dont le sujet du 12 janvier allait nous montrer la Face cachée du bio. Mais, passé un teasing scandaleusement affriolant où l’on prétendit quasi nous révéler le sexe des anges, la montagne accoucha évidemment de la souris, sa compagne, jetant en pâture au consommateur hébété ce que n’importe quel familier de la question pouvait lui apprendre en un quart d’heure. En ce compris la triste histoire de la vitamine B2 OGM donnée quasiment « par erreur » à nos poulets, un imbroglio auquel personne – pas même les autorités publiques du pays – n’a encore trouvé de solution. La faute à pas de chance…

"Couvrez ce sein que je ne saurais voir" (Tartuffe, acte III, scène 2)

Du reste, on aurait pu appeler tout cela la Face cachée de la grande distribution mais d’abord, ç’aurait fait nettement moins sexy et, ensuite, Hercule ne se sentait peut-être plus de taille à nettoyer, une fois encore, les écuries d’Augias. S’étant d’abord fait l’Espagne du côté d’Almeria – en avion ! -, au cœur de la « mer de la plastique » – cette incroyable étendue de serres que même Yann-Arthus Bertrand nous a montrée depuis le ciel ! -, Investigation découvrit – devinez quoi ? – la bio à deux vitesses ! D’un côté, d’honnêtes petits producteurs locaux en circuit court et, de l’autre, la grande distribution qui se fournit – devinez où ? Là-bas ! N’ignorant pourtant rien, pensons-nous, des émeutes racistes d’El Ejido – il y a plus de vingt ans de cela ! -, le journaliste nous révéla, une fois encore, à quel point le travailleur agricole est inhumainement surexploité et sous-payé, au vu et au su de tout le monde puisque, je viens de vous le dire, cette ignominie ne date pas d’hier. Bien sûr, le même journaliste se fit une joie d’exhiber tout cela sous le nez empourpré des responsables de la grande distribution qui exécutèrent avec brio leur grand numéro de vierges effarouchées, pourtant prises la main dans le sac du petit consommateur et jurant, mais un peu tard, ignorer où leurs subalternes peuvent bien – fi donc, l’ami ! – avoir l’outrecuidance de s’en aller quérir leurs tomates. Décidément, le service, mon bon monsieur, n’est plus ce qu’il était… Merci, les gars, vous êtes pathétiques et cela commence vraiment à bien faire.

Bon. Tout cela fut pourtant maintes fois expliqué au lecteur de Valériane : d’une part, il y a le petit producteur en circuit court qui vend ce qu’il produit, en cherchant à savoir autant que possible ce qu’aime le mangeur qu’il côtoie et qu’il respecte. De l’autre, il y a la grande distribution qui « cherche des volumes » pour rencontrer une demande de masse, largement hypothétique, et qui écrase les prix puisqu’elle doit payer, en plus, une grande quantité de « services » totalement absents du circuit court : transport, emballage, publicité, etc. Elle entretient, à cet effet, le mythe – accepté, nous dit-on, par le consommateur lambda – que le « bio est cher » ! « Voilà justement ce qui fait, bien-aimé consommateur, nous apprit ensuite Investigation – certes en y mettant toutes les formes -, que votre fille est muette » (Le médecin malgré lui, acte II, scène 4) ! Enfin, voilà pourquoi votre tomate bio de grande surface n’a pas tout-à-fait le goût que vous espériez… Peut-être la RTBF nous épargnera-t-elle, à l’avenir, pareille tartufferie, en évitant de mettre six mois pour aller chercher à l’autre bout de l’Europe l’évidence que nous avons quotidiennement sous les yeux et que tout le monde connaît pertinemment mais refuse pourtant d’admettre ! En appelant un chat, un chat, aussi. Tiens, vous avez remarqué ? On n’a même pas pipé mot, ou presque, du conventionnel. La preuve, par l’absurde, que ce n’est plus là « que ça se passe » ?

 

La vraie bio selon Nature & Progrès : bien plus qu’un label !

Alors, allons-y, appelons un chat, un chat. Producteur local ou supermarché ? Si la bio répond toujours à un cadre technique légal bien défini, chacun se fera, au-delà de ça, sa propre idée quant à l’éthique qui doit être celle de l’agriculture biologique. Pour Nature & Progrès, produire bio est un choix agricole et alimentaire qui doit permettre à la société d’évoluer vers plus de respect de l’homme de l’environnement. Depuis près de soixante ans, notre association s’efforce d’être le garant de l’esprit d’origine de l’agriculture biologique. Même après la reconnaissance officielle de l’agriculture biologique, en 1991, elle a toujours cherché à promouvoir un label qui va plus loin qu’un simple cahier des charges technique. Chaque jour qui passe, la mise en avant de son label privé permet à celui-ci de compter aujourd’hui près de septante producteurs et transformateurs wallons qui sont heureux de partager leur goût du bon et du sain à travers leur métier, en privilégiant la rencontre avec le consommateur… De quoi lui permettre de mettre un visage sur son alimentation ! Bien entendu, ces producteurs et transformateurs travaillent dans le strict respect de la règlementation bio, mais pas seulement… En choisissant d’adhérer au label Nature & Progrès contrôlé par la certification participative, ils s’engagent à respecter des normes sociales et environnementales strictes. La réglementation européenne officielle, quant à elle, leur garantit le non-recours aux pesticides et aux engrais chimiques de synthèse, ainsi que le bien-être animal.

La bio, telle que nous la défendons, est bien loin d’être seulement du « sans pesticide » ! Cette bio est un véritable mouvement social où producteurs et consommateurs font évoluer, ensemble, notre agriculture et notre alimentation. Chez Nature & Progrès, vous n’entendrez jamais parler de « produits bio » ou de « parts de marché » ; nous préférons mettre en valeur des fromagers, des agriculteurs, des boulangers, des brasseurs, etc. Et, bien sûr, les consommateurs qui leur font confiance… Il s’agit donc d’un mode production, qualitatif et positif, qu’il faut mettre en avant ! Chacun d’entre nous peut, à son échelle, influencer positivement la société de demain en soutenant l’action de producteurs locaux qui appartiennent à une communauté dont les valeurs sont fortes et que nous nous efforçons de défendre, au quotidien, dans notre travail. Qui est mieux placé, pour vous en parler, que les membres de cette communauté eux-mêmes ? Vous pouvez les retrouver sur : https://www.producteursbio-natpro.com.

Le recul inspiré par la Cour des comptes

Rendu public, le jeudi 20 janvier, le rapport de la Cour des comptes intitulé Le soutien de la Région Wallonne à l’agriculture biologique indique que le Plan stratégique adopté en 2013 n’a pas tenu toutes ses promesses. N’ayant fait l’objet d’aucune évaluation, il n’est pas possible de connaître son impact sur le développement des filières bio en Wallonie. « Il est donc impossible d’isoler les effets du plan de la tendance structurelle du marché bio« , analyse la Cour des comptes, qui indique également que « la politique publique ne prend pas en compte les évolutions de la demande selon les catégories de produits. Cela se répercute notamment dans la répartition des primes de la PAC, qui ne correspond pas aux productions permettant de répondre à la demande des consommateurs. » Globalement, estime la Cour des comptes, la politique wallonne en matière d’agriculture biologique « souffre d’un manque de vision à moyen et long terme » et « relève davantage de l’accompagnement que d’une orientation forte du développement futur de l’agriculture biologique.« 

Interpellé, le ministre wallon de l’Agriculture, Willy Borsus, évoque les orientations que donnera, à l’agriculture biologique, le nouveau Plan 2021-2030 qui sera prochainement soumis au gouvernement wallon. Il envisagerait notamment 30% de la surface agricole utile, en bio, à l’horizon 2030. Nature & Progrès s’associera évidemment à pareille ambition, pour les raisons suivantes :

  • la demande des consommateurs locaux semble, à présent, s’orienter clairement en direction des produits bio et, plus spécialement, des circuits courts ;
  • l’agriculture biologique, refusant sans équivoque l’emploi des pesticides chimiques de synthèse et des OGM préserve la santé humaine et la qualité de l’environnement, s’efforçant de ne participer à aucune pollution du milieu où nous vivons ;
  • seule la bio prête vraiment attention à l’autonomie des fermes, leur permettant de devenir des entreprises plus résilientes, seule la bio permet aux producteurs de rester maîtres de leur outil de production. Nous rejoignons ainsi le ministre dans sa volonté de développer des filières, à condition toutefois que ces filières restent à taille humaine, le développement d’outils devant, par exemple, tenir compte des spécificités locales plutôt que de tabler sur des structures qui risqueraient d’oublier, à terme, qu’elles sont au service des producteurs et des consommateurs ;
  • la recherche en agriculture biologique demeure un réel problème car, en bio, le savoir est surtout localisé chez les producteurs, son évolution s’étant produite sur base d’échanges de connaissances. La gestion d’une ferme biologique ne pouvant s’envisager que de manière globale, un problème de mammite chez des vaches laitières, par exemple, ne pourra pas s’arrêter à un diagnostic au sujet des trayons mais l’agriculteur devra, entre autres, se poser la question de la diversité de sa praire, en termes de fourrage. Envisager la recherche filière par filière, comme le fait le conventionnel, ne fonctionnera donc pas en bio. Pour cette raison, Nature & Progrès réclame donc un centre de recherche exclusivement bio dont la mission ne serait pas de trouver des solutions mais plutôt de valider scientifiquement les pratiques empiriques mises en œuvre, par les producteurs, sur le terrain. Mais il s’agit sans doute d’un renversement de point de vue qu’il sera très difficile à faire accepter au monde scientifique…
Consolider l'acquis !

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! L’ancien plan stratégique 2013-2020 n’a peut-être pas tenu toutes ses promesses mais il a, tout de même, produit quelques résultats très utiles, permettant notamment l’accompagnement des agriculteurs par une structure spécialisée, Biowallonie, qui a permis au secteur de grandir jusqu’à une ferme sur quatre. Il a également permis le maintien, sur le territoire, d’une réglementation contrôlée de façon stricte.

Félicitons-nous surtout du fait que le secteur bio soit piloté par l’ensemble des acteurs qui le font vivre, agriculteurs, transformateurs, consommateurs et organismes de contrôle et d’encadrement compris. Tous œuvrent, ensemble, au développement de l’agriculture bio, en toute autonomie par rapport aux secteurs conventionnels qui préfèrent d’autres modes de travail et pensent leur développement par filières et par produits…

Le label Nature & Progrès en toute transparence avec le Système participatif de garantie (SPG)

Transparent, évolutif, participatif, cohérent… Autant de qualificatifs qui s’appliquent au label des producteurs bio de Nature & Progrès. Mais comment le garantir ? C’est le rôle de notre système participatif de garantie (SPG) pratiqué par l’association depuis plus de cinquante ans.

Par Mathilde Roda

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, au fond, pourquoi un tel système de garantie ? Dans une société où le greenwashing va bon train, où l’image du bio est récupérée par les publicitaires, où des termes comme « durable » et « local » sont souvent utilisés à tort et à travers, il est bon de pouvoir se reposer sur des gages de confiance. C’est ce que veulent garantir Nature & Progrès et les producteurs et transformateurs du label. Et c’est pourquoi, elles et ils s’engagent dans le SPG. Tous entendent vous prouver – à vous, citoyens et potentiels consommateurs – qu’ils respectent et mettent en œuvre les valeurs que l’association défend.

Le SPG ne se contente pas de vérifier une check-list – méthode pratiquée dans les contrôles classiques et qui ne permet pas d’entrevoir une évolution. Or c’est bien de ça qu’il s’agit, chez Nature & Progrès : travailler à l’amélioration continue d’une activité, se questionner, ne pas rester figé dans un modèle agricole unique. Chaque ferme et activité de transformation a sa propre réalité, les choix des uns ne se justifieraient pas pour d’autres. Le SPG, basé sur le dialogue, permet d’envisager chaque situation dans son authenticité, au regard de son contexte agro-climatique, mais aussi économique et social.

Tous les membres du label étant certifiés 100% bio, le SPG s’attarde sur ce qui fait la spécificité du label Nature & Progrès : sa charte – consultable sur www.producteursbio-natpro.com/la-charte. Le SPG, c’est donc ce qui garantit que l’activité du visité s’inscrit et évolue dans le cadre de cette Charte. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple visite de ferme à caractère « touristique ». Et, même si la visite se déroule dans la convivialité et l’échange, l’agronome s’assure que tous les points de la Charte et du Cahier des Charges de Nature & Progrès sont passés en revue. Mais les vrais acteurs du système ce sont bien ceux et celles qui mangent les denrées produites.

Une véritable démarche de citoyenneté

Vous l’aurez compris : bien au-delà d’un système de « contrôle », le SPG est surtout le garant de la co-construction du label Nature & Progrès. C’est son principe même, sa quintessence ! Les visites regroupent donc producteurs et consommateurs et sont ouvertes à tous les membres de Nature & Progrès, permettant ainsi aux producteurs et productrices visités d’échanger, de réfléchir conjointement à des pistes d’évolution de leur activité, dans le sens des valeurs définies par la Charte de Nature & Progrès.

Pas besoin d’être expert. Pourquoi tenons-nous tant à cet aspect des choses ?

– Pour garantir la transparence, si chère aux membres du label. Nos productrices et producteurs n’ont rien à cacher ! Au contraire, ils sont fiers de vous présenter leurs activités, de vous expliquer ce qui a guidé leurs choix…

– Pour apporter un regard extérieur, différent de celui d’un agronome ou d’une personne issue du milieu agricole. Vous seriez étonnée des questions qui vous travaillent et qui ne sont jamais posés les producteurs ! C’est l’occasion unique de leur en faire part. De leur faire prendre du recul, voire même de la hauteur.

– Pour réaffirmer le consommateur comme partie intégrante des filières d’alimentation et ce, afin de reconnecter consommation et production. L’agriculture n’est pas le seul fait des agriculteurs, le citoyen en est le maillon final indispensable qui doit, en conséquence, être conscient du type d’agriculture qu’il défend par ses choix de consommation.

– Pour sensibiliser les citoyens et les citoyennes à la réalité agricole. C’est loin d’être négligeable. Rares sont les occasions d’entrer dans une ferme, dans une société de transformation, et de pouvoir en apprendre plus sur cette réalité, en questionner les acteurs.

Le rôle fondamental des "consommateurs"

Mais peut-on encore vraiment les appeler ainsi ? A l’image d’Isabelle et de Gaston, ce sont d’authentiques partenaires de notre action pour la citoyenneté alimentaire. Depuis toujours, Nature & Progrès prône le rapprochement entre producteurs et consommateurs, et leur investissement démontre à quel point ceci est loin de n’être qu’une formule creuse. Vous aussi, vous pouvez, de cette façon, passer à l’action pour un monde meilleur. Pourquoi attendre plus longtemps ?

  1. L’avis d’Isabelle

Isabelle nous accompagne régulièrement chez des producteurs lors des visites du SPG, comme ici, son dernier en date, chez Michel et Marianne Monseur, de Li Cortis des Fawes, à Sprimont. Toute en discrétion – il faudra donc l’excuser de ne vous dévoiler que son prénom – mais pleine de convictions, Isabelle est donc une membre Nature & Progrès, active dans le cadre de notre Système Participatif de Garantie (SPG). Elle nous témoigne, comme suit, son engagement en faveur de notre label et les raisons qui la poussent à soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès.

– Isabelle, peux-tu, tout d’abord, te présenter en quelques mots auprès de nos lecteurs ?

J’habite en province de Liège et je travaille en province de Namur… Mais j’ai pas mal déménagé dans ma vie puisque j’ai aussi habité en Brabant wallon et dans le Hainaut… Indépendamment de mon engagement personnel chez Nature & Progrès, en tant que consommatrice, je travaille pour la fondation Cyrys qui est partenaire de Nature & Progrès, depuis cette année, pour le Réseau RADiS. Mais je suis membre Nature & Progrès depuis une dizaine d’années…

– Qu’est-ce qu’y t’a amenée chez Nature & Progrès ?

Quand j’habitais dans le Brabant wallon, je faisais partie d’un groupement d’achats qui était lié à la locale de Nature & Progrès. C’est par la dynamique des personnes que je côtoyais, dans ce groupement d’achat, leur engagement, le questionnement social et environnemental qu’ils véhiculaient, que j’ai fait le pas de devenir membre de l’association.

– Et pour quelles raisons soutiens-tu actuellement l’association ?

Tout simplement pour la concordance des valeurs ! Il y a une grande cohérence de l’association à travers toutes ses activités, que ce soit le Salon Valériane, la revue, le SPG… Je trouve que ce que vous faites a beaucoup de sens. Ça sonne juste et ça sonne vrai ! On est loin du greenwashing, on est dans le fondement, dans l’incarnation des valeurs. Et aussi parce que ce que Nature & Progrès défend, ce n’est pas l’environnement contre l’humain, comme dans certains mouvements où on sent que l’Homme est quasiment la bête à abattre… Ici, on veut construire quelque chose de global avec l’humain.

– Merci, cela fait vraiment plaisir d’entendre cela car, en effet, c’est ce que nous essayons de prôner. Notamment à travers le SPG… C’est donc une belle transition pour te demander de nous expliquer comment tu t’impliques chez Nature & Progrès ?

En tant que consommatrice, je trouve que c’est bien d’être sensibilisée pour sensibiliser à son tour. J’ai suivi la formation de jardinier-semencier de Nature & Progrès car l’alimentation commence dès la semence. Être attentive à tout ça, faire son potager, c’est aussi être un vrai consomm’acteur ! Mais il est vrai que la matérialisation la plus concrète de mon engagement en tant que consommatrice, c’est au sein du SPG qui est, pour moi, un processus bien complet, qui garantit la confiance, la transparence… On n’est pas là simplement pour un contrôle mais véritablement pour échanger. Ces visites m’ont permis de rencontrer des producteurs labellisés Nature & Progrès, pas trop loin de chez moi mais cependant pas dans ma sphère d’achats habituelle. Je n’aurais donc pas eu l’occasion de les croiser autrement. J’irai maintenant, chez eux, faire mes courses, à l’occasion… Il est aussi très important pour moi de participer au Salon Valériane. Si ce n’est pas en tant que bénévole, ce sera au moins en tant que visiteuse. Pour prendre le pouls de tout ce qui gravite autour de ces préoccupations, pour participer au rassemblement…

– Pourquoi est-il important, pour toi, de soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Dans ma vie de tous les jours, je consomme bio mais pas exclusivement Nature & Progrès… Je vais, en règle générale, au plus local, chez des producteurs de ma commune. Mais si, dans un magasin, j’ai le choix entre deux produits bio dont un porte le label Nature & Progrès, c’est celui-ci que je choisirai parce que je sais que ça va plus loin que le seul label bio. Honnêtement, je ne connais pas le cahier des charges européen dans le détail, je ne suis jamais allée le voir. En revanche, je connais le label Nature & Progrès, je sais que derrière chaque décision prise il y a une réflexion globale et la prise en considération de la réalité de l’agriculteur. Il y a une dimension sociale pas du tout présente dans le label européen…

Pour moi le fait de ne pas être centré que sur des pratiques culturales mais aussi de le concilier avec des réflexions plus globales – l’énergie, le bien-être animal, le circuit-court… – est clairement une plus-value. D’ailleurs, je me fais ambassadrice du label auprès des producteurs bio que je côtoie et que je considère en adéquation avec les valeurs de Nature & Progrès

– A tes yeux, qu’est-ce qu’ils offrent de plus en étant membres du label ? En tant que consommatrice, qu’est-ce-que cela te garantit ?

Tous réfléchissent vraiment à leurs pratiques, à leurs façons de faire les choses, quand ils prennent une décision, tout en étant suivis dans leur démarche via le SPG. Cela garantit aussi une non-délocalisation de l’activité. Sans prétendre que c’est exclusif à ceux du label de Nature & Progrès, je sens quand même chez eux un ancrage fort avec leurs terroirs. Et cela justifie le fait d’inclure les valeurs de la charte dans leur activité : par exemple, le fait de prendre en compte l’aspect énergétique tout en réfléchissant à comment vendre leurs productions… Ils sont vraiment dans une globalisation de leur réflexion. Dès qu’ils mettent quelque chose en place, sur le terrain, cela se fait dans cette dynamique positive, pour que ce soit le plus cohérent possible en regard des valeurs qu’ils défendent… Je pense que le bio a toujours eu, dans son ADN, une vision durable de l’agriculture, de quelque chose de viable pour les générations futures. Les producteurs de Nature & Progrès incarnent cela par cette pensée « systémique »…

  1. L’avis de Gaston

Depuis qu’il travaille au Comptoir paysan, à Beauraing, Gaston côtoie quotidiennement des producteurs bio de Nature & Progrès. Nouveau membre de notre association, Gaston incarne cette jeunesse avide de changement. Il s’investit pour soutenir un autre modèle agricole. C’est donc tout naturellement que ses convictions personnelles l’ont rapproché de Nature & Progrès

– Gaston, parle-nous un peu de toi…

Je m’appelle Gaston Piraux, j’ai vingt-six ans et suis ingénieur agronome de formation. J’ai récemment été engagé comme chargé de mission au Comptoir paysan, un nouveau magasin de producteurs locaux, et en partie bio, afin de développer le réseau des producteurs autour du projet. J’habite la commune d’Anhée.

– Comment as-tu connu Nature & Progrès ?

C’est une association avec des valeurs proches des miennes, avec laquelle je partage beaucoup de choses… J’ai donc été amené, plusieurs fois, à croiser son chemin, lors de différentes activités auxquelles je m’intéressais. Et il se fait aussi que, durant un stage pendant mes études, je suis venu aux bureaux de Nature & Progrès pour visiter le jardin potager d’intégration et la librairie. Plus récemment j’ai rejoint le groupe de travail « céréales bio » du Réseau RADiS, ce qui constitue ma première réelle implication avec l’association. A force d’être en lien avec les activités de Nature & Progrès, je me suis dit qu’il était temps d’en devenir membre et donc je le suis officiellement depuis cette année. Ce qui me permet de recevoir la revue Valériane mais aussi de soutenir les actions de l’association, notamment le SPG qui m’intéresse beaucoup…

– Quel est, à l’heure actuelle, ton lien avec les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Mon premier lien, c’est celui que j’ai en tant que consommateur. Avant de m’impliquer dans le cadre de mon travail, j’étais déjà proche de la consommation en circuit-court, notamment avec la Ferme de Stée ou la Ferme de la Sarthe, que je connais bien. En fait, en achetant des produits labellisés Nature & Progrès, il est devenu logique pour moi de m’intéresser au label et à ce qu’il veut dire. Plus récemment, j’ai élargi mes horizons, grâce à mon travail dans lequel je côtoie des producteurs Nature & Progrès investis dans le Comptoir paysan, comme Marc-André Hénin ou Thibault Goret. Du coup, j’ai aussi la chance de pouvoir acheter des fromages, de la viande, des bières d’autres producteurs labellisés.

– Que dirais-tu, aux citoyens lambdas, pour les motiver à aller chez des producteurs bio de Nature & Progrès ?

Je pense que le label permet de recréer du lien entre production et consommation, ce qui est fondamental car, dans notre société, on a complètement perdu cette connexion. C’est important de remettre l’humain au centre et donc de soutenir ceux qui le font. De plus, Nature & Progrès est, pour moi, un label de qualité avant tout, grâce à sa charte. Elle permet d’avoir une garantie basée sur une relation de confiance avec son producteur, grâce au SPG qui est différent d’un contrôle extérieur qui vérifie juste le respect de normes et où les artisans sont logés à la même enseigne que les industriels.

Le SPG de Nature & Progrès permet, quant à lui, de réfléchir ensemble, de rendre le consommateur acteur. Il ne doit pas simplement être au bout de la chaîne alimentaire et consommer passivement. Mais il doit prendre part au système et soutenir les producteurs qui œuvrent à cette transition agroécologique.

La problématique des « nouveaux OGM »

Les OGM, nous y revenons malheureusement car, contrairement à tout ce qui touche le simple citoyen, la marche en avant des industriels de l’agroalimentaire semble être fort peu affectée par la pandémie. De nouveaux OGM sont à nos portes et doivent absolument demeurer « sous contrôle ». Il en va de l’avenir de notre alimentation !

Par Catherine Wattiez et Laura Vlémincq

nouveaux ogm non à la déréglementation
1. OGM et "nouveaux OGM"

Selon la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement, un Organisme Génétiquement Modifié (OGM) est « un organisme biologique – à l’exception des êtres humains – dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». L’Homme manipule et modifie des gènes sur des plantes et des animaux.

Les OGM sont largement cultivés sur le continent américain depuis la fin des années nonante. Heureusement, ils ne le sont pas en Belgique ni en Europe, à l’exception de quelques régions. Cependant, nous subissons l’importation d’OGM pour nourrir les animaux d’élevage conventionnel.

Les OGM sont les alliés de l’agriculture basée sur les pesticides chimiques de synthèse. 99 % des OGM agricoles sont des plantes gorgées de pesticides qui vont, soit produire un insecticide leur permettant de résister à un insecte ravageur, soit être capables d’absorber un herbicide sans mourir, explique Christian Velot, généticien moléculaire à l’Université de Paris Sud, chercheur à l’institut de génétique et de microbiologie (centre scientifique d’Orsay). Cependant, en cultivant des plantes OGM qui contiennent un insecticide, et ce de façon répétée sur de grandes surfaces agricoles, certains insectes vont s’adapter au produit. L’immense majorité sera tuée mais une partie des insectes naturellement résistants à ce pesticide va proliférer et prendre le dessus. Cette minorité deviendra la majorité et il faudra alors utiliser d’autres insecticides pour protéger la culture. Par ailleurs, les plantes OGM qui sont rendues tolérantes à certains herbicides se voient aspergées plus abondamment en ces herbicides, si bien que les plantes adventices (mauvaises herbes) deviennent elles aussi tolérantes à l’herbicide incriminé.

Pour se débarrasser de ces adventices devenues tolérantes, les agriculteurs auront recours à des quantités de plus en plus élevées de cet herbicide et, in fine, utiliseront d’autres herbicides.

Définition d’un « nouvel OGM »

Depuis quelques années, les multinationales phytosanitaires s’orientent vers la création de « nouveaux OGM » avec de nouvelles techniques de biotechnologie. La transgénèse, technique des OGM de première génération qui consiste à introduire un gène étranger n’importe où dans le génome hôte, devient ancienne et critiquée.

Les scientifiques ont aujourd’hui mis au point plusieurs autres méthodes dont celles dites d’ »édition du génome » qualifiées de mutagénèses « ciblées » ou « dirigées » car la modification est introduite à un endroit précis du génome constitué d’ADN, l’acide désoxyribonucléique caractérisant le matériel génétique.

Différence entre anciens et nouveaux OGM

Qu’ils soient « anciens » ou « nouveaux », dans les deux cas, il s’agit de plantes brevetées. Cela signifie une perte de souveraineté de l’agriculteur qui doit alors racheter chaque année ses semences au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour sa récolte suivante.

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Modification génétique introduite au hasard dans le génome (aléatoire) Modification génétique « dirigée » car le changement génétique désiré est introduit à des endroits précis du génome (insertion dirigée)
Technique non maîtrisée même si elle fût affirmée comme « totalement maîtrisée » à l’époque Technique non maîtrisée mais l’industrie déclare qu’elle ne fait rien d’autre que ce qu’a toujours fait la nature
Etudes d’impact sur l’environnement et la santé insuffisantes Volonté du lobby des biotechnologies de ne pas réglementer les nouveaux OGM, donc de ne pas les tester ni les étiqueter. Ceux-ci deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation
Cultures au départ de déforestations massives Peu probable que cela soit différent
Après vingt ans, les OGM sont des OGM pesticides qui contiennent des pesticides dans leurs cellules Les OGM seront probablement de façon majoritaire des OGM pesticides
Erosion de la biodiversité et contagion des filières non OGM dont l’agriculture biologique Idem + risque d’effondrement des écosystèmes avec les OGM produits par une technique particulière : le forçage génétique
Peu de fabrication d’animaux modifiés Des lâchers aux fins d’éradication d’animaux modifiés ont débuté et sont nombreux en projet

Il y a peu de différence entre les anciens et nouveaux OGM, si ce n’est qu’il est, encore à l’heure actuelle, plus difficile de détecter analytiquement et de contrôler les seconds. La différence se marque dans la technologie utilisée pour manipuler les gènes :

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Ils sont obtenus en introduisant dans le génome un ou plusieurs gènes extérieurs (transgénèse), d’une autre espèce ou même d’un autre règne, qui se mettent au hasard (de façon aléatoire) au niveau des gènes de la plante et leur donnent une propriété particulière.

 

Les gènes étrangers ainsi introduits peuvent induire des effets non-intentionnels pouvant modifier l’expression d’autres gènes de la plante, les activer, les désactiver ou régler leur intensité d’expression.

Ils sont obtenus par différents procédés, dont les techniques d’ »édition du génome », qui provoquent une mutation des gènes de la plante à des endroits précis du génome (mutagénèse « ciblée » ou « dirigée »). Ces techniques induisent toutefois aussi des effets non-intentionnels.

 

Ces effets non-intentionnels peuvent induire dans la plante (OGM ancien ou nouveau) la présence de nouvelles toxines, de substances allergisantes, des modifications de la valeur nutritionnelle ou des impacts non prédictibles sur les chaines alimentaires et les écosystèmes.

 Similarités entre les « anciens » et « nouveaux » OGM :

  • erreurs génétiques à l’origine d’effets non-intentionnels
  • promesse de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et de diminuer l’utilisation de pesticides,
  • brevetage du Vivant.

Un peu d’histoire

Durant des millions d’années, les mutations, la reproduction et la sélection naturelle des plantes étaient la base du fonctionnement de l’environnement et de son évolution. Après des centaines d’années de sélection variétale où l’Homme s’est peu à peu substitué aux insectes et au vent en plaçant un pollen choisi sur un pistil choisi…

Les années nonante ont vu les firmes semencières se faire racheter par les multinationales productrices de pesticides, dans le but non avoué de développer des OGM tolérants à leurs propres herbicides et de devenir ainsi progressivement les propriétaires de toute la filière de production alimentaire.

Au début des années 2000, un vaste élan citoyen a conduit à l’arrêt des cultures d’OGM en Europe – hormis quelques hectares en Espagne notamment – et au boycott des aliments contenant des OGM. Ceci grâce à la règlementation européenne relative aux OGM qui prévoit des conditions d’autorisation de mise en culture des OGM et qui impose l’étiquetage des aliments végétaux contenant des OGM.

Mais plus récemment, les firmes multinationales ont décidé de mettre au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM. Même des laboratoires publics actifs en Europe, en Belgique et dans le monde, et des laboratoires universitaires, payés par l’industrie, s’y sont mis plutôt que de consacrer leur énergie à des programmes d’amélioration des plantes basés sur les lois naturelles. Ces nouveaux OGM et techniques sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde (dont les USA et l’Australie). Par ailleurs, le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour les déréglementer également en Europe.

S’ils n’étaient plus réglementés par la Directive 2001/18, ces nouveaux OGM deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation comme pour d’autres usages, tels ceux relatifs aux biocarburants.

Heureusement, par un Arrêt dans l’affaire n° 111/18, le 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne précise que « les organismes obtenus par mutagénèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la Directive sur les OGM ». La Cour de justice estime donc que ces nouvelles technologies et les organismes qui en découlent doivent être réglementés et relever de la Directive 2001/18. Les organismes ainsi produits sont donc considérés comme des OGM à part entière, testés quant à leurs effets possibles sur la santé et l’environnement, tracés et étiquetés.

Toutefois, depuis cet Arrêt, le lobby des biotechnologies redouble d’efforts pour influencer les Etats membres, le Parlement européen et la Commission européenne avec le concours de certains instituts scientifiques, d’agriculteurs industriels, du gros négoce de denrées alimentaires, etc. afin de déréglementer ces nouvelles techniques et ces nouveaux OGM.

Nature & Progrès Belgique n’est, pour sa part, pas opposé à ce que les OGM soient utilisés en milieu confiné (laboratoire) pour la production de médicaments, par exemple, et pour la recherche scientifique.

Toutefois, le risque est grand lorsque ces firmes privées commercialisent ces OGM pour être utilisés dans la nature, sans que soient évalués à suffisance les risques pour la santé et l’environnement et sans que soient définies les responsabilités en cas de dommage.

2. En savoir plus sur les "nouveaux OGM"

Les arguments de leurs producteurs

Afin d’asseoir encore plus leur propriété sur le Vivant, les firmes phytosanitaires ont développé des plantes modifiées par de nouvelles techniques, les nouveaux OGM. Le but étant de tenter de contourner la réglementation européenne relative aux OGM et de les mettre ainsi plus facilement sur le marché.

Il y a vingt ans, les arguments des firmes productrices de pesticides chimiques de synthèse et d’OGM étaient les suivants :

  • la nécessité de nourrir le monde, de pallier la raréfaction des sols cultivables et de l’eau ;
  • la réduction de l’utilisation de pesticides en produisant des OGM qui intègrent dans leurs cellules des insecticides et des OGM tolérants à des herbicides, dont le Glyphosate, afin de mieux lutter contre les adventices ;
  • l’amélioration de la qualité nutritionnelle ;
  • l’augmentation des rendements ;
  • une technologie entièrement maîtrisée.

Or ces promesses n’ont pas été tenues. Nous constatons plutôt une dépendance accrue des agriculteurs envers les firmes semencières et une perte de leur liberté.

À présent, elles ajoutent également de nouveaux arguments ou des arguments identiques présentés différemment en fonction des opportunités du jour :

  • les bienfaits pour l’économie européenne de produire ces nouveaux OGM ;
  • la lutte contre les effets du changement climatique (sécheresses, inondations) ;
  • l’augmentation de la biodiversité agricole et de la biodiversité des écosystèmes ;
  • la lutte contre les maladies des plantes ;
  • une technologie entièrement maitrisée et le fait que l’industrie ne fait rien d’autre avec les nouvelles technologies que ce qu’a toujours fait la nature grâce à l’insertion précise d’une modification au niveau du génome.

Selon les firmes, ces nouvelles technologies seraient la solution idéale aux principaux problèmes qui rongent notre planète. Pourtant, pendant les vingt dernières années, l’industrie n’a fait que développer des « OGM- Pesticides » tolérants aux herbicides, de quoi vendre des semences OGM et imposer aux agriculteurs d’acheter leurs herbicides.

Citons l’exemple de la tolérance des plantes OGM au Glyphosate qui a provoqué la tolérance progressive des adventices au Glyphosate et la nécessité, après quelques années, d’utiliser d’autres herbicides pour éliminer ces adventices. L’industrie a aussi développé des OGM contenant leur propre insecticide qui a rendu les insectes résistants à cet insecticide et a nécessité le recours à d’autres insecticides.

Après vingt ans, les OGM n’ont pas permis de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et les augmentations stables des rendements. Rien n’a été apporté à l’agriculture, à l’amélioration qualitative et quantitative de l’alimentation.

Les techniques de production

Il existe de nombreuses nouvelles techniques de génie génétique dont les plus connues et utilisées sont les techniques dites d' »édition du génome ». Parmi celles-ci, nous citerons les techniques de mutagénèse « dirigée » par oligonucléotides (ODM), les techniques à nucléases dirigées (ZFN, TALENs, des méganucléases, CRISPR/Cas9 – la plus utilisée – et son dérivé, le forçage génétique).

Des ciseaux moléculaires introduits dans la cellule sont dirigés en un endroit précis de l’ADN (matériel génétique) et le coupent. L’ADN  est alors réparé  de la façon désirée par les mécanismes de réparation propres à la cellule. Souvent un modèle d’ADN est utilisé pour diriger la réparation.

Toutefois, une insertion précise (dirigée) aux endroits où l’ADN est coupé n’est pas synonyme de modifications précises au niveau de l’entièreté du génome de l’organisme car celui-ci est aussi l’objet d’erreurs génétiques engendrant des effets non-intentionnels (voir point 3).

Cas particulier de la technique du forçage génétique

Le forçage génétique est une application particulière de la technologie CRISPR/Cas9. Tous les descendants de l’OGM forcé – en rouge dans le schéma ci-après – seront ainsi porteurs du gène modifié en quelques générations. Alors qu’en conditions naturelles, seule la moitié des descendants de chaque génération porterait le gène modifié qui finirait par se diluer dans la population « sauvage ».

Succession normale

(50 %)

Succession avec forçage génétique

(100 %)

Transmission des gènes selon les lois de l’hérédité naturelle, à la moitié des descendants Transmission à la totalité des descendants et contournement des lois de l’hérédité naturelle

Le forçage génétique est encore plus inquiétant que les autres technologies car il permet de modifier, de décimer ou même d’exterminer des populations entières d’espèces sauvages. Il contourne les lois de l’évolution. Il implique, chez tous les descendants d’organismes forcés, l’acquisition très rapide de leurs traits nouveaux et même nuisibles, voire de stérilité.

Une fois que ces OGM forcés sont libérés dans l’environnement, il n’est plus possible de les récupérer. Cette technologie peut donc avoir un impact dramatique, rapide et irréversible sur la diversité biologique, le fonctionnement des écosystèmes, sur des chaînes alimentaires et sur la sécurité alimentaire.

Les espèces développées actuellement pour le forçage génétique comprennent des insectes, des levures et des mammifères tels les renards et les rats. Mais théoriquement tous les organismes à reproduction sexuée pourraient être forcés génétiquement.

La problématique de la réglementation

Les nouveaux OGM sont actuellement théoriquement soumis à la réglementation européenne relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement.

La réglementation européenne sur les OGM constitue cependant une grosse épine dans le pied des industries des biotechnologies. C’est pourquoi des pressions importantes des partisans des nouveaux OGM – à savoir les firmes phytopharmaceutiques et les semenciers, les laboratoires privés et publics, les agriculteurs industriels, le commerce des denrées alimentaires et des nourritures animales – sont actuellement exercées aux niveaux européen et national afin de sortir de cette réglementation ces nouvelles techniques de manipulation du génome. Leur objectif est d’inonder, de façon bien plus aisée qu’avec les « anciens » OGM, le marché de ces nouveaux OGM tolérants aux herbicides qu’ils fabriquent, et de privatiser et de monnayer le Vivant.

La réglementation, c’est le contrôle avant et après autorisation. Elle comporte des prescriptions relatives à leur effets sur la santé et l’environnement, leur traçabilité et leur étiquetage. Si la déréglementation de la législation des OGM a lieu, les conséquences seront dramatiques. Les firmes semencières disperseront dans l’environnement des semences modifiées sans aucune possibilité de contrôle d’innocuité, de traçabilité et sans étiquetage pour le citoyen. Parmi ces nouvelles techniques, il en existe une, le forçage génétique, qui est encore plus inquiétante que les autres. Fort heureusement, les citoyens et politiques avertis réagissent. De nombreux scientifiques et ONG lanceurs d’alertes demandent un moratoire sur leur dispersion dans la nature, même pour les essais expérimentaux à l’extérieur.

3. La position de Nature & Progrès

Par principe, Nature & Progrès Belgique n’est pas opposée à la recherche scientifique consistant à développer des techniques de production de nouveaux OGM.

Cependant, ces nouveaux OGM ne peuvent être commercialisés et lâchés dans l’environnement sans le respect de critères de sécurité stricts au niveau de la santé et de l’environnement et sans analyses de risques en phase avec les conditions réelles d’utilisation. Il est également nécessaire qu’il y ait, d’une part, une analyse socio-économique préalable des impacts socio-économiques de la dispersion dans l’environnement de ces organismes. D’autre part, il faut que ceux-ci apportent des bénéfices pour la société dans son ensemble.

Notre association demande que les nouveaux OGM relèvent au minimum de la Directive 2001/18, comme l’interprète la Cour de justice de l’Union européenne. De plus, Nature & Progrès demande que les analyses de risques soient réalisées en phase avec les conditions réelles de terrain.

Nature & Progrès souhaite également un moratoire pour la technique du forçage génétique. Cette technique n’a pas fait l’objet d’une méthodologie spécifique pour les essais dans l’environnement, ni pour les évaluations de risques qui seraient, dans ce cas, tout à fait particulières et probablement mêmes impossibles à effectuer vu la complexité du fonctionnement des écosystèmes.

4. Les risques liés aux nouveaux OGM

Ces risques sont de différents ordres :

  • Analyses de risques prescrites par la législation insuffisamment poussées : les nouvelles techniques de génie génétique peuvent, à l’instar des anciennes, provoquer des effets non-intentionnels sur les gènes, pouvant se manifester par des interférences sur la régulation de leur intensité d’expression et sur la qualité des protéines qu’ils produisent. Ces effets peuvent occasionner la fabrication de nouvelles protéines  (toxines  et/ou  allergènes), de protéines déficientes, d’altérations du métabolisme de la plante ou de l’animal, de perte de  qualités nutritionnelles, etc. Les conséquences pour l’Homme et l’environnement, des anciens comme des nouveaux OGM, devraient toutes être mieux examinées, au cas par cas, en tenant compte de la technique utilisée et des conditions réelles de terrain.
  • Risque d’augmentation de l’utilisation des pesticides, d’une perte de biodiversité des écosystèmes : en effet, à moyen terme, en conséquence de la culture de nouveaux OGM développés pour tolérer les herbicides ou contenir des insecticides, il y a un risque d’augmentation de la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des pesticides, et dès lors aussi de perte de biodiversité des écosystèmes avoisinants.
  • Impacts sur la sécurité alimentaire : les changements non-intentionnels dans la composition des plantes et l’ingestion d’OGM/pesticides peuvent avoir un impact sur les chaînes alimentaires et donc sur la sécurité alimentaire de l’Homme.
  • Réduction de la biodiversité agricole : les OGM vont réduire encore davantage la biodiversité agricole, notamment celle des variétés naturellement adaptées au terroir et entrer en compétition avec les pratiques efficientes et sans danger de la sélection variétale basée sur la reproduction naturelle.
  • Risques supplémentaires liés au forçage génétique : le forçage génétique, dont la dissémination des organismes ainsi fabriqués ne connait pas de frontières, risque d’entrainer des effets irréversibles sur les chaînes alimentaires ainsi que l’effondrement irréversible des écosystèmes et de la biodiversité. De plus, des forces militaires ont déjà manifesté leur intérêt pour cette technologie. Leur but peut être défensif comme offensif.
  • Conséquences de la possession de brevets et de leur concentration monopolistique : perte de l’indépendance des agriculteurs et augmentation des prix des denrées alimentaires.
5. Deux exemples concrets de risques pour la santé et l’environnement

Les exemples énumérés ci-après sont empruntés à Testbiotech (Institut d‘évaluation indépendante des impacts de la biotechnologie), à Münich – www.testbiotech.org/en/limits-to-biotech Ils visent à illustrer concrètement les risques associés à certains « nouveaux OGM » et à de nouvelles technologies de génie génétique et, en l’occurrence, à celles dénommées « édition du génome ».

Exemple 1 : caméline génétiquement modifiée

La caméline (Camelina sativa) est une plante oléagineuse cultivée en Europe pour sa haute teneur en huiles de bonne qualité alimentaire. De nombreux scientifiques, aux USA et en Europe, s’intéressent à la caméline génétiquement modifiée.

Pourquoi tant d’intérêt envers la caméline OGM ?

Un des motifs de l’intérêt qu’on lui porte est la production de biocarburants. Certaines de ces plantes dont le génome a été modifié par « édition du génome », à l’aide de ciseaux génétiques, selon la technologie CRISPR/Cas, sont dérégulées aux USA et peuvent donc y être cultivées. Elles ont le potentiel de se propager dans les cultures non-OGM, dans l’environnement et de se croiser avec les populations naturelles.

Risques

Selon les experts, la culture de ces camélines OGM peut présenter des risques en raison de l’altération de la qualité de l’huile et de leur potentielle propagation incontrôlée. Les acides oléiques formés dans ces OGM peuvent, par exemple, modifier la croissance et le taux de reproduction des animaux sauvages qui s’en nourrissent. Il ne faut pas non plus que les graines oléagineuses soient accidentellement introduites dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux, car elles sont uniquement prévues pour la production des agrocarburants.

Des cas analogues à celui de la caméline OGM pourraient également s’appliquer à de nombreuses autres plantes OGM dont la composition génétique n’est pas adaptée aux écosystèmes.

Exemple 2 : blé génétiquement modifié

Des scientifiques de la société américaine Calyxt ont ciblé un groupe de protéines de gluten dans le blé qui seraient à l’origine de maladies intestinales inflammatoires. Ces gènes de production de gluten sont présents sous de nombreuses copies tout au long du génome de ce blé.

Pourquoi tant d’intérêt envers le blé OGM ?

Les nouvelles technologies génétiques ont réussi, ce que n’a pu faire la sélection génétique conventionnelle, à désactiver, en les coupant simultanément à l’aide de ciseaux moléculaires, trente-cinq des quarante-cinq gènes impliqués dans la production de gluten. Un blé pauvre en gluten a donc été façonné. Cependant, cette opération se fait en deux étapes. L’une est l’introduction dans la cellule, par une technique plus ancienne (transgénèse), d’un gène codant pour la synthèse de la protéine des ciseaux moléculaires et l’autre est l’étape d’édition du génome (CRISPR Cas) proprement dite.

Risques

D’autres substances peuvent tout bonnement disparaître ou être en moins forte concentration ;

Chacune de ces deux étapes peut occasionner des propriétés non- intentionnelles. De nouvelles substances qui ne sont pas prévues et qui sont difficiles à découvrir peuvent donc apparaître.

Ceci montre que chacune des étapes du processus devrait être examinée avec soin pour y détecter la nature des modifications pouvant être indésirables. Ces procédures en plusieurs étapes – dont l’ »édition » du génome n’en est qu’une seule – ont été appliquées à presque tous les nouveaux OGM qui sont jusqu’à présent enregistrés pour la culture aux USA.

6. Constats et étapes à venir

Les caractéristiques génétiques et biologiques des organismes produits par les techniques d’édition du génome doivent être examinées en profondeur, au cas par cas, en tenant compte des techniques spécifiques utilisées avant qu’une décision relative à leur autorisation ne puisse être prise. Même de minuscules modifications génétiques non-intentionnelles peuvent avoir d’énormes effets. Si les organismes modifiés génétiquement ne sont pas strictement réglementés, leur libération volontaire dans l’environnement pourrait mettre en danger la santé, la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes et menacer notre sécurité alimentaire.

Les multinationales qui produisent à la fois pesticides, OGM et semences désirent conquérir à tout prix le marché européen qui leur a résisté jusqu’à présent. Leur ambition est de contrôler au maximum le Vivant et toute la filière de survie alimentaire, au niveau mondial, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Elles ont financé la recherche de nouvelles technologies de manipulation des gènes, elles développent maintenant auprès de la Commission, des parlementaires européens et des États membres, un plaidoyer coûteux visant à déréglementer ces technologies et les organismes qui en découlent. Elles cherchent à commercialiser les nouveaux OGM en Europe, sans la moindre condition, et donc sous la forme d’ »OGM cachés » pour les citoyens. Elles s’appliquent également à convaincre de nombreuses parties prenantes, tels les agriculteurs et éleveurs industriels ainsi que les coopératives agricoles, les chercheurs universitaires et des firmes spécialisées dans le commerce de matières premières, afin de les rallier à leurs vues.

Alors que l’ancienne Commission européenne était assez favorable aux lobbies des biotechnologies, les intentions de la nouvelle ne sont pas encore claires. La nouvelle Commission effectue, pour avril 2021, à la demande du Conseil européen, une étude « à la lumière de l’Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire C-528/16, concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union… ».

Toutefois, lors de la présentation de la stratégie De la ferme à la table, publiée par la Commission le 20 mai 2020, la Commissaire à la Santé a déclaré qu’il pourrait y avoir une modification de la législation existante relative aux OGM, à l’issue de cette étude. Dans la stratégie de la Commission, on peut lire que « les nouvelles techniques innovantes, dont les biotechnologies et le développement de produits biosourcés peuvent contribuer à accroître la durabilité de l’agriculture, à condition qu’elles soient sûres pour les consommateurs et l’environnement et procurent des avantages à la société dans son ensemble ».

Plus que jamais, il importe donc que les citoyens européens – qui ont toujours refusé les OGM – se mobilisent à nouveau, pour ne pas tolérer d’ »OGM cachés » susceptibles de s’insinuer partout, et même dans l’alimentation bio.

7. Une voie sans OGM

Au cours des siècles, l’Homme a appris à « domestiquer », à modeler les plantes qu’il cultivait et les animaux qu’il élevait. Par des choix raisonnés, il a favorisé la culture des espèces les plus productives, les plus précoces ou les plus résistantes. Cette phase de sélection, qui a perduré jusqu’au siècle dernier, a été dominée, pour la plupart des espèces, par une sélection massale. Cela signifie que les meilleures plantes étaient identifiées et leurs graines utilisées pour la culture suivante.

Louis de Vilmorin (1816 – 1860) fut, par exemple, un remarquable contributeur à la génétique et à la création variétale du blé ; il a consacré sa courte vie à la chimie et à la biologie. Une méthode initiée par ses soins, en jetant les bases de la sélection moderne, a permis d’optimiser le potentiel de recombinaison des gènes lié à la reproduction sexuée. Cette sélection variétale conventionnelle basée sur la reproduction naturelle a le mérite de ne pas occasionner d’effets non- intentionnels et de ne pas interférer avec la régulation du fonctionnement des gènes. Elle peut aussi engendrer des variétés plus adaptées au terroir. La sélection massale, si elle confère à l’obtenteur un droit sur la diffusion des graines, ne permet pas de revendiquer une propriété sur le matériel génétique de la plante.

Par contre, avec les OGM, prétextant la modification génétique, les firmes semencières ont la possibilité de breveter les plantes et donc de revendiquer la propriété du matériel génétique des plantes via, bien entendu, la perception de royalties.

8. Conclusions

Les buts de la déréglementation des nouveaux OGM sont les suivants :

  • éviter toute évaluation de l’impact sur la santé et l’environnement, toute traçabilité et tout étiquetage des aliments ;
  • maintenir l’agriculture dépendante des pesticides ;
  • permettre la perception de royalties.

Pour un contrôle des nouveaux OGM, il est primordial d’assurer la liberté de choix des agriculteurs et des consommateurs et d’empêcher toute dispersion risquée et incontrôlée dans l’environnement des nouveaux OGM. Comment faire ? En maintenant, au minimum, le contrôle de ces nouveaux OGM selon la directive 2001/18.

Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

Une nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE)

Un collectif de citoyens issus de tous les pays de l’Union européenne demande une agriculture respectueuse des abeilles, pour le bénéfice des agriculteurs, de la santé et de l’environnement ! Cette nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE) – une démarche qui doit recueillir un million de signatures et obtenir un quorum dans sept pays de l’Union – demande à la Commission européenne de soutenir un modèle agricole qui permette aux agriculteurs et à la biodiversité de prospérer en harmonie…

Par Laura Vlémincq

En novembre 2019, une centaine d’ONGs européennes – dont Nature & Progrès Belgique et le PAN Europe – ont lancé la récolte de signatures dans le cadre de cette démarche qui vise à demander à la Commission européenne et au Parlement européen d’agir en faveur d’une évolution de l’agriculture vers des pratiques libres de pesticides de synthèse et d’une restauration de la biodiversité dans les systèmes agricoles. Pareille action demande également aux pouvoirs publics d’accompagner la transition des agriculteurs vers des pratiques agroécologiques.

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

En février 2020, le nombre de signatures belges à l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! a atteint le seuil des 15.750 signatures. Ce chiffre était nécessaire pour faire de notre pays le deuxième pays européen à atteindre le quorum obligatoire, parmi les sept qui sont requis, afin de permettre la validation de l’initiative. Aujourd’hui, nous pouvons être fiers de vous annoncer que, grâce à votre soutien, notre initiative en a récolté plus de 34.500 dans notre pays. Merci donc à tous les membres de Nature & Progrès – et à tous les autres – qui ont signé et fait signer leur entourage. De nombreux formulaires papier ont été reçus par la poste, merci à vous pour votre action. Nous atteignons maintenant les quatre cent cinquante mille signatures, au niveau européen, et nous espérons doubler les signatures belges d’ici la fin du mois de mars 2021.

L'abeille, sentinelle de l'environnement

Cette sentinelle qu’on assassine, au mépris total de la santé de notre environnement et de nos concitoyens… Depuis plus de vingt-cinq ans, les abeilles se meurent ! Et plus encore les populations d’abeilles solitaires, ces malheureux insectes anonymes qui ne profitent pas des soins attentifs et généreux du monde apicole. Les pouvoirs publics, eux, se sont longtemps leurrés sur leur mission, en croyant devoir prendre le parti de lobbies agro-industriels, plutôt que celui du citoyen et de son environnement. Le monde apicole leur a pourtant rapidement ouvert les yeux sur le rôle néfaste des insecticides systémiques au nombre desquels on compte les fameux néonicotinoïdes. Ces poisons, qui engendrent une toxicité chronique chez l’abeille et finissent par dépeupler le rucher, sont aujourd’hui prohibés par l’Europe, même si quelques pays – dont la Belgique ! – « dérogent » encore à cette règle, pour des raisons qui nous paraissent totalement indéfendables.

Il est donc grand temps que l’Europe transforme son laxisme coupable envers les « tueurs silencieux » en une politique agricole proactive qui ait, pour objectifs principaux, la sauvegarde de notre environnement et la qualité de vie des citoyens européens. Elle doit se doter, à cette fin, d’indicateurs sérieux et fiables. Les abeilles sont l’un d’eux. Plus globalement, l’Europe doit aujourd’hui soutenir un modèle agricole axé sur la qualité alimentaire. L’agriculture européenne doit aujourd’hui se transformer, en s’inspirant des méthodes agroécologiques, afin de travailler avec l’environnement et non plus contre lui. Elle doit tout mettre en œuvre, dans le même ordre d’idées, pour offrir aux citoyens européens la haute qualité alimentaire qu’ils souhaitent et qui contribuera à les rendre plus résilients face aux aléas du monde de demain : crises sanitaires, crise climatique, etc. L’agriculture européenne doit également s’abstenir d’exporter, à bas coûts, des surplus alimentaires dont elle ne sait plus que faire. Inonder l’Afrique de lait en poudre, par exemple, est une cause de faillite pour d’innombrables petites exploitations vivrières locales. En agissant aussi stupidement, non seulement nous créons davantage de pauvreté sur le continent africain mais nous renforçons surtout indirectement les conditions d’une immigration clandestine vers l’Europe que nous chercherons ensuite à endiguer ou à absorber…

On voit, une fois encore, que le grand coupable de tout ce chaos est une politique européenne de dérégulation qui n’accorde de sens qu’aux chiffres figurant au bas des registres, en ayant préalablement pris soin d’externaliser tout ce qui peut « troubler la fête »: santé des consommateurs, environnement, surplus… En tant que citoyens, nous estimons au contraire, que l’Europe doit porter un regard plus global sur sa politique productive afin de mettre en place des cercles vertueux. En s’abstenant surtout de créer les nombreux effets pervers que d’autres politiques coûteuses sont ensuite appelées à prendre en charge, que ce soit au niveau des états ou de l’Union elle-même…

Les conditions d’acceptation d’une ICE

Pour être validée par les autorités européennes, une ICE doit donc atteindre le million de signatures validées et obtenir un quorum dans sept Etats membres. L’Allemagne a rapidement atteint cet objectif et la Belgique lui a emboîté le pas dès le début de notre campagne… Marc Fichers, Secrétaire général de Nature & Progrès Belgique, indique : « Nous ne pouvons pas prédire la date de fin de l’utilisation des pesticides mais nous remarquons que de plus en plus de citoyens veulent leur tourner le dos. Il est nécessaire d’entendre cela aujourd’hui pour pouvoir mettre rapidement en place les conditions de la transition. »

Nature & Progrès Belgique demande donc que les moyens financiers octroyés à la recherche et à l’optimalisation des pesticides chimiques de synthèse soient réalloués à la mise en pratique des très nombreuses alternatives existantes et au développement des alternatives non-chimiques, là où ces données font défaut. Ces dernières existent et l’agriculture biologique en fait, chaque jour qui passe, la démonstration. De plus, c’est bien ce type d’agriculture que les citoyens européens plébiscitent par leurs achats et leurs choix alimentaires.

Et Martin Dermine, coordinateur chez PAN Europe, d’ajouter : « Malgré l’essor de l’agriculture biologique et la grande demande des consommateurs, la Belgique est le deuxième plus gros consommateur de pesticides de l’UE. Il est grand temps que nos décideurs politiques reconnaissent qu’il y a une attente importante parmi les citoyens pour favoriser un mode de production agricole qui soit en phase avec l’environnement ».

Il convient de s’interroger, d’un point de vue démocratique, sur le retard important qu’accusent toujours les politiques publiques par rapport au mouvement citoyen. Mais il ne faut sans doute pas chercher plus loin la cause d’une défiance croissance du citoyen à l’égard de ses représentants. En tant que membres de l’ICE Sauver les abeilles et les agriculteurs !, Nature & Progrès Belgique et PAN Europe s’insurgent contre la nouvelle Politique Agricole Commune (PAC) européenne qui est en préparation, dont 80% du budget continuera à subsidier l’utilisation de pesticides de synthèse et l’importation de soja OGM. Nos décideurs politiques n’ont toujours pas compris les appels des scientifiques et des citoyens qui demandent une agriculture en phase avec son environnement. Plus que jamais, notre ICE a donc tout son sens et porte un message d’avenir pour le monde agricole qui doit absolument s’affranchir, aussitôt que possible, de l’agrochimie. Les deux associations demandent également aux différents Ministres belges, fédéraux et régionaux, de stopper immédiatement les dérogations pour les néonicotinoïdes tueurs d’abeilles et d’accélérer la conversion vers l’agriculture biologique dans notre pays.

Faire un pas de plus pour et au-delà de la Wallonie…

Le printemps approche à grands pas. Si les représentants politiques sont sourds à ses demandes, lui préférant celles de grands lobbies agroalimentaires, il reste au citoyen à faire entendre sa voix autrement. Les alternatives existent ! Le choix d’abandonner les pesticides afin de passer aux alternatives agroécologiques doit se faire maintenant ! Tout hectare de culture pollué par des pesticides est un hectare de trop !

En 2017, Nature & Progrès lançait sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides ». Nous sommes particulièrement heureux de voir que cette démarche trouve aujourd’hui un prolongement européen. Nous avançons, à présent, à grands pas vers une Europe sans pesticides…

Aujourd’hui, l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! comptabilise environ 450.000 signatures, à travers l’Europe. Il faut que le million de signatures soit atteint pour le mois de mars 2021. D’ici là, deux nouveaux pays doivent encore atteindre le seul fatidique des 15.750 signatures afin de valider notre ICE. Dans l’ordre chronologique, ce quota a déjà été atteint par l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, la Roumanie et, depuis peu, la France. Ce qui fait cinq ! Nous devons donc tous continuer, quoi qu’il en soit, à partager autour de nous l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

D’urgence réduire les inégalités, ou renoncer au « monde d’après »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Cette analyse propose l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective. Explorons d’abord cette hypothèse générale : sans réduction des inégalités, aucun projet commun n’est possible.

Par Guillaume Lohest

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Fin octobre, le parlementaire européen Pierre Larrouturou entamait une grève de la faim. Par cette action radicale, il souhaitait attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’urgence de mettre en place – enfin ! – une taxation sur les spéculations financières. Celle-ci permettrait de dégager cinquante-sept milliards d’euros par an à l’échelle de l’Union européenne. Avec un tel budget, dit-il, on pourrait financer énormément de choses en matière de santé, de protections sociales et de lutte contre le réchauffement climatique.

Deux taxes, deux logiques

Si cette idée de taxer la spéculation n’est pas neuve, elle est plus que jamais d’actualité. Car elle remet au centre des débats la question des inégalités et de l’indécence de certaines accumulations de richesses et de capital. Pierre Larrouturou, par la force et la résonance de son geste, adresse en substance le message suivant : si la transition écologique de nos sociétés a un coût, il est urgent de la financer en priorité par des prélèvements sur des activités socialement inutiles voire carrément nuisibles. La spéculation financière en est l’exemple-type. D’ailleurs, les citoyen.ne.s ne s’y trompent pas : 75% des Belges sont favorables à une telle taxation. Autrement dit, voilà un projet politique qui permettrait de fédérer largement la population.

Tout le contraire, par exemple, des mesures visant à taxer uniformément les consommations. On se souvient de ce qui mit le feu aux poudres, lors des manifestations massives des Gilets Jaunes : le projet d’augmentation de la taxe carbone. Ce genre de taxe, pourtant, a toutes les apparences de la logique : augmenter le prix des carburants, cela devrait conduire mécaniquement à en diminuer l’usage, donc les émissions de dioxyde de carbone, tandis que l’argent récolté par la taxe pourrait servir à investir dans la transition. Du pur bon sens, disent la plupart des économistes ! Et beaucoup d’écologistes, d’environnementalistes, de citoyen.ne.s raisonnent ainsi également. Pourtant, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le détail – dans vos prochains Valériane -, ce raisonnement est purement abstrait et conduit à une colère légitime d’une partie de la population.

Quelle est la différence entre ces deux exemples de mesures politiques destinées à lutter contre le réchauffement climatique et à financer des politiques alternatives ? La première s’accompagne d’une réduction des inégalités, tandis que la seconde entraîne leur aggravation. Le propos de cet article est simple : il consiste à affirmer que toute proposition politique à visée écologique, qui aurait pour corrélat d’augmenter les inégalités, est condamnée à être massivement refusée. C’est une affirmation simple et claire. En l’écrivant, je me surprends à penser qu’elle est d’une évidence confondante. Pourtant, elle a mis du temps à se frayer un chemin, dans mon esprit autant que dans les débats de société. Alors, même s’il s’agit d’une banalité, il semble que nos démocraties ont perdu de vue cet horizon d’égalité, à tout le moins les raisons qui le fondent. Il est donc urgent de replacer cette banalité au centre de tous les agendas politiques et militants. Et d’expliquer pourquoi.

Un double combat, jamais acquis

Fin du monde, fin du mois, même combat” : ce slogan, tant entendu ces derniers temps, m’a toujours troublé. Il semble sous-entendre qu’en luttant pour une cause, on lutte forcément pour l’autre. Or, on l’a vu, il est tout à fait possible que des préoccupations écologiques – “fin du monde” – débouchent sur des projets socialement injustes. A contrario, des revendications d’augmentation du pouvoir d’achat – “fin du mois” – peuvent être totalement indifférentes aux enjeux écologiques.

Il est donc précipité d’affirmer que l’un ne va pas sans l’autre. C’est inverser l’ordre des choses et prendre ses désirs militants pour des réalités. Bien sûr, tout serait plus simple si l’on pouvait miser sur un désir conjoint de justice sociale et d’écologie, tant du côté de la population que du côté des partis politiques. Mais le réel est toujours moins automatique qu’un slogan. Pour le dire platement, les militant.e.s et les politicien.ne.s qui placent ces deux combats au même niveau d’exigence sont très rares : une priorité l’emporte souvent sur une autre.

Pour autant, du moment qu’on le prenne dans l’autre sens, ce slogan peut être incroyablement porteur. Dans l’autre sens, c’est-à-dire sous forme d’une exhortation, d’une exigence permanente à n’oublier ni l’un ni l’autre aspect : ni la fin du monde, ni la fin du mois. Mais faire cela implique de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un seul et même combat. Ce sont nos actions, nos engagements qui, en faisant une place à chacune de ces luttes et sans nier leurs spécificités, peuvent permettre de les faire converger dans des politiques articulant l’un et l’autre. Ainsi, les militant.e.s écologistes devraient garder sans cesse à l’esprit que l’enjeu de la réduction des inégalités n’est pas automatiquement compris dans leur engagement, qu’il n’est ni assimilable ni secondaire, qu’il est une exigence permanente. Comment y répondre ?

La tentation des 99%

La propension à s’illusionner étant infinie chez l’être humain, de même que le désir de solutions faciles n’impliquant que des autres que soi, un pas est souvent franchi par celles et ceux qui aspirent au “monde d’après”. Ce pas, c’est un raccourci géant : celui de croire qu’en contraignant les 1% les plus riches, en allant chercher l’argent dans leurs immenses fortunes, tout pourrait être réglé – et cela arrangerait 99% des gens, au fond.

D’une certaine façon, la prolifération de l’imaginaire du complot est en partie la traduction caricaturale et exacerbée de cette croyance en une cause simple et unifiée des inégalités sociales et des catastrophes écologiques, une cause personnalisable dans ces 1% les plus riches, qu’on s’empresse d’éloigner de soi en les nommant : PDG, actionnaires, multinationales. Mais, aussi indécentes soient ces concentrations de fortunes, elles ne sont pas séparables des structures capitalistes de notre économie. Ces structures, nous sommes bien plus nombreux à en bénéficier et à contribuer à les entretenir que ces seuls 1%. Un seul exemple dira tout : 30% des Belges ont une épargne-pension. Cette logique d’épargne privée est aussi, à son échelle, un carburant pour les inégalités.

Ne serait-ce qu’une jolie maison...

La réalité, aussi dérangeante soit-elle pour les classes moyennes occidentales, est que l’excès de consommation et d’émissions de CO2 est tel dans nos pays que contraindre les 1% est totalement insuffisant. Si nous parvenions – par exemple, entre autres choses, via une taxation des spéculations financières – à ramener les 1% d’ultra-riches dans le giron des 99%, nos problèmes écologiques et sociaux seraient encore très loin d’être résolus. Car la structure même de notre économie n’aurait pas disparu : le type de production, les rapports d’exploitation, les flux mondiaux d’approvisionnements, la consommation, les gaspillages. Tout resterait à faire. La réduction des inégalités ne pourra jamais se résumer à un slogan ni à la désignation de boucs émissaires.

Dans le récent documentaire “Une fois que tu sais”, le journaliste américain Richard Heinberg, pionnier des enjeux liés au pic pétrolier, s’exprime au sujet de l’impasse dans laquelle nos sociétés se trouvent. « Cela m’inspire un questionnement profond sur les conditions d’existence humaine au XXIe siècle. Et cela m’empêche de dormir. Rares sont les gens qui le comprennent. Parce que… Si 7,5 milliards d’êtres humains font en sorte d’avoir, ne serait-ce qu’une jolie maison, même pas une grosse voiture mais un véhicule fonctionnel pour se déplacer, un réfrigérateur, et deux enfants. Cela ne semble pas énorme. Et pourtant, on détruit la planète et les générations futures pour avoir cette vie-là. Comment est-ce possible ? Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. »

Penser que les standards de vie occidentaux pourraient demeurer soutenables, pour autant qu’ils soient raisonnables et qu’on taxe les 1%, relève de l’illusion. Les chiffres sont implacables : l’empreinte écologique moyenne en France ou en Belgique, celle qui correspond à un mode de vie “raisonnable”, devrait être divisée par quatre selon les modélisations du Shift Project, si l’on voulait limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à l’horizon 2100. Il n’y a pas de raccourci.

Faisons le point. Contraindre les avoirs et les consommations des ultra-riches est donc totalement légitime et urgent. Mais ce n’est pas la solution ultime, le bout du chemin. Ce n’est que le premier pas, indispensable, d’une trajectoire de réduction des inégalités à laquelle les classes moyennes occidentales n’échapperont pas, elles non plus.

Le premier pas

Ce premier pas est toutefois une condition incontournable et devrait constituer une priorité politique absolue. On l’a vu avec les Gilets Jaunes et on le voit chaque jour dans le sentiment de défiance généralisée envers le monde politique. La confiance populaire est rompue. Pour avoir une chance de la retrouver, le monde politique n’a pas le choix : sa seule manière de prouver qu’il peut encore être digne de confiance pour la majorité de la population est de mener des politiques de réduction drastiques des inégalités qui vont à l’encontre des intérêts des plus riches. Il faut le faire, non seulement parce que c’est juste en soi, mais aussi parce qu’il devient évident que c’est le point de fixation qui alimente toutes les suspicions envers les politiques – y compris les plus extrêmes : complots, etc.

L’hypothèse est la suivante : l’existence d’inégalités aussi insoutenables et aussi visibles sape aujourd’hui les conditions même d’exercice de la démocratie et l’action de tout gouvernement élu. Tout est bloqué. On peut regretter et dénoncer les délires conspirationnistes et les simplismes antisystème avec toute la vigueur rationnelle possible, tant qu’un tel terreau d’inégalités subsistera, la démocratie continuera d’être vue comme un moulin à promesses par un nombre croissant de citoyen.ne.s. Et aucune politique – sanitaire, climatique, culturelle, socio-économique – ne pourra être soutenue, portée par un élan collectif pourtant indispensable à un véritable changement de société.

Frustration et trahison

Pourquoi ? Pourquoi, au fond, les inégalités jouent-elles un rôle aussi central dans le développement de cette méfiance populaire, dans la prolifération de l’imaginaire complotiste, dans la croissance des populismes, dans la paralysie de nos démocraties ? Pourquoi les inégalités sont-elles à ce point bloquantes ?

On peut avancer deux hypothèses. La première est d’ordre anthropologique et se base sur le concept de désir mimétique développé par René Girard. Selon lui, le désir ne trouve pas sa source dans une nécessité objective – par exemple : je désire acheter un smartphone parce que cet objet a des qualités propres dont j’ai besoin – ni dans un élan subjectif – par exemple : je désire un smartphone car c’est mon goût personnel spontané. Le désir trouve sa source, selon René Girard, dans l’imitation, le mimétisme, d’autrui : je désire une chose par l’intermédiaire d’autrui, je veux ce que l’autre a.

Bien que ce concept ait été forgé d’abord en matière de désir amoureux, il est peut-être pertinent pour analyser notre société de consommation, tant basée sur le désir construit d’objets de consommation. Quel est le lien avec la question des inégalités ? Tout simplement, plus les inégalités sont criantes, plus certains possèdent des biens qui semblent inaccessibles à d’autres, plus le désir mimétique est exacerbé. Comparaisons, envie, ressentiment, méfiance, haine : toutes ces passions grandissent en proportion du niveau d’inégalités : “La loi du désir mimétique est la frustration universelle”, a écrit René Girard. Or comment construire un projet de société à base de frustration ?

Par ailleurs, seconde hypothèse, ce mécanisme culturel de ressentiment généralisé est accru par un sentiment de trahison d’une promesse philosophique et sociale : l’idéal démocratique d’une société des égaux. Cette formule, développée par l’historien Pierre Rosanvallon, signifie – en très bref – que la démocratie n’est pas uniquement une forme de gouvernement, mais aussi et surtout une forme de société. Or nous vivons un paradoxe énorme aujourd’hui : l’idéal égalitaire est extrêmement présent dans les paroles, on s’en revendique, mais il est contredit par les faits avec l’accroissement des inégalités entre individus. Il y a fort à parier qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Rosanvallon pour s’apercevoir qu’il y a un fossé entre la réalité sociale et l’idéal supposé guider nos démocraties : “Liberté, égalité, fraternité” est-il écrit au fronton de toutes les mairies françaises…

La priorité des priorités

Le sentiment d’égalité, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, peut servir à souder un collectif, et son absence peut facilement et rapidement détruire la cohésion d’un groupe. Plus précisément, un sentiment d’inégalité déclenche des émotions antisociales très puissantes, qui réduisent à néant les possibilités d’ouverture radicale et mutuelle entre individus, et donc d’entraide.

Les deux auteurs montrent ensuite que le désir d’égalité est ancré profondément chez l’être humain, qu’il apparaît très tôt dans le développement de l’enfant et qu’il est même présent chez certains primates. Des recherches en psychologie sociale ont révélé que cette recherche spontanée d’égalité, qui s’affine chez l’être humain avec le concept d’équité, s’accompagne d’émotions très fortes dans les situations jugées inéquitables : colère, indignation, dégoût. Ces émotions, expliquent Servigne et Chapelle, sont proportionnelles au niveau des inégalités subies.

Bien sûr, on pourrait continuer à faire la sourde oreille en se disant que le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité sont des problèmes plus urgents que la réduction des inégalités. “C’est bien regrettable, diront certains, mais les inégalités peuvent attendre un peu, préservons d’abord la possibilité de vivre sur cette planète !” Ce raisonnement est cynique pour ceux qui, à cause des inégalités, survivent à peine aujourd’hui. Il est aussi totalement abstrait, hors-sol, précipité : c’est un raisonnement de courte vue, coupé des réalités humaines et sociales. Car aujourd’hui, on l’a dit, le niveau d’inégalités rend impossible toute vie démocratique. Alors que les changements nécessaires en matière d’écologie auront des implications colossales, presque inimaginables, sur nos modes de vie – que ça nous plaise ou non ! -, les conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour mobiliser des peuples autour de projets communs et solidaires. Parce que le niveau d’inégalités, qui crève les yeux, déchire littéralement nos sociétés en entités concurrentes.

On ne manque pas de propositions pour “le monde d’après”. Le premier politicien venu, le premier militant qui passe aura sa petite idée de ce qu’il faut faire en matière d’écologie, de transition, de relocalisation, etc. Ce qu’il faut faire… C’est peut-être une question moins importante aujourd’hui que celle-ci, qui nous occupe trop peu : dans quel ordre le faire ? Quelle est la toute première chose à faire ? Vous aurez compris ce que je place en priorité des priorités : réduire les inégalités.

Le droit en transition

Tel est l’intitulé, sous-titré Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, d’un gros volume publié par l’université Saint-Louis, à Bruxelles (1). Y aurait-il soudain une place nouvelle pour la pensée de la « décroissance » dans le difficile exercice de la Justice ? Ou bien nos règles de droit seraient-elles beaucoup plus plastiques qu’on ne veut souvent le croire, à condition bien sûr que les réalités nouvelles qui émanent de la « société civile » soient dûment exprimées dans son langage ? Rencontre avec le professeur et avocat Antoine Bailleux qui dirigea cet ambitieux travail…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Le droit a toujours eu vocation à incarner la justice, précise Me Bailleux, coordinateur de cette vaste réflexion collective développée dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis, entre 2016 et 2019. Aujourd’hui, ce principe de justice ne peut plus ignorer les impératifs écologiques et environnementaux, notamment. Le livre que nous publions essaie donc de dépasser l’approche sectorielle du droit de l’environnement pour examiner dans quelle mesure notre droit, dans son ensemble, peut être relu à la lumière de ces nouveaux paradigmes – pour utiliser un mot savant -, à la lumière des réalités nouvelles qui s’imposent à nous. Nous interrogeons ainsi l’idéologie dominante de la croissance illimitée afin d’examiner comment le droit peut rétablir une forme d’équilibre, vu les problèmes insolubles qu’elle semble poser à notre monde. »

La décroissance comme pivot d'une réflexion sur le droit !

« La grande crise économique de 2008, puis la crise des dettes souveraines, poursuit Antoine Bailleux, anima, dans le débat académique, l’idée de prospérité sans croissance apparue dans les années septante. Ayant lu avec grand intérêt les économistes et les sociologues qui travaillent sur ces questions, je me suis demandé pourquoi les juristes étaient complètement absents du débat. Mon hypothèse est que les juristes conçoivent généralement leur rôle comme se situant en aval du débat politique. Cette vision, très répandue, réduit le juriste à un simple technicien qui se contente de connaître les règles et de les appliquer ou, à la rigueur, qui en vérifie la validité en regard de règles supérieures. Or je crois qu’il n’est pas possible de séparer aussi radicalement les aspects politiques d’un débat de ses aspects juridiques. Quand le Législateur fait les Lois, quand le Parlement s’empare d’une question donnée afin de la réglementer, les parlementaires doivent déjà intégrer, dans leur réflexion, la question de la conformité avec d’autres législations, comme le droit européen par exemple. Un parlementaire est donc constamment amené à se poser des questions d’ordre juridique et le droit intervient donc en permanence dans la conception même du travail politique. Ceci se vérifie à tous les niveaux de production du droit. Inversement, il n’existe pas non plus, en droit, d’objectivité absolue, de « vérité révélée ». Les juristes s’affrontent constamment, en fonction des intérêts qu’ils représentent, à coup d’argumentation et d’interprétations. En fin de compte, un juge tranche le débat, en optant pour l’interprétation qui lui paraît la plus convaincante en regard des textes qui lui sont présentés. La « bonne réponse » ainsi dégagée n’a donc pas le statut d’une vérité absolue, empiriquement vérifiable, comme dans le cas des sciences de la nature. Elle représente simplement la victoire, plus ou moins provisoire et plus ou moins contestable, d’une interprétation, d’une argumentation sur d’autres…

Notre idée fut donc aussi de dire que le juriste, en tant que professeur de droit ou en tant qu’avocat, doit amener, aux portes de l’Institution qui dit le droit, un ensemble de revendications émanant de la société civile qui ne sont sans doute pas suffisamment entendues. Les mouvements écologistes, environnementalistes ou « décroissancistes » estiment souvent que le système juridique n’est plus suffisamment vecteur de justice, qu’il ne garantit plus suffisamment une vie digne d’être vécue. Il est donc important de mettre des mots sur ces revendications et ces discours, de les « habiller juridiquement » et de les amener jusqu’aux portes du « système », où elles seront saisies – ou non – par les acteurs des sphères législative, exécutive et judiciaire. Mais le livre ne vise pas que cela ; il s’efforce aussi de d’effectuer, au préalable, un travail de « cartographie » de notre droit actuel. Notre système juridique réalise-t-il aujourd’hui une forme d’équilibre entre son versant « croissanciel » – qui organise et favorise le bon fonctionnement du marché – et son versant convivial – qui pose des limites à cette marchandisation ? Il ne faut certes pas sous-estimer les vertus de notre économie de marché : en favorisant l’échange, et donc la spécialisation, elle a permis une fantastique amélioration de la productivité et donc de nos conditions de vie. Le versant « croissanciel » du droit est donc nécessaire mais l’enfermement dans l’idée de la croissance infinie impose au marché l’obligation de capter sans arrêt de nouveaux objets. Et, dans nos économies développées – je ne parle pas des autres -, la quête éperdue de points de croissance supplémentaires met non seulement en danger nos écosystèmes mais elle ne s’accompagne plus d’une résorption des inégalités ni d’une augmentation du sentiment de bien-être. Au fond, la croissance n’agit-elle pas comme un feu qu’il faut alimenter en permanence par la marchandisation d’un nombre toujours plus grand de domaines de l’existence ? »

Retourner le choix interprétatif des juges

« Les agriculteurs sont certainement parmi les premières victimes du « feu croissanciste » que je viens de décrire, admet Antoine Bailleux, prisonniers d’un système productiviste où les prix sont écrasés. La question des néonicotinoïdes, notamment, nous montre des betteraviers qui affirment ne pas pouvoir s’en passer notamment en raison de l’effondrement du prix du sucre sur les marchés internationaux. Or il semble exister d’autres manières de fonctionner et il est donc important de les encourager réglementairement dans ce sens. Le droit n’est donc jamais loin. Y a-t-il éventuellement un verrouillage qui serait appelé à sauter ? Un juriste doit nécessairement se pencher sur la question et développer une interprétation permettant de le faire, ou pas… »

Les membres de Nature & Progrès ont une autre expérience du droit – elle concerne leurs semences – où sévit un véritable verrouillage du système dont sont bannies toutes celles qui ne répondent pas aux critères dits DHS, pour distinction, homogénéité, stabilité. La thèse de doctorat du sociologue Corentin Hecquet, défendue en 2019 – voir notre analyse n°17, de 2019 -, formule quant à elle une véritable demande de justice par rapport aux acteurs de la semence qui promeuvent aujourd’hui la sauvegarde de la biodiversité cultivée. Serait-il possible de parler là d’abus de droit par rapport à la réalité même de la semence ?

« En l’occurrence, le droit limite le possible, répond Me Bailleux, avec des droits intellectuels sur des semences brevetées et, à côté de cela, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, rendu contre l’association Kokopelli, précise qu’elle ne peut pas commercialiser des semences anciennes qui ne respectent pas ces trois critères. Cet arrêt reconnaît donc globalement le fait qu’aujourd’hui la PAC européenne vise principalement la productivité ! Les juges se mettent donc volontairement en retrait, se demandant qui ils sont pour remettre ces orientations en question, puisque le Législateur les a ainsi décidées, « dans sa grande sagesse »… Si l’objectif est bien la productivité, alors les critères de la DHS ont du sens. Cette question est donc fondamentalement politique et peut-être faudra-t-il en reconsidérer le sens si la sauvegarde de la biodiversité venait, un jour, à primer sur la productivité agricole ? Précisons, pour indiquer à quel point tout cela n’est pas gravé dans le marbre, que l’avocat général qui conseillait la Cour de Justice dans cette affaire avait défendu l’idée que de telles pratiques sont tout simplement contraires à la liberté d’entreprise, que si des fermiers veulent acheter ces semences-là et si des associations acceptent de les commercialiser, il n’y a pas de raison de le leur interdire ! La seule obligation pouvait être un étiquetage précisant qu’elles ne respectent pas la DHS… La Cour de Justice a suivi une interprétation différente mais aucune des deux interprétations qui lui étaient soumises n’était a priori ridicule ou absurde. Un travail de fond, dans l’univers juridique, permettra peut-être – c’est ce que nous pensons – de retourner ce choix interprétatif dans un sens plus favorable à l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »

Des victoires qui s'accumulent…

Le sentiment que le pot de terre se heurte au pot de fer demeure toutefois important tant les moyens de communication et de lobbying de ces grands groupes semenciers demeurent infiniment supérieurs à ceux des défenseurs de la nature…

« D’importantes victoires commencent pourtant à s’accumuler sur le plan du droit, rétorque Me Bailleux, notamment en matière climatique. Au Pays-Bas, un jugement, confirmé en appel et cassation, condamne le gouvernement néerlandais à limiter drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre, astreintes à la clé, afin de respecter ses engagements internationaux. Et c’est pareil, en Angleterre, avec l’extension de l’aéroport de Heathrow, ou à la Cour de Justice de l’Union européenne qui a interdit, en urgence, l’exploitation par la Pologne de la dernière forêt primaire d’Europe… Des forêts, des fleuves, un peu partout dans le monde, se voient reconnaître une personnalité juridique. Un mouvement très fort apparaît, du côté des juges, pour une meilleure protection de l’environnement ; ils n’hésitent plus à balayer des situations anciennes. Même sur la Convention d’Aarhus, une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne favorise l’accès des ONG, des associations et des simples citoyens à la délibération en matière environnementale. Je suis donc optimiste pour les cinq à dix années à venir. L’environnemental, après les Droits de l’Homme, m’apparaît comme le nouveau terrain d’un activisme judiciaire. Bien sûr, la défense de l’environnement et de la santé s’oppose souvent à d’autres intérêts très légitimes comme le maintien des emplois, ce qui doit inciter les juges à une grande prudence. Il est d’ailleurs extrêmement délicat de mesurer des dégâts environnementaux en regard d’un nombre donné d’emplois ; c’est comparer des pommes avec des poires. Mais je dirais qu’au minimum, le juge doit s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus par rapport aux règles du jeu qui ont été fixées, qu’une simple petite porte de sortie ne puisse pas détricoter tout un système d’interdiction, dans le cas des néonicotinoïdes par exemple.

Le grand public ne réalise pas toujours que le droit est un vaste système où l’art de l’interprétation et celui de la persuasion jouent pleinement leur rôle. Rien n’y est donc jamais totalement figé ! Un statut spécial à l’animal, dont on reconnaît qu’il est bien plus qu’un simple objet, sans parler des situations où des fleuves ou des forêts se voient dotés de la personnalité juridique, tout cela le démontre. La reconnaissance des « communs naturels » est également de plus en plus discutée, sous-tendue par l’idée que certains éléments naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation par une seule personne mais appartiennent à une collectivité, avec un système d’administration spécifique. Là encore, par rapport à une ressource dont on sait qu’elle n’est pas infinie, le droit apporte un instrument qui permet de sortir des conceptions productivistes et confiscatoires de la propriété classique. »

Un grand bravo donc pour ce travail de nature à éclairer bien d’autres consciences que celles des seuls juristes. Précisons également, à toutes fins utiles, qu’Antoine Bailleux anime également, à Saint-Louis, une « clinique juridique » qui, avec des étudiants, s’efforce de conseiller des associations et des ONG pour faire vivre, au quotidien, ce « droit en transition ».

(1) Le droit en transition, Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction d’Antoine Bailleux, Presses de l’université Saint-Louis, Bruxelles, 2020.
594 Pages – 54 euros

Comment la chimie a mené l’agriculture dans une impasse

Il y a cinquante ans, alors que les agriculteurs biologiques continuaient à baser leur travail sur le respect du sol, assurant ainsi la rentabilité des fermes en transformant et en commercialisant eux-mêmes leurs productions, ceux qui persistèrent dans la voie chimique ont optimisé leurs pratiques et augmenté sans cesse les rendements afin de contrecarrer l’inexorable chute des prix. Ainsi sont-ils devenus de simples pourvoyeurs d’ingrédients de l’industrie agro-alimentaire…

Par Marc Fichers

Introduction

Cette optimisation sans fin de la pratique agricole a aujourd’hui une conséquence majeure : l’agriculture n’est plus rentable ! Le métier d’agriculteur dépend très majoritairement des primes européennes et régionales qui lui fournissent l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est une sorte de nouveau métayer, il ne maîtrise plus rien. Il ne décide plus le prix de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a belle lurette qu’il ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient le prendre ; il ne vend plus jamais de bête, c’est un marchand qui le fait à sa place…

Où l'on atteint des sommets, sur des montagnes de betteraves…

En pommes de terre comme en betteraves, l’agriculteur abandonne à des tiers la transformation et la commercialisation. Cantonné à la seule production et à ses innombrables aléas, il ne peut plus compter sur le prix comme variable d’ajustement puisqu’il ne le fixe pas davantage que celui qui met son lait en laiterie ou qui vend sa bête via un marchand. Les derniers paramètres sur lesquels il lui est loisible de tabler sont le rendement, qu’il peut toujours augmenter, et les coûts, qu’il peut toujours réduire.

Dans le cas des betteraves, augmenter le rendement signifie semer de plus en plus tôt, sur des terres froides et peu préparées. Les plantules sont donc de plus en plus faibles et de plus en plus sujettes aux maladies et aux ravageurs. Seule solution pour l’agriculteur pris dans la spirale infernal du productivisme : déclarer les néonicotinoïdes indispensables puisqu’ils assurent une efficacité totale, contre ces menaces, dans le cadre de la pratique qu’il a faite sienne. L’encourager dans ce sens revient à considérer uniquement un tonnage final, en ignorant délibérément les innombrables dégâts collatéraux de telles méthodes. Car, bien sûr, le seul conseiller agricole qu’écoute le producteur, un fois enfermé dans cette logique, est le technicien qu’envoient les firmes ou les revendeurs de pesticides. Les conseils de traitement sont prodigués par les centres pilotes qui sortent, eux aussi, très difficilement du réflexe « pesticidaire ». Les néonicotinoïdes – on n’en sort pas ! – sont incriminés par les défenseurs des abeilles, depuis la fin des années nonante, et sont très sérieusement sur la sellette depuis une bonne dizaine d’années. La vision du conseil et de la recherche agricole est malheureusement à ce point liée à la logique chimique qu’ils n’ont eu de cesse de prendre leur défense, depuis deux décennies au moins, alors qu’ils auraient dû, en bonne logique, parer à toute éventualité et développer les alternatives. Car ces alternatives existent et se propagent. Elles sont, une fois encore, fournies par les agriculteurs biologiques. En Suisse, en Autriche et dans le nord de la France, des solutions alternatives sont déjà prêtes pour réguler les mêmes populations d’insectes que chez nous, pour contrôler les mêmes maladies que celles dont nos betteraviers se plaignent. Bien sûr, elles requièrent des semis toujours plus tardifs, elles imposent de surveiller les champs, une à deux fois par semaine, car les produits utilisés dans le respect de la lutte intégrée – qui, soit dit en passant, ne l’est jamais car aucun contrôle n’y est instauré – exige qu’on ne traite que s’il y a, effectivement, des insectes. Les alternatives aux pesticides supposent aussi l’augmentation des rotations et un accroissement général de la biodiversité dans et autour des champs. Certains agriculteurs sèment, par exemple, de la féverolle dans les champs de betteraves car cette plante attire les pucerons en début de saison. Les coccinelles, de ce fait, seront présentes au moment voulu pour contrôler les populations de pucerons sur les betteraves.

Ceci est évidemment le travail de véritables agriculteurs, pas des simples chauffeurs de tracteurs qu’ils sont trop souvent devenus ! Cultiver de cette manière semble également très difficile, sur de grandes surfaces, tant le travail d’observation y est important en début de saison. Les néonicotinoïdes et la logique chimique ont permis, tout au contraire, de systématiser le travail et de tout prévoir, y compris l’imprévisible. Il est aujourd’hui possible, dans le cadre de l’agriculture chimique, de cultiver sur la seule base d’avertissements et de schémas de traitement, sans jamais avoir besoin d’observer réellement les cultures. C’est la totale négation du métier même d’agriculteur ! Voici donc une des propositions que nous formulons pour redynamiser l’agriculture en Wallonie : fournir aux agriculteurs le conseil de techniciens qualifiés pour les aider à suivre leurs cultures, champs par champs, afin de prendre les judicieuses décisions qui conviennent à chaque parcelle…

Patates à gogo

Du point de vue du sol et du climat, les régions où il est possible de produire facilement des pommes de terre de conservation ne sont pas nombreuses. La région limoneuse de notre beau pays est parfaite pour cette culture qui y est donc devenue traditionnelle. De vastes « usines à frites » et à produits divers issus de la pomme de terre se sont donc installées sur le sol wallon. Des entrepreneurs, essentiellement belges et hollandais, se sont spécialisés en s’équipant d’un matériel performant qui permet de cultiver de très grandes surfaces en proposant simplement aux agriculteurs de louer leurs terres : entre 1.500 et 1.900 euros de l’hectare – alors que le prix de location moyen tourne autour des 250 euros l’hectare – juste pour une mise à disposition. L’agriculteur – mais peut-on encore parler d’agriculture ? – n’a strictement aucun travail à fournir, hormis le labour. Il est certes bien difficile de ne pas céder à pareille offre et ces « agriculteurs » ont, bien entendu, raison financièrement. Ils ont raison sans doute, mais à court terme, car ils renoncent ainsi, dans ces « délices de Capoue », à toute capacité à produire ultérieurement. Nous ne parlons pas seulement du matériel, qu’ils ne possèdent plus et ne savent plus manier, mais surtout des connaissances techniques propres aux cultures et des marchés où ils pourront à nouveau écouler ce qu’ils produisent…

Bien sûr, tous ne cèdent pas aussi facilement et, comme le marché était soutenu ces dernières années, nombre d’entre eux ont investi en matériel et en capacités stockage afin de vendre des pommes de terre, sous contrat avec l’industrie et sur le marché libre. Comme toujours en pareil cas, les mauvaises années succèdent aux bonnes. En 2020, la pandémie de la Covid-19 leur réserva une très mauvaise surprise puisque la demande est, tout simplement, tombée à zéro, ou presque. Eh oui, même au Chili, on n’en voulait plus, de nos frites ! Dans le cadre de la gestion des dégâts économiques liés à la pandémie, le gouvernement wallon a cependant décidé d’aider ces agriculteurs qui avaient spéculé sur le marché libre. Il leur offrit la bagatelle de cinquante euros la tonne, pour un maximum de vingt tonnes par hectare ! Un montant global de dix millions d’euros a ainsi été réservé pour le paiement de ces primes. Dix millions d’euros pour effacer le mauvais souvenir d’une seule saison, sans en tirer apparemment aucune leçon, cela nous fait cher la patate, il faut bien le dire.

N’eut-il pas été plus judicieux d’utiliser une si belle somme pour reconsolider la filière, pour développer des alternatives, pour créer de nouvelles variétés résistantes, pour développer des outils de commercialisation et de transformation qui soient vraiment aux mains des producteurs ? On nous objecte que c’est de la science-fiction alors que ce que demande le marché, c’est de gérer le court terme… Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler.

Sauver l'agriculture wallonne

Certes, par les temps qui courent, bien audacieux est celui qui se permet de tirer des plans sur la comète. Quelque chose nous dit cependant que les idées défendues, notamment pas Nature & Progrès, pourraient bien alimenter, chaque jour un peu plus, la résilience agricole de notre belle Wallonie. Faisons le point.

D’abord et en ce qui concerne la betterave, cessons de produire ce bête sucre raffiné qui contribue beaucoup trop à la pandémie mondiale d’obésité, comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, dans des usines presque aussi vieillottes que nos centrales nucléaires. Bien sûr, il en restera toujours pour se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur café… La sucrerie, en projet à Seneffe, apporterait certainement un plus car ce serait un outil performant totalement aux mains de ses agriculteurs-coopérateurs. Encore faudrait-il qu’elle suive la demande des consommateurs, et non celle des marchés internationaux, et qu’elle innove en proposant des produits respectueux de l’environnement et de la santé des gens. Car qui peut vraiment m’expliquer ce qu’on attend, en Wallonie, pour développer enfin un sucre biologique ?

Quant à nos pommes de terre et n’en déplaise à nos amis chiliens, stoppons une fois pour toutes l’exportations vers l’autre bout du monde où l’on est aussi capable d’en cultiver – la pomme de terre n’est-elle pas originaire… des Andes ? – ou de trouver des produits de substitution tout aussi intéressants. Développons plutôt nos propres variétés goûteuses, nos propres patates d’exception, afin que le marché privilégie la qualité plutôt que la quantité. Rappelons ici que la Wallonie dispose d’un centre de sélection variétale très performant. Malheureusement, si on n’y met pas plus de moyens humains, les centres de recherche étrangers – hollandais, entre autres – ne tarderont pas à prendre le dessus en matière de création variétale. Encore une valeur ajoutée qui foutra le camp hors de notre belle Wallonie !

Terminons par quelques propositions simples visant à éloigner l’agriculture wallonne du spectre de la faillite. Commençons par produire l’effort intellectuel qui permette de penser ensemble agriculture et alimentation, plutôt que de prodiguer des soins, chaque jour qui passe un peu plus palliatifs, aux rares agriculteurs qui nous restent encore ! Cela peut paraître insensé mais l’agriculture wallonne ne nourrit pas le Wallon, et encore moins le Bruxellois : quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour le pain, alors qu’un quart de la production est volatilisé en agrocarburants ! Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a -, ils viennent majoritairement d’un peu partout, sauf de nos bonnes terres agricoles. Et il y a plus de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins, que de fromages wallons. Ne parlons même pas ici des produits préparés, des pâtes alimentaires aux desserts la majorité, dont la grande majorité est transformée en dehors de notre belle Wallonie. Est-ce manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramène cette plus-value au plus près de nos agriculteurs ? En tournant le dos, au passage, à tous les pesticides et en développant l’agriculture biologique. En mettant en œuvre la campagne Vers une Wallonie sans pesticides qui propose de basculer vers les alternatives l’ensemble des moyens encore alloués pour la recherche et le développement des pesticides ? Ces propositions seraient-elles, à ce point, insensées ?

Recommencer aussi à cultiver dans le respect du sol – nous ne cesserons jamais de le marteler -, en allongeant les rotations et en remettant de la biodiversité dans nos campagnes. Jamais les insectes auxiliaires ne se multiplieront sur des betteraves traitées avec des néonicotinoïdes. Mais ils le feront volontiers sur les plantes sauvages qui devraient entourer et parsemer tous nos champs wallons, où qu’ils se trouvent et quoi qu’on y cultive, pourvu que ce soit en bio. Ce n’est enfin qu’en remorcelant les parcelles et en y réimplantant haies et bocages que la diversité des cultures participera à la sauvegarde de la biodiversité. Encore une vérité qui dérange, comme disait l’autre…

Transition agricole ?

La conclusion de tout ceci est assez simple à tirer : l’agrochimie industrielle – outre le fait qu’elle utilise énormément de pesticides dangereux pour l’homme et pour l’environnement – met sur le marché de grandes quantités de produits extrêmement transformés – sucre blanc, chips – dont la consommation massive pose – avec l’épidémie galopante d’obésité, notamment – de graves problèmes de santé publique à l’échelle mondiale. Elle ne peut plus feindre d’ignorer longtemps pareille évidence… Le consommateur d’aujourd’hui demande, tout au contraire, des produits de grande qualité appropriés à la spécificité de son alimentation individuelle. La voie qu’empruntera nécessairement la transition agricole semble donc toute tracée, en dépit du combat d’arrière-garde mené par les lobbies productivistes qui font encore la PAC européenne…

Le Réseau RADiS

Pour des filières bio et solidaires à l’échelle des territoires

Nature & Progrès s’associe avec la Fondation Cyrys pour créer le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire – La bio se partage) dans la région dinantaise. Ce nouveau projet, qui se veut être un projet-pilote inspirant pour la Wallonie, nous permettra de travailler sur trois missions qui nous tiennent à cœur : la relocalisation de l’alimentation, le développement de l’agriculture biologique et l’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous. A travers ce dossier, nous vous invitons à découvrir cette nouvelle initiative, et si le cœur vous en dit, à rejoindre le mouvement !

Par Sylvie La Spina

1. Développer des systèmes alimentaires bio, solidaires et pensés à l’échelle des territoires

Les crises sont riches d’enseignements et sont une opportunité de repenser notre société. Dans le domaine alimentaire particulièrement, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité de relocaliser l’alimentation, de renforcer notre attention sur le domaine de la santé en bannissant, une bonne fois pour toutes, les pesticides et de renforcer la solidarité envers les personnes en situation difficile, pour une alimentation bio et locale accessible pour tous.

Relocaliser notre alimentation : il est temps d’agir !

Dans nos régions, ces dernières décennies ont été celles de la révolution alimentaire. Il suffit de remonter quelques générations à peine en arrière pour se rendre compte que nos aïeux ont eu faim. Ils craignaient les mauvaises récoltes, les ravageurs qui pouvaient anéantir les aliments précieusement stockés en hiver. La sécurité alimentaire était en jeu et nombreuses étaient les familles qui produisaient des fruits, des légumes, des pommes de terre, de la viande, des fromages : une sorte d’économie de subsistance qui n’est pas si loin puisqu’elle est encore aujourd’hui majoritaire dans les pays « en voie de développement ». Il est loin, dans nos contrées, ce temps insécurisant ou l’on priait les saints de nous protéger de la faim mais aussi des épidémies de peste, grippe espagnole ou autre virus. Tiens, tiens… En témoignent encore des croix et des chapelles, éparpillées dans les petits villages de nos campagnes… Pourtant, notre société, maintenant habituée aux supermarchés ravitaillés par les industries alimentaires, d’ici ou de beaucoup plus loin, a récemment reçu un électrochoc quand un certain virus a bouleversé le système et révélé sa fragilité. Les avions sont restés au sol, les frontières se sont fermées, et tout le monde a retenu son souffle. Et voici des hordes de consommateurs qui se dirigent vers le système avec lequel ils sentent plus en confiance : les producteurs locaux. Pour éviter la folie des supermarchés et leur stratégie « de masse », pour retrouver de l’authenticité et de la confiance, et davantage de proximité. Bien vite, on s’est rendu compte que les producteurs en circuits courts ne suivaient pas, ce qui a posé la question de notre sécurité alimentaire.

Notre agriculture locale est-elle encore destinée à nous nourrir, et en est-elle seulement encore capable ? Constatons que notre région dépend énormément des céréales produites hors de ses frontières pour alimenter ses boulangeries, que l’autoproduction de fruits et légumes est estimée, en Wallonie, à seulement 17% et que l’industrie alimentaire est dominante, en ce qui concerne les filières viande, œufs et lait. Il y a beaucoup à faire pour améliorer l’autonomie alimentaire locale, pour que les productions locales soient destinées à nourrir les consommateurs locaux !

Local, bio et solidaire, les trois bases du Réseau RADiS

La pandémie de Covid-19 nous a ramenés aux valeurs fondamentales : manger mais aussi être en bonne santé. Et quoi de plus élémentaire qu’une bonne alimentation pour être en bonne santé ! Les impacts des pesticides sur diverses affections, comme les cancers et diverses maladies neurologiques, ne sont plus à prouver. Il est grand temps d’agir, en bannissant définitivement ces produits néfastes pour l’environnement et dont nos systèmes agricoles n’ont pas besoin, comme le démontrent quotidiennement les pratiques de nos agriculteurs bio. A travers sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons« , Nature & Progrès lutte quotidiennement pour bannir les pesticides de notre environnement et de nos assiettes.

La crise d a également démontré la fragilité de notre système social. Pendant la pandémie, le taux de pauvreté a fait un bond, en Belgique, et les demandes d’aides et de colis alimentaires ont explosé. Les stratégies alimentaires territoriales doivent prendre en compte les personnes en situation de précarité financière et/ou sociale, qui représentent une frange de plus en plus importante de la population. Arrêtons de fermer les yeux sur ce problème et attelons-nous tous, dans les domaines où nous sommes actifs, à prendre des mesures pour une société plus juste et inclusive !

Voici donc les trois piliers qui sont à la base du Réseau RADiS et qui motivent nos actions. Nous avons longtemps rêvé d’un système alimentaire plus sain, plus juste, plus local, reliant les producteurs et les consommateurs, de campagnes plus harmonieuses… Il est temps maintenant de passer du rêve à la réalité, en nous concentrant sur un premier territoire, celui de Dinant, où tout est à construire en rassemblant évidemment tous les acteurs, y compris et surtout les citoyens.

2. Le Réseau RADiS, un partenariat entre Nature & Progrès et la Fondation Cyrys

Début 2020, la Fondation Cyrys contacte Nature & Progrès pour discuter d’actions à mener pour développer un système alimentaire bio, local et solidaire dans la région de Dinant. Ce premier brainstorming en appela un autre, deux semaines plus tard, en plein confinement cette fois. L’actualité n’a fait que renforcer les idées défendues par les deux partenaires, qui ont décidé de s’unir pour lancer un projet pilote dans la région de Dinant : le Réseau RADiS. Comme vous le verrez, le projet est une suite logique des actions de nos deux structures. Une initiative dans laquelle nous investissons beaucoup d’énergie et d’espoir.

Une véritable disponibilité humaine

Isabelle Caignet, membre et bénévole chez Nature & Progrès, travaille depuis plusieurs années à la Fondation Cyrys. Elle nous explique l’histoire et les missions de la fondation crée par l’Abbaye de Leffe à Dinant.

« La Fondation Cyrys, nous explique-t-elle, est une fondation d’utilité publique qui, contrairement aux fondations privées, est reconnue par un arrêté ministériel. Elle a été mise en place, en septembre 2017, par les chanoines de l’Abbaye de Leffe qui perçoivent, en effet, des royalties dues à l’utilisation du nom « Leffe » par le groupe brassicole AB-Inbev. Il ne s’agit donc pas d’actionnariat mais seulement de droits liés à l’utilisation d’un nom. Fidèles à une tradition de philanthropie, les chanoines ont créé une fondation pour soutenir des projets locaux allant dans le sens de leurs valeurs.

La publication, en 2015, de l’encyclique Laudato si’, du Pape François, sur la sauvegarde de la maison commune a fortement marqué les chanoines. Ils ont été interpellés par le concept d’écologie intégrale et par la phrase qui dit qu’il n’y a pas deux crises séparées, l’une sociale et l’autre environnementale, mais une seule crise socio-environnementale complexe. Leur volonté fut donc de ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnemental de l’autre, celui-ci étant d’ailleurs souvent le parent pauvre de leur action. Ces deux axes devaient donc être vus conjointement ; la nature ne pouvait plus être pensée en opposition à l’humain mais de manière liée. Leur intérêt, leur curiosité, par rapport à la transition joua aussi un rôle important, dans toutes les dimensions locales, conviviales, participatives, à taille humaine, et d’ouverture à tous.

Tout cela a donc permis à la Fondation Cyrys de voir le jour ; l’équipe s’est étoffée au fil du temps et est aujourd’hui composée de quatre personnes. Les fondateurs souhaitèrent une véritable disponibilité humaine et du temps vraiment consacré à l’action, plutôt que de fonctionner par appels à projets correspondant à une somme à allouer. La Fondation Cyrys privilégie l’analyse, à l’aune des missions qu’elle s’assigne, de projets qui cheminent jusqu’à elle. Les chanoines ont défini une zone d’action privilégiée qui s’étend sur six communes – Yvoir, Dinant, Houyet, Hastière, Onhaye et Anhée – et souhaitent pouvoir constater un impact, à moyen et long terme, sur ce territoire, ce qui n’empêche pourtant pas que les actions puissent également se faire ailleurs, ou bénéficier aussi à d’autres. Leur volonté d’être proches de ceux avec qui ils cohabitent fut une donnée importante dans la mise en place de la Fondation Cyrys. »

Isabelle explique comment la Fondation en est venue à créer, avec Nature & Progrès, le Réseau RADiS. « Un projet, poursuit-elle, travaillant avec les cantines scolaires avait déjà mis en évidence le peu de producteurs bio, en fruits et légumes, dans la région. Contrairement à d’autres régions, il n’existe pas non plus d’initiatives de type Ceinture alimentaire. Une coopérative de producteurs-consommateurs s’était lancée mais n’a pas dépassé le stade des trois ans. Nous avions bien conscience qu’une action d’échange devait être entreprise vis-à-vis des agriculteurs mais nous ne savions pas comment faire. Approcher le milieu agricole demande aussi une certaine légitimité. En tant que membre de Nature & Progrès, il m’a semblé évident, par ma propre expérience du SPG du label Nature & Progrès et du projet Echangeons sur notre agriculture, de faire appel à l’association pour proposer un partenariat. J’ai obtenu le feu vert pour une prise de contact, au début de cette année… »

Nature & Progrès : concrétiser le projet Echangeons sur notre agriculture !

Pendant six années, Nature & Progrès a sillonné la Wallonie pour rassembler producteurs et consommateurs autour de notre alimentation. Ces rencontres ont été l’occasion de mieux se connaître et se reconnaître, de découvrir le monde agricole pour certains, d’échanger des idées pour tenter de répondre à des problématiques comme l’accès à la terre, la crise du secteur laitier ou l’abattage de proximité, par exemple. Un nombre considérable de solutions ont été rassemblées dans le cadre du projet, et compilées au sein de nos brochures largement diffusées vers le monde agricole, politique ou vers le grand public – elles sont toujours disponibles sur le site www.agriculture-natpro.be.

Le projet a mis un coup de projecteur sur différentes thématiques, ce qui a donné naissance à des initiatives. Un éleveur a rassemblé des camarades, dans sa région, pour remettre la main sur la valorisation de leurs productions laitières. Plusieurs producteurs de céréales se sont dirigés vers des cultures panifiables pour alimenter un moulin et des boulangeries. Un projet se développe pour abattre les animaux à la ferme. Toutes ces concrétisations mettent en avant la qualité des idées qui ont émergé des rencontres entre producteurs et consommateurs, et sont autant de pas vers les idéaux défendus par Nature & Progrès.

Si ces projets individuels sont enthousiasmants, certaines initiatives gagneraient à être pensées de manière plus collective, plus territoriale. En effet, le projet Echangeons sur notre agriculture a démontré deux choses : le développement de filières alimentaires bio et locales manque d’outils et de liens. La rencontre et la coopération des acteurs permettrait de mutualiser idées et outils, aboutissant à des initiatives fortes et liées à un territoire. À la suite du développement de l’agro-industrie, nos petits outils de transformation primaire ont connu un déclin mais aujourd’hui nos producteurs, transformateurs et consommateurs, en quête d’autonomie, en ont à nouveau grand besoin. Des moulins, des malteries travaillant à petite échelle, des abattoirs, des fromageries manquent au développement de nouvelles filières alimentaires bio et autonomes. Il est temps de développer un maillage d’outils de transformation collectifs sur les territoires.

Nombreux sont les producteurs qui veulent se diriger vers de nouvelles filières locales. Des transformateurs sont, eux aussi, en réflexion et souhaitent s’approvisionner plus localement. Des consommateurs, enfin, désirent s’investir dans les questions alimentaires, recréer des circuits locaux, soutenir les initiatives de territoire. Favorisons leur rencontre, leur dialogue, pour échanger sur les besoins et les attentes, et construire ensemble des partenariats ! La suite logique du projet Echangeons sur notre agriculture est donc bien là : rassembler les acteurs, échanger mais, cette fois, pour mettre en place la concrétisation des idées, des filières, des outils à l’échelle d’un territoire. Place à l’action !

Le Réseau RADiS associe deux acteurs en réflexion sur notre société, avec des idéaux qui se complètent. La Fondation Cyrys renforce le coté solidaire, inclusif, du projet, tandis que Nature & Progrès apporte une expertise dans le domaine alimentaire et dans les filières. Nul doute qu’avec ces compétences et motivations réunies, notre ambitieux Réseau RADiS sera un modèle qui pourra essaimer partout en Wallonie !

3. Le Réseau RADiS : créer du lien, favoriser le partage

Dans différents domaines, on appelle réseau un ensemble de pôles reliés entre eux par des liens afin d’échanger des informations, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Nous avons choisi d’utiliser ce vocable pour souligner le rôle important de la démarche participative et créatrice de liens sur laquelle repose le projet. Philippe Defeyt, économiste et membre volontaire et enthousiaste du comité de pilotage du Réseau RADiS, témoigne de l’importance du capital social dans le projet.

« Le Réseau RADiS, dit Philippe Defeyt, rejoint un objectif que nous sommes aujourd’hui nombreux à poursuivre, au sein de notre société : des productions durables dans tous les domaines, en cela compris, bien sûr, l’alimentation humaine. J’insisterais personnellement beaucoup plus, au fur et à mesure que se précise le constat de terrain qui est à la fois intéressant et interpellant, sur ce que certains sociologues et certains économistes appellent le « capital social ». Il s’agit simplement des liens entre les gens. Il est très interpellant, en effet, qu’après autant d’années de conscientisation et de mobilisation, de recherches, d’actions et de plans divers, il faille encore constater que des acteurs qui ont potentiellement plein de choses à faire en commun ne se connaissent pas. Là résidera, à n’en pas douter, une partie extrêmement importante du travail effectué sur le terrain. »

Rassembler autour d’un objectif commun et sortir de l’entre-soi

« Il ne suffit pas que les gens se connaissent, précise-t-il. Bien sûr, c’est important car cela signifie que, quand les occasions se présentent, chacun sait déjà à qui il a affaire, qui est sensible à quoi, comment « prendre les gens »… Bien sûr, chacun a également ses propres contraintes et ses propres visions du monde, cela fait depuis toujours partie des réalités. Néanmoins, il faut pouvoir, à un moment donné, être proactif ; il ne suffit pas de dire simplement qu’on rencontre des gens… Car ces rencontres doivent avoir un objet ou, en tout cas, il faut au moins en proposer un dont se saisit qui le souhaite. Ceci entre dans le cadre d’une réflexion plus globale sur notre société : le capital social est extrêmement important dans toutes ses dimensions et il est d’autant plus important dans un cadre de développement durable où il faut être économe de moyens. Chacun ne peut plus faire son petit investissement dans son coin et même les agriculteurs classiques redécouvrent les charmes d’une démarche coopérative qui consiste, par exemple, à partager des équipements lourds. Cela vaut a fortiori pour toutes les démarches de transition… »

« A la mise en place de filières, poursuit Philippe Defeyt, je préfère l’idée de faire se rencontrer les producteurs et les consommateurs, mais aussi les producteurs entre eux, et les consommateurs entre eux. C’est l’avenir, me semble-t-il, à tous points de vue, et pas seulement dans la production alimentaire. Cela vaut aussi dans toute une série d’autres secteurs : il s’agit de liens où chacun apprend de l’autre. Les uns apprennent aux autres ! Une fois qu’on se connaît, ce genre de lien peut très vite devenir informel : j’ai une question, je sais à qui m’adresser, je passe un petit coup de fil… J’ai un doute, je le partage, j’essaie d’apporter une réponse… Au départ, bien sûr, un lien structurel, structuré, est peut-être nécessaire qui serait l’occasion de faire « prendre la mayonnaise »…

Ce qui me semble important, dans cette idée de capital social et humain, c’est précisément de sortir des filières. Même dans le monde économique traditionnel, des rencontres ont lieu au sein de filières données et des gens se parlent et discutent entre eux… Les éleveurs se parlent, les betteraviers se parlent… Mais l’intérêt majeur, dans une perspective de développement durable, est au contraire de sortir de l’entre-soi ! D’abord parce qu’on apprend les uns des autres – une technique de protection contre des nuisibles sera peut-être transposable à des cultures différentes – et qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance juste de ce que l’autre fait. Un exemple dans le domaine de la transition : quand se réunissent des gens qui promeuvent des démarches alternatives, on sait d’avance ce qu’ils vont se raconter. Quand on réunit ces gens avec des « commerçants » et/ou des fermiers plus traditionnels, il est déjà plus compliqué de savoir ce qui va en sortir… Quelle sera l’expérience qui va être profitable pour l’autre ? C’est là tout l’intérêt de sortir de l’entre-soi… »

Prendre le temps et faire le pas

« Il y a bien sûr de nombreux obstacles au développement du capital social, poursuit Philippe Defeyt. C’est d’abord une question de temps or il y a des urgences, surtout dans une période de crise comme aujourd’hui. Il y a ensuite des formes de méfiance et d’incompréhension, des formes de représentation, c’est-à-dire qu’on se fait une image toute faite d’autrui, certains porteurs de projets de transition se méfiant, par exemple, d’entreprises commerciales traditionnelles au sujet desquelles ils imaginent plein de choses… Réduire ces obstacles demande évidemment du temps et du travail mais il faut surmonter ces difficultés qui empêchent la maximisation du développement du capital social et humain à l’échelle d’une région ou d’une sous-région. »

« La transition réside essentiellement, à mes yeux, dans le partage, conclut Philippe Defeyt. Partages d’équipements, de données, de connaissances… Faire en sorte que mon expérience serve à d’autres, qu’il soit possible de réfléchir en sortant de l’entre-soi. Tout cela reste, pour moi, une ligne directrice extrêmement importante. L’agriculture est un lieu magnifique pour faire cela. Il y a une histoire dans le monde agricole, peut-être moins chez nous que dans d’autres pays mais il existe encore des coopératives qu’il faut bien sûr faire évoluer et moderniser. La démarche coopérative est une chose géniale car elle distingue les choses qu’on fera mieux ensemble que tout seul ! Et, au-delà du fait qu’une telle démarche crée des liens, elle l’emporte par son argument économique. Gérer ensemble une coopérative est très bon pour le capital social car, forcément, on se parle. Mais c’est bon également sur le plan économique… Acheter des équipements qui servent très peu est, par exemple, un non-sens économique alors que le faire à plusieurs peut avoir pleinement son sens… »

Comme le projet Echangeons sur notre agriculture, le Réseau RADiS se veut un projet de rencontres brassant un large éventail d’acteurs, tous réunis avec un objectif commun : développer des filières bio, locales et solidaires dans la région dinantaise. Et ça commence… Maintenant !

Développer les filières par la mise en réseau

Le Réseau RADiS travaille sur un territoire comprenant six communes : Anhée, Yvoir, Onhaye, Dinant, Hastière et Houyet. Sur ces communes, une quarantaine de producteurs bio, quatre transformateurs bio, des commerçants, des restaurants et une horde de consommateurs, certains sensibles à nos valeurs, d’autres pas, certains avec des moyens financiers, d’autres, moins… On met le tout dans le chaudron, on chauffe, et… ?

Fabrice de Bellefroid, administrateur de Nature & Progrès, est également engagé comme expert dans le comité de pilotage du Réseau RADiS. Son expérience dans le milieu agricole, au contact des producteurs, et sa participation à différents projets – dont la mise sur pied de la coopérative ADM-bio qui transforme en soupes la production légumière impossible à présenter en magasins – sont une réelle richesse pour la construction de notre initiative. Il témoigne : « Le réseau n’a pas pour objet la création de coopératives d’infrastructures, comme des moulins, mais il s’agit davantage d’aider, d’encadrer et de mettre des personnes en contact. Tout part des ambitions et des volontés de ceux qui sont sur le terrain, à qui on peut, le cas échéant, faire l’une ou l’autre suggestion. Nous avons entrepris une première démarche en direction des producteurs. Nous avons constaté combien, sur une aussi petite région, les agriculteurs ne se connaissaient pas et étaient heureux de se rencontrer pour échanger leurs points de vue. On peut donc penser que, d’une manière très générale, une meilleure connaissance mutuelle des différents acteurs, des questions alimentaires et leur mise en réseau est très riche de potentiel. »

Partir de la production locale ou partir des consommateurs ?

La première étape du projet a donc été de contacter les producteurs bio, de découvrir ce qu’ils produisent et comment ils valorisent leurs productions, et de récolter leurs ambitions individuelles. Nous avons rapidement constaté un intérêt pour la production de céréales panifiables, de nombreux agriculteurs étant déjà producteurs de céréales de qualité standard pour les filières fourragères et énergétiques. Si c’est possible de contribuer à nourrir leurs voisins, ils sont partants ! Mais… Comment créer la filière ? Avec quels outils de transformation, et surtout, pour faire quoi ? Des farines ? Du pain ? Des pâtes ?…

On note aussi un intérêt des producteurs bio pour la diversification des cultures afin d’allonger la rotation, ce qui est bénéfique pour la gestion des adventices et des maladies et pour la fertilité du sol. Fabrice explique : « Ces cultures – quinoa, chanvre… – sont certes nouvelles pour les agriculteurs mais elles offrent de belles plus-values tout en étant réalisables avec le matériel classique. Elles sont pleines d’intérêt au niveau agronomique, au niveau alimentaire et diététique, au niveau des circuits courts, etc. Mais demander à un cultivateur de produire des lentilles ne dit évidemment rien sur la garantie qu’il aura de les vendre… » Et ici se trouve le premier constat de notre étude : les producteurs sont frileux à l’idée de se lancer dans la valorisation de leurs productions, n’étant pas sûrs que les consommateurs achèteront effectivement leurs produits…

Fabrice poursuit : « Nous sommes donc davantage repartis des consommateurs, pour évaluer le débouché. La possibilité d’approvisionner les collectivités semble une piste prioritaire, en collaboration avec l’association Influences végétaleshttp://influences-vegetales.eu/ – qui accompagne les écoles et les collectivités dans l’approvisionnement des cantines en bio en circuit court, en « vrai local » !  » Voici donc une belle opportunité pour développer des filières, vu les volumes que peuvent potentiellement représenter les demandes des cantines scolaires. Mais tout n’est pas si simple : « Nul n’a jamais la garantie de convaincre les parents de demander du bio et local pour leurs enfants, dit Fabrice de Bellefroid, ni que les enfants mangeront finalement les soupes qu’on met dans leur assiette… C’est la réalité du terrain dont on ne parle pas forcément : ce n’est pas parce qu’on place des soupes dans telle ou telle école que les enfants vont ipso facto en boire. Il est cependant beaucoup plus facile de travailler avec les écoles et avec les collectivités qu’avec le consommateur direct. Une autre façon de commercialiser serait de s’appuyer sur les épiceries sociales et solidaires, et les groupements d’achats… »

Une filière faible : les fruits et légumes 

Avec Influences végétales, nous avons donc identifié les besoins des cantines scolaires souhaitant se diriger vers des produits bio et locaux. Mais finalement, quel est le niveau des productions alimentaires locales par rapport à la consommation locale sur notre territoire d’action ? Y a-t-il des filières à développer plus que d’autres ? En réunissant des chiffres sur les surfaces de production – bio et non bio ensemble – et les cheptels animaux – bio et non bio ensemble – dans les six communes, et en comparant leurs productions théoriques avec la consommation des habitants du territoire, on arrive à un constat marquant : les surfaces et cheptels semblent amplement suffisants, et parfois même largement, pour rencontrer, en théorie, les besoins alimentaires des habitants… sauf pour les fruits et légumes ! Les surfaces consacrées aux fruits et légumes ne pourraient couvrir, selon nos calculs, que 4 % à peine des besoins alimentaires des citoyens ! La moyenne wallonne d’auto-approvisionnement alimentaire dans ces filières étant de 17 %, il y a donc beaucoup de travail pour développer cette filière ! Cette étude comparative des surfaces et les cheptels avec les besoins des consommateurs est disponible sur le site internet www.reseau-radis.be.

Selon Fabrice, « ce serait donc une belle occasion de faciliter l’installation de maraîchers, en leur suggérant de se concentrer sur certains types de production qu’ils maîtrisent bien… et en collaborant ! La perspective de pouvoir alimenter des cantines leur permettrait de produire de manière plus conséquente, sans se tracasser pour les rebuts. Un atelier pourrait alors les transformer en soupes à destination des écoles… »

Deux axes de travail prioritaires

Mettre en lien les activités et souhaits des producteurs avec les besoins des transformateurs, des commerçants et des consommateurs, y compris les cantines, est donc une première étape permettant d’augmenter la part des productions bio et locales dans l’assiette du consommateur dinantais. Nous avons particulièrement épinglé deux filières sur lesquelles nous souhaitons travailler : les fruits et légumes bio et les céréales panifiables. Pour la première, il s’agira de comprendre quels sont les freins à l’installation de nouveaux producteurs bio, pourquoi certains ont fait le choix de ne pas se faire certifier bio, de voir comment renforcer l’accès à la terre et comment collaborer pour mutualiser au maximum et atteindre la rentabilité. Pour la seconde, il s’agit de définir les produits finis auxquels nous souhaitons arriver, et mettre en place les outils manquants, en créant, certainement, une activité économique et des emplois. Des groupes de travail vont se mettre en place dès ce mois de janvier, rassemblant tous les acteurs intéressés, pour se pencher sur ces questions.

4. L’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous

Selon une étude de l’IWEPS, un wallon sur cinq est en situation de précarité financière. D’après la Fédération des Services Sociaux, l’aide alimentaire concerne quatre cent cinquante mille personnes en Belgique, soit 4 % de la population ! Les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale, identifiées et gérées par les CPAS, sont près de cent cinquante mille en Belgique, soit 1,3 % de la population, dont 687 sur les six communes de notre territoire d’action.

La situation des personnes en difficulté économique est diverse : personnes sans revenus – chômeurs, exclus du chômage, incapacité de travail -, personnes actives mais à faibles revenus, petites pensions, familles monoparentales – parent actif ou non -, personnes sans domicile fixe… La diversité des situations implique que les personnes ont des besoins différents. Certains sont isolés et ont besoin de contacts sociaux, d’autres ont peu de temps disponible, certains disposent de peu d’infrastructures pour cuisiner, voire pas du tout, etc.

Un certain nombre de freins à l’accessibilité des personnes aux aliments de qualité ont été identifiés : le prix, le manque de temps, le manque de compétences – cuisine, méthodes de conservation… -, le manque de motivation pour cuisiner, le manque de moyens matériels – cuisine, terres, lieu de stockage… -, l’accessibilité physique – la mobilité -, l’accessibilité culturelle, etc.

Les types d’aides alimentaires existantes

L’aide alimentaire repose aujourd’hui sur plusieurs actions. La plus courante est la distribution de colis alimentaires, alimentés par différentes ressources : les produits achetés par le biais des fonds européens, le plus souvent peu périssables, et les produits issus des dons – invendus de grandes surfaces, de particuliers, etc. – recueillis par les courageux bénévoles des associations caritatives. Des infrastructures dédiées aux personnes en situation économique précaire sont aussi offertes, comme les restaurants sociaux et les épiceries sociales. Parfois, les CPAS peuvent aussi distribuer des chèques alimentation permettant aux allocataires de se fournir dans les magasins.

Toutefois, si elle part toujours de bonnes intentions, cette aide caritative présente des limites tant elle met ses bénéficiaires dans une position d’assistanat souvent humiliante, surtout quand les distributions de colis sont publiques, et notamment quand l’accès est conditionné et demande des justifications lourdes qui portent atteinte à la vie privée. Elle peut même être dégradante, les produits alimentaires distribués n’étant pas toujours de bonne qualité, et issus souvent des rebuts, les « poubelles des riches » ! Bref, cette aide augmente gravement le clivage social, en mettant les publics précarisés bien à distance des personnes plus nanties. Elles n’offrent pas aux bénéficiaires les produits répondant à leurs attentes : manque de produits frais, manque de diversité, divergences culturelles, absence de choix… Les programmes d’aide alimentaire visent aussi souvent à pousser les gens à changer leurs habitudes, à les diriger vers une alimentation plus saine et équilibrée, ce qui est perçu comme très moralisateur.

« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ». Source : ATD Quart Monde 2019. L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs.

« Il faut absolument éviter d’enfermer tous les statuts précaires dans un seul et même grand sac, renchérit Philippe Defeyt, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, et plus encore de les enfermer dans « leur » monde. Je ne suis donc personnellement pas favorable au développement des banques alimentaires et des restaurants sociaux qui présentent l’immense défaut de mettre les gens à part. Va-t-on faire des circuits pour les pauvres, des formations pour les pauvres, des bus pour les pauvres, des hôpitaux et des écoles pour les pauvres ? Où va s’arrêter cette logique ? Un pauvre, comme n’importe lequel d’entre nous, a le droit de choisir ce qu’il consomme, d’aller dans les circuits de distribution qu’il souhaite… Que l’on fasse avec lui ce qu’on fait avec tout le monde, c’est-à-dire encourager les gens à mieux réfléchir à leurs choix, oui, d’accord ! Mais comme tout le monde : ni plus, ni moins. Les banques alimentaires et les restaurants sociaux sont des filières qui gardent les pauvres entre eux, en-dehors de la société. »

Vers de nouveaux modèles alimentaires

Il semble donc nécessaire de partir sur de nouveaux modèles d’aide alimentaire basés sur la solidarité et évitant les écueils des stratégies caritatives actuelles. Les solutions devront éviter l’assistanat en impliquant les personnes, éviter le clivage social en créant des liens sociaux et en favorisant une mixité sociale intégrative, reposer sur la solidarité et la convivialité, donner le choix, aller vers la qualité et être adaptées à la situation des différents types de publics. Développer ces nouvelles stratégies d’aides nécessite, par conséquent, de sortir des sentiers battus. Le Réseau RADiS a l’ambition de creuser des solutions d’aides à l’accessibilité des produits bio et locaux plus justes, plus valorisantes pour les personnes qui en ont besoin. Encore un beau défi !

Renforcer l’accessibilité des produits sans porter atteinte aux revenus agricoles

Les agriculteurs sont souvent, eux-mêmes, dans une situation de précarité sociale – isolement – et économique – faible valorisation de leurs productions. Parler, avec les producteurs, d’aider les consommateurs pauvres peut donc faire apparaître quelques crispations sur les visages… Va-t-on encore nous ajouter une pression sur les prix alors qu’il est déjà difficile de vivre de la culture et de l’élevage ?

Selon Fabrice de Bellefroid, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, « il y aura toujours un fossé entre ce que la frange démunie de la population peut dépenser pour se nourrir et les conditions de vie décentes de celui qui produit. Dès lors, de deux choses l’une, soit la prise en charge sociale est accentuée, par le biais d’épiceries sociales par exemple, soit le consommateur est invité à investir une part de son temps, sur le champ, avec le producteur. La réduction de ce fossé fait évidemment partie du projet du Réseau RADiS. »

Toujours selon Fabrice, « l’autocueillette est une solution prometteuse. Le Champ des possibles, à Jupille, montre par exemple qu’un beau panier de légumes hebdomadaire peut ne pas dépasser trois cents euros par an si le travail de récolte, de nettoyage et de préparation des légumes est réalisé par ceux qui les consomment, alors qu’il incombe généralement aux producteurs. C’est donc bien une manière d’avoir accès à de bons légumes frais à des prix extrêmement modiques… On peut également imaginer cela pour les fruits dont la grosse charge en main-d’œuvre grève fortement le prix final. »

Par ailleurs, des magasins coopératifs, permettant aux coopérateurs à faibles revenus d’obtenir un prix réduit en l’échange de quelques heures de travail – réassortiment des rayons, tenue de la caisse… – est également une solution. Echanger un peu de travail contre un prix plus faible, que ce soit en autocueillette ou via des magasins solidaires, implique cependant que les personnes disposent de temps, ce qui pour certains publics est souvent compliqué : personnes ayant deux emplois, familles monoparentales…

Une aide publique sous forme de chèques-alimentations

La Fédération des Services Sociaux, que nous avons contactée pour recueillir leur avis sur la question, soutient le caractère indispensable des aides publiques, et promeut un soutien sous forme de chèques alimentation. Isabelle Caignet, de la Fondation Cyrys, les rejoint. « Il faudrait fonctionner, dit-elle, en lien avec les CPAS, avec des épiceries qui accepteraient des bons d’achat, sans qu’on puisse faire de différenciation, à la caisse du magasin, entre celui ou celle qui s’en sert et le reste de la clientèle… Une sorte de carte de fidélité qui octroierait de substantielles réductions. Les expériences montrent qu’un volet parallèle de sensibilisation reste indispensable : rapport à l’alimentation, ateliers de cuisine, etc. »

D’autres pistes peuvent encore être envisagées : épiceries solidaires mixtes, groupements d’achats collectifs permettant d’acheter, en plus gros volumes et à plus faible prix, des denrées alimentaires, mise en place de potagers collectifs, de cuisines collectives ou de conserveries mobiles, d’ateliers permettant de sensibiliser et de former à la cuisine et à la conservation des aliments… Les idées se multiplient, au fur et à mesure que l’on creuse la question. Reste à les évaluer et à les éprouver afin de faire les meilleurs choix dans les conditions que nous rencontrerons, surtout en fonction des souhaits et besoins réels des personnes que l’on cherche à aider…

L’emploi contre la pauvreté

Le Réseau RADiS a l’ambition de développer des activités de valorisation des productions agricoles bio pour les rendre accessibles aux citoyens de la région. Ces activités seront, sans aucun doute, créatrices d’emplois et/ou pourraient faire l’objet de programmes de réinsertion socio-professionnelle des publics en situation précaire. C’est aussi une piste explorée dans le cadre de notre projet, notamment via une première rencontre avec l’association Cynorhodon, une entreprise de formation par le travail dans le domaine du maraîchage bio et de l’entretien des espaces verts.

Philippe Defeyt nous interpelle sur la nécessité de développer un volet économique solide pour pouvoir intégrer ensuite un volet social d’aide aux personnes démunies. « La question du travail avec les publics précarisés, estime-t-il, doit être au centre des préoccupations ; je serai le dernier à être insensible à cette dimension-là. Je défends assez bien l’idée qu’au vu de la pression du monde économique traditionnel, il faut d’abord et avant tout être des professionnels. Pour faire du maraîchage, il faut un maraîcher ! Il faut qu’il gagne sa vie correctement mais aussi qu’il soit à même de s’organiser pour durer. Quand les démarches économiques sont bien solides, il est alors possible de penser aussi à la dimension sociale : accueillir des stagiaires, travailler avec une Entreprise de Formation par le Travail, collaborer avec un atelier de travail adapté, avec des banques alimentaires, etc. »

Voici donc un beau défi pour notre Réseau RADiS de travailler, en parallèle, au développement des filières bio et locales, sur les aspects de l’intégration sociale et de l’accessibilité de l’alimentation pour tous. Un sujet aussi stimulant que complexe qui nous plongera dans un domaine que nous maîtrisons encore peu, actuellement chez Nature & Progrès, mais qui est d’une importance majeure pour une société plus équitable.

L’humusation, une simple étape du cycle de la vie

Il existe une alternative écologique à la crémation des corps et au pourrissement des cadavres en cimetières. Cette alternative s’appelle « humusation » car elle s’inspire de ce que fait la nature, dans les couches superficielles du sol, où circulent en permanence l’air et l’eau. En fait, c’est ce que nous appelons le compostage qui, en l’occurrence, doit être adapté, normalisé pour convenir à la gravité, à la solennité des funérailles. Ce travail est actuellement réalisé par la Fondation « Métamorphose pour mourir… puis donner la vie ! » – www.humusation.org

Par Dominique Parizel

Introduction

En Wallonie, la légalisation de ce nouveau type de rite funéraire traîne, alors qu’à Bruxelles l’humusation figure déjà, dans la législation, depuis deux ans. Mais qui l’humusation peut-elle encore faire effaroucher, dès lors qu’elle s’effectue dans le strict respect des croyances de chacun ? Peut-être aux lobbies qui prospèrent aujourd’hui sur le business de la mort ? Mais ne sommes-nous pas déjà allés beaucoup trop loin, dans ce domaine-là aussi ? Nous faisons le point avec Francis Busigny, président la fondation susnommée.

Vous dites "retour à la terre" ?

Commençons par un bref rappel théorique à l’usage de ceux qui auraient encore des doutes : la matière organique est la matière issue de tout ce qui fut un jour vivant – du végétal et de l’animal – et qui est ensuite reminéralisée dans le sol, c’est-à-dire fragmentée par les différentes strates d’organismes qui y sont présents, jusqu’à une forme inorganique ainsi disponible pour une nouvelle génération de végétaux qui nourriront, à leur tour, les individus du règne animal et, parmi eux, les humains… C’est le cycle de la vie dans sa plus noble expression… La vie et son cycle, c’est comme la planète bleue, nous n’avons pas l’embarras du choix, que nous le voulions ou non ! Nous avons maintes fois décrit ce fonctionnement complexe de la vie du sol et l’importance de recourir à la technique du compostage pour optimaliser ce processus vital qui permet de fertiliser la terre. Il est pourtant un type de matière organique qu’on omet toujours de considérer dans le cadre du cycle de la vie : nos propres corps, nos propres dépouilles mortelles d’êtres humains… Pourtant, contrairement à ce qui est encore généralement admis, nos pseudo-rites funéraires bafouent aujourd’hui ignoblement le corps, une fois mort : l’enfermement dans des gaines – qu’on dit pourtant biodégradables mais qu’il faut bien rouvrir tôt ou tard – fait de nos cimetières des lieux souvent très malsains, et les apparences d’hygiénisme de la crémation volatilisent corps et cercueils dans de grandes débauches énergétiques… Seule l’humusation semble désormais pouvoir garantir un paisible retour à la terre. Et la technique bien maîtrisée de l’art du compostage le permet rapidement : quelques mois suffisent ! Le terreau ainsi obtenu, mélangé à du lignite notamment – un produit intermédiaire entre la tourbe et la houille, abondant et bon marché -, possède un pouvoir fertilisant comparable à celui de la terra preta. Une précieuse source de vie donc, profitable à un bel arbre, par exemple. Nous sont ainsi symboliquement épargnées la cendre et la pourriture. De quoi renouer sans doute avec de bien belles espérances…

Des principes connus des jardiniers et des agriculteurs bio…

« Nous avons mis au point, explique Francis Busigny, un protocole, un ensemble de notions techniques précises, destiné aux futurs « humusateurs » agréés. Il s’agit d’une marche à suivre permettant d’anticiper toutes les difficultés éventuelles et qui concerne aussi bien les dépouilles humaines que celles des animaux de compagnie auxquels beaucoup de gens sont également extrêmement attachés et qui représentent eux aussi une biomasse non négligeable. Nous préconisons l’installation de buttes de broyat de déchets verts – trois mètres cubes environ – provenant notamment des « parcs à conteneurs ». Les pompes funèbres, ou les « humusateurs » agréés, coucheront, sur un lit d’environ vingt centimètres de broyat, les dépouilles uniquement vêtues d’un linceul en papier crépon qui se dégradera rapidement quand l’intérieur de la butte qui les recouvre montera, de manière tout-à-fait naturelle, à 60 ou 70 °C. Il faut alors que le microbiote de la personne – qui ne meurt pas avec elle – conjugue rapidement ses effets avec les micro-organismes qui dégradent déjà le broyat. Notons que la thanatopraxie actuelle, qui a pour but de « stabiliser le corps », stoppe toute dégradation naturelle, en remplaçant les fluides corporels par des produits « à têtes de mort » qui évitent toute odeur désagréable durant les cérémonies. Ceci est évidemment totalement incompatible avec notre démarche… Nous ajoutons au contraire quelques spécificités par rapport à un compost habituel : notamment, un accélérateur comparable à un « préparat » biodynamique qui permet de ne pas devoir retourner la butte… Après quatre mois environ, la dépouille n’existe plus. Le corps ayant été déposé dans un filet à mailles fines, il est alors aisé de récupérer les éléments qui ne sont pas biodégradables – prothèses en titane, pacemakers, dentiers, amalgames dentaires… – et qui, étant pratiquement intacts, peuvent être facilement recyclés. Le filet permet également d’ôter certains os qui sont émiettés pour être réincorporés à l’humus ainsi créé et qui est épandu sur n’importe quelle surface à fertiliser… Reste à créer maintenant un lieu d’expérimentation – deux cents mètres carrés, par exemple, dans notre centre pilote – qui permettrait la comparaison des différentes pratiques funéraires actuelles. Ce lieu serait clôturé et sécurisé afin d’éloigner les malotrus ; les charognards, eux, ne sont pas attirés puisque, contrairement à de nombreux cimetières, aucune odeur de décomposition n’émanerait de la butte de compost. Il faudrait encore, par la suite, penser à des lieux spécifiques – avec pergolas et coupes-vents, par exemple – où le dernier hommage serait rendu aux défunts. Il n’y aurait, bien sûr, plus de tombes « à demeure » puisque le processus d’humusation, nous l’avons dit, est relativement rapide… »

Les principaux bienfaits de l'humusation

« Une précision importante s’impose, insiste Francis Busigny : enterrer un cercueil à deux mètres de profondeur n’est pas non plus une solution qui permet la dégradation rapide d’un corps. Une telle pratique conduit inéluctablement à de la putréfaction. Il est indispensable, comme dans un compost bien mené, que la circulation de l’air et de l’eau soit toujours optimale à l’intérieur de la butte où la dépouille est en contact direct avec l’humus… Le gros avantage de l’humusation réside dans le fait que la fragmentation des chaînes moléculaires de la matière organique – SARS-CoV-2 y compris ! – jusqu’à leur stade ultime – qui ne coûte pratiquement rien et ne consomme aucune énergie – permet l’élimination des nombreuses molécules qui traînent à l’intérieur des corps. Même les charognards s’empoisonnent, de nos jours, en s’attaquant à nos cadavres, tant nous ingurgitons de médicaments divers ! Ceci explique, au passage, à quel point le processus de compostage est absolument indispensable pour régénérer les sols malmenés par les grandes cultures conventionnelles, tant ils sont gorgés de résidus chimiques divers et tant ils manquent aujourd’hui dramatiquement d’humus…

L’humusation promet également une importante avancée sociale car elle permettra une économie de deux à trois mille euros sur les frais de funérailles : pas de thanatopraxie, pas de cercueil, pas de location de concession, pas de pierre tombale… Au lieu du cercueil, nous préconisons des civières réfrigérantes en inox, munies de couvercles qui ne toucheraient même pas la dépouille, et qui seraient évidemment réutilisables après lavage, comme il en existe déjà dans la plupart des morgues. On se demande d’ailleurs pourquoi ce système n’existe pas déjà en crémation où il n’est guère de bon sens d’incinérer à chaque fois un cercueil ?

Enfin, outre le fait que le terreau obtenu fertilisera la terre et fera pousser des arbres, nous allons également permettre aux gens qui le souhaiteraient d’investir les montants économisés dans une action en faveur du climat. D’après Graine de Viehttps://grainedevie.org/fr/ -, on peut faire pousser quatre arbres avec un seul euro ! Planter dix mille arbres environ permettrait donc de compenser la totalité de l’empreinte écologique du cher disparu / de la chère disparue. Quel plus bel hommage lui rendre aujourd’hui que l’immunité carbone ? »

Comment avancer ?

« Nous attendons toujours l’autorisation de la Région Wallonne, insiste Francis Busigny, de pouvoir mener des expérimentations sur des dépouilles humaines. Des tests, confiés par le ministre Di Antonio à une équipe universitaire, se sont soldés par un lamentable fiasco expérimental, faute d’avoir tenu compte des préconisations qui étaient les nôtres. Nous avons, en effet, été tenus à l’écart du comité de pilotage… La pollution et la pénibilité du travail devaient également être comparée pour les différents types de funérailles. Nous sommes malheureusement sans nouvelles de ces essais… Le compostage est malheureusement une matière trop peu technologique pour intéresser vraiment le monde scientifique. Ses effets sont pourtant bien réels, qu’on le veuille ou non. Nous pensons que l’humusation est une bien meilleure solution que toutes les autres pratiques actuelles, tant d’un point de vue environnemental que social. La situation dans les cimetières n’a jamais été bonne : avant qu’on n’enferme les morts dans des contenants étanches, on se souciait bien peu que les « jus de putréfaction » se soient déjà écoulés dans les nappes phréatiques ; ils n’incommodaient pas non plus les fossoyeurs puisqu’il n’y en avait plus. L’utilisation de gaines étanches n’a fait qu’objectiver la gravité du problème. Pour les pouvoirs publics, l’alternative est donc maintenant de tout brûler car les crématoriums sont là et qu’il faut bien les rentabiliser… Nous ne parlons même pas ici du coût exorbitant que cela représente en énergies fossiles, ni de la pollution, ni même de l’éventualité d’une pénurie ou, tout simplement, de la nécessité de décarboner notre économie ; nous voulons simplement mettre en évidence la perte énorme, pour la biosphère, de la matière organique qui part ainsi en fumée… »

La SCES Humusation permet aujourd’hui de soutenir la difficile avancée de cette pratique nouvelle. Que beaucoup de gens la souhaitent, c’est non seulement soutenir le financement de sa mise en œuvre et faire œuvre de salubrité publique. C’est aussi montrer aux pouvoirs publics hésitants que très nombreux sont aujourd’hui les citoyens qui souhaitent sa légalisation. Il est donc grand temps de mettre en place les infrastructures d’essai nécessaires et de les confier à des acteurs expérimentés et qui souhaitent vraiment aboutir… C’est comme en jardinage et en agriculture : pourquoi s’échiner à faire ce que la nature fait beaucoup mieux que nous ? Et à nettement moindre frais… Au fond, l’humusation, cela va de soi.

C’est beau un arbre dans un cimetière, disait déjà l’humoriste français Pierre Doris. C’est comme un cercueil qui pousse ! Il ne croyait peut-être pas si bien dire…

Vous voulez agir ?

Devenez coopérateurs de la SCES Humusation qui met en place le premier « Centre Pilote pour l’Humusation ». Plus d’infos : www.humusation.org

Dans dix ans, la dictature verte ?

Laissons-nous déranger par un roman qui ne nous projette, non pas dans un univers d’effondrement, mais dans une société qui serait parvenue à maîtriser le réchauffement climatique. À quel prix ? Celui d’une « dictature écolo » ! Alors là, il y a vraiment de quoi polémiquer ! Mais pourquoi s’en priver ?

Par Guillaume Lohest

Introduction

Lors d’un dîner mondain auquel il s’ennuie, Alain Conlang, un chroniqueur télé, tient des propos sexistes : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir. » Des clichés de ce genre, on en entend tous les jours, en Belgique en 2020. Ce n’est pas le cas dans le monde fictif où évolue ce polémiste, et ces propos lui valent un procès. De fil en aiguille, sa situation sociale se dégrade. Lâché par ses amis qui ont porté plainte contre lui, Alain Conlang glisse dans le dégoût vis-à-vis d’une société devenue radicalement égalitaire et écologique. Tout y est sous contrôle : les rapports sociaux et amoureux, les comportements, les paroles, l’habillement, les déplacements, la moindre tasse de café, tout.

Une farce d’anticipation

Dans une interview vidéo pour son éditeur, Ilan Duran Cohen résume l’esprit dans lequel il a écrit ce roman : « Le petit polémiste est une farce, un roman d’anticipation, qui se déroule dans une dizaine d’années. » L’auteur présente son héros, Alain Conlang, comme un résistant à l’esprit du temps, qui regrette une ancienne liberté évanouie. En effet, la vie semble plutôt morne et inconsistante dans la société que dépeint le roman. Les citoyens doivent se conformer à un ensemble d’interdictions et de taxes de toutes sortes. Plus question d’avoir des cheveux longs par exemple, car c’est mauvais pour la planète. La consommation de viande et d’alcool est soumise à des quotas : chacun se promène avec son « carnet de viande » et son « carnet d’alcool ». Les cuisines et salles de bain privées sont interdites, de même que les voitures individuelles. Les relations amoureuses sont régies par un algorithme, et même lors des élections il est recommandé de laisser l’ordinateur voter à sa place. De toute façon, déplore Alain Conlang, « les candidats sont tous les mêmes, ils n’ont que la planète en tête, et la paix, dans le respect absolu de l’autre, aucun d’eux ne dégage vraiment de spécificité qui pourrait m’attirer, à quoi bon choisir, moi aussi je donne ma procuration (1). » Comble de cette société hyper-contrôlée, chaque citoyen est crédité d’un indice social via un système de mapping : tout comportement déviant dégrade la notation. On comprend, du coup, que le héros soit critique !

Un roman qui dérange

Mais pourquoi, vous demandez-vous, pourquoi diable s’intéresser à un roman qui décrit ce qui a tout l’air d’une sorte de dictature verte ? Eh bien, justement, parce que ce roman me dérange, et par conséquent il me fait réfléchir. Il me dérange parce que depuis quelques temps, constatant les impasses de l’écologie mainstream reposant sur la responsabilisation individuelle et l’idéalisme de la transition heureuse, je fais partie de ceux qui en appellent davantage au politique et à la loi, donc à des contraintes choisies collectivement, pour impulser des transformations de société à la hauteur des enjeux. Or Le petit polémiste est un roman, certes humoristique, mais dont le propos est précisément de moquer cette tendance des militantismes d’aujourd’hui, jugée excessive, pour s’inquiéter de l’avenir qu’ils annoncent – ou qu’ils semblent annoncer aux yeux de l’auteur.

Celui-ci est conscient du terrain miné où il s’aventure. « Est-ce qu’on peut rire du réchauffement climatique ? s’interroge-t-il. Est-ce qu’on peut rire du féminisme, de toutes ces luttes actuelles, évidemment complètement légitimes mais… que donneront ces luttes dans une dizaine d’années ? (2) »

Ilan Duran Cohen se dissimule derrière l’humour et la farce – et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de passages très drôles dans son récit – mais il ne peut se cacher longtemps. Son roman propose une réflexion, une mise en garde sur l’évolution du débat de société. Avec un sujet central qu’on ne peut éviter, et c’est là tout l’intérêt de ce livre : que va devenir notre liberté ?

En choisissant de décrire un monde où les luttes climatiques et féministes auraient gagné, l’auteur adopte un parti pris ambigu. D’une part, il sous-entend que ces luttes sont justifiées : « D’ailleurs, on ne trouve plus d’essence, l’industrie du pétrole est défunte et c’est bien fait pour elle – de l’avis de tous. La température sur Terre a cessé de monter, nous sommes sauvés. » Dans le roman, le changement climatique a été maîtrisé, ce qui est en soi une bonne nouvelle. Mais d’autre part, le romancier dit autre chose : il fait comme si les combats actuels ne pouvaient déboucher que sur une société liberticide et ennuyeuse, où tout le monde pense la même chose et où les rapports sociaux sont tellement contrôlés que la vie n’a plus de goût. Or c’est là que le bât blesse : quelle est donc l’idée qu’Alain Conlang, et Cohen à travers lui, se fait de la liberté ? Et surtout, comment en vient-il à considérer que l’écologie ou le féminisme sont en train de gagner la bataille et d’imposer leurs normes à l’ensemble de la société, quand tout indique le contraire ?

Une si particulière liberté perdue

On l’a dit, la vie n’est pas très joyeuse, en 2030, dans le scénario du Petit polémiste. On ne fait plus ce qu’on veut. Les contraintes légales ont explosé. Les habits neufs ont disparu, la viande est stigmatisée, l’alcool réglementé, les voitures privées interdites, tout comme les piscines, le papier, le plastique, les cigarettes, les blagues sexistes. Mais attendez. Arrêtons-nous un instant. Le romancier aurait pu s’arrêter à ces interdictions. Cela aurait fait un vrai débat : est-ce cela la dictature ? Et, à l’inverse, qu’est-ce que la liberté ? Celle de consommer ce qu’on désire sans entraves ? On peut en discuter sans tabou. Accumuler les interdictions est problématique. Mais les interdictions, en elles-mêmes, sont-elles anti-démocratiques si elles sont décidées collectivement, au nom de l’intérêt commun ? Ne pourraient-elles pas, d’ailleurs, être compensées par toute une série d’autres lois, d’autres services collectifs par exemple, qui ouvriraient d’autres possibles, une autre forme de liberté ? Si les transports en commun, une partie de la consommation d’eau et d’énergie, des événements culturels, devenaient gratuits, ne serait-ce pas une extension de nos libertés ? Si l’on pouvait à nouveau circuler librement dans tous les sentiers forestiers, si l’on pouvait construire des habitats légers ou alternatifs sans être assommés de procédures administratives, etc., tout cela ne serait-il pas de l’ordre d’une extension de la liberté ? Bref, on le voit, la description d’une société d’interdits écologiques est mise au service, inconsciemment sans doute dans le chef de l’auteur, d’une conception très spécifique de la liberté, très dépendante des standards de vie hérités des Trente Glorieuses, ces trois décennies où l’on pensait que la croissance économique pourrait durer et couvrir la terre entière de ses bienfaits. La liberté perdue que regrette Alain Conlang a ainsi tous les attributs d’un conservatisme qui s’ignore, d’un attachement à une forme de liberté particulière, confondue avec des comportements surtout déterminés par le règne éphémère de quelques industries florissantes du XXe siècle : tabac, alcool, voiture, agro-alimentaire.

Est-ce cela, le sens profond de la liberté ? Je ne le pense pas. Faire peser davantage de contraintes sur les comportements excessifs de consommation, afin de garantir que chacun ait accès aux biens essentiels, dans la limite des ressources disponibles, est-ce cela la dictature ? Certainement pas. Et Ilan Duran Cohen, implicitement, en fait la démonstration malgré lui. Car, pour donner un caractère réellement totalitaire à son univers, des lois écologiques ou féministes ultra-caricaturales ne suffisaient pas. Pour rendre sa société fictive invivable et oppressive, l’auteur a dû ajouter la surveillance sociale généralisée, les algorithmes, le mapping. Or cette tendance-là, actuellement à l’œuvre, n’a justement rien à voir avec les luttes militantes écologiques et féministes, qui s’y opposent assez radicalement au contraire ! Elle est plutôt le fait des gouvernements et des multinationales du Big Data telles Google, Facebook, Apple, Amazon, Microsoft. L’amalgame opéré entre ces tendances socialement opposées, qu’on n’ose attribuer à la mauvaise foi, n’est au fond pas problématique dans un roman. Mais il laisse penser que l’auteur a une perception assez confuse des dynamiques profondes de la société.

Contraindre sans fracturer

Nos attachements aux comportements de consommation nés au siècle passé ne doivent pas être confondus avec la liberté, soit. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être interrogés avec bienveillance. On peut comprendre ce sentiment du narrateur : « la vision des voitures me manque vraiment, je n’ose l’avouer mais, comme papa, les carrosseries me font rêver, la musique des moteurs, l’isolement réparateur derrière un volant, seul et sans partage obligatoire. » L’attachement à la voiture, comme au supermarché entre autres, ne peut être balayé d’un revers de la main. Si l’on stigmatise leurs usagers, si on les considère comme des « beaufs », cela revient à nier le caractère collectif de notre emprisonnement dans un modèle de société, et on retombe dans le piège d’une écologie qui oppose des héros, colibris vertueux, à des losers, pollueurs irresponsables. Or cette fracture entre bobos des villes et Gilets Jaunes des campagnes, à la grosse louche, est une aubaine pour les leaders populistes climatosceptiques. Que faire ? La question des limites à nos consommations est donc à la fois indispensable et périlleuse. Elle est extrêmement impopulaire et doit pourtant devenir la plus populaire possible. La seule façon de mener ce débat sur l’urgence des contraintes est de le faire avec les gens, et non d’en-haut. Et de commencer par contraindre les plus gros consommateurs, même si l’on sait que cela ne suffira pas.

Vers des dictatures pas vraiment vertes

Le petit polémiste se présente, selon son auteur, comme une exagération de la société actuelle. Un grossissement de ses traits les plus saillants. En situant l’intrigue dans un futur très proche – dix ans – qui ressemble suffisamment fort au présent, le roman ne fait pas du tout partie de la littérature « postapocalyptique ». Nul effondrement ici, pas de hordes barbares cherchant à se nourrir dans un monde dévasté et redevenu sauvage, pas de petites communautés résilientes autogérées cultivant joyeusement la patate douce. Ce rapport à un futur proche est très stimulant pour le débat démocratique car il oblige à se concentrer sur les mutations réellement en cours, et non sur des fantasmes de ruptures globales. Cette échelle temporelle de dix années mène d’ailleurs à la date fatidique de 2030, souvent citée comme ultime échéance pour éviter que le monde bascule dans des enchaînements de catastrophes écologiques irréversibles. L’excellente série anglaise Years and years avait pris le même angle de traitement que Le petit polémiste : une société future légèrement distincte de la nôtre.

A cet égard, une question toute simple peut être posée. Au fond, le risque de basculer vers un modèle de totalitarisme écolo est-il bien réel ? Dans une longue interview à Usbek & Rica, le philosophe Pierre Charbonnier est très clair : « La première question à poser est : est-ce que cela existe ? La réponse est non. Si vous regardez aujourd’hui d’où viennent les propositions politiques les plus anti-démocratiques, elles viennent en général des gens qui veulent sauver des formes de croissance issues du passé. C’est le cas de Donald Trump aux États-Unis avec la croissance fossile, par exemple (3)»

On aurait envie de dire à Ilan Duran Cohen qu’il est certainement pertinent de réfléchir aux croisements entre enjeux écologiques et risques totalitaires, mais peut-être en plaçant les menaces dans leur ordre de réalité et non en les présentant cul par-dessus tête.

Petit polémiste… petit boomer ?

Ce roman mérite d’être lu pour sa radicalité et son inventivité mais pas vraiment d’être pris au sérieux pour son contenu d’anticipation. Non, au contraire, il parle plutôt d’aujourd’hui, dans le sens où son personnage principal est une représentation typique de la cohorte de boomers – et assimilés, peu importe l’âge – qui refusent de regarder en face l’impossibilité que leur monde continue. À la place des limites physiques, posées par le consensus scientifique, à la continuation de leurs modes de vie, ils voient une sorte de religiosité écologique excessive et injustifiée. Cette vision est de bonne foi. Ils ne parviennent pas à voir les choses autrement. Ainsi Conlang décrit-il la jeunesse ayant mené au monde dont il subit la contrainte : « Cette jeunesse n’avait que sa morale en tête, l’égalité absolument, et les dérèglements climatiques dont on ne venait pas à bout, la Terre qu’il fallait ressusciter, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait, ces agriculteurs qu’il fallait punir car ils profitaient de notre bonne terre, ces gamins souhaitaient que leur vie soit juste, comme si c’était possible, c’était facile de les offenser dans la limite du raisonnable. Ils avaient aussi soif de spiritualité, donner un sens à leur quotidien et leur futur, ils cherchaient le divin mais surtout sans Dieu, un concept plus concret, plus cool, moins contraignant. La Planète comme idole suprême convenait à toute cette jeunesse impatiente et implacable. » Ok, boomer. C’est formulé avec style, mais c’est plutôt méprisant pour une génération dont le combat écologiste s’appuie sur un consensus scientifique mondial. On croirait entendre le médecin provocateur Laurent Alexandre quand il titre son dernier livre Jouissez, jeunesse ! C’est un tel déni du caractère catastrophique de la situation qui relève du religieux, et non sa prise en compte par une jeunesse au contraire assez rationnelle pour le coup. La punchline de conclusion du roman, « je préfère être un homme libre dans un monde pollué qu’un esclave respirant de l’air pur » est séduisante mais elle masque mal ce déni d’objectivité, ce point aveugle de toute relativisation des périls écologiques : nous n’allons pas vers un léger souci de pollution de l’air mais vers un monde inhabitable. Se moquer du catastrophisme des plus jeunes, c’est reconnaître à demi-mot qu’on est bien peu familier des rapports du GIEC et de la littérature scientifique contemporaine. Lui trouver un caractère religieux ne signifie qu’une chose : c’est dans les yeux de railleurs, comme ce Conlang, que se trouve l’irrationnel et la dévotion au business-as-usual.

Le petit polémiste donne donc à réfléchir. Non parce qu’on donnerait foi au risque de totalitarisme vert proposé dans le roman mais parce que cette dictature verte, habilement décrite par Ilan Duran Cohen, est un miroir, dans la fiction, d’attachements, de résistances au changement et de discours bien réels aujourd’hui, même s’ils nous semblent en grande partie absurdes et fantasmés. Quoi qu’il en soit, ce roman porte bien son nom : le petit polémiste est à la fois le personnage principal, et le roman lui-même.

Notes

(1) Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues du roman d’Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste, Actes Sud, 2020.

(2) Vidéo sur la chaîne Youtube d’Actes Sud : « Rentrée littéraire 2020, Ilan Duran Cohen, Le petit polémiste. »

(3) « L’écologie est par définition antipopuliste », interview de Pierre Charbonnier dans Usbek & Rica, propos recueillis par Pablo Maillé, 7 mars 2020.

Néonicotinoïdes, retour à la case départ ?

Entre l’appel à l’aide des betteraviers français et l’insurrection des syndicats apicoles et des associations de protection de l’environnement, la question – qui paraissait pourtant définitivement close – de l’usage des « pesticides tueurs d’abeilles » a refait surface, cet été, dans l’Hexagone… L’Europe avait pourtant clairement tracé la voie. Un coup de canif de plus dans la construction européenne ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Après des années de lutte acharnée, les restrictions sur l’usage de plusieurs pesticides néonicotinoïdes, imposées en septembre 2018 par la loi sur la biodiversité de 2016, laissaient croire que l’affaire avançait dans le bon sens. Ô grand regret, ces produits biocides, dont la nocivité, pourtant avérée pour les pollinisateurs – et probablement non moins anodines pour l’homme -, font l’objet de nouvelles mesures dérogatoires annoncées par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La nouvelle fut portée à jour, le 6 août dernier, en réaction au désarroi des producteurs de betteraves français, victimes d’une ravageuse épidémie de jaunisse provoquée par les pucerons. Cette décision, perçue comme un nouveau recul de la part du gouvernement, a mobilisé le soulèvement de trente-et-une organisation nationale qui demandent aux parlementaires de s’opposer à ce projet de loi jugé dangereux et contradictoire (1), vu les dangers avérés de ces substances. Retour sur l’histoire des « néonics » et regard sur les alternatives existantes avec les acteurs de l’association bio des Hauts-de-France…

Les abeilles en péril…

L’emploi de cette nouvelle famille d’insecticides se généralise, dans l’agriculture conventionnelle, dans le courant des années nonante. Dans le même temps, les apiculteurs déplorent d’importantes pertes de cheptel – moins 30% en moyenne – et de rendement – jusqu’à moins 70% ! Ils constatent au fil du temps une hausse toujours croissante de la mortalité des ouvrières. En 2003 l’imidaclopride – agent de traitement préventif commercialisé sous le nom de Gaucho – est le premier néonicotinoïde dont la toxicité est reconnue par le comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (2). Le rapport sans équivoque de ce groupe d’expert, mène le ministre de l’agriculture de l’époque à suspendre l’utilisation de l’imidaclopride dans les cultures de tournesol, grands pourvoyeurs de nectar pour les abeilles. Plusieurs études (3) concernant d’autres substances néonicotinoïdes furent menées, suite à ce rapport, pour en arriver aux mêmes conclusions : ces neurotoxiques s’attaquent au système nerveux des abeilles et sont capables – à faibles doses ! – d’altérer leurs fonctions cognitives – désorientation, problèmes de communication, etc. -, leur capacité de reproduction et leurs facultés d’apprentissage. Avant d’entraîner leur mort ! Il n’est plus possible, à l’heure actuelle, de nier l’effet de ces substances chez les abeilles. Une réalité au demeurant inacceptable pour des insectes « non cibles », comme pour les acteurs de la filière apicole.

…Mais encore ?

Dans le contexte actuel, que représente l’importance de ce constat, alors que les betteraves sucrières ne constituent pas d’importantes cultures mellifères visitées par nos butineuses ? Il faut savoir que les néonicotinoïdes ont la particularité d’être surtout utilisés en enrobage de semence. Un procédé novateur à l’époque de leur apparition, pour garantir une diffusion prolongée de l’insecticide – dans le sol, dans l’eau, etc. -, ainsi que son absorption par l’intégralité de la plante. Or, en 2018, un nouveau rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA ) (4) dévoile un risque d’exposition pour les abeilles aux résidus néonicotinoïdes, par dérive de poussières. Ainsi l’inquiétude ne tient pas seulement au fait que les habitantes de nos ruches entrent en contact avec le pollen ou le nectar des betteraves, puisqu’il leur suffit de survoler un champ traité pour être contaminées… Une originalité, à souligner, de ce rapport est que les experts se sont intéressés aux risques encourus par les abeilles sauvages, telles que les bourdons ou les osmies, qui – sans réelle surprise – ne semblent pas épargnés : « la plupart des utilisations poseraient un risque élevé tant pour les abeilles domestiques que pour les abeilles sauvages« . Et l’évaluation des dangers ne s’arrête pas à cette seule catégorie d’insectes. Qu’en est-il du sort des autres pollinisateurs ? De la microfaune du sol, directement impactée, ou encore des animaux aquatiques ? Diverses études ont prouvé la contamination de l’air, de l’eau, de la terre et des cultures non traitées, ainsi que la vulnérabilité de plusieurs groupes fauniques à ces neurotoxiques, dont la rémanence peut aller de quelques jours… à plusieurs années (5) ! Pourtant, près d’un tiers des insecticides commercialisés aujourd’hui dans le monde sont des néonicotinoïdes. Un fait d’autant plus alarmant à l’heure où l’effondrement de la biodiversité connaît un essor exponentiel.

Des conséquences pour la santé humaine ?

Certains néonicotinoïdes sont classés en tant que cancérogènes pour l’animal et « susceptibles de provoquer le cancer chez l’être humain ». C’est le cas de l’acétamépride ou encore du thiaclopride, également reconnu comme reprotoxique, c’est-à-dire nuisible pour la fertilité et pour le fœtus, dont l’Anses préconisait même le retrait du marché dans un avis paru en 2017 (6). Ledit rapport répertoriait deux cent septante-cinq cas d’expositions accidentelles aiguës, responsables de symptômes variés – troubles digestifs, neurologiques, oculaires et cutanés. S’il n’existe, à ce jour, aucune preuve accablante de la toxicité chronique de ces molécules, la présence de résidus néonicotinoïdes dans des produits d’alimentation courante – fruits et légumes, thé – a toutefois été démontrée (7). Le doute subsiste donc quant à l’innocuité de ces substances pour l’être humain, qu’il est actuellement impossible de confirmer ou d’infirmer.

Vers un nouveau modèle agricole

Le contexte juridique actuel apparaît réellement préoccupant. Faut-il encore sacrifier l’environnement au profit du lobbying des grandes puissances industrielles ? N’y a-t-il pas mieux à faire, pour « préserver la filière sucrière française », que de risquer la santé de tous et la bien portance de la filière apicole déjà fragilisée ? D’autres modèles agricoles existent et semblent prouver leur efficience. En outre, les producteurs de betterave bio n’apparaissent pas – ou très peu – touchés par l’épidémie de jaunisse dont se plaignent les betteraviers conventionnels. Loïc Tridon, chargé de projet au sein de l’association Bio en Hauts-de-France, témoigne : « en 2016, nous avons lancé, avec notre groupement d’agriculteurs bio, un test de production de betteraves sucrières pour l’élaboration de « micro-sucreries » à taille humaine. Dans le cadre de ce projet, nos producteurs ne constatent pas de jaunisse. » Christophe Carroux, agriculteur membre du projet confirme : « il n’y a pas, ou très peu d’impact sur la filière dans la région Hauts-de-France. Ici, nous avons même l’exemple d’un agriculteur dont la parcelle en bio n’est pas touchée, contrairement à celle qu’il cultive en conventionnel. » Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette constatation : « pour nous, les dates de semis sont décalées et interviennent généralement après le 15 avril. Or les semis sont plus précoces en conventionnel, à cause de la nécessité de rendement. En bio, nous avons également des périodes de rotations beaucoup plus longues, de sept à neuf ans, contre trois à quatre ans en agriculture conventionnelle. Nous sommes ainsi moins exposés aux attaques de pucerons.« 

La taille des exploitations et la richesse de la biodiversité environnante jouent aussi un rôle majeur. L’implantation de haies autour des parcelles, par exemple, favorise une présence d’auxiliaires plus importante. Loïc Tridon postule également que « la fertilisation minérale utilisée en conventionnel, apportant plus de protéines, pourrait augmenter la production de sève des betteraves et favoriser ainsi les attaques de pucerons, mais c’est là bien sûr une simple hypothèse à confirmer. » Au sujet de la polémique actuelle, Christophe Carroux nous dit : « on fait machine arrière, avec cette dérogation, mais en vain car on aura, à terme, le même problème dans d’autres filières. Nous devons changer de modèle économique mais il faudrait doubler le prix de la betterave pour que l’agriculteur puisse vivre en bio. Il faut redonner la juste valeur des produits agricoles, afin que l’agriculteur ne subisse pas la course à la productivité en se voyant obligé d’être biberonné par les produits chimiques.« 

Les faits semblent confirmer que nous sommes – une fois de plus – confrontés à une problématique de production industrielle. À quand la création d’une agriculture à taille humaine, respectueuse de l’environnement, du producteur et du consommateur, qui serait vraiment soutenue par nos dirigeants ? Le récent contexte sanitaire, ne devrait-il pas apprendre à ce monde de croissance déraisonnée qu’il doit accepter de ralentir la cadence ?

En Belgique - où l'on déroge déjà -, les conditions de dérogation ne sont pas respectées !

En dépit de nos vives protestations, la Belgique, elle, déroge depuis deux ans déjà ! Un premier courrier avait été adressé par nos soins, au ministre fédéral de l’Agriculture, en date du 15 novembre 2018, pour dénoncer le très mauvais signal qu’une telle dérogation envoyait aux agriculteurs. Nous avons ensuite longuement rappelé, un quart de siècle de lutte, depuis que les apiculteurs français découvrirent, au milieu des années nonante, les dégâts immenses causés à leurs colonies d’abeilles…

Un nouveau courrier, co-signé cette fois par Natagora, Nature & Progrès Belgique, PAN Europe, WWF, Inter-Environnement Wallonie et Greenpeace, se trouve déjà sur la table du ministre Vivaldi de l’agriculture, David Clarinval. Et nous découvrons, à présent, que même les conditions auxquelles ces dérogations sont soumises ne sont pas respectées ! Aucune culture attractive pour les abeilles ne peut, en effet, être semée ni cultivée pendant les deux années qui suivent celle du semis de betteraves sucrières. Les engrais verts fleurissants peuvent être semés à condition que la floraison soit empêchée par un traitement mécanique. Ces conditions ont été très largement négligées : de nombreux champs de betteraves sont envahis d’adventices, entre autres de chénopodes, et ces plantes ont été visitées par les insectes – notamment les abeilles – et les ont exposés à ces produits toxiques. Où est la loi ? Où est le droit ? La « politique autrement », ça commence quand ?

Notes :

(1) 10 raisons pour ne pas voter la dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes, Syndicat National d’Apiculture, 7 septembre 2020.

(2) Imidaclopride utilisé en enrobage de semences (Gaucho) et troubles des abeilles, rapport final, Comité Scientifique et Technique de l’Etude Multifactorielle des Troubles des Abeilles, 18 septembre 2003.

(3) Notamment le rapport de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), réalisé en 2013, à la demande de la Commission européenne.

(4) Questions et réponses : Conclusions 2018 sur les néonicotinoïdes, EFSA, 28 février 2018.

(5) Biodiversité et néonicotinoïdes, revisiter les questions de recherche, Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), 2017.

(6) L’impact sur la santé humaine des substances néonicotinoïdes autorisées dans les produits phytopharmaceutiques et les produits biocides, Anses, 7 novembre 2017.

(7) Alerte aux néonicotinoides dans nos aliments !, Générations futures, 2013.

Changer au contact de l’utopie

Écotopia, d’Ernest Callenbach, est un best-seller américain, récemment retraduit en français.

Il imagine la sécession de trois États de l’Ouest des USA, qui utilisent leur indépendance pour se transformer radicalement.

Vingt ans plus tard, on découvre le résultat par le regard extérieur d’un journaliste. Après les dystopies, une utopie !

Par Guillaume Lohest

Introduction

Imaginez la scène. Un groupe d’amis, après un repas un peu arrosé. Cela cause politique avec passion. Les débats s’intensifient entre deux invités sur la façon dont tourne le monde en général, le système capitaliste, les inégalités, le climat… D’un côté l’utopiste, qui rêve presque de révolution. De l’autre le réaliste, blasé des faiblesses de l’être humain. Arrive ce moment où l’idéaliste est acculé. “Dénoncer, c’est facile, mais dès qu’il s’agit de faire des propositions cohérentes…” Toute personne critique envers la façon dont fonctionne la société s’est déjà vu opposer cette réplique assassine. “Et qu’est-ce que tu proposes comme système alternatif ?

Je ne sais pas s’il est possible ni même souhaitable d’exiger de quelqu’un qu’il dessine un modèle de société clé-sur-porte. Je ne pense pas que ce soit une condition nécessaire pour pouvoir émettre des opinions tranchées et des critiques radicales envers le monde actuel. Toujours est-il qu’un auteur américain a réalisé cette prouesse dans un roman publié en 1975 : avec Ecotopia, Ernest Callenbach a proposé une image très complète d’un modèle de société alternatif. Il y aborde des thèmes aussi variés que l’alimentation, l’agriculture, le temps de travail, la manière de se vêtir, les transports, l’urbanisme, la foresterie, le système politique, la fiscalité, la vie économique, le sport, les loisirs, l’éducation, les médias, etc.

La résurrection des utopies endormies

Pendant des années, une version espagnole de ce roman a traîné dans ma bibliothèque, telle un poids mort. J’avais pourtant été enthousiasmé par la description que m’en avaient faite plusieurs amis. Au temps où les éditions Nature & Progrès publiaient encore, on évoqua même l’idée de tenter une nouvelle traduction associative, car ce livre est longtemps resté introuvable en français, jusqu’à sa réédition en octobre 2018 aux éditions Rue de l’Échiquier. Mais le réalisme prévalut, et Ecotopia poursuivit sa léthargie dans mes rayonnages. Je dois être honnête : les quelques essais de lecture s’étaient alors avérés infructueux. Cela sentait le catalogue de descriptions politiques ennuyeuses. J’abandonnais toujours mais j’avais tort car le contenu de ce roman est décapant et, pour le moins, un formidable stimulant pour l’imagination politique et sociale. Ce n’est pas du Flaubert – les amateurs de style seront déçus – mais ce n’est pas le but : il faut plutôt lire Écotopia comme un essai. La part de fiction y est assez rudimentaire, c’est un ornement. Sans doute était-ce ce qui me rebutait.

Jusqu’à cet été. Le bouleversement des habitudes et du fonctionnement de la société pendant la période de confinement a créé un tel choc qu’un peu partout, dans les colonnes des magazines, dans les articles en ligne, on a vu fleurir des appels à ne pas recommencer comme avant, à éviter un retour à la normale. Et même s’il semble aujourd’hui que tout soit au contraire “rentré dans l’ordre”, les utopies ont repris un peu de poil de la bête. Les réalistes en prennent un coup : la normale est peut-être l’anormal, comme l’ont rappelé certains militants écologistes au plus fort du Covid-19. Bref, il fait un temps à lire des romans utopiques !

Un genre littéraire hérité de la renaissance

Or il se fait qu’Écotopia correspond exactement à ce qu’on appelle une utopie dans le jargon des genres littéraires. Le premier écrit de ce genre est l’œuvre de l’humaniste anglais Thomas More, en 1516, qui est d’ailleurs l’inventeur du terme Utopia. Autrement dit, étymologiquement, un lieu qui n’existe pas, ou pas encore, mais qu’on s’efforce de décrire pour créer une attraction, pour projeter le monde réel et présent vers cette utopie à réaliser. Dans ce premier écrit du genre, un marin du nom de Raphaël Hytlodée décrit à des personnages – réels – de l’époque sa découverte d’une île – l’île d’Utopia – proposant la “meilleure forme de communauté politique”. Tous les aspects de la vie en société y sont décrits méthodiquement, par le biais d’une correspondance entre humanistes de la renaissance.

On retrouve ce procédé dans Écotopia, qui s’ouvre sur ces mots : “Le Times-Post est enfin en mesure d’annoncer que William Weston, notre spécialiste incontesté des relations internationales, va passer un mois et demi en Ecotopia, où il partira en reportage la semaine prochaine. Seules des négociations diplomatiques au plus haut niveau ont rendu possible cet événement journalistique. Pour la première fois depuis que les États de la côte Ouest ont fait sécession et interdit toute visite et toute communication avec les Etats-Unis, un Américain va effectuer un séjour officiel en Ecotopia. (1)” Le roman se présente comme une succession d’articles abordant chacun un aspect particulier du pays visité, entrecoupés de passages sur le mode du journal intime personnel.

Un pays de hippies ?

Car si Écotopia n’est pas une île, c’est tout de même un territoire fermé, aux frontières protégées. Ses habitants ont donc développé, en vingt ans d’indépendance, une culture de la convivialité bien à eux. Dès son arrivée, William Weston est frappé par une foule de petits indices étranges : les soldats écotopiens l’accueillent avec un sourire chaleureux et des paroles franches qui ne se limitent pas à des banalités administratives ; les trains n’ont pas de sièges mais de la moquette au sol, des plantes vertes, des coussins ; les habitants d’Écotopia ont un look bien à eux. Ils “semblent sortis d’un roman de Dickens : souvent assez étranges, mais ni misérables ni délirants comme l’étaient les hippies des années soixante”. Les observations du journaliste américain ne se limitent donc pas aux données chiffrées et à la politique. Il note des détails et des attitudes qui lui semblent nouvelles, une manière d’être, d’exprimer ses émotions dans la population écotopienne. C’est certes un peu caricatural, mais c’est charmant et audacieux. “La manière dont les gens se comportent entre eux – et avec moi – me rappelle sans cesse quelque chose, sans que je n’arrive à savoir quoi au juste. Je me fais toujours prendre par surprise, j’ai l’impression qu’on me propose une chose merveilleuse – une amitié, l’amour, une vérité cruciale – et puis tout s’évanouit en fumée… Par ailleurs, les gens semblent souvent étonnés, peut-être légèrement déçus, comme si j’étais un enfant qui n’apprenait pas très vite. (Mais que suis-je censé apprendre ?)

Le regard que porte William Weston sur les habitants d’Écotopia et sur leur façon de vivre rappelle parfois certains débats polémiques entre générations que connaissons aujourd’hui – et dont nous avons polémiqué dans ces colonnes ! “On dirait des adolescents qui ont rejeté le mode de vie de leurs parents. Cette attitude va sûrement changer.” On croirait entendre Michel Onfray à propos de Greta Thunberg ! Le journaliste semble aussi parfois désorienté : “La vie ici me paraît parfois sortir d’un passé que j’ai peut-être connu en regardant de vieilles photographiques. À moins qu’il ne s’agisse d’un bond en avant : ces gens, tellement américains malgré leurs étranges coutumes sociales, sont peut-être ce que nous deviendrons.

Le choc par contraste

Autre écho à ce que nous avons vécu récemment : le silence des rues. Combien d’entre nous, pendant le confinement, ont pu faire cette expérience inédite d’un monde dans lequel la majorité des véhicules à moteur avaient disparu ? Bien sûr, cela ne fut possible pour nous que par parenthèse, dans un moment de suspension de l’activité économique. Par contre, en Écotopia, c’est la norme ! “J’ai eu mon premier choc, indique Weston, dès que j’ai mis les pieds dans la rue. Tout était étrangement silencieux.” La place laissée aux véhicules – taxis électriques, minibus, fourgons de livraison – est très réduite sur les routes écotopiennes. “L’espace restant, qui est énorme, est occupé par des pistes cyclables, des fontaines, des sculptures, des kiosques à musique et de ridicules jardinets entourés de bancs. Sur tout le paysage plane ce silence presque lugubre, ponctué par le léger vrombissement des bicyclettes et les cris des enfants. Parfois, aussi incroyable que cela puisse paraître dans l’artère principale d’une capitale, on entend même un oiseau chanter.

Comment une telle société peut-elle fonctionner ? Comment les gens travaillent-ils ? Comment se crée et se répartit la richesse ? Quelle est l’alimentation des Écotopiens ? Comment règlent-ils les conflits ? Y a-t-il des partis politiques différents, une opposition, une vie démocratique ? Aucune de ces questions n’est oubliée dans le roman. Et même si les descriptions sous forme d’articles demeurent assez générales, on ne peut que saluer la vision ultra-complète qu’Ernest Callenbach a pu esquisser. Il y a glissé aussi un vrai cheminement du journaliste, presque une initiation. L’intrigue est légère mais pas inexistante : William Weston va s’attacher, se faire des amis. Autant d’ingrédients qui rendent la lecture d’Écotopia agréable, au-delà de ses nombreuses résonances avec notre situation actuelle.

Agriculture, forêts et “état d’équilibre”

Comment ne pas faire un peu de place, ici, au système alimentaire écotopien ? Il est certainement assez proche de la vision défendue par Nature & Progrès ! Voici ce que répond le vice-ministre de l’alimentation au journaliste américain qui l’interroge : “Au bout de sept ans, nous avons réussi à nous dispenser entièrement des engrais chimiques. Cela en partie grâce au recyclage des déchets autrefois déversés dans les égouts, en partie grâce à l’usage généralisé du compost, en partie aussi grâce à la rotation des récoltes et à l’adoption de nouvelles variétés de graines fixant l’azote, et en partie enfin par des méthodes inédites d’utilisation du fumier animal.

L’alimentation des Écotopiens repose sur des produits non transformés pour la plupart. Certains ont été interdits, d’autres mis sur des “listes noires”. Quand Weston s’interroge sur ces pratiques bureaucratiques, la réponse du vice-ministre est surprenante : il explique que ces listes noires “ne sont pas contraignantes mais exercent une pression morale, pourrait-on dire. Elles sont purement informelles et dressées par des groupes d’études émanant de coopératives de consommateurs. D’habitude, quand un produit apparaît sur ces listes, la demande s’effondre.” N’est-ce pas une forme de réappropriation collective de l’alimentation par les consommateurs, un miroir inversé du poids des lobbies dans notre société ?

Le rapport qu’entretiennent les Écotopiens aux arbres et aux éléments naturels en général peut aussi être illustré par une pratique très originale : “tout individu ou tout groupe souhaitant construire une charpente doit d’abord rejoindre et séjourner dans un camp au milieu de la forêt pour y accomplir son “service forestier” : il s’agit d’une période de travail durant laquelle ils doivent en théorie contribuer à la croissance de nouveaux arbres pour remplacer le bois qu’ils vont consommer.” Cette manière de faire est une aberration économique selon William Weston. Mais elle a pour principal avantage de faire prendre conscience concrètement des conséquences de tout usage de ressources ! Car toute l’économie écotopienne repose sur le principe de l’“état d’équilibre”, l’idée – tellement logique au fond – qu’aucune activité ne doit être productrice de déchets, que tout doit donc pouvoir être recyclé, réinjecté dans un cycle naturel. Un roman précurseur des concepts d’économie circulaire et du zéro déchet !

Voir les crises autrement

Mais attendez. Comment un pays entier pourrait-il s’isoler dans une utopie écologique et sociale sans forcément en payer le prix au niveau du système financier mondial ? Ernest Callenbach n’a pas dissimulé cette difficulté. Il fonde même le nouveau système économique d’Écotopia sur un rapport renouvelé à la crise et aux finalités de l’économie. “Quelques militants écotopiens ont alors introduit une nouveauté dans ce raisonnement jusque-là très logique : pour les individus, le désastre économique n’était pas identique à une catastrophe mettant en péril leur survie même. En particulier, une panique financière pouvait se retourner en un bienfait, à condition d’organiser la nation pour qu’elle mobilise tous ses talents, ses compétences et ses ressources énergétiques au service des nécessités fondamentales de la survie.

L’article de William Weston, à propos de l’économie écotopienne, est peut-être le plus stimulant pour l’imaginaire politique. Il détaille comment le pays utopique a réagi face à l’énorme crise qui l’a frappé dès l’indépendance : nationalisation de l’agriculture, moratoire sur les activités de l’industrie pétrolière, reprise en main des acteurs de la grande distribution… Mais aussi : semaine de vingt heures pour partager le travail et lutter contre le chômage de masse, mobilisation générale de main-d’œuvre pour construire un immense réseau ferroviaire et démanteler toutes les industries devenues indésirables. Plus audacieux encore : Callenbach fait reconnaître à ses personnages que leur niveau de vie a fortement diminué avec la disparition du confort moderne. Il propose un contre-modèle d’activité économique entièrement basé sur la survie collective. “À en croire certains témoins, écrit Weston, le cap mis par le nouveau gouvernement sur la survie biologique et rien d’autre renforça la cohésion de la population et la rassura. Les paniques provoquées par des pénuries alimentaires furent, paraît-il, très rares.”

Une telle phrase pourrait faire craindre une société sans vie démocratique ou culturelle, une sorte de gouvernement autoritaire à vocation de survie et rien d’autre. En Écotopia, il n’en est rien : il y a une opposition démocratique, une culture du débat permanent – assez cocasse d’ailleurs – et un nombre incalculable d’artistes spontanés… Ne me demandez pas comment un tel miracle est possible, je vous répondrais qu’il s’agit de littérature après tout. C’est le propre d’une utopie. Cela fait réfléchir. Et peut-être même agir : à Tilff, en région liégeoise, une ancienne pépinière a été transformée en espace de projets – potagers en permaculture, échanges d’idées et de savoir-faire, méditation, école maternelle – par l’asbl… Ecotopia !

Écrire, lire, débattre, à quoi bon ?

Écotopia n’est pas une utopie complète. C’est une semi-utopie. Ministres, habitants, collègues journalistes, tous le disent à William Weston : ce n’est pas parfait mais ça fonctionne, au moins aussi bien que les USA – avec d’autres valeurs. Certains aspects décrits sont même, pour le lecteur, assez rebutants – je n’en dirai rien toutefois. C’est ce qui donne un charme à Écotopia : malgré le parti pris du roman, indéniable, en faveur d’une autre société plus écologique et plus égalitaire dont Ecotopia est l’incarnation, les modalités pour y parvenir demeurent objet de débats, de tensions, d’introspection du narrateur-journaliste.

Cela lui procure un rôle aussi. Un rôle qui donne toute son importance à son travail de journaliste “hors utopie” et, par extension, à toute activité culturelle ou sociale permettant d’augmenter la compréhension collective du monde, le recul critique, la puissance d’agir. “Mon travail est mon principal plaisir dans la vie, dit-il à une séduisante écotopienne. Il me donne un sentiment de puissance, car je m’adresse aux gens, à beaucoup de gens ainsi qu’aux responsables en mesure d’agir. Et puis, en écrivant un article, je me sens compétent, assez intelligent, ouvert et informé pour comprendre des événements hors du commun et les mettre en perspective.” William Weston est assez nombriliste dans cette tirade. Mais si vous lisez Ecotopia, vous verrez qu’il finit par changer au contact de l’utopie. La fiction ne le dit pas mais qui sait si ses articles n’en auront pas changé des milliers d’autres ?

Note :

(1) Toutes les citations de cet article proviennent du roman Écotopia d’Ernest Callenbach, Éditions Rue de l’Échiquier, 2018, traduction française par Brice Matthieussent (1975 pour l’édition originale en anglais).

Fallait-il vraiment annuler Valériane ?

Coup dur pour tous les fidèles du salon Valériane, organisé par Nature & Progrès… Coup dur pour tous les bio de la première heure – et des suivantes – qui aiment s’y retrouver pour bavarder, manger ensemble, trinquer avec enthousiasme… et modération ! En 2020, Valériane n’aura pas lieu ! Fut-ce une sage décision ? Nature & Progrès s’explique…

Interview de Jean-Pierre Gabriel, président du Conseil d’administration de Nature & Progrès.

Propos recueillis par Dominique Parizel

Valériane
- Jean-Pierre, fallait-il vraiment annuler Valériane ?

Le problème est évidemment que personne n’a de boule de cristal. Le pic mondial de la pandémie n’est toujours pas dépassé à l’heure où nous parlons et bien malin qui peut dire où nous en serons début septembre, même en Wallonie… De toute façon, les événements « de masse » sont interdits jusqu’au 31 août, et les dates de Valériane sont d’ailleurs fort proches de cette limite. Or nous avons vu bien des organisations comparables à notre salon « tomber » les unes après les autres… Nous avons tenté de résister le plus longtemps possible, eu égard à la grande fidélité de notre public et de nos exposants mais nombre d’entre eux, par mesure de prudence, se sont eux-mêmes progressivement désistés et rien n’indique qu’une fois septembre venu, notre public aurait jugé raisonnable de tenir un salon dont le principal atout est justement le contact et la chaleur humaine… Préparer un rassemblement festif de plusieurs milliers de personnes, alors qu’une seconde vague de Covid-19 n’est toujours pas exclue, nous est finalement apparu comme indéfendable.

- Une décision particulièrement douloureuse, on l’imagine aisément ?

La balance entre le rationnel et l’émotionnel l’a fait pencher du côté financier ; c’était sans doute l’attitude la plus raisonnable même si les conséquences peuvent être dommageables. Je n’imaginais pas devoir vivre cela, à la tête d’un conseil d’administration que je préside. Nous sommes là, chaque année, sans interruption depuis 1985, une époque où il fallait vraiment beaucoup de courage pour se réclamer de l’agriculture biologique, une période où l’écologie balbutiait et n’était pas encore vraiment prise au sérieux par le commun des mortels… Avec le public fidèle du salon Valériane, nous avons parcouru ensemble toutes les étapes d’une prise de conscience difficile, tout en nous efforçant de l’accompagner de passages à l’acte, pour notre santé et celle de la terre… Nous avons fait, ensemble, notre crise d’adolescence et nous pensions, à trente-six ans, avoir enfin atteint l’âge de la maturité. Un fait inattendu en a décidé autrement… Nous démontrons depuis 1985, par la tenue du salon Valériane, que l’agriculture biologique, le lien direct entre le producteur et le consommateur, l’autonomie en matière d’agriculture et d’alimentation, ainsi que le circuit court évidemment, sont les pistes les plus sérieuses pour nous garantir une alimentation de qualité. Durant le confinement, ce sont justement ces valeurs que les citoyens ont plébiscitées. Le thème de Valériane 2020, « Dès demain du 100% bio et fait maison » était donc, une fois encore, judicieusement choisi. Gageons que nous en reparlerons en 2021…

- Comment nos exposants ont-ils accueilli cette décision d’annulation ? Pourrons-nous compter sur leur participation pour l’édition 2021 ?

Nos exposants nous ont généralement témoigné une grande solidarité et je tiens à les en remercier. Le sentiment dominant était bien sûr une certaine tristesse, liée à la grande incertitude des moments que nous traversons. La grande majorité nous adressa ses encouragements à revenir plus résolus et plus forts encore, à l’automne 2021, jugeant finalement que notre décision était sage, même si elle était évidemment regrettable… Précisons que beaucoup d’entre eux hésitaient à s’inscrire vu les incertitudes qui pesaient sur la possibilité de tenir, cette année, notre salon Valériane, car il restait toujours un gros point d’interrogation pour les événements d’automne. Beaucoup n’y croyaient pas et les inscriptions arrivaient au compte-goutte… Certains trouvaient les mesures sanitaires trop strictes pour permettre un événement convivial et ceux qui avaient une ou plusieurs frontières à traverser craignaient d’être placés en quarantaine lors du retour au pays… Beaucoup évoquèrent des questions de trésorerie ; d’autres avaient déjà beaucoup plus de boulot que d’habitude, vu la confiance renouvelée que témoigna le consommateur durant la crise à tout ce qui est vente directe… Plus de la moitié des exposants avaient cependant déjà répondu présent et se montrèrent très compréhensifs lors de l’annonce de l’annulation, nous assurant de leur présence en 2021.

- Les pouvoirs publics, en ce qui concerne les foires et salons, étaient dans l’incapacité de prédire de quoi la rentrée serait faite ?

Le Conseil d’administration de Nature & Progrès dut se rendre à l’évidence, dans le courant du mois de juin : nous ne pouvions pas continuer à engager des frais pour un salon sans « certitude ». Les gros événements publics, comme les Fêtes de Wallonie, étaient déjà annulés depuis bien longtemps. De petits événements furent ensuite progressivement réautorisés, vu le bon déroulement du déconfinement au début de l’été… Malheureusement, Valériane accueille vraiment trop de monde et un monde qui a tellement de bonheur à être là qu’il aime passer de longues heures entre les murs de Namur Expo…

Nul ne pouvait prédire alors ce que serait vraiment la situation sanitaire au mois de septembre, et à quel stade en serait la pandémie, car rappelons-le le virus est toujours bien présent chez nous, même s’il n’a heureusement guère circulé pendant l’été… Qu’un salon Valériane soit éventuellement un cluster de contamination est un scénario cauchemardesque que nous ne pouvions, en aucun cas, envisager. Il n’est d’ailleurs absolument pas sûr que le public aurait répondu à notre invitation si nous avions voulu courir le risque de maintenir ce grand rassemblement. De toute façon, c’est le public qui a toujours raison, et l’organisateur tort s’il est d’un avis contraire…

- C’est un coup dur pour le secteur bio ?

Non, pas du tout. Au contraire, c’est un peu la « rançon de la gloire » ! La crise du Covid-19 a permis, à l’ensemble du secteur, de franchir un palier important, véritablement boosté par des consommateurs en mal d’une confiance que seul le contact direct, humain, semble désormais en mesure de ramener. Si le secteur bio a souffert, par conséquent, c’est surtout d’avoir à faire face à un volume de travail vraiment inattendu. Mais je crois que, globalement, nos producteurs et nos transformateurs sortent de cet épisode grandis et heureux. La bio fait une nouvelle crise de croissance dont le salon Valériane est, hélas, une très malheureuse victime collatérale. Comme le sont d’ailleurs l’ensemble des manifestations du même genre qui ne trouvent guère de solution pour continuer à exister… Valériane c’est surtout un moment chargé d’émotions où les acteurs de la bio aiment se retrouver pour parler d’avenir. Ce n’est que partie remise, espérons-le…

- Un coup dur pour Nature & Progrès, alors ?

Cela, sans aucun doute… On se souviendra de 2020 comme d’une année particulièrement pénible, du point de vue financier, pour notre association. Toutefois, un salon peu fréquenté et pauvre en temps forts aurait peut-être été pire que pas de salon du tout. Nous ne voulions pas non plus d’allées clairsemées, avec peu d’exposants sans enthousiasme, parcourues par un public méfiant n’éprouvant aucun plaisir à être là. Nous avons donc simplement pris acte du fait que les astres n’étaient pas alignés ! Ce qui n’arrange malheureusement pas nos bidons… Le salon est évidemment le noyau de notre année d’activité, c’est l’élément-pivot de la vie de notre association autour duquel énormément de choses sont structurées. De plus, un tel événement annulé, c’est déjà beaucoup de frais engagés ! En fait, la grande majorité des frais l’étaient déjà. En pure perte, par conséquent…

- C’est également un grand rendez-vous du secteur associatif qui n’a pas lieu ?

Bien sûr ! Nous savons tous que le salon Valériane est beaucoup plus qu’un simple marché – même si c’est toujours le plus grand marché bio de Belgique ! – où l’on vient juste faire ses courses, avec cette originalité chère à Nature & Progrès pourtant qu’on peut y rencontrer ceux et celles qui fabriquent ce que nous mangeons. L’aliment est beaucoup plus, à nos yeux, qu’un vulgaire objet de commerce dont on tire profit… Le secteur associatif, bien sûr, y est très présent et est également particulièrement touché par cette crise sanitaire ; il ne pourra pas non plus, malheureusement, rencontrer son public, en ce début septembre. Toutes les associations sont mises à mal cette année. Or le salon Valériane est, depuis trente-cinq ans, un véritable lieu d’échange et de confrontation d’idées où se retrouvent les associations et où elles peuvent dialoguer en toute tranquillité avec le simple citoyen. Pour beaucoup, le salon Valériane est le véritable point d’orgue qui marque la rentrée. Ne pas retrouver cela, en 2020, accuse encore un peu plus le fait que nous vivons une véritable année charnière… Qui nous mènera vers quoi ? Il faudra encore vivre quelques autres éditions du salon Valériane pour le savoir…

- Un an de perdu pour les grandes revendications de Nature & Progrès ?

Ce serait vraiment exagéré de dire une chose pareille. Néanmoins, c’est évidemment de notre plus belle tribune dont nous sommes privés cette année… Le thème choisi pour l’édition 2020, « Dès demain du 100% bio et fait maison » semble à ce point s’imposer à présent comme une évidence que nous allons lancer, dès ce mois de septembre, un vaste mouvement pour que notre alimentation soit totalement, inconditionnellement et indiscutablement bio. Riche en contacts et en respect humains… Et, plus encore, qu’elle soit faite maison, sans hésitation et exactement comme nous le voulons ! « Faite maison », cela signifie pour nous que le producteur va le plus loin possible dans la transformation de ses productions, en s’affranchissant des intrants et en produisant lui-même les aliments de son bétail et en transformant lui-même ses céréales en farine… Cela signifie aussi, pour le consommateur, jardiner autant que possible pour produire les légumes et cuisiner les bons ingrédients bio achetés chez les producteurs. Et tout cela, bien entendu, dans un esprit d’échange de pratique et de savoirs… Notre association est riche de producteurs et de transformateurs qui ne demandent qu’à proposer les fruits de leur travail, elle est riche de bénévoles férus de jardinage et passionnés de cuisine qui ne demandent qu’à partager leurs connaissances afin d’améliorer l’alimentation quotidienne de tout un chacun… Nous avons des auto-constructeurs qui développent des techniques de construction originales et qui mettent en avant des matériaux issus des sous-produits de l’agriculture de notre région… Pour rattraper le salon perdu, l’année qui vient sera donc parsemée d’ateliers et de conférences, de moments privilégiés sur nos réseaux sociaux et ailleurs qui mettront en relation toutes les personnes qui désirent produire et consommer dans le respect de l’humain et de l’environnement… Nous pouvons donc déjà annoncer qu’au vu de la demande croissante qui se ressent chez nos concitoyens, le thème « Dès demain du 100% bio et fait maison » sera, bien entendu, maintenu pour l’édition 2021. Nous avons toute une année pour le travailler en profondeur… Stimulons dès maintenant les changements qui sont dans l’air et dont le salon Valériane 2021 verra le plein épanouissement !

- Quel effet l’annulation aura-t-elle sur nos activités d’éducation permanente ?

Nous n’insistons sans doute jamais assez sur l’importance que revêt ce grand rendez-vous en matière d’éducation permanente, tant pour Nature & Progrès que pour d’autres associations qui y sont présentes… Nous serons donc contraints de faire l’impasse sur d’importantes conférences ainsi que sur les débats politiques qui sont habituellement programmés à cette occasion. Les activités de clôture de nos projets d’éducation permanente sont également compromises mais ce n’est évidemment que reculer pour mieux sauter car ces activités reprendront, dès cet automne, principalement par le biais de nos groupes locaux…

- Le Covid-19 semble avoir globalement donné un nouveau coup de pouce à la prise de conscience écologique ?

Le scénario linéaire, le business as usual, ne semble plus envisageable pour personne, y compris pour nous. Nous martelons à nos concitoyens qu’ils doivent apprendre à être résilients ; eh bien, soyons-le nous aussi et sachons rebondir pour imaginer un salon encore plus adapté à l’époque que nous traversons… Mais qu’est-ce qu’un salon résilient face à un virus et à une pandémie mondiale, je dois avouer que je n’en ai pas la moindre idée. Des plus jeunes que moi pourront peut-être m’aider à y réfléchir…

- Nature & Progrès pourra-t-il redémarrer de plus belle en 2021 et offrir à son public fidèle une version post-Covid-19 de son salon Valériane ?

Le défi est énorme ! Mais si notre public et nos fidèles exposants le veulent, nous sommes évidemment prêts à le relever. Diverses questions, pas forcément nouvelles, se reposeront cependant avec plus de gravité encore : celle des infrastructures, par exemple, Namur Expo étant toujours plus cher et plus mal adapté à nos besoins… Sans doute aurons-nous un important effort de créativité à produire pour cheminer vers un quarantième salon Valériane. Un salon qui reflète vraiment les enjeux du XXIe siècle…

- Cela traduira, quoi qu’il en soit, un engagement ferme et réaffirmé de la part de Nature & Progrès en faveur d’un monde plus écologique ?

Rien ne sera plus pareil avec le Covid-19, et même après lui… Le monde change et la cause de l’écologie est de mieux en mieux comprise. Elle suscite, auprès des générations montantes, une réelle adhésion positive. C’est donc le moment d’en finir, par exemple, avec ceux qui parlent encore d’ »écologie punitive ». C’est un non-sens ! Les écologistes n’ont pas inventé les crises environnementales et climatiques juste pour embêter les capitalistes et pour empêcher le peuple de s’épanouir en consommant… Au contraire, l’écologie est la solution, sans doute la seule, qu’on puisse apporter à l’épuisement des ressources et au dérèglement du climat. Les faits mettent aujourd’hui le peuple des consommateurs face à ses responsabilités ! L’écologie impose toutefois un changement radical de mentalité : plutôt que d’être celui, ou celle, qui sait tout et qui court partout, il faut d’abord faire la paix avec soi-même et avec le monde alentour. La crise de la biodiversité, la crise climatique nous montrent que l’homme n’est pas au-dessus de la nature : il y en fait intrinsèquement partie ! Toute l’alimentation du monde n’est disponible que parce qu’une mince couche de quelques centimètres de terre produit tout ce que nous mangeons. L’homme, quelle que soit son intelligence et sa richesse, n’est donc rien sans la nature qui l’entoure. Il est inutile de cueillir toutes les pommes pour le seul plaisir illusoire et dangereux de posséder beaucoup de pommes ; il en faut aussi pour les oiseaux, pour les insectes et pour les vaches… Il en faut qui pourrissent par terre pour libérer la semence et donner vie à de nouveaux jeunes pommiers…

En fait, ce n’est même pas vraiment notre problème. Prélevons juste le minimum et regardons la nature faire le reste. Elle fait tout cela beaucoup mieux que nous ne pourrions jamais le faire nous-mêmes – ou qu’une prétendue « intelligence artificielle » pourrait le faire à notre place – et nous serons plus heureux de la voir faire pleinement ce qu’elle fait si bien dans l’intérêt de tous…

Shakespeare est-il aussi vital qu’une variété de légumes ?

Lecture de Station Eleven d’Emily St. John Mandel

Cette analyse se propose de parcourir une nouvelle œuvre de fiction dans le but d’éclairer quelques grands enjeux de notre époque : engagements écologiques, perspectives d’effondrement, idéaux de transitions à opérer. Station Eleven, d’Emily St. John Mandel, met en scène une troupe d’artistes itinérante dans un monde effondré. On y saisit l’occasion de s’interroger sur la place et l’importance de la culture et de l’art dans nos sociétés et dans nos vies…

Par Guillaume Lohest

Introduction

Pourrions-nous faire sans art et sans culture, en ces temps de Covid-19 où les voilà bien malmenés ? Comment expliquer que nous puissions, à la fois, les ressentir comme inutiles et indispensables ? Une célèbre citation, attribuée à Winston Churchill, a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux. Alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage, le Parlement anglais aurait proposé de couper dans les subventions aux arts et à la culture pour les reverser à l’effort de guerre. Churchill aurait alors répondu (1) : “Mais alors, pourquoi nous battons-nous ?

Place de la culture

Quand on réfléchit à un autre monde, moins industriel et moins dépendant des énergies fossiles, plus respectueux de la nature, les premières images qui viennent à l’esprit concernent souvent l’habitat et l’alimentation. Les romans et les films post-apocalyptiques ont le don d’enflammer notre imagination pour les aspects matériels d’une vie qui aurait résisté à des effondrements. Même chose pour les livres sur la transition et les initiatives concrètes : l’alimentaire – potagers collectifs, AMAP, coopératives, circuits courts, etc. – tient le haut du pavé, et de loin !

En pleine pandémie de Covid-19, le monde de la culture a souffert. Dans l’impossibilité d’exercer leur métier, les artistes – mais aussi, plus généralement, les travailleurs socio-culturels – ont pris la parole pour faire entendre leurs difficultés et leurs inquiétudes, mais aussi la valeur de leur travail, leur rôle essentiel dans la société.

Quand l’effondrement de notre civilisation industrielle mondialisée m’apparaît comme une évidence, en tant que travailleur “socio-culturel”, je vous avoue que je me demande parfois à quoi je pourrais bien être utile dans une nouvelle société low-tech. La mini-série “Effondrement”, diffusée sur Canal+ l’an dernier, condensait ce questionnement dans la réplique d’un personnage, habitant un écoquartier autonome et organisé. Voyant arriver un groupe de citadins aux professions intellectuelles, artistiques, commerciales, il dit à ses amis qu’ils ne serviront à rien car ils n’ont pas de compétences utiles. Et en effet : tant de railleries sont possibles envers les artistes, les intellectuels, les écrivains… C’était déjà le thème du célèbre Albatros de Baudelaire : les “hommes d’équipage” d’un navire se livrent à des jeux cruels avec un albatros maladroit et incapable de “marcher”, symbolisant le poète inapte aux tâches plus terre-à-terre, utiles des hommes.

Jouer Shakespeare dans un monde dévasté

Le roman Station Eleven d’Emily St John Mandel s’intéresse à cela notamment : à la vie d’une bande d’“albatros” – comédien.ne.s et musicien.ne.s – dans un monde dévasté par une pandémie foudroyante. Vingt ans après la mort de 99% de l’humanité, une petite troupe appelée la “Symphonie” parcourt les rives du lac Michigan et joue des pièces de théâtre ainsi que de la musique orchestrale. Leurs conditions de vie sont compliquées. “La civilisation, en l’An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d’accalmie : autant dire qu’elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers (2).

Néanmoins, la plupart du temps, la “Symphonie” est bien reçue et se concentre sur un certain répertoire. “Les premières années, il leur était arrivé de jouer davantage de pièces contemporaines, mais le plus étonnant, ce qu’aucun d’entre eux n’aurait imaginé, c’était que le public semblait préférer Shakespeare aux autres œuvres de leur répertoire. “Les gens veulent ce qu’il y avait de meilleur au monde”, disait Dieter, qui avait lui-même du mal à vivre dans le présent.

Avant, pendant et après

Ce roman jongle avec trois moments distincts : l’avant-catastrophe, le moment de la catastrophe, et vingt ans plus tard. Les personnages font le lien entre les époques. Tout commence sur scène, avec la mort d’un certain Arthur Leander, une star de cinéma, en pleine représentation du Roi Lear de Shakespeare. Cet événement a lieu juste au déclenchement de la pandémie de “grippe de Géorgie”, un virus foudroyant très contagieux qui tue en quelques jours à peine. Est-ce une manière de rappeler, comme fil rouge du roman, que les œuvres d’art survivent aux humains qui les créent et les interprètent sans cesse ?

Toujours est-il que ce contraste entre les époques fait naître de multiples réflexions-choc sur ce qui dure et ce qui ne dure pas, sur ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Ainsi, une longue liste énumère une série d’habitudes et de bienfaits que nous pensons acquis, normaux, alors qu’ils sont en réalité des bienfaits extraordinaires. “Liste non exhaustive : Plus de plongeons dans des piscines d’eau chlorée éclairées en vert par en dessous. (…)

Plus d’écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d’électro, de punk, de guitares électriques. Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu’on s’est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner. Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, (…) Plus de pays, les frontières n’étant pas gardées…. Plus d’internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l’écran les litanies de rêves, d’espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l’aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur – brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d’autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d’avatars.

Une vie de somnambules ?

Bien au-delà de cette comparaison globale entre la civilisation et un monde “effondré”, Station Eleven explore l’intimité du vécu et la façon dont les personnages tentent de donner du sens à leur vie. Cette question se pose évidemment autant avant la catastrophe qu’après ! Ainsi un certain Clark en vient-il à s’interroger sur le fait que bien des gens vivent en “somnambules”, que “l’âge adulte est peuplé de fantômes”. “Clark avait bel et bien été un somnambule, menant sa vie routinière dans un demi-sommeil depuis déjà un moment, depuis des années. Il n’était pas spécifiquement malheureux, mais quand avait-il éprouvé pour la dernière fois un réel plaisir dans son travail ? Quand avait-il été pour la dernière fois sincèrement ému par quelque chose ? Depuis quand n’avait-il pas ressenti d’admiration, d’inspiration ?

Il n’est pas anodin que ce soit ce personnage, Clark, qui crée un “musée de la civilisation” installé dans un ancien aéroport, dans le monde effondré vingt ans plus tard. Après coup, après la pandémie, il prend conscience que la civilisation dans laquelle tant de gens vivaient en somnambules était aussi pleine de splendeurs. Il se retrouve à expliquer à des enfants comment décollaient les avions et les fusées.

Ce roman ne propose pas d’argumentaire. Il ne dresse pas le procès de notre monde industriel au nom d’une idéologie ou d’une écologie revendiquée. C’est ce qui le rend encore plus beau et digne d’intérêt : nous sommes laissés en tant que lecteurs à nos spéculations sur le monde réel, sur les crises écologiques, sanitaires, économiques. Pas d’argumentaire donc, mais le déroulement de plusieurs histoires à des années d’intervalle. L’intrigue, qui ne sera pas dévoilée, est passionnante elle aussi. On est captivé par le passé d’acteur hollywoodien à succès d’Arthur, avant son décès sur scène dans Le roi Lear. On découvre, morceau par morceau, ce qui le relie à Kirsten, personnage central de l’intrigue du monde d’après, comédienne de la “Symphonie”. Enfin, on est plongés au cœur du moment d’effondrement avec Jeevan, un ancien paparazzi reconverti en infirmier urgentiste.

Qu’est-ce que l’essentiel ?

Quand ce qui nous semble normal s’effondre, nous sommes face à l’interrogation ultime. Dans une certaine mesure, la pandémie de Covid-19 nous a brutalement incités à y réfléchir. Les personnes engagées dans ce qu’on appelle la “collapsologie” – l’étude des effondrements -, quelles que soient les critiques qu’on puisse formuler à l’égard de leurs points de vue, aboutissent souvent à cette question du sens. Sans leçon morale, Station Eleven explore ce questionnement sur ce qui donne du sens à nos vies.

Le roman y répond-il ? Pas directement. Il raconte, il montre, il décrit. Deux éléments essentiels se détachent de l’entrelacs des histoires racontées : les autres et l’art. Ce n’est pas simple de vivre avec “les autres”, si proches soient-ils. Ainsi est-il dit à propos de la cohabitation dans la “Symphonie” : “tous ces gens, avec leur collection de petites jalousies, de névroses, de syndromes post-traumatiques non diagnostiqués et de rancœurs brûlantes, vivaient ensemble, voyageaient ensemble, répétaient ensemble, jouaient ensemble trois cent soixante-cinq jours par an, compagnie permanente, en tournée permanente.” Mais, malgré ces difficultés parfois insurmontables, ce collectif d’artistes ambulants tient le coup parce que les êtres humains ont besoin de liens. “La Symphonie était insupportable, l’enfer c’était les autres (3), ou les autres flûtes, ou celui qui avait fini la colophane (4), ou celui qui ratait le plus de répétitions, mais il n’en restait pas moins que la Symphonie était leur seul foyer.” Le roman livre d’ailleurs aussi la réflexion contraire : “L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.” On peut sourire : présence des autres ou absence des autres, serions-nous condamnés à un enfer ? Pas de réponse directe….

Les liens, le sens et la beauté : aussi vitaux que les calories

… mais indirectement, l’histoire semble montrer que ce qui est insupportable, c’est l’absence de sens et, aussi, l’absence de beauté. Or c’est sans doute à cela que contribuent la culture et l’art : à donner du sens et de la beauté. On serait bien prétentieux d’essayer de répondre à cette question que personne n’a définitivement résolue : à quoi sert l’art ? Le théâtre, la peinture, la poésie, le cinéma, etc. ? Ou plutôt, puisqu’en termes utilitaires l’art ne sert précisément à rien, pourquoi l’humanité crée-t-elle des choses belles et inutiles ? Pourquoi l’humanité a-t-elle besoin de l’inutile pour vivre ? Peut-être, là encore, pour faire du lien. Entre les époques, entre les gens, entre les questions sans réponse, entre des connaissances apparemment isolées les unes des autres, entre ce qui disparaît et ce qui naît, entre les générations…

Ce qui a été perdu lors du cataclysme : presque tout, presque tous. Mais il reste encore tant de beauté : le crépuscule dans ce monde transformé, une représentation du Songe d’une nuit d’été sur un parking. […] Parce que survivre ne suffit pas.” Sur la caravane de tête de la “Symphonie” mais aussi tatouée sur le bras gauche de Kirsten, cette citation issue de l’univers de Star Trek (5) : “Parce que survivre ne suffit pas.” Cela a beau être une évidence, cette phrase fait jaillir une multitude de liens avec d’autres œuvres, avec d’autres vécus. Par exemple cette bande de jeunes amis, en Syrie, qui au cœur de la répression armée et des bombardements quotidiens par le régime de Bachar Al-Assad, ont consacré leur énergie à créer une bibliothèque pour donner sens à leur existence (6). Par exemple, cette réplique du chanteur et poète Leonard Cohen à qui un journaliste demandait ce qu’était, pour lui, le succès : “le succès, c’est de survivre”, répondit-il avec un sourire un peu triste. Comme si, au fond, il n’y avait pas de distinction si nette que cela entre la survie et la vie tout court. L’art et la création sont, déjà, du domaine de la survie. Comment expliquer, sinon, les innombrables témoignages relatant la vie artistique dans les camps de concentration, dans les prisons, dans les goulags, ces œuvres nées de femmes et d’hommes ayant le ventre vide ? Les pragmatiques peuvent ricaner, on dirait bien que l’humanité a autant besoin de sens et de beauté que de calories alimentaires. Les aubergines ‘Violette de Florence’, les tomates ‘Cœur de bœuf’ et la poésie n’ont rien de contradictoire !

Notes :

(1) Il semble cependant qu’il s’agisse d’une attribution erronée.

(2) Sauf mention contraire, toutes les citations sont issues du livre Station Eleven d’Emily St. John Mandel, éditions Payot & Rivages, 2016 (édition originale en anglais, 2013), traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

(3) Allusion à la célèbre phrase issue de la pièce Huis clos, de Jean-Paul Sartre : “L’enfer, c’est les autres”.

(4) La colophane, résidu solide issu de la distillation de térébenthine – qui vient des arbres résineux -, est utilisée par les musiciens pour donner de l’aspérité au crin des archets d’instruments à cordes frottées – violons, violoncelle, contrebasse.

(5) Créée dans les années soixante, bien longtemps avant Star Wars, Star Trek est une vaste fresque, d’abord télévisuelle, de la conquête spatiale, une Pax americana à l’échelle cosmique consécutive à une période post-apocalyptique…

(6) Voir le magnifique documentaire “Daraya, la bibliothèque sous les bombes”, de Delphine Minoui et Bruno Joucla (France, 2018), ainsi que le livre de Delphine Minoui, Les passeurs de livres de Daraya, Points, 2018.