Survivre & Vivre : un seul et même élan

Lecture de Dans la forêt de Jean Hegland (1)

Si le monde était clair, l’art ne serait pas”, a écrit Albert Camus. Cette analyse se propose donc de parcourir une œuvre de fiction dans le but d’éclairer un enjeu important de notre époque. En ne dévoilant rien d’essentiel à l’intrigue mais en faisant simplement résonner des questionnements, en partageant des éblouissements…

Par Guillaume Lohest

Introduction

La pandémie de Covid-19, dont personne ne sait encore comment le monde s’en relèvera, n’avait pas démarré quand l’idée m’est venue d’évoquer et de discuter ce roman incontournable car sublime. La coïncidence est troublante. Le désarroi que nous traversons, cette incertitude totale sur la forme que prendra l’avenir ne rend que plus nécessaire le fait de se confronter à des histoires qui s’inscrivent dans l’éventualité d’un effondrement de la civilisation.

Une histoire intime

Le monde francophone n’a découvert ce roman qu’en 2017 mais il a été publié, pour la première fois, en 1996 dans une petite maison d’édition féministe américaine, après avoir été refusé… vingt-cinq fois ! Il raconte l’histoire de deux sœurs, dix-sept et dix-huit ans, Nell et Eva, qui affrontent seules l’existence dans leur maison familiale isolée au milieu de la forêt, dans la région de San Francisco, en Californie. Totalement seules : pour des raisons qui demeurent assez obscures, la civilisation s’est totalement effondrée. Il n’y a plus d’électricité, plus de services publics, la débrouille règne en maître. La très grande originalité de ce roman est que, contrairement à la plupart des fictions du genre, l’action n’est pas occupée par des conflits sociaux autour d’un modèle de société post-apocalyptique. Le sujet du livre n’est pas la question du pouvoir et de l’organisation sociale mais le rapport intime de deux jeunes femmes au sens de leur existence, à leurs conditions de survie, au deuil de leurs anciens rêves, et au lien qui les unit.

Le début d’un roman s’apparente souvent à un vase vide ; on ne sait pas encore de quoi il sera rempli mais on nous livre, en creux, l’espace à combler, les questions à traverser. “C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau. (…) Et je dois avouer que ce cahier, avec ces pages blanches pareilles à une immense étendue vierge, m’apparaît presque plus comme une menace que comme un cadeau – car que pourrais-je y relater dont le souvenir ne sera pas douloureux ?

Nell aime les livres. Pour Noël, sa sœur lui a offert un cahier vierge qu’elle a retrouvé derrière une armoire. Eva, elle, aime la danse. Elle a reçu en cadeau ses propres chaussons, patiemment rapiécés. Nell commence à écrire : “Cette année, Noël n’est rien de plus qu’un carré blanc sur un calendrier presque arrivé à la fin, une tasse de thé en plus, quelques instants d’éclairage à la bougie, et, pour chacune de nous, un unique cadeau.

Ce qui nous manque, ce que nous sommes

Ce premier Noël, que les deux sœurs affrontent seules, condense tout ce qui leur manque de leur ancienne vie disparue : les cadeaux, les relations sociales, la présence des proches, la nourriture, la culture, le sens qu’on donne aux jours qui passent. En écrivant, Nell se souvient des Noëls passés, lorsque ses parents étaient encore en vie et que l’électricité fonctionnait parfaitement : “Joyeux Noël semi-païen, légèrement littéraire et très commercial, annonçait toujours notre père” Pourquoi fête-t-on Noël ? a même demandé la jeune fille à son père une année, précisant que la famille n’était pas vraiment chrétienne. “Un peu qu’on ne l’est pas. (…) Nous ne sommes pas chrétiens, nous sommes capitalistes. Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste, que les gens le veuillent ou non. Tout le monde fait partie des consommateurs les plus voraces qui soient, avec un taux d’utilisation des ressources vingt fois supérieur à celui de n’importe qui d’autre sur cette pauvre terre.

Et nous ? En lisant ce paragraphe, on ne peut s’empêcher de réfléchir en écho à nos propres attitudes. Le fait de mettre en opposition une identité religieuse avec notre condition de consommateurs voraces invite le lecteur à s’interroger sur lui-même, sur sa participation plus ou moins consciente à une religion de la consommation, à peine adoucie par quelques achats alternatifs ou labels éthiques. Mais un roman ne juge pas ; il raconte et décrit. Car bien plus loin, ce rapport à la consommation apparaît sous un tout autre angle, un jour où Nell n’en peut plus d’être sans cesse préoccupée par la survie : “Je rêve d’enfourner des sachets entiers de raisins secs, de brûler douze bougies à la fois. Je rêve de me laisser aller, d’oublier, de ne me préoccuper de rien. Je veux vivre avec abandon, avec la grâce insouciante du consommateur au lieu de m’accrocher comme une vieille paysanne qui se tracasse pour des miettes.

Rien n’est facile

La grâce insouciante du consommateur : aurait-on idée de parler comme ça ? Non, bien sûr. Parce que nous sommes nombreux à être aujourd’hui tellement immergés dans cette insouciance que nous ne percevons même plus la dureté d’une vie sans supermarchés et sans chaînes d’approvisionnement. Les idéaux de transition et de décroissance, indispensables pour mobiliser d’autres imaginaires, sont souvent présentés comme des perspectives bucoliques, douces et harmonieuses de retour à la nature et aux choses simples. Méfions-nous de cette idéalisation de la vie paysanne ou de l’autosubsistance car c’est une vie très rude. L’écrivain Jean Giono en fit un petit récit tendrement sarcastique (2), à l’époque où les rêves de chèvres et de Larzac fleurissaient. Il recevait beaucoup de lettres de citadins lui confiant leur envie de devenir bergers. “Ils voient généralement le berger comme un personnage de L’Astrée ou des Lettres de mon moulin, dont tout le travail consiste en promenades, en haltes sous les ombrages, en contemplation du vaste ciel étoilé, une sorte de beau ténébreux dont on justifie la déambulation romanesque avec quelques quadrupèdes herbivores et lainiers qui le précèdent gentiment sur les sentiers d’un monde virgilien.” S’ensuit, sous la plume de Giono, une anecdote délicieuse où il raconte sa propre expérience de quelques jours avec un petit troupeau de moutons. Sa conclusion est sans appel : “Il s’agit bien d’un métier, et qui n’est pas à la portée de tout le monde.” Les gens imaginent qu’ils peuvent quitter leur emploi de bureau ou de fonctionnaire pour aller “garder les moutons dans les collines de Provence, parmi le thym et la sarriette. Les moutons ne mangent pas de ce thym-là. Rien n’est facile.

Revenons à notre roman Dans la forêt. La question de la survie alimentaire est évidemment un fil rouge du récit. À leurs débuts, les deux sœurs ne s’en font pas, elles pensent avoir assez de vivres. “Les étagères du garde-manger regorgent encore des provisions que nous avons achetées lors de notre dernière expédition en ville et des bocaux d’un litre de tomates, de betteraves, de haricots verts, de compotes de pomme (…)” Mais cela ne peut durer que quelques semaines, au mieux quelques mois. Assez vite, elles se retrouvent au centre d’une petite production d’autosubsistance, familière aux lecteurs de Valériane : potager, verger, petits animaux. Des après-midis entiers sont consacrés à la mise en bocaux stérilisés des tomates et autres fruits de conservation. Au passage, Nell bénit la sagesse de son père qui conservait les semences. Mais vraiment, rien n’est facile : “déjà l’hybridation va de travers. Nous avons des plants qui produisent des courgettes rondes et d’autres d’étranges courges vertes. Aucune des graines de choux, d’aubergine ou de radis n’a germé et certains pieds de tomates qui devaient d’après moi donner abondamment car leurs feuilles s’étaient développées avec vigueur n’ont pas une seule fleur.” Jardiniers, je devine votre sourire. Mais ne condamnez pas ces deux sœurs car elles vont se montrer très vaillantes.

Culture et nature : par-delà l’opposition

Produire de la nourriture n’est pas leur unique préoccupation. Eva danse quotidiennement. Sans électricité, donc sans musique, au seul battement du métronome. Elle rêve de retrouver un vieux bidon d’essence égaré quelque part, pour alimenter le générateur et profiter de quelques heures de musique. Ce rêve, dit-elle, lui suffit pour continuer à danser. Nell, quant à elle, se nourrit aussi de savoir. Elle lit l’encyclopédie, méthodiquement, article par article, espérant que cela entretienne ses connaissances pour les futures études dont elle ne parvient pas à faire le deuil.

Mais culture et nature ne sont pas deux univers séparés. Je n’en dirai pas trop, bien sûr, car vous devez lire ce roman en en conservant toutes les surprises principales. Alors restons dans le domaine alimentaire. Vient un moment où, pour manger, il devient nécessaire de se tourner vers les plantes sauvages… Nell prend alors conscience de son ignorance savante. “J’ai étudié la botanique. Je m’y entends en morphologie et physiologie végétales. Je sais comment les plantes poussent et se reproduisent. Je sais identifier une cellule végétale au microscope, dresser la liste des réactions chimiques qui provoquent la photosynthèse. Mais j’ignore le nom des fleurs que nous avons déposées sur la tombe de notre père. J’ignore le nom des mauvaises herbes que nous arrachons du potager ou même quel type de feuilles nous utilisons en guise de papier toilette.” Elle se met donc en quête d’un ouvrage qui pourrait l’aider. “J’ai trouvé Les Plantes indigènes de la Californie du Nord sur une étagère du haut entre Madame Bovary et un ouvrage sur la Guerre d’Espagne.” Cette petite phrase dit tout, elle réconcilie, sur une étagère de bibliothèque, nature et culture, vie et survie, rêve et réalité, guerre et paix. Elle rappelle, en écho, une autre formidable réplique de leur père, sorte de condensé de ses valeurs éducatives : “Mes filles ont la jouissance de la forêt et de la bibliothèque municipale”.

Mais cela ira bien plus loin. En alimentation, fruits et légumes ne suffisent pas. Nell, qui porte ce souci, se tournera vers des modes de subsistance encore plus spartiates. Leur nourriture proviendra de plus en plus de la forêt, de moins en moins de leur production. Elle se met en tête de réaliser de la farine de gland. Et ça, chers jardiniers, cela m’étonnerait que vous soyez allés jusque-là. “Un gland frais a un goût de cérumen. Il fait se froncer la langue, dessèche la bouche et laisse une amertume qui demeure longtemps après qu’on l’a recraché. J’ai mis plusieurs jours à trouver une façon de sécher, décortiquer, peler, piler, filtrer et cuire les glands. Au début j’écrasais les glands décortiqués avec un marteau puis je me servais du rouleau à pâtisserie en marbre de Mère pour essayer de les moudre sur une pierre plate qu’Eva m’avait aidée à sortir du ruisseau. Mais moudre des glands ne fait que les transformer en une pâte impossible à filtrer car l’eau ne passe pas à travers.

Dans ses tentatives et ses échecs, Nell découvre aussi de la beauté qui ne sort pas des livres. “Mais j’ai appris quelque chose que l’encyclopédie ne sait pas – quand la lune est croissante, on peut l’atteindre et tenir délicatement sa courbe externe dans la paume de la main droite. Quand elle est décroissante, elle remplit la paume de la main gauche.

Vivre un moment de basculement ?

Ce roman vaut la peine d’être lu aussi pour tout ce que je ne dévoile pas : les rebondissements de l’intrigue et de la psychologie, du lien unissant les deux sœurs et du rapport avec le monde extérieur. Il résonne par ailleurs incroyablement avec notre actualité. Voyez plutôt : “Il m’a raconté comment la grippe était survenue et m’a parlé du choc et de la colère et de la terreur des gens quand ils se sont rendu compte qu’il n’y avait personne ni rien pour les soigner. Il m’a décrit la peur de la contagion qui s’était emparée de la ville, comment les gens avaient arrêté de se serrer la main et de partager un repas, comment ils se cachaient chez eux et pourtant mouraient, ils allaient bien, et la semaine d’après, ils étaient morts.

Une histoire reste une histoire. À quoi bon lire alors ? Peut-être pour enrichir nos perceptions, notre mémoire, nos visions du monde. Nous n’apprendrons pas à biner dans un roman mais nous pouvons élargir nos capacités d’appréhender des situations et des émotions que nous ne connaissons pas, ou pas encore. Umberto Eco, peu avant sa mort, dans une lettre de Noël à son petit-fils, l’exhorte à cultiver sa mémoire notamment grâce aux livres : “Viendra le jour où tu seras un vieil homme et tu auras le sentiment d’avoir vécu mille vies. Car tu auras l’impression d’avoir été présent à la Bataille de Waterloo, avoir assisté à l’assassinat de Jules César”. Et il poursuit, impitoyable : “Mais tes amis qui n’auront pas cultivé leur mémoire auront juste vécu une seule vie, la leur, probablement un peu triste et en tout cas, pauvre en grandes émotions fortes.

Ce n’est pas exactement ce genre d’événements que relate Dans la forêt. Quoique. On peut aussi y trouver des résonances avec l’idée que l’histoire est peut-être en train de basculer, pas forcément vers le pire. “En même temps que l’inquiétude et la confusion est apparu un sentiment d’énergie, de libération. Les anciennes règles avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de ce bouleversement, de réfléchir à tout ce qu’on aurait appris – et corrigé – quand les choses repartiraient. Alors même que la vie de tout le monde devenait plus instable, la plupart des gens semblaient portés par un nouvel optimisme, partager la sensation que nous étions en train de connaître le pire, et que bientôt – quand les choses se seraient arrangées -, les problèmes à l’origine de cette pagaille seraient éliminés du système, et l’Amérique et l’avenir se trouveraient en bien meilleure forme qu’ils ne l’avaient jamais été.” Pourquoi pas ? Notre histoire n’est pas celle de Nell et Eva ?

Notes :

(1) Sauf mention contraire, tous les extraits cités sont issus de : Jean Hegland, Dans la forêt, éditions Gallmeister, 2017, traduit de l’anglais (américain) par Josette Chicheportiche (édition originale en anglais, Into the Forest, 1996).

(2) “Rien n’est facile”, dans Jean Giono, Les trois arbres de Palzem, Gallimard, 1984, pp. 106-112.

Des histoires pour dynamiter l’impasse écologique globale

Les récits de fiction peuvent-ils nous aider dans nos façons d’envisager l’avenir de nos territoires, nos modes de production et de consommation, nos techniques, nos modèles de société ? À quoi bon se raconter des catastrophes probables ? Que signifient les récits apocalyptiques ? Ont-ils quelque chose à apporter aux luttes écologistes actuelles ? On parlera ici du pouvoir de l’imagination, de catastrophes, de fin du monde, de littérature et de techniques.

Par Guillaume Lohest

Introduction

C’est à Rob Hopkins, le fondateur du mouvement de la transition, que je dois d’avoir réconcilié deux univers qui m’avaient semblé, jusque-là, incompatibles. Je veux parler de l’écologie et de la littérature.

L’écologie, c’était pour moi quelque chose de pratique, un rapport aux choses : consommer moins et mieux, faire son potager, choisir tel ou tel matériau, utiliser les transports en commun… C’était aussi une affaire politique : les lois devaient évoluer pour favoriser ce type de comportements. La littérature, quant à elle, était de l’autre côté d’une frontière bien entretenue par le sens commun : au mieux un loisir intéressant, au pire un truc d’intellos qui n’aidait pas vraiment à changer le monde. Je passais, pour ainsi dire, de l’une à l’autre. Mon mémoire sur l’apocalypse à peine terminé, j’avais sauté à pieds joints dans l’univers de la décroissance. Il s’agissait de faire pousser des légumes, de vivre de peu et de faire exploser, avec ce mot-obus, l’imaginaire de la croissance et de la technologie. Baudelaire, Rilke, Neruda et Cie ne nous seraient d’aucun secours face à la piéride du chou ou aux invasions de limaces. Amélie Nothomb et Marguerite Yourcenar ne nous aideraient guère à développer le maraîchage biologique, les monnaies locales et les transports en commun.

Mettre l’imagination au pouvoir

Rob Hopkins, lui, écrivait autre chose en introduction de son Manuel de transition. “Nous avons besoin de nouvelles histoires dépeignant de nouvelles possibilités, propres à resituer le lieu où nous nous voyons par rapport au monde qui nous entoure, à nous donner envie de considérer les changements qui nous attendent, en ayant hâte de découvrir les possibilités qu’ils renferment et qui, en dernière analyse, nous donneront la force d’émerger de l’autre côté, dans un monde nouveau mais plus nourrissant. (1)” Rob Hopkins ne parlait pas alors d’histoires au sens des romans de Jack London ou d’Alexandre Dumas, par exemple. Non, il évoquait la nécessité d’une force d’attraction vers l’avenir, en créant une vision positive et en multipliant les récits de toutes les initiatives déjà en route et porteuses d’alternatives. Dix ans plus tard, Rob Hopkins poursuit dans cette voie. Son nouveau livre – From What Is to What If, à paraître, en français, en avril 2020 – aborde le pouvoir de l’imagination. Il invite à passer de ce qui existe à ce qui pourrait être, à travers ces deux petits mots : Et si… ? « Ce ne sont pas les graphiques qui aident ; les gens ne se sentent pas concernés, ils se mettent en retrait. Par contre, quand je raconte des histoires qui leur ressemblent, je les touche, je les sensibilise (2)« . 

Libérer l’imagination, la mettre au pouvoir : l’insistance sur cet aspect des choses est un premier pavé lancé dans la mare de l’écologie pratique – celle des techniques – et de l’écologie politique – celle des idées. Mais, pour Rob Hopkins et en général dans tout le mouvement de la transition, cette mobilisation de l’imaginaire doit être obligatoirement positive. Par cet aspect, le mouvement de la transition reste, d’une certaine manière, assez conventionnel. Car c’est bien toute la société qui entonne ce refrain, des conservateurs aux publicitaires en passant par les mouvements citoyens : “Non aux prophètes de malheur, non aux prédictions apocalyptiques !” Le refus des récits catastrophistes serait-il une sorte de pensée-réflexe ?

Pourtant, une brèche semble s’être ouverte dans ce dogmatisme de la positive attitude, en particulier depuis l’émergence de la thématique de l’effondrement et de la collapsologie. Or il faut reconnaître que ce nouveau récit, nettement catastrophiste, a fait une percée au moins aussi importante dans l’opinion publique que celle de la transition, et qu’il a même contribué davantage à mettre en avant l’urgence absolue face à laquelle nous nous trouvons. Mais le plus incroyable, c’est qu’il semble que ces deux options – transition tout sourire et effondrement inéluctable – ne soient pas vraiment contradictoires en termes de sensibilisation. Au contraire, elles ont ensemble un effet boule de neige. Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui passent d’un univers à l’autre, comme si l’imagination positive et l’observation des catastrophes étaient les deux faces d’une même pièce. Le film Demain, par exemple, qui se voulait résolument positif, avait pour élément déclencheur une prise de conscience 100% catastrophiste.

Rouvrir le temps

L’opposition entre imaginaire positif et catastrophisme serait donc un faux débat. Comment expliquer cela ? Allons chercher quelques éléments de réponse auprès d’un professeur de… littérature comparée. Dans son ouvrage Fabuler la fin du monde, Jean-Paul Engélibert explore la puissance critique des fictions d’apocalypse. Selon lui, “les fictions de la fin du monde ont quelque chose à nous apprendre. Elles ne sont pas toutes des prophéties lancées par des marchands d’apocalypse jouant sur la fascination et la terreur. D’ailleurs, elles ne racontent presque jamais des fins absolues. (3)” Son livre explore diverses fictions, des séries, des films et des romans, pour montrer que les récits d’apocalypse n’ont pas pour fonction principale de susciter l’effroi, mais plutôt de “rouvrir le temps” – comme le signalent les théologiens depuis longtemps. L’opposition ne se situe donc pas entre “pensée positive” et “scénario-catastrophe” mais entre la prison du temps présent et la réouverture de l’avenir par le récit. Nous vivons depuis la fin du vingtième siècle, signale Engélibert, dans ce que François Hartog a appelé le “présentisme”, c’est-à-dire une perception du temps qui n’avance plus vers autre chose que lui-même. On ne croit plus vraiment au progrès ou à la révolution. Nous sommes donc comme enfermés dans un présent interminable sans alternatives. Cela rejoint le célèbre “TINA” de Margaret Thatcher, there is no alternative : il n’y a pas d’alternative au capitalisme mondialisé. Il semble impossible de lutter avec succès contre le réchauffement climatique, contre l’épuisement des ressources et l’extinction des espèces. Impossible car, comme l’a écrit le philosophe Mark Fisher, le capitalisme récupère tout. Il est comparable “à la Chose dans le film éponyme de John Carpenter : une entité monstrueuse, infiniment malléable, capable de métaboliser et d’absorber tout ce qu’elle touche. (4)” 

Or ce présent sans alternatives assombrit notre rapport au futur. Celui-ci n’est plus perçu comme une promesse – vers autre chose de mieux – mais comme une menace incorporée au présent, une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Difficile de ne pas voir l’écho de cette image dans notre rapport au réchauffement climatique, pour ne citer qu’un exemple. Si l’on ose évoquer la réalité des catastrophes, on est qualifié de prophète de malheur. Toute idée un peu trop radicale est stigmatisée comme irréaliste, idéaliste. Tyrannie du pragmatisme, du juste milieu et de l’optimisme, qui sont l’esprit du temps présent. Les catastrophes n’ont pas voix au chapitre mais elles ne disparaissent pas pour autant : elles épaississent la menace ! Cette impasse du présent est perçue par de plus en plus de citoyens, gonflant les rangs bigarrés des déprimés, des désabusés, des nihilistes, des enragés. C’est une perception confuse mais tenace. Certains en arrivent à désirer l’embrasement, la catastrophe, l’effondrement : “tout mais pas ce piège du présent”, se disent-ils en quelque sorte, grisés par la possibilité “qu’il se passe quelque chose”. Version contemporaine de la vieille rengaine : “il nous faudrait une bonne guerre”.

On sait, dans la réalité, ce que ce “quelque chose” a de douloureux. Inondations, incendies, tornades, crash boursier, canicule, guerre civile… Quelle que soit la forme de ce “quelque chose” qui nous sortirait de la tyrannie du présent, il est cependant inhumain et immoral de le désirer. Que faire alors ? C’est ici que le pouvoir de la fiction et des récits peut aider. “Imaginer la catastrophe déjà réalisée, écrit Engélibert, se placer après, faire comme si le monde était déjà détruit, c’est faire tomber cette menace. Le présent, aboli, n’exerce plus sa tyrannie. On change d’horizon et on autorise le déploiement de possibles en envisageant autrement le temps. Car se placer à la fin des temps, c’est une manière de penser le temps de la fin – ce qui n’est pas la même chose. (5)”

Des questions techniques dans la fiction

Je ne suis pas fou. Je sais bien que tous les romans du monde ne sont d’aucun secours face à une sécheresse, une carence en azote, un défaut d’isolation ou une fissure dans un réacteur nucléaire. Les problèmes que nous avons à affronter exigent des réponses techniques. Mais il faut peut-être prendre le problème à l’envers. La plupart des grandes figures de l’écologie nous répètent depuis des années que les solutions techniques existent. Pour nourrir le monde grâce à l’agroécologie, pour isoler nos maisons en matériaux locaux et naturels, pour mieux redistribuer les richesses, pour se passer de l’énergie nucléaire, pour décarboner l’économie, etc. Dans tous les domaines, selon l’adage marketing, “des solutions existent”. Mais alors ? Il est peut-être temps d’accepter l’idée que l’existence de solutions techniques ne provoque pas, par elle-même, de changement de société global. Parce qu’une société, c’est tout autre chose que la somme des choix individuels. C’est une structure, une culture dominante, un complexe caractérisé aujourd’hui par son enfermement dans le “présentisme”, le “TINA” ou le “réalisme capitaliste”.

Lister les alternatives, rappeler qu’elles existent, montrer par l’exemple qu’elles fonctionnent, tout cela est essentiel. S’impliquer dans des luttes politiques pour les faire advenir, tout autant. Mais l’élément décisif se situe peut-être à un niveau plus profond, qui n’est pas seulement technique et politique. C’est ce dont témoigne l’initiative des ateliers de l’Antémonde, un collectif d’écriture qui a publié, en 2019, le recueil de nouvelles Bâtir aussi – voir encadré. Enthousiasmé par un article de Murray Bookchin – “Vers une technologie libératrice”, 1965, traduit en 2011 -, ce collectif a entrepris un travail d’écriture de plusieurs années. Leur méthode, en résumé, consiste à partir d’interrogations techniques. Des personnages fictifs, mais proches de nous, sont mis en situation de bâtir un monde sur les ruines du nôtre. “La première impulsion de Bookchin, dans son article « Vers une technologie libératrice », est de partager une énergie, une passion de la bidouille, des chantiers et des métiers manuels en général. C’est la recherche théorique et l’invention du concret : expérimenter, rencontrer de sérieux problèmes de résistance et d’équilibre et trouver des solutions pour que ça tienne. Cette manière de faire de la théorie politique en se frottant à la matérialité du quotidien, de nos besoins intimes et contradictoires, nous parle énormément. (6)”

Ce mélange des genres – la technique et la création littéraire – alimente par ailleurs l’engagement politique des participants à ces ateliers. Ils ont été l’occasion, écrivent-ils, “d’échapper par à-coups aux urgences militantes. Prendre le temps de penser des formes de révolutions victorieuses nous a nourriEs au-delà de toute attente.” L’écriture de fiction est un instrument pour libérer l’imaginaire de l’oppression du temps présent. “Nous sommes à la recherche de futurs désirables, mais notre réalité est verrouillée sous cette chape de plomb capitalisto-techno-mondialisée : tout est déjà lancé, on n’y peut rien, ça va trop vite…” Ce recueil de nouvelles nous place ainsi face à des questions à la fois étranges et familières. Comment laver son linge dans un monde sans réseau d’électricité centralisé ? Qui lave le linge ? Comment décider démocratiquement chaque choix technique sans s’épuiser ? Comment régler les conflits si la loi et la police ont disparu ? Etc.

Qu’il se passe quelque chose

Le lien entre écologie et littérature ne m’a pas toujours semblé évident. L’une semblait pencher du côté du concret, de la nature, des gestes pratiques. L’autre évoquait l’esprit, la culture, l’abstrait. Mais aujourd’hui, qui peut encore nier que les grands enjeux écologiques exigent des changements culturels profonds ? Il ne s’agit pas seulement de choisir entre tel ou tel procédé technique plus ou moins durable comme on l’a longtemps pensé – et comme beaucoup le pensent encore – mais de sortir d’un enfermement dans le statu quo, de rouvrir la possibilité de transformations radicales. On pourrait résumer notre situation, notre paralysie de société face à ces grands enjeux, par cette phrase évoquée plus haut : nous voulons “qu’il se passe quelque chose”, enfin, quelque chose qui soit assez puissant pour dynamiter notre présent et rouvrir la voie à de l’avenir, quelque chose qui nous transforme collectivement.

Or, justement, les fictions sont des laboratoires de la transformation. Dans la littérature, le théâtre, le cinéma, les histoires racontées mettent aux prises des personnages avec des situations problématiques. Le propre d’une histoire, au fond, c’est que toujours il “se passe quelque chose” – même quand apparemment il ne se passe rien. Et ces histoires, contrairement à la politique et à la technique, permettent le déploiement des contradictions, des émotions, des contretemps. Elles permettent au lecteur, au spectateur d’adopter un autre point de vue, elles lui font vivre une expérience de pensée, des questions qu’il ne se posait pas. Bref, elles l’entraînent dans un univers où “il se passe quelque chose”. Et, dans une certaine mesure, elles le transforment, souvent plus efficacement, plus profondément qu’un prospectus ou qu’une conférence.

La culture transpose les préoccupations profondes qui traversent les sociétés humaines. Christian Salmon, spécialiste du storytelling – l’art de raconter des histoires – aime à rappeler que les questions sans réponse produisent les histoires. Or n’est-ce pas ce que nous vivons aujourd’hui : une absence de réponse face à la perspective de catastrophes écologiques majeures, face au spectre de divers effondrements, face à l’inefficacité globale des alertes, des réformes et des luttes écologiques actuelles ? Ce n’est sans doute pas un hasard si la production de fictions du genre post-apocalyptique est si abondante aujourd’hui. Certaines d’entre elles ont peut-être beaucoup à nous apprendre, à condition qu’on se donne le temps d’une analyse critique, partagée. C’est ce que je vous propose de faire dans les pages de vos prochains numéros : explorer des œuvres et des récits en tous genres, qui sont directement liés aux grands enjeux écologiques de notre époque et qui peuvent nous aider à questionner, en vue de les dépasser, certaines impasses actuelles…

Notes

(1) Rob Hopkins, Manuel de transition, éditions Écosociété, 2010 (2008 pour l’édition originale anglaise)

(2) « Rob Hopkins : l’imagination au pouvoir ! », compte-rendu d’une conférence au Festival « Maintenant », 30.10.19, http://developpementdurable.wallonie.be

(3) Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, 2019.

(4) Mark Fisher, Le réalisme capitaliste, Entremonde, 2018 (2008 en édition originale anglaire).

(5) Jean-Paul Engélibert, Idem, p. 13.

(6) Bâtir aussi, éditions Cambourakis, 2018, postface « Construire sur les ruines du système : vers une technologie libératrice ? »

« Bon pour la casse ? », l’obsolescence programmée !

Critique de l’imaginaire du progrès et des impasses auxquelles il nous conduit

Le texte qui suit illustre une démarche d’éducation permanente menée par les bénévoles de la locale bruxelloise de Nature & Progrès, en partant du constat que la durée de vie de nos objets quotidiens – en particulier les appareils électro-ménagers et électroniques – est de plus en plus réduite et que les possibilités de réparation sont généralement limitées et couteuses et que certains produits semblent même être spécifiquement conçus pour ne pas être réparables. Ceci entrainant des conséquences tant environnementales qu’économiques et sociales…

Par Valérie Van Laere

Introduction

Les bénévoles de la locale de Bruxelles se sont donc interrogés sur notre modèle de production et de consommation de biens matériaux et ont alors décidé de développer un cycle d’activités sur – et autour de – l’obsolescence programmée.

Voulons-nous vraiment d’un modèle de société basé sur la surconsommation et les inégalités ? Nos besoins sont-ils réels ou fabriqués par la publicité ? Voulons-nous d’une croissance économique sans limite et à n’importe quel prix ? Est-il possible d’envisager une (dé)croissance raisonnable et raisonnée dans ce domaine ? Telles ont été les questions clefs du projet qui ont guidé les bénévoles dans leurs réflexions, dans la construction du projet et dans les échanges avec les membres de Nature & Progrès et avec tout citoyen soucieux de réfléchir, d’avoir un regard critique et d’agir sur cette problématique sociétale.

Favoriser le partage des « savoirs », trouver les points qui font débat et les expériences qui suscitent un autre regard par rapport au modèle dominant, soulever des interrogations et réveiller l’esprit critique, débattre, se questionner, réfléchir et imaginer ensemble des pistes d’actions individuelles et collectives… Voilà les ingrédients d’une démarche d’éducation permanente afin que tous les citoyens impliqués dans le projet se fassent leur propre opinion et fassent leurs choix en conscience.

Un cycle d’activités diversifié

Afin d’aborder, dans ses multiples dimensions, la complexité de la question de l’obsolescence programmé, son importance dans notre vie quotidienne et notre responsabilité en tant que consommateur, afin d’être à même de devenir des (non-)consommateurs conscients et critiques, les approches ont été diversifiées. Elles ont également été élaborées pour créer un processus évolutif de réflexion à partir de chacune des activités.

Au menu : projection de documentaires et de capsules vidéo (1) mais aussi visites thématiques, rencontres et débats avec des intervenants du secteur (2), puis animations en sous-groupes de travail. Chaque étape a fait l’objet d’une évaluation avec les participant(e)s, ce qui permettait de faire évoluer, d’une part, les réflexions et les activités suivantes et, d’autre part, l’ensemble du processus.

Alors ? L’obsolescence programmée : quoi, pourquoi, comment ? Voici les grandes questions débattues :

– l’obsolescence programmée : qu’est-ce à dire ?

– principales causes et conséquences : environnementales, économiques, sociétales…

– obsolescence programmée et rapports Nord-Sud,

– législation, certifications, normes de qualité, etc… Où en est-on aux niveaux européen et belge ?

– sociologie de la consommation : l’imaginaire de la consommation et la fabrication des besoins, l’influence de la publicité…

– les alternatives et le pouvoir du citoyen.

Forts de toutes ces informations et réflexions, nous pouvons alors envisager des solutions. La dernière activité du cycle consistait donc à proposer aux participants de se répartir en petits groupes de réflexions pour rechercher collectivement comment remédier à l’obsolescence programmée, en proposant des solutions concrètes.

Quelques exemples de réflexions

Face à l’acte d’acheter, quelques questions à se poser : « en ai-je vraiment besoin ? », « dois-je vraiment acheter du neuf ? », « dois-je vraiment suivre la mode », « est-ce nécessaire d’avoir des machines si sophistiquées ? », « n’y a-t-il pas d’autres alternatives ? » Les alternatives peuvent être d’acheter en seconde main – ressourceries, brocantes… -, d’emprunter, d’échanger ou de faire réparer – repair café, tutoriel… -, d’entretenir, de collectiviser l’usage ou de partager – Tournevie, usittoo.be… -, de s’inscrire sur des sites de don – récup à Bruxelles -, de créer des gives box de quartier… Valoriser l’artisanat, remplacer la pièce défectueuse plutôt que de jeter tout l’appareil – via les FabLabs ou les micro-fabriques… -, préférer les entreprises dont la politique est de produire des objets durables et évolutifs – disponibilité des pièces détachées, Fairphone… – et soutenir des start-ups durables sont également des pistes évoquées… Sont également envisagées les questions du coût écologique des produits et des rapports Nord – Sud : quelles conditions de travail nos achats engendrent-ils pour les travailleurs du Sud ?

En tant que consommateurs, nous pouvons également rejoindre, ou même créer, un groupement de pression, faire du lobby citoyen pour influencer les politique et les industriels, pour faire évoluer la législation, en incitant les producteurs à vérifier le coût écologique des produits, à utiliser des matières premières de qualité, à améliorer sa réputation en termes de durabilité, à produire des objets durables et évolutifs… Nous pouvons également faire entendre notre voix aux fabricants afin d’augmenter la durée de vie des produits et d’améliorer leur étiquetage – indication du coût écologique, de la durée de vie, de la réparabilité, de l’existence de pièces détachées… -, de revendiquer la création d’un label « non-obsolescent », d’exiger des manuels de réparation, etc.

En tant que citoyens, nous pouvons enfin impliquer les syndicats dans notre réflexion car la non-obsolescence crée de l’emploi, nous pouvons inciter les pouvoirs publics à organiser des formations en recyclage et en réparation ou même en électronique, en partenariat avec des structures telles que Repair together, Micro-marché, Cf2D, etc.

D’une manière générale, le citoyen veut pouvoir s’exprimer et dire clairement qu’il ne veut pas de ces appareils qui ne fonctionnent pas, qui ne durent pas… « Non, nous ne voulons pas de cette société du tout jetable ! »

Les idées et réflexions ne manquent pas. Cependant, si les citoyens peuvent agir individuellement par rapport à leurs propres modes de consommation, agir collectivement face au lobbying industriel et porter un message politique est plus compliqué. Au-delà de la motivation première, cela demande du temps mais surtout d’acquérir de nouvelles compétences au vu de la technicité et de la difficulté politique du sujet. Une action légale nécessiterait, pour se concrétiser, une expertise juridique et un groupe de citoyens engagés sur le long terme…

Quelques échos des participants

« J’ai beaucoup apprécié ce cycle. Merci de l’avoir organisé. Les vidéos étaient plus qu’intéressantes pour dresser un tableau exhaustif de la problématique. Les échanges étaient très enrichissants et éclairants. J’aimerais me tenir au courant des évolutions en matière de lois et de réglementations. »

« J’ai beaucoup apprécié la sélection de vidéos proposée, abordant le sujet sous différents aspects. J’ai bien aimé le brainstorming en début d’activité permettant à chacun de s’exprimer sur le sujet. Cela permettait de savoir quelles étaient les représentations de chacun et de prendre connaissance de leur façon de se situer par rapport à cette problématique. C’était stimulant pour entamer les échanges et poursuivre la réflexion pendant tout le cycle. »

« J’aimerais maintenant pouvoir agir et me retrouver avec un groupe de travail en vue de créer ou de développer des liens entre diverses initiatives existantes. Peut-être faudrait-il en créer d’autres comme le mouvement HOP en France ? »

« Beaucoup de choses intéressantes ont été abordées et échangées. L’approche méthodologique est bonne selon moi. J’aimerais maintenant approfondir davantage certains aspects économiques et sociaux. »

« J’ai particulièrement apprécié la dernière activité sur la réflexion autour des solutions. C’était la plus intéressante, à mes yeux, car je m’intéressais déjà depuis longtemps au sujet. Nous avions, dans le groupe, des niveaux de connaissances et de compréhension différents. Les échanges entre nous et avec les personnalités du secteur furent donc très enrichissants. Peu de personnes sont encore conscientes du problème et j’ai encore pu m’en rendre compte, ce matin, au cours d’une conversation avec mon garagiste. Poursuivre de telles activités est donc très utile pour amener plus de monde à réfléchir sur le sujet. »

« Je me posais des questions sur toutes ces machines qui se cassaient rapidement. Je savais qu’il existait des repair café et je suis venue au cycle car je voulais en savoir plus, mieux comprendre. J’ai appris beaucoup de choses. »

« J’ai bien apprécié le cycle dans son ensemble : structuré et souple à la fois. L’organisation des réflexions sous forme de « table question » est très agréable et dynamique. Elle a permis à chacun de s’exprimer… »

Plusieurs participant-e-s nous ont aussi envoyé des réactions par rapport aux questions qu’ils se posaient encore et des sujets qu’ils souhaitaient approfondir. Ceux-ci avaient, pour la plupart, été abordées pendant le cycle, étant donné la dynamique participative et auto-constructiviste de la démarche. Bien entendu, tout n’a pu être développé, tant le sujet est vaste…

En conclusion, notre objectif d’éducation permanente est avant tout de mettre les citoyens en éveil et de leur permettre de poursuivre eux-mêmes leurs réflexions au-delà du cycle, de se situer dans une démarche d’autonomisation pour la suite de leur cheminement personnel, sur une thématique donnée mais aussi collectivement… Nous les encourageons donc à poursuivre des rencontres entre eux et les invitons à rejoindre d’autres structures plus spécialisées sur l’un ou l’autre aspect du sujet. Ou même à en créer…

L’évaluation des bénévoles

Les retours des participants ont amené les bénévoles de notre association à conclure que le cycle d’activités a clairement contribué à une meilleure prise de conscience de la problématique de l’obsolescence programmée qui est souvent sous-estimée.

« Au départ, nous avons pu constater un manque général d’appréhension globale du sujet. Donc un accroissement de la compréhension, grâce aux échanges permis par le cycle, est un résultat dont il faut se féliciter. »

« En revanche, si nous avons bien senti, lors des échanges au fur et à mesure du déroulement des activités, un réel développement de l’esprit critique, il reste difficile de mesurer l’impact du cycle en termes de réel changement de comportement des participants. Un nouveau questionnaire, envoyé six mois après l’activité environ, pourrait être utile en ce sens. »

« Au terme du cycle, certain-e-s ont pu se documenter, lire des articles sur le sujet, alors qu’ils ou elles ne le faisaient pas avant. Ils expriment maintenant des intentions en termes d’action individuelle… Le projet a donc eu un réel impact au niveau des individus, de leur façon de réfléchir et de leurs capacités de réaction. »

L’impact de ce cycle sur l’obsolescence programmée fut donc également important pour les bénévoles impliqués dans la réflexion et le développement du projet, en termes d’approfondissement d’une problématique et d’acquisitions de nouvelles connaissances mais aussi en termes de rencontres et d’échanges citoyens. Et, in fine, en termes de « capacité citoyenne » à participer à la co-conception d’activités et à la co-animation d’échanges sous différentes formes…

« Pour les prochaines années, nous pensons que la réflexion autour de cette thématique doit être maintenue et développée car nous constatons, dans notre quotidien, que peu de gens en ont réellement conscience. La surconsommation se généralise et les impacts sur la planète sont conséquents. Or tout autour de nous pousse à surconsommer et les implications de ces modes de consommations sont encore et toujours mal connues, mal comprises et largement sous estimées du grand public. C’est pourtant un des enjeux majeurs de nos sociétés. »

Les bénévoles souhaitent donc poursuivre la réflexion sur la société de (sur)consommation mais aimeraient l’aborder maintenant sous un autre angle que celui de l’obsolescence programmée…

« Nous aimerions poursuivre et augmenter le nombre de citoyens et de groupes de réflexions car, plus il y aura de groupes, plus les possibilités de réseaux, de réflexions, d’idées, de créativité et donc de potentiels levier d’actions seront nombreuses… »

Conclusion

Cette vaste réflexion – et les réaction suscitées – ne fait que conforter Nature & Progrès dans l’idée que l’effort doit évidemment continuer, qu’il faut encourager le citoyen consommateur à agir plus encore. Comment ? En informant son entourage, en l’amenant à s’intéresser à ces questions par le biais notamment d’activités d’éducation permanente, mais aussi en reconsidérant drastiquement sa propre façon de consommer et en indiquant à ses représentants dans quel sens la réglementation doit absolument évoluer… Reste à savoir si les conditions mêmes de la consommation ne vont pas radicalement se transformer sous l’effet des crises en cours. L’avenir nous l’apprendra…

Incohérences…

Certes, il est bien difficile l’art de la cohérence. Et l’erreur étant humaine, la perfection n’étant pas de ce monde, nous aurions bien tort de nous tracasser outre mesure. Et pourtant… L’autocritique et la réflexion sont la substance même de la citoyenneté active, et s’amuser à réfléchir n’est certainement jamais une perte de temps. Le risque de perdre le fil de nos pensées n’est pourtant jamais bien loin. Voilà pourquoi l’ami François nous aide à en remettre quelques-unes sur leurs rails…

Par François Couplan

Introduction

Cela commence à faire quelque temps que j’observe le monde dans lequel j’évolue. J’avais douze ans lorsque j’ai vraiment pris conscience que ce que les gens disaient n’étaient pas ce qu’ils faisaient. Et aujourd’hui, je reste étonné par notre capacité à vivre en décalage avec les idées que nous professons. Oh, je ne fais pas mieux que les autres, certes, mais je voulais partager avec vous quelques réflexions qui nous concernent particulièrement.

L’attrait grisant de la permaculture

Pendant mon long séjour de dix années dans l’ouest des États-Unis, je vécus à plusieurs reprises dans des communautés établies à la campagne ou en ville. J’y apportai mes compétences, appréciées, en matière de plantes sauvages comestibles, mais ne manquai pas de m’intéresser aux méthodes culturales « nouvelles » qui commençaient à faire recette. C’est ainsi que je découvris, dès le milieu des années septante, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, agronome japonais animé par une belle philosophie ou la French intensive method of gardening, dont je n’avais jamais entendu parler lorsque je vivais dans l’Hexagone, mais qui était basée sur les techniques des maraîchers parisiens du XIXe siècle. De toutes ces méthodes, c’est la permaculture qui me marqua le plus. Cet ensemble de pratiques concrètes avait été imaginé par deux écologistes australiens, Bill Mollison et David Holmgrem, dont je lus avidement les deux premiers ouvrages, Permaculture 1 et 2 – par la suite, je traduisis le second en français. Ce « système intégré et évoluant d’espèces d’animaux et de plantes pérennes utiles à l’homme », destiné à développer une « agriculture permanente », me paraissait intéressant, car il prenait en compte l’ensemble des êtres existant sur le terrain et prônait un travail avec la nature plutôt que contre elle, en commençant par l’observation approfondie des écosystèmes locaux. Ce que j’y appréciais particulièrement était la place accordée à des parcelles totalement livrées à elles-mêmes, qui servaient en quelque sorte de « réservoir de nature » – la fameuse « zone 5 ».

Ce concept me paraissait aller bien plus loin que celui de l’agriculture biologique, qui était alors en pleine éclosion en France avec l’association Nature & Progrès. Ses partisans prônaient l’abandon des pesticides et une utilisation massive du compost dont la préparation permettait de recycler tous les déchets végétaux, la couverture du sol pour limiter l’évaporation et contenir les adventices, le « complantage » de divers légumes et plantes aromatiques : toutes ces techniques me paraissaient certes très positives. Mais lorsque j’entendais les agriculteurs et les jardiniers bio se plaindre des « mauvaises herbes » qui « salissaient » leur terrain et qu’il fallait absolument éradiquer, je ne pouvais m’empêcher d’être choqué par cette haine à peine dissimulée. L’attitude des permaculteurs en cette matière me paraissait beaucoup plus ouverte et ils me consultaient souvent sur l’utilisation de telle ou telle plante qui poussait spontanément sur leur terrain. Mais nous étions à peine en 1980…

Nombril du monde ?

Le temps passa. L’agriculture biologique devint européenne et perdit grandement de sa substance. La réglementation devint de plus en plus laxiste, afin de donner aux producteurs une marge de manœuvre accrue. Le cahier des charges de Nature & Progrès, contraignant, garantissait non seulement la qualité des produits, mais aussi la sincérité des agriculteurs. Aujourd’hui en Europe, d’immenses exploitations « bio » produisent en monoculture des légumes ou des fruits vendus dans les grandes surfaces. On peut, c’est selon, se réjouir ou se désoler de cette évolution mais, connaissant l’être humain, elle me semble en tout cas bien normale…

De même, la permaculture a évolué : c’est bien souvent devenu une mode qui n’a plus grand-chose à voir avec la vision de ses concepteurs, et un ensemble de techniques plutôt qu’une conception du monde. Le principe, considérablement assoupli, peut s’adapter aussi bien à de petits jardins qu’à de grandes surfaces « permacoles » et inspire aussi bien les amateurs que les professionnels. La planification de l’exploitation, son découpage en plusieurs zones et l’intégration de différentes méthodes de culture pour obtenir une productivité maximale sont, il est vrai, toujours à l’ordre du jour. Mais sur les petites surfaces, ce qui est généralement le cas, il est devenu habituel de faire passer la « zone 5 » à l’as – vous savez, celle qui était laissée sauvage, que l’on ne travaillait pas. Évidemment, quand on a peu de terrain, une friche intouchée est considérée comme du gaspillage. Mais le souci est que l’on a toujours trop peu de terrain, même quand on en a beaucoup, comme dans le cas des cultures de marché. Et certains n’hésitent pas à faire appel au bulldozer pour modifier drastiquement leur terrain avec l’idée, sans doute justifiable, de créer des habitats variés, propices à la « biodiversité ». D’ailleurs, il faut le dire, Mollison et Holmgrem eux-mêmes y avaient parfois recours. Et en analysant bien leurs idées, on s’aperçoit que la « zone 5 » était là, non pas pour elle-même, mais pour répondre aux besoins éventuels de l’homme : une bonne rasade d’anthropocentrisme – l’homme est, en fait, au centre de la notion même de permaculture. Que dire, si ce n’est qu’il me semble y avoir tromperie sur le principe du « travail avec la nature » ? Peut-être simplement parce que le terme de « nature » n’a pas été bien défini au départ… : pour moi la « nature » est tout autre chose que la « campagne », mais où existe-t-elle encore dans nos régions ? Le débat mériterait d’être développé mais, quoiqu’il en soit, je constate une nette dilution de l’esprit de départ pour aller vers toujours davantage de mainmise de l’homme sur l’environnement qui lui a été confié, ou sur lequel il s’est arrogé des droits, comme vous voudrez. On analyse, on planifie, on optimise… On reste le nombril du monde !

Vers une "agriculture adaptée" ?

C’est pour cela que je pense maintenant que le « retour à la terre » qui fut à la mode dans les années septante n’aurait pas été, pour moi, la voie à suivre : j’ai préféré partir vivre au fond des bois… Je suis persuadé que ceux qui l’ont pratiqué en ont retiré de grandes satisfactions et surtout une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leur rapport à la vie. Sans doute, certains se sont-ils découragés et ont-ils décidé de réintégrer cette société qu’ils rejetaient. Je pense que c’est faire preuve d’honnêteté, même si l’on peut aussi le ressentir comme un échec. Mais je fais deux constats.

Le premier est que l’agriculture biologique et la permaculture me semblent des formes de production de nourriture indispensables et performantes. Mais tenter de sauver le monde par ces techniques seules ne me paraît pas réaliste. Je relève, en effet, une contradiction majeure à la base de ces démarches.

La raison matérielle principale du dysfonctionnement actuel n’est autre que l’emprise démesurée de l’homme. Au point que la planète entière est dans un état critique. Ceux qui sont conscients du danger de cette situation aimeraient, à juste titre, que les actions humaines soient empreintes de plus de respect, afin de changer les choses. Mais ce respect nécessiterait une autre mentalité que celle que nous avons développée depuis dix mille ans, qui consiste, pour commencer, à imposer notre loi en exigeant que pousse à tel endroit ce que nous avons décidé plutôt que ce qui vient spontanément. Que ce soit dans l’agriculture biologique, la permaculture ou même l’agriculture « naturelle » – un bel oxymore ! -, l’homme dicte sa volonté par la mise en place d’espèces sélectionnées et transformées par son « génie », par la modification du milieu, la « gestion » du terrain et l’éradication des « mauvaise herbes » – le terme lui-même s’avère suffisamment parlant : la guerre est déclarée ! Mais je crois possible de faire la paix et de vivre un équilibre – sinon une harmonie peut-être utopiste – en prenant conscience de ce qui existe par soi-même, en apprenant à connaître végétaux, insectes et autres animaux, et en reconnaissant leur droit à la vie. Par la suite, avec cette attitude, il devient possible de favoriser des plantes choisies pour leurs qualités gustatives, nutritionnelles, voire symboliques, donc de cultiver, mais sans négliger l’apport possible des cadeaux de la nature. J’ai développé en ce sens voici quarante ans une « agriculture adaptée » qui avait, en son heure, soulevé un certain intérêt, mais dont mon nomadisme constant ne m’a pas incité à me poser en prosélyte.

L’abandon du productivisme

Et surtout, surtout, il me semble impératif de réduire ses besoins – peut-être pas aussi drastiquement que je l’avais fait à vingt ans en allant vivre dans la nature, mais avec toute la rigueur et l’honnêteté possibles. Je pense qu’il serait bon, en quelque sorte, de vivre le néolithique avec l’esprit du paléolithique, sans faire de passéisme ni de mysticisme. Au contraire, cela me paraît extrêmement moderne et pragmatique !

Il faut certainement, toutefois, abandonner la vision productiviste qui nous mène. Et c’est là mon deuxième constat. C’est que l’homme a tendance à systématiquement dévoyer les plus belles choses. L’agriculture biologique partait d’excellentes intentions, mais les réalités de la productivité l’ont trop souvent rattrapée. Les règles se sont assouplies car il ne faut pas mettre trop de pression sur les agriculteurs pour leur permettre d’avoir des marges décentes. Il faut assurer une production suffisante pour nourrir la population – plutôt que de l’inciter à réduire ses besoins car le commerce, voire la publicité, s’en mêle. Les « mauvaises herbes » sont bien enquiquinantes, et les « ravageurs » ne méritent que d’être éliminés, mais on n’a plus le droit d’utiliser des « produits chimiques » dans cette vision nouvelle : alors il faudra imaginer d’autres moyens peut-être un peu moins délétères mais certainement défavorables à l’équilibre, sur long terme, de tous les êtres vivant en un lieu donné. Il faudra concevoir de nouveaux outils de lutte dont on s’apercevra un jour des problèmes qu’ils auront engendrés… Certes, on a le droit de penser que la gestion de l’espace agricole par ces méthodes « douces » ou par le développement de nouvelles technologies pourra permettre de résoudre la quadrature du cercle et de cultiver de manière respectueuse de la nature, mais j’estime qu’une profonde réflexion personnelle est un préalable nécessaire et que ce ne sont pas que des techniques particulières qui l’autoriseront. N’oublions pas que l’enfer est pavé des meilleures intentions !

Nature & Progrès et l’éducation permanente

Nature & Progrès est une association reconnue dans le cadre du Décret relatif à l’éducation permanente ? De quoi s’agit-il ? Simplement de permettre à ses adhérents d’exercer pleinement leur citoyenneté dans le cadre des thématiques où l’association est active…

Mais encore ? De donner les moyens à ces adhérents de bien comprendre ce qui se joue à l’intérieur de ces limites, d’en parler, d’en débattre et d’exprimer démocratiquement un avis…

Toutefois, cette reconnaissance nous impose, de cinq en cinq ans, un grand exercice d’auto-évaluation dont voici de larges extraits : une demi-douzaine de réponses apportées, avec le concours de bénévoles de notre association, aux questions posées à cette occasion… De quoi relancer un nouveau cycle de réflexions et de discussions…

Synthèse réalisée par Dominique Parizel

Comment l’environnement de Nature & Progrès a-t-il évolué durant les cinq dernières années ?

L’avis de Nature & Progrès

L’attitude globale de nos concitoyens face au monde dans lequel ils vivent change rapidement. Porteurs de nouvelles préoccupations fortes, ils interpellent beaucoup plus le monde de l’éducation permanente et exigent des réponses crédibles. Ce constat a une double conséquence : d’une part, une prise de conscience accrue de notre utilité publique lorsque l’expertise dont nous sommes porteurs est en mesure de convaincre et, d’autre part, notre propre attitude qui évolue sous cette pression qui et devient de plus en plus dérangeante pour ceux qui sont investis du pouvoir économique et politique. Conclusion logique : ce pouvoir et ses représentants cherchent aujourd’hui manifestement à « nous calmer » ! Plus largement, Nature & Progrès a pu constater, ces cinq dernières années, une accélération importante du questionnement de la population, en général, reflet des marches des jeunes pour le climat, des manifestations des « gilets jaunes », de la crise des migrants, des diverses poussées populistes, des risques de délitement du projet européen à la suite du Brexit, etc. Nous sommes également témoins d’un intérêt croissant pour les problématiques environnementales dont nous voulons pour preuve la percée, dans notre pays et ailleurs en Europe, des revendications environnementales, lors des dernières élections. Face à la crise écologique globale, chacun entend, à présent, passer à l’action mais pareille accélération fait croître aussi le risque d’erreurs et de prises de décisions qui ne tiennent pas compte des expériences et des acquis. Nature & Progrès regrette, par exemple, le côté trop éparpillé des initiatives des « ceintures alimentaires » qui ne sont pas toujours une conséquence logique de l’expérience locale en matière agricole et alimentaire… Des voix s’élèvent aussi, au sein même de notre association, pour que nous cherchions à sortir, purement et simplement, l’agriculture du marché global. Ceci réunirait nos options déjà prises, en matière de décroissance notamment, à notre volonté fondamentale de protéger des appétits financiers les sols de nos régions et le patrimoine génétique de nos semences. Ceci garantirait un approvisionnement local de qualité à nos populations ; des « zones protégées », réservées à la sécurité alimentaire, ainsi érigées en biens communs, joueraient également un rôle salvateur en termes de gestion de l’eau et de la biodiversité, et d’émissions de gaz à effet de serre…

Sous la pression populaire, notre thématique intitulée « résistance citoyenne face à l’appropriation privée du vivant cultivé et naturel » a, par exemple, des effets beaucoup plus larges que ce que l’on produit strictement dans un potager. Comprenant les droits environnementaux, le pouvoir d’agir dans et par la pratique, cette thématique illustre et revendique le fait que semer et jardiner sont véritablement devenus des actes politiques, tant ce droit culturel essentiel à la survie est aujourd’hui menacé par un nouveau nivellement né de la mondialisation, en matière de semences notamment. La question climatique, en tant que telle, commence à apparaître concrètement, dans le cadre de la pratique du jardinage, notamment en ce qui concerne la gestion de l’eau… Nature & Progrès est donc, de plus en plus souvent, interpellée par ses membres sur la dimension économique du jardin ; sa place croissante dans le budget familial est clairement une évolution de ces dernières années, opposant le hobby onéreux de qui s’y consacre en dilettante à l’indispensable autonomie familiale en légumes, fleurs, tisanes et fruits. De plus, l’autoproduction est une façon de revendiquer un sentiment de liberté car l’auto-producteur choisit ce qu’il cultive et n’est pas dépendant de l’illusion de liberté que lui impose le supermarché et ses différentes gammes. De nouveaux réflexes de consommation apparaissent, suite notamment aux formations de jardinage dispensées par Nature & Progrès : « on regarde ce qui reste dans le frigo et dans le jardin avant de faire les courses« , dit ainsi une participante. Loin d’être exclusivement l’énoncé de pratiques et de conseils d’ordre technique, notre action reprise sous le terme générique de « jardinage » produit donc un véritable « effet rebond » sur la consommation qui libère de l’emprise du marché, basé sur la stimulation de l’envie d’achat permettant la « réalisation » du consommateur par son action économique. Notre action, répond au contraire à une demande de décroissance, en donnant de véritables recettes applicables au quotidien …

Une capacité nouvelle développée par notre association – et reconnue, semble-t-il, par ceux et celles qui la sollicitent – est aussi celle de repérer, dans le cadre exclusif de nos thématiques, le mouvement social qui se fait jour… Pareil mouvement se distingue de la visée individuelle en ce sens qu’il privilégie toujours les aspects humains et environnementaux, au détriment des nécessités économiques – celles du capitalisme ! – qui ramènent tout à l’individu uniquement motivé par le profit. Or l’harmonie se trouve dans la résolution des besoins collectifs plus que dans la satisfaction des besoins individuels… Dans ce cadre, notre rôle est donc de constater, aussitôt que possible, l’apparition de tels mouvements, d’interpeller qui de droit à leur sujet, de mettre largement en débat et d’expliquer dans la population – ou, en tout cas, auprès des publics qui nous sont proches – les questions qu’ils soulèvent, d’apporter notre caution aux actions qui vont dans le sens d’une meilleure diffusion et d’une meilleure compréhension des messages et des interrogations dont ils sont porteurs… Constatons que la « dispersion » de nos groupes locaux sur l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles est un atout à cet égard, les membres de ces différents groupes étant très attentifs aux initiatives développées localement, ou directement sollicités par elles…

Les visées de Nature & Progrès peuvent donc se résumer en un accroissement de la résilience, individuelle et collective, et dans les moyens mis en œuvre pour y parvenir, en une capacité à faire vivre et évoluer les questions liées à nos thématiques auprès d’un public auquel nous savons nous adapter pour le sortir de son individualisme, de son court-termisme et de ses monomanies obsessionnelles. Concernant les manifestations des jeunes pour le climat, par exemple, comment transformer en une véritable démarche collective la somme des ressentis individuels ? Comment faire de ces rassemblements un mouvement d’où les propositions – les solutions ? – émergent du collectif ? Et cela, même si la notion de collectif semble, elle-même, en perpétuelle évolution : du village « où on faisait de la politique uniquement le dimanche après la messe » à la tribu de jeunes en dreadlocks où la mobilité semble sans limite et le débat principalement situé sur les réseaux sociaux… L’individuel ne s’oppose toutefois pas forcément au collectif : ce n’est pas parce que le premier augmente que le second ne connaît pas un développement propre, répondant à des nécessités spécifiques.

Décrivez brièvement le fonctionnement démocratique de Nature & Progrès.

L’avis de Nature & Progrès

Organisée sous la forme associative classique, Nature & Progrès est donc gouvernée par un Conseil d’administration qui reçoit sa légitimité d’une Assemblée générale des membres. Divers commissions et comités, pilotés par des permanents et contrôlés par le Conseil d’administration, permettent également d’associer plus largement les bénévoles à des travaux d’orientation politique sur un sujet donné – producteurs, écobioconstruction, santé… – ou à la mise en place technique de travaux ou d’organisation – revue, salon Valériane, etc. Notre Conseil des locales permet aussi l’expression plus large de préoccupations originales débattues au sein des groupes locaux, car le travail de ces groupes est prépondérant au sein de notre association et la volonté de donner, autant que faire se peut, la parole à nos membres est un souci constant. Le travail des bénévoles est également sans cesse « recroisé » avec celui de l’équipe des permanents dans un souci d’ouverture maximal de la structure et d’écoute attentive du public. La « mise à plat » complète de notre travail, à l’occasion de nos Etats Généraux est également une caractéristique importante de Nature & Progrès qui mérite d’être soulignée. Ces Etats Généraux permettent une réflexion approfondie qui doit amener à préciser le positionnement de l’association.

D’un point de vue méthodologique, le fonctionnement cher à Nature & Progrès – voir, juger, agir – est spécifique à l’éducation permanente, raison pour laquelle il n’y a qu’à l’aide d’un tel mode d’action qu’il semble possible de faire avancer les problématiques que nous abordons…

– « Voir« , d’abord, est essentiel et nous apportons, pour chaque sujet traité, l’information la plus objective et la plus complète possible, élaborée principalement grâce à la collaboration d’acteurs qui connaissent bien le terrain. Dans le secteur agricole, par exemple, cette information s’élabore via des visites de fermes et des rencontres avec des producteurs. Il est indispensable, à nos yeux, de partager tous les enjeux d’une même problématique afin d’être en mesure de proposer des solutions efficaces et adaptées. Lorsque des membres nous ont interpellés sur leur droit de revendiquer le libre choix d’une alimentation issue d’animaux nourris sans OGM, il est apparu nécessaire d’organiser un colloque international pour s’informer, apprendre, connaître et être à même d’émettre un jugement pertinent, en toute connaissance de cause…

– « Juger« , ensuite, se fait par le biais de rencontres entre toutes les parties prenantes de la question abordée, sur base de plans d’action précis et partout en Wallonie et à Bruxelles, afin de dégager un maximum de pistes concrètes et réalisables. Une plus grande collaboration et une meilleure connaissance des questions est la meilleure garantie contre la répétition de stéréotypes. Il ne s’agit pas de développer un « orgueil de la connaissance » mais d’évoluer vers les solutions complexes les plus adaptées, dans l’intérêt général, à un moment et un espace donné. Débats et conclusions sont toujours publics ; tout est « open source » dans l’éducation permanente. Pour aboutir à un positionnement représentatif, des rencontres sont organisées au sein de nos groupes locaux mais également par eux, à destination d’un public plus large, certaines activités nécessitant des collaborations. Les conclusions de toutes ces rencontres sont partagées, le cas échéant, par publication d’analyses ou par l’animation de nos réseaux sociaux.

– « Agir« , enfin, se fait par la publication des conclusions de toutes ces rencontres par voie de presse et par l’organisation de colloques revendicatifs mais aussi par celle de rencontres où les citoyens présentent publiquement, aux responsables politiques et administratifs, des pistes permettant d’évoluer vers un plus grand respect de l’homme et de l’environnement. Pour le secteur agricole, il s’agira d’une prospérité accrue pour les agriculteurs et d’une alimentation de qualité optimale pour les Wallons et les Bruxellois. Nous veillons, par exemple, à rappeler à certains responsables politiques, que les droits des citoyens ne sont pas forcément en rapport avec leurs besoins, réels ou supposés… La question de l’habitat léger fit, par exemple, l’objet d’une « table ronde », à l’occasion de notre salon 2019, avant d’être prise en charge par bon nombre de nos groupes locaux, avec l’ambition de poser la question des conditions d’installation de ces nouveaux types d’habitats au niveau communal…

Présentez quelques projets montrant le rôle social de Nature & Progrès, en relation avec le Décret sur l’éducation permanente

L’avis de Nature & Progrès

Premier exemple :

Les activités liées au pain ont traversé et animé ces dernières années. Leur objectif était de questionner la qualité de notre alimentation à travers la fabrication d’un de ses éléments centraux. Rares sont les consommateurs qui sont indifférents au pain qu’ils mangent et beaucoup de d’entre eux constatent qu’il ne les satisfait plus. Il semblait donc important que tous ceux qui ont fait du pain la base de leur alimentation quotidienne sachent évaluer si la qualité est vraiment à la hauteur de leurs attentes, et si non pourquoi ?

Nous nous sommes efforcés de partir du simple intérêt du consommateur pour le goût de son pain afin de faire naître, chez lui, un intérêt pour le processus de fabrication et les différents enjeux qui y sont liés. Cet intérêt fut orienté vers la farine et vers une curiosité nouvelle pour la fabrication artisanale « maison ». Plus largement, le travail sur le processus de fabrication permit de faire apparaître ses différentes étapes, en questionnant tour à tour l’agriculteur, le meunier et le boulanger. Tous les trois sont soumis aux diktats du marché, en termes de prix mais surtout en termes de liberté d’action, de contraintes industrielles d’ordre sanitaire, par exemple. Le pain qui était autrefois le fruit de cultures locales est ainsi devenu un produit homogène, standardisé, et il n’est pas anodin de noter qu’en situation d’insécurité – durant le confinement, par exemple – de nombreux citoyens, en quête de sens, se remettent à faire du pain… La complémentarité entre l’information, les visites, les débats, les conférences, les analyses et les études, etc. révèle un ensemble de relations interpersonnelles permettant une large réflexion sur la filière de fabrication réelle du pain que nous mangeons. Cette prise de conscience collective oriente alors le changement, par l’addition de toutes les petites choses que chacun va réaliser dans la situation qui lui est propre. Le cycle reprend alors vie car, à de nouvelles demandes, répondent de nouvelles propositions d’action qui, elles-mêmes, vont modifier la capacité d’action du consommateur. Nous sortons de la passivité ceux et celles qui se contentent de ce qu’on leur donne à manger, comme de petits oiseaux…

Cette vie nouvelle du cycle du pain est une garantie de qualité à tous les niveaux. La nature même des céréales utilisées et la diversité des processus qui mènent à la réalisation de pains sont constitutifs de cette qualité. Chaque acteur de la filière doit pouvoir dégager, à son niveau, les principales raisons qui l’amènent à faire ses propres déductions, mais il faut surtout que l’analyse des dysfonctionnements puisse le conduire vers des pistes d’amélioration. Ce qui est alors pointé du doigt n’est généralement pas de l’ordre de la simple denrée ou du détail de la recette mais engendre, plus globalement, de nouvelles questions liées à une perte d’autonomie, à une désappropriation généralisée, à une perte de souveraineté par rapport à son propre rôle, à sa propre action. Les personnes concernées avaient beaucoup de mal à en situer l’origine, et ce simple constat fut alors souvent une véritable découverte, un véritable choc. La prise de conscience du consommateur de son incapacité à choisir et à agir vraiment, par lui-même, lui saute soudain aux yeux, et est parfois difficilement supportable. Le ressenti est alors celui d’une spoliation dont il est la victime et son aspiration est de retrouver rapidement les moyens d’action qui le rétablissent dans un droit important dans sa vie. Car chacun doit avoir le droit de choisir librement son alimentation ! Le « château de cartes » des conscientisations liées aux diverses réappropriations peut aller jusqu’à une remise en question fondamentale qui voit la personne repenser globalement ses conditions de vie, en s’interrogeant sur son propre temps, sa propre existence…

Un tel bouleversement n’est pas le seul apanage de celui ou celle qui consomme, en fin de chaîne, mais peut également concerner producteurs et transformateurs : le déclic qualitatif concerne, par exemple, des fermiers qui produisent de la céréale pour le bétail et qui fabriquent ensuite leur propre céréale panifiable dont ils font une activité complémentaire à l’élevage. Le « saut qualitatif » réside alors dans une maîtrise complète de la filière qui permet une meilleure compréhension, une meilleure valorisation du travail agricole. Il ne s’agit plus d’être un simple maillon d’une chaîne de production industrielle mais l’acteur d’un cycle ouvert qui se nourrit et se transforme en permanence de la relation directe avec celui qui, en fin de compte, mange ce qui est produit. Et le cycle vertueux ne s’arrête pas là puisque la recherche agronomique est naturellement amenée à s’interroger sur l’amélioration des variétés qu’elle pourra offrir dans le cadre de cette relation nouvelle entre producteurs et consommateurs.

On mesure ici tout l’intérêt qu’il y a à ne pas envisager pareilles questions du seul point de vue des acteurs économiques. La quête de la qualité – qui oriente toujours la démarche du citoyen bien informé – s’oppose toujours à la volonté de conquête des marchés et à la tentation de l’hégémonie économique. Tout simplement parce que le simple citoyen aspire à une consommation à taille humaine, au travers de circuits économiques qui lui demeurent lisibles. Le changement de société, induit essentiellement par les formes d’action citoyenne prescrites dans le cadre de l’éducation permanente, évolue donc dans le sens d’une amélioration de la qualité de vie du citoyen ordinaire, d’une amélioration de sa santé par le biais de sa consommation et de son alimentation. Cette réappropriation de choix simples et communs, vécue comme un droit élémentaire et fondamental, s’apparente aujourd’hui à une nette opposition au monde capitaliste qui prétend tout avoir et tout savoir, tout pouvoir fournir à celui qui est en mesure de mettre le prix. Le citoyen lambda remet aujourd’hui clairement en question ce mode de fonctionnement, dans la mesure où il entend conserver le droit de dire, lui-même, ce qui fonde son bien-être et la normalité de son existence.

Deuxième exemple :

L’habitat léger induit également, chez Nature & Progrès, une profonde réflexion de nature politique. Dans ce cadre nouveau où Nature & Progrès a fait le choix de s’investir, il s’agit d’appuyer la démarche citoyenne de tous ceux qui s’engagent afin d’apporter des solutions originales à la crise du logement. Comment ? En se rapprochant de la nature et en évitant la dépendance vis-à-vis d’endettements pour la vie… Nature & Progrès a cherché à valoriser ses compétences acquises en matière d’écobioconstruction par la collaboration avec des acteurs porteurs de savoirs très complexes, telles que les politiques en matière d’urbanisme et d’occupation du territoire… Nous avons également apporté notre savoir-faire en matière d’animation dont ces acteurs furent rapidement demandeurs afin d’ouvrir des espaces concrets, pour les simples citoyens, à la suite d’importantes modifications d’ordre législatif. Parmi eux, certains de nos membres étaient, par exemple, soucieux que nous interpellions les pouvoirs communaux afin de collaborer à la mise en œuvre de nouveaux cadres de vie offrant de nouvelles possibilités à cet habitat différent… Un élargissement de la réflexion, une mise en application sur le terrain des droits nouveaux qui venaient d’être acquis en matière d’habitat léger ont donc eu lieu en réponse à la sollicitation expresse d’un public déjà attentif à notre action en matière de construction écologique. Ils rencontrèrent aussi l’intérêt de communes qui ne disposaient pas des ressources suffisantes pour les mettre en œuvre de leur propre initiative… D’une matière plus générale, le cadre participatif ainsi redéfini permet aussi la diffusion d’une information fraîche et vérifiée en direction de toute personne concernée par les questions d’habitat, en Wallonie et à Bruxelles. Que du win-win pour tout le monde, en somme…

Troisième exemple :

Dans le cadre de la campagne globale intitulée « Vers une Wallonie sans pesticides » qui s’attache à montrer l’efficacité des alternatives agricoles à l’emploi insensé des pesticides, nous avons cherché à mettre en œuvre l’apport spécifique de la démarche prescrite par l’éducation permanente à travers une action appelée Plan Bee qui peut apparaître, à première vue, comme une recherche purement technique permettant de remplacer, dans un cadre agricole, un sucre de betterave par un sucre d’abeilles. Dans sa démarche citoyenne, Nature & Progrès s’est immédiatement orientée vers des choix qualitatifs, tels que nous les décrivions dans le cas du pain : qualité alimentaire pour le consommateur, sauvegarde des pollinisateurs et qualité de l’environnement, sauvegarde d’une agriculture à taille humaine et de la qualité de vie de tous ceux qui la font, intérêt majeur des activités de diversification annexes, comme la production de semences de plantes sauvages ou la valorisation de sous-produits de plantes mellifères… Cette action est née de l’interpellation de citoyens outrés par le peu de réactions face au déclin catastrophique de la biodiversité, en termes de fleurs et d’insectes, mais aussi de leur envie d’être de véritables acteurs de changement dans la façon de produire nos aliments. Bien sûr, nous nous sommes aussi intéressés à la viabilité économique d’un tel projet mais elle ne constitue ni un préalable à la recherche menée, ni un critère d’évaluation prioritaire. Inscrire une telle démarche dans un cadre d’éducation permanente – nombreux sont, hélas, ceux qui s’en étonneront encore ! – nous paraît donc essentiel et légitime. Nous en voulons pour preuve le seul fait qu’à ce jour aucun acteur économique n’a encore songé à effectuer pareille recherche…

Le « Plan Bee » est un projet expérimental qui s’appuie sur une logique d’avenir : remplacer la sucrerie industrielle grande consommatrice de pétrole par le travail des abeilles qui font tout ce qui est nécessaire pour assurer le bien-être des humains… La mondialisation du sucre à bas coût n’a-t-elle pas favorisé la consommation à outrance d’un sucre de piètre qualité, avec toutes les conséquences funestes qui sont maintenant évidentes en termes de santé publique ? En mettant simplement en pratique quelques suggestions formulées par Fabrice de Bellefroid, bénévole de notre association, dans son ouvrage intitulé « Deux ou trois ruches dans mon jardin« , Nature & Progrès a allié un travail essentiel en faveur de la biodiversité à une expérience de diversification agricole concernant l’autonomie sucrière. Voilà le genre de synergie simple qui œuvre vraiment dans le sens du bien-être de nos concitoyens et de l’autonomie de nos agriculteurs. Et que les pouvoirs publics devraient, par conséquent, soutenir plutôt que de perdre leur âme dans l’illusoire lutte sans fin pour la conquête de marchés extérieurs…

De quelle manière Nature & Progrès défend-elle nos droits fondamentaux - économiques, sociaux, culturels, environnementaux, civils ou politiques ?

L’avis de Nature & Progrès

La demande en farine bio a fortement grandi lors du confinement lié à la pandémie de coronavirus. Or, depuis 1830, la Belgique est un pays importateur de céréales panifiables et ce fait peu connu – nous produisons énormément de céréales réputées « non panifiables »… pour l’alimentation animale ! – est de nature à occasionner une dépendance qui serait intenable en cas de crise très grave. Un peu comme les masques made in China… Produit de première nécessité, le pain doit, par conséquent, devenir un élément central dans toute forme de réflexion liée au développement de l’autonomie populaire. D’une manière générale, Nature & Progrès cherchera donc à créer les structures participatives les plus ouvertes possible concernant de telles questions vitales, la bouée de sauvetage du vital semblant résider de plus en plus dans le local, dans les solutions culturelles et culturales de proximité… L’éducation permanente, en tant qu’outil indispensable à notre vie démocratique, doit donc être la chambre d’écho de telles questions susceptibles d’affecter la vie populaire, en permettant d’interpeller d’autres partenaires sur les questions connexes où ils sont plus spécialisés, d’associer, sur les modes d’actions choisis, tous ceux qui souhaitent y jouer un rôle. Nature & Progrès veut se garder de faire endosser par autrui la responsabilité des problèmes abordés mais toujours s’efforcer d’en prendre sa part afin que, par « effet de bord », tous les acteurs de la société assument ensemble une authentique responsabilité collective. Il semble nécessaire d’avoir en permanence ce souci à l’esprit afin de permettre de réelles possibilités de changement.

– Droit à la participation

Quelle que soit la thématique abordée, Nature & Progrès s’efforce met toujours en avant le droit de chacun à la participation, les aspects techniques des différentes questions ne devant apparaître que comme autant de conditions à maîtriser dans la validation de ce droit. L’être humain a, en tout cas, celui de pourvoir lui-même à ses propres besoins de base ou, à tout le moins, d’être un acteur-clé dans la réponse qu’il faut y apporter. Il s’agit là, à nos yeux, d’un droit culturel humain fondamental. Or la dégradation du climat et de la biodiversité – mais aussi bon nombre de politiques industrielles et agricoles axées sur le profit – sont évidemment de graves entraves à la pleine jouissance de ce droit. La crise actuelle démontre combien la rapidité de déplacement des personnes et des biens, mais également la volonté obsessionnelle de faire tourner toujours plus rapidement une machine industrielle à bout de souffle, sont autant de menaces sérieuses pour la survie de nos sociétés. La crise écologique et climatique globale, l’érosion dramatique de la biodiversité, l’obsession nucléaire et, à présent, le risque pandémique planétaire sont autant de signaux d’alarme qui ne pourront pas être ignorés plus longtemps au seul nom d’intérêts économiques particuliers. L’accroissement des inégalités a atteint de telles proportions que la « reconstruction du monde d’après le Covid-19« , pour ne l’envisager qu’à travers l’angle sanitaire de la crise, ne pourra plus être confiée à un quelconque pouvoir oligarchique mais devra intégrer, de manière crédible, l’ensemble de la société, l’ensemble de l’humanité. Faute de quoi une instabilité politique inédite pourrait être à craindre, et à prévoir…

– Protection sociale

Le droit à la protection sociale se repose avec force dans le cadre de la crise que nous traversons qui met en lumière la nécessité de relocaliser, voire de renationaliser, les industries stratégiques. L’exemple fâcheux de la gestion des stocks de masques remet crûment sur la table la question de nos priorités industrielles mais aussi celles de la maîtrise démocratique du savoir et du savoir-faire. Autant de questions où le citoyen doit exercer ses droits qui empêcheront que l’humain soit considéré comme un simple maillon de chaînes d’intérêts industriels et financiers. Il doit donc pouvoir contrôler, en permanence, tout ce qui relève de l’intérêt général mais il faut surtout que ceux qui sont désignés pour nous gouverner soient davantage élus sur leur sens de l’anticipation. Gouverner, c’est prévoir !

Et, au risque de paraître insistants, soulignons que, là encore, nos membres ont toujours fait les bons choix. Qu’est-ce qui a toujours guidé leurs choix en matière d’habitat ? Le respect de l’environnement – pas de matériaux polluants -, le respect de l’humain – l’accessibilité de tous à un logement de qualité – et droit à la liberté de choix et à l’autonomie – chantiers participatifs et auto-construction… L’actualité leur donne, une fois de plus, raison puisqu’en réaction à la crise, on sollicite les simples couturières là où les politiques sont défaillants… Bien sûr, autonomie ne signifie pas isolement, raison pour laquelle Nature & Progrès revendique que nos entreprises prennent la forme de coopératives. Depuis plus de quarante ans, les membres de notre association trouvent leur autonomie en mettant en place des groupements d’achats solidaires, pour leurs biens de consommation, et des chantiers participatifs, pour leurs habitats. Il est donc normal qu’ils réclament aujourd’hui une société moins hiérarchisée et plus coopérative. Ce point, qui a été revendiqué lors de la formation du nouveau gouvernement wallon, est maintenant inscrit dans la Déclaration de Politique Régionale

De quel point de vue critique Nature & Progrès est-elle porteuse sur la société ?

L’avis de Nature & Progrès

Nous mesurons, dans les circonstances actuelles de pandémie mondiale, combien il est intéressant d’être subventionnés pour tirer, dans la mesure des compétences qui sont les nôtres, des enseignements généraux au niveau de la marche de la société et mettre en place les lieux de résonnance de la revendication citoyenne. Participer au mouvement général et à la démarche spécifique de l’éducation permanente nous permet de rester perpétuellement en questionnement et de ne pas nous contenter de constats et de réponses stéréotypés. Nous devons, au contraire, avoir la volonté constante d’aller bien au-delà de notre seule capacité à réaliser telle ou telle action afin de mettre en lumière une pensée, une option générale sur le monde qui donne toute sa raison d’être à cette action et amène, en fin de compte, le public à y adhérer. Sans le travail de Nature & Progrès, il serait toujours possible de choisir entre solutions spécifiques à des problèmes précis mais aucune recherche de sens ne serait jamais proposée par rapport à la globalité du système alimentaire, par exemple.

Tout ce qui nous force à nous questionner afin de nous adapter est intéressant aux yeux de Nature & Progrès dont le positionnement institutionnel évite ainsi de rester figer dans une posture qui n’évoluerait pas. Nos membres actifs confirment l’utilité d’une pareille attitude par les envies qu’ils expriment, formulant rarement vis-à-vis de l’association des demandes d’ordre purement technique mais concernant plutôt une forme de participation à la vie politique. Ils souhaitent savoir où se situent vraiment leurs droits et nous voir élaborer des cadres de revendications les concernant lorsqu’ils ne sont pas respectés. Notre spécificité, dans les limites des thématiques qui sont les nôtres, consiste donc à sensibiliser aux problématiques sociétales nouvelles et à baliser, à ce sujet, les possibilités d’action qui ont pour but la défense des droits du citoyen dont font souvent peu de cas les acteurs économiques. Il s’agit, en somme, d’aboutir à une forme de résilience démocratique.

Nature & Progrès déplore donc, dans cet ordre d’idées, le refus de la Région Wallonne de continuer à soutenir son projet « Echangeons sur notre agriculture » qui fut élaboré au départ de rencontres entre consommateurs, d’une part, et producteurs et transformateurs de notre alimentation – agriculteurs, boulangers, fromagers… -, d’autre part, afin de donner à tous les outils de réflexion permettant d’interpeller nos dirigeants en matière de politique agricole et alimentaire… Nous devons constater que la Région se borne à chercher des outils directs et pratiques pour aider l’agriculture wallonne dans son effort de subsistance mais ne semble pas prête à remettre en question le modèle dominant qui a pourtant maintes fois montré ses limites. Mais n’est-il pas normal, justement, qu’un tel système repousse une action voulue par des citoyens en recherche de liberté et d’autonomie, et que permet la structuration de notre association ? N’est-ce pas la preuve éclatante de l’archaïsme du système agricole dominant, en Wallonie ? Or des possibilités de changement existent – et elle feint de l’ignorer ! – qui sont susceptibles d’apporter plus de bénéfices que de pertes, et sa grave incapacité à les considérer traduit certainement un manque d’écoute de la base agricole. Voilà précisément un des écueils que le prescrit de l’Education Permanente permet d’éviter. Plutôt que de se contenter d’une simple évaluation technique des résultats obtenus, un tel mécompte doit être de nature à renforcer notre aptitude à émettre des points de vue critiques sur la façon dont sont gérés et organisés nos « communs ». Ne nous y trompons pas : l’attitude ici décrite est celle qui est favorable aux milieux économiques dont elle émane. Pas au citoyen ordinaire, jamais ! Systématiser les démarches proposées par ces acteurs est aujourd’hui intenable car elles ne sont, tout simplement, pas durables. La crise du coronavirus démontre, d’une manière très générale, qu’il est des impératifs citoyens qui sont tout aussi graves – sinon beaucoup plus – que les nécessités économiques. C’est le cas, par exemple, de la nouvelle donne sanitaire et des pandémies du futur qui nous sont déjà annoncées…

Née de la nécessité d’illustrer et de promouvoir une forme d’agriculture alternative – et cependant beaucoup mieux inscrite dans la tradition agricole que celle qui paraissait alors incarner la modernité -, notre action s’est toujours inscrite dans le cadre de la critique du modèle agroindustriel dominant. Pour être crédible, ce sens critique a toutefois acquis celui de la mesure sans jamais rien céder de sa force. Aujourd’hui, le rapport au modèle dominant est peut-être en train de s’inverser mais notre « ADN associatif » conserve intact notre souci premier de la défense de l’intérêt général, ainsi qu’en témoigne, par exemple, le travail sur la labellisation Free OGM conduit par une bénévole de l’association, nous en avons déjà parlé… La revendication, dans ce cadre, comme dans tous les autres où Nature & Progrès s’investit, s’appuie sur une étude approfondie et sur de solides bases scientifiques.

Quels sont les effets et impacts que Nature & Progrès cherche à produire à partir de ses actions ?

L’avis de Nature & Progrès 

Certains effets produits par notre action sont tout-à-fait concrets : la création de groupements d’achats (GAC) a contribué à faire évoluer les modes de consommation alimentaire, celle de la Maison de la Semence citoyenne de Nature & Progrès a contribué au réveil de l’intérêt populaire pour un patrimoine culturel en grand péril… Les retombées des campagnes Echangeons sur notre agriculture et Vers une Wallonie sans pesticides sont également très concrètes. On citera, par exemple, l’édition de documents, accessibles pour le simple citoyen et pour le monde agricole, qui détaillent les alternatives aux pesticides en fonction des cultures et offrent le savoir nécessaire à qui veut être en mesure de développer ses propres revendications… Ceci montre, une fois encore, à quel point il est aléatoire et dangereux de séparer les aspects techniques du contexte dans lequel ils se développent. D’une manière générale, cloisonner deux aspects essentiels d’une même question fait courir le risque de ne plus rien comprendre à la nature exacte de ce qui est revendiqué…

Reste maintenant à attendre le bilan, la grande synthèse politique – la somme de toutes les expériences et ressentis individuels – de ce que nos concitoyens vont déduire du confinement et, plus globalement, de la pandémie mondiale de 2020. Ses effets seront sans doute surprenants, à bien des égards, entre ce qui sortira indemne de manière tout-à-fait inattendue et ce qui sera irrémédiablement banni de nos vies… Imagine-t-on, par exemple, que les Belges, de manière massive, découvrent que leur intégrité physique n’est plus garantie lorsqu’ils font leurs courses en grandes surfaces ? Celles-ci seraient-elles vraiment en mesure de garantir une « distanciation sociale » suffisante à leur clientèle ? Moyennant quels efforts d’aménagement ? A quel coût ? Sera-ce finalement une aubaine pour le circuit court ? Et que se passera-t-il dans les avions ? Face à ce bilan très incertain, la force incroyable d’autonomie des gens et l’intelligence personnelle et collective que procure l’éducation permanente doivent, une fois encore, être loués. Le travail global de nos associations montre une très grande cohérence et leurs prochains plans quinquennaux seront forcément articulés sur la base de ce que leur aura appris l’expérience de la crise du Covid-19… Faut-il cependant redouter le prochain rebond de consommation et craindre qu’on ne parle plus, après le virus, qu’en termes exclusivement industriels ? Ne faut-il pas réclamer, à l’horizon de l’augmentation annoncée des températures, le droit au respect de notre patrimoine culturel et cultural, et dénoncer avec vigueur ceux qui osent encore revendiquer celui de spéculer sur l’alimentation ? Notre grain et notre lait sont locaux, exclusivement locaux ! Il faut, à présent, parler de souveraineté alimentaire, tant au niveau wallon que Bruxellois, en condamnant fermement la titrisation des matières premières qui n’a plus rien à voir avec la loi de l’offre et de la demande. Nous avons le droit d’être souverains concernant nos besoins essentiels ! Dans ce cadre, « j’ai le droit de choisir !« 

L’agriculture wallonne, malheureusement, ne s’engage pas dans la direction de la transition écologique ! La nouvelle PAC (Politique Agricole Commune) européenne doit absolument prendre une orientation résolument environnementale or c’est une politique de maintien des marchés à bas coûts qui est aujourd’hui privilégiée. La logique de l’acheteur comme simple outil commercial doit pourtant absolument être cassée. Il faut changer le logiciel ! Pourquoi les pouvoirs publics belges, qui snobent aujourd’hui notre Plan Bee s’obstinent-ils à ne pas vouloir comprendre qu’ils doivent, dès à présent, s’orienter vers un Plan C – C pour céréales ? Le travail est déjà largement engagé et ils ne voient pas ce qui est pourtant juste sous leurs yeux. Ou est-ce alors un problème de communication ? Est-ce nous qui devons-nous former et repenser notre discours en fonction d’un autre public ? Pourtant, les faits sont là, particulièrement têtus… Et nous relançons en permanence le débat, au niveau local, sur les sujets très variés que recèlent nos thématiques, afin de permettre aux citoyens de faire valoir leurs droits. Et pour porter avec eux l’ensemble de leurs revendications en la matière…

CO2rona : n’oublions pas le climat…

Ainsi vont le monde et les médias : le coronavirus est là et, soudain, plus rien d’autre n’existe ! La crise climatique, la crise sociale et la crise écologique ne sont plus que de très lointains souvenirs. Le petit koala n’a jamais cramé dans son eucalyptus, « les gilets jaunes » n’ont jamais manifesté sur les ronds-points… Nos concitoyens n’aspireraient qu’à un retour à « la normale ». C’est quoi ça, « la normale » 

Par Dominique Parizel

Introduction

Ne minimisons pas, bien sûr, la crise sanitaire en cours. Personne ne l’a vue venir, même lorsqu’elle était déjà présente en Chine… Et, à l’heure où j’écris ces lignes, l’Afrique et les Amériques n’y croient toujours pas vraiment. L’Europe, quant à elle, est comme toujours aux « abonnés absents » mais la santé, bien sûr, n’est pas dans ses compétences. Les différents Etats-membres de l’Union agissent donc en ordre dispersé. Aucun « plan pandémie » n’existait nulle part, comme en témoigna l’aberrante saga des masques… made in China. Et nous nous fatiguons encore, quant à nous, à espérer un plan en cas d’accident nucléaire… Enormément de gens souffrent de la crise, soit directement parce qu’ils sont malades, soit indirectement parce que leurs conditions de vie et de travail sont rapidement devenues insupportables. Une inquiétude diffuse croît sournoisement car quelques piliers de notre monde, qui paraissaient pourtant inébranlables, sont en train de vaciller sous les yeux de tous…

Nous avons cependant tous vu ces photos satellites (1) qui montrent à quel point un simple ralentissement de l’activité économique – comprenez de l’activité économique basée sur le carbone – est de nature à diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre, ainsi que la pollution de l’air que respirent des millions d’êtres humains… Et la tendance ne fait que s’accentuer dès que les frontières se ferment et dès que la plupart des avions restent « cloués » au sol. Evidemment, les économistes « sérieux » se gaussent aussitôt car plusieurs gouvernements – l’Italie et la Chine, par exemple – ont déjà commencé à puiser dans leurs réserves fiscales pour limiter les dégâts économiques de la crise qui s’annonce. « Or ces investissements cibleront les entreprises touchées par la crise ainsi que le secteur de la santé, et non les secteurs écologiques« , nous dit, par exemple, dans une « carte blanche » publiée dans L’Echo du 11 mars, Céline Boulenger, économiste de Degroof – Petercam

Et pourquoi le climat, ce n’est pas comme le corona ?

Oui, pourquoi nos concitoyens – à l’instar de ces éminents économistes – paniquent-ils quand l’épidémiologiste parle, alors qu’ils continuent à hausser vaguement les épaules quand c’est le climatologue ? François Gemenne, chercheur en sciences politiques à l’Université de Liège, pointa quatre différences dans une autre « carte blanche » parue, le 18 mars, dans le quotidien Le Monde. Tout d’abord, le virus est ressenti comme un danger concret, proche et immédiat – tout le monde peut soudain l’attraper et y passer -, alors que le climat, bon, on s’acclimate… Il serait bon dès lors, ajoute-t-il, de mettre davantage en évidence les impacts du changement climatique en matière de santé publique, argument auquel le public est plus sensible. Ensuite, les mesures de lutte contre le virus sont toujours perçues comme temporaires et généreraient certainement, si elles ne l’étaient pas, davantage encore de contestations… Enfin, si chacun d’entre nous disposait, dit François Gemenne, d’une connaissance suffisante des phénomènes climatiques, sans doute en prendrait-il mieux la mesure et agirait-il en conséquence… Il objecte alors, lui-même, que les mesures contre le coronavirus n’ont pourtant été demandées par personne mais ont été imposées par les gouvernements, alors que les citoyens ne comprenaient pas grand-chose à la question. Pareille attitude serait-elle envisageable concernant le climat ? Il y a évidemment matière à en douter… Le chercheur liégeois semble pourtant admettre que la crise en cours peut être un précédent utile pour le sauver, montrant « qu’il est possible de prendre des mesures radicales et urgentes face à un danger imminent… » Avant de changer de pied, moins d’une semaine plus tard, constatant – sur les réseaux sociaux – qu’ »à long-terme, la crise du coronavirus sera une catastrophe pour le climat car on risque d’offrir une bouée de sauvetage à l’économie du carbone« , plusieurs pays annonçant, en effet, des plans de relance de leur industrie fossile ou des secteurs aériens. La Tchéquie et la Pologne, constate-t-il, demandent déjà l’abandon du Green New Deal européen, et la Chine envisage de construire des centaines de centrales au charbon… Or, conclut François Gemenne, « le changement climatique n’est pas une simple crise, c’est une transformation irréversible. Il n’y aura pas de retour à la normale, pas de vaccin. Il faut des mesures structurelles, pas conjoncturelles.« 

L’OPEP et le pétrole de schiste de l’oncle Trump

Mais n’est-ce pas, justement, au pied du mur qu’on voit le maçon ? Il est des réalités qu’il faut pouvoir affronter autrement qu’avec la posture du matamore populiste toujours prompt à remettre la faute sur l’étranger. C’est là toute la rigueur morale que nous attendons aujourd’hui de ceux qui nous représentent. Mais c’est à la population qu’il appartient également de produire l’effort de compréhension et de solidarité qui s’impose. Car ce maudit virus, dont rien ne dit qu’il ne reviendra pas – par vagues successives – nous rendre à nouveau visite dans les prochaines années, est sans doute un révélateur d’une autre crise, bien plus profonde et plus globale…

« Le Sénat américain a approuvé à l’unanimité, ce mercredi 25 mars, un plan historique de deux mille milliards de dollars pour soutenir la première économie mondiale, asphyxiée par la pandémie de coronavirus qui a déjà fait plus de mille morts aux Etats-Unis« , pouvait-on lire sur le site de la RTBF, en date du 26 mars. Et encore : « Ces mesures comprennent l’envoi d’aides directes aux Américains, allant jusqu’à mille deux cents dollars par adulte et cinq cents par enfant, pour les ménages gagnant moins de cent cinquante mille dollars par an. Grande demande des démocrates, les indemnités chômage ont également été notablement renforcées et les travailleurs indépendants pourront en bénéficier. Le texte inclut environ cinq cents milliards de prêts et d’aides pour les entreprises et secteurs clé, dont près de trente milliards d’aides au secteur aérien, passagers et fret. Le plan comprend aussi cent milliards de dollars pour les hôpitaux, débordés par l’épidémie.« 

L’économie américaine serait-elle, à ce point, affolée par une crise sanitaire qu’elle n’aurait pas vu venir, elle non plus ? Ou nos amis yankees sauterait-ils sur l’opportunité pour amortir un choc beaucoup plus grave encore ? Ne confondons pas ! En matière de politique internationale, l’événement de ce début d’année, ce ne fut pas le coronavirus mais sa principale conséquence : pour la première fois depuis 2016, l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et la Russie ne sont pas parvenues à s’entendre pour stabiliser les cours. Résultat : le prix du baril s’est effondré et la pandémie mondiale n’a rien arrangé ! Mais ce qui sembla être – à très court terme – une bonne nouvelle pour l’automobiliste belge n’en est vraiment une pour personne car, depuis la grande crise économique de 2008 – qui avait vu les cours s’envoler sous la pression de la demande mondiale -, un équilibre n’avait pu être retrouvé qu’avec le développement des pétroles de schiste américains qui ont permis à l’économie US d’être autonome en énergie. Seulement voilà : cette production n’augmente plus depuis juillet dernier (2) et l’effondrement actuel des cours, voulu par l’OPEP et par un satané virus, lui porte un coup particulièrement rude. Ces pétroles ne sont, en effet, rentables que si les cours du baril se maintiennent aux alentours de cinquante dollars. Et ils sont aujourd’hui à vingt-cinq ! D’où, panique chez Trump et ses épigones, avec l’élection en ligne de mire… Une panique qui ne devrait pas restée « confinée » aux States

Sorties de route et garagistes sans scrupules

C’est le battement d’aile du papillon… Ou plutôt de la chauve-souris au-dessus du pangolin. Puis le goût des Chinois pour la viande d’animaux sauvages, le confinement de la moitié de l’humanité et la demande en pétrole qui chute, pile au moment où la production américaine se tasse et boit la tasse… Tout cela n’était pas évident à imaginer. Faites cela au cinéma et on vous prendra pour un fou ! Mais, et le climat, finalement, dans tout cela ?

En 2008, la pression des cours pétroliers avait fini par faire crever la chambre à air là où elle était fragilisée : les subprimes américaines. Aussi grave fut alors la sortie de route, il avait suffi de changer le pneu et quelques autres pièces un peu tordues pour repartir de plus belle et se remettre à « monter dans les tours ». Bref, un retour à « la normale ». Tout profit pour les garagistes… Aujourd’hui, ce sont des causes largement exogènes qui imposent un ralentissement à nos économies ; hormis pour ceux qui sont « au front », c’est, dans la temporalité élastique du confinement, la fin de la « chronométrisation » de nos existences – et des angoisses qui vont avec ? -, comme dit l’historien Laurent Vidal (3), en rupture totale avec les injonctions – mais aussi les flux sonores et visuels, les « infos en continu » – de l’époque que nous traversons. Nous apprenons à réhabiter notre temps ; osons le mot : nous prenons un bon coup de décroissance ! Et, cette fois, la voiture en panne ne repartira plus sans une révision générale, sans un allègement drastique du fatras matériel et de contraintes qu’elle transporte. C’est même carrément d’un nouveau moteur, adapté à une nouvelle énergie propre, dont nous avons besoin, puisque le pétrole est en panique. Et, par conséquent, d’un châssis plus léger et d’une carrosserie d’un genre tout neuf. D’un véhicule repensé, réadapté et donc tout différent, en somme… Les politiciens populistes, en garagistes peu scrupuleux qu’ils sont, voudront dans doute relancer le fossile, gaz et charbon, et continuer à nous vendre leur vieux modèle lourdingue qui s’époumone à cracher son carbone, ou carrément à nous bricoler des gazogènes, comme en 40… Comment leur faire comprendre qu’ils perdent leur temps ? Que tout cela est fini. Ringard et dépassé. Complètement inutile et d’un autre âge, comme les Trabant en 89…

Comment conclure ? Le coronavirus, pour effrayants que soient aujourd’hui ses effets, n’a pas modifié la réalité du dérèglement de nos climats. Et sans doute nous impose-t-il, que nous le voulions au non, un autre rapport au temps et à l’activité ? Mais n’est-il pas précisément celui qu’imposent, jardinage en tête, les « choses de la nature », chères à Nature & Progrès ? La grande « transition écologique » est engagée et la pandémie en cours ne fait qu’en dramatiser la perspective. Les temps, plus que jamais, sont incertains, tellement incertains que nous n’arrêterons pas, quant à nous, de « coconstruire », quoi qu’il advienne, une vision climatique – et, par conséquent, énergétique mais aussi agricole – cohérente et de long terme. Alors, redisons-le bien fort, à tous nos concitoyens de bonne volonté et à tous nos (ir)responsables politiques, les Européens en tête, qui s’obstinent encore à faire l’autruche : CO2rona, n’oublions pas le climat ! Sur les réseaux sociaux, il faut que ça devienne viral…

Les premières années du mouvement biologique français : 1948 – 1974

L’agriculture biologique n’est ni une mode ni une « génération spontanée », et encore moins un vulgaire label commercial… Son histoire, déjà ancienne, est pourtant très mal connue. Nature & Progrès Belgique la fait souvent remonter au 6 mars 1976, date de la création officielle de notre association. Ses racines sont pourtant bien plus profondes… Et, à les oublier, nul doute qu’on perd très vite son âme… Un coin du voile est aujourd’hui levé par un étudiant en histoire contemporaine de l’université d’Angers.

Par Florian Rouzioux

Introduction

Originaire d’Orléans, Florian Rouzioux mène, depuis janvier 2019, un important travail de recherche sur l’émergence de l’agriculture biologique française dans la période de l’après-guerre, se focalisant sur le développement de la bio en France, entre 1958 et 1974. Un travail absolument primordial pour mieux connaître cette « bio d’avant la bio » dont il nous livre ici – en deux parties – la « substantifique moëlle ». En attendant, nous l’espérons de tout cœur, l’édition qu’il mérite…

Première partie (1948-1964)

L’aube des réflexions scientifiques sur la valeur biologique des sols et des aliments

Avant d’évoquer la constitution des premiers groupements d’agriculteurs biologiques, il faut en préambule évoquer les actions déterminantes menées, au cours des années cinquante, par un collectif de scientifiques et de savants, issus des mondes médical et agronomique. Ces acteurs ont progressivement formé une communauté scientifique sensible à l’étude de l’humus et de l’activité biologique du sol. Bien que cette communauté scientifique n’ait regroupé que quelques dizaines de chercheurs, les multiples travaux de vulgarisation publiés par celle-ci ont largement inspiré la mise en pratique de l’agriculture biologique en France (1). Les « Journées de l’humus », organisées à Paris en 1948 sous l’égide de l’association L’Homme et le Sol, représentent, en quelque sorte, l’événement fondateur de cette communauté. Ces journées débouchent sur le lancement d’un appel lancé par plus de cent personnalités, au cours d’une réunion patronnée par le Ministre de l’Agriculture. Cet appel prend le nom symbolique de « Croisade pour l’humus ». Trois ans après cet appel, des membres de l’Académie d’Agriculture décident de continuer à développer les études sur les liens entre l’humus et la fertilité du sol, dans le cadre de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols (AEFVS).

En parallèle, des inquiétudes générées par la détérioration de l’humus, constatée dans les bassins céréaliers sous l’effet de l’augmentation du recours aux engrais chimiques, des craintes sur la détérioration de la qualité du pain apparaissent. Ces craintes se trouvent amplifiées par l’affaire de l’empoisonnement des habitants de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, en août 1951, quand une intoxication alimentaire liée à la consommation de pains avariés cause la mort de sept habitants de la commune. L’emploi d’adjuvants chimiques est alors mis en cause par les expertises qui suivent l’intoxication. Des médecins, inquiets du recours croissant aux procédés chimiques dans l’industrie alimentaire, décident de créer, en 1952, l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN). Ils s’inscrivent dans un courant néo-hippocratique de la médecine qui considère l’agriculteur comme le premier médecin de l’homme (2). Seuls des aliments considérés comme « sains » – sous-entendu exempts d’additifs d’origine synthétique – peuvent être garants d’une bonne santé. En plus de réunir des médecins nutritionnistes, l’AFRAN réunit aussi des microbiologistes et des agronomes qui défendent la fertilité biologique des sols.

En 1953, l’Homme et le Sol, l’AEFVS et l’AFRAN organisent, de concert, les « Journées de la qualité dans la production agricole« . Cet événement débouche sur la création d’un groupe de réflexion qui prend le nom de « Comité pour l’humus« . Ce comité regroupe aussi bien des agriculteurs que des techniciens et des producteurs de matière organique. Un des objectifs de ce collectif est de guider les producteurs agricoles dans l’utilisation plus efficiente de matières organiques fermentables à l’échelle de leur exploitation. Durant toute cette période, les plus éminents membres de ces différents collectifs produisent des articles qui paraissent dans des revues à faible tirage telles que L’Alimentation normale, revue de l’AFRAN. La synthèse de ces nouvelles réflexions sur les interactions entre la microbiologie du sol et la santé des êtres vivants – plantes, animaux, hommes – se retrouve approfondie dans deux livres qui paraissent en 1959. Ces livres, Un grand problème humain, l’humus d’André Birre et Sol, herbe, cancer d’André Voisin sont appelés à avoir un impact significatif sur le développement de la mise en pratique de l’agriculture biologique, en France, durant la décennie suivante.

Du GABO à l’AFAB

Au printemps 1958, une quarantaine de personnes attentives à l’évolution de l’agriculture française décide de créer, en Loire-Atlantique, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO). Parmi les membres du GABO, figurent des adhérents de l’AFRAN et des adhérents français de la Soil Association, une association anglaise qui tente de développer l’agriculture biologique, depuis 1946 (3). Au départ, ce sont les « sympathisants » – ingénieurs agricoles, agronomes, médecins, pharmaciens, minotiers, boulangers, etc. – et non les agriculteurs qui sont les plus nombreux au sein du GABO.

Les « GABOistes » ont pour principal objectif de développer une « agriculture biologique », c’est-à-dire un système agricole qui doit favoriser, en priorité, l’activité microbiologique du sol, a contrario du système agricole moderniste basé sur les apports d’engrais chimiques, lequel se concentre avant tout sur les besoins nutritifs des plantes. Les GABOistes affirment, dans leurs tracts, qu’ils promeuvent un système agricole tourné vers l’avenir. L’agriculture biologique représente aussi bien une rupture avec les méthodes de fertilisation chimiques, qu’une rupture avec les pratiques négligentes d’autrefois. Mécontents des lourds investissements nécessaires pour moderniser leur exploitation, l’initiative séduit rapidement certains agriculteurs pratiquant la polyculture-élevage dans l’Ouest de la France. Ces agriculteurs sont convaincus par l’idée que l’agrochimie représente davantage une menace qu’une solution pour l’avenir de la profession. D’une part, elle entraîne une plus grande dépendance des agriculteurs vis-à-vis de la filière agro-industrielle qui produit les engrais NPK (4) et les pesticides, d’autre part elle semble faire courir un risque de santé publique dû à la toxicité de ces produits. De plus, nombreux sont les agriculteurs ligériens qui rejoignent le GABO en raison de l’augmentation des frais vétérinaires qu’ils constatent, suite à l’adoption des méthodes d’élevage modernes.

Comme le groupement finit par dépasser les frontières régionales, l’organisation est rebaptisée Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), en juin 1961. A partir de cette date, l’AFAB est principalement menée par deux ingénieurs qui ont tous deux fait preuve d’audace (5) en démissionnant de leur poste respectif afin de ne pas soutenir l’essor de la « chimisation » agricole après 1945. Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École nationale horticole de Versailles, Jean Boucher travaille comme inspecteur au Service de la protection des végétaux de Loire-Atlantique, à Nantes. Dans sa position de chercheur, il s’est spécialisé sur les méthodes de fertilisation par compostage. Comme il entre en conflit avec sa hiérarchie qui n’accorde pas la même gravité que lui vis-à-vis de l’impact des pesticides sur la santé humaine, il finit par démissionner en 1960. Il se consacre dès lors à son nouvel engagement de secrétaire du GABO. Ingénieur agronome à la suite de ses études à l’Institut national agronomique de Paris, André Louis occupe le poste prestigieux de Directeur des services agricoles, en Charente. En 1950, il choisit de démissionner de cette fonction, refusant d’appliquer les directives modernistes de sa hiérarchie. De retour dans le Bordelais, sa région d’origine, il devient professeur d’agronomie dans un lycée agricole. C’est parallèlement à cette activité, qu’il s’engage dans le GABO, en 1959. Son dévouement lui vaut ensuite la place de vice-président de l’AFAB.

Cette première organisation, composée de cultivateurs et de sympathisants désireux de promouvoir collectivement l’ »agrobiologie » (6), parvient à comptabiliser deux cents adhérents, au printemps 1963. C’est durant ce même printemps qu’est publiée la version française du premier livre qui marque le début du « combat scientifique » contre l’usage irraisonné des pesticides, Printemps silencieux. Les membres de l’AFAB ne manquent pas de faire la publicité de ce livre écrit par la biologiste américaine Rachel Carson.

Les premières connexions avec la Soil Association

A la fin des années cinquante, trois courants se distinguent dans le mouvement biologique en Europe de l’Ouest : l’agriculture biodynamique en Allemagne, organique en Grande-Bretagne, organo-biologique en Suisse. Ces trois courants se rejoignent dans la vision d’une agriculture conçue comme la moins artificialisante possible, avec pour point de convergence la centralité du compost dans la fertilisation des terres agricoles. L’agriculture biologique française émerge de la rencontre de ces trois courants, et plus spécialement de la rencontre des deux premiers.

Parmi les agriculteurs à l’origine du GABO, on trouve Edmond Cussoneau. Cultivateur à Échemiré, dans le Maine-et-Loire, il a décidé d’adhérer à la Soil Association, en 1957. En qualité de président du GABO, mais aussi en porte-parole de l’organisation britannique, il adresse de nombreux courriers à ses contacts dans le milieu agricole, afin de faire valoir les enseignements agronomiques d’un fermier anglais membre de la Soil Association, Friend Sykes (7). Une autre adhérente française de la Soil Association, Madame Feyler, prend l’initiative de correspondre avec la direction du GABO. Agrobiologiste convaincue, elle suggère à Jean Boucher la mise en place, en France, d’un domaine expérimental inspiré de celui qui a été mis en place, en Angleterre, dans la commune d’Haughley (8). Madame Feyler imagine ainsi la création d’un centre d’apprentissage et d’étude agrobiologique au sein duquel des cours d’anglais seraient également dispensés pour faciliter l’émergence d’un mouvement international. Cet ambitieux projet, par ailleurs salué par Jean Boucher, n’aboutit cependant pas.

Durant l’été 1963, un premier grand voyage international est organisé sous la direction d’André Louis. Dix-neuf membres de l’AFAB s’inscrivent pour partir à la découverte des techniques agrobiologiques anglaises, durant trois jours, du 17 au 19 juillet 1963. Ce périple permet à la délégation française de visiter successivement quatre fermes organiques anglaises. Il débute par la visite de la ferme de Broadhill, située à Keymer – voir photo. Au terme de leur voyage d’étude, les Français sont accueillis par Lady Eve Balfour, directrice du domaine d’Haughley et fondatrice de la Soil Association. D’une superficie de quatre-vingt-cinq hectares, le domaine est divisé en trois sections, les sections organique, chimique et mixte. Dans la section organique, le cheptel est nourri au pâturage, avec des compléments de grains et de poudre d’algues marines. La fumure est assurée par le compostage du fumier et par des engrais verts, tandis qu’un sous-solage est préféré au labour. Selon le rapport qui est publié à l’automne suivant, l’expérience anglaise a révélé aux Français que les agrobiologistes partagent un idéal commun qui va au-delà de la seule agrobiologie. Pour ces derniers, « une concordance sur les buts de la vie et sur le devoir des producteurs à l’égard de leur prochain » ne fait aucun doute (9).

De la méthode Lemaire-Boucher à Nature & Progrès

Les débuts du mouvement agrobiologique français sont profondément marqués par l’activité de d’une société, le Service de Vente des Blés Lemaire (société Lemaire). Sélectionneur et négociant de blés, Raoul Lemaire est le fondateur de cette société, basée à Angers. Il finit par adhérer au GABO, au moment où il effectue des expérimentations agricoles sur la fertilisation par le lithothamne, une algue calcaire riche en magnésium et oligoéléments, employée en Bretagne comme amendement pour les prairies. A partir de 1962, l’ambition de Raoul Lemaire est d’assurer la commercialisation d’un blé biologique cultivé sur des terres amendées par un poudrage au lithothamne. Alors qu’il est aux commandes de l’AFAB, Jean Boucher est séduit par ce projet. Il accepte la proposition de Raoul Lemaire et rejoint la société Lemaire, en qualité de conseiller agronomique, tout en demeurant secrétaire de l’AFAB. Persuadés de la nécessité d’imposer la culture biologique en France en mettant sur pied un solide circuit commercial, les deux hommes décident de lancer un procédé d’agriculture biologique cadré par la société Lemaire. Ce procédé prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , en 1964.

Suite à l’association de Raoul Lemaire avec Jean Boucher, les articles de Jean Boucher dans la revue AFAB font la publicité de la société Lemaire. Deux des meneurs de l’AFAB sont alors gênés par cette nouvelle orientation commerciale.  Alors qu’ils sont très appréciés au sein de l’organisation, le vice-président de l’AFAB, André Louis, et le délégué AFAB de la région Languedoc, Mattéo Tavera (10), décident de démissionner conjointement. Avec la fondation de leur propre association, Nature & Progrès, ils entendent initier un courant d’agriculture biologique détaché de toute attache commerciale. Leur objectif déclaré est de promouvoir une agriculture biologique « à 360° », c’est-à-dire qui ne se limite pas à un procédé exclusif, par opposition à la méthode Lemaire-Boucher. Le nom « Nature & Progrès » est choisi avec la plus grande attention. Il s’agit de suggérer d’emblée le devoir de respect de la nature et du vivant, inhérent à l’activité agricole selon les fondateurs. Dans un second temps, le nom doit connoter l’idée que l’agriculture biologique s’intègre parfaitement à la logique de progrès sociétal, à une période où le premier argument des détracteurs de cette mouvance est d’affirmer que cette doctrine représente un « retour en arrière ».

À partir de mars 1964, la mise en pratique de l’agriculture biologique est désormais structurée par deux courants. Le premier courant, caractérisé par l’influence de la société Lemaire et de la méthode Lemaire-Boucher, rayonne depuis Angers. Sa communication auprès du grand public repose sur le journal mensuel Agriculture et Vie. Le second courant, porté par l’association Nature & Progrès, construit une base d’adhérents dans le Sud de la France, avec pour outil de communication principal la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Quelques dates clés

1948 : l’association L’Homme et le Sol organise les « Journées de l’humus« , à Paris.

1951 : création de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols.

1952 : création de l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale.

1958 : création du Groupement d’agriculture biologique de l’Ouest, en Loire-Atlantique.

1959 : Un grand problème humain, l’humus d’André Birre. Sol, herbe, cancer d’André Voisin.

1961 : le GABO est rebaptisé Association Française d’Agriculture Biologique.

1962 : la société Lemaire débute la commercialisation du maerl « Calmagol« .

1963 : Printemps silencieux de Rachel Carson. Voyage de la délégation de l’AFAB à Haughley. Jean Boucher, secrétaire de l’AFAB, rejoint la société Lemaire, fondée par Raoul Lemaire. Naissance de la méthode Lemaire-Boucher.

1964 : André Louis et Mattéo Tavera démissionnent de l’AFAB pour fonder Nature & Progrès. Les Lemaire lancent le mensuel Agriculture et Vie, consacré à la promotion des méthodes agrobiologiques prônées par la société Lemaire. Lancement de la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Notes :

(1) Pour en savoir davantage sur la communauté scientifique qui se mobilise pour la réhabilitation de l’humus entre 1948 et 1964, se référer aux travaux de la spécialiste du sujet, l’historienne Céline Pessis – voir la bibliographie.

(2) Cette citation, prononcée en 1934 par le Dr Pierre Delbet, illustre parfaitement ce courant : « Aucune activité humaine, pas même la médecine, n’a autant d’importance pour la santé que l’agriculture« .

(3) La Soil Association ou « Association du Sol » a été fondée à l’initiative d’Eve Balfour, autrice d’un livre portant sur la nécessité de maintenir un sol « vivant », The Living Soil (1943), elle-même influencée par les travaux du botaniste anglais Albert Howard.

(4) N (azote), P (phosphore), K (potassium)

(5) Jean Boucher et André Louis étaient tous deux pères de famille nombreuse – sept enfants – et leurs démissions d’Institutions publiques sous-entendaient un risque économique certain à court-terme…

(6) Ce terme est issu de la contraction entre « agriculture » et « biologie ». Beaucoup utilisé dans les années 1960, le terme « agrobiologie », tel qu’employé par les pionniers français de cette période, ne doit pas être confondu avec le concept d’agrobiologie » tel que développé par le scientifique soviétique T. Lyssenko, dans les années 1940.

(7) Friend Sykes est un cultivateur et érudit anglais, auteur de livres sur les méthodes agrobiologiques dont Modern humus farming, en 1959.

(8) Initié en 1938 par les futurs membres de la Soil Association, le domaine d’Haughley est un centre agricole expérimental, situé en Angleterre, visant au départ à comparer la qualité des récoltes en agriculture traditionnelle et en agriculture chimique.

(9) «Relation d’un voyage agrobiologique en Grande-Bretagne», par A. Louis et R. Goachet, Bulletin AFAB n°17-18, 20 novembre 1963.

(10) Mattéo Tavera, architecte-urbaniste de profession, est aussi viticulteur et arboriculteur dans le domaine de Petit Boute, situé à Narbonne, dans l’Aude. Il est très influencé, à l’instar d’André Louis, par l’agriculture biodynamique de Rudolf Steiner.

Deuxième partie (1964-1970)

Vent debout contre une agriculture et une alimentation « industrialisées »

Au printemps 1964, le mouvement biologique français est durablement divisé entre le courant commercial Lemaire-Boucher et le courant associatif représenté par Nature & Progrès. Les deux organisations tentent, chacune à leur manière, de rendre concrète une autre vision de l’agriculture et de l’alimentation. Mais, avant de présenter le démarrage de ces deux courants, voyons d’abord pour quelles raisons le contexte général est favorable à l’essor, mesuré mais durable, du mouvement agrobiologique.

Des paysans qui se muent en agriculteurs

Dans la France des années soixante, l’adhésion des producteurs au mouvement biologique s’explique, en partie, par une stratégie d’adaptation face à l’évolution générale de l’agriculture. L’après Seconde guerre est la période de montée en puissance d’une agriculture productiviste, durant laquelle les « paysans » se muent en « agriculteurs », c’est-à-dire en entrepreneurs produisant davantage pour le marché que pour l’autoconsommation. La petite agriculture paysanne, celle qui est souvent orientée vers la polyculture-élevage, se trouve de plus en plus dominée par les firmes industrielles qui interviennent en amont et en aval de la production – matériel agricole, agrochimie, coopératives, industries agroalimentaires. Face à cette situation, une partie des petits agriculteurs acceptent le pari industriel quand d’autres, souvent âgés, privilégient une forme d’autarcie. Le contexte agricole est donc, en quelque sorte, favorable à une troisième voie pour ces petits agriculteurs qui ne peuvent pas supporter tous les frais de cette modernisation agricole. Prêts à accepter les avantages offerts par la mécanisation, ces producteurs refusent l’endettement généré par l’achat des intrants chimiques. Les fertilisants et pesticides de synthèse représentent un investissement onéreux qui semble pouvoir être évité par une bonne maîtrise du compostage des fumures organiques et par une meilleure gestion du cycle des cultures – rotations, cultures dérobées. Par ailleurs, les producteurs choisissent aussi l’agrobiologie après avoir connu de lourdes dépenses vétérinaires, suite à l’adoption des méthodes modernes – intrants chimiques et antibiotiques. Ils sont influencés, dans cette décision, par les rares docteurs vétérinaires sceptiques de la chimie agricole.

En 1964, l’un d’entre eux, Henri Quiquandon, déclare dans un article choc, que « L’animal a fait la preuve que les engrais sont nocifs » (1). Dans cet article, il établit un lien entre l’augmentation de certaines pathologies du bétail et les carences en magnésium et en oligo-éléments constatées dans les fourrages, en raison de l’excès d’azote. En parallèle de ces critiques issues du monde agricole, de vives critiques à l’encontre de l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation sont exprimées dans des revues académiques – L’Alimentation normale – et diététiques – Vivre en Harmonie, La Vie Claire – destinées aux consommateurs. Ces différentes revues sensibles à l’alimentation naturelle et à la naturopathie contribuent à la naissance d’une nouvelle catégorie de denrées alimentaires. Longtemps présentées comme « saines » et « naturelles », ces denrées prennent progressivement le qualificatif de « biologiques », à mesure que se développe le marché des produits issus de l’agriculture biologique. Présentés comme des produits sains n’ayant connu aucun traitement chimique au stade de la production comme au stade de la transformation, les produits biologiques se distinguent des produits standards peu qualitatifs – qualité nutritionnelle en baisse, présence accrue des résidus nocifs. De plus, cette distinction entre denrées standards et denrées biologiques se justifie aussi pour des raisons éthique et symbolique. En effet, les produits biologiques sont présentés comme des denrées issues d’une agriculture respectueuse de la pérennité des sols. En conséquence, les artisans du succès de l’agriculture industrialisée et productiviste échouent à empêcher la disqualification des produits issus de cette forme d’agriculture. Cette disqualification favorise, d’un autre côté, l’essor, modeste mais continu, des produits biologiques.

Les premiers succès du courant Lemaire-Boucher

Bénéficiant d’un réseau commercial déjà étendu et de recettes continuelles – grâce à la vente du lithothamne « Calmagol » – la société Lemaire contribue grandement à la structuration du marché des produits biologiques, en faisant preuve d’un grand esprit d’entreprise. En premier lieu, elle met au point un important réseau de blé biologique. Elle propose d’assurer un approvisionnement en semences de blés à des agriculteurs sous contrat, lesquels sont tenus d’utiliser la méthode Lemaire-Boucher (2). La société Lemaire rachète ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques. Pour le stockage du blé, la société s’interdit tout recours aux pesticides. On assure un brassage régulier du blé pour éviter les attaques de charançon du blé.

Pour construire sa politique d’efficacité commerciale, Raoul Lemaire est entouré de ses fils qui prennent en mains les différentes filiales qui sont créées durant les années soixante. La première, peut-être la plus importante d’entre elles, est la société filiale qui prend en charge la communication du groupe Lemaire. Le journal mensuel Agriculture et Vie devient la clef de voûte de la communication du groupe. En dernière page du journal, figure la chronique de Raoul Lemaire qui continue activement ses activités de sélectionneur de blé à plus de quatre-vingts ans (3). Dans ses chroniques, il ne perd jamais une occasion de mettre en lumière son inlassable combat contre les « trusts chimiques » (4).

Dès 1964, les Lemaire lancent leur produit phare, le « pain biologique Lemaire ». Réalisé à partir de farine biologique et de levain, ce pain de quatre cents grammes est façonné par des boulangers sous contrat avec la société Lemaire. Cinq ans après son lancement, le pain Lemaire est de plus en plus apprécié des consommateurs français qui peuvent se le procurer dans cinq cents boulangeries. Si celles-ci sont en majorité situées dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest, il est désormais possible d’acheter ce pain des Ardennes à la Côte d’Azur. Pour aiguiller les agriculteurs dans leur pratique, la société Lemaire propose, en 1967, des cours agrobiologiques par correspondance. La même année, elle inaugure sa propre usine de transformation du lithothamne en Bretagne afin de mieux pourvoir à l’augmentation des commandes de ses clients. En 1968, la méthode Lemaire-Boucher est parvenue à fédérer près de neuf cents agriculteurs. Forte de son succès, la société Lemaire décide d’implanter la méthode en créant une filiale en Belgique.

C’est sans doute au début de l’année 1970 que le groupe Lemaire fait preuve d’une de ses actions les plus audacieuses. Les Lemaire décident de tenir plusieurs stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. En mars 1970, l’agriculture biologique fait, pour la première fois, son apparition dans les travées du plus grand rendez-vous agricole hexagonal avec ses quatre cent mille visiteurs. Examinés avec circonspection, les agents de la société Lemaire missionnés pour l’occasion subissent les « attaques » des représentants des firmes d’engrais et de pesticides.

Les premiers animateurs de Nature & Progrès

Dans ses rangs, l’association dispose, comme pour la société Lemaire, de la coopération de personnalités marquées par leur origine rurale. Fondateur et secrétaire général de l’association, André Louis est le fils d’un viticulteur bordelais. Spécialiste d’arboriculture (5), il est le pilier agronomique de l’association. Aussi, son engagement à plein temps dans l’association a-t-il pour effet d’en faire le premier salarié historique. Administrateur, André Birre est fils de paysans beaucerons. Il raconte dans un de ces livres comment une phrase prononcée par son grand-père paysan l’a profondément marqué. Alors que le jeune André lui annonçait avec enthousiasme qu’il allait être « poussé aux études », suite à l’obtention de son certificat d’étude primaire, son grand-père lui rétorqua qu’il serait donc amené à rejoindre la catégorie des « fainéants » (6). Cette phrase lapidaire lui laissa une trace indélébile qui fut pour André Birre comme une exhortation à ne pas trahir son origine sociale paysanne.

La force de Nature & Progrès est aussi de compter, parmi ses meneurs, plusieurs citadins à la fois enclins à changer de mode d’alimentation et à se reconnecter avec la nature par la pratique de l’agriculture ou du jardinage. Architecte DPLG à Paris, Matteo Tavera a opté pour une carrière parallèle d’arboriculteur-viticulteur à Narbonne. Dans son domaine, il réalise un vin biologique apprécié des membres de l’association. Doué d’un esprit fédérateur, son engagement personnel semble très apprécié des premiers adhérents de l’association. Le premier président de Nature & Progrès aime aussi quitter le rationalisme pour expliquer sa conception spiritualiste de la nature. Lors des réunions qu’il organise dans son appartement parisien, il expose parfois son hypothèse sur les échanges électriques qu’il suppose entre les Etres vivants, la Terre et le Cosmos (7).

Ingénieur des fonderies à Paris, Roland Chevriot a décidé d’adopter un mode de vie plus sain en s’installant dans une propriété, en lointaine banlieue parisienne, afin de pouvoir cultiver un jardin de cinq mille mètres carrés, avec d’autres amis ingénieurs. Le lieu de cette expérience « communautaire » d’avant 1968 a pris le nom poétique de « Gulustan » (8). Sa nouvelle passion pour le jardinage biologique le mène à croiser la route de Nature & Progrès. Agé de vingt-neuf ans, Chevriot décide de s’y engager comme administrateur. Il est bientôt rejoint dans cette initiative par un jeune ingénieur agronome de sa génération. Fraîchement diplômé de l’Institut national agronomique de Paris, Claude Aubert fait lui aussi partie de ces citadins en quête d’une voie professionnelle qui aille dans le sens de l’intérêt commun. Des expériences personnelles l’on amené à s’interroger sur les nuisances, tant environnementales que sociales, de l’agriculture moderne. Convaincu de la pertinence de l’alternative biologique après plusieurs visites de fermes biologiques, en Angleterre et en Allemagne, il décide à son tour de s’engager dans l’association. Il s’installe auprès de la communauté de Gulustan pour parfaire ses connaissances pratiques…

A l’instar des collaborateurs de la société Lemaire, les premiers animateurs de Nature & Progrès croient à l’agrobiologie parce qu’elle est alors la seule pratique à exiger des produits exempts de pesticides, à une période où l’emploi du DDT cristallise les tensions. Néanmoins, au-delà de cette exigence de biens alimentaires garantissant la santé, les membres de Nature & Progrès partagent aussi une grande exigence pour le respect de la nature. Professeur dans un lycée agricole, André Louis accepte difficilement sa mission de transmettre les rudiments de l’agriculture « moderne ». Il ne manque jamais une occasion d’éveiller ses élèves au respect des équilibres biologiques (9). La revue Nature & Progrès devient une tribune d’expression pour tous les défenseurs de la nature. A partir de 1968, on y dénonce les dérives du remembrement agricole dans l’Ouest de la France : destruction des haies, mise à mal du paysage bocager…

Les modestes débuts de Nature & Progrès

Au cours des années soixante, les ambitions de l’association sont limitées par le nombre d’adhérents qui demeure modeste. Nature & Progrès ne compte que cinq cents adhérents en 1965, dont 10% de producteurs. Pourtant, dès le départ, les fondateurs visent la constitution d’une association qui dépasse largement les frontières du monde agricole. L’objectif clairement exprimé dans les statuts est « d’éduquer par des réunions rurales et urbaines publiques et privées, le monde producteur et le monde consommateur » sur les avantages d’avoir recours au « dynamisme de la nature » en agriculture.

Un des enjeux primordiaux est donc de faciliter le commerce des produits biologiques. A ce sujet, les initiatives commerciales des adhérents sont plurielles. Dans le Lot-et-Garonne, les producteurs de Nature & Progrès forment un premier groupement indépendant qui prend le nom de Groupement d’Agriculture Biologique du Sud-Ouest (GABSO). Roland Chevriot crée la coopérative « Solsain » pour approvisionner les consommateurs du sud de la région parisienne. Dans la région de Montpellier, un ancien de Gulustan met en place un service de livraison de paniers de légumes bio aux familles qui en font la demande. Face à l’impossibilité juridique de créer un label privé « Nature & Progrès« , les dirigeants posent les bases d’une « appellation », en 1967. Un Comité technique aidé de vingt contrôleurs régionaux sont chargés de veiller à ce que le producteur qui utilise ladite appellation respecte bien le « Règlement de Culture ».

Du côté agronomique, les conseils techniques se retrouvent au sein même des articles de la revue. Les voyages à l’étranger, organisés chaque été par l’association, sont l’occasion d’enrichir ces conseils. On met en valeur l’éventail des méthodes agrobiologiques en exposant les résultats encourageants du courant biodynamique en Allemagne, du courant organo-biologique en Suisse, ou encore du courant organique en Angleterre. Constatant que le lithothamne ne garantit pas forcément le succès de la récolte, André Louis invite les producteurs à être prudents quant à son usage systématique. Il tâche de les orienter en publiant les premières listes d’engrais minéraux, d’amendement et d’antiparasitaires qu’il estime « autorisés ». A la demande des producteurs, Claude Aubert réalise les premiers documents techniques indépendants de la revue, en 1969. L’année suivante, le jeune ingénieur agronome a la chance de voir son livre sur l’agriculture biologique publié grâce à l’intercession d’une jeune maison d’édition (11).

L’attractivité de l’association s’amplifie, à la fin des années soixante. Elle franchit la barre des deux mille adhérents, en 1969. De plus, le congrès annuel organisé à Dourdan confirme la dynamique générale, avec la présence de plus de cinq cents personnes. L’association est ainsi parvenue à se faire une place solide dans le « monde consommateur ». La présence accrue d’adhérents producteurs confirme également le succès des conseils techniques prodigués par les deux conseillers agronomiques.

Au printemps 1970, l’association connait un évènement tragique qui la déstabilise momentanément. Les deux fondateurs, André Louis et Matteo Tavera, trouvent tous deux la mort dans un brutal accident de voiture au retour d’un congrès. Un hommage posthume leur est rendu dans les numéros suivants qui laissent apparaitre deux de leurs citations en couverture. Le Gulustan devient, suite à cette disparition, le nouveau siège de Nature & Progrès

Notes :

(1) Il appuie son constat sur les travaux d’André Voisin (1903-1964) et sur sa devise scientifique : « la santé de l’animal et de l’homme dépend de l’équilibre du sol« . Le déséquilibre du sol, dû à l’utilisation irraisonnée des fertilisants azotés, faciliterait de surcroît l’apparition de maladies graves telles que le cancer.

(2) La méthode Lemaire-Boucher repose sur les associations végétales, le compostage de la fumure organique, l’amendement des cultures au lithothamne et les semences à hauts rendements produites par Raoul Lemaire. Les agrobiologistes pratiquant la méthode n’ont, à aucun moment, recours au moindre intrant chimique.

(3) Né en 1884, Raoul Lemaire continue à épauler ses fils jusqu’à sa mort, en novembre 1972.

(4) Aujourd’hui, nous parlerions du lobbying de l’industrie agrochimique.

(5) Il est l’auteur d’un livre, Traité d’Arboriculture Fruitière, qui connait cinq éditions, entre 1936 et 1953.

(6) André Birre, Une Autre révolution : pour se réconcilier avec la terre, Paris, France, J.P. Delarge, 1976, p.13.

(7) Son hypothèse, à la croisée de l’occultisme et du tellurisme, est présentée dans son livre Mission sacrée, 1969.

(8) « Gulustan » est un mot kurde qui signifie « terre des roses ».

(9) Quelques années auparavant, André Louis a aussi fondé la section girondine de l’Association Française de Zoologie, organisation œuvrant pour la protection de la faune sauvage.

(10) Claude Aubert, L’Agriculture biologique, Le Courrier du livre, Paris, France, 1970, 256 pages

Troisième partie (1970-1974)

Coupler efficacement la technique et le vivant

Après le décès d’André Louis, Claude Aubert devient, de fait, le principal pilier agronomique de Nature & Progrès. Il devient aussi l’auteur le plus prolifique dans ce courant, en réalisant les premiers documents techniques qui sont mis en vente, en 1970, par l’intermédiaire du nouveau service librairie. En 1971, il est l’auteur d’un dossier très documenté sur les pesticides dans lequel il informe les lecteurs sur le taux de pesticides contenu dans le lait maternel. Trois ans plus tard, il mène, avec un autre membre de Nature & Progrès, la rédaction d’une œuvre importante pour le mouvement : l’Encyclopédie Permanente d’agriculture biologique (1). Nouveau président de l’association, Roland Chevriot devient, à trente-quatre ans, le premier porte-parole de l’association. Les grandes ambitions qu’il nourrit impliquent une meilleure visibilité de l’association. La création d’un logo est ainsi décidée. Inspiré du « Yin-Yang » de la philosophie chinoise, il apparaît pour la première fois en couverture de la revue au printemps 1971…

La dimension internationale de l’agriculture biologique

L’année 1972 marque une étape importante pour l’association. C’est d’abord l’année durant laquelle Nature & Progrès publie son premier cahier des charges d’agriculture biologique. Concrètement, il s’agit d’un document technique ronéotypé qui définit les produits autorisés et les produits interdits, à tous les stades de la production agricole. L’année 1972 représente également l’ouverture de l’organisation à l’internationale. Au printemps, Roland Chevriot effectue un déplacement au centre expérimental agrobiologique de la Rodale Press, à Emmaus, en Pennsylvanie, aux États-Unis. Cette rencontre n’est pas sans effet ; elle marque probablement le début de sa volonté de fédérer les actions des différents mouvements internationaux. Influencés par la tenue de la conférence de Stockholm qui a lieu en juin, Roland Chevriot et Claude Aubert décident de lancer un ambitieux projet. Le prochain congrès Nature & Progrès, prévu en novembre 1972, aura pour la première fois une dimension internationale. Il aura lieu au Palais des congrès de Versailles et on prend l’initiative d’envoyer une lettre d’invitation aux organisations agrobiologiques majeures, laquelle commence par ces mots : « A l’heure où l’expansion industrielle est remise en cause et les notions de « Qualité » et « Survie » sont soulevées, il me semble nécessaire que les mouvements d’agriculture biologique se fassent connaître et coordonnent leurs actions (2) ». C’est lors de ce congrès qu’est finalement créé l’IFOAM (Fédération internationale des Mouvement de l’Agriculture Organique), sous l’impulsion décisive de la jeune association Nature & Progrès. Un second congrès international est organisé, deux ans plus tard, à Paris. Les organisateurs parviennent à réunir quinze mille visiteurs sur trois jours. Par ailleurs, l’association franchit, à cette occasion, la barre des six mille adhérents…

Du côté de Lemaire-Boucher

Au début des années septante, la société Lemaire est solidement implantée dans l’Ouest. Sur le plan local, l’organisation peut compter sur deux types de relais. D’abord, elle s’appuie principalement sur ses agents commerciaux qui organisent régulièrement des visites de fermes agrobiologiques pour convaincre les « polyculteurs-éleveurs » de la viabilité de la méthode Lemaire-Boucher. Chaque été, les lecteurs d’Agriculture & Vie peuvent profiter du programme complet des visites de cultures estivales. Ensuite, les agrobiologistes engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher assurent la notoriété du réseau. Ils se retrouvent régulièrement dans le cadre de réunions du syndicat départemental de défense de la culture biologique (3). Pour aiguiller les agriculteurs dans leurs pratiques agricoles, la société Lemaire propose, à partir de 1967, des cours agrobiologiques privés par correspondance. L’enseignement est structuré en dix cours. Tous les vingt jours, un conseiller technique de la société envoie un cours polycopié à chaque « étudiant ». Celui-ci a ensuite vingt jours pour prendre connaissance du cours et répondre à une série de questions sur la thématique abordée. En 1974, la direction annonce que mille étudiants – en majorité des agriculteurs – ont déjà participé à ces cours. Pour les consommateurs du pain biologique Lemaire, il est désormais possible d’acheter leur pain auprès des neuf cents boulangers qui le façonnent. La gamme des produits biologiques Lemaire se diversifie. En plus du pain, des biscottes et du chocolat, on vend des conserves de légumes et du vin…

Mais la dynamique de la société s’enraye pour un temps. En 1972, le plus ancien collaborateur de la société, Georges Racineux, fait scission pour créer une organisation concurrente : l’Union Française d’Agriculture Biologique qui met en place son propre réseau de producteurs et sa propre marque, Le Paysan biologiste. Néanmoins, la création de filiales va bon train du côté de la maison Lemaire. Afin d’assurer la fabrication et la vente des produits à base d’essences aromatiques naturelles, destinés aussi bien aux sols qu’aux animaux, la filiale Phytovet voie le jour. Puis, c’est au tour de la filiale Du sol à la table, chargée d’assurer la vente par correspondance des produits alimentaires. En 1974, la filiale Mon jardin sans engrais chimique s’emploie à fournir, aux jardiniers amateurs, une gamme de produits fertilisants.

Lassés de la froideur de l’accueil qui leur est réservé au Salon de l’agriculture de Paris, chaque année depuis 1970, les dirigeants de la société misent sur l’organisation de leur propre foire aux produits biologiques, à Grenoble, en 1974. Des éleveurs de charolais présentent fièrement des bovins issus de leur élevage conduits suivant la méthode Lemaire-Boucher ; des viticulteurs font déguster leurs crus de Bordeaux, Bourgogne, de vin d’Alsace et même de Champagne. S’y trouvent aussi des producteurs laitiers, des charcutiers, des boulangers, des maraîchers, des arboriculteurs… La société y fait aussi la promotion de sa gamme de machines agricoles. Fierté de la société, la fouilleuse permet de travailler la terre sans la labourer afin de minimiser la perturbation de l’activité organique du sol.

Le développement des échanges entre producteurs et consommateurs

En 1970, les producteurs membres de Nature & Progrès sont encore moins de deux cents. Mais avec l’augmentation de leur nombre – plus de quatre cents en 1973 – et surtout celle, encore plus significative, des adhérents consommateurs, la nécessité de stimuler plus efficacement les échanges devient impérieuse. C’est dans ce contexte de croissance de la demande qu’est mis au point le premier Guide des producteurs. Ce guide, mis en vente dans le service librairie, répertorie à la fois l’adresse des producteurs affiliés à de Nature & Progrès et les diverses denrées qu’ils proposent, soit à la vente directe à la ferme, soit à la vente par correspondance. Quelques mois après l’initiative de Nature & Progrès, la direction de la société Lemaire décide, à son tour, de répertorier l’ensemble des agrobiologistes pratiquant la méthode. Elle publie pour cela un supplément à Agriculture & Vie qui prend le nom de Répertoire International Lemaire (RIL) (4) qui répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société : producteurs, transformateurs, distributeurs. Ce document est considéré par la direction comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (5). Ces premiers guides-répertoires deviennent des outils commerciaux permettant aux consommateurs d’avoir l’assurance qu’ils achètent des produits de qualité, à une période où certaines études réalisées par des revues de consommateurs – Que choisir, 50 Millions de consommateurs – alertent sur les fragilités de la garantie qualitative des produits biologiques commercialisés dans les grandes agglomérations.

Les consommateurs avertis jouent un rôle essentiel dans la structuration du marché des produits bio. Au printemps 1973, intervient la première réunion regroupant l’ensemble des délégués régionaux de l’association. Les adhérents volontaires qui désirent s’engager davantage sont invités à créer et animer leur propre groupe régional. Les actions suggérées sont diverses : prise de contact avec la presse et les milieux locaux intéressés, tenue de conférence, établissement d’une coopérative, organisation de visites de cultures. L’année 1974 est marquée par une série d’initiatives visant à fluidifier les ventes directes. Les premières coopératives de consommateurs font leur apparition. C’est le cas de la coopérative Germinal, créée en mai 1974, à Auxerre, par le groupe Nature & Progrès Aube-Yonne, groupe par ailleurs le plus actif dans l’Hexagone. En octobre, plusieurs adhérents de Nature & Progrès créent la coopérative Bio-Coop, à Rambouillet, pour fournir aux consommateurs du sud-ouest de Paris des produits conformes au cahier des charges de Nature & Progrès. En juin 1974, le premier marché biologique hebdomadaire de France est inauguré, en présence du maire et de collaborateurs de la société Lemaire, près de Lyon, à Grézieu-la-Varenne.

Vers la naissance du mouvement biologique belge

Au début des années 1970, l’agriculture biologique est encore faiblement implantée en Belgique. Résidant à Aublain, près de Namur, Jean de Pierpont est responsable du développement de la méthode Lemaire-Boucher en Belgique. Ingénieur agronome, il est chargé d’organiser les visites de culture qui se déroulent chaque été dans les quelques fermes biologiques éparpillées dans les provinces de Hainaut et de Namur. Autre acteur belge de l’agriculture biologique, Pierre Gevaert offre des premiers débouchés aux productions céréalières. Adepte de la macrobiotique de George Ohsawa (6), sa société, Lima, est spécialisée dans la fabrication de produits diététiques. Un des objectifs de Pierre Gevaert est de remettre au goût du jour la consommation de variétés céréalières qui tendent à disparaître sous l’effet de la sélection des seules variétés à haut rendement : épeautre, orge, seigle, millet, sarrasin. A partir de 1972, ses annonces sont relayées dans la revue Nature & Progrès pour attirer l’attention des producteurs céréaliers de l’association.

En septembre 1973, Nature & Progrès décide de tenir un stand lors du Salon International de la Diététique de Bruxelles. A cette occasion, des premiers contacts sont pris. Dans la revue, on invite les lecteurs belges de Nature & Progrès à se mettre plus étroitement en relation dans l’objectif de former un groupe régional. Il faut néanmoins attendre deux années supplémentaires pour que les choses se concrétisent davantage. En 1975, quelque deux cents Belges sont abonnés à Nature & Progrès. Profitant de la tenue du salon Survie, à Bruxelles – lors d’une édition orientée sur les équilibres écologiques et les technologies douces -, certains d’entre eux décident de se réunir pour poser les bases d’une antenne belge. Jeune agronome spécialisé en foresterie, Vincent Gobbe propose que la réunion constitutive ait lieu à Hélécine où il dirige alors un centre de séminaires installé au cœur d’un domaine naturel public comprenant un vaste parc, des bois, des prairies sauvages et plusieurs étangs. Avec quatre-vingts personnes qui répondent présentes, le succès de la réunion est au rendez-vous. Autour de Vincent Gobbe se réunissent ceux qui souhaitent activement, et bénévolement, promouvoir l’essor des méthodes agrobiologiques sur le sol belge : Pierre Gevaert, Jean de Pierpont ou encore Edgard Flandre. Cultivateur à Erpion, Edgard Flandre vient de créer l’Association des Agrobiologistes Belges (asbl AB) (7). Pour l’occasion, des représentants de la coopérative auxerroise Germinal sont également présents afin de nourrir les débats et d’insuffler une dynamique. Finalement, l’assemblée constitutive de l’association Nature & Progrès Belgique se déroule le 6 mars 1976. Elle devient ainsi la première antenne indépendante de sa consœur française et Vincent Gobbe en est désigné premier président. Par la suite, les administrateurs mettent en chantier le bulletin belge qui vient en supplément de la revue française. La bonne cohésion permet même de concrétiser la fusion du bulletin belge avec celui de l’asbl AB d’Edgard Flandre, en 1977. La même année, un séminaire organisé à Hélécine est animé par Claude Aubert ; il doit permettre à certains participants de s’orienter vers le conseil technique aux agriculteurs biologistes. A la fin des années septante, le mouvement belge est ainsi véritablement lancé, avec l’appui des acteurs français : société Lemaire, association Nature & Progrès. Nature & Progrès Belgique dépasse la barre des mille adhérents, en 1980, avec l’organisation d’un congrès IFOAM à l’Université Libre de Bruxelles (8).

Conclusion

En mettant au centre de leurs préoccupations le maintien de l’action des « auxiliaires de la nature » – les micro-organismes du sol -, les partisans du mouvement biologique mettent leurs espoirs dans un couplage plus efficient de la technique et du vivant. Non reconnus par les pouvoirs publics, moqués par les agriculteurs modernistes, en proie à des difficultés économiques liées à la conversion de leur exploitation, les agrobiologistes tiennent bon. Qu’ils s’agissent des dirigeants des organisations, des producteurs, des consommateurs engagés ou encore des distributeurs, ces acteurs posent les bases d’une nouvelle manière de concevoir la qualité alimentaire et, de fait, les bases d’une nouvelle manière de consommer. La disqualification des produits « standards » favorise d’un autre côté l’essor, modeste mais continu, des produits « biologiques » présentés comme des denrées alimentaires répondant à des exigences à la fois nutritionnelles, éthiques et écologiques.

Notes :

(1) Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Paris, Debard, avril 1974.

(2) Lettre de Roland Chevriot en vue de la fondation d’une fédération internationale, 1972.

(3) Il existe alors quarante antennes départementales regroupant les agrobiologistes qui pratiquent la méthode Lemaire-Boucher sur la totalité ou sur une partie de leur ferme.

(4) Fierté du SVB, le tout premier RIL est diffusé à cinquante mille exemplaires. Il répertorie les trois cents premiers agrobiologistes qui se sont engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher.

(5) « RIL… un outil de travail de première nécessité », Répertoire International Lemaire, Avril 1974.

(6) Pierre Gevaert a pu rencontrer George Ohsawa durant un voyage au Japon.

(7) D’anciens membres de l’asbl AB créeront, en 1984, l’Union Nationale des Agrobiologistes Belges (UNAB).

(8) Pour davantage d’information sur les débuts de Nature & Progrès Belgique, se référer à l’historique rédigé par Vincent Gobbe, Les débuts d’une association, le 16 décembre 2000.

Feux d’enfer sur l’Australie

N’ajoutons évidemment pas l’effroi à l’effroi, ni la sidération à la sidération, mais sachons plutôt regarder en face – aujourd’hui que le grand incendie s’est enfin calmé – ce qui sera peut-être l’effet le plus grave du réchauffement climatique sur une planète tout doucement en voie d’asphyxie. Posons-nous prudemment cette question : de tels méga-feux pourraient-ils, un jour, atteindre nos contrées ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Températures et sécheresse extrêmes dans l’hémisphère sud… Les médias, à l’unisson, jettent leurs cris d’orfraies à la mi-décembre ! Mais c’est bien depuis septembre que les forêts australiennes partent en fumée. Sydney est plongée, depuis des semaines, dans une étrange brume orangée. Y habiter revient à fumer trente ou quarante cigarettes par jour. Même pour les nourrissons… Fin décembre, les pompiers australiens font face à deux cents feux, au moins, dans cinq provinces. Les températures atteignent les 47°C et le vent change constamment de direction (1). Les images des satellites montrent la côte sud-est disparaître sous une épaisse fumée et la carte de la NASA qui répertorie les incendies en temps réel n’est déjà plus qu’un amas indistinct de minuscules points rouges, comme autant de piqûres d’un moustique enragé…

"Les Australiens ont l’habitude des feux…"

Le bush, une notion typiquement australienne, désigne toutes les zones peu habitées de l’immense pays-continent. L’incendie du bush peut donc recouvrir des réalités extrêmement différentes : du simple feu de broussailles en zone désertique aux véritables feux de forêts menaçant l’habitat urbain. Une simple superposition de la carte des feux à celle des climats australiens montre que ce sont bien les forêts tempérées de Nouvelle-Galles du Sud – province grande comme vingt-six fois la Belgique – et de l’état de Victoria – grand comme sept fois et demie la Belgique -, au sud-ouest, qui sont les plus durement touchées, de même que quelques zones tropicales du nord du Queensland. Pas grand-chose à brûler, par contre, dans le gigantesque « outback » désertique qui occupe tout le centre du continent… Voilà une première façon de comprendre la gravité de la catastrophe : plus des trois quarts des feux de cette année concernent la Nouvelle-Galles du Sud…

Mais les Australiens sont coutumiers des feux qui, lorsqu’ils sont bien maîtrisés, contribuent même à l’entretien du patrimoine forestier. Cette année, hélas, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Une première polémique naît donc au sujet des « feux de contrôles » qui auraient été insuffisants ou, au contraire, directement à l’origine d’incendies plus graves (2). Il s’agit, tout simplement, de « petits feux », provoqués localement lorsque le risque est bas, afin de réduire le combustible forestier – feuilles, branches mortes -, ou de créer des zones coupe-feu empêchant un incendie plus grave de se propager… Certains polémistes décrètent donc qu’il y avait trop de combustible au sol et que l’état des chemins forestiers a même empêché les pompiers de passer, que la bureaucratie administrative a omis d’agir pour nettoyer les forêts, ce qui s’avéra faux par la suite… D’autres, au contraire, incriminèrent les aborigènes australiens qui ont, depuis la nuit des temps, développé la culture des « petits feux » afin de protéger leur milieu de vie. En tout état de cause, il semble aujourd’hui que ces efforts de prévention ne suffisent plus, une étude concluant même que les efforts de « gestion du risque », consentis durant les cinq années qui précédèrent les incendies de 2009 dans l’Etat de Victoria, n’eurent aucun effet mesurable sur leur intensité… D’effet mesurable, les polémiques malintentionnées n’en eurent donc qu’un seul : enfumer un peu plus le débat sur le réchauffement climatique !

Alors, liés au réchauffement climatique, les feux ?

Les feux se déclarèrent particulièrement tôt, en 2019 : dès le mois d’août, avec cent trente foyers déjà actifs début septembre. Ils prirent ensuite une ampleur inédite, alimentés par des vents puissants et changeants, une sécheresse et des températures très inhabituels. Dès novembre, la situation était incontrôlable, bien que le service d’incendie de Nouvelle-Galles du Sud soit un des plus importants au monde, avec six mille huit cents pompiers… totalement impuissants ! Le Bureau australien de météorologie pointa rapidement l’influence du changement climatique dans la fréquence et la sévérité des feux. Les trois mois du printemps austral – comprenez septembre, octobre et novembre – avaient bel et bien été les plus chauds et les plus secs jamais enregistrés ! Des records de températures furent encore battus par deux fois, en décembre, avec une moyenne de 41,9°C, le 18. Que s’est-il passé ?

Les météorologistes accusent le « dipôle de l’Océan Indien » (3) – IOD pour Ocean Indian Dipole. La température de ses eaux est rarement homogène à une même latitude et les différences entre sa partie occidentale – les côtes africaines – et sa partie orientale – les côtes indonésiennes – sont même de plus en plus importantes. Ce phénomène, baptisé dipôle, connaît trois phases : neutre quand les températures sont similaires, négative quand la température est plus élevée côté indonésien, positive quand la température est plus élevée côté africain. En phase négative, les vents soufflent ordinairement d’ouest en est. Puis, durant l’été austral, avec les vents de mousson, une remontée d’eau froide survient, en surface, côté est : c’est la phase neutre du dipôle. La phase positive, elle, est exceptionnelle mais son pic – la valeur la plus élevée observée depuis 1997 – fut atteint en octobre 2019, dû à une remontée plus importante d’eau froide de surface vers l’Indonésie et engendrant une baisse des précipitations. On observa ainsi, inversement, une hausse soudaine des températures de l’océan le long des côtes africaines. La Corne de l’Afrique fut touchée par des précipitations supérieures de plus de 200% à la normale saisonnière. Cette phase positive du dipôle se marqua aussi par une hausse des températures plus à l’ouest, notamment sur l’Australie… De plus, plus une eau est chaude, plus elle humidifie l’atmosphère en augmentant son instabilité. C’est l’inverse qui se produisit, cet été, sur l’Australie : les eaux furent plus fraîches que d’habitude, l’humidité limitée et les chances de précipitations plus faibles… Chaleur et sécheresse, nous y voilà…

Un monstre nommé "pyrocumulonimbus"

Chaleur et sécheresse ! Les records succèdent aux records : 48,9°C, le 4 janvier, à Penrith, une valeur jamais relevée du côté de Sydney… Des vents secs et virulents convergent à l’avant d’un front froid et intensifient les incendies. Depuis plusieurs semaines, la chaleur des feux contribue à former de pyrocumulus – d’immenses nuages de fumée -, évoluant fréquemment en « pyrocumulonimbus ». Kekséksa ?

Ce 4 janvier, les satellites montrent l’énorme panache né des incendies qui ravagent la Nouvelle-Galles du Sud : le sommet de nuages gigantesques (4) atteint même la stratosphère en raison de l’extrême convection qui les génère. Ces nuages, dont la couleur ocre laisse penser qu’ils sont composés de produits de combustion issus des incendies, évoluent fréquemment jusqu’à l’orage. Il s’agit donc d’orages déclenchés par la source de chaleur, elle-même, issue des incendies, et la foudre produite par ces orages contribue à rallumer de nouveaux foyers, entretenant ainsi un cercle vicieux particulièrement désastreux. Par ailleurs, ces « pyrocumulonimbus » sont responsables de très violentes rafales, extrêmement dangereuses sur le terrain pour tous ceux qui combattent le feu ; certains de ces monstres atmosphériques évoluent même en supercellules orageuses contenant de puissants courants ascendants et descendants, des mésocyclones profonds et durables particulièrement effrayants, évidemment, dans le contexte particulier d’un feu intense. De tels « pyrocumulonimbus » a même pu suggérer à certains observateurs la comparaison avec… une bombe atomique !

On l’a compris : sécheresse intense et chaleur élevée, conjuguées à des vents tourbillonnants, produisent des flammes qui embrasent les forêts bien au-delà de la cime des arbres. Rien de vraiment connu chez nous, rien que nous soyons même, un tant soit peu, en mesure d’imaginer… Début janvier, à la manière de celui d’un volcan en éruption, l’immense panache généré par les méga-feux australiens s’étendait déjà sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, atteignant l’Amérique du Sud, de l’autre côté du Pacifique. Il a ensuite largement fait le tour du globe… Nous ne mégotterons donc pas ici sur la masse de carbone dégagée dans l’atmosphère : selon la NASA, entre août et début décembre, les feux australiens avaient déjà relâché l’équivalent de la moitié des émissions du pays entier, pour l’année précédente…

Conséquences incommensurables sur la biodiversité

Surgissent alors les chiffres les plus effarants… Une étude du WWF et d’un chercheur de l’Université de Sydney, Chris Dickman (5), évalue à plus d’un milliard d’individus le nombre de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, de batraciens et de chauve-souris ayant péri, à travers tout le pays… Là non plus : guère de place pour la polémique. L’ordre de grandeur est à la fois plausible et vertigineux. « Beaucoup d’animaux ont été tués directement par les feux, put ainsi expliquer Rebecca Keeble, directrice régionale du Fonds international pour la protection des animaux, au quotidien français Libération (6), et d’autres succombèrent en raison du manque de nourriture, de refuges et de la prédation d’autres espèces. » Le continent austral recèle une flore et une faune comptant des espèces uniques au monde, nous le savons… Hélas, David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne, put alors révéler que « l’Australie a de très mauvaises statistiques en matière de préservation de la biodiversité… (7) » Il rappela ainsi combien « les espèces nuisibles introduites par l’homme, comme les renards, les souris, les rats et surtout les chats sauvages, ont déjà causé l’extinction de nombreux oiseaux, reptiles et mammifères. En outre, l’homme a fait beaucoup de mal à son environnement pour adapter les terrains à l’agriculture, l’industrie et l’implantation résidentielle. Cela a déjà conduit à une fragmentation de l’espace naturel. Ces incendies ajoutent une nouvelle pression sur des espèces animales qui luttaient déjà pour leur survie. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais. » Et de citer le cas du cacatoès de Latham, de la grenouille Pseudophryne corroboree ou encore de l’opossum nain des montagnes… Et de tellement d’autres… Les fans des koalas déploreront, quant à eux, la disparition de 30% de la population de la bande côtière, située entre Sydney et Brisbane, plus au nord. Des pertes importantes, dans la mesure où les groupes vivant plus au sud – sud de la Nouvelle-Galles du Sud et Etat de Victoria – sont plutôt considérés comme excédentaires et disposent d’une moins grande diversité génétique…

Concernant la flore, enfin, citons juste la forêt subtropicale humide du Gondwana, à la limite du Queensland, qui n’avait jamais été atteinte par des incendies, et qui a brûlé pour la première fois. Car les régions en proie aux flammes ne furent pas celles, nous l’avons dit, qui brûlent habituellement. Or, dans ces régions de savane plus fréquemment brûlées, la végétation, plus basse, repousse aussi plus vite. La situation est différente pour les forêts de la côte est, où il faudra des décennies avant que les arbres ne repoussent, s’ils en sont capables tant sera grand le stress hydrique lié au climat qui change, tant s’accroîtra demain le risque de nouveaux feux. Avec, pour résultat, une perte de couverture forestière dramatique pour la faune et la flore. Et pour la vie, d’une manière générale…

Sommes-nous concernés ?

Une étude réalisée par des scientifiques anglais et australien (8), montre que le dérèglement climatique augmente les risques d’incendies, presque partout dans le monde. « Les feux en Australie sont un signe de ce que pourraient être les conditions normales dans un monde futur qui se réchaufferait de 3 C », commenta le météorologue britannique Richard Betts, un des scientifiques qui examinèrent les cinquante-sept études concernant l’impact du changement climatique sur les incendies, publiées depuis le dernier rapport du GIEC en 2013. Toutes montrent une hausse de la fréquence et de la sévérité des périodes où les conditions météorologiques seront favorables à leur propagation, avec une combinaison de hautes températures, de faibles précipitations et de vents souvent forts…

Une telle conjonction d’éléments paraît, pour l’heure, peu probable en Wallonie. Quoi que nos canicules estivales, de plus en plus fréquentes, se combinent, de plus en plus souvent, à une sécheresse très inhabituelle. Des vents intenses viendront-ils, un jour, compléter un scénario cauchemardesque ? La seconde moitié du XXIe siècle verra-t-elle notre forêt, déjà bien mal en point, partir en fumée de Marche à Saint-Hubert et d’Arlon à Bastogne ? La fatalité n’est assurément pas seule en cause…

Notes :

(1) Lire le récit de Nelly Didelot, Australie : les nouvelles flammes du Sud, dans Libération, 22 décembre 2019

(2) Gary Dagorn, Les incendies en Australie sont-ils dus à un défaut d’entretien des forêts ?, dans Le Monde, 9 janvier 2020

(3) Voir : www.meteo-paris.com/actualites/incendies-devastateurs-en-australie-la-responsabilite-de-l-ocean-indien-11-janvier-2020.html

(4) Voir : www.keraunos.org/actualites/fil-infos/2020/janvier/australie-incendies-fumees-pyrocumulonimbus-orages

(5) Voir : https://sydney.edu.au/news-opinion/news/2020/01/08/australian-bushfires-more-than-one-billion-animals-impacted.html

(6) Aude Massiot, Australie : plus d’un milliard d’animaux morts dans les feux, dans Libération, 7 janvier 2020

(7) Incendies en Australie : « Il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais« , propos recueillis par Charlotte Chabas, dans Le Monde, du 14 janvier 2020

(8) Voir : https://sciencebrief.org/briefs/wildfires

Quel avenir pour la forêt wallonne ?

Alors qu’une vague sans précédent de scolytes ravage les plantations d’épicéas, rançon d’une gestion forestière risquée et réalisée en dépit du bon sens, des défenseurs de la forêt naturelle proposent de profiter de cette crise pour remodeler fondamentalement le paysage forestier…

Par Marc Fasol

Introduction

Quel spectacle affligeant ! Il n’aura échappé à personne, les épicéas de Moyenne-Belgique sont quasiment tous morts. Ailleurs le constat n’est guère plus rassurant : la forêt wallonne se porte mal, et même de plus en plus mal. En raison de la longueur du cycle forestier, l’impact des changements climatiques sur nos forêts ainsi que sur tous les secteurs d’activités qui en dépendent sera, dans un futur proche, considérable. Un impact d’autant plus difficile à gérer que l’évolution de ces changements, très difficilement prévisible, dépend aussi des nombreux scénarios socio-économiques possibles, préconisés ou non. Selon les différents modèles de projection relatifs aux émissions de gaz à effet de serre (GES), l’augmentation de température moyenne dans le monde devrait théoriquement osciller au cours de ce siècle entre 0,3° et 4,8°C par rapport à la période 1986-2005. Or sous nos latitudes, l’augmentation de température sera probablement bien plus élevée (1) encore. La fourchette des prévisions s’avère donc aussi énorme que déroutante.

"Effets papillon" imprévisibles

« A première vue, cette fameuse augmentation de +2°C, voire même de +5°C sans politique climatique mondiale à la hauteur des enjeux, n’apparaît pas vraiment comme une menace aux yeux du grand public, relève Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant en énergie & climat, lors d’une conférence à la Cité des Sciences à Paris, mais quand on compare le type de végétation qui recouvrait le dernier âge glaciaire, une période durant laquelle le niveau des océans était cent vingt mètres plus bas, et la végétation d’aujourd’hui, on prend soudain toute la mesure de ce que pourrait signifier pour l’ensemble des écosystèmes cette hausse subite de température. Avec seulement 5°C d’écart sur cinq mille ans, la végétation est passée d’un stade semblable à celui du nord de la Sibérie actuelle à celui de nos forêts tempérées ». A l’échelle du paysage, on sait que le climat structure les types de forêts, mais quel sera l’instabilité de ces mêmes écosystèmes soumis au même écart de température… sur moins d’un siècle ? Comment anticiper tous les bouleversements possibles, « effets papillon » compris, puisque cette expérience est totalement inédite ?

Des étés plus chauds et plus secs avec des périodes de canicule plus fréquentes, des hivers moins froids et plus pluvieux… Comment vont réagir les essences forestières à un engorgement excessif en hiver suivi d’une dessiccation drastique, et donc à un stress hydrique d’envergure ? Les insectes xylophages, comme Yps typographus – voir Valériane n°135 de janvier – février 2019 – toujours en embuscade et dont le nombre de cycles de reproduction augmente en fonction du réchauffement, peuvent occasionner de sérieux dommages. Par ailleurs, l’arrivée d’espèces adaptées à un climat plus chaud en concurrence avec les espèces locales peut être une autre source de préoccupations. Si certaines essences peuvent manifester une capacité d’adaptation aux nouvelles exigences du milieu, grâce notamment à la diversité génétique intraspécifique de chacune d’elles, on sait que cela prend pas mal de temps. Qui plus est pour les espèces d’arbres dont la période de régénération est particulièrement longue !

Onze espèces d’arbres représentent grosso modo la majorité des essences forestières exploitées en Wallonie. D’après une classification de vulnérabilité face aux changements climatiques, l’essence la plus fragile est, sans grande surprise, l’épicéa. Déjà très sensibles au vent en raison de leur enracinement horizontal, les épicéas – cent vingt-cinq mille hectares en Wallonie – culbutent comme des petits soldats lors de grandes tempêtes ; les chablis suite au passage de Lothar, en 1999, sont encore dans toutes nos mémoires. Ne supportant guère la canicule, ils deviennent de surcroît très vulnérables aux attaques des scolytes et meurent alors en masse.

Réapprendre à obéir à la Nature

« L’épicéa n’est considéré « en station » (2) qu’à partir de cinq cents mètres d’altitude, explique un forestier ardennais, les pieds dans l’eau et la tête dans le brouillard. Hélas, beaucoup de propriétaires ont pris des risques, parfois démesurés, et les ont plantés en dépit du bon sens pour des raisons de rentabilité. Un a priori de moins en moins vérifié car aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont tout perdu… Une situation qui n’est hélas pas limitée à la forêt privée ! »

La seconde victime sur la liste est le hêtre. Ce dernier ne supporte ni la canicule, ni l’engorgement du sol. En effet, depuis un demi-siècle, les forestiers wallons constatent une diminution régulière des cernes de croissance, sous l’effet de conditions climatiques de plus en plus tendues. En revanche, parmi les espèces plus résistantes, on trouve des essences souvent délaissées comme le robinier faux acacia et le tilleul à petites feuilles qui mériteraient de revenir au-devant de la scène. Quant au chêne sessile et au charme, par exemple, ils restent pour l’instant assez indifférents à tous ces changements…

Pour s’adapter aux changements climatiques, il n’est pas seulement question de revoir le choix des essences mais aussi le choix des pratiques forestières. « Dans cent ans, nos forêts ne ressembleront plus du tout à ce qu’elles sont aujourd’hui, s’émeut Céline Tellier, la nouvelle ministre wallonne de l’Environnement, de la Nature et de la Forêt, or tout ne passe pas par une intervention dirigiste, la nature aussi peut proposer des solutions ».

C’est bien l’opinion à laquelle sont arrivés les fondateurs de Forêt & Naturalité, une association créée, en 2014, par Sébastien Lazaca-Rojas et Sébastien Carbonnelle. Tout deux sont diplômés en sylviculture. Leur association a pour objet premier de promouvoir le concept de « naturalité » (3) dans la gestion des forêts. Les changements climatiques qui frappent la forêt wallonne avec leur cortège d’incertitudes sont peut-être une opportunité à saisir pour réintroduire « plus de nature en forêt » !

Ces derniers temps, les recommandations faites aux gestionnaires forestiers vont bon train. Garants d’une meilleure adaptabilité des écosystèmes, les mots « biodiversité » et « résilience » y tiennent chaque jour une place plus conséquente. Plus un écosystème est riche en biodiversité, plus il est résilient, mieux il peut encaisser un traumatisme et plus vite il peut s’en remettre. On y arrive notamment en favorisant la régénération naturelle, les structures forestières complexes incluant les stades âgés et sénescents des arbres ainsi que la présence de bois mort au sol, composante fondamentale de l’écosystème forestier…

Rien faire, c’est la conserver !

Or, s’il est aussi beaucoup question aujourd’hui d’implanter en forêt des espèces indigènes dont les génotypes sont plus méridionaux, d’origines plus diversifiées, voire de nouvelles essences exotiques comme des cèdres ou des thuyas, Forêt & Naturalité avance une toute autre alternative sur la table : ne rien faire du tout ! Cela peut sembler saugrenu et va à l’encontre du discours dominant qui martèle depuis toujours que « si la forêt n’est pas gérée, elle ne se porte pas bien ». Mais « laisser faire la nature en forêt est parfois plus efficace et tellement moins coûteux que de tout vouloir contrôler ! », propose Sébastien Carbonnelle.

Il y a enfin une autre idée reçue : pour contrer l’augmentation des GES, on entend souvent qu’il faut replanter des arbres. « En réalité, cela part d’une bonne intention mais, dans bien des cas, il serait bien plus efficace de conserver les forêts naturelles existantes alors qu’elles sont massacrées aux quatre coins du globe. Pourquoi ? Tout simplement parce que le bois mort, le sol forestier et la biocénose qu’ils abritent, stockent énormément de dioxyde de carbone… »

Qu’est-ce qu’une forêt naturelle ?

Il n’existe pas, en langue française, d’appellation différenciée pour distinguer une forêt naturelle d’une simple plantation d’arbres. En Pologne, où se trouve le Bialowieza National Park, l’une des dernières forêts primaires d’Europe, on désigne la forêt sauvage par le mot puszcza et celle qui est gérée artificiellement par les’na. Mais au fait, qu’entend-t-on exactement par forêt naturelle ? Une forêt naturelle se régénère naturellement, ce qui n’est pas le cas d’une simple plantation d’arbres comme une monoculture d’épicéas ou de peupliers ! On y observe des processus et des dynamiques qui ne sont pas entravées ou orientées par l’homme. Les forêts les plus intéressantes sont aussi souvent les forêts anciennes. Pour les repérer chez nous, il faut se pencher sur les anciennes cartes de Ferraris (1775). Ont-elles disparu ? Ont-elles été transformées ? Sont-elles restées feuillues ? Leur dénominateur commun est leur sol. Il n’a jamais été cultivé, il est donc resté tel quel. Si une plantation artificielle est censée rapporter davantage et plus vite, elle est de nos jours de plus en plus risquée. Une forêt naturelle, en revanche, rend de nombreux services écosystémiques supplémentaires et plus efficacement, comme la régulation de l’eau et du climat, la conservation de la biodiversité, l’attrait touristique ou encore… le stockage du carbone !

Revenir en arrière, ou laisser faire la nature ?

Aux yeux de Nature & Progrès, l’idée de laisser agir la nature plaît beaucoup, alors que celle de revenir à une hypothétique pureté originelle suscite quelques inquiétudes, tant nous ne savons pas exactement ce que cela peut être. L’effet produit pourrait cependant bien être le même, dans un cas comme dans l’autre : le retour à une forêt naturelle pourvoyeuse de bienfaits innombrables.

Il faudrait pour cela interroger d’abord une des manies les plus constantes chez l’être humain contemporain : celle de vouloir absolument se mêler de tout ! Nous ne connaissons pas vraiment de théorie à ce sujet. Mais peut-être n’est-ce là qu’un simple aspect de nos rapports globaux avec la nature qui vont devoir évoluer, quant à eux, de toute urgence, à la suite du grand bouquet de crises auquel nous sommes confrontés : économique, sanitaire, écologique, climatique, etc. ?

Le réchauffement climatique a-t-il un effet sur les insectes ?

L’hiver qui s’installe n’est pas si inerte que cela pour les insectes…
Fini, bien sûr, le vol planant des jolis papillons et des abeilles bourdonnant dans les champs. Fini également le vrombissement des mouches et des moustiques qui nous vampirisent. Que cela nous attriste ou nous enchante, nous avons tous remarqué l’absence des insectes en cette rude saison d’hiver. Mais se sont-ils tous endormis ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

L’hiver est arrivé, avec ses soirées brumeuses et ses petit matins gelés. Une sorte de calme plat a envahi les campagnes silencieuses et les forêts. On n’entend guère chanter ni les oiseaux ni les criquets, la faune environnante semble s’être volatilisée, et la vie se fait rare sous la grisaille qui nous atterre. Mais, dans ce paysage aux allures tranquilles, le petit peuple qui nous entoure n’a pas disparu pour autant, et si la plupart d’entre eux restent bien à l’abri dans leur cachette, certains s’aventurent malgré tout de temps à autre à glisser une aile ou une patte au-dehors. Vous avez certainement déjà deviné de qui je parle ? Nos charmants amis les insectes ne sont jamais très loin de nous, et tous ont développé des stratégies aussi efficaces que surprenantes pour résister à ces conditions drastiques. Voici révélés ci-après quelques-uns de leurs étonnants secrets…

Le phénomène de la diapause

Selon les cas, plusieurs options s’offrent aux insectes pour supporter le rafraichissement de l’air ambiant et les intempéries qui vont de pair. Rappelons que ces derniers sont des animaux à sang froid – ectothermes – dont la température interne dépend directement de celle de l’atmosphère. En deçà d’un certain seuil, ils ne peuvent maintenir leurs fonctions biologiques vitales. Il leur faut donc assurément se protéger pour éviter de finir congelés ! L’immense majorité d’entre eux se met alors au ralenti, dans une phase d’hibernation ou de léthargie que l’on nomme la « diapause ». Ce phénomène, consistant en une réduction de l’activité pour limiter les dépenses énergétiques, a lieu dès les débuts de l’hiver : grâce à leur horloge interne, les insectes sont capables de « mesurer » la quantité de froid accumulée, ce qui garantira leur réveil au retour des beaux jours, sans risque d’être surpris en pleine gelée. Cet état de torpeur peut durer allègrement plusieurs années, ce qui permet à certaines espèces d’échelonner l’émergence des individus et d’assurer leur survie en cas d’aléas climatiques ou de maladies. La diapause peut être vécue sous forme adulte – imago – mais c’est biensouvent sous la forme d’œuf ou de larve qu’ils préfèrent se cacher. C’est notamment le cas des coléoptères, dont les grosses larves dodues s’enfoncent à dix centimètres sous la surface du sol afin de profiter de la chaleur de la terre qui leur offre les conditions idéales pour effectuer leur nymphose, c’est-à-dire le dernier stade de développement avant la transformation, comparable à la chrysalide des chenilles. D’autres se logent dans l’écorce des arbres, sous un tas de bois, ou encore dans les interstices des bâtiments. Ainsi donc, la plupart des insectes sont littéralement « endormis » durant tout l’hiver, certains plus que d’autres…

Les aventuriers qui résistent

Il est cependant possible de rencontrer quelques vagabonds virevoltants qui semblent tout à fait insensibles à la rigueur environnante. Plusieurs papillons, par exemple, sont visibles en hiver ; il leur suffit des maigres rayons que prodigue une journée ensoleillée pour qu’ils recommencent à s’agiter. C’est le cas du beau paon de jour (Aglais io), du morio (Nymphalis antiopa) ou encore du citron (Gonepteryx rhamni) qui est, parmi les papillons, notre champion de longévité en Europe. Il est capable de vivre durant plus de douze mois et d’apparaître, même en plein mois de décembre ! Son secret réside dans son hémolymphe – le sang des insectes – où circule une substance comparable à un véritable antigel pour automobile. Elle lui offre une incroyable capacité de résistance au gel : il lui suffit de se blottir sous quelques feuilles mortes et le voilà tranquille…

D’autres encore ont trouvé des astuces intéressantes en se montrant quelque peu « profiteurs ». Ainsi les chenilles des phengaris, un genre de petits papillons bleus, entretiennent-elles une relation particulière avec certaines espèces de fourmis, que l’on qualifie de « myrmécophile ». Lorsque les jours commencent à raccourcir et à se rafraîchir, la chenille se laisse tomber de sa plante et se met à sécréter des phéromones que les ouvrières confondent avec celles d’une jeune reine. La chanceuse se voit ainsi entraînée dans la fourmilière et dorlotée jusqu’au retour du printemps ! Certains autres, comme les insectes du genre Aphidius, des parasites des pucerons, sont capables de manipuler leur hôte pour les forcer à s’installer dans un lieu protégé du froid et propice à leur développement. Enfin, les bourdons et les abeilles domestiques, eux aussi, ne dorment pour ainsi dire que d’un œil. Groupés dans leur abri en un noyau compact, ils s’affairent à maintenir la chaleur de la ruche, tout en guettant l’ombre d’une éclaircie qui leur permet, de temps à autre, une virée à l’extérieur. Il arrive ainsi exceptionnellement de les apercevoir en cette période.

Il existe aussi un mystérieux papillon qui n’apparaît qu’en hiver ! Dans le genre marginal, c’est un effronté qui a choisi de tout faire à l’envers. Il s’agit de l’hibernie défoliante (Erranis defoliaria). Cet étrange papillon de nuit tire son nom de son comportement hivernal, d’une part, et des dégâts que peuvent occasionner les chenilles sur leur hôte, d’autre part. La période de vol s’étend, chez lui, de septembre – octobre à décembre – janvier, un fait assez inhabituel chez les insectes qui lui confère un caractère original. Mais ce n’est pas tout ! Le dimorphisme sexuel – la différence morphologique entre les sexes – est très marqué et impressionnant chez cette espèce. En effet, si le mâle a une apparence de papillon tout à fait ordinaire, la femelle est aptère – sans ailes – et possède un corps jaunâtre trapu, qui lui donne plutôt l’apparence d’une grosse larve ! Elle vit ainsi sur les troncs d’arbres et attire les mâles en émettant une phéromone odorante lors de la période nuptiale.

Les grands migrateurs

Migrer est une autre solution qui s’offre aux insectes pour se prémunir des aléas climatiques hivernaux. Le sujet porte à réflexion pour la communauté scientifique qui manque encore parfois de données attestant la véracité de ces comportements chez certaines espèces, notamment chez les libellules, comme le sympétrum rouge-sang (Sympetrum sanguineum), dont les migrations irrégulières seraient surtout dues aux conditions environnementales. Quelques spécimens, en revanche, sont bien connus pour leur spectaculaire migration rassemblant des insectes par milliers. Le meilleur exemple en la matière est probablement celui des splendides papillons monarque (Danaus plexippus) qui ordonnancent, chaque année, un gigantesque cortège de millions d’individus partant du Canada et du nord des États-Unis vers le Mexique. L’Europe compte également son lot de grands voyageurs, comme la belle dame (Vanessa cardui), qui parcourt près de quatre mille kilomètres par an pour rejoindre l’Afrique du Sud depuis les pays scandinaves, ou encore le sphinx de la vigne, un beau papillon de nuit aux ailes rosées, qui migre jusqu’en Afrique du Nord ou de l’Ouest. Certains de nos syrphes – ces petites mouches pollinisatrices « déguisées » en guêpes ou en abeilles – sont aussi capables d’impressionnantes prouesses migratrices, notamment le syrphe porte-plume (Episyrphus balteatus) qui effectue des allers-retours du nord vers le sud, parfois sur de longues distances, en fonction des saisons.

Alors ? L’influence du changement climatique

Diverses activités humaines sont génératrices de pollution et facteurs de dérèglements climatiques, ce qui a tendance à perturber l’équilibre des insectes, comme des oiseaux, en déréglant leur horloge interne. Cela implique, à l’avenir, de nombreuses conséquences sur leur comportement. En outre, plusieurs d’entre eux commencent à modifier leur stratégie d’hibernation. Différentes études ont prouvé qu’une augmentation de la température entraîne un bouleversement de la période d’activité et influence grandement l’avènement de la diapause, qui peut être retardée, ou dont la durée peut même diminuer. Un exemple probant est celui des moustiques Wyeomyia smithii, d’Amérique du Nord, dont l’entrée en diapause a été retardée de plusieurs semaines en moins de trente ans à peine ! Ces changements risquent, à terme, de déstabiliser les écosystèmes en permettant à des espèces d’être actives sur de plus longues durées et à des moments de l’année où elles ne l’étaient pas auparavant, ce qui pourrait, entre autres, conduire à des phénomènes d’invasions biologiques d’insectes facteurs de maladies. C’est déjà le cas, notamment, de moustiques que l’on observe remonter depuis l’Afrique vers le sud du continent européen. Un autre risque important serait le déclin toujours croissant de nombreuses espèces qui, face à l’augmentation rapide de la température, pourraient ne pas avoir le temps de mettre en œuvre les longs processus biologiques d’adaptation nécessaires pour survivre à ces nouvelles conditions. Voici donc une autre bonne raison d’envisager avec la plus grande prudence les changements qui menacent tout un pan de la biodiversité environnantes et, par effet boomerang, notre propre espèce.

Est-ce grave ?

Nous venons de mettre en évidence certaines perturbations de la diapause des insectes qui sont manifestement liées à l’activité humaine et qui bouleversent leur comportement. Dans quelle mesure le réchauffement climatique est-il vraiment le seul responsable, c’est évidemment assez difficile à dire. Mais est-ce vraiment important ? Quel sera, en retour, l’impact du comportement des insectes sur la vie des humains ? C’est tout aussi difficile à dire car cela dépendra largement du comportement des humains eux-mêmes et de l’évolution de leurs rapports avec le milieu naturel. La seule chose qui semble sûre, à leur qu’il est, c’est qu’il existe suffisamment d’indices susceptibles de nous inciter à la plus grande prudence. Homo sapiens en tiendra-t-il compte ? Ses aventures avec un certain virus l’inciteront-elles à reconsidérer son attitude face à la grande crise écologique ? L’avenir nous le dira…