Et si l’or bleu venait à manquer ?

Comment peut-on encore gaspiller l’eau potable en l’utilisant négligemment aux toilettes ou en remplissant sa piscine, quand partout la terre se craquelle ? Dans une Europe en voie d’assèchement, elle est devenue une ressource rare, forcément de plus en plus chère et… source de conflits !

Par Marc Fasol

 

Quelles pistes devons-nous aujourd’hui adopter pour une gestion responsable, équitable et résiliente de l’eau ? De quoi s’adapter aux effets de plus en plus préoccupants du dérèglement climatique. Ces quelques petits conseils doivent-ils être prodigués aux seuls ménages ? Ou devons-nous aussi prendre en considération l’empreinte hydrique de notre industrie ? Voire celle de notre agriculture intensive, si gourmande en eau ? Voilà ce que se propose d’examiner la présente analyse.

 

Les deux faces d’une même pièce

Après s’être longuement penché, à l’été 2021, sur la façon de prévenir et de contrer les inondations, voilà que l’actualité de l’été dernier nous pousse soudain vers l’autre ornière : affronter les sécheresses à répétition ! Eh bien oui, juillet 2021 et juillet 2022 évoquent à eux seuls les effets désastreux du changement climatique. Inondations record et sécheresse historique ne sont, en réalité, que les deux faces d’une seule et même pièce. Dans son 6e rapport daté du 9 août 2021, le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) annonce sans sourciller que le changement climatique est en train de se généraliser, de s’accélérer et de s’intensifier. A l’avenir, les vagues de chaleur seront plus fréquentes, plus longues, plus sévères, surtout en Europe, région où tous ces changements s’exerceront de manière deux fois plus violente qu’ailleurs. Excusez du peu.

Dans le sud de la France, le mois de juillet dernier aura été le plus sec depuis le début des relevés météorologiques. Un phénomène associé à des vagues successives de sécheresse et de pics de chaleur extrêmes, entrainant à leur tour des effets dramatiques sur la végétation forestière, vulnérable au stress hydrique avec risques accrus d’incendie à la clé, parfois incontrôlables, comme en Gironde ou en Dordogne.

En réaction à ce scénario peu réjouissant pour l’avenir de la planète, la rhétorique habituelle exige de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Tout le monde est maintenant bien d’accord là-dessus, mais il faudra aussi désormais – et c’est le thème de ce dossier – pouvoir s’adapter à tous ces changements. Car ceux-ci sont, hélas, irréversibles. N’en déplaise aux sceptiques, il n’y a pas de retour attendu « à la normale » avant… quelques milliers d’années !

 

« Iceberg droit devant capitaine ! »

A vrai dire, les climatologues – traités jusqu’ici au mieux de grincheux ou de catastrophistes – ne s’attendaient pas à un tel coup d’accélérateur. Ils sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur des événements. L’horizon 2030-2040 ? Il est pulvérisé ! L’augmentation du nombre de périodes de sécheresse, tant en fréquence qu’en intensité rend la question de l’eau de plus en plus préoccupante, avec – on s’en doute – des effets catastrophiques sur notre approvisionnement, sur l’ensemble des écosystèmes, sur notre agriculture et notre alimentation en particulier.

La situation est même à ce point alarmante, qu’à la COP 27 qui s’est tenue en Egypte, l’ONU nous demande de nous préparer… aux vagues de chaleur ! Depuis l’accord de Paris, l’espoir de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C est, en effet, largement dépassé et considéré comme « hors d’atteinte ». Nous courons droit vers les +2,8°C. Un brin désabusé, Antonio Guterres, Secrétaire Général de l’Organisation, en tribun désappointé de la lutte contre la crise climatique, ne mâche pas ses mots : « Nous nous dirigeons droit vers une catastrophe mondiale« , affirme-t-il sans détours. Beaucoup de régions de la planète, touchées par les méga-sécheresses occasionnelles, risquent de devenir des zones définitivement sèches… Et donc tout simplement invivables pour l’être humain – les résultats de cette étude ont été publiés dans la revue Nature Reviews Earth & Environment.

Cet été, les Européens ont tiré la langue en affrontant le manque d’eau potable. Rien qu’en France, nonante-trois départements sur nonante-six ont connu des restrictions dans l’usage de l’eau dont soixante-six concernant l’eau potable. Tous les prélèvements non-prioritaires y ont été interdits : arrosages de jardins, d’espaces verts, de terrains de golf, lavage des voitures et bien sûr le remplissage des piscines… Des restrictions d’eau qui, pour l’heure, sont toujours en cours dans certaines régions.

 

« Quand tu portes ton propre seau d’eau, tu te rends compte de la valeur de chaque goutte… »

Et en Belgique ? Faute d’eau potable au robinet, de nombreuses communes wallonnes n’ont eu d’autre alternative que d’être approvisionnées par camions-citernes de soixante mille litres chacun. Cet automne encore, en Ardenne, ils font la navette depuis le barrage de Nisramont pour pallier le manque d’eau dans certaines zones de captage. Du jamais vu ! Un surcoût environnemental dont on se serait évidemment bien passé… Les sources seraient-elles moins bien approvisionnées que par le passé en raison d’un déficit pluviométrique ? Ou peut-être, au fil du temps, les besoins de consommation sont-ils devenus de plus en plus importants ? Les deux assurément. Selon la fédération professionnelle des opérateurs d’eau, un ménage moyen de trois personnes ne consommerait que cent quatre mètres-cubes d’eau potable par an, un chiffre qui serait même revu à la baisse, ces dernières années en raison notamment de la performance des appareils économes en eau. Bonne nouvelle donc ? Pas sûr…

Car, à notre petite consommation, s’ajoutent d’abord les pertes liées au vieillissement de notre réseau de distribution – jusqu’à 20% ! La Stratégie Intégrale Sécheresse, S.I.S., approuvée par le gouvernement wallon en juillet dernier, a notamment retenu, parmi ses nombreuses mesures, d’améliorer la performance du réseau d’eau potable en réduisant les fuites. Avec nos quarante mille kilomètres de réseau – de quoi faire le tour du globe – il y a encore du pain sur la planche !

Pour être tout-à-fait honnête, il faudrait cependant préciser que nos besoins en eau ne se limitent pas à l’écoulement du robinet de la cuisine et à celui de la salle de bain. Selon l’ONG Water FootPrint Networkwww.waterfootprint.org/en/ – l’empreinte hydrique du Belge serait quand même une des plus importante au monde… si on veut bien tenir compte de nos consommations indirectes, incluant ne serait-ce que la quantité d’eau nécessaire pour faire pousser les aliments que nous mangeons et celle qu’il faut pour fabriquer les vêtements que nous portons. Les chiffres cités en la matière laissent rêveur. La fabrication d’un hamburger ? Mille litres d’eau ! Celle d’un simple jean ? Dix mille litres… Notre hyperconsommation pèse lourd sur les réserves en eau et, même si la consommation journalière du ménage belge est relativement sobre par rapport à celle des autres Européens, il en consomme malgré tout bien trop. Et il y a fort à parier qu’à l’avenir, restrictions et coupures d’eau se feront de plus en plus pressantes…

 

« Tirer une chasse d’eau potable sera bientôt une aberration totale, voire une hérésie »

A domicile, les principaux postes de consommation d’eau potable se trouvent aux toilettes – 31% – et à la salle de bain – 36%. Se rajoutent à cela, la consommation pour la lessive – 12% -, l’entretien – 9% – et la vaisselle – 7%. En comparaison, l’utilisation en cuisine pour l’alimentation et les boissons apparaît, somme toute, presque négligeable – 5%. De tels pourcentages laissent entrevoir l’énorme potentiel que représente, par exemple, la récupération systématique de l’eau de pluie. Au moins 60% de notre consommation domestique – salle de bain + toilettes – pourrait ainsi être facilement satisfaite, sans compter les usages en extérieur… Mais on mesure surtout pourquoi laver chaque semaine sa voiture, sa terrasse ou son trottoir, arroser copieusement ses vertes pelouses avec de l’eau potable sont devenus des gestes peu éco-responsables, de plus en plus mal vus par l’entourage, surtout quand les pluviomètres restent désespérément vides.

Au nord du pays, comme chez nos voisins néerlandais, le problème devient vraiment très préoccupant. D’année en année, en plus d’être fortement exposé aux pollutions agricoles dont sont responsables les élevages intensifs, le niveau des nappes phréatiques baisse dangereusement. Selon le World Resources Institute, la Flandre est de plus en plus exposée au manque chronique d’eau. Au niveau mondial, même la Namibie ferait mieux ! Ceci explique pourquoi la politique menée en Flandre pour valoriser l’eau de pluie est si différente de celle menée jusqu’ici en Wallonie. Elle est même diamétralement opposée !

En Wallonie, l’inquiétante sécheresse de 2022 fut visible surtout au niveau des cours d’eau historiquement bas, où la pratique du kayak et celle de la pêche furent interdites. Mais notre inquiétude n’aura été, en fin de compte, que fort limitée. Les précipitations de l’automne et de l’hiver précédents avaient été suffisamment abondantes pour permettre de recharger les nappes. C’est dans ces réservoirs souterrains naturels, situés essentiellement dans les zones calcaires, qu’est essentiellement prélevée notre eau de distribution – à raison de 79,2%.

Seules quelques dix-huit communes wallonnes, afin d’éviter tout gaspillage, ont été contraintes de prendre des mesures pour restreindre leur consommation d’eau. De leur côté, pour atténuer les effets du réchauffement sur notre approvisionnement, les hydrologues ne manquent pas d’imagination. Parmi les bonnes idées formulées dans la S.I.S., notons la lutte contre l’imperméabilisation et le soutien à l’infiltration des eaux à très grande échelle, en généralisant par exemple la plantation de haies et de bandes boisées. De telles mesures permettent aux eaux pluviales de recharger davantage les nappes phréatiques, plutôt que de s’engouffrer directement dans les caniveaux… Plutôt que de puiser sans cesse dans les nappes phréatiques, il faudrait peut-être aussi penser à réutiliser les eaux usées. Une fois épurées, elles pourraient très bien servir à l’irrigation des cultures…

En ville, où le moindre mètre carré est asphalté et bétonné, il serait judicieux de créer des trames bleues et vertes en périphérie. Quant aux particuliers, il serait bon de doter chacune de leur habitation d’une grande citerne d’eau de pluie…

 

« Chacun tire l’eau à son moulin »

Généraliser la récupération de l’eau de pluie est une réponse particulièrement intéressante à développer, d’autant qu’à l’instar des autres mesures énumérées ci-dessus, elle atténue également les pics d’écoulement lors de fortes pluies, surtout en ville. Par effet tampon, cet effort de récupération sera de nature à éviter le débordement des égouts et celui des stations d’épuration, tout en diminuant indirectement les risques de débordement des rivières. Les deux phénomènes, sécheresses et inondations, sont ainsi définitivement liés. Hormis sa précieuse gratuité, ce don de la nature qu’est l’eau pluviale présente encore de nombreux autres avantages d’un simple point de vue domestique. Exempte de calcaire, elle prolonge notamment le fonctionnement des appareils ménagers : machines à laver, machines à café, bouilloires, conduites d’eau, robinetterie et pommeaux de douche… Très douce, l’eau de pluie est idéale aussi bien pour laver le linge que la vaisselle. Plus besoin par conséquent d’adoucisseur, de produits anticalcaires ou de détartrage, sans compter l’économie substantielle en savons divers et détergents non ou peu biodégradables.

« Et contrairement à ce qu’on peut lire sur les fiches pratiques publiées par Aquawal, relève Eric Simons, de la société Airwatec, spécialisée en filtration et traitement des eaux, l’eau de pluie n’est pas mauvaise pour la peau. Tant qu’elle n’a pas atteint le sol, celle-ci est de très très bonne qualité. » On a longtemps jeté systématiquement le discrédit sur l’eau de pluie – tiens, tiens, ce qui est gratuit serait-il forcément moins bon ? – mais une fois filtrée, sa qualité est vraiment remarquable : pas de chlore, pas de nitrates, pas de résidus de pesticides…

« En revanche, de plus en plus de produits chimiques se retrouvent dans les nappes phréatiques dont la qualité n’arrête pas de se détériorer. La situation n’est plus la même que dans les années soixante et évolue sans cesse, souligne encore Eric Simons, aujourd’hui des traces d’antibiotiques et de perturbateurs endocriniens par exemple s’y retrouvent. Or, il n’existe aucune méthode, aucune membrane d’osmose pour s’en débarrasser ! »

En France, d’après le journal Le Monde, des substances issues de la dégradation des pesticides épandus durant des décennies sur les terres agricoles, ont fini par percoler jusque dans les nappes phréatiques. Ces produits – parfois entre-temps interdits à la vente et/ou à l’usage – se sont fragmentés et recombinés en nouvelles molécules, connues désormais sous le nom de métabolites. On estime à présent, que douze millions de personnes auraient au moins épisodiquement consommé une eau « non conforme », polluée par ces substances aux noms barbares. Parmi elles, le chloridazone desphényl dérivé d’un herbicide utilisé dans la culture de betteraves. Avec des concentrations maximales régulièrement dépassées, le principe de précaution aurait dû être appliqué. Un prochain scandale sanitaire en suspens ? Voilà qui en dit long en tout cas sur l’étendue de la contamination de nos ressources en eau par les pesticides mais aussi sur les lacunes dans la surveillance de la qualité de l’eau potable – jusqu’ici, la plupart de ces substances dont la toxicité reste inconnue ne sont tout simplement pas recherchées -, sans parler du désarroi de nos élus et des autorités sanitaires contraints d’imaginer, en urgence, de nouvelles normes moins restrictives pour éviter de devoir interdire la consommation d’eau de distribution dans certaines régions…

Aujourd’hui, pour des raisons écologiques mais pas seulement, un nombre croissant de consommateurs se tournent vers l’eau de pluie et optent pour le placement d’une citerne afin de satisfaire au moins une partie de leurs besoins domestiques. Obligatoires en Flandre et à Bruxelles lors de la construction, les nouvelles habitations en sont désormais systématiquement équipées. En Wallonie, il n’a pas semblé nécessaire au législateur de les imposer car de nombreux constructeurs s’en sont équipés spontanément, soit par souci de rentabilité, soit parce que les autorités communales, en particulier celles qui sont régulièrement en déficit hydrique, conditionnent simplement l’installation d’une citerne au permis d’urbanisme, tandis que parfois, d’intéressantes primes sont octroyées…

Reste cependant un problème de taille : si l’eau de distribution est un des produits alimentaires les plus contrôlés – trente mille analyses par an -, par des prélèvements opérés sur les lieux de captage ou directement au robinet du consommateur, en passant par les zones de stockage – d’après la Société Publique de Gestion des Eaux (SPGE), les normes de qualité sont même supérieures aux exigences légales -, il n’y a évidemment guère de garanties apportées pour les eaux dites « alternatives », à savoir l’eau de pluie, l’eau de puits et l’eau de source. Chargée de micro-organismes – virus, bactéries – et de différentes matières en suspension lors de son parcours – toit, gouttière, citerne -, l’eau de pluie est impropre à la consommation en tant que telle. Quant aux eaux de puits ou de source, après avoir ruisselé sur les terres agricoles, elles peuvent malheureusement être chargées en nitrates et en résidus de pesticides. Pour des raisons sanitaires évidentes, ces eaux pourraient donc, en principe, n’être destinées que pour l’usage externe sans risques sanitaires : le jardin, la serre, l’entretien du logement, le lavage de la voiture, à la buanderie ou encore aux toilettes.

 

« Creusez un puits avant d’avoir soif »

Précisons encore que si les propriétaires de citernes d’eau de pluie ne doivent pas les déclarer, ceux des puits sont soumis à d’autres obligations : couvercles fermés à clef, compteurs volumétriques, taxes pour le rejet d’eaux usées, etc. Quant au forage, la tâche doit être exécutée par un professionnel agréé et, cette fois, c’est le permis d’environnement qui est requis. Dans tous ces cas de figure, afin d’éviter toute contamination du réseau publique d’eau potable par une eau qui ne le serait pas, Aquawal a tout prévu. À l’intérieur de l’habitation, c’est le « Code de l’eau » qui s’applique, en reprenant les règles à respecter. Toute connexion physique entre le réseau de distribution et autre « réseau alternatif » est interdite, notamment par un jeu de vannes ou de clapets anti-retour. Ces réseaux doivent donc faire l’objet de raccordements distincts.

Comme la potabilité de l’eau recueillie à la sortie des gouttières peut être mise en doute, le particulier se voit généralement contraint a priori de ne valoriser son eau de pluie qu’à la buanderie, au garage ou au jardin. Même limité uniquement à l’usage des toilettes – ce qui représente quand même un tiers de la consommation d’un ménage -, l’utilisation de l’eau de pluie représente déjà une jolie économie. Fort heureusement, il existe des dispositifs compacts et relativement bon marché pour traiter l’eau, ce qui permet d’élargir davantage le champ des applications, le tout avec une sécurité accrue d’utilisation. Le kit Cintropur TRIO-UV triple action – filtration des particules, traitement par charbon actif et stérilisation UV – que nous avons testé, assure par exemple un traitement intégral particulièrement intéressant. Extraite de la citerne par une aspiration flottante, le traitement de l’eau se fait, dans un premier temps, par filtration mécanique à l’aide d’une « chaussette » – un tamis de 25μ -, afin de retenir les particules les plus fines. L’eau est ensuite traitée au charbon actif à base de noix de coco, puis est finalement stérilisée par rayonnement ultra-violet. L’eau de pluie peut alors être valorisée à hauteur de 95%, et être utilisée en toute sécurité, pour toutes les applications sanitaires de la maison : lave-vaisselle, lave-linge – sept mètres cubes par an -, bains, douches, lavabos, jacuzzis… Et même la piscine – soixante mètres cubes ! -, ces piscines dont les ventes ont littéralement explosé avec la succession d’étés caniculaires. Le serpent est en train de se mordre la queue !

Contrairement aux processus chimiques de désinfection par l’ajout de chlore, la stérilisation par rayonnement ultra-violet est un moyen physique germicide, sans risque de surdosage et sans sous-produits toxiques. Durant le passage de l’eau, les bactéries, les virus et les protozoaires sont neutralisés. L’eau de récupération débarrassée de son goût et de ses odeurs désagréables de citerne devient pure bactériologiquement. Notons cependant que cette eau n’est toujours pas considérée comme 100% potable tant que les paramètres chimiques n’auront pas, eux aussi, été vérifiés et jugés satisfaisants.

Ainsi, écologie rime-t-elle aussi avec économie pour le budget du ménage. Mais ceux qui n’ont pas envie de se lancer dans une telle entreprise, peuvent déjà commencer par une utilisation minimale de l’eau de pluie au jardin, le plus simple consistant, par exemple, à raccorder, sur la terrasse, une descente de gouttière à une cuve ou à un tonneau, via un collecteur à filtre WISY qui envoie à l’égout feuilles, mousses et invertébrés indésirables. L’appoint en eau propre est tout sauf négligeable. Les récipients de mille, voire deux mille litres, sont peu onéreux et aisément disponibles en jardineries…

 

Des citernes et des primes : nos meilleurs « tuyaux »…

Pour ce qui est du stockage, il existe plusieurs types de citernes. Les modèles aériens en polyéthylène, imputrescibles et résistants au gel, montent jusqu’à dix mille litres. Certains peuvent aussi être enterrés et même jumelés. Hélas, ces derniers sont assez onéreux : trois mille cinq cents euros pièce, hors travaux de terrassement… La formule idéale semble plutôt être la dépose dans le sol, lors de travaux de construction ou de restauration, de citernes en béton de dix mille voire vingt mille litres… Budget : deux mille cinq cents euros, hors terrassement. L’investissement est donc relativement vite amorti. Avec les citernes en béton, l’acidité de l’eau stockée est en plus rapidement neutralisée. Notons aussi que la plupart des gens qui recourent à l’eau de pluie regrettent généralement de ne pas avoir opté, dès le départ, pour une citerne de plus grande capacité…

Pour récupérer l’eau de pluie, mieux vaut encore que le toit soit pentu et recouvert de tuiles car la superficie de captage est plus grande. Les toits plats couverts de membranes collées à chaud, ne sont pas adaptés à la récupération de l’eau de pluie ; ils exhalent une odeur de goudron. En période de canicule, les algues ont tendance aussi à y proliférer et à boucher les filtres. En Wallonie, la pluviosité est variable d’une région à l’autre, mais la moyenne est d’environ huit cent cinquante millimètres par an, soit huit cent cinquante litres par mètre carré. Pour récupérer entre quarante-cinq et nonante mètres cubes par an, la superficie totale du toit devrait idéalement être comprise entre cinquante et cent mètres carrés en projection horizontale.

Aujourd’hui, tous les nouveaux raccordements à l’eau de distribution entrainent obligatoirement la visite d’un certificateur agréé pour l’obtention du CertIBEau. Ce certificat garantit la conformité des installations au « Code de l’eau » : sécurité sanitaire des installations intérieures en eau potable et préservation de l’environnement pour les rejets d’eaux usées.

Le prix approximatif d’une pompe auto-amorçante WILO, de type MC305, pour récupération de l’eau de pluie est de 640,- euros, celui d’un kit de filtration Cintropur TRIO UV est de 720,-€. Le prix moyen TVA incluse de l’eau de distribution incluant le « Coût Vérité de la Distribution » (CVD) et le « Coût Vérité de l’Assainissement » (CVA) avoisine actuellement les six euros le mètre cube ; il avait doublé, entre 2004 et 2014, mais voilà qu’après une période de stabilisation, celui-ci repart de nouveau à la hausse…

En Région bruxelloise, il existe des primes à l’installation de citernes d’eau de pluie. De cent à… mille sept cents euros, à Saint-Josse notamment, selon certaines conditions liées en particulier aux revenus des intéressés. Côté Région wallonne, pas de primes à attendre… sauf dans certaines communes. Pour leur installation ou leur rénovation, les communes de Burdinne, Donceel, Remicourt, Stoumont, Thimister et Wasseiges, Namur, Somme-Leuze, Rochefort, Braine l’Alleud, Plombières, Fauvillers, Libramont et Vielsalm, remboursent jusqu’à cinq cents euros.

 

Agriculture : à quand la Transition durable ?

Alors que partout les besoins en eau explosent, l’ONU estime que mondialement, ils devraient encore augmenter de 90% d’ici 2050 – par rapport à 2017. Le déficit menace désormais un quart de la population mondiale, régulièrement sujette à un stress hydrique extrême. Parmi les différentes grosses consommations d’eau, on trouve bien sûr les besoins directs liés à la consommation domestique, notamment dans les grandes villes – 8% -, elles-mêmes étroitement tributaires de la croissance démographique : nous sommes, depuis mi-novembre, huit milliards d’êtres humains. Mais il y a aussi les besoins indirects comme ceux liés à l’industrie – 22% -, ainsi que le secteur de la production d’énergie, son corollaire. Pourtant c’est surtout le secteur agricole qui doit retenir nos préoccupations. Dans le monde, 70% de la consommation d’eau est destinée à l’irrigation des cultures.

Comment adapter durablement cette énorme consommation aux conséquences des grands bouleversements climatiques qui s’annoncent, tout en répondant efficacement à des besoins alimentaires planétaires toujours en croissance ?

De nombreux éléments de réponse sont déjà bien connus. Aussi ne ferons-nous ici que les ébaucher. Dans les pays émergents, ce sont désormais les nouveaux modes de consommation alimentaire qui se taillent la part du lion. Les populations, autrefois peu développées, mangent de nos jours davantage de viandes et de laitages. Or pour produire un seul kilo de viande de bœuf, il faut… quinze mille cinq cents litres d’eau ! Un régime alimentaire clairement intenable s’il fallait l’étendre à huit milliards d’habitants.

Chez nous, la fabrication de biocarburants cristallise, à elle seule, toute l’absurdité de notre société de consommation : la fabrication d’une tonne équivalent pétrole – 1tep – d’éthanol à partir de maïs nécessite… un quart de million de litres d’eau ! La même tep de biodiesel à partir de soya nécessite cent soixante mille litres. C’est donc bien notre mode de vie gourmand en ressources et notre hyperconsommation compulsive qui – a fortiori si elles sont exportées dans le sud – pèsent le plus sur les réserves d’eau de la planète.

Depuis quelques années déjà, nos cultures se heurtent à l’irrégularité et à l’imprévisibilité des précipitations, tandis que les périodes de sécheresse ne cessent de se prolonger. Entre le moment où les agriculteurs ont besoin d’eau et le moment où elle tombe du ciel, le décalage peut être fatal aux cultures. Et comme il fait de plus en plus chaud, irriguer les cultures demande davantage d’eau dont une partie toujours plus importante s’évapore. Il ne s’agit plus de simples caprices de la météo, mais bien de transformations profondes d’un climat qui déstabilisent structurellement les pratiques : « l’avenir n’est plus écrit par le passé ». Sont évidemment montrées du doigt, les cultures très gourmandes en eau, comme les immenses champs de maïs, qui sont aussi les plus fragiles. Avec toutes les conséquences que cela implique principalement sur l’élevage…

En France, des manifestations, parfois violentes, voient le jour : depuis les sécheresses, l’accaparement de l’eau devient une source majeure de conflits. Certains parlent carrément de « guerre de l’eau ». Les méga-bassines, installées par des agriculteurs – dans les Deux-Sèvres notamment -, au mépris des réalités hydrologiques, sont prises à partie, les opposants invoquant la confiscation, au seul profit de quelques-uns, d’une ressource vitale, d’un bien commun. Désormais, les conflits qui concernaient seulement les cultures, touchent aussi les terrains de golf, les terrains de foot, les piscines, les jacuzzis, les pelouses, les parcs publics…

 

Une précieuse ressource qui subit de plein fouet le changement climatique !

Une première conclusion semble s’imposer afin d’anticiper des conflits qui risquent de dégénérer rapidement : il est indispensable de réduire nos consommations et de mettre en place une gestion équitable de cette ressource fragile et limitée qu’est l’eau.  Mais comment faire ? Voici quelques pistes souvent évoquées ; nous laisserons, quant à nous, le soin aux gens de terrain de les investiguer plus en profondeur et d’en débattre sereinement :

– augmenter l’offre par davantage de pompages souterrains et de déviations de rivières ? Irriguer davantage, alors que le thermomètre s’affole, ne saurait résoudre toutes les difficultés auxquelles est confrontée l’agriculture. Les risques d’évaporation et d’assèchement, de dérèglement de systèmes hydriques complexes compenseront sans doute bien mal notre manque de résilience agricole face aux extrêmes climatiques…

– modifier nos consommations en limitant, par exemple, drastiquement les produits de l’élevage ;

– modifier les périodes de semis et de récoltes afin de mieux adapter les choix de cultures à l’évolution générale du climat et singulièrement des températures saisonnières…

– introduire de nouvelles cultures mieux adaptées au dessèchement des sols. Le sorgho serait-il apte, par exemple, à remplacer les cultures de maïs pour l’alimentation animale ?

– tabler davantage sur les enseignements de l’agroécologie, en introduisant davantage de biodiversité au sein de nos cultures afin de mieux lutter contre les maladies et les ravageurs ?

– pratiquer des semis sur sols non labourés et opter résolument pour un couvert végétal permanent afin de limiter le ruissellement des eaux, au moment de la saison sèche ?

Le débat a commencé, l’urgence est là…

 

 

Résilience, quelle résilience ?

« Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ne voient la nécessité que dans la crise… » Jean Monnet

Introduction / contextualisation
Par Dominique Parizel

En crise, incontestablement, nous le sommes, personne ne semble plus vouloir s’obstiner à contester cela. Nous n’avons même que l’embarras du choix : guerre en Ukraine accentuant la crise énergétique – même si aucune pénurie ne semble encore à craindre -, crise sanitaire – nous en sortons, ou presque ? -, crise politique – les populismes sont là et bien plus près de nous qu’on ne veut souvent l’admettre -, crise économique – bonjour l’inflation ! -, crise climatique, crise de la biodiversité, crise agricole, crise de foie (après les Fêtes)… Nous vivons tellement de crises – sans voir en quoi elles sont éventuellement complémentaires, en quoi ce sont éventuellement les mêmes… – qu’au fond, elles nous indiffèrent dans le cadre douillet de nos comportements quotidiens, elles ne semblent jamais devoir nous imposer d’amener quoi que ce soit de différent dans nos vies. Sauf quand, par le plus grand des malheurs, soudain la fatalité nous frappe !
Cette fatalité, cette terrible incertitude, cette grande injustice qui perpétuellement nous menace, cette impossibilité d’imaginer autre chose que ce que nous sommes et d’être autre chose que ce que nous vivons jour après jour, est une incommensurable source d’angoisse pour nos concitoyens. Beaucoup d’entre nous la nient et se drapent dans l’indépassable nécessité de ce qu’ils font, de ce qu’ils ont toujours fait. L’économie doit tourner, j’ai besoin de ma voiture pour aller travailler, je râle abominablement quand je suis dans l’embouteillage, je n’admets jamais que je suis moi-même une part significative de cet embouteillage ! La chose qui m’étreint ne trouve pas de solution. Le serpent se mord la queue. Le cancer me ronge. Mais comment pourrait-il en être autrement, les mêmes causes produisant immanquablement les mêmes effets et leur accumulation les amplifiant et les démultipliant ?
Les plus conservateurs se rassurent en mettant juste quelques emplâtres sur la jambe de bois : la magnifique Tesla électrique ne me privera pas de ma rutilante limousine où je roule seul et trop vite, la prolongation du nucléaire me donnera l’énergie pour produire les objets inutiles qui finissent à l’incinérateur mais m’enrichissent au passage, la conviction qu’il est possible de limiter l’utilisation des pesticides ne remettra jamais en question le modèle agricole qui déglingue les sols et la planète… Nous en sommes pas des bœufs, n’est-ce pas ? Le carbone, nous le stockerons, coûte que coûte, manu militari s’il le faut. Nous avons notre standing à conserver. MAGA, hurle Trump !
D’autre admettent la nécessité de se préparer mais sans savoir exactement à quoi. Ils appellent cela la « résilience » et on en parle beaucoup. Issu de l’anglais, ce terme fut d’abord employé en physique des matériaux, désignant leur capacité à absorber de l’énergie, à résister à un choc. Soit ça passe – et ça plie ! -, soit ça casse mais il est évidemment très intéressant de savoir jusqu’où ça peut tenir et pourquoi… Dans le domaine de la psychologie, Boris Cyrulnik popularisa ce terme, en France, signifiant – pour faire simple – la capacité d’un individu à surmonter les traumatismes, l’aptitude à continuer une vie satisfaisante en dépit de circonstances, d’événements qui soudain la bouleversent. Pour ce qui nous concerne, en matière environnementale, le terme s’emploie pour les écosystèmes ou les biotopes, ou toujours les individus, afin d’exprimer leur potentiel à se rétablir, après qu’un événement extérieur en a perturbé le fonctionnement ordinaire. Ce potentiel inespéré qui permet de continuer à vivre, par exemple, après un tremblement de terre, des inondations, une sécheresse intense… Toutes ces catastrophes qu’on nous annonce aujourd’hui bien plus fréquentes et qui peuvent être, entre autres, attribuées au dérèglement du climat…
Question essentielle, par conséquent : qu’est-ce qui peut contribuer à nous rendre plus résilients, individuellement et collectivement ? C’est évidemment très difficile à dire… La résilience tient autant de la prévoyance bien ordonnée – au sens où le comprennent, par exemple, les Femmes prévoyantes socialistes – que de l’instinct de survie – ce qui nous reste lorsque nous ne pouvons plus fuir, lutter ou nous replier sur nous-mêmes… Longtemps, Nature & Progrès s’est efforcé d’imaginer – dans la droite ligne d’une bio qui devait pallier aux dérives de l’agriculture chimique -, l’ensemble des comportements citoyens qui pourraient s’avérer salutaires en cas de « gros pépin » engendré par un progrès mal pensé. Pendant très longtemps, aux yeux des écologistes, le symbole même de ce « gros pépin » fut l’accident nucléaire. Que pouvait-on bien trouver afin d’être à même de survivre – physiquement et symboliquement – à un effondrement de ce genre ? Les plus anciens se souviennent de séries de BD comme Simon du fleuve, d’autres lisent encore Jeremiah… Voilà, en gros, ce que nous décrivons dans la première partie de cette étude, où nous essayons de faire le point sur bon nombre d’attitudes, certes rassurantes, mais qui n’ont qu’une puissance limitée de sauvegarde, eu égard à la grande diversité de situations qu’une résilience bien pensée devrait être aujourd’hui en mesure d’anticiper. Qu’on se rassure toutefois : si certaines propositions, peut-être, prêteront à sourire, toutes ne tiennent pas du pur fantasme – certaines sont même tout simplement ce que faisaient nos chers aïeux pour préparer l’arrivée de l’hiver ! D’autres nous prennent de vitesse : en témoigne l’initiative allemande – les Allemands sont bien connus pour être des gens prévoyants et organisés ! – de proposer gratuitement à la population une brochure poétiquement intitulée « Katastrophen Alarm » et qui n’a pas, bien sûr, son équivalent dans la Belgique incrédule où rien de fâcheux – voyons, vous n’y pensez pas ? – ne peut jamais se produire… Son but est simplement de fournir à la population quelques éléments de solutions concrets et réfléchis, au cas où surviendrait inopinément un problème grave.
Car des problèmes graves, de plus incontestablement liés à l’état du climat, nous commençons à en croquer ! Ils surviennent évidemment là où nous ne les attendions pas, comme la tartine qui tombe toujours sur la moquette du côté de la confiture. Rassuré qu’il était, entre sa mer du Nord et l’or bleu de ses Ardennes, le Belge moyen n’aurait jamais imaginé devoir se poser la question qui donne son titre à la seconde partie de la présente étude : « Et si l’or bleu venait à manquer ? » Que l’été 2021 fut marqué, en Wallonie, par des inondations particulièrement dramatiques rend, en effet, d’autant plus incroyable le fait que notre région ait connu, l’année d’après, un des pires épisodes de sécheresse de son histoire… Nous étions pourtant avertis : la crise climatique se traduirait, dans nos régions, par une alternance de précipitations intenses et de moments caniculaires. Etions-nous prêts ? Certainement pas. Quelles leçons tirons-nous, individuellement et collectivement ? C’est ce que nous allons tenter d’apercevoir, en prodiguant, au passage, l’un de nos conseils les plus anciens et les plus précieux : et si nous conservions jalousement, dans des citernes domestiques, le peu d’eau de pluie qui nous tombe encore sur la tête ? Notre bonne vieille « drache nationale » sera-t-elle une composante essentielle de notre résilience ? Il ne tient vraiment qu’à nous d’y songer sérieusement…

1ere partie
« Se préparer au pire ! »

Financière, climatique, énergétique, sanitaire… Les crises sociétales se multiplient mais, par effet domino, elles s’aggravent aussi l’une l’autre. En butte à une précarité grandissante et généralisée sur fond d’effondrement(s) (1), il est indispensable pour tout citoyen de gagner en résilience, en autonomie, de sortir de sa « zone de confort » et d’anticiper les catastrophes qui s’annoncent. Plus le temps de se faire peur donc. Voici le Plan B face aux pénuries…
Les catastrophes naturelles de ces deux dernières années sont inédites, brutales et d’une ampleur jamais vue auparavant. Outre les pertes humaines à déplorer, les dégâts matériels « astronomiques » grèvent progressivement les dettes de l’Etat : cinq milliards d’euros rien que pour les récentes inondations en Wallonie. Qui avait vu l’iceberg arriver ? Même les très prudentes compagnies d’assurance semblent avoir été prises de court. Que dire alors de la crise de la Covid-19 et de son interminable cortège de promesses suivies d’autant de rebondissements, d’improvisations, de tergiversations, voire de mesures contradictoires ? « Gouverner, c’est prévoir », dit l’adage. Certes, nos dirigeants politiques font ce qu’ils peuvent, essayant de trouver un juste équilibre entre l’avis parfois radical des « experts » et la gestion socio-économique du pays. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, dépassés, ceux-ci semblent de plus en plus réduits à subir les événements dramatiques qu’à les anticiper.
En cas de catastrophe majeure, il existe en Belgique un service de secours fédéral pour venir en aide à la population : la Protection civile. Ses effectifs, récemment revus à la baisse (!), sont répartis dans deux unités opérationnelles : Crisnée et Brasschaat. Leurs équipes spécialisées sont là pour venir en appui aux forces de police, de pompiers ainsi que des autorités communales et provinciales.

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La Protection civile belge

Le sigle de la Protection civile belge est facilement reconnaissable : un triangle bleu au centre d’un cercle orange. Le triangle bleu représente l’équilibre – cette couleur symbolisant la sécurité et la protection – et le cercle orange le chaos et de détresse. Si vous possédez un SmartPhone, téléchargez l’application 112 BE. Elle présente plusieurs avantages par rapport à un simple appel aux numéros 112 ou 101 :
1. Vous ne devez plus mémoriser les numéros d’urgence et vous ne risquez donc plus de les oublier si vous êtes en proie à la panique ;
2. Grâce à cette application, les services de secours peuvent vous localiser plus facilement. En effet, l’application transmet votre position à la centrale d’urgence avec laquelle vous êtes en communication, et l’actualise toutes les trente secondes ;
3. A condition de les avoir enregistrées au préalable, dès l’instant où il prend votre appel, l’opérateur dispose de certaines informations médicales sans que vous ne deviez les lui donner. Un problème de mobilité – moins valides -, un souci cardiaque, vous êtes sujet à certaines allergies – médicaments -, épileptique, diabétique… Il peut ainsi les transmettre plus rapidement aux services de secours qui viennent vous sauver.
Appeler avec l’application 112 BE est entièrement gratuit… mais ne fonctionne évidemment qu’en Belgique !

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Hélas, déployer les grands moyens, aussi efficaces soient-ils, ne s’avère pas toujours suffisant, en cas de force majeure. Tout le monde aura pu amèrement en faire le constat lors des dernières inondations. En pareil cas de figure, les services de secours – pouvant difficilement être présents partout en même temps ! – ont été complètement débordés. Le plus important reste finalement de pouvoir compter essentiellement sur soi-même. La solution développée dans ce dossier est d’inciter tout un chacun à préparer consciencieusement et surtout bien à l’avance, son « plan d’urgence » à domicile. Une fois qu’une crise majeure survient – inondation catastrophique, méga-feu, accident nucléaire, etc. -, il est trop tard pour commencer à prendre ses précautions…

Surabondance rime avec insouciance

En Allemagne, pays fortement touché par les inondations catastrophiques – un euphémisme -, le gouvernement a très bien compris l’intérêt d’anticiper ce genre de situation afin d’adoucir la détresse et la souffrance des citoyens. Une brochure intitulée « Katastrophen Alarm » (2), disponible gratuitement, a été éditée à cet effet et distribuée à la population. Une première qui n’a, à notre connaissance, pas encore son équivalent en Belgique. Elle propose des éléments de solutions, simples, concrets et réfléchis. Le message, un brin glaçant, est on ne peut plus clair : « dorénavant, chaque ménage doit se préparer au pire »…
A propos, qu’entend-t-on exactement par résilience ? C’est la faculté à se remettre d’un traumatisme qu’il soit psychologique ou physique. Puisque les futures catastrophes climatiques sont désormais inévitables et que celles-ci s’ajoutent à toutes celles que nous redoutions déjà, il n’est pas encore trop tard mais il est grand temps de s’y préparer sérieusement. Sortons la tête du sable !
Avec leurs rayons de vivres réassortis en permanence, les supermarchés ont fini par accoutumer les consommateurs à la surabondance. Contrairement à toutes les générations qui nous ont précédés, nous avons appris à ne pas nous préoccuper du lendemain. Trois générations ont passé, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une époque où nos (arrière-)grands-mères remplissaient avec hantise leurs placards de réserves de nourriture dans l’attente du prochain conflit – en moyenne un tous les quarante ans ! Provoquant souvent la risée des jeunes générations nées au cours des Trente Glorieuses, ces femmes prévoyantes et sages avaient pourtant tellement raison…

Eviter les achats-panique !

Dans la foulée de la crise sanitaire, sont apparues les premières pénuries, un phénomène que nous n’avions jamais connu auparavant. Bois, acier, papier et autres matières premières ont commencé à manquer un peu partout, plombant les productions industrielles. La pénurie de micro-processeurs, par exemple, ces minuscules pièces d’un centimètre carré, a mis partout les chaînes de production à l’arrêt, notamment dans le secteur automobile. Du coup, les délais de livraison se sont allongés, les prix ont flambé, tandis que le manque de containers, l’engorgement des ports, l’explosion du prix du fret maritime, du prix de l’énergie en général, le manque de transporteurs, la mise en quarantaine des travailleurs… ont encore aggravé la situation.
A tous ces problèmes de logistique, parfois très complexes pour les entreprises, s’est encore ajouté le flux des marchandises aujourd’hui tendu à l’extrême. Le just in time est une politique commerciale qui repose sur les prévisions de la demande et la minimisation des stocks. Hélas, il augmente fortement les risques de rupture d’approvisionnement en cas de crise. Or celles de la Covid-19 et du Brexit sont venus tout bousculer de manière totalement imprévue, semant la pagaille un peu partout dans le monde.
Certes, tous ces retards ralentissent la reprise économique. Mais est-ce là le point le plus préoccupant ? Que se passerait-il si, pour une raison ou pour une autre, le problème d’approvisionnement devait s’étendre au secteur alimentaire ? A l’annonce du premier confinement, on se souviendra encore longtemps chez nous de ces frénésies d’achat pour… de simples rouleaux de papier hygiénique !
Ridicule, le phénomène est pourtant bien connu sous le nom de « prophétie auto-réalisatrice » : la peur du manque qui, ceci étant dit, semble inscrite dans nos gènes, entraîne souvent la pénurie alors qu’au départ, elle n’était que virtuelle. Des mouvements de panique semblables ont été vécus, en mars 2020, aux Etats-Unis, avec une ruée sur les stocks de nourriture disponibles. Chez nous, lait, beurre, blé, pâtes, concentré de tomates, etc. avaient déjà commencé à manquer au début de la crise de la Covid-19. Il ne faut pas grand-chose pour que les rayons des magasins se vident… quand ils ne sont pas dévalisés ! La surabondance affichée par la grande distribution n’est, en fait, qu’une vaste illusion commerciale. Mieux vaut ne pas s’y fier et miser davantage sur l’autonomie alimentaire. C’est justement là que réside le cœur de notre Plan B…

« Je te survivrai » (3) ?

Ce genre de scénario catastrophe, aux effets relativement limités jusqu’ici, risque de devenir de plus en plus fréquent, pour ne pas dire de plus en plus sévère. Si seulement il pouvait servir d’avertissement, d’occasion pour expérimenter la transition, un changement en profondeur de notre société d’insouciance… A commencer par la redécouverte d’autres pistes de comportements, dans la droite ligne du bon sens élémentaire de nos ancêtres : autoproduction, apprentissage et transmission des savoirs et des savoir-faire d’antan, prévoyance, débrouillardise, sobriété, partage, réseaux de solidarité, recyclage systématique, etc.
Oubliez les gros clichés sur les survivalistes nord-américains, la kalachnikov en bandoulière (4), ou sur ces milliardaires qui se font construire des bunkers postapocalyptiques. Il ne s’agit pas ici de céder aux délires catastrophistes mais simplement de se tenir prêt. On les appelle les Preppers. Ce ne sont pas des gens paranoïaques mais des citoyens lucides qui se préparent à affronter la fin de notre société thermo-industrielle, telle qu’on l’a connue jusqu’ici. Pas la fin du monde – ce grand mythe biblique – comme on l’entend parfois mais juste la fin d’un monde, de notre monde. Sacrée nuance !
Comment s’y préparer ? Plus une société est complexe, plus elle est fragile et donc vulnérable. Une simple coupure d’électricité, une rupture du réseau Internet ou une interruption dans l’acheminement de carburants peut rendre toutes les choses de la vie, même les plus simples, extrêmement compliquées, surtout si de tels ennuis se prolongent. Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de l’extrême dépendance. L’Etat-providence sera-t-il toujours à nos côtés pour nous porter assistance et satisfaire nos – énormes – besoins ? « Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter d’être assistés ou de lui confier la responsabilité d’être résilient, explique Joël Schuermans, rédac’ chef du magazine Survival, il faut pouvoir compter essentiellement sur soi-même, anticiper les problèmes et trouver des solutions… »

Stockage, de la cave au cellier ?

Pour anticiper une catastrophe de grande ampleur, la chose la plus élémentaire consiste à jouer les hamsters : assurer ses réserves de nourriture. A la maison, la pièce qui s’y prête le mieux reste la cave. Les maisons anciennes ont généralement l’avantage d’avoir été bien mieux conçues que celles d’aujourd’hui. Autonomes et dépourvues de frigidaire à l’époque, elles recelaient de pièces de stockage destinées à la conservation de toutes sortes d’aliments…
Une cave se doit d’être sèche, obscure et fraîche. Quitte à ressembler à « une petite épicerie » aux yeux des sceptiques, un foyer doté de telles réserves permet de rester serein en cas de crise aiguë et, le cas échéant, de rassurer les membres de sa famille ou de ses proches. Bien avant de songer à se garder de bons petits plats, ce sont les réserves de boissons – non alcoolisées ! – qui s’avèrent les plus indispensables à la survie. De fait, s’il est possible de tenir trois semaines sans manger, un être humain ne tient pas plus de trois jours sans boire ! Aussi, faut-il tabler sur environ quatorze litres d’eau potable – ou potabilisée – par personne et par semaine. Mieux encore, pour ceux qui disposent d’un jardin fruitier, faire presser ses fruits et en stériliser le jus afin de constituer une belle réserve. Pas cher et très salutaire !
Les adeptes de stages de survie se donnent comme objectif de pouvoir tenir six mois, voire un an, avant de sortir de chez eux. Plus modeste, une réserve de victuailles bien pensée devrait permettre à un simple ménage de tenir au minimum deux semaines, le temps que les échoppes puissent se réapprovisionner normalement.
En temps normal, les réserves stockées en cave « tournent » tout le temps : on prend le pli d’alimenter le fond des étagères et on se sert par devant. Le remplacement se fait au fur et à mesure, pensez donc à dater soigneusement les bocaux maison ! Ne comptez pas trop sur le frigidaire ou sur le surgélateur. En cas de panne de courant généralisée et prolongée, à moins d’être équipé de panneaux solaires et de batteries domestiques, les énormes électroménagers auxquels nous sommes si habitués, ne vous seront d’aucun secours. Pire, une fois décongelées, les vivres devront être consommées tout de suite, sans pouvoir être recongelées…
L’idéal reste, bien sûr, d’habiter à proximité d’un agriculteur bio ayant une ferme en polyculture-élevage – voir évidemment la liste des producteurs labellisés Nature & Progrès publiée dans Valériane n°151 – et qui commercialise ses produits en circuit court. A moins, bien sûr, que nous ne subissions une pollution chimique ou nucléaire, la grippe aviaire ou la peste porcine, et j’en passe et des meilleures…

Quelques exemples de provisions indispensables

Emballés hermétiquement – attention aux rongeurs ! – et soigneusement rangés sur les étagères, s’empilent les traditionnels paquets de pâtes. Très nutritives, on peut y ajouter les sachets de lentilles. Pensez aux bocaux de conserve maison réalisés par lactofermentation avec les légumes du potager (5) : pois chiches, haricots, carottes… Ajoutons à cela quelques terrines maison, un échantillonnage de plats préparés en bocaux – ratatouille, blanquette de veau, choucroute, soupes… -, le tout complété par diverses conserves assez classiques disponibles dans le commerce. N’oublions pas les réserves de riz concassé, les boîtes de sardines, le coulis de tomates, les bidons d’huile ou encore du beurre clarifié. Tout cela conserve très bien.
Vous êtes un cueilleur de champignons averti ? Desséchez donc votre récolte de cèpes, girolles et chanterelles au dessiccateur – en vente dans tous les magasins bio. Ils prendront très peu de place. Prévoyez aussi suffisamment de farine bio pour faire votre propre pain. Mais attention à la vermine ! Pensons même – pourquoi pas ? – au dessert : bocaux de cerises, pêches et poires au sirop, confitures, miel, café soluble et lait concentré sucré, lait en poudre pour le bébé, tablettes de chocolat, bouteilles de sirop, bière maison – kit de fermentation – et vins de fruit… Pour les coups vraiment durs, une caisse de produits lyophilisés viendra compléter l’épicerie domestique. Ils sont plus chers mais se conservent presque indéfiniment – une vingtaine d’années. Tant que j’y pense, n’oubliez pas les croquettes du p’tit chat !
Conservés en cellier, les aliments suivants se conservent moins longtemps mais permettent néanmoins de passer l’hiver : courges du jardin, tresses d’oignons et d’échalotes suspendues, caisses de patates douces, pommes de terre associées astucieusement aux pommes de longue conservation – ‘Gris Braibant’, ‘Godivert’, ‘Reinette Hernaut’, ‘Président H. Van Dievoet’… -, variétés de poires d’hiver – ‘Jules d’Airoles’, ‘Comtesse de Paris’, ‘Beurré de Naghin’… – alignées sur claies, bacs de châtaignes et de noix du jardin. Réserver l’endroit à température la plus stable – 10 à 12°C – pour les fromages durs de longue conservation : tome de Savoie, roquefort, beaufort…
Dans la partie totalement obscure, on peut encore placer des bacs pour le forçage des racines de chicons, afin de bénéficier d’une sorte de potager d’hiver. Ne perdons pas de vue les légumes qui ne nécessitent aucun moyen de conservation car ils passent l’hiver dehors : les poireaux, les choux et les topinambours. Quant aux œufs frais, ils peuvent se récolter quasi toute l’année au poulailler. Point besoin d’ajouter qu’en période de vaches maigres, mieux vaut vivre à la campagne et s’adonner aux joies de la permaculture bio, plutôt que de céder aux hypothétiques facilités de la ville…

Et les biens non-alimentaires ?

Nous n’imaginons plus assez à quel point notre société dépend des sources d’énergie, et de l’électricité en particulier. Une panne généralisée… et le chauffage ne démarre plus ! Du coup, il n’y a plus d’eau chaude non plus. Zut, le PC est à l’arrêt et la machine à café reste muette. Mais là n’est pas le plus grave : le distributeur de billets ne fonctionne plus non plus – pensez donc à avoir, chez vous, une petite réserve de cash ! -, tout comme la pompe à essence. Inutile de préciser que tout le monde est plongé dans l’obscurité car personne évidemment n’a songé à stocker des bougies. Alors on fait quoi ?
En cuisine, à défaut de plaques chauffantes, il faudra probablement se rabattre sur le réchaud de camping. Pensez donc aussi aux stocks… de boîtes d’allumettes, vous allez en avoir besoin. Parmi les ustensiles de secours qui doivent figurer dans le « kit de survie familial », il y a aussi la radio. Elle sera solaire-dynamo. La radio reste, en effet, le principal dispositif qui permet de se tenir au courant lorsqu’une catastrophe majeure survient. Multifonctionnel, le modèle Panther, par exemple, permet non seulement de recharger son téléphone portable grâce à une prise USB mais aussi de s’éclairer grâce à une ampoule LED incorporée. Une minute de manivelle suffit pour écouter les news pendant un quart d’heure. Dans le commerce, on trouve encore d’autres articles conçus spécialement pour les situations de détresse, du banal couteau suisse Victorinox multifonction, au couteau Semptec muni d’un allume-feu au magnésium.
Toujours au « rayon du boy-scout débrouillard », à l’intention de ceux qui sont équipés d’un poêle à bois, on trouve le bois de chauffage dont il faut toujours garder un stock sous la main, de quoi pouvoir se chauffer en hiver, au cas où le chauffage serait inutilisable.

C’est quand le pendule s’arrête qu’on entend son tic-tac…

On ne se rend vraiment compte du luxe que représente l’eau courante… que lorsqu’il n’y en a plus ! En cas de coupure annoncée de l’eau de distribution, pensez donc à remplir tous les grands récipients disponibles, comme la baignoire, les bidons, les seaux… Pour se pourvoir en eau potable, hormis l’eau minérale en bouteille, il existe des gourdes filtrantes LifeStraw ou encore des filtres portables Katadyn Pocket qui s’avèrent parfois très utiles, une fois qu’on est coincé au milieu de nulle part. On les trouve, dans les magasins de camping ou de bushcraft : A.S. Adventure ou Décathlon…
Le manque d’hygiène est à l’origine de nombreuses maladies. S’il devient impossible de se doucher, se laver les mains reste le geste le plus important. Pensez donc à stocker du savon, du dentifrice, une trousse de toilette, quelques flacons de détergent, des sacs poubelle et… les désormais célèbres rouleaux de papier hygiénique ! Last but not least, il est également bon de garder à portée de main une trousse de premiers soins. Doivent y figurer, les médicaments personnels prescrits par votre médecin, des analgésiques, des remèdes contre la diarrhée, les refroidissements, les vomissements, un désinfectant pour les plaies, des compresses, des pansements, une pince à épiler, un thermomètre, une paire de ciseaux, etc.
Les stocks disponibles en pharmacie sont souvent très limités. Aussi, conserver des antibiotiques peut sauver des vies. Quant aux fameux comprimés d’iodure de potassium, ils sont gratuits et à votre disposition en pharmacie, en cas d’incident nucléaire. Hélas, la pharmacienne de mon village m’a confessé que bien peu d’habitants lui en ont demandés. Heureusement que ce genre d’accident « n’arrive jamais »… Le déni ferait-il donc partie des réflexes de survie d’Homo sapiens ?

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Toujours garder les documents importants à portée de main !

Lors des inondations catastrophiques de juillet 2021, beaucoup de sinistrés ont dû quitter leur habitation dans la précipitation, sans même savoir ce qui allait advenir de leurs biens. Miraculeusement indemnes, certains se sont retrouvés court-vêtus sur leur propre toit, sans même être en mesure… de prouver leur identité !
En temps utile, il est donc indispensable de rassembler tous les documents importants et de les conserver dans un endroit sûr ou, mieux encore, dans une mallette étanche, à portée de main. Idéalement, devraient y figurer au moins des copies des documents suivants :
– actes de naissance, mariage, décès… pour chacun des membres de la famille,
– livrets d’épargne, contrats bancaires, actions, titres, polices d’assurance, ainsi que les attestations de rente, de retraite ou de revenus, les derniers avertissements-extraits de rôle du SPF Finances…
– diplômes scolaires, universitaires et autres certificats, contrats de location, de leasing, testaments et autres procurations…
– cartes d’identité, passeports, permis de conduire et papiers du véhicule, ce dernier ayant été, le plus souvent, emporté au loin par la rivière en crue…
– extraits du plan cadastral, preuves de paiement des primes d’assurance, en particulier pour la retraite, preuves d’inscription à l’ONEM, factures prouvant des facilités de paiement, etc.
– et, bien sûr, votre fameux Pass sanitaire ou vaccinal, prouvant votre vaccination à la Covid-19, puisqu’on risque toujours de l’exiger à l’entrée de l’un ou l’autre service d’urgence…

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En guise de conclusion (temporaire)

Bon. Pas de panique. Il est très difficile d’imaginer ce qui pourrait engendrer une authentique situation de détresse, et de savoir par conséquent ce qu’il est vraiment utile de faire, dès maintenant, pour bien s’y préparer. Il n’est, bien sûr, jamais inutile d’y avoir un peu songé en temps opportuns, sans sombrer pour autant dans l’anxiété permanente, ce qui serait la pire des choses pour notre santé mentale… Mais quand même. Nous l’avons évoqué : une certaine insouciance ressemble aujourd’hui trop souvent à du déni. Diverses formes de vigilance et de prévoyance citoyennes paraissent même devenues indispensables. Evitons en l’occurrence de nous caricaturer nous-mêmes : bien sûr que les membres de Nature & Progrès sont avertis de ces questions et savent comment cultiver et conserver leurs propres aliments… L’autarcie et le repli sur soi, sachons le reconnaître, seraient sans doute, par conséquent, des tentations bien dangereuses en cas de crises redoutables.
Il y a donc – nous les avons énumérés – de simples préparatifs à effectuer sereinement, de vrais réflexes salutaires qu’il nous faut acquérir sans délais, une capacité nouvelle que nous devons travailler en nous-mêmes afin de réagir efficacement face à des situations qui seront forcément inédites et que nous sommes, le plus souvent, totalement incapables de prévoir. Nos meilleures chances, ne nous y trompons pas – et la tragédie des inondations l’a clairement démontré -, résideront dans nos ressources humaines et morales, en termes de solidarité, d’altruisme et d’entraide. A cela aussi, nous devons nous préparer…

2e partie
« Et si l’or bleu venait à manquer ? »

Comment peut-on encore gaspiller l’eau potable en l’utilisant négligemment aux toilettes ou en remplissant sa piscine, quand partout la terre se craquelle ? Dans une Europe en voie d’assèchement, elle est devenue une ressource rare, forcément de plus en plus chère et… source de conflits…
Quelles pistes devons-nous aujourd’hui adopter pour une gestion responsable, équitable et résiliente de l’eau ? De quoi s’adapter aux effets de plus en plus préoccupants du dérèglement climatique. Ces quelques petits conseils doivent-ils être prodigués aux seuls ménages ? Ou devons-nous aussi prendre en considération l’empreinte hydrique de notre industrie ? Voire celle de notre agriculture intensive, si gourmande en eau ? Voilà ce que se propose d’examiner cette seconde partie de l’étude…

Les deux faces d’une même pièce

Après s’être longuement penché sur la façon de prévenir et de contrer les inondations, voilà que l’actualité de l’été 2022 nous pousse soudain vers l’autre ornière : affronter les sécheresses à répétition ! Eh bien oui, juillet 2021 et juillet 2022 évoquent à eux seuls les effets désastreux du Changement climatique. Inondations record et sécheresse historique ne sont en réalité… que les deux faces d’une seule et même pièce. Dans son 6e rapport daté du 9 août 2021, le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) annonce sans sourciller que le changement climatique est en train de se généraliser, de s’accélérer et de s’intensifier. A l’avenir, les vagues de chaleur seront plus fréquentes, plus longues, plus sévères, surtout en Europe, région où tous ces changements s’exerceront de manière deux fois plus violente qu’ailleurs. Excusez du peu !
Dans le sud de la France, le mois de juillet dernier aura été le plus sec depuis le début des relevés météorologiques. Un phénomène associé à des vagues successives de sécheresse et de pics de chaleur extrêmes, entrainant à leur tour des effets dramatiques sur la végétation forestière, vulnérable au stress hydrique avec risques accrus d’incendie à la clé, parfois incontrôlables, comme en Gironde ou en Dordogne.
En réaction à ce scénario peu réjouissant pour l’avenir de la planète, la rhétorique habituelle exige de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Tout le monde est maintenant bien d’accord là-dessus, mais il faudra aussi désormais – et c’est le thème de ce dossier – pouvoir s’adapter à tous ces changements. Car ceux-ci sont, hélas, irréversibles. N’en déplaise aux sceptiques, il n’y a pas de retour attendu « à la normale » avant… quelques milliers d’années !

« Iceberg droit devant capitaine ! »

A vrai dire, les climatologues – traités jusqu’ici au mieux de grincheux ou de catastrophistes – ne s’attendaient pas à un tel coup d’accélérateur. Ils sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur des événements. L’horizon 2030-2040 ? Il est pulvérisé ! L’augmentation du nombre de périodes de sécheresse, tant en fréquence qu’en intensité rend la question de l’eau de plus en plus préoccupante, avec – on s’en doute – des effets catastrophiques sur notre approvisionnement, sur l’ensemble des écosystèmes, sur notre agriculture et notre alimentation en particulier.
La situation est même à ce point alarmante, qu’à la COP 27 qui s’est tenue en Egypte, l’ONU nous demande de nous préparer… aux vagues de chaleur. Sympa ! Depuis l’accord de Paris, l’espoir de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C est, en effet, largement dépassé et considéré comme « hors d’atteinte ». Nous courons droit vers les +2,8°C. Un brin désabusé, Antonio Guterres, Secrétaire Général de l’Organisation, en tribun désappointé de la lutte contre la crise climatique, ne mâche pas ses mots : « Nous nous dirigeons droit vers une catastrophe mondiale », affirme-t-il sans détours. Beaucoup de régions de la planète, touchées par les méga-sécheresses occasionnelles, risquent de devenir des zones définitivement sèches… Et donc tout simplement invivables pour l’être humain (6).
Cet été, les Européens ont tiré la langue en affrontant le manque d’eau potable. Rien qu’en France, nonante-trois départements sur nonante-six ont connu des restrictions dans l’usage de l’eau dont soixante-six concernant l’eau potable. Tous les prélèvements non-prioritaires y ont été interdits : arrosages de jardins, d’espaces verts, de terrains de golf, lavage des voitures et bien sûr le remplissage des piscines… Des restrictions d’eau qui, pour l’heure, sont toujours en cours dans certaines régions.

« Quand tu portes ton propre seau d’eau, tu te rends compte de la valeur de chaque goutte… »

Et en Belgique ? Faute d’eau potable au robinet, de nombreuses communes wallonnes n’ont eu d’autre alternative que d’être approvisionnées par camions-citernes de soixante mille litres chacun. Cet automne encore, en Ardenne, ils font la navette depuis le barrage de Nisramont pour pallier au manque d’eau dans certaines zones de captage. Du jamais vu ! Un surcoût environnemental dont on se serait évidemment bien passé… Les sources seraient-elles moins bien approvisionnées que par le passé en raison d’un déficit pluviométrique ? Ou peut-être, au fil du temps, les besoins de consommation sont-ils devenus de plus en plus importants ? Les deux assurément. Selon la fédération professionnelle des opérateurs d’eau, un ménage moyen de trois personnes ne consommerait que cent quatre mètres cubes d’eau potable par an, un chiffre qui serait même revu à la baisse, ces dernières années en raison notamment de la performance des appareils économes en eau. Bonne nouvelle donc ? Pas sûr…
Car, à notre petite consommation, s’ajoutent d’abord les pertes liées au vieillissement de notre réseau de distribution – jusqu’à 20% ! La « Stratégie Intégrale Sécheresse », S.I.S., lancée à l’initiative de la ministre Céline Tellier, approuvée par le gouvernement wallon en juillet dernier, a notamment retenu, parmi ses nombreuses mesures, d’améliorer la performance du réseau d’eau potable en réduisant les fuites. Avec nos quarante mille kilomètres de réseau – de quoi faire le tour du globe – il y a encore du pain sur la planche !
Pour être tout-à-fait honnête, il faudrait cependant préciser que nos besoins en eau ne se limitent pas à l’écoulement du robinet de la cuisine et à celui de la salle de bain. Selon l’ONG Water FootPrint Network (7), l’empreinte hydrique du Belge serait quand même une des plus importante au monde… si on veut bien tenir compte de nos consommations indirectes, incluant ne serait-ce que la quantité d’eau nécessaire pour faire pousser les aliments que nous mangeons et celle qu’il faut pour fabriquer les vêtements que nous portons. Les chiffres cités en la matière laissent rêveur. La fabrication d’un hamburger ? Mille litres d’eau ! Celle d’un simple jean ? Dix mille litres… Notre hyperconsommation pèse lourd sur les réserves en eau et, même si la consommation journalière du ménage belge est relativement sobre par rapport à celle des autres Européens, il en consomme malgré tout bien trop. Et il y a fort à parier qu’à l’avenir, restrictions et coupures d’eau se feront de plus en plus pressantes…

« Tirer une chasse d’eau potable sera bientôt une aberration totale, voire une hérésie »

A domicile, les principaux postes de consommation d’eau potable se trouvent aux toilettes – 31% – et à la salle de bain – 36%. Se rajoutent à cela, la consommation pour la lessive – 12% -, l’entretien – 9% – et la vaisselle – 7%. En comparaison, l’utilisation en cuisine pour l’alimentation et les boissons apparaît, somme toute, presque négligeable – 5%. De tels pourcentages laissent entrevoir l’énorme potentiel que représente, par exemple, la récupération systématique de l’eau de pluie. Au moins 60% de notre consommation domestique – salle de bain + toilettes – pourrait ainsi être facilement satisfaite, sans compter les usages en extérieur… Mais on mesure surtout pourquoi laver chaque semaine sa voiture, sa terrasse ou son trottoir, arroser copieusement ses vertes pelouses avec de l’eau potable sont devenus des gestes peu éco-responsables, de plus en plus mal vus par l’entourage, surtout quand les pluviomètres restent désespérément vides.
Au nord du pays, comme chez nos voisins néerlandais, le problème devient vraiment très préoccupant. D’année en année, en plus d’être fortement exposé aux pollutions agricoles dont sont responsables les élevages intensifs, le niveau des nappes phréatiques baisse dangereusement. Selon le World Resources Institute, la Flandre est de plus en plus exposée au manque chronique d’eau. Au niveau mondial, même la Namibie ferait mieux ! Ceci explique pourquoi la politique menée en Flandre pour valoriser l’eau de pluie est si différente de celle menée jusqu’ici en Wallonie. Elle est même diamétralement opposée !
En Wallonie, l’inquiétante sécheresse de 2022 fut visible surtout au niveau des cours d’eau historiquement bas, où la pratique du kayak et celle de la pêche furent interdites. Mais notre inquiétude n’aura été, en fin de compte, que fort limitée. Les précipitations de l’automne et de l’hiver précédents avaient été suffisamment abondantes pour permettre de recharger les nappes. C’est dans ces réservoirs souterrains naturels, situés essentiellement dans les zones calcaires, qu’est essentiellement prélevée notre eau de distribution – à raison de 79,2%.
Seules quelques dix-huit communes wallonnes, afin d’éviter tout gaspillage, ont été contraintes de prendre des mesures pour restreindre leur consommation d’eau. De leur côté, pour atténuer les effets du réchauffement sur notre approvisionnement, les hydrologues ne manquent pas d’imagination. Parmi les bonnes idées formulées dans la S.I.S., notons la lutte contre l’imperméabilisation et le soutien à l’infiltration des eaux à très grande échelle, en généralisant par exemple la plantation de haies et de bandes boisées. De telles mesures permettent aux eaux pluviales de recharger davantage les nappes phréatiques, plutôt que de s’engouffrer directement dans les caniveaux…
Plutôt que de puiser sans cesse dans les nappes phréatiques, il faudrait peut-être aussi penser à réutiliser les eaux usées. Une fois épurées, elles pourraient très bien servir à l’irrigation des cultures…
En ville, où le moindre mètre carré est asphalté et bétonné, il serait judicieux de créer des trames bleues et vertes en périphérie. Quant aux particuliers, il serait bon de doter chacune de leur habitation d’une grande citerne d’eau de pluie…

« Chacun tire l’eau à son moulin »

Généraliser la récupération de l’eau de pluie est une réponse particulièrement intéressante à développer, d’autant qu’à l’instar des autres mesures énumérées ci-dessus, elle atténue également les pics d’écoulement lors de fortes pluies, surtout en ville. Par effet tampon, cet effort de récupération sera de nature à éviter le débordement des égouts et celui des stations d’épuration, tout en diminuant indirectement les risques de débordement des rivières. Les deux phénomènes, sécheresses et inondations, sont ainsi définitivement liés.
Hormis sa précieuse gratuité, ce don de la nature qu’est l’eau pluviale présente encore de nombreux autres avantages d’un simple point de vue domestique. Exempte de calcaire, elle prolonge notamment le fonctionnement des appareils ménagers : machines à laver, machines à café, bouilloires, conduites d’eau, robinetterie et pommeaux de douche… Très douce, l’eau de pluie est idéale aussi bien pour laver le linge que la vaisselle. Plus besoin par conséquent d’adoucisseur, de produits anticalcaires ou de détartrage, sans compter l’économie substantielle en savons divers et détergents non ou peu biodégradables.
« Et contrairement à ce qu’on peut lire sur les fiches pratiques publiées par Aquawal, relève Eric Simons, de la société Airwatec, spécialisée en filtration et traitement des eaux, l’eau de pluie n’est pas mauvaise pour la peau. Tant qu’elle n’a pas atteint le sol, celle-ci est de très très bonne qualité. » On a longtemps jeté systématiquement le discrédit sur l’eau de pluie – tiens, tiens, ce qui est gratuit serait-il forcément moins bon? – mais une fois filtrée, sa qualité est vraiment remarquable : pas de chlore, pas de nitrates, pas de résidus de pesticides…
« En revanche, de plus en plus de produits chimiques se retrouvent dans les nappes phréatiques dont la qualité n’arrête pas de se détériorer. La situation n’est plus la même que dans les années soixante et évolue sans cesse, souligne encore Eric Simons, aujourd’hui des traces d’antibiotiques et de perturbateurs endocriniens par exemple s’y retrouvent. Or, il n’existe aucune méthode, aucune membrane d’osmose pour s’en débarrasser ! »
En France, d’après le journal Le Monde, des substances issues de la dégradation des pesticides épandus durant des décennies sur les terres agricoles, ont fini par percoler jusque dans les nappes phréatiques. Ces produits – parfois entre-temps interdits à la vente et/ou à l’usage – se sont fragmentés et recombinés en nouvelles molécules, connues désormais sous le nom de métabolites. On estime à présent, que douze millions de personnes auraient au moins épisodiquement consommé une eau « non conforme », polluée par ces substances aux noms barbares. Parmi elles, le chloridazone desphényl dérivé d’un herbicide utilisé dans la culture de betteraves. Avec des concentrations maximales régulièrement dépassées, le principe de précaution aurait dû être appliqué. Un prochain scandale sanitaire en suspens ? Voilà qui en dit long en tout cas sur l’étendue de la contamination de nos ressources en eau par les pesticides mais aussi sur les lacunes dans la surveillance de la qualité de l’eau potable – jusqu’ici, la plupart de ces substances dont la toxicité reste inconnue ne sont tout simplement pas recherchées -, sans parler du désarroi de nos élus et des autorités sanitaires contraints d’imaginer, en urgence, de nouvelles normes moins restrictives pour éviter de devoir interdire la consommation d’eau de distribution dans certaines régions…
Aujourd’hui, pour des raisons écologiques mais pas seulement, un nombre croissant de consommateurs se tournent vers l’eau de pluie et optent pour le placement d’une citerne afin de satisfaire au moins une partie de leurs besoins domestiques. Obligatoires en Flandre et à Bruxelles lors de la construction, les nouvelles habitations en sont désormais systématiquement équipées. En Wallonie, il n’a pas semblé nécessaire au législateur de les imposer car de nombreux constructeurs s’en sont équipés spontanément, soit par souci de rentabilité, soit parce que les autorités communales, en particulier celles qui sont régulièrement en déficit hydrique, conditionnent simplement l’installation d’une citerne au permis d’urbanisme, tandis que parfois, d’intéressantes primes sont octroyées…
Reste cependant un problème de taille : si l’eau de distribution est un des produits alimentaires les plus contrôlés – trente mille analyses par an -, par des prélèvements opérés sur les lieux de captage ou directement au robinet du consommateur, en passant par les zones de stockage – d’après la Société Publique de Gestion des Eaux (SPGE), les normes de qualité sont même supérieures aux exigences légales – il n’y a évidemment guère de garanties apportées pour les eaux dites « alternatives », à savoir l’eau de pluie, l’eau de puits et l’eau de source. Chargée de micro-organismes – virus, bactéries – et de différentes matières en suspension lors de son parcours – toit, gouttière, citerne -, l’eau de pluie est impropre à la consommation en tant que telle. Quant aux eaux de puits ou de source, après avoir ruisselé sur les terres agricoles, elles peuvent malheureusement être chargées en nitrates et en résidus de pesticides. Pour des raisons sanitaires évidentes, ces eaux pourraient donc, en principe, n’être destinées que pour l’usage externe sans risques sanitaires : le jardin, la serre, l’entretien du logement, le lavage de la voiture, à la buanderie ou encore aux toilettes.

« Creusez un puits avant d’avoir soif »

Précisons encore que si les propriétaires de citernes d’eau de pluie ne doivent pas les déclarer, ceux des puits sont soumis à d’autres obligations : couvercles fermés à clef, compteurs volumétriques, taxes pour le rejet d’eaux usées, etc. Quant au forage, la tâche doit être exécutée par un professionnel agréé et, cette fois, c’est le permis d’environnement qui est requis. Dans tous ces cas de figure, afin d’éviter toute contamination du réseau publique d’eau potable par une eau qui ne le serait pas, Aquawal a tout prévu. À l’intérieur de l’habitation, c’est le « Code de l’eau » qui s’applique, en reprenant les règles à respecter. Toute connexion physique entre le réseau de distribution et autre « réseau alternatif » est interdite, notamment par un jeu de vannes ou de clapets anti-retour. Ces réseaux doivent donc faire l’objet de raccordements distincts.
Comme la potabilité de l’eau recueillie à la sortie des gouttières peut être mise en doute, le particulier se voit généralement contraint a priori de ne valoriser son eau de pluie qu’à la buanderie, au garage ou au jardin. Même limité uniquement à l’usage des toilettes – ce qui représente quand même un tiers de la consommation d’un ménage – l’utilisation de l’eau de pluie représente déjà une jolie économie. Fort heureusement, il existe des dispositifs compacts et relativement bon marché pour traiter l’eau, ce qui permet d’élargir davantage le champ des applications, le tout avec une sécurité accrue d’utilisation. Le kit Cintropur TRIO-UV triple action – filtration des particules, traitement par charbon actif et stérilisation UV – que nous avons testé, assure par exemple un traitement intégral particulièrement intéressant.
Extraite de la citerne par une aspiration flottante, le traitement de l’eau se fait, dans un premier temps, par filtration mécanique à l’aide d’une « chaussette » – un tamis de 25μ -, afin de retenir les particules les plus fines. L’eau est ensuite traitée au charbon actif à base de noix de coco, puis est finalement stérilisée par rayonnement UV. L’eau de pluie peut alors être valorisée à hauteur de 95%, et être utilisée en toute sécurité, pour toutes les applications sanitaires de la maison : lave-vaisselle, lave-linge – sept mètres cubes par an -, bains, douches, lavabos, jacuzzis… Et même la piscine – soixante mètres cubes ! – Ces piscines dont les ventes ont littéralement explosé avec la succession d’étés caniculaires. Le serpent est en train de se mordre la queue !
Contrairement aux processus chimiques de désinfection par l’ajout de chlore, la stérilisation par rayonnement UV est un moyen physique germicide, sans risque de surdosage et sans sous-produits toxiques. Durant le passage de l’eau, les bactéries, les virus et les protozoaires sont neutralisés. L’eau de récupération débarrassée de son goût et de ses odeurs désagréables de citerne devient pure bactériologiquement. Notons cependant que cette eau n’est toujours pas considérée comme 100% potable tant que les paramètres chimiques n’auront pas, eux aussi, été vérifiés et jugés satisfaisants. Ainsi, écologie rime-t-elle aussi avec économie pour le budget du ménage. Mais ceux qui n’ont pas envie de se lancer dans une telle entreprise, peuvent déjà commencer par une utilisation minimale de l’eau de pluie au jardin, le plus simple consistant, par exemple, à raccorder, sur la terrasse, une descente de gouttière à une cuve ou à un tonneau, via un collecteur à filtre WISY qui envoie à l’égout feuilles, mousses et invertébrés indésirables. L’appoint en eau propre est tout sauf négligeable. Les récipients de mille, voire deux mille litres, sont peu onéreux et aisément disponibles en jardineries…

Des citernes et des primes : nos meilleurs « tuyaux »…

Pour ce qui est du stockage, il existe plusieurs types de citernes. Les modèles aériens en polyéthylène, imputrescibles et résistants au gel, montent jusqu’à dix mille litres. Certains peuvent aussi être enterrés et même jumelés. Hélas, ces derniers sont assez onéreux : trois mille cinq cents euros pièce, hors travaux de terrassement…
La formule idéale semble plutôt être la dépose dans le sol, lors de travaux de construction ou de restauration, de citernes en béton de dix mille voire vingt mille litres… Budget : deux mille cinq cents euros, hors terrassement. L’investissement est donc relativement vite amorti. Avec les citernes en béton, l’acidité de l’eau stockée est en plus rapidement neutralisée. Notons aussi que la plupart des gens qui recourent à l’eau de pluie regrettent généralement de ne pas avoir opté, dès le départ, pour une citerne de plus grande capacité…
Pour récupérer l’eau de pluie, mieux vaut encore que le toit soit pentu et recouvert de tuiles car la superficie de captage est plus grande. Les toits plats couverts de membranes collées à chaud, ne sont pas adaptés à la récupération de l’eau de pluie ; ils exhalent une odeur de goudron. En période de canicule, les algues ont tendance aussi à y proliférer et à boucher les filtres. En Wallonie, la pluviosité est variable d’une région à l’autre, mais la moyenne est d’environ huit cent cinquante millimètres par an, soit huit cent cinquante litres par mètre carré. Pour récupérer entre quarante-cinq et nonante mètres cubes par an, la superficie totale du toit devrait idéalement être comprise entre cinquante et cent mètres carrés en projection horizontale.
Aujourd’hui, tous les nouveaux raccordements à l’eau de distribution entrainent obligatoirement la visite d’un certificateur agréé pour l’obtention du CertIBEau. Ce certificat garantit la conformité des installations au « Code de l’eau » : sécurité sanitaire des installations intérieures en eau potable et préservation de l’environnement pour les rejets d’eaux usées.
Le prix approximatif d’une pompe auto-amorçante WILO, de type MC305, pour récupération de l’eau de pluie est de 640,- euros, celui d’un kit de filtration Cintropur TRIO UV est de 720,-€. Le prix moyen TVA incluse de l’eau de distribution incluant le « Coût Vérité de la Distribution » (CVD) et le « Coût Vérité de l’Assainissement » (CVA) avoisine actuellement les six euros le mètre cube ; il avait doublé entre 2004 et 2014, mais voilà qu’après une période de stabilisation, celui-ci repart de nouveau à la hausse…
En Région bruxelloise, il existe des primes à l’installation de citernes d’eau de pluie. De cent à… mille sept cents euros, à Saint-Josse notamment, selon certaines conditions liées en particulier aux revenus des intéressés.
Côté Région wallonne, pas de primes à attendre… sauf dans certaines communes. Pour leur installation ou leur rénovation, les communes de Burdinne, Donceel, Remicourt, Stoumont, Thimister et Wasseiges, Namur, Somme-Leuze, Rochefort, Braine l’Alleud, Plombières, Fauvillers, Libramont et Vielsalm, remboursent jusqu’à cinq cents euros. C’est toujours bon à savoir !

Agriculture : à quand la Transition durable ?

Alors que partout les besoins en eau explosent, l’ONU estime que mondialement, ils devraient encore augmenter de 90% d’ici 2050 – par rapport à 2017. Le déficit menace désormais un quart de la population mondiale, régulièrement sujette à un stress hydrique extrême. Parmi les différentes grosses consommations d’eau, on trouve bien sûr les besoins directs liés à la consommation domestique, notamment dans les grandes villes – 8% -, elles-mêmes étroitement tributaires de la croissance démographique : nous sommes, depuis mi-novembre, huit milliards d’êtres humains. Mais il y a aussi les besoins indirects comme ceux liés à l’industrie – 22% -, ainsi que le secteur de la production d’énergie, son corollaire. Pourtant c’est surtout le secteur agricole qui doit retenir nos préoccupations. Dans le monde, 70% de la consommation d’eau est destinée à l’irrigation des cultures.
Comment adapter durablement cette énorme consommation aux conséquences des grands bouleversements climatiques qui s’annoncent, tout en répondant efficacement à des besoins alimentaires planétaires toujours en croissance ? De nombreux éléments de réponse sont déjà bien connus. Aussi ne ferons-nous ici que les ébaucher. Dans les pays émergents, ce sont désormais les nouveaux modes de consommation alimentaire qui se taillent la part du lion. Les populations, autrefois peu développées, mangent de nos jours davantage de viandes et de laitages. Or pour produire un seul kilo de viande de bœuf, il faut… quinze mille cinq cents litres d’eau ! Un régime alimentaire clairement intenable s’il fallait l’étendre à huit milliards d’habitants.
Chez nous, la fabrication de biocarburants cristallise, à elle seule, toute l’absurdité de notre société de consommation : la fabrication d’une tonne équivalent pétrole – 1tep – d’éthanol à partir de maïs nécessite… un quart de million de litres d’eau ! La même tep de biodiesel à partir de soya nécessite cent soixante mille litres. C’est donc bien notre mode de vie gourmand en ressources et notre hyperconsommation compulsive qui – a fortiori si elles sont exportées dans le sud – pèsent le plus sur les réserves d’eau de la planète.

Calamités agricoles

Depuis quelques années déjà, nos cultures se heurtent à l’irrégularité et à l’imprévisibilité des précipitations, tandis que les périodes de sécheresse ne cessent de se prolonger. Entre le moment où les agriculteurs ont besoin d’eau et le moment où elle tombe du ciel, le décalage peut être fatal aux cultures. Et comme il fait de plus en plus chaud, irriguer les cultures demande davantage d’eau dont une partie toujours plus importante s’évapore. Il ne s’agit plus de simples caprices de la météo, mais bien de transformations profondes d’un climat qui déstabilisent structurellement les pratiques : « l’avenir n’est plus écrit par le passé ». Sont évidemment montrées du doigt, les cultures très gourmandes en eau, comme les immenses champs de maïs, qui sont aussi les plus fragiles. Avec toutes les conséquences que cela implique principalement sur l’élevage…
En France, des manifestations, parfois violentes, voient le jour : depuis les sécheresses, l’accaparement de l’eau devient une source majeure de conflits. Certains parlent carrément de « guerre de l’eau ». Les méga-bassines, installées par des agriculteurs, – dans les Deux-Sèvres notamment – au mépris des réalités hydrologiques, sont prises à partie, les opposants invoquant la confiscation, au seul profit de quelques-uns, d’une ressource vitale, d’un bien commun. Désormais, les conflits qui concernaient seulement les cultures, touchent aussi les terrains de golf, les terrains de foot, les piscines, les jacuzzis, les pelouses, les parcs publics…

Une précieuse ressource qui subit de plein fouet le changement climatique !

Une première conclusion semble s’imposer afin d’anticiper des conflits qui risquent de dégénérer rapidement : il est indispensable de réduire nos consommations et de mettre en place une gestion équitable de cette ressource fragile et limitée qu’est l’eau. Mais comment faire ? Voici quelques pistes souvent évoquées ; nous laisserons, quant à nous, le soin aux gens de terrain de les investiguer plus en profondeur et d’en débattre sereinement :
– augmenter l’offre par davantage de pompages souterrains et de déviations de rivières ? Irriguer davantage, alors que le thermomètre s’affole, ne saurait résoudre toutes les difficultés auxquelles est confrontée l’agriculture. Les risques d’évaporation et d’assèchement, de dérèglement de systèmes hydriques complexes compenseront sans doute bien mal notre manque de résilience agricole face aux extrêmes climatiques…
– modifier nos consommations en limitant, par exemple, drastiquement les produits de l’élevage ;
– modifier les périodes de semis et de récoltes afin de mieux adapter les choix de cultures à l’évolution générale du climat et singulièrement des températures saisonnières…
– introduire de nouvelles cultures mieux adaptées au dessèchement des sols. Le sorgho serait-il apte, par exemple, à remplacer les cultures de maïs pour l’alimentation animale ?
– tabler davantage sur les enseignements de l’agroécologie, en introduisant davantage de biodiversité au sein de nos cultures afin de mieux lutter contre les maladies et les ravageurs ?
– pratiquer des semis sur sols non labourés et opter résolument pour un couvert végétal permanent afin de limiter le ruissellement des eaux, au moment de la saison sèche ?

Le débat a commencé, l’urgence est là…

Conclusion
Par Dominique Parizel

Notre quête de résilience, individuelle et collective, dépend avant tout de la conscience que nous avons de l’état du monde, tel que nous sommes en mesure de le percevoir. Cet état de conscience est éminemment dépendant des circonstances particulières que vit chacun d’entre nous, constamment altéré par les nécessités prioritaires du quotidien. Nous voyons en quoi notre faculté à concevoir la résilience s’inscrit irrémédiablement dans un insupportable monopoly d’inégalités, comment elle est sans arrêt en butte aux privilèges et aux conservatismes de toutes natures, aux combats d’arrière-garde les plus vains et les plus insensés, aux certitudes et aux incertitudes du monde scientifique… Pour ces différentes raisons, toute forme de résilience ne peut sans doute se construire que dans la formulation et la confrontation d’idées et d’expériences. Elle est l’imagination, la créativité du désespoir. Mais nous ne pouvons rien sans elle… Cet enjeu fondamentalement sociétal qui n’est, dans un terme incertain, rien d’autre que les conditions mêmes de la prolongation – ou pas ! – de nos vies inscrit d’évidence ces discussions, ces échanges dans le champ d’une citoyenneté active, dans le champ de l’éducation permanente. Car sa démarche, au fond, n’est intrinsèquement qu’inquiétudes et controverses de chaque instant, individuelles et collectives, sur un sujet absolument fondamental, un sujet total : « comment survivre ? » On perçoit, dès lors, beaucoup mieux à quel point cette hantise de l’urgence dépasse er résume toutes les autres préoccupations, et pourquoi il est urgent de la débarrasser de ses superfluités et de ses oripeaux, de rendre son bénéfice accessible à tous ceux et toutes celles qui ont absolument besoin d’entrer dans la chaleur réconfortante de son giron…
Ceux-là, ce ne sont pas nous qui pensons ! Car prendre le temps de penser la résilience est déjà un luxe de riches, d’instruits, peut-être même d’oisifs. Dans quelle tour d’ivoire sommes-nous donc encore confinés pour trouver seulement le loisir d’y réfléchir ? D’autres crèvent, à nos portes, de froid et de misère. D’autres périssent en Manche ou en Méditerranée. D’autres bouffent les pesticides que nous exportons sur le champ où ils triment … D’autres jouent au foot dans l’airco du Qatar, d’autres lancent leur Tesla vers un avenir radieux… D’autres meurent encore pour la grandeur d’un empire… Notre destin dépend surtout de la complexité du monde !
Des épisodes récents, et très malheureux, ont démontré, dans la population, un incontestable potentiel de solidarité. Mais quelles sont ses limites ? De tels élans seraient-ils éventuellement organisables par la puissance publique ou sera-t-il toujours préférable, au contraire, que celle-ci évite de s’en mêler, s’auto-limitant à une fonction très générale de protection des populations et d’aide aux personnes en détresse ? Cette solidarité généreuse et spontanée, qui naît parmi les citoyens en problèmes, ne risque-t-elle pas d’être, le cas échéant, l’alibi le plus détestable que trouveraient les états pour en faire de moins en moins, et laisser la porte ouverte à des acteurs privés qui n’hésiteraient pas à tirer profit du malheur ?
Les élans de solidarité, les dons de soi les plus désintéressés, sont-ils de l’ordre du prévisible ? Témoignent-ils d’une réelle capacité collective de résilience déjà tapie au plus profond de nos âmes ? Participent-ils de réflexes communautaires face à l’insupportable, voire de réflexes de l’espèce lorsque sa sauvegarde est en jeu ? Comment cultiver, au plus profond de nous, individuellement et collectivement, ce qui ressemble néanmoins à une incoercible bonté ? Autant de questions qui ne peuvent sans doute guère s’offrir à la réflexion de nos concitoyens que dans un cadre d’éducation permanente… Car qui serons-nous dans l’épreuve ? Préférerons-nous la lâcheté à la fraternité ? Serons-nous prêts à donner un seul bol de soupe ?

Notes :
(1) Pour ceux qui les auraient déjà oubliés : Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, éditions du Seuil, 2015.
(2) « Katastrophen Alarm, Ratgeber für Notfallvorsorge und richtiges Handeln in Notsituationen », Bundesamt für Bevölkerungsschutz und Katastrophenhilfe.
(3) Pour détendre un peu l’atmosphère : fine allusion, que les « moins de vingt ans » ne peuvent pas relever, au tube eighties de Jean-Pierre François qui passerait, de nos jours, pour une provocation post-Covid et provax : https://www.youtube.com/watch?v=oG2FM3Hzz1U…
(4) Bon, d’accord, entrée en fraude par quelque vilain terroriste, les Rambo de service préférant de loin leurs fusils d’assaut M16…
(5) Branchez-vous, par exemple, sur l’ »Académie de la fermentation » : https://academiefermentation.com. Marie Senterre donne également des cours, en ligne ou en présentiel. Contact : marie@academiefermentation.com
(6) Les résultats de cette étude ont été publiés dans la revue Nature Reviews Earth & Environment.
(7) Water Footprint Network : www.waterfootprint.org/en/

Industrialiser le bio ? Mais jusqu’où

Jusqu’où les méthodes industrielles appliquées à l’agriculture biologique sont-elles compatibles avec son cahier des charges ? Est-il tolérable que de nouveaux acteurs la rejoignent avec la seule ambition de lui faire admettre leurs propres méthodes, souvent très marquées d’un point de vue idéologique, au risque de la dénaturer totalement, alors qu’ils en méconnaissent parfois jusqu’aux principes essentiels ? Et qu’adviendra-t-il de l’éthique même de la bio si la demande des consommateurs venait à exploser ? Grande distribution, administration publique et monde de la recherche sont-ils prêts à changer aussi aisément leur fusil d’épaule ? Il y a là malheureusement toujours matière à s’interroger…

Contributions de Dominique Parizel, Mathilde Roda, Julie Van Damme

Introduction

Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’industrie et de méthodes industrielles ? Outre les sens, plus anciens, liés à l’habileté et au savoir-faire, le Dictionnaire de la langue française (achevé en 1872) de Paul-Emile Littré donne du mot « industrie » la définition suivante : « opérations qui concourent à la production de richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière ; l’industrie agricole s’applique principalement à provoquer l’action productive de la nature ou à en recueillir les produits ; l’industrie commerciale crée de la valeur en mettant les produits à la portée du consommateur ; l’industrie manufacturière est celle qui, en transformant les choses, leur crée de la valeur. » Mais que peut signifier « provoquer l’action productive de la nature » ? Comme si la nature n’était pas, en elle-même et par elle-même, intrinsèquement productive, suffisamment productive, et comme si elle n’était pas le meilleur régulateur possible de toute forme de production ? A l’heure où l’on prétend, par exemple, séquestrer dans le sol le carbone excédentaire dans l’atmosphère, ne tombe-t-il pas sous le sens que la photosynthèse est et restera le moyen le moins onéreux de le faire, tant d’un point de vue économique qu’énergétique ? Beaucoup cherchent encore l’ingénierie providentielle qui le ferait mieux qu’elle mais sans trop s’interroger sur la source d’énergie qui ferait tourner la machine… Ne cherchons pas midi à quatorze heures : plantons des arbres et protégeons les forêts des méga-feux qui se multiplient ! Et, si nous voulons manger à notre faim, veillons, avant tout, à sauvegarder la fertilité de nos sols…

Mais l’industrie ne l’entend pas de cette oreille. Elle entend tout « optimiser » car les profits que lui offrent la nature ne lui paraissent pas suffisants. Elle emprunte dès lors les pistes d’importants déséquilibres qu’elle s’avère ensuite incapable de rattraper. Mais son ambition est-elle toujours bien de nourrir les humains ? Ou n’est-elle déjà plus qu’une gigantesque usine à profits dont plus personne – et certainement pas, semble-t-il, nos décideurs politiques – n’arrive plus à stopper la course folle à travers nos champs. La présente étude n’a donc qu’une seule ambition : montrer l’urgence d’une réflexion profonde sur tout ce que l’agro-industrie pervertit en permanence, sur son mépris profond des capacités de la nature à bien faire les choses, à les faire beaucoup mieux qu’elle. Cela, dans notre simple intérêt de consommateurs évidemment mais surtout afin de mieux nous amener, de manière très globale, à reconnaître et reconsidérer la valeur immense, la qualité extrême de tout ce qui vit et coexiste autour de nous… Non, la vache au champ ne peut se résumer à un tas de viande ou à une citerne de lait, non, la plante sauvage ne doit pas être piétinée et arrosée de Roundup uniquement parce que nous ne supportons pas son voisinage, oui, la couche fertile de notre planète est sans doute le seul horizon de prospérité offert à l’humanité, oui, la biodiversité qu’héberge et nourrit notre terre sera un des éléments essentiels de notre survie…

1. Les nouveaux “progrès” de l’agro-industrie

Bien sûr, avec la pandémie de Covid-19, tout le monde a un peu la tête ailleurs… N’empêche : s’imaginer que l’Europe, pendant ce temps, oppose une résistance farouche aux forces de la malbouffe serait vraiment se bercer d’illusions. Face aux bonnes intentions de la Commission, la pression des lobbies sur certains états membres fait même resurgir les pires démons d’un passé pourtant pas si lointain. Autant de nouvelles crises alimentaires et sanitaires seraient-elles ainsi déjà annoncées ? Notre bio sera-t-elle épargnée ?
Dire qu’”ils” rêvent encore de retrouver la “confiance du consommateur”. “Ils”, ce sont les puissants lobbies de l’industrie agroalimentaire et leurs amis politiques qui plaident pour eux dans le but de sauver çà et là quelques poignées d’emplois précaires. Et de vendre bon marché une nourriture de qualité plancher à tous ceux qui n’ont ni le portefeuille ni la volonté de mieux s’informer pour trouver autre chose… Ou qui préfèrent affûter leur cancer de la peau sous le brûlant soleil de n’importe quelle destination low-cost… Ainsi va le monde… Mais bon. A moins pouvons-nous encore nous réfugier dans le bio.
Nouveaux OGM et impossible étiquetage Free OGM
L’industrialisation de l’alimentation a toujours de fervents partisans qui n’y voient qu’une matière inerte et interchangeable, un assemblage moléculaire composé de protéines, de glucides et de lipides. Eventuellement agrémenté, par pur souci de marketing, de l’un ou l’autre complément à la mode, de l’un ou l’autre arôme de synthèse qui font s’envoyer en l’air les papilles, comme dans la rave-party d’un samedi soir. Mais rien de plus. L’objectif est bien de casser le marché, pas de booster la forme et la santé de celui qui achète. Mon bon monsieur, faut bien mourir de quelque chose, affirmait mon voisin ! Mourir pour des idées, disait Brassens, d’accord mais de mort lente… Si seulement cela pouvait être vrai aussi pour la bouffe.
Ainsi les OGM annoncent-ils leur grand retour, sans que plus personne ne semble s’en émouvoir, nimbés de la respectabilité technologique que revendique pour eux de gros lobbies scientifiques, flamands entre autres. Nous vous en parlions dans les précédents numéros de Valériane et, malheureusement, nous fûmes à peu près les seuls à le faire… L’OGM a fini par lasser, même les plus écologistes d’entre nous. Et les plus sociaux, dans la tempête mondiale du coronavirus, sont déjà satisfaits de garantir aujourd’hui à ceux qui souffrent un simple accès à la nourriture, peu importe laquelle… L’épicerie sociale, qui collecte les invendus – et les invendables – des grandes surfaces, a donc de beaux jours devant elle. Vive la charité !
De grandes firmes transnationales mettent donc au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM : transgénèse, “édition du génome”… Elles poursuivent toujours la même ambition de breveter tout ce qui se cultive, de faire main basse sur ce que fait très bien la nature à leur place, depuis la nuit des temps. Avec cette obligation insoutenable pour l’agriculteur d’avoir à racheter, chaque année, ses semences, au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour ensemencer la récolte suivante, avec cette dépendance toujours accrue aux pesticides… Ces nouveaux OGM sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde – dont les USA et l’Australie – et le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour avoir également les mains libres en Europe… Pour rester maîtres de l’alimentation vendue à leurs concitoyens – et, principalement, parce que l’introduction d’OGM reste permise dans l’alimentation animale -, plusieurs pays ont mis sur pied une labellisation Free OGM. Mais l’expérience, tentée également en Belgique, semble faire long feu devant le faible intérêt des autorités de notre pays… “Nous n’allons quand même pas hypothéquer l’exportation de grandes quantités de viande de porc pour quelques étables wallonnes qui s’intéressent au Free OGM…”, déclara un gros bonnet de l’industrie de la viande !
Farines animales : souvenons-nous du prion !
Mais il y a pire encore. Souvenez-vous. En ce temps-là, les vaches twistaient dans les champs, virevoltaient, titubaient et s’effondraient sur elles-mêmes… La cervelle en marmelade ! Quel était ce fléau divin qui s’abattait soudain sur nos animaux domestiques ? Dieu n’y était pour rien et elles n’avaient pas non plus “fumé la moquette”, c’était juste l’agro-industrie qui avait encore frappé ! Car nourrir décemment un animal, c’est-à-dire le nourrir conformément à sa nature, paraît une tâche insurmontable pour elle. Pas rentable ! Nécessités économiques obligent, ce n’est pas l’industrie qui s’adapte à l’animal mais l’animal qui doit s’adapter à l’industrie. A moins, évidemment, qu’elle n’ait adopté le cahier de charge bio… Et l’ami des animaux qui étudie avec soin ce que mangent chiens et chats de compagnie – et même le canari ! – avale sans peine une préparation de viande à base de bœuf, de cochon ou de volaille sans se soucier, le moins du monde, de ce que les animaux qu’ils furent un jour ont bien pu ingurgiter de leur vivant. Enfin, de leur vivant, c’est peut-être beaucoup dire…
En donnant à manger à nos animaux d’élevage… des farines animales, l’industrie se rendit responsable de la maladie dite “de la vache folle”, sans que cela l’émeuve le moins du monde ! Fut-elle punie pour un tel crime envers la nature ? Bien au contraire : de nouvelles protéines animales vont prochainement être, à nouveau, utilisées pour nourrir des porcs et des volailles. Après en avoir brièvement interdit l’usage, l’Europe leur reconnaît à présent maints avantages face aux protéines de soja, les trouvant même utiles pour lutter contre la déforestation et le changement climatique (1). Tels de pauvres bêtes aux méninges trouées, les technocrates bruxellois en oublient même qu’il n’y a qu’un pas de l’encéphalite spongiforme bovine (ESB) à la maladie de Creutzfeldt-Jakob qui affecte les humains et les tue, au terme de souffrances abominables. Car c’est la même protéine dégénérée, nommée prion, qui perturbe leurs organismes, et singulièrement les connexions neuronales dans leurs cerveaux, par la formation de plaques amyloïdes, ceci n’étant d’ailleurs probablement pas sans rapport avec la maladie d’Alzheimer (2). Le professeur Stanley Prusiner mérita son Prix Nobel de médecine, en 1997, pour avoir décrit l’action de ces étranges protéines, repliées sur elles-mêmes, que sont les prions. Mais bouffée par le prion du capitalisme, l’Europe, elle, n’a déjà plus de mémoire du tout…
On ignore toujours, en effet, comment de tels prions se forment et comment ils agissent, ce qui n’empêcha toutefois pas les technocrates susnommés d’étudier, dès 2008 une “sortie de crise” pour la merveilleuse industrie agroalimentaire européenne… La question de l’origine du prion est cependant toujours l’objet d’un débat intense où dominent deux hypothèses. Soit “la maladie provient d’une contamination entre espèces, à partir d’une maladie proche qu’est la tremblante du mouton. Si la possibilité de transmission interspécifique de la tremblante a bien été prouvée expérimentalement, les troubles cliniques associés à la maladie diffèrent cependant très sensiblement de ceux de l’ESB. Soit la maladie est endémique à l’espèce bovine et elle s’est amplifiée au milieu des années 1980 à la suite d’une modification du processus de fabrication des farines : abaissement des températures de stérilisation et suppression de l’étape d’extraction des graisses par solvants. Cette nouvelle procédure n’était pas suffisante pour détruire l’agent de la maladie qui est extrêmement résistant. (3)”
PAT pour les intimes : porcs et volailles
Bref, on n’est à peu près sûr de rien mais l’Europe, elle, n’a jamais douté et les farines animales reviennent donc en douce dans l’alimentation d’animaux d’élevage. Appelez-les désormais “protéines animales transformées”, PAT c’est beaucoup plus sexy. Ces poudres de perlimpinpin new look sont toujours bien des sous-produits d’animaux : pieds de porcs, têtes de volailles, cuirs, peaux, plumes, os… Rien que du bon ! Mais, attention, holàlà, pas de cannibalisme, nous dit-on ! On y avait pensé, dès 2010, et les animaux sont nourris avec des farines mais provenant d’autres espèces, des tests PCR en attesteront – ah, déjà le magnifique héritage de la Covid ! – et pas question, non plus, d’en donner aux ruminants. En attendant d’autres folies de l’industrie puisque, de toute façon, comment ça marche, un prion, personne ne sait et tout le monde s’en fout ? On en veut même toujours beaucoup à Prusiner d’avoir osé postuler l’existence d’un nouvel agent infectieux, en plus des virus, des bactéries et des parasites… Ainsi la brave PAT engraisse-t-elle déjà des poissons depuis 2013 – autant savoir ! – ; PAT fut même étendue, en 2017, à des protéines fabriquées à partir d’insectes. Ma grand-mère me le disait déjà : il faut savoir manger de tout ! Et on passe, à présent aux porcs et volailles : tous les états membres ont voté cela comme un seul homme, début avril, et le nouveau règlement devrait être adopté à l’automne. La Belgique est d’accord et seule la France s’est abstenue. Merci, les gars. Et encore bravo…
“C’est une vision durable, affirma sans rire à L’Avenir une représente de l’AFSCA (4), car l’Europe cherche d’autres moyens pour nourrir nos animaux que le soja massivement importé.” La peste ou le choléra ? “Une pure folie”, rétorqua Marc Fichers, secrétaire général de Nature & Progrès, dans les pages du même quotidien. “En 1990, la filière était déjà bien organisée. Ils étaient au courant du risque ! Mais on est toujours dans la même logique : augmenter les rendements et abaisser les coûts, ce qui est ridicule. Le seul intérêt de cette folie-là, c’est de gagner plus. Mais quand on réduit les frais, on abaisse le niveau de précaution. C’est un manque de vigilance qui avait entraîné la crise de la vache folle, mais surtout un système où chaque centime compte et où la production est très éloignée du consommateur. L’Angleterre a cette même vision. Ils sont déjà à fond pour introduire les OGM…”
Une véritable crise éthique
La vision bio est évidemment aux antipodes de tels bricolages industriels, tant il nous semble humainement beaucoup plus “rentable” de miser, dans le moyen et le long terme, sur la qualité de notre immunité. Est-ce vraiment un luxe d’affirmer cela dans la crise que nous traversons ? En pareil contexte, ce que nous mangeons – et ce que mange ce que nous mangeons – joue évidemment un rôle de tout premier plan. L’argent toutefois ne circule pas de la même façon, selon que nous misions sur la prévention et la résilience – avant que ne surgissent d’autres problèmes – ou que nous “laissions aller” grosse bouffe sur l’estomac et peaux au soleil pour le plus grand plaisir populaire, en tablant ensuite sur la providentielle intervention de BigPharma et consorts… Si nous avons évidemment tous droit au secours de la sécurité sociale quand le malheur nous frappe, il semble particulièrement insupportable aujourd’hui que ceux qui gèrent l’argent public comptent exclusivement sur des soins curatifs hors de prix, alors que de simples politiques préventives – en ce compris la production, la distribution et la promotion d’une alimentation digne de ce nom – sont aisées à mettre en œuvre et tellement moins onéreuses. Hélas, faire tourner l’argent dans l’univers doré du capital roi privilégie souvent l’incurie et l’insouciance d’un consommateur désinformé – celui qui consomme à en être malade – à la prudence d’un citoyen averti et soucieux de lui-même et de sa bonne santé. C’est aussi la leçon à tirer de la crise du Covid et il devrait y avoir des lois contre ceux qui encouragent l’irresponsabilité de celui que nous venons de citer en premier ! Car tout cela nous engage dans une logique perverse : sois heureux, toi que voilà vacciné, dépense à la mesure de la consolation que tu mérites, et tombes-en malade, tu sais pertinemment que l’état paiera pour te soigner… Et valse la monnaie, et valsent les billets… Ceux qu’empruntent aujourd’hui les états pour faire face à leurs obligations ne seront pas perdus pour tout le monde. Ainsi se creusent les abîmes d’inégalités dont se nourrit notre monde moderne.
Exagération ? A peine. L’importante prévalence des cas graves de Covid-19 présentant surpoids et obésité, indique à quel point la pandémie a “écrémé” la population de ses individus les plus faibles, du strict point de vue de leur immunité. Il n’y a aucun cynisme à constater cela : si pareille évidence est d’une infinie tristesse sur le plan humain, elle est malheureusement d’une implacable rigueur d’un point de vue organique. Certes l’obésité est une pathologie multifactorielle qui a des causes génétiques, énergétiques, environnementales… Elle témoigne cependant d’une grande précarité où les pratiques alimentaires jouent un rôle de tout premier plan. Refuser de voir la corrélation avec la nourriture industrielle, les méthodes qu’elle emploie et les pratiques alimentaires qu’elle engendre, c’est laisser flamber une pandémie dont les effets seront absolument incomparables avec ceux de la Covid-19. C’est pourtant ce que s’obstine à faire aujourd’hui l’Europe avec sa politique agroindustrielle absolument néfaste pour l’humain…
Notre bio est-il pour autant menacé ?
Pendant ce temps, les vaillants hérauts de l’éden chimico-industriel continuent de propager leur argumentation aussi creuse qu’éculée (5), faisant mine d’offrir quelque caution scientifique à de vieilles illusions totalement démenties par les faits. Car une agriculture dont l’essence n’est plus de nourrir l’homme au mieux de ses possibilités est philosophiquement un impensable, une aporie funeste, un cul-de-sac de l’intelligence, qu’absolument rien ne justifie… Il n’y a pas d’issue à l’agriculture industrielle, elle nous mène immanquablement au chaos – un interminable chapelet de crises – et à la mort – celle de nos terres, de nos bêtes, la nôtre…
Mais notre bio ? Serait-elle sur une île ? Comment pourrait-elle ne pas subir le ressac des conceptions ineptes qui sont le quotidien de l’agroindustriel ? Ce que nous démontre, hélas, l’aventure un brin surréaliste de la vitamine B2 OGM. Un épisode bien étrange et bien malheureux dont nous devrons évidemment tirer toutes les leçons…

2. L’introuvable vitamine B2 pour coco.tte.s

En janvier 2021, avec le cas de la production de la vitamine B2, l’émission #Investigation de la RTBF mettait en lumière les conséquences de la dépendance d’une filière à la délocalisation et l’hyperspécialisation. Les fabricants d’aliments pour volailles wallons utilisent, en effet, de longue date un prémix – une sorte de complément alimentaire qui contient entre autres de la vitamine B2 – pour la préparation de leur produit. Et il s’est avéré que la bactérie utilisée dans le processus de fabrication et d’obtention de la vitamine était issue d’un organisme génétiquement modifié…
Or la réglementation bio est on ne peut plus claire : “L’utilisation d’OGM, de produits obtenus à partir d’OGM et de produits obtenus par des OGM dans les denrées alimentaires ou les aliments pour animaux […] est interdite dans la production biologique” (6). La non-conformité, révélée par le système de contrôle, atteste de la fiabilité du mécanisme de certification bio. A partir de ce constat, en application de la réglementation européenne, les Etats membres ne sont plus censés apposer le label bio sur leur volaille nourrie à la vitamine synthétisée à l’aide de la bactérie incriminée. La Wallonie a alors demandé une dérogation, étant donné la pénurie européenne occasionnée par l’incapacité des – ou du – fournisseur(s) de distribuer un produit conforme. Cette demande a logiquement été refusée par l’Europe. Pas de dérogation donc pour les producteurs wallons mais un délai, le temps qu’une vitamine B2 conforme au règlement soit approuvée.
Trouver une solution sans tarder
Rappelons que lorsqu’on ne respecte pas certains critères du cahier des charges, on ne perd pas automatiquement la certification bio, cela dépend de la gravité et de la récurrence de la non-conformité. Or, ici, on parle de quantité infinitésimale d’OGM utile à l’optimisation du processus de fabrication mais qui n’est plus présent au moment de l’extraction de la vitamine à proprement parler.
“Le temps qu’une vitamine B2 conforme au règlement soit approuvée par l’Europe”, implique qu’une source alternative de vitamine B2 soit identifiée et disponible… Pour la Wallonie, c’est en mars 2019 que la mission de trouver une solution satisfaisante est confiée au Centre wallon de Recherches Agronomiques (CRA-W) par son ministre de tutelle de l’époque (7). Un premier délai de trois mois est donné au centre pour trouver la perle qu’un projet européen multi-acteurs (8) a mis plusieurs années à approcher. Un groupe de travail est alors mis en place, à l’initiative du directeur du CRA-W. On y retrouve les principaux fabricants d’aliments wallons (au nombre de sept) – et souvent flamands -, des scientifiques du CRA-W et des universités (sept), des représentants de la filière avicole et des représentants des producteurs – trois, dont Nature & Progrès ne fait pas partie, et pas davantage en tant que représentant des consommateurs – et de l’encadrement – deux. Les discussions commencent par une présentation de mise en garde des dommages sur la croissance des animaux carencés en vitamines B2 qui peuvent notamment présenter des boiteries. Ensuite, les acteurs économiques de la filière, concernés au premier chef, font état de leurs pérégrinations et proposent de mettre à disposition un poulailler pour lancer des tests sans tarder.
A l’issue de cette première réunion, il est convenu d’une part, de faire analyser toute une série d’aliments actuellement utilisés et de matières premières, sources potentiellement riches en vitamine B2 proposées par les acteurs autour de la table et identifiées dans la littérature. D’autre part, un protocole d’essai est à affiner par un sous-groupe de travail en vue de tester des rations enrichies par les sources alternatives identifiées comme les plus prometteuses. La poudre de lait écrémé, la luzerne et la levure de bière seront retenues. Lors de cette première réunion, des producteurs évoquent d’autres pratiques que celles de l’intégration (9) : une exploration efficace du parcours extérieur, la complémentation de la ration de poules pondeuses en fin de cycle avec des graines germées, etc. Une phrase est vaguement actée, à ce propos, au procès-verbal. Car, la Cellule transversale de Recherches en Agriculture bio (CtRAb), appelée plus communément la Cellule Bio du CRA-W, est également présente à cette première réunion. Elle soutient et souligne des solutions plus systémiques évoquées par des producteurs de volaille qui ne sont pas réellement prises au sérieux. A tel point qu’un groupe de travail parallèle sera réuni clandestinement pour plancher sur des alternatives plus approfondies, et pas uniquement pour envisager un produit de substitution qui semble de toute façon incapable de satisfaire à tous les avantages – essentiellement économiques – de la B2 de synthèse non conforme.

L’officiel et l’alternatif
Dans ce groupe animé par le CtRAb, l’objectif est de respecter et de privilégier la volonté d’autonomie chère au secteur bio. Les réflexions aboutissent à documenter les pratiques alternatives de quelques producteurs, dans ce sens, et à la mise en place du suivi d’un essai in situ (10), avec des graines germées en guise de complément. Une proposition directement balayée dans le groupe de travail officiel et qui n’est d’ailleurs même pas reprise au procès-verbal de la réunion. Pour la réaliser, impossible donc de compter sur les scientifiques spécialistes de la volaille du CRA-W qui restent focalisés sur l’essai principal. Il faudra ruser, à la Cellule Bio, pour faire entrer une stagiaire et faire valider son sujet de stage. Des bâtons dans les roues lui seront mis, à chaque étape de la collaboration, avec le laboratoire en charge du suivi scientifique principal. Mais grâce à sa persévérance, à la collaboration sans faille du producteur volontaire pour documenter le pratique dans son poulailler, et à la bienveillance et la cohésion de l’équipe autour d’elle, les résultats sont implacables : la quantité de vitamine B2 augmente de plus de 80% en moyenne entre des graines sèches de céréales et de protéagineux et des graines germées (11). De plus, dans l’essai réalisé chez un producteur sur un lot de deux cents poules pondeuses nourries avec leur aliment habituel sans prémix – et donc sans vitamine B2 – mais avec un complément de mélange fermier de graines germées, malgré une ponte globale diminuée d’un œuf tous les 3,5 jours, un rapide calcul économique permet même de mettre en évidence une réduction des coûts de 34,5 euros pour ce lot.
Du côté du groupe de travail officiel, on apprend, d’une part, grâce aux analyses de laboratoires, que certains aliments – à base de prémix – contiendraient beaucoup moins de vitamines B2 qu’attendu, sans pour autant causer de tort ni aux animaux ni aux rendements économiques des volailles. D’autre part, notamment grâce aux essais menés à Ciney, la dose minimale de vitamine B2 pourrait au moins être réduite jusqu’à 2,5 mg/kg alors que les recommandations des fournisseurs tournent autour de 7.
Malgré des résultats encourageants, on sent que, du côté des “alimentiers”, la solution la plus satisfaisante serait une alternative de substitution. C’est-à-dire un produit aux caractéristiques similaires dont l’intégration aux rations changera le moins possible la formulation de l’aliment. Ces acteurs évoquent d’ailleurs une société asiatique qui tente de produire de la vitamine B2 par fermentation ou encore le produit d’une société allemande capable de fournir une forme liquide. Dans ces deux voies, les blocages se situeraient plutôt à un niveau d’ordre législatif : matière première et non additif pour le premier, agrément en alimentation humaine food et non animale feed pour le second…
Deux ans plus tard…
Deux ans plus tard, le groupe de travail constate que les produits de substitution ont fait leurs preuves au niveau technique. Le produit allemand contiendrait jusqu’à 10.000 mg/kg et engendrerait un surcoût inférieur à 5%, selon les chiffres du dernier essai mené par le CRA-W, tout comme celui d’une autre firme. L’utilisation de ces produits par la filière dépasse maintenant le CRA-W puisqu’il s’agit d’enjeux incombant à l’industrie et à la législation comme évoqué plus haut. La seule chose que propose encore le CRA-W est un protocole pour optimiser l’utilisation des graines germées pour les plus petits élevages avec la création d’un référentiel : une sorte de table qui permettrait aux éleveurs de faire leur propre germination et d’intégrer cela dans l’alimentation des animaux. Une recherche-validation, tant demandée par le secteur pour valider l’expérimentation dans les fermes bio, est reprise par le laboratoire qui ne voulait pas en entendre parler en avril 2019. A l’heure qu’il est, alors que la CtRAb se vide de ses dernières ressources, faute de financements, l’unité réfractaire à la bonne idée de départ devrait bénéficier d’un beau budget pour poursuivre les recherches…
Cette saga révèle la dualisation du secteur de l’agriculture biologique avec, d’un côté, des filières optimisées qui permettent de répondre à une demande croissante et se confrontent aux limites du cahier des charges, et parfois aux travers de l’industrialisation. De l’autre, des élevages qui paraissent presque marginaux, travaillant avec les fondements du cahier des charges. On doit, par conséquent, regretter que l’ensemble des acteurs qui gravitent autour des éleveurs – en l’occurrence, dans ce cas précis, la recherche – ne puissent investiguer chacune des deux voies avec autant de ferveur et qu’il faille se cacher pour légitimer la seconde.
Au-delà de ce gâchis inhérent au CRA-W, le cas de la vitamine B2 met en évidence à quel point il paraît difficile d’envisager des alternatives systémiques qui dépassent le simple remplacement d’un produit par un autre.
Les conclusions qui s’imposent
Cette difficulté à envisager des solutions qui dépassent l’échelle de la parcelle ou de la ferme est également un frein majeur en matière de suppression des pesticides, comme en témoignent les arguments régulièrement évoqués pour se passer de glyphosate ou de néonicotinoïdes : “nous n’avons pas d’alternatives”, “donnez du budget à la recherche pour qu’elle nous en trouve”, “et, en attendant, prolongez les dérogations…” A l’aune du cas de la vitamine, c’est l’assurance que ces situations d’impasse se prolongent éternellement, ou que la seule solution soit l’assouplissement de la législation d’un autre côté, ce qui ouvre une brèche à d’autres dérives. Dans le cas de la B2, la CtRAb a forcé à crédibiliser l’alternative systémique des graines germées qui n’a plus pu être ignorée par les “acteurs dominants”.
En poursuivant le parallélisme avec les pesticides, les alternatives existent bel et bien, à l’image de celles que le projet Echangeons sur notre agriculture, de Nature & Progrès, a pu mettre en évidence. Mais le régime sociotechnique dominant actuel préfère les ignorer, vu l’ampleur des changements de système qu’elles impliquent et les acteurs qu’elles concernent, au-delà de la sphère de la production. Chaque acteur pourrait cependant retrouver sa place – et son compte – dans la réorientation de l’énergie investie dans le lobbying législatif vers un changement profond du système qui préserve la diversité des filières vertueuses !
Rappelons, pour conclure, que la détection de cette entorse au règlement bio n’a été possible que grâce au système de certification, ainsi qu’à la législation en matière d’OGM. Dans un monde où la nouvelle génération de ces organismes ne serait plus reconnue comme tels, même les produits certifiés bio pourraient contenir des OGM. Et ce type de fraude passerait alors “sous le radar”…

3. Les défis de notre agriculture et la réponse industrielle : l’avis d’un producteur

André Grevisse gère, depuis 1990, le domaine Bio-Vallée, à Habay-la-Vieille (12). Il élève, sur cent cinquante hectares, des bovins de race Aberdeen Angus, reconnue pour sa qualité bouchère exceptionnelle. Il est signataire de la charte éthique de Nature & Progrès Belgique et également membre du Conseil d’administration de Nature & Progrès Belgique…
– André, comment en es-tu venu au bio ?
J’ai été certifié en 1998, j’avais alors un élevage conventionnel de blanc bleu et je cherchais déjà une autre race, depuis quatre ou cinq ans, car cela n’allait plus… Nous avions beaucoup de cultures de maïs et nous n’arrivions plus à maîtriser certaines adventices. Un agronome m’a dit, un jour, que c’était la nature qui se rebellait. Cela a fait tilt dans mon esprit.
Il y avait donc le côté de la nature où je pouvais constater tout ce qui n’allait pas au niveau de la végétation, puis il y avait aussi le côté économique où je voyais que nous n’étions pas maîtres de notre destinée puisque nous attendions que des gens viennent nous acheter nos produits, nos animaux et notre viande, sans que nous ne fassions l’effort de les vendre nous-mêmes. Avoir une ferme en autonomie avait toujours été un leitmotiv, pour nous ! Autonomie alimentaire et autonomie économique, surtout une autonomie de vente en l’occurrence…
J’ai donc transformé, petit à petit, le fonctionnement de ma ferme. Puis j’ai eu la chance de rencontrer Michel Sencier, par l’intermédiaire de l’UNAB, et c’est lui qui m’a réappris tout ce qu’il y avait dans l’agriculture ! J’ai pris une grosse baffe quand il m’a dit, au début qu’il venait chez moi, qu’il allait me réapprendre à charruer. J’avais déjà la quarantaine… Passer à la bio, c’est faire abstraction de tout ce qu’on a appris, c’est écouter puis essayer. Et, quand on voit que cela marche, eh bien, on continue… Il ne faut pas avoir peur des autres autour de soi ; il faut faire ce qu’on croit juste en pensant d’abord à l’économie de la ferme car il faut que le projet soit viable. On s’intéresse ensuite à l’écologie, puis à l’économie du consommateur, puis au goût des aliments, puis à l’absence de résidus… Et puis, on est lancé !
– Tu es actuellement représentant à l’assemblée sectorielle bio du Collège des producteurs, et administrateur chez Nature & Progrès. Quelle est, de l’intérieur, ta vision du fonctionnement global du secteur bio ?
Il me semble très important de recentrer les débats autour de ce que nous voulons faire. Notre cahier de charges – qui était extrêmement bien ficelé – a été pris en mains par les différentes administrations et les différentes instances politiques – régionales, fédérales, européennes. Et c’est alors que les dérives sont arrivées car les producteurs ont progressivement perdu la maîtrise de leur label. Beaucoup d’acteurs l’intègrent aujourd’hui parce qu’ils y voient une nouvelle opportunité économique – une manne financière même, pour certains – et la première chose qu’ils font est de s’attaquer au cahier des charges !
Ils se démènent, sur le terrain juridique, pour qu’on les autorise à faire ce qu’ils ont envie de faire. Le label bio est probablement le seul label que de nouveaux acteurs rejoignent avec l’ambition de le changer. C’est totalement inacceptable et dangereux. Les représentants du secteur doivent donc se montrer intransigeants sur les bases mêmes de la démarche bio et ne pas admettre que des nouveaux venus cherchent à se soustraire à leurs impératifs. Venir à la bio, c’est avant tout reconnaître que son cahier des charges balise l’agriculture de l’avenir.
– En tant que producteur, je suppose que tu observes avec une certaine méfiance la place croissante que prennent, dans le secteur bio, les élevages à caractère plus industriel ?
Ces firmes d’intégration ont d’abord pour objectif de vendre un maximum ; elles travaillent d’ailleurs en relation directe avec la grande distribution. Or ces mastodontes de la distribution cherchent, depuis longtemps, à accaparer le rôle et l’image du monde agricole. Quand Leclerc, en France, parle par exemple du “produit de nos fermes”, quand Carrefour vante le “bio le moins cher”, quand Colruyt met en place des porcheries dont les porcs ne sortent pas, on voit bien l’effort qu’ils font pour s’approprier, à moindre frais, la qualité de notre production. Tous savent pertinemment que beaucoup d’agriculteurs, en bio, travaillent vraiment bien, avec toute la philosophie bio en tête, mais qu’eux ne seront jamais capables de suivre à un tel niveau. Un dirigeant de groupe agroalimentaire est d’abord là pour rétribuer ses actionnaires, pas pour se soucier des agriculteurs et de ce qu’ils font. Il est donc difficile d’avoir confiance dans de tels fonctionnements et même dans les personnes qui les représentent. Faire passer l’argent avant la qualité n’est pas acceptable en bio. Il paraît que de grands chefs d’entreprises sont en train de changer leur fusil d’épaule. Je demande à voir. Je ne suis pas opposé à ce qu’ils rentrent chez nous mais à condition évidemment qu’ils suivent notre cahier des charges, tant dans la lettre que dans l’esprit, et que leur préoccupation première ne soit pas de le transformer. L’attrait actuel des produits bio n’est pas un effet d’aubaine dont ils peuvent profiter. Que le public soit de plus en plus sensible à la sauvegarde de l’environnement et à la sauvegarde de sa propre santé est le fruit d’un travail de longue haleine et d’une approche rigoureuse du métier d’agriculteur. Personnellement, je laisserai toujours une porte ouverte mais je demeure néanmoins très frileux parce que je me rends compte, après vingt ans dans le bio et dans ses instances, que c’est la facilité à faire de l’argent qui prime chez de tels acteurs plutôt que la volonté de s’engager pour transformer les choses et mettre en œuvre le règlement tel qu’il existe, tel qu’il a été conçu par ceux qui ont pratiqué l’agriculture biologique avant eux.
– Comment as-tu vécu, en tant que producteur de volaille, le cas particulier de la vitamine B2 d’origine OGM, évoqué dans l’article précédent, et le processus qui a suivi pour chercher une solution au problème ?
Je me suis retrouvé “sur mon cul”, comme l’ensemble des producteurs concernés, passez-moi, s’il-vous-plaît, l’expression. Nous ne pouvions en aucun cas imaginer, après tous les scandales sanitaires que nous n’énumérerons plus, qu’”ils” oseraient encore introduire des substances interdites dans le bio ! Ma seconde réaction fut évidemment d’interroger mon fournisseur d’aliments afin de savoir s’il y en avait, ou pas, dans ce qu’il me vendait. A mon très grand soulagement, mon fournisseur était l’un des rares à ne pas en avoir dans ses produits ! Certains autres agriculteurs ont essayé d’imposer à leurs propres fournisseurs de ne plus en mettre, et cela n’a pas été simple pour eux… De plus, nous nous sommes fait traiter de “non-professionnels” et d’ignorants par tous les pontes de la bio – administration, recherche, etc. – mais les solutions que nous avions proposées, il y a deux ans et demi, sont finalement celles qui sont adoptées aujourd’hui ; autant de temps perdu qui a permis à certains de gagner encore beaucoup d’argent entre-temps… Je ne fais jamais de politique mais je me rends compte aujourd’hui, en tant que simple producteur, que le pouvoir politique wallon en place soutient ouvertement le non-respect du cahier des charges bio ! Je tiens vraiment à ce qu’on le dise et je pense que de nombreuses personnes sont parfaitement conscientes du problème mais qu’on ne les laisse pas s’exprimer. Au niveau européen, la dérogation demandée à la Commission européenne dans le but de “légaliser” ces vitamines a été refusée, par deux fois, celle-ci recommandant aux états d’être vigilants et intransigeants. Mais, en réalité, elle ne joue pas le jeu puisqu’elle ne sanctionne jamais personne et que, si un Etat membre venait à sanctionner un producteur d’aliment, c’est lui qui en pâtirait le premier en se voyant imposer des amendes pour n’avoir pas fait respecter le cahier de charges. C’est d’une lâcheté absolument dramatique. Cela m’énerve ! Mais celui qui rend public le problème est considéré comme un dégueulasse qui va mettre la filière en l’air. Alors que la responsabilité repose sur les marchands d’aliments. Il faut le dire haut et fort ; on veut de la transparence, eh bien, en voilà, de la transparence ! Quand je demande que nous soient données les formules des prémix qu’on introduit dans les aliments pour volailles – c’est pareil pour les porcs et les bovins mais c’est juste un peu plus complexe en volailles -, il y a toujours quelqu’un pour invoquer le secret industriel, ou bien pour me dire de lire des étiquettes qui n’existent pas. En tant que client, j’exige qu’un marchand me dise tout ce qu’il y a dans ce qu’il me vend et je veux pouvoir le faire vérifier, moi-même, par de vrais spécialistes en qui je peux avoir confiance. Pas par de simples commerciaux qui ne savent rien de rien. J’ai interrogé tout le secteur pour voir ce qu’il en pense, les organismes de contrôle, l’administration, le cabinet du ministre et même la SOCOPRO et le collège des producteurs, j’ai juste obtenu une réponse… de Nature & Progrès ! Mais également d’IEW et de mon propre fabricant d’aliments qui m’a détaillé tous les ingrédients qu’il utilise. A mes yeux, le secteur bio doit avant tout reposer sur la transparence totale, sur l’entraide, sur le partage inconditionnel des techniques et des savoir-faire. Être bio, c’est chercher à faire progresser l’ensemble des acteurs et des agriculteurs, et pas à préserver la culture du secret. Nous n’en sommes pas là. Nous avons donc encore manifestement de gros problèmes dans l’alimentation des volailles aujourd’hui.
– Sur le terrain, tu produis toujours de la volaille ?
J’ai eu la visite de l’AFSCA, au lendemain d’une grosse réunion concernant la volaille ! Un hasard ? Elle m’a trouvé plein d’irrégularités… Je n’ai donc plus fait une seule volaille depuis un an et demi. Pour quelqu’un qui faisait entre mille et mille cinq cents volailles par an, on m’impose les mêmes règles que pour des lots de vingt mille. Alors que je faisais des lots de deux cent cinquante, en yourte et donc à l’extérieur. C’est une aberration, et tout ce qu’on nous demande est à l’avenant. Cela n’a aucun sens…
On m’a juré ses grands dieux que je n’étais pas le “lanceur d’alerte” qu’on punissait de son audace. Je sais d’ailleurs à quel point l’AFSCA est nécessaire, surtout parce que la grosse industrie se met à travailler avec des produits qui ressemblent à nos produits bio. Avec une qualité de départ qui occasionne moins de risques sanitaires, moins de maladies… Des firmes mettent toujours des nitrites dans leurs charcuteries – même en Wallonie mais sous licence flamande -, cela m’interpelle. Certains transformateurs profitent de l’AFSCA pour introduire ces nitrites dans la conservation de leurs produits. Cela me gêne… Ceci étant dit, l’AFSCA est nécessaire et elle doit faire son travail, même si sa politique devrait être différente pour les plus petits élevages. Il n’y a pas de juste milieu et c’est toudis lès p’tits qu’on spotche…
La crise du Covid et la sécheresse n’ont évidemment rien arrangé, l’an passé, et nous avons eu énormément de boulot avec notre magasin à la ferme… Mais la volaille est vraiment un produit qui me manque et je ne trouve pas aujourd’hui, au niveau des producteurs wallons, une qualité comparable à la nôtre. Nous avons des remarques de nos clients quand nous écoulons des produits qui viennent de filières un peu plus industrialisées. Les poulets que nous faisons ont entre 95 et 125 jours, avec des races spécifiques assez difficiles à trouver parce qu’elles sont peu demandées et que les couvoirs ont des difficultés à créer des petits lots. Nos poulets font trois kilos mais nous en vendons des demis si les clients le demandent… Cela manque dans les rayons de mon magasin et je me refuse à vendre un produit que je ne peux pas cautionner.
– Quelles sont, à ton avis, les solutions à mettre en œuvre pour produire un poulet bio aujourd’hui ?
Il est parfaitement possible de remplacer cette vitamine B2 OGM par de la levure de bière ; il y a toujours la possibilité des graines germées. Si on prend l’exemple de l’avoine qui, en germant, multiplie par mille, en quelques jours, les quantités de vitamine B2 qu’elle contient, eh bien, le tour est joué. Si le microbiote des animaux est correctement stimulé, en les mettant à l’extérieur le plus tôt possible, tout ira bien. Deux mètres carrés à côté d’une yourte suffisent… Le corps est capable de suppléer à ses propres manquements, de créer lui-même la vitamine qui fait défaut, si tous les éléments nécessaires sont à sa disposition. Or, dans une ferme, la volaille était l’animal qui mangeait tous les restes… Pour faire mousser tous les “grands professionnels” que je voyais autour de moi, j’ai dit un jour, en réunion, que ma grand-mère laissait sortir les poussins, avec leur mère-poule, dès le premier jour… Je sais très bien qu’il n’est pas possible de faire cela, aujourd’hui, dans des grands élevages. Mais le principe même de la bio reste, malgré tout, d’essayer de rester le plus proche possible de la nature. Du point de vue industriel toutefois, la volaille est un produit qui ne coûte pas cher et qui va vite à produire, une véritable aubaine que leur fournit la nature ! Un gars qui a trois abattoirs bio, en France, pousse à l’abattage à 56 jours car il s’est rendu compte, avec l’aide de grandes surfaces, qu’il y a là un créneau pas cher pour une tranche de la population tranquillisée par l’achat bio. Plus un poulet prend de l’âge et plus il coûte en aliment, donc autant le tuer le plus tôt possible ! Mais plus un animal est mangé jeune, plus le consommateur absorbe d’hormones naturellement présentes chez le poulet en croissance, ce qui n’est sans doute pas trop bon pour sa santé. En porcs et en bovins, comme en volailles, il est donc indispensable, me semble-t-il, de tuer des animaux arrivés à maturité sexuelle. Quand le coq commence à chanter, on peut l’abattre.
Pour la volaille, comptez 90 jours environ…
– Le poulet est devenu une véritable “machine de guerre”, avec des races spécialement sélectionnées pour les filières intégrées, et dont les besoins alimentaires sont aujourd’hui déterminés par les sélectionneurs, et plus par les éleveurs. Or “changer les règles” du bio, c’est toujours pour les appliquer à cette même race qu’on abat à 71 jours… Une race rustique qui vit plus longtemps, plus naturellement, peut-elle se passer d’être boostée, comme celle-là doit l’être ?
J’ai pu tester différentes choses, en dix ans de pratique, et je me rends compte que le comportement des volailles est très différent en fonction de l’alimentation qu’on leur donne. Avec certains aliments, de certaines firmes, la volaille dort pratiquement toute la journée ! Les animaux restent couchés toute la journée alors que, chez ma grand-mère, on les voyait passer toute leur journée à gratter le sol pour voir ce qu’il pouvait y avoir à trouver… Alors, on nous invente des variétés de triticale providentielles mais si la volaille n’est même pas capable d’aller chercher elle-même ce dont elle a besoin sur son parcours extérieur, il ne faut pas s’étonner ensuite que sa digestion pose problèmes et qu’il faille ajouter toutes sortes de “graines de perlimpinpin”, comme je les appelle… Quand M. Winandy, lors d’une des premières réunions sur la volaille, a demandé aux “alimentiers” s’il y avait d’autres “graines de perlimpinpin” dans leurs aliments, ils ont évidemment juré leurs grands dieux que non. Mais, vu le comportement qu’ont certaines volailles avec certains aliments, je suis bien forcé d’avoir de gros doutes, et m’affirmer qu’elles dorment justement parce que leur alimentation est bien équilibrée, je ne pourrai le croire que lorsqu’on m’aura fourni tout l’étiquetage du mélange. Mon combat pour le respect total du cahier des charges est, avant tout, un combat pour la protection des agriculteurs car, à l’exception de quelques-uns qui sont très bien informés, 95% des producteurs de volailles ignorent totalement de quoi l’aliment est composé ! C’est totalement scandaleux.
– Nombreux sont ceux, en effet, qui oublient vite combien la transparence est une des valeurs fortes du bio mais idéalement, dans ton esprit, qu’est-ce qu’il faut pour faire un poulet bio, à un niveau professionnel ?
L’alimentation est une chose, la façon de faire en est une autre. Je me rends compte que le fermier prend en charge l’investissement du bâtiment ; il prend aussi en charge tout le risque. Et, comme dans le conventionnel, ce sont les autres qui récoltent les œufs au bout de la filière… Un fermier qui se bornerait à produire, disons, quatre mille poulets par an, et à les vendre lui-même, avec une marge hyper-confortable, prendrait beaucoup moins de risques qu’avec le fonctionnement intégré actuel.
– Itinéraires Bio a réalisé un dossier très intéressant sur l’alimentation des monogastriques qui doit inciter les producteurs à faire eux-mêmes leur propre alimentation pour volaille (13), des solutions offertes sur un plateau d’argent pour se passer totalement des fabricants d’aliments !
Ils ont rendu visite à un producteur français installé depuis longtemps, puis à un autre qui a réalisé son propre poulailler, sur le modèle du premier, et qui n’est installé que depuis trois ans. Chacun a ainsi pu mesurer le travail à accomplir ! C’est une formation remarquable. On constate, plus que jamais, que Biowallonie (14) a vraiment un rôle important à jouer… Je n’oublierai jamais une des premières réunions organisées par Biowallonie où les firmes avaient proposé de mettre 5% d’acides aminés de synthèse dans l’alimentation des volailles. J’avais pratiquement été le seul à réagir et j’avais même été traité d’”intégriste bio”. Lorsqu’à la fin de la réunion, les participants éleveurs avaient été invités à se prononcer à bulletins secrets, 95% d’entre eux étaient d’accord avec moi. Ma remémorer cet épisode me donne toujours de l’espoir. Mais cela indique aussi à quel point les agriculteurs, même en bio, se sentent tenus par les firmes qui les fournissent. Mais peut-être craignent-ils aussi de se marginaliser toujours davantage ? J’insiste sur ceci : ce ne sont pas ceux qui ont dénoncé la fraude à la vitamine B2 OGM qui mettent en danger le secteur de la volaille ! Ceux qui posent aujourd’hui de graves problèmes, ce sont les “alimentiers” qui n’ont pas respecté le cahier des charges bio. Ils sont entièrement responsables et il est indispensable que tous les acteurs en soient bien convaincus ! Le fait d’avoir dissimulé le problème a fait plus de mal que de bien car il pèse beaucoup plus de suspicion encore, sur l’ensemble de la filière, le jour où le problème est enfin révélé. Le consommateur final se demande ce qu’on lui cache d’autre, dès lors qu’on lui a caché cela.
– Les protecteurs des animaux se soucient du bien-être des gros animaux, des animaux proches. Mais se préoccupent-ils suffisamment de la volaille ? Est-ce que les industriels se soucient assez du bien-être animal ? On a parfois l’impression que non…
Dans le cadre du bio, en général, j’aurais tendance à dire qu’ils s’en préoccupent. On ne trouve pas les dérives que certaines grandes surfaces ont pu commettre, avec leurs usines de porcs, par exemple. Le principe est de se rapprocher le plus près possible de l’éthologie de l’animal, de le ramener au plus près des conditions qui sont les siennes dans la nature. Je prends toujours l’exemple de la poule qui se met à l’abri, quand il fait chaud, car c’est un animal de sous-bois ; pourtant, d’instinct, elle court sans arrêt d’un endroit à un autre afin de se mettre à l’abri des rapaces et de tous les autres prédateurs possibles… L’éleveur doit donc recréer, pour elle, des conditions de ce type et je pense que beaucoup de compléments alimentaires peuvent être évités si elle peut trouver elle-même, dans ce type d’environnement, toutes les choses dont elle a besoin. La nourrir de sorte qu’elle ne doive pas sortir – j’ai appris, l’autre jour dans une réunion avec le CRA-W, que 80% des animaux d’élevage, même en bio, ne sortent jamais ou ont peur de sortir ! – n’est plus du bio, à mes yeux… Cela ne respecte tout simplement pas le cahier de charges ! On opte, dans des cas pareil, pour une alimentation inadéquate, qu’il a fallu complémenter, et qui empêche l’animal de vivre dans sa condition naturelle. Cela me semble hyper-important !
– Avec tous les problèmes d’épizooties, de grippe aviaire, etc., on peut se dire que l’industrie aura tout intérêt, un jour ou l’autre, à se passer des animaux. C’est trop compliqué pour elle et elle préférera se diriger vers de la viande artificielle, des œufs artificiels, etc. Qu’en pense-tu ?
A l’heure qu’il est, l’artificiel lui coûte encore trop cher. Nous autres, éleveurs, pâtissons beaucoup de ce qui se fait, en Amérique par exemple… La polyculture-élevage, à mon sens, doit sauver l’agriculteur, tant d’un point de vue économique qu’écologique. Un peu de tout, où tout apporte à tout… L’activité de la ferme doit être fondée sur des cycles. Jadis, poules et poulets gratouillaient partout, y compris sur les tas de fumier, sans que cela ne pose jamais le moindre problème. Tout est lié. Il faut trouver l’équilibre entre le sol, les plantes et les animaux. La volaille, dans ce contexte, ça court partout. Mais, aujourd’hui, toute cette vie, cela va déranger tout le monde, y compris dans nos villages… Attention ! Le microbiote de l’homme est à l’image du terroir dans lequel il vit. Donc, si l’homme moderne envisage de survivre, on peut se dire qu’il a vraiment tout loupé jusque maintenant…

4. Être ce que l’on mange, manger tel qu’on est !

Nous ne (re-)discuterons pas ici de la place de l’animal dans notre alimentation, ni même dans notre agriculture. Le lecteur voudra bien se référer, pour cela, à l’étude intitulée La juste place de l’animal dans notre monde – Réinventer le contrat domestique, réalisée par Nature & Progrès, en 2019. D’accord ou pas, partons donc de ce fait : nous élevons des animaux pour l’alimentation humaine. Car oui, une partie d’entre nous mange de la viande et/ou du fromage et/ou boit du lait. Mais les animaux qui nous fournissent tout cela, eux, que mangent-ils ? Voici donc une petite réflexion personnelle sur l’alimentation de nos animaux d’élevage…
“On est ce qu’on mange” : cet adage, souvent lié à une volonté d’amener l’humain vers une alimentation plus saine, moins grasse, ne s’applique pas qu’à nous ! L’alimentation animale est une question plus complexe qu’il n’y paraît et qui contient sa propre part de mystère, parfois furtivement révélée au détour d’une crise sanitaro-alimentaire, comme en témoignent les précédentes pages de ce dossier… C’est une question qui montre aussi que, même au cœur de l’action, il est souvent difficile d’avoir accès à des informations pourtant basiques…
De l’élevage à la zootechnie
Jeunes futurs agronomes, on nous apprend la zootechnie, cette science ayant pour objectif d’optimiser les performances de l’animal-machine. Rien de mal à vouloir être productif, bien sûr, tant qu’on reste dans des proportions acceptables… Mais aujourd’hui, la “production animale” semble, de plus en plus, s’éloigner de ce qu’on appelle encore l’”élevage”. Quelle différence, me direz-vous ? En élevage, on cherche à produire de la viande, des œufs, du lait, etc., de manière rentable, tout en restant proche des cycles naturels de l’animal : milieu de vie, temps de croissance, alimentation… Un herbivore pâturera, un monogastrique jouera son rôle de composteur… Car oui, en plus de nous nourrir, ces animaux ont également leur place dans le cycle de la vie en ferme. Alors pourquoi ne pas exploiter cette chance plutôt que – comme pour nos animaux de compagnie finalement – les nourrir à partir de mélanges tout faits dont on ne maîtrise pas la composition ?
L’industrialisation a réduit l’animal au rang de machine à fabriquer de l’aliment. On verse devant lui un sac de nourriture, il le transforme. Cette phrase peut faire réagir : “oui mais, moi, je n’achète pas ma viande au supermarché ! Je vais directement chez mon producteur bio et je ne soutiens pas ce modèle de production animale, je suis une consomm’actrice responsable !” Bon, croyez-moi, j’aimerai pouvoir vous répondre avec un grand “oui” car je suis, moi aussi, de ces gens-là. Malheureusement, le problème est vraiment plus complexe.
Besoins contre performances
La logique, celle qui est défendue par Nature & Progrès et ses producteurs, voudrait qu’on parte de ce que l’animal qu’on élève consomme naturellement “à l’état sauvage”. Par exemple, poules comme cochons – les fameux “monogastriques” – aiment fouiller le sol à la recherche de vers et de petits insectes pour compléter leur alimentation en céréales. Malheureusement, les conditions d’élevage ont coupé les animaux de cette possibilité de satisfaire leurs propres besoins naturels. La règlementation bio stipule pourtant – c’est règlement 889/2008, pour ceux qui veulent creuser que “l’alimentation des animaux doit être assurée par des pâturages, des fourrages et des aliments obtenus conformément aux règles de l’agriculture biologique, provenant de préférence de l’exploitation de l’éleveur, et adaptés aux besoins physiologiques des animaux. Par ailleurs, pour pouvoir couvrir les besoins nutritionnels de base des animaux, il est possible que certains minéraux, oligo-éléments et vitamines doivent être utilisés sous certaines conditions bien précises.”
Par ailleurs, dit-on… Cet anodin “par ailleurs”, sous la pression de ceux qui cherchent à standardiser la production biologique – exactement comme ils l’ont fait pour l’agriculture en générale – se transforme de plus en plus en “en priorité”… L’alimentation animale est réfléchie en rations ayant pour but de répondre aux besoins de performances, surtout en monogastriques où les filières sont très dépendantes des industries. Comme expliqué dans l’article d’introduction, l’industrie s’approprie et cherche à contrôler tout ce que la nature fait très bien pour nous. C’est le propre de l’homme parait-il.
OGM, brevetage du vivant, retour des farines animales sont autant de réponses industrielles aux besoins créés par ces industries elles-mêmes. La liste des additifs et auxiliaires de production autorisés en bio s’allonge sans cesse et les demandes d’homologation pleuvent. Esther de ceci, protéine de cela… Ces prétendues “nécessités” sont justifiées en regard des besoins alimentaires des animaux, on ose même nous prétendre que “c’est pour améliorer leur santé”. Traduction : “il faut répondre aux besoins de leur modèle de production et améliorer les performances des animaux”. Or des animaux qui sortent, qui ont le milieu et l’espace de vie nécessaires à l’expression de leur comportement naturel, à qui on laisse le temps d’atteindre la maturité sexuelle avant de les abattre, de tels animaux ont juste besoin d’être correctement nourris pour remplir leur rôle dans la chaîne alimentaire. Si on abat un poulet à 71 jours – on commence même à entendre parler de 56 jours et on en est déjà à 31 jours en conventionnel… – forcément, il va bien falloir le booster un peu !
L’erreur est humaine, y persévérer est diabolique !
Si l’on veut bien se souvenir que des dizaines d’agriculteurs se sont retrouvés la corde au cou, ces trente dernières années, poussés à l’achat d’intrants et à l’investissement, non seulement par les banques mais aussi et surtout par toutes les firmes qui gravitent autour du monde agricole – pour vendre des pesticides, des engrais chimiques, des aliments pour animaux, du matériel agricole, etc. -, on se demande vraiment comment on peut encore continuer à croire à ce modèle ! Les filières alimentaires se sont tellement mondialisées – et en même temps standardisées – que le producteur qui veut se passer des firmes doit mettre en œuvre une énergie incommensurable, se marginaliser et parfois même mettre en danger sa propre activité, en ramant à contre-courant. L’expérience d’André Grevisse, qui nous livre un témoignage vrai et sincère, l’illustre parfaitement.
Aujourd’hui, seule une poignée d’acteurs contrôle l’ensemble du marché belge de l’alimentation animale. En plus de cette domination commerciale, ils bénéficient d’appui dans les structures de décisions qui leur permettent d’influer sur les normes et les orientations prises par les filières. L’exemple de la vitamine B2, qui vous est conté précédemment, est édifiant à ce sujet ! Face à un constat de tricherie, tout le secteur s’est retrouvé ébranlé puisqu’il n’avait aucune solution de repli. Voilà ce qui arrive quand une filière entière repose quasi-entièrement sur un seul acteur industriel… En réaction, plutôt que de chercher des solutions dans les fermes, de donner la parole aux producteurs, on a cherché à reproduire le même schéma de fonctionnement… que celui qui n’avait pas fonctionné ! Une solution rassurante pour certains ? Personnellement, cela m’horrifie ! Jusqu’où est-on allé pour être à ce point déconnecté de notre agriculture ? Quel est ce schéma mental qui amène à réfléchir à comment faire en laboratoire, avant de songer à valoriser l’expérience de ceux qui font la bio sur le terrain – la vraie au sens de Nature & Progrès – depuis des dizaines d’années ? Seulement voilà : les solutions qu’ils peuvent proposer ne sont pas adaptées aux filières intégrées. Elles répondent aux besoins d’élevages diversifiés, à taille humaine, qui peuvent se permettre une légère perte de rendement en poulets, le temps de trouver le bon équilibre de production. Mais quand toute notre production dépend d’une filière exigeante, en approvisionnement régulier et standardisé, pas le temps de se poser de question… Vite, vite, il faut trouver une nouvelle firme qui remplacera la précédente… Et on repart sur le même modèle qu’avant, comme si de rien était. Comme si cette problématique n’avait pas mis à nu la grande fragilité de notre système agricole…
Quelles sont les solutions qui s’offrent à nous ?
Produire de la viande ou des œufs, de nos jours, c’est dépendre – à plus ou moins grande échelle selon les modèles agricoles – des industries. Elles sont partout, elles nous oppressent, elles veulent changer les règles pour les adapter à leurs exigences. Face à ce constat, je me sens volée, en tant que consommatrice, de l’impact que j’espère avoir sur la société à travers mes choix alimentaires. En tant qu’agronome, je me sens trahie par un système qui déconnecte les différentes parties du vivant et qui – même lorsqu’il s’inspire de la nature – en détourne toujours plus les fonctions pour en manipuler les équilibres. Mais, chez Nature & Progrès, nous ne sommes pas du genre à tomber dans la négativité et à en rester là. En tant que coordinatrice du label Nature & Progrès, je me sens stimulée par l’énergie de tous ces producteurs et transformateurs qui montrent la voie et font entendre leur voix.
L’être humain semble toujours chercher la performance, en dominant la nature. La différence des producteurs de Nature & Progrès, c’est la grande proximité qu’ils entretiennent avec le consommateur, et leur volonté irrépressible de le satisfaire. La performance, ils vont la chercher, ensemble, dans la qualité. Ils ne jouent pas le jeu de la concurrence que l’industrie impose à ses “fournisseurs d’ingrédients” ; ils n’ont pas à subir cette guerre des prix qui existe malheureusement aussi en bio et qui ne sert qu’à justifier un éloignement, de plus en plus marqué, avec les valeurs fondamentales de l’agriculture biologique. Ensemble, ils refusent ce modèle productiviste qui les dépossède de leur droit de produire au plus près des cycles naturels. Avec eux, nous dénonçons donc le dogme de l’unique façon de faire, de la pensée unique de l’industrie. Ouvrons les possibilités qui permettent la multitude de réalités de production animale qui existent en Wallonie. Repensons l’alimentation de nos animaux bio ! Car oui, ce n’est finalement pas si compliqué. Il suffirait, pour cela, que les firmes d’aliments reviennent aux bases de la nutrition animale, plutôt qu’à de la zootechnie… Réfléchir globalement la ration, plutôt que de penser en termes de matières premières auxquelles on vient ajouter ce qu’il manque. Des pistes réalistes sont mêmes avancées par Biowallonie dans le numéro 57 de son Itinéraires bio. Nous vous en parlions. Pourquoi ne pas s’inspirer des professionnels de terrain qui sont à l’écoute des producteurs, au quotidien ?
Je me permets enfin un parallèle plus large : en bio, nous voulons faire des pains avec des farines vivantes, sans additifs. Moi, je veux la même chose pour ma viande : des animaux nourris à l’herbe et aux céréales, sans ajouts de vitamines et d’autres compléments. Et s’il manque quelque chose, ce quelque chose est à trouver dans les fermes, pas dans les usines. Nature & Progrès a encore de beaux jours devant elle, à la tête de la défense de la bio véritable. Comptez sur nous, nous ne comptons pas nous taire – nous ne l’avons d’ailleurs jamais fait ! Une chose dont nous sommes incapables…
Les plaidoyers de Nature & Progrès
Engagés dans divers groupes de travail du secteur bio, Nature & Progrès s’efforce de garder le cap de l’agriculture biologique véritable, c’est-à-dire de celle qui respecte ses valeurs fondamentales. Et cela afin de représenter et de servir au mieux les intérêts de nos membres consommateurs, ainsi que ceux des producteurs et transformateurs biologiques qui sont signataires de notre label éthique.
Que voulons-nous, en ce qui concerne l’alimentation animale ?
– Définir l’alimentation de nos animaux en se basant sur leur comportement naturel.
– Des élevages d’herbivores 100% à l’herbe.
– Des pâtures pâturées, broutées, et pas seulement là pour respecter les règles du cahier des charge alors que, pendant ce temps-là, on nourrit en étable.
– Une réflexion sur la place des monogastriques dans notre alimentation et dans la ferme, où ils jouent le rôle de recycleurs des écarts de l’alimentation humaine – sérum, déchets végétaux. Et s’il mange parfois des protéines animales, ce sont des vers, des insectes, qu’ils trouvent de ci delà en se promenant dans les prairies. Mais jamais sous forme de concentrés.
– Une recherche qui s’intéresse à développer les alternatives agronomiques à la production alimentaire issue des labos, et des alternatives variées pour correspondre à tous les types d’éleveurs bios, notamment ceux en polyculture-élevage.
– La garantie que le chimique et les OGM ne viendront jamais altérer la qualité de l’alimentation bio, grâce à des contrôles rigoureux.
– Une transparence totale des élevages, des coopératives agricoles, des firmes d’aliments.

Conclusion

Pourquoi l’éleveur nourrit-il l’animal ? Par seul souci de son bien-être et de sa survie ? Pas si le but est de l’abattre, bien avant sa maturité sexuelle, dans le seul but d’en écouler la chair au kilo… Mais alors pourquoi ? Sans doute pour qu’il ne crève pas de lui-même avant abattage, et pour qu’il fournisse alors la quantité maximale de matière vendable… Pareille cruauté, pareil cynisme sont-ils vraiment nécessaires pour nourrir les humains ? Certainement pas : nous pouvons, sans problème, manger moins de viande – c’est même chaudement recommandé – et orienter ainsi nos budgets vers l’achat d’une viande de qualité supérieure – ou de pas de viande du tout, diront les végétariens. Notre santé n’en ira que mieux…
De quoi alors peut-il s’agir ? Pardi, de la course au profit qui ronge notre monde, jusque dans le plus reculé de ses recoins ! Est-il vraiment nécessaire de faire encore un dessin ? Cependant, si cette force de corrosion inédite s’attaque à présent aux meilleures solutions que nous ayons trouvées pour sauvegarder l’homme, sa nourriture et sa planète, il n’y a pas cher à donner de la survie de l’espèce humaine. Les utopistes de la bio doivent-ils donc continuer de résister face aux pressions des lobbies de l’agrobusiness ? La réponse à cette question est oui, nous venons d’en faire la démonstration. C’est devenu une question de vie ou de mort pour le monde dans lequel nous vivons. Pouvons-nous encore compter, à cet effet, sur l’appui des mondes économiques, politiques er scientifiques ? C’est bien la question qui reste posée mais nous avons vu qu’il y a là matière à avoir de gros doutes…

Notes

Ont participé à la rédaction de cette étude :
Dominique Parizel, Mathilde Roda, Julie Van Damme (Inter-Environnement Wallonie)
Notes
(1) https://agenceurope.eu/fr/bulletin/article/12682/9
(2) Prions et trimères d’Aß: convergence vers la formation de plaques Alzheimer | INSB (cnrs.fr)
(3) FARINES ANIMALES, Maladie de la « vache folle » et farines animales – Encyclopædia Universalis
(4) Lire le quotidien L’Avenir, du 21 avril 2021.
(5) Lire, par exemple : www.sillonbelge.be/6767/article/2020-11-11/
(6) Article 11 du règlement (EU) 2018/848
(7) A savoir le ministre de l’Agriculture, du Tourisme, de la Nature, de la Forêt, de la Ruralité, du Patrimoine et délégué à la Grande Région, René Collin.
(8) RELACS compte treize pays partenaires à travers l’Europe, avec des acteurs de la recherche, de l’encadrement et de l’entreprise.
(9) L’intégration est une filière qui fournit les aliments, les adresses de constructeurs de bâtiments standardisés et des lots d’animaux, les circuits de commercialisation, etc. pour faciliter le travail du producteur et optimiser les coûts le long de la chaîne.
(10) Chez un producteur volontaire pour mettre à disposition un lot de poules pondeuses en poulailler mobile.
(11) La littérature sur le sujet est encore plus prometteuse, avec des taux de 415% entre le blé et la luzerne secs et germés.
(12) Voir :
http://biovallee.e-monsite.com/
https://agriculture-natpro.be/2017/06/20/andre-a-choisi-laberdeen-angus/
(13) Itinéraires Bio n°57. Voir : www.biowallonie.com/wp-content/uploads/2021/03/Brochure-A4-Itineraire-BIO_web.pdf
(14) Biowallonie est une structure d’accompagnement des acteurs de l’agriculture biologique, avec une attention particulière apportée aux producteurs – qu’ils soient déjà certifiés ou en cours de reconversion, afin qu’ils puissent de développer de manière optimale. Voir : www.biowallonie.com

« Débocagisation »

Comment tirer toutes les leçons d’une erreur historique ?

La « débocagisation », ou arrachage systématique des haies de nos campagnes, marqua la disparition soudaine de la plupart des éléments structurants de l’agriculture à taille humaine que le monde paysan avaient mis des siècles à développer. Elle fut le résultat d’un totalitarisme agraire brutal et insupportable, d’une idéologie toujours profondément ancrée dans le monde agricole qui veut que, si cultiver c’est produire, la production doit forcément être spectaculaire et triomphante, le productivisme étant le stade ultime de la domination de l’homme sur la nature. Mais celle-ci ne l’entend évidemment de cette oreille…

Contributions de Dominique Parizel, Benjamin Stassen et Sylvie La Spina

Introduction

Devons-nous encore revenir sur le dogme technologique du progrès souverain qui empêcha la science d’alors d’imaginer – et plus encore d’admettre – que ce qui s’opposait à sa marche irrésistible pouvait être une sorte d’avertissement sans frais que prodiguait généreusement mère-nature ? Autant la justice est aveugle, autant le « progrès » est-il souvent sourd à tout ce qui le questionne. Ses zélateurs trouvèrent, en l’occurrence, dans le « feu bactérien », le bouc émissaire parfait. Ils surent l’instrumentaliser pour faire place nette à une nouvelle frénésie agricole : la terre ne serait ensuite qu’une surface de substrat vulgaire et sale que quadrilleraient sans fin les machines… De paysages, on ne parlerait plus. D’écosystèmes, encore moins. Seul compterait finalement le chiffre au bas du registre… C’est bien la même obstination morbide et désespérée qui amène, aujourd’hui encore, certains cultivateurs à dénoncer la méchanceté du puceron qui cause la jaunisse de la betterave, dans le seul but de justifier – jusqu’à la fin des temps, sans doute ? – l’usage des dangereux « néonicotinoïdes » ! Toujours la même vision fallacieuse, la même malhonnêteté intellectuelle, qui fait de la nature l’ennemi, et du dessein grandiose créé par quelques savants de plus en plus fous le seul destin possible pour l’humanité. Mais parlons-nous là encore de science ? Parlons-nous là encore de démocratie ? N’a-t-on pas enfin compris que l’affaiblissement, généré dans nos écosystèmes, par la technocratie agroindustrielle nous rapproche chaque jour un peu plus du précipice ? Feu bactérien et puceron à jaunisse n’étant que des étapes d’une dégradation irrémédiable née du refus d’écouter la nature… Y a-t-il même encore, dans ce productivisme maintenant à l’agonie, quelque espoir pour les puissances d’argent ? Ou n’y a-t-il plus aujourd’hui que de vieilles névroses agricoles qui bredouillent mais que soutiendront jusqu’au trépas des pouvoirs publics voués aux soins palliatifs ?

Donc, le « feu bactérien » (Erwinia amylovora) sévit en Belgique à partir de 1972 ; la décoloration noire des fleurs, des fruits, des feuilles et des brindilles suggéra l’effet du « feu », ainsi que la vitesse extrême avec laquelle l’infection pouvait se développer… D’importants dommages furent également causés aux poiriers et à certaines variétés de pommes sensibles. Comme d’habitude, plutôt que de chercher les causes du problème – plus que probablement, un affaiblissement des écosystèmes lié aux pratiques chimiques et intensives – et puisqu’au feu, on ne pouvait opposer que des pompiers, force fut de s’orienter vers une absurde démonstration de puissance, avec à la clé un remembrement rural qui permettrait, prétendit-on alors, d’accroître la rentabilité des cultures. Ben tiens ! Qui furent ceux qui menèrent ces politiques apocalyptiques ? Les gouvernements Leburton et Tindemans, poussés dans le dos par la puissance économique du Boerenbond… Nous ne leur dirons pas merci.

Ajoutons que, de manière plus générale, la disparition du bocage est également due au peu de cas qu’en firent alors les agriculteurs eux-mêmes : tout faire disparaître leur parut souvent plus simple que de s’échiner à entretenir. Les vergers hautes tiges (1) et les mares, désormais réputées insalubres suivirent le même chemin… Ils n’eurent plus ensuite que leurs yeux pour pleurer…

Mais on pouvait s’y attendre : cette fausse modernité agricole, cette imposture industrielle est aujourd’hui en faillite ! Les terres saccagées et surexploitées se vident dramatiquement de leur matière organique, qui en est aussi l’élément structurant de base. Ces terres sont incapables de retenir quelque temps l’eau qui tombe, la laissant ruisseler beaucoup trop vite et inonder sans crier gare bourgs et vallons. L’eau ne pénètre plus dans le sol, appauvrissant aussi la nappe phréatique et aggravant, à n’en pas douter, la sécheresse de nos étés… De réelles inquiétudes, surtout, se font jour quant à leur fertilité. Ne pleurons même plus les paysages perdus… Aujourd’hui, toutes les formes d’agriculture environnementaliste s’accordent à plébisciter l’importance du bocage. Le « feu bactérien », s’il n’a pas complètement disparu, n’inquiète plus grand-monde, la recherche agronomique s’étant orientée vers l’obtention de variétés résistantes (2). Mieux encore : les pouvoirs publics s’efforcent de réparer le mal incommensurable qui a été fait. On souhaite, par exemple, planter quatre mille kilomètres de haies, d’ici cinq ans, en Wallonie. L’objectif inscrit dans la Déclaration de politique régionale wallonne est extrêmement ambitieux ! Nombreux sont pourtant ceux qui ont moqué un « gadget écologique » imaginé pour complaire le partenaire vert. Mais l’intérêt de réintroduire les arbres et les haies dans les pâturages est évidemment d’un ordre tout différent, et c’est ce que nous allons nous efforcer de comprendre et de montrer à travers la présente étude… Qu’il s’agisse tout simplement du légitime embellissement d’espaces de vie particuliers, ou qu’il s’agisse d’apporter la solution aux grands défis qui se posent aujourd’hui à l’élevage, en Wallonie…

(1) http://www.diversifruits.be/

(2) https://www6.inrae.fr/cahier_des_techniques/content/download/3161/31388/version/1/file/chapitre4.pdf

Partie 1 - Nos haies vives indigènes

En 1911, Henri Carton de Wiart déclarait : « L’heure viendra, si elle n’est venue, d’appliquer aux sites qui sont des monuments naturels les règles protectrices qui ont été instituées pour mettre les monuments à l’abri des attentats de l’ignorance ou d’un utilitarisme outré.« 

La loi sur la protection des sites ne sera votée qu’une vingtaine d’années plus tard. La protection de la nature attendra jusqu’en 1973. Et durant de nombreuses années encore, c’est par centaines que vont disparaître les haies, patrimoine végétal traditionnel en péril, aujourd’hui apprécié à sa juste valeur. Certes, les espaces naturels se sont réduits comme peau de chagrin autour de nous. Si la situation paraît affligeante, si le modèle de prédation ultra-libéral compromet tout espoir de renversement rapide, chaque individu demeure libre de penser et de changer le monde, à son échelle, dans le quotidien. En sus des réserves, parcs naturels et zones protégées, la conservation de la nature commence dans nos jardins : leurs surfaces cumulées représentent une superficie bien plus importante encore !

Le jardin, espace d’une citoyenneté discrète mais responsable

« Les liens étroits qui relient les plantes entre elles, les plantes et les animaux, forment les mailles d’un filet que nul n’a le droit de déchirer ou d’endommager. Les fils en sont invisibles, mais essentiels pour la bonne ou la mauvaise santé de ce coin de nature », écrivait Gertrude Stein, pionnière du « jardin sauvage ».

Et, de fait, chaque propriétaire ou locataire d’un jardin ou d’une parcelle peut participer activement à la restauration de la biodiversité : en privilégiant une gestion « nature amie », terme préféré à celui de « jardin sauvage », un peu inquiétant et par ailleurs contradictoire car tout jardin implique un mode de gestion, aussi léger soit-il. À nous, dès lors, d’accueillir, selon l’espace disponible, massifs de fleurs riches en pollen et nectar, petites friches d’herbes folles, mares et murets, tas de bois et petits pierriers, fruits et légumes oubliés, le tout enclos par les grands bras de la haie indigène, enceinte vivante et féconde ! Cette mosaïque de petits habitats, insérée dans chacun de nos jardins, formera autant d’oasis de vie. En ville ou à la campagne, les échanges noués de proche en proche entre jardins forment réseaux et traits d’union verdoyants, pied de nez des humbles jardiniers au désert biocidaire promu par les multinationales de la chimie productiviste.

Pour un nombre sans cesse croissant de citoyens – et de jardiniers ! -, le vieux modèle soumettant la nature à la seule volonté humaine appartient à la constellation des vieilles lunes… La nature n’est pas une ressource exploitable à merci mais une alliée, mieux une amie complice, qu’il importe d’observer et de comprendre pour apprendre à la respecter, à l’aimer de plus en plus, sans perdre le bénéfice de toute sa générosité. Cette connivence étroite qui nous unit s’appuie sur une conviction : celle que l’humanité fait partie de la nature et que nos rapports avec la nature font partie de la culture, dans tous les sens du terme. Notre sort est commun, nous sommes liés par des relations de réciprocité où chaque don de l’un à l’autre devient source d’enrichissement mutuel.

Il ne s’agit donc pas de vivre ni contre ni en marge de la nature, mais comme l’écrivit R. Dubos, « avec la vie qu’elle abrite et dans l’environnement que crée la vie« . Reconnaissons dès lors à toute espèce vivante, non seulement le droit de (sur)vivre mais d’accomplir librement sa destinée aussi modeste soit-elle dans l’immense mosaïque du vivant. Cette pratique du jardin n’a rien d’un passéisme romantique ; elle se nourrit du désir de participer pleinement à l’efflorescence de la vie sous toutes ses formes, source d’émerveillement et d’humilité qui restitue l’homme à sa juste dimension, dans le cycle des saisons et des métamorphoses, en quête d’un équilibre intérieur, gage de santé et d’harmonie sociale. À ce titre, aussi humble soit-il, le geste de planter une haie et d’en savourer les plaisirs, tangibles ou immatériels, participe d’une citoyenneté discrète mais responsable. Le bonheur n’est peut-être pas que dans le jardin mais il peut y être, assurément !

Au bonheur des hommes…

Le saccage du modèle bocager est d’autant plus dommageable qu’il offense non seulement la nature mais l’humanité elle-même : supprimer une haie, c’est se léser soi-même. La haie est en effet l’une de nos plus fidèles alliées… Outre la réponse qu’elle apporte à la monotonie des espaces uniformes et déprimants, elle persiste et signe dans nos espaces bâtis de plus en plus denses, où elle cumule les rôles :

– sanitaire : écran contre le bruit, les poussières et gaz d’échappement,

– sécuritaire : les haies d’épineux sont impénétrables au regard mais aussi à l’intrusion physique.

Sans parler de l’intérêt :

– esthétique : diversité des formes et des coloris des feuilles, des fleurs et des fruits,

– olfactif : ah, le parfum du chèvrefeuille ou du troène par une belle nuit d’été…,

– gustatif ou médicinal : des fleurs en abondance, propices aux tisanes et décoctions, et des petits fruits sauvages à profusion, sorbes et baies, cornouilles, drupes et cynorrhodons, nèfles et noisettes…

Et qui chiffrera la valeur de cette délicieuse sensation d’intimité qui émane de la jouissance d’un cadre de vie abrité contre les aléas du climat et les trépidations de la vie publique ? Confitures, liqueurs et marmelades, sirops, gelées et ratafias : à vos fourneaux ! Mais ne perdez jamais de vue que s’ils régalent la faune, bon nombre de petits fruits sauvages sont toxiques pour l’homme : c’est le cas, à des degrés variables, pour ceux de la bryone sauvage, de l’if, du fusain d’Europe, du genêt à balai, du houx, du lierre, du troène commun et de la viorne obier…

… et du jardinier !

La haie présente bien d’autres avantages encore auxquels seront sensibles les jardiniers ! Brise-vent, la haie réduit l’érosion des terres et des talus, mais aussi la verse et l’évapotranspiration des plantes. La haie fournit bois de chute et de taille de manière continue. Frênes et noisetiers livrent, chaque année, gaules et perches fourchues adaptées à toutes sortes d’usages : piquets, soutiens, enclos… On peut ainsi confectionner une meule permanente de compostage, contenue par un ensemble de tiges de frêne et de noisetier, parfaitement intégrée dans la friche, zone nature amie par excellence.

Par ailleurs, les haies sont de formidables banques à biomasse dont les tailles régulières fournissent une réserve appréciable de matière ligneuse : broyée, elle procure une grande quantité de bois raméal fragmenté (BRF). Étendue à la surface du sol ou mélangée à la couche superficielle au potager, autour des fruitiers, rosiers ou autres vivaces, cette petite litière « forestière » de bois frais déchiqueté augmente la fertilité du sol, à long terme, grâce à l’activité, non pas des bactéries du compostage classique, mais des champignons décomposeurs du bois, en particulier celui des feuillus. Par ailleurs, la haie libre est un maillon essentiel dans le grand cycle de la chaîne alimentaire. Les nombreux insectes pollinisateurs attirés par les floraisons se font un plaisir de contribuer à la fertilité du jardin en jouant les auxiliaires bénévoles.

Tout jardinier sensible à l’équilibre écologique de son petit coin de paradis tirera, de surcroît, le plus grand avantage de la présence d’une haie car les nombreux passereaux, arachnides et insectes auxiliaires qu’elle abrite régulent la prolifération des pucerons, chenilles et acariens et rendent, dans bien des cas, superflu le recours à toute autre intervention.

La haie composite, alternative à la lutte chimique

La science le confirme : les haies composites, autour des vergers, contribuent à la régulation précoce des ravageurs de fruits. Les haies mélangées entrent dans une stratégie rationnelle de protection intégrée des cultures, alternative à la lutte chimique. Le choix des essences privilégie notamment les espèces susceptibles d’héberger et/ou de nourrir une faune auxiliaire. Le noisetier ou le sureau nourrissent, par exemple, une population diversifiée d’auxiliaires potentiellement actifs dans les vergers. On favorisera aussi des essences à fleurs nectarifères et des espèces à feuilles persistantes, à tiges creuses ou entrelacées, qui procurent à la faune un abri pour l’hiver, le but étant d’assurer tout au long de l’année une succession ininterrompue d’espèces « habitat » ou « garde-manger », en associant des espèces qui fleurissent très tôt ou très tard…

Plaisir des yeux…

Les essences indigènes sont peu coûteuses à l’achat, en regard de variétés horticoles souvent moins intéressantes pour la biodiversité. Rustiques à souhait, elles sont idéales pour la création ou l’enrichissement d’une haie vive champêtre. Elles comprennent de nombreuses espèces à fruits colorés, véritables bijoux dispersés dans les feuillages :

– rose délicat du fusain d’Europe,

– vert tendre du groseillier à maquereaux,

– multiples nuances de rouge des aubépines, du cornouiller mâle, de l’églantier, du framboisier, du groseillier rouge, du houx, du merisier, du sorbier des oiseleurs, du sureau à grappes ou de la viorne obier,

– rouge virant au noir de la viorne lantane,

– bleu nuit ou noir de l’amélanchier et du prunellier, de la bourdaine, du cerisier à grappes, du cornouiller sanguin, du groseillier noir, du nerprun, du prunier sauvage, de la ronce bleue, du sureau noir, du troène…

Et, précieux viatique pour les oiseaux sitôt l’hiver venu, les baies du lierre…

Le jardinier le plus délicat sera invité à jouer avec toute la palette automnale des feuillages : alouchiers et aubépines, bouleaux, cerisiers à grappes et charmes, chênes et châtaigniers, érables champêtre et plane, hêtres, merisiers et néfliers, pommiers, saules pourpres, tilleuls et viornes obier vous en feront voir de toutes les couleurs ! Et parfois durablement car le feuillage du chêne, du hêtre et du charme est marcescent : il se maintient longtemps sur les rameaux, souvent jusqu’à la poussée du nouveau feuillage printanier, procurant un écran durable contre le vent et les regards indiscrets.

… et de la vie sauvage

Si la haie témoigne de l’emprise des hommes sur le sol, elle s’intègre à merveille dans le manteau d’arlequin de la nature dont elle assure vaille que vaille les coutures. Elle constitue l’ultime refuge pour nombre d’espèces évincées par l’urbanisation et les cultures intensives. Devenues rares, les haies anciennes forment de véritables oasis entre le couvert forestier et les milieux ouverts. Leur permanence et leur diversité témoignent d’une parfaite adaptation aux conditions locales. Étagées sur plusieurs plans, elles offrent le gîte et le couvert à une foule d’espèces sauvages de la flore et de la faune des champs, des lisières, sinon des bois. À l’agrément des yeux se superpose le plaisir de régaler une petite Arche de Noé, exclue des grands espaces voués à la production.

– la haie et les oiseaux

Une haie brise-vent comportant des arbres de haut-jet accueillera près de vingt-cinq espèces d’oiseaux, contre sept ou huit pour un simple alignement d’arbres. Sur les quatre cent vingt espèces d’oiseaux familiers en Europe, près de la moitié se nourrissent, peu ou prou, de baies ou de petits fruits sauvages. En Wallonie, plus de septante espèces ont été observées dans les haies, dont quinze leur sont étroitement associées. Bon nombre de frugivores consomment chaque jour jusqu’à leur propre poids en fruits charnus !

Ces commensaux de la haie repasseront d’ailleurs les plats, en assurant à leur tour la dissémination des graines dans les parages. Consommateurs et consommés sont donc unis par d’étroites relations de mutualisme dont nous ne sommes pas non plus exclus : par la vue et le palais, par l’intimité que procure l’abri des feuillages, par les bénéfices engrangés grâce à la protection de la vie dans toute sa multiplicité, nous tirons tous le plus grand parti de ces échanges.

Les données chiffrées figurant ci-après n’ont de valeur qu’indicative. Partielles et tributaires de l’aire et de la fréquence de dispersion des plantes soumises à l’observation, elles n’ont d’autre rôle que de suggérer l’intérêt, déjà démontré, de certaines espèces d’arbres et d’arbustes. Sous bénéfice d’inventaire continué…

Les espèces à fruits favorites des oiseaux

D’après Cl. Hock, Les oiseaux et les baies sauvages

  • Sureau noir     80
  • Sorbier des oiseleurs  76 H
  • Merisier          69
  • Sureau à grappes        54
  • Framboisier    50
  • Prunier myrobolan     ± 50
  • Églantier         47 H
  • Aubépine à 1 style     43 H
  • Aubépine à 2 styles    43 H
  • Bourdaine       43
  • Ronce bleue    43
  • Cornouiller sanguin   42 H
  • Groseillier rouge        42
  • Pommier sauvage       41
  • Cerisier à grappes      35
  • Prunellier       35 H
  • Troène commun         35
  • Griottier         36
  • Fusain d’Europe         30
  • Lierre commun          30
  • Viorne obier   30
  • Amélanchier   28
  • Nerprun purgatif        28
  • Poirier commun         25-30
  • Cornouiller mâle        20
  • Groseillier épineux    20
  • Houx   20 H
  • Viorne lantane           20
  • Groseillier noir (cassis)         5
  • Néflier 3 (H)

En grasses : espèces mellifères

H = fruits persistant durant tout ou partie de l’hiver

– la haie et les papillons

Le petit peuple des papillons a, lui aussi, payé un lourd tribut à la disparition du bocage. Bon nombre de nos lépidoptères sont considérés comme vulnérables. Ainsi en va-t-il du magnifique gazé, dont le nom latin traduit bien l’inféodation aux aubépines : Aporia crataegi

Les haies vives sont toujours de véritables dortoirs à lépidoptères, car les fleurs de nombreux arbustes sont visitées par quantité de papillons et leurs feuilles consommées par leurs chenilles. Ainsi des Prunus (en particulier le prunellier) et Malus, assaillis par les flambés, les thèclas, les étoilés, les grands paons de nuit. La chenille de ce dernier se régalera aussi en août du jus sucré exsudé des fruits tombés au sol, à l’instar des chenilles du petit mars changeant et du vulcain. Les chenilles de celui-ci, ainsi que celles du paon de jour et du robert-le-diable, affectionnent les feuilles du houblon tandis que celles du grand sylvain, papillon forestier parfois rencontré en lisière, broutent les feuilles du tremble.

Au printemps, plusieurs papillons dégustent à qui mieux-mieux les fleurs hautement nectarifères des saules, notamment le morio, aussi attiré par les bouleaux ; déjà le citron a élu le nerprun ou la bourdaine ; en été, le moro-sphinx sera le seul à disposer d’une trompe assez longue pour aspirer le nectar des fleurs du chèvrefeuille, liane dont les feuilles serviront d’abri aux chenilles du sylvain azuré. Pour leur part, les amaryllis et les tabacs d’Espagne auront butiné les fleurs de la ronce en août-septembre, plante dont fait grand cas l’argus vert, aussi appelé thècla de la ronce. À partir d’octobre, le lierre est la principale plante nectarifère à être en fleurs, pour le bonheur des petites tortues, des vulcains et des citrons…

Et c’est par centaines que se dénombrent les espèces de papillons nocturnes, de micro-lépidoptères mais aussi d’abeilles sauvages et de bourdons fréquentant arbres et arbustes des haies vives… Pour tous ses hôtes, elle est donc un véritable havre, et d’autant plus si croissent à proximité des îlots d’ortie, dont tant de chenilles dépendent : la nocturne pyrale de l’ortie, mais aussi la carte géographique, le paon de jour, la petite Tortue, le vulcain, le robert-le-diable et la belle-dame…

Arbres et arbustes favoris des papillons

D’après Coll., À la rencontre des papillons, p. 43.

Arbustes et grimpants

  • Aubépines
  • Bourdaine
  • Chèvrefeuille
  • Églantier
  • Genêt à balais
  • Lierre
  • Nerprun
  • Prunellier
  • Ronces
  • Sureau noir
  • Troène
  • Viorne obier
  • Arbres
  • Bouleaux
  • Chênes
  • Charme
  • Érables
  • Hêtre
  • Noisetier
  • Peupliers
  • Pommiers
  • Saules
  • Sorbiers
  • Tremble

– la haie et les abeilles

Faut-il encore évoquer le calvaire des abeilles, décimées entre autres par la raréfaction de plantes pollinifères et /ou nectarifères et la prolifération de substances biocides dans les parcelles cultivées ? L’enjeu est crucial car, outre la cire, le pollen, le miel et la propolis offerts par la ruche, le rôle pollinisateur des insectes est considérable (chiffré à 4,7 Mds €/an), dont 90 % sont attribués à l’abeille. Dans un verger de pommiers, cinq cents à mille abeilles peuvent « fournir » de quarante à quatre-vingts tonnes de fruits en un ou deux jours de beau temps. Quelque vingt mille espèces de plantes dépendent des abeilles pour leur pollinisation…

Réciproquement, les abeilles dépendent des plantes pour assurer leur survie. Les premiers pollens – noisetier, cornouiller mâle, saules, aulne – permettent la reprise de la ponte de la reine dès février jusqu’aux floraisons printanières. En mai-juin, la colonie compte plus de cinquante mille individus. Si le besoin en pollen et en nectar est comblé, débute la miellée de printemps (avril-juin). Survient alors un « trou » dans les floraisons, heureusement comblé en juin et juillet par le châtaignier, le sureau noir, les tilleuls et le troène (ainsi que trèfles et plantes de prairie), favorables à la miellée d’été.

Grâce soit enfin rendue aux apports de pollen encore assurés en août par le chèvrefeuille et la ronce, plus tard par le lierre, car ils nourriront les abeilles nées entre août et octobre, sujets d’hiver destinés à élever la génération du printemps suivant.

 

Date de floraison

Pollen

Nectar

Noisetier

02-03

4

0

Cornouiller mâle

03-04

5

0

[Buis]

03-04

/

4

Prunier myrobolan

03-04

4

2

Saule cendré

03-04

3

4

Saule marsault

03-04

4

4

Aulne glutineux

03-04

3

2

Saule blanc

03-04

2

3

Peuplier grisard

03-04

3

0

Groseillier épineux

04-05

3

4

Groseillier noir (cassis)

04-05

3

4

Groseillier rouge

04-05

3

4

Merisier

04-05

4

2

Érable plane

04-05

3

4

Érable sycomore

04-06

3

3

Prunier crèque

 

04-05

4

Griottier

04-05

4

2

Framboisier

05-07

3

5

Érable champêtre

05-06

1

6

Bourdaine

05-09

3

3

Châtaignier

06

3

2

Troène commun

06-07

3

4

Tilleul à grandes ff.

06-07

3

5

Chèvrefeuille des bois

06-09

(3)

(3)

Tilleul à petites ff.

07

3

6

[Symphorine]

07-09

1

5

Lierre commun

09-10

4

5

Espèces non reprises dans la liste Mrw (voir ci-après)

1 = 1 > 25 kg/ha (pollen et nectar)

2 = 26 > 50 kg/ha

3 = 51 > 100 kg/ha

4 = 101-150 kg/ha (pollen) et 101> 200 kg/ha (nectar)

5 = + de 150 kg/ha (pollen) et 201-500 kg/ha (nectar)

6 = + 500 kg/ha (nectar)

– la haie et les insectes auxiliaires

Au couvert, la haie ajoute volontiers le gîte pour plusieurs petits mammifères – hérisson et musaraigne, grands consommateurs de limaces et d’escargots, écureuil et petits rongeurs tels le muscardin – ainsi qu’à une microfaune bariolée – insectes et coléoptères prédateurs des pucerons. Ce sont bien souvent les larves qui dévorent les pucerons, mais les sujets adultes, ceux des syrphes parmi d’autres, ont besoin d’une abondante nourriture – pollen et nectar – dès la fin de l’hiver. D’où l’intérêt de privilégier les espèces fleurissant jusqu’à cette époque – le lierre – ou très précoces.

Parmi les arbres et arbustes offrant un abri à une grande quantité d’insectes auxiliaires figurent aussi l’érable champêtre, le charme, le fusain d’Europe, le buis, le cornouiller sanguin, les viornes et le prunellier. Quant au sureau, à l’instar de l’ortie, il attire un puceron qui lui est inféodé… et donc ses prédateurs – coccinelles, syrphes et chrysopes – qui dévoreront les autres espèces de pucerons pullulant tout autour ! Ainsi, tout fait provende pour nos compagnons à plumes, à poils ou à écailles, en particulier si la haie comprend des essences supportant l’ombre et le recépage ainsi qu’une strate arbustive bien dense pour assurer un bon bourrage du pied de la haie, ourlée d’un cordon herbacé et fleuri non fauché.

Pourquoi donc se priver du plaisir presque divin de métamorphoser son jardin en éden pour une foule bigarrée de petites créatures sauvages multicolores. Leur passage ou leur résidence feront de notre cadre de vie intime un jardin en bonne santé et fécond, tout frémissant de vie, source d’observations infinies, stimulant émerveillement, humilité et sérénité…

Dès lors, passons à l’acte en privilégiant les arbres et arbustes apicoles, véritables fontaines de pollen et de nectar, et/ou féconds en petits fruits, tables d’hôtes.

 

Arbres et arbustes favoris des insectes auxiliaires
Nombre d’espèces observées par essence
D’après Inra, cité par V. Albouy, Jardinez avec la nature, 138-139
données extraites de M. Chinery, Le naturaliste en son jardin, p. 72 et 85.

Arbustes et grimpants

 

Chêne pédonculé

300

Saule

260

(Bouleau)

230

(Aubépine)

150

Peuplier

100

Aulne

90

(Pommier sauvage)

90

Noisetier

70

(Hêtre)

60

Frêne

40

Charme

30

(Sorbier des oiseleurs)

30

Tilleul

30

Buis

 

Cornouiller mâle

 

Cornouiller sanguin

 

Fusain d’Europe

 

Lierre

 

Ronce

 

Érable champêtre

 

Merisier

 

Orme

 

Sureau noir

 

Passons à l’acte !

C’est décidé : vous êtes résolu(e) à rompre l’affligeant monopole détenu par les haies de conifères – thuyas, cyprès, épicéas – peu propices à l’accueil du Vivant et dont l’uniformité chagrine le regard. Mais comment choisir à bon escient des arbres et arbustes indigènes adaptés à la création de haies paysagères en limite de jardins ou de bâtiments ? Une vaste liste établie par la Région wallonne, dans le cadre des subsides octroyés en faveur de la plantation et/ou de l’entretien de haies vives en milieu rural, pourra orienter votre choix.

– Planter indigène : une préférence, pas un dogme !

Privilégier les essences indigènes est un choix raisonnable, fondé sur des critères économiques – les sujets rustiques sont bon marché et résistants -, écologiques… et sentimentaux. Ceci dit, qui vous empêchera de planter des sujets exotiques ? Du reste, certains ne sont pas dénués de vertus bénéfiques à l’égard de notre faune indigène. En témoignent les nombreux exemples décrits par cette Grande Dame des Jardins en Belgique, Jelena de Belder, créatrice de l’arboretum de Kalmthout : Jelena de Belder et Xavier Misonne, Le Livre des Baies, Racine, 1997.

Leurs exigences en matière d’humidité du sol, qu’ils contribuent à réguler, réservent les saules à des utilisations assez spécifiques, bien qu’ils soient quasiment tous adaptés à nos régions (hormis le saule des vanniers, inadapté à l’Ardenne, mais dont la floraison en chatons blond tilleul et délicieusement parfumée est un bonheur pour les pollinisateurs ).

D’innombrables espèces d’insectes colonisent les saules (pollen, nectar, sève, bois tendre). Souvent absents des haies, sinon sur sol humide, les saules peuvent former des alignements de têtards (tout comme le frêne, le charme et parfois le chêne). Taillés régulièrement, ils acquièrent une « tête » énorme, formée de nombreuses cavités favorables aux espèces cavernicoles. En intercalant des arbustes bas entre chacun de ces têtards, on obtient… une haie libre ! Salix alba est, bien sûr, ravissant avec son feuillage argenté, mais ne convient que pour les grands terrains : il est très gourmand en eau et peut atteindre vingt-cinq mètres de haut…

– La haie stricte

Dirigée par un entretien rigoureux et régulier, et partant contraignant, la haie stricte s’impose souvent pour des raisons

– esthétiques et pratiques (haies de dimensions variables pour délimiter propriétés et parterres, structurer ou compartimenter un jardin, accompagner les cheminements, constituer un fond de verdure pour appuyer des massifs de vivaces),

– sanitaires et sécuritaires (écran visuel, acoustique, physique),

– ou à proximité immédiate de la maison (ou d’un carrefour pour ne pas entraver la visibilité).

Aux haies taillées constituées de conifères exotiques, murailles uniformes quasi désertiques pour la faune indigène, préférons des haies mélangées.

Isolés ou en mélange, le charme, le hêtre et le houx conviennent à merveille – ainsi que l’if et le buis, non repris dans la liste de la Région Wallonne, en raison de leur toxicité – : ils sont d’une plasticité à toute épreuve et leur feuillage persistant – le buis, l’if et le houx – ou marcescent – le charme et le hêtre – protégeront les petits passereaux des vents froids et de la neige.

Mais d’autres espèces se soumettent de bonne grâce à des coupes répétées pour former des haies mélangées et taillées. On évitera le sureau, trop dynamique, ainsi que le prunellier, ardent colonisateur, qui rejette du pied à tout va. Toutes ces essences supportent bien le rajeunissement par recépage – rabattage sévère – qui s’imposera périodiquement. Pour les haies hautes taillées, toutes les espèces de la liste de la Région wallonne conviennent, hormis les bouleaux, le châtaignier, le noyer et les saules, sauf le marsault, vraiment tout terrain.

Outre la diversité des coloris, le mélange des espèces favorise aussi… la survie de la haie : que survienne une attaque parasitaire ou bactérienne, un coup de gel ou de chaleur intense, et pour peu qu’elle y soit sensible, la haie monospécifique serait anéantie… Ceci dit, les arbustes champêtres sont rustiques à souhait et abritent en général autant de parasites que de prédateurs de ceux-ci : vive l’équilibre naturel !

À l’échelle d’un tout petit jardin, même urbain, la haie stricte permet donc au citadin d’apporter son écot à la biodiversité, qu’il pourra enrichir encore par la plantation de certaines plantes grimpantes florifères. De plus, elles sont aptes à couvrir murs ou treillis pour former des haies « verticales » ou de faible largeur : bryone – sauf en Moyenne et Haute Ardenne -, chèvrefeuille des bois, houblon, lierre et morelle douce-amère sont tout indiquées mais les clématites des haies s’avèrent souvent envahissantes…

– Les haies libres

Grave inconvénient, la taille stricte entrave, et bien souvent, compromet la floraison, et partant, la fructification. De surcroît, la rigueur et la régularité de leur entretien contrarie la spontanéité du port naturel des essences indigènes – érigé, arrondi, variations de hauteur -, et partant, l’attrait des combinaisons de ces paramètres, dont le jeu fait tout le plaisir de la création et… de la contemplation !

Tout jardin ou coin de parc propice accueillera de préférence une ou plusieurs haies libres, dont la croissance n’est limitée que par une taille occasionnelle. Presque toutes les essences reprises dans la liste de la Région Wallonne, hormis le noyer, les ormes et les peupliers sont aptes à former ces beaux écrans champêtres au port libre, couverts de fleurs au printemps. L’été venu, et subsistant parfois une bonne partie de l’hiver, d’innombrables petits fruits aux couleurs vives viendront les égayer. Une véritable auberge pour d’innombrables espèces de la faune sauvage, auxiliaires bénévoles assurant la pollinisation des plantes sauvages et cultivées et régulant la prolifération des « ravageurs » capables de compromettre les récoltes de fruits et légumes du jardin !

L’alternance des hauteurs et ports permet la création de haies à plusieurs étages : à l’image d’un immeuble en pleine crise de logement, chaque palier de la haie abrite et nourrit des familles différentes, cohabitants naturels se partageant l’espace et la provende à portée de pattes ou d’ailes. Ainsi le rougegorge nidifie-t-il au sol ou près du sol dans un joyeux petit fouillis végétal, merles et grives apprécient les buissons bas mais épais, en particulier épineux, tandis que les mésanges préfèrent les arbres assez âgés aux cavités nombreuses, que domineront encore les nids des geais… Quant à l’effet brise-vent, il requiert non seulement l’étage arbustif mais aussi, si l’espace le permet, des arbres à hautes tiges à espacements plus ou moins réguliers : bouleaux, charme, chênes, érables, frêne et hêtre, griottier et merisier, prunier myrobolan, peupliers, pommier et poirier sauvages, tilleuls à grandes ou à petites feuilles.

L’efficacité de l’effet brise-vent dépend de plusieurs facteurs :

– une hauteur adéquate : la profondeur de terrain protégée est égale à 10 x la hauteur de la haie ;

– l’homogénéité : le garnissage régulier du feuillage de la base au sommet, favorisée par l’association d’arbustes de ports et de hauteurs complémentaires. Ainsi, pour une haie de hauteur moyenne : associer en cépées (sujets en touffes à tiges multiples) de grands arbustes (charme, érable champêtre, noisetier, hêtre, prunier myrobolan ou cerisier à grappes) et de petits ou moyens sujets au port tantôt rond, tantôt érigé (tels que cornouiller sanguin, viornes, sureau, fusain ou troène) ; l’association avec des sujets à feuillage persistant (houx, if) ou marcescent (charme, hêtre) garantira un écran durable au fil des saisons ;

– la continuité : toute ouverture crée un appel d’air néfaste ; dans le cas d’une trouvée volontaire dans la haie, prévoir une petite haie faisant office de chicane ou d’écran séparé.

Enfin, si vous possédez ou gérez un vrai petit domaine, ces haies hautes plantées en rangs multiples peuvent même engendrer des bandes boisées, dont la hauteur à maturité oscille entre dix et trente mètres, pour lesquelles toutes les essences de la liste du Mrw conviennent.

Ne perdez jamais de vue la diversité ! Basse ou haute, taillée ou libre, à un ou plusieurs rangs, la haie sera d’autant plus bruissante de vie qu’elle compte un grand nombre d’espèces et d’étages.

Les pieds sur terre

L’idéal consiste :

– à disposer des haies de compositions et étages variés,

– associant des essences dont les floraisons s’étalent de février à septembre,

– et à en décaler dans le temps l’entretien par zones.

À l’axe du temps ajoutons celui de la verticalité pour assurer la diversité des essences et des étages.

– Avant de commencer, s’assurer de l’accord d’un voisinage : mieux vaut convaincre le voisin d’accueillir une haie mitoyenne, source de bénéfices mutuels ; sinon, toute haie dont la hauteur n’excède pas deux mètres sera plantée à cinquante centimètres de la limite de propriété, sinon à deux mètres de recul. Se conformer aux éventuels usages locaux.

– Planter non seulement indigène, mais jeune ! Scions et boutures de deux ans et pas plus gros qu’un doigt pour la meilleure reprise…

– Chez le pépiniériste, préciser le nom latin afin d’éviter toute confusion avec des variétés horticoles.

– Favoriser la plantation groupée de plusieurs sujets d’une même espèce au sein d’une haie diversifiée pour favoriser l’effet bouquet et limiter la compétition entre espèces.

– Dans la mesure du possible, orienter la haie nord-sud pour un ensoleillement équitable.

– Effectuer la plantation entre mi-novembre et février.

– Bien ameublir le sol à double profondeur de bêche, sans mêler terre de surface et couche de sous-sol ; décompacter le fond en incorporant compost ou engrais organique à décomposition lente.

La fosse de plantation doit être assez vaste pour éviter toute compression des racines, pralinées.

– Dès la plantation, et durant les deux premières années, protéger les plants de la concurrence herbacée : désherbage et paillage. Et arrosage hebdomadaire en été très recommandé !

– Passé ce délai, la flore herbacée peut retrouver tous ses droits, l’idéal étant une lisière herbacée de plantes sauvages : carottes sauvages et autres ombellifères ou orties, propices aux butineurs et pollinisateurs.

– Compter septante centimètres d’écart entre les arbustes dont la taille n’excède pas un mètres, sinon un mètre d’écart ; le cas échéant, doubler par une seconde rangée en quinconce et mêler caducs et persistants.

– Sitôt la plantation effectuée, taille radicale : de trois-quarts l’année de plantation, d’un tiers les deux années suivantes.

– Pour les sujets à tige unique, la taille de recépage les contraindra à se ramifier près du sol pour étoffer la haie, qui atteindra un mètre cinquante la troisième année.

– Garder une strate arbustive bien dense au pied et novembre venu, ne pas tailler toute la haie d’un seul coup, mais par tronçons (dans le cas d’une haie à maturité, rabattre au sol, tous les cinq ans, 20 % de la longueur de la haie; l’idéal : travaux avant la mi-novembre (repos hivernal de la faune), et en tous cas avant février (construction des premiers nids) ; épargner le sous-étage broussailleux (ronces, menus bois morts, feuilles mortes) utiles à la confection des abris et nids.

Partie 2 - Haies et arbres fourragers
  1. Intérêts en élevage

L’objectif ambitieux de la Déclaration de politique régionale wallonne vient après quelques décennies de destruction des haies au profit du remembrement et de la mécanisation agricole, notamment dans les années septante… Les efforts entrepris aujourd’hui pour réparer les orientations passées sont à leur sommet et les objectifs énoncés sont de consolider un réseau écologique favorable à la biodiversité, de répondre aux enjeux climatiques, en fixant le carbone dans le sol et la végétation. Un incitant financier à la plantation de haies, arbres et vergers, mis en place en 1995, a été revalorisé à plusieurs reprises. Pourtant, les plantations stagnent à une dizaine de kilomètres de haies par an…

Afin de gagner en efficacité, ces mesures doivent toucher les particuliers mais aussi, et surtout, les agriculteurs qui gèrent 45% du territoire wallon. D’après les statistiques wallonnes, on comptait, en 2012, à peine seize mètres de haies par hectare agricole ! Pourtant, nous allons le voir, le rôle de l’arbre et des haies dépasse de très loin le simple intérêt naturaliste, tant ils apportent de multiples avantages, notamment dans les élevages de ruminants, que j’aborderai ici. J’oserais même dire qu’ils sont une simplissime solution, la solution cardinale aux nombreux défis qui se posent aujourd’hui aux éleveurs…

Un appoint alimentaire, notamment en situation de sécheresse

Commençons par un problème d’actualité : une quatrième année de sécheresse consécutive touche, de plein fouet, notre agriculture. Le vent asséchant d’est et du nord, combiné à la quasi-absence de précipitations ces derniers mois, ralentit fortement la pousse d’herbe. Cette année encore, la récolte de foin s’annonce pauvre, tant en quantité qu’en qualité, et le pâturage, compliqué. Un surpâturage des parcelles réduit encore les possibilités de reprise de la croissance de l’herbe à court terme.

Le feuillage des haies constitue un apport alimentaire intéressant pour les ruminants. Une étude a montré qu’un troupeau de génisses laitières passe 30 % de son temps à brouter les haies, au printemps, contre 5 % plus tard dans la saison. Au printemps notamment, le feuillage des arbres et des arbustes est plus digeste que l’herbe de la prairie, ce qui attire les bovins. En conditions de sécheresse, cet apport alimentaire peut devenir beaucoup plus important et aider les producteurs à passer le cap.

Plus de haies, moins de soja

Les protéines contenues dans l’herbe sont souvent mal digérées par les ruminants : elles se dégradent dans le rumen en formant de l’ammoniaque et, finalement, on estime que 60 à 90% de l’azote des protéines se retrouve dans les lisiers… Ce qui contribue largement à l’odeur désagréable des déjections animales. Les arbres possèdent un feuillage riche en tannins condensés. Ces molécules ont la propriété de s’allier durablement aux protéines lors de la mastication, en formant des complexes insolubles dans le rumen – pH de 5,5 à 7 – mais solubles en milieu plus acide, dans la caillette – pH de 2 à 3 -, ce qui rend les protéines accessibles pour la digestion et l’absorption intestinale. Une alimentation riche en tannins permet donc une meilleure absorption des protéines. Encore un outil permettant de se passer du soja !

Plus d’arbres, moins de vétérinaires

Ces fameux tannins sont des substances aux propriétés antibiotiques et antiseptiques. Ils servent à la conservation des boissons – vins, bières – et des aliments – épices, fumaisons – mais aussi à la défense des plantes contre les herbivores. C’est la dose qui fait le poison : pris en quantités raisonnables, ils sont bénéfiques pour la santé car ils contribuent à réguler des organismes plus sensibles – microbes, champignons… Chez les ruminants, il a été démontré que les tannins, issus du feuillage des arbres et de certaines plantes herbacées – lotier, sainfoin… – contribuent à réguler les infections parasitaires.

Aujourd’hui, les éleveurs manquent de solutions pour protéger leurs troupeaux des parasites, et les substances antiparasitaires sont malheureusement utilisées en routine. Elles ont des impacts forts sur la biodiversité – notamment sur la faune du sol – et les résistances des parasites se développent, si bien que les molécules rencontrent finalement leurs limites. Une alimentation enrichie en feuillages de haies permet une régulation de fond intéressante, tant pour les bovins que pour les ovins et les caprins.

Ajoutons qu’en contribuant à un meilleur fonctionnement digestif, les tannins permettent également de réduire les risques de météorisation et de dysfonctionnements liés à une alimentation trop riche, notamment lors de la mise à l’herbe au printemps. Les haies contribuent aussi fortement à l’automédication des animaux, grâce aux diverses vertus médicinales des plantes. Rien de pire donc qu’une prairie semée de ray-grass pur et sans haies, ne fournissant aucune plante sauvage aux animaux !

Des haies pour réduire la production de gaz à effets de serre

Bien entendu, les arbres et les haies stockent du carbone dans leurs organes aériens et souterrains, et contribuent de ce fait à tamponner les émissions de carbone. Mais leur rôle ne s’arrête pas là. En améliorant la digestion des ruminants, les tannins permettent une réduction de l’émission de méthane et de protoxyde d’azote, deux gaz à effet de serre souvent pointés du doigt dans les discussions sur l’impact de l’élevage sur les changements climatiques.

Améliorer le bien-être animal, la santé et la productivité

Les haies et les arbres fournissent des abris indispensables au bien-être des animaux en pâture. Rappelons que le tout récent Code wallon du bien-être animal précise, dans son article D.10, que « tout animal détenu en extérieur dispose d’un abri naturel ou artificiel pouvant le préserver des effets néfastes du vent, du soleil et de la pluie« . Plusieurs études ont démontré que le bien-être des animaux influe directement sur leur santé et sur leur productivité – lait, viande… Par ailleurs, le bien-être animal fait l’objet de préoccupations croissantes de la part des citoyens.

Augmenter la fertilité des sols

Qui ne s’est pas déjà émerveillé devant les couleurs d’automne, lorsque les feuilles des arbres jaunissent et rougissent pour finalement tomber au sol avant l’hiver ? Ce spectacle traduit en réalité une stratégie des ligneux pour conserver la fertilité des sols. Les feuilles s’enrichissent en tannins – encore eux ! – avant leur chute. Initialement stockés dans les vacuoles, les tannins sont libérés et se fixent aux protéines et minéraux constituant la feuille, empêchant leur lessivage pendant les mois d’hiver. Au printemps, l’activité microbienne du sol va finalement libérer les éléments au moment où les plantes sont capables de les prélever, souvent en symbiose avec des mycorhizes… Le cycle est bouclé !

Mais encore…

Tentons d’achever ce tour – décidément interminable ! – des bienfaits des arbres et des haies dans le système agricole. En Nouvelle-Zélande, des plantations de saules et de peupliers ont été réalisées afin de lutter contre l’érosion. Et, en plus de leur rôle de protection du sol, les arbres fournissent du bois-énergie et sont pâturés par des ruminants.

Outre le bois, les arbres et les haies peuvent encore apporter un revenu complémentaire, via leurs fruits – frais, jus, cidres, compotes… -, apportant ainsi une diversification intéressante aux activités de la ferme. Ils contribuent enfin à la beauté des paysages et à leur attrait touristique, fournissent un microclimat favorable aux cultures – brise-vent, ombrage -, etc.

Tous ces avantages des haies et arbres pour les activités agricoles, et notamment d’élevage, devraient donc inciter les producteurs à en installer dans et en bordure de leurs parcelles…

  1. Eléments pour une mise en pratique

L’on s’arrête souvent à l’intérêt écologique des arbres et des haies pour motiver les campagnes de replantation. Mais si leur intérêt pour la biodiversité est évident et important, il convient de rappeler et de souligner leur rôle-clé dans l’activité agricole et leur incontestable plus-value économique. Je viens d’énumérer les nombreux avantages des arbres et des haies en système d’élevage : appoint alimentaire notamment en période de sécheresse, meilleure assimilation de l’azote, moindres risques de météorisation, diminution de l’émission de gaz à effets de serre liés à la rumination, réduction des interventions vétérinaires, augmentation du bien-être animal et de la productivité en lait et en viande…

Devant ces nombreux atouts, les éleveurs devraient être tentés de favoriser arbres et haies dans et autour de leurs pâtures. Voici à présent quelques éléments pratiques en vue d’optimiser leur rôle dans l’alimentation animale.

Penser l’implantation des haies pour maximiser leurs bienfaits

Les haies jouent un rôle important dans la protection des sols contre l’érosion et dans l’optimisation hydrique des parcelles. Etant donné la fréquence accrue des sécheresses, il est intéressant de profiter de cette caractéristique en favorisant l’infiltration des eaux en vue de la recharge du sol et de la nappe phréatique, plutôt que le ruissèlement exportant par ailleurs des éléments nutritifs. Pour remplir ce pleinement rôle, la meilleure implantation des haies est parallèle aux courbes de niveau.

Les haies jouent également le rôle de brise-vent, qui, à nouveau, est favorable aux cultures et aux pâtures par le microclimat ainsi créé. Les vents du nord et nord-Est, fréquents ces dernières années en sortie d’hiver, sont asséchants et accentuent donc les effets de la sécheresse. La disposition des haies peut optimiser cette protection. Le meilleur brise-vent est constitué d’une haie de feuillus composée de différentes strates : arbres de hauts-jets, arbres de taille moyenne en cépée et arbustes de « bourrage », c’est-à-dire remplissant les trous à la base. L’effet brise-vent se manifeste sur une largeur équivalant à une quinzaine de fois la hauteur de la haie.

L’implantation de la haie va définir des microclimats au sein du parcellaire. Pour une implantation ouest-est, la différence d’ensoleillement va engendrer une hausse de productivité au sud de la haie – ensoleillement direct, réflexion des rayons de la haie vers la culture -, sur une distance allant jusque quatre fois la hauteur de la haie, et une baisse de productivité, au nord de la haie. En général, on observe une précocité d’une à deux semaines et une période de végétation plus longue dans des parcelles protégées par des haies. La concurrence racinaire pour l’eau et les éléments nutritifs de surface se joue sur une bande de largeur équivalente à la hauteur de la haie.

Arbres et haies fourragers : méthodes et périodes de récolte

Il existe différentes méthodes permettant d’utiliser le feuillage des arbres et haies pour l’alimentation animale.

La première, la récolte manuelle, consiste à récolter, sur les arbres et les haies, des branches feuillées qui sont distribuées aux animaux, soit directement en champs selon le principe de la « rame au sol », soit séchés pour constituer un fourrage hivernal. La seconde option était courante antan, et le feuillage sec présente d’excellentes valeurs alimentaires, mais la technique demandait beaucoup de travail pour tailler, fagoter et ramener les branches, et de la place pour le stockage des fagots en grange.

La seconde technique – les arbres et les haies pâturés – consiste à y faire directement pâturer les animaux… Il est alors nécessaire de trouver un juste équilibre pour assurer le pâturage sans porter atteinte à la vigueur des arbres, et en assurant la durabilité du système grâce à une repousse d’année en année.

Quelle sera la période de récolte ?

La valeur nutritive des feuillages varie selon de nombreux paramètres – essence, station, stress divers… -, dont la période de l’année. En particulier, la teneur en tannins a tendance à croître en cours de saison. Un excès de tannins rend le feuillage moins appétent, mais ils peuvent aussi être recherchés par les animaux pour améliorer leur digestion ou pour lutter contre les parasites gastro-intestinaux. En cas de sécheresse, les apports de feuillage peuvent être intéressants pour combler la pénurie d’herbe, ce qui se produit généralement en été mais aussi parfois au printemps, comme l’a montré la sécheresse printanière de 2020.

La gestion du pâturage prévoira un accès aux arbres et haies fourragers en fonction de ces besoins. En ce qui concerne la taille cependant, la législation actuelle interdit les interventions entre le 1er avril et le 31 juillet. Il faudra donc compter sur le mois d’août et le début du mois de septembre. Dans tous les cas, la récolte à usage fourrager sera réalisée avant le jaunissement des feuilles car, à ce moment-là, les réserves nutritives des feuilles sont réallouées vers le tronc et la très haute concentration de tannins rapatriés dans le feuillage le rend peu appétissant. Cette période de taille est aussi moins préjudiciable à la vigueur des arbres.

Les différents types d’arbres fourragers

– Arbres têtards : étêtés afin de permettre le développement d’une trogne d’où rejettent, à chaque taille tous les trois à six ans, de nouvelles branches. Elles sont distribuées en rame au sol aux animaux. Si la trogne est basse – environ un mètre -, elle peut être pâturée par les bovins, en veillant à ne pas épuiser l’arbre par un surpâturage.

– Arbres émondés : arbres taillés au niveau des branches latérales en gardant la « tête ». Ils ont une forme longue et mince. Les branches sont distribuées, en rames au sol, aux animaux. Il est possible de faire pâturer les bovins sur les rejets bas mais un surpâturage aura pour conséquence la réduction progressive des rejets à cette hauteur.

– Cépées et taillis : arbres maintenus bas et denses par des tailles répétées. Le produit des tailles peut être distribué aux animaux. On les prélèvera alors en fin d’été pour laisser préalablement le temps à la souche de reconstituer ses réserves. Si les arbustes sont bien denses et touffus, un pâturage direct raisonné est possible.

Préserver la vitalité des arbres et des arbustes

– Tailles

La taille, si elle est bien pratiquée, permet de préserver la vitalité des arbres, voire même d’augmenter leur longévité, comme en témoigne l’existence d’arbres têtards multi-séculaires. Si elle est trop fréquente, effectuée sur de trop jeunes arbres ou dans de mauvaises conditions, la taille peut au contraire compromettre la vitalité de l’arbre. Le pâturage direct peut être vu comme un type de taille agressif, en raison de la tendance des animaux à blesser et à arracher les rameaux.

– Ecorçages

Par ailleurs, la dent des animaux peut également causer des dégâts sur l’écorce. Une attention particulière doit ainsi être portée aux caprins et aux ovins. Les bovins ont, quant à eux, tendance à se frotter aux troncs, ce qui peut être préjudiciable pour certains jeunes arbres. Les porcs, en plus de se frotter aux écorces, peuvent endommager les racines par leur activité de fouissage.

– Protections

La plupart des jeunes plants doivent être isolés des animaux pendant les premières années afin de permettre leur implantation et leur développement, tant au niveau de leur système racinaire que de leur houppier. Le tronc des arbres d’avenir – de hauts jets ou têtards – sera également protégé. Dans certains types d’élevages, notamment en caprins, les haies seront installées à l’abri d’une clôture, et seules les branches latérales – allant vers ou traversant la clôture – seront pâturées en direct. Le reste pourra être taillé et distribué sur place.

Quelles essences choisir ?

La plupart des arbres et arbustes sont intéressants en tant que fourrages. Il faut cependant éviter les ifs, noyers, buis et laurier-rose qui sont toxiques pour les bêtes. Les essences seront choisies en fonction des paramètres pédoclimatiques de la parcelle. Un bon indicateur est de noter la présence des essences avoisinantes, dans le milieu naturel, qui sont souvent les mieux adaptées au terroir. Il est préférable de compter sur plusieurs espèces afin de donner du choix aux animaux et de multiplier les chances de réussite de la plantation. Les arbres qui n’auront pas bien pris seront remplacés au cas par cas.

Parmi les espèces à mener en têtards, les saules sont les plus connus. Il faut cependant être attentif à leurs besoins en eau et les éviter dans les parcelles sensibles à la sécheresse. Les frênes sont les « rois » des arbres fourragers, réputés pour leurs qualités nutritives et pour l’appétence qu’ils suscitent. Le chêne, l’orme, l’aulne et le tilleul sont également adaptés au têtard.

Parmi les espèces à mener en cépée, les noisetiers représentent un premier choix, par la qualité de leur feuillage et notamment leur haute teneur en tannins dès le printemps, qui peut répondre à un besoin naturel des animaux – antiparasitaire, troubles digestifs… Le charme est également adapté à ce mode de conduite et très apprécié du bétail. Citons encore l’orme, le sorbier et l’aulne.

Les arbustes de « bourrage » peuvent être choisis parmi les épineux. L’aubépine semble très appréciée des ruminants, tout comme le prunellier et l’églantier. On pourra aussi opter pour des cornouillers et des sureaux.

Structure de la haie-type

Au sein de la haie, on alternera les arbres de hauts-jets ou têtards – distants entre eux de cinq à dix mètres – avec les arbres de cépées – distants entre eux de deux à cinq mètres – et les arbustes de bourrage – distants entre eux de cinquante centimètres à un mètre cinquante. Tous les plants seront distants d’un demi-mètre à un mètre. On veille généralement à diversifier les essences et à regrouper, au sein de la haie et par type d’arbre, les essences au minimum par trois.

Ces quelques éléments pour la mise en pratique de l’utilisation des arbres et haies en élevage nécessitent bien sûr des approfondissements afin d’optimiser les techniques et assurer leur cohérence avec les élevages du XXIe siècle. Des expertises devront donc être recherchées auprès de personnes-ressources – pour le développement du sujet, en France, voir notamment l’INRA de Lusignan – et d’éleveurs qui ont accumulé de l’expérience avec les arbres et haies fourragères : observations, expérimentations à l’échelle de la ferme, etc.

  1. Des pistes pour les privilégier dans nos campagnes

Les anciens connaissaient et exploitaient les innombrables vertus des arbres et haies fourragers. Il y a encore quelques décennies encore, des fermiers entretenaient les arbres têtards et les haies, et en utilisaient le feuillage pour compléter l’alimentation de leur bétail. Pourquoi ces pratiques se sont-elles arrêtées et quels sont les leviers susceptibles de les réintroduire dans nos campagnes, en harmonie avec les systèmes d’élevage d’aujourd’hui ? Voici quelques pistes…

Dix mille ans d’arbres fourragers

Au commencement était la forêt. Les premiers éleveurs pâturaient les sous-bois et pratiquaient la feuillée, c’est-à-dire la récolte de branches pour la distribution hivernale. Une première révolution a été l’invention de la faux à deux mains qui, en facilitant la récolte d’herbe, en a fait le principal fourrage. Prés, prairies, pâtures et pâturages sont apparus au XIIe siècle dans le vocabulaire français, ce qui atteste du développement de ces surfaces enherbées participant dorénavant plus largement à l’alimentation du bétail.

Arbres et haies sont cependant restés d’importantes ressources nourricières pour les troupeaux, jusqu’il y a peu. Ils sont conseillés dans le premier traité d’agronomie écrit par Olivier de Serres – « Théâtre d’agriculture et mesnage des champs« , 1600. Dans les deux siècles qui suivirent, les critiques de ces pratiques se multiplièrent, étant donné l’importance croissante de la production de bois d’œuvre : participant à la construction des bateaux, les arbres permettaient d’affirmer la puissance des nations, via leur flotte navale. Au XIXe siècle, le développement des charbonnages réduisit les besoins en bois issus de l’émondage.

La place des arbres dans le monde paysan

A cette époque, les arbres gardent tout leur importance dans l’économie de la ferme. Ils sont soit pâturés directement par les animaux, soit taillés pour une distribution sur place – « rames au sol ». La réalisation de fagots, séchés, permet aussi la conservation en grange pour les rations hivernales. La ramure est valorisée pour le chauffage – branches – ou d’autres utilisations, selon les essences : sabots, manches d’outils et de balais, etc. Tandis que le fermier a usage du houppier, le fût revient au propriétaire, dans le cas des terres sous fermage, et sont valorisés en bois d’œuvre. Rien n’est gaspillé dans cette économie de subsistance ; les arbres ornementaux « inutiles », comme le marronnier d’Inde, ne sont apparus que plus tard dans les cours de fermes pour symboliser un certain niveau social.

Au-delà de leur utilité, les arbres et les haies étaient le symbole d’une ferme bien conduite, une question d’honneur ! « Arbres, bois et sous-bois, talus, haies, fossés, murets, alignements, qu’ils relèvent de chaque paysan individuellement ou du groupe dans les parties communes, c’était la fierté de tous et de chacun qu’ils soient bien menés, qu’ils offrent au regard des autres la vue d’un espace bien entretenu et valorisé » (extrait de Goust, 2017). Voici qui garantissait leur bon entretien…

Les causes du déclin

La mécanisation de la récolte de fourrages herbacés – faux à deux mains, faucheuse tractée par les bovins ou les chevaux, puis par le tracteur – a laissé les arbres fourragers de côté, en permettant une réduction de travail accompagnant l’agrandissement progressif des élevages. L’utilisation des feuillages pour l’alimentation hivernale demanda beaucoup de travail pour la taille, le fagotage, le séchage et le stockage en grange.

Aujourd’hui, les éleveurs ont même oublié les vertus des arbres et des haies pour les bêtes, notamment en ce qui concerne la valeur alimentaire et médicinale de ce type de fourrage. Le passage à d’autres sources d’énergie a réduit les besoins en bois d’émonde. Par ailleurs, les disciplines agricoles et forestières ont été séparées à tous les niveaux, y compris dans les cartographies d’utilisation du sol – zone agricole vs. zone forestière…

Des leviers pour le retour de l’arbre paysan

« L’utilisation des arbres dans le dispositif d’alimentation du bétail est une solution d’avenir pour les élevages confrontés à l’évolution climatique et aux problèmes environnementaux« , en offrant une meilleure résilience face aux aléas du climat. « Augmenter les ressources fourragères, limiter les traitements, maintenir une agriculture dans les zones défavorisées, améliorer les conditions de pâture et le bien-être animal sont autant d’atouts des arbres fourragers, au bénéfice de l’élevage paysan » (extraits de Goust, 2017).

Le renouveau des arbres fourragers passera obligatoirement par des pratiques compatibles avec les exigences d’une agriculture du XXIe siècle. En particulier, des recherches sont nécessaires pour optimiser les systèmes de récolte directe – pâturage raisonné des haies et d’arbres – ou indirecte – mécanisation de la taille et de la gestion des émondes, valorisation optimale des sous-produits des arbres en bois-énergie et autres… Une expertise existe dans d’autres pays – voir notamment les recherches lancées par l’INRA de Lusignan : https://abiodoc.docressources.fr/doc_num.php?explnum_id=2984 – et des éleveurs ont accumulé une certaine expérience qui pourrait être partagée.

Par ailleurs, la mise en place de projets pilotes, « vitrines » inspirantes pour les autres éleveurs, est toute indiquée. Ce pourrait être le lieu d’expérimentations permettant d’affiner encore les techniques. En résumé, il est nécessaire de mettre en place des programmes de recherche multi-acteurs allant dans ce sens.

La sensibilisation et l’accompagnement des producteurs

Les intérêts des arbres fourragers pour les systèmes d’élevages sont trop peu connus par les éleveurs et mériteraient d’être mis en avant, via des articles de sensibilisation et un accompagnement technique. Les conseillers agricoles devraient être mieux formés à leur rôle – alimentaire, médicinal, de productivité végétale ou animale – et à la meilleure manière de les implanter, dans les parcelles, en fonction du contexte pédoclimatique et des utilisations présagées.

Des aides au débouché plutôt qu’à la plantation

Un programme d’aide à la plantation des arbres et des haies, destiné aux particuliers et aux agriculteurs, existe, en Wallonie, depuis 1995, traduisant une volonté de réinstaller un bocage sur le territoire wallon. Si elle peut stimuler des initiatives, une trop forte subsidiation entraine également une déresponsabilisation des acteurs et n’aide pas à assurer la bonne gestion des arbres et des haies plantés. Il pourrait donc être intéressant de réallouer une partie de ces subsides vers la valorisation des sous-produits des haies et des arbres. En effet, une aide sur le débouché encouragera les efforts de gestion des arbres, permettant de meilleurs taux de réussite des plantations. Les débouchés peuvent être liés à la récolte – outils adéquats, respectueux des arbres et efficaces -, à la filière énergie – aides notamment à la récolte et à la transformation -, alimentaire – pressoirs et autres outils de valorisation des fruits – ou fourragère.

Ces différents leviers pourraient favoriser un retour progressif des arbres et des haies dans nos campagnes et, surtout, la valorisation de leurs rôles multiples pour les activités d’élevage.

Bibliographie :

– Sophie Vandermeulen. 2016. Trees ans shrubs influence the behaviour of grazing cattle and rumen fermentation. Thèse de doctorat. 165 pp.

– Marc-André Selosse. 2019. Les goûts et les couleurs du monde. Une histoire naturelle des tannins, de l’écologie à la santé. Editions Actes sud.

– Jérôme Goust. 2017. Arbres fourragers. De l’élevage paysan au respect de l’environnement. Editions de Terran.

– Fabien Liagre. 2018. Les haies rurales (seconde édition). Rôles, création, entretien, bois-énergie. Editions France Agricole.

– Dominique Mansion. 2010. Les trognes. L’arbre paysan aux milles usages. Editions Ouest-France.

– Jacques Baudry et Agnès Jouin. 2003. De la haie au bocage. Organisation, dynamique et gestion. INRA éditions, collection Espaces ruraux.

Conclusion

Nous venons d’évoquer l’incroyable complexité de l’écosystème bocager. Nous venons d’expliquer en quoi ce système bocager est un corollaire indispensable à la modernité agricole telle que nous l’envisageons. Or l’objectif inscrit dans la Déclaration de politique régionale wallonne, nous l’avons dit, est ambitieux ! Mais les différentes forces politiques qui ont souscrit à pareille déclaration sont-elles vraiment en mesure d’admettre toute l’ampleur de l’erreur historique commise il y a un demi-siècle et de comprendre à quel point l’indispensable « retour de la haie » est appelé à transformer, à améliorer l’environnement agricole wallon, en en excluant le mirage productiviste persistant ? Il a montré ses limites et n’en finit plus de multiplier les dégâts. Mais nombreux, semble-t-il, sont ceux qui le vénèrent toujours comme une idole païenne et qui croient n’avoir concédé qu’un « gadget » décoratif pour complaire les environnementalistes. Ils font une grave erreur.

Car de deux choses l’une. Soit, une forme de prospérité agricole wallonne fait toujours partie de leurs ambitions et il n’y a alors pas d’alternative à composer avec la nature, à revenir en les actualisant aux méthodes d’avant le grand saccage. Soit, tous campent sur des terres vidées de leur substance, tel un Donald J. Trump au soir de sa défaite du 7 novembre 2020. Et la Wallonie, alors, ne nourrira jamais plus aucun Wallon…

Notre histoire avec les néonicotinoïdes

La grande histoire de l’agriculture biologique n’est plus à écrire. Chacun sait aujourd’hui dans quelles circonstances quelques poignées d’agriculteurs et de consommateurs se regroupèrent spontanément pour dire non à des techniques admises par tous comme novatrices mais qui n’en détraquaient pas moins l’environnement, compromettant ainsi une production alimentaire de qualité. Ces quelques groupes d’irréductibles expérimentèrent, pas à pas, des méthodes originales qui ne seraient ni un retour à quelque pastoralisme primitif ni une autre fuite éperdue dans une croisade idéologique. Faut-il encore énumérer ici les terribles impasses du modernisme agricole soumis à la chimie, à la mécanisation et à la destruction de la nature ? Nous l’avons fait maintes fois… Aujourd’hui, ce sont les solutions biologiques et les fondements mêmes de la bio (1) que plébiscitent, par leurs choix alimentaires, les citoyens-consommateurs. L’illusion de la maîtrise totale, industrielle, la foi aveugle dans un progrès, une téléologie (2) qui semble s’imposer comme une évidence, n’a pourtant pas disparu. Les technocrates sont toujours parmi nous et ne paraissent décidément pas prêts à lâcher le morceau. Pour quelles raisons exactes, nous nous efforcerons de l’analyser…

Par Dominique Parizel

 

Introduction

Mais à quoi peut bien tenir une telle option manifeste (3) prise sur le futur ? Pourquoi Elon Musk (4) nous vend-il aujourd’hui du voyage dans l’espace, avec quasi autant d’assurance que de lourdes berlines électriques capables de sillonner sans s’arrêter la côte ouest de l’Amérique, de Los Angeles à Vancouver, quand la Californie évidemment n’est pas complètement ravagée par les flammes ? Et pourquoi d’innombrables médias, marchands d’audience et de papier, sont-ils, comme un seul homme, si prompts à lui emboîter le pas et à chroniquer le moindre de ses « coups de génie » ? Parce qu’il aurait enrôlé madame Irma et sa magnifique boule de cristal et qu’elle lui aurait confié toutes ces choses sur l’avenir dont nous ne saurions rien ? Ou parce qu’il n’ignore pas justement, en richissime spécialiste du marketing, que l’espace intersidéral – Star Wars oblige ! – est encore le mythe de développement dans lequel croient sans réfléchir une large majorité d’Américains – et, avec eux, la masse de ceux qui ont encore les Etats-Unis pour seul et unique point de mire – et dans lequel il semble par conséquent toujours plus opportun d’investir quelques dollars ? Et parce que la pensée dominante – au moment précis où j’écris ces lignes – nous assure toujours que la grosse berline au moteur électrique succédera tout naturellement à la grosse berline au moteur thermique ? Si l’on évacue ici, sans doute un peu rapidement, quelques questions tenaces sur l’origine de l’électricité et sur la capacité réelle des batteries – mais nous en sommes toujours à penser, n’est-ce pas, tout au fond de nous, que la technologie peut tout ? -, gageons cependant que, dans l’état actuel de la physique et tant que nos connaissances ne nous permettront pas de voyager à la vitesse de la lumière, nous demeurerons stupidement coincés au fin fond du système solaire avec nos gentilles petites fusées pour tintinophiles si gourmandes en carburant, que nous ne serons par conséquent pas très avancés mais d’autant plus pressés, sans doute, de regagner la jolie petite planète bleue – ou ce qu’il en reste ! -, M. Musk nous vendant alors probablement un nouveau retour à la Terre. Home sweet home, les gars ! Dans le même ordre d’idées, une large majorité de Belges refuse de croire qu’on se passera des voitures à motorisations essence et diesel, en 2035, à Bruxelles. Ce qui tient pourtant, à nos yeux, de l’évidence. Alors, dites-moi, à quoi rêvons-nous encore, nous qui sommes de toute façon trop pauvres – comprenez : nous qui manquons à ce point de dollars – pour espérer poser un jour le pied dans une rutilante fusée SpaceX ?

A quoi nous fait encore rêver l’agro-technocratie qui s’obstine à nous promettre des rendements pharamineux à l’aide de méthodes si absurdement opacifiées par le secret industriel que plus personne ne sait exactement de quoi on parle ? Tout cela continue pourtant à mettre à mal nos écosystèmes, néonicotinoïdes en tête, et à empoisonner humains et animaux sans que les hautes sphères de la politique paraissent disposées à se pencher, ne serait-ce qu’un instant, sur la question. Aujourd’hui, le simple citoyen – celui qui, plein d’angoisse, s’interroge chaque jour qui passe sur la nature exacte de ce qu’il mange – ignore sans doute pourquoi et comment on lui ment, et cela sciemment. Il sait pourtant de plus en plus sûrement qu’on lui ment ! Et ce sentiment de mensonge – médiatique, publicitaire et politique – croît sans doute aussi vite que les différentes crises – économique, écologique, énergétique et climatique -, c’est-à-dire que la menaçante réalité que ce même citoyen – à moins qu’il ne soit encore le prisonnier consentant de sa bulle auto-boulot-réseaux sociaux – reçoit un jour ou l’autre en pleine face. Et nul ne mesure encore les conséquences possibles, dans nos pays, de ce désillusionnement qui habite de plus en plus l’inconscient collectif…

Nous ne nous bornerons donc pas seulement à faire ici le récit de la confrontation entre une minuscule association comme la nôtre avec un monstre technologique, inutile et dangereux, nommé néonicotinoïdes mais nous chercherons surtout à apercevoir le sens, la grave interrogation démocratique qui se dégage de la permanence incompréhensible de leur usage, en dépit de protestations toujours plus vives et plus pertinentes qui émanent de citoyens confrontés au réel, et non au récit prêt à copier/coller pour médias complices et plus trop enclins à prendre la peine d’investiguer par eux-mêmes, ou seulement à descendre prendre un peu l’air sur le terrain… Cette persistance irrationnelle dans une croyance qui paraît coulée dans le bronze – celle d’un ministre qui se prétend pourtant réformateur – conduit aujourd’hui notre association, à son corps défendant, devant un tribunal. Nous y demandons l’annulation d’une dérogation accordée à trois néonicotinoïdes pourtant bel et bien interdits ! Mesure-t-on suffisamment – que cette cour nous donne tort ou raison – l’incongruité d’un tel parcours décisionnel ? Après plus de vingt-cinq ans d’un combat opiniâtre, des citoyens européens de tous horizons obtiennent enfin la prohibition de produits notoirement tueurs d’abeilles et qui n’auraient tout simplement jamais dû être autorisés, nous montrerons pourquoi. Mais il demeure pourtant, dans la petite Belgique pourtant pas si éloignée de la « citadelle bruxelloise » – c’est-à-dire de l’Europe et de ses Institutions -, un lobby betteravier tout aussi insignifiant que notre minuscule association mais suffisamment introduit pour que prévale, sans le moindre débat, son intérêt économique particulier. De quelle démocratie parle-t-on là ? De celle où des lanceurs d’alerte doivent risquer de lourdes condamnations pour « trahison » – ou carrément leurs vies ! – pour défendre ce qu’ils estiment être l’intérêt bien compris du simple citoyen ? De celle où de simples et minuscules associations, dont la seule ambition est l’éveil des gens à une vie meilleure, se voient obligées – parce que personne d’autre ne ferait cela à leur place – de soulever glaive et bouclier pour mettre en lumière les accointances particulières d’un grand commis de l’Etat ? Etat qui pleurnichera sans doute alors sur sa faiblesse si expertement consentie face aux multinationales et à leurs lobbies ? Si une grande ombre plane aujourd’hui sur nos démocraties, elle émane peut-être moins de nos extrémismes que d’une mollesse coupable face à la tentation technocratique. Périodiquement resurgit, en effet, une des nombreuses têtes de l’hydre qui, tirant argument de marchés devant lesquels il faut nécessairement plier le genou, s’en vient réclamer un gouvernement de technocrates (5), c’est-à-dire un conclave d’experts non élus qui mèneraient des réformes « impopulaires mais nécessaires ». Comme s’il existait un point oméga, brillant au firmament, et que nous vénérerions à l’unisson, comme si l’unique obstacle pour tendre vers lui et l’étreindre de tout notre être était l’irrésolution d’un petit peuple ignare et versatile, rétif au néolibéralisme économique dont ils ignoreraient encore les bienfaits. Bref, comme si cet unique obstacle était l’exercice de la démocratie lui-même ! 55% des Français, paraît-il, envisageraient sérieusement pareille option (6). Incompétences et absences de courage justifiant, pour ainsi dire, le coup d’état des experts ! Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de blâmer ici, une fois encore, le politique. Bien au contraire, la politique, la vraie – celle qui entend et défend ceux d’en bas, dont elle comprend l’existence et traduit en actes les aspirations – est plus que jamais une impérieuse nécessité. Celle qui rend finalement aux citoyens le pouvoir qui est le leur afin de construire l’avenir qui leur convient…

(1) Avant d’aller plus loin, nous prions le lecteur de relire avec attention notre étude présentée en 2018 et intitulée : Le sol vivant n’est pas une option, par Fabrice de Bellefroid

(2) N’ayons pas peur des mots : la téléologie est une façon de penser qui ne considère que les fins à atteindre, peu importe les voies à parcourir et les moyens à mettre en œuvre

(3) Entendons ce mot avec l’écho de la doctrine de la « destinée manifeste » (Manifest Destiny), utilisée pour justifier la « Conquête de l’Ouest » par les Etats-Unis d’Amérique, puis un interventionnisme constant en Amérique latine…

(4) Milliardaire américain d’origine sud-africaine, Elon Musk entend combattre le réchauffement climatique et implanter des colonies humaines sur Mars. Il est notamment fondateur du constructeur automobile Tesla et de la firme astronautique SpaceX.

(5) Perdant patience devant la difficulté de constituer un nouveau gouvernement fédéral belge, M. Joachim Coens, candidat à la présidence du CD&V et patron du port de Zeebruges, plaida, début novembre, pour la constitution d’un « gouvernement d’experts ».

(6) https://www.atlantico.fr/decryptage/3194287/comme-une-ombre-sur-la-democratie—38-des-francais-se-disent-en-faveur-d-un-regime-autoritaire-pour-reformer-la-france-et-eviter-le-declin

Chapitre 1 - 2006 : le "multifactoriel", ce tueur d’abeilles

L’histoire reste donc, tout entière, à écrire ! Et celle de l’agriculture du XXIe siècle dépendra de ce que les mangeurs accepteront de manger… Au tournant du nouveau siècle cependant, politiques et industriels semblent converger, comme un seul homme, vers un agro-business dont le potentiel économique s’annonce florissant. Tous rêvent de hautes technologies, de blouses blanches et d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Pas d’agriculteurs les pieds dans la glèbe… Qu’on en juge : visitant les States, début mai 2001, Jaak Gabriëls, le ministre fédéral belge de l’agriculture d’alors, revient émerveillé par les innombrables bienfaits vantés par le très pro-OGM International Food Policy Institute. Il déclare donc les OGM très utiles pour la sécurité alimentaire et pour aider les pays en voie de développement à combattre la famine endémique, une contrevérité particulièrement répandue à l’époque. La Belgique présidant l’Union Européenne pendant le second semestre de l’année, il lui revient de conduire, en septembre, une réunion des ministres de l’agriculture des quinze, à l’occasion de laquelle il dit vouloir « relancer le débat sur les OGM ». Le mois qui suit, inaugurant en compagnie d’Hendrik Verfaillie alors PDG de Monsanto, CropLife International, une nouvelle vitrine des multinationales de l’agrochimique localisée à Bruxelles, monsieur le ministre affirme même que cette réunion de septembre serait « un premier pas pour débloquer le moratoire européen sur les OGM, prononcé en juin 1999, et pour donner à ces technologies l’opportunité d’être développées en Europe également » et se risque même à ajouter que « pour rester économiquement durable, le secteur devait impérativement intégrer les OGM) ! » (1).

Une quinzaine d’associations dont, bien sûr, Nature & Progrès, protestèrent aussitôt, demandant au monde politique de se prononcer clairement : oui ou non envisageait-on alors de mettre en péril la santé du consommateur et de l’environnement afin de complaire quelques grandes multinationales ? Le début des années 2000 fut alors marqué par une véritable révolution dans l’attitude des consommateurs belges. Suite à une action de mobilisation de Greenpeace, ils passèrent à l’action avec, pour effet le plus significatif, l’abandon presque unanime des ingrédients à base d’OGM par les principaux fabricants et chaînes de supermarchés en Belgique. Souvent contraints et forcés, Danone, Kraft Jacobs Suchard, Master Foods, Nestlé et Unilever renoncèrent aux OGM, tout comme les supermarchés Carrefour, Delhaize, Colruyt et Aldi, en ce qui concerne leurs marques propres. Ce mouvement, d’abord essentiellement perceptible en Europe, s’étendit ensuite à travers le monde, de la Corée du Sud au Brésil, de la Nouvelle-Zélande au Canada… Et même aux Etats-Unis où une chaîne de supermarché de premier plan – Trader Joe’s – décida d’abandonner les ingrédients transgéniques pour les produits de ses marques propres.

Un coup d’avance

L’industrie ne s’affola pas. Elle avait déjà un coup d’avance, confirmant par là-même que les OGM n’étaient, au fond, rien d’autre qu’une sordide affaire de pesticides (2). Depuis son déploiement, dans les années nonante, une nouvelle génération de produits suscitait déjà une intense controverse. En France, dès 1994, des apiculteurs firent état de troubles graves au sein de leurs colonies d’abeilles, survenant principalement au début de la floraison des tournesols qui fournissent beaucoup de nectar et de pollen aux insectes. Ces troubles pouvaient conduire à la mortalité plus ou moins rapide des butineuses. Un nouvel insecticide, utilisé pour le traitement préventif du tournesol, fut alors incriminé : l’imidaclopride. On évoquait alors peu la famille d’insecticides dont il faisait partie – les néonicotinoïdes (3) – mais davantage le nom de sa formulation commerciale, produite par Bayer, vendue en France – le Gaucho ! L’imidaclopride est alors souvent montrée du doigt au même titre qu’une autre molécule phytosanitaire nommée fipronil, alors commercialisée en France sous le nom de Régent. Mais, au fil du temps, ce sont bien les néonicotinoïdes qui démontreront des effets particulièrement aigus, ces nouveaux insecticides ayant ceci de nouveau d’être neurotoxiques, c’est-à-dire d’agir sur le système nerveux central de l’insecte. De plus, le produit n’est plus pulvérisé sur les plantes comme la plupart des produits « classiques » mais il enrobe les graines, ce qui a pour effet d’accroître nettement son efficacité. Seuls trois chercheurs français s’associèrent à l’inquiétude des apiculteurs quant aux effets de ces nouveaux produits : le chimiste Jean‑Marc Bonmatin, le toxicologue Luc Belzunces et le pathologiste Marc Colin. Leurs premières recherches sont publiées au début des années 2000 ; elles montrent que les abeilles sont exposées à l’imidaclopride par le nectar et le pollen. Cette molécule leur est très toxique, même lorsque les concentrations sont faibles, provoquant des perturbations du comportement susceptibles d’expliquer les mortalités constatées par les apiculteurs.

Dès 2001 – sept ans tout de même après les premiers signalements d’apiculteurs ! -, le ministre de l’Agriculture français, Jean Glavany, convoque un groupe d’experts, le Comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (CST), dont fait alors partie l’apidologue Gérard Arnold. Son rapport final est publié en 2003 et sa conclusion est claire :

« Dans l’état actuel de nos connaissances, selon les scénarios développés pour évaluer l’exposition et selon les facteurs d’incertitude choisis pour évaluer les dangers, les rapports PEC/PNEC (“predictive environmental concentration”/“predictive no effect concentration”) obtenus sont préoccupants. Ils sont en accord avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture (maïs, tournesol), concernant la mortalité des butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d’hiver. En conséquence, l’enrobage de semences de tournesol et de maïs par le Gaucho conduit à un risque significatif pour les abeilles. »

La toxicité de l’imidaclopride pour les abeilles est reconnue pour la première fois, ce qui amène le ministre à suspendre l’utilisation du Gaucho sur le tournesol et le maïs, deux cultures très visitées par les abeilles. L’originalité du travail du CST fut d’introduire de qualité sur chacune des études analysées – trois cent quarante ! -, ce qui n’avait été fait jusqu’alors ni en France, ni en Europe. Ces critères visaient, par exemple, à s’assurer que les échantillons étaient en nombre suffisant et représentatif des conditions naturelles, que des lots contrôles (non traités) étaient bien présents, etc. Un grand nombre d’études furent ainsi rejetées en raison de leur qualité scientifique insuffisante ; elles avaient pourtant été prises en compte pour l’homologation du Gaucho ! Pareil constat aurait déjà dû nous inquiéter, nous y reviendrons…

Sauver les abeilles ?

Pour l’heure, nous ne quittons pas notre rôle d’association de terrain dont beaucoup de membres sont des jardiniers et, le cas échéant, des passionnés d’apiculture. Particulièrement sensibles à l’un des symptômes les plus graves de la dégradation de notre environnement, nous nous investissons corps at âmes dans la cause de la défense des abeilles. Notre revue accueille régulièrement des articles rédigés par le CARI (4) notamment. Un dossier complet est consacré aux abeilles et au miel, à l’été 2003… Ayant finalement compris que les études indépendantes françaises n’auraient aucun effet sur les décideurs belges, nous trempons notre plus belle plume dans l’encre de Chine, en date du 26 février 2004. La lettre est adressée à Rudy Demotte, ministre fédéral de la Santé Publique.

Outre notre grande inquiétude, nous lui disons combien « les effets du fipronil (Régent) et de l’imidaclopride (Gaucho) sur les abeilles sont particulièrement préoccupants. Les premiers dépérissements de colonies sont apparus, en 1995 en France, sur du tournesol traité avec du Gaucho ; ils se sont généralisés depuis dans d’autres pays européens : en Allemagne – perte de 30 % des colonies lors de l’automne 2002, principalement en zone de grandes cultures et plus particulièrement sur du colza traité avec du Gaucho -, en Italie – 30 % de perte de cheptel et de 70 % de perte de production liés en partie aux traitements des cultures de maïs, de tournesol et de céréales avec du Gaucho -, en Belgique – perte de 30% de colonies, au printemps 2003, dans les zones de grandes culture et de maïs -, en Espagne – premières pertes inexpliquées des colonies signalées, entre autres, en Andalousie, en zones de culture. Plusieurs problèmes ont également été signalés en République tchèque – tests sur du colza traité au Gaucho – et au Canada – sur des trèfles cultivés derrière des pommes de terre traitées à l’imidaclopride… Des causes similaires sont immanquablement à l’origine de ce qui se passe dans ces différents pays.

Les nouveaux neurotoxiques susnommés présentent des caractéristiques fort différentes des produits des anciennes générations. Ils s’avèrent extrêmement toxiques, en particulier pour les abeilles, à des doses infimes : douze pico-grammes en douze jours suffisent à produire un effet ! De plus, cette toxicité est cent fois plus importante que pour les produits classiques. Certains produits de dégradation de ces molécules présentent également une toxicité chronique plus élevée que la molécule mère. Enfin, la toxicité chronique est plus importante que la toxicité aiguë : jusqu’à cent mille fois plus pour certains produits dérivés. Les effets peuvent se faire sentir à des doses très faibles, cent fois inférieures à la limite de détection habituelle.

(…)

Dans un souci de santé publique, il nous paraît primordial de prendre à présent les mesures de précaution qui s’imposent. Nos voisins Français viennent de prendre des mesures en ce sens en suspendant la vente du Régent et en surveillant étroitement le Gaucho.

(…)

Nature & Progrès a donc l’honneur de vous demander :

– de retirer l’agréation de ces produits pour les usages agricoles et non agricoles,

– d’informer d’urgence les particuliers et les agriculteurs sur les risques liés à l’utilisation de ces produits,

– d’organiser la récolte des stocks encore disponibles chez les agriculteurs, les horticulteurs et les particuliers,

– de procéder à une étude d’impact sur la santé humaine de cette nouvelle génération de produit,

– de prier votre administration de publier, de façon précise, les statistiques d’utilisation de ces pesticides en Belgique, pour les secteurs agricoles et non agricoles, ainsi que pour les particuliers. »

A notre grand regret, ce courrier est demeuré sans réponse. Trace précieuse de l’état d’esprit qui prévalait alors, en date du 5 mars 2004, l’UIPP – Union des Industries de Protection des Plantes – publie dans le quotidien Le Monde, une page entière où elle dit vouloir « mieux expliquer son métier » aux consommateurs et aux citoyens. On peut notamment lire, sur cette page, qu’avant « de donner une Autorisation de Mise sur le Marché, les autorités compétentes doivent avoir acquis la certitude que les produits soumis à leur contrôle, utilisés dans le cadre des bonnes pratiques, n’ont pas d’effet sur la santé humaine et préservent l’environnement. » Nous verrons plus loin sur quoi reposait alors cette affirmation pour le moins téméraire s’apparentant, avec ce que nous savons aujourd’hui, à un mensonge caractérisé.

Secouer l’opinion en mettant les preuves sur la table

La terrible indifférence des pouvoirs publics belges et le mépris glacial des industriels de la « protection des plantes » nous obligent alors à changer notre fusil d’épaule. C’est à l’opinion que nous voulons nous adresser, arguments scientifiques à l’appui. Nature & Progrès investit donc une énergie considérable dans l’organisation d’une grande journée d’étude qui eut lieu le 15 juin 2006, à la Citadelle de Namur, afin que personne, selon la formule consacrée, ne puisse plus jamais dire : « je ne savais pas !« . Cette une journée intitulée « Dépérissement des ruchers et pesticides : France et Belgique, un même problème, deux approches différentes » visait à mieux comprendre pourquoi la réponse des politiques à un problème identique était diamétralement opposée dès qu’on enjambait le Quiévrain. « Face aux évidences venues de France, demandions-nous alors, l’attitude belge sera-t-elle encore tenable longtemps ? » Etaient présents, lors de cette mémorable journée, les scientifiques français susnommés – Jean‑Marc Bonmatin, chimiste, Luc Belzunces, toxicoloque, et Gérard Arnold, apidologue – mais également le président de l’UNAF (Union Nationale de l’Apiculture Française), Henri Clément, qui suggérait déjà de passer au combat juridique pour être enfin pris au sérieux ! Autrement dit : n’attendez pas de ceux qui vous représentent qu’ils défendent la cause des abeilles mais, pour faire valoir la cause environnementale, pour faire contrepoids aux puissants lobbies de la chimie, passez dès aujourd’hui à d’autres modes d’action. Le message était déjà extrêmement clair. Peut-être eussions-nous dû l’entendre dès cette époque ? Car le message des trois scientifiques n’était pas moins limpide : la contamination des pollens par l’imidaclopride, à des doses sublétales pour l’abeille et infinitésimales dans le cas de ces produits, n’est même plus une hypothèse, nous dirent-ils en substance ! Nous étions alors en 2006 et toutes les preuves nécessaires étaient déjà réunies ! Luc Belzunces, toxicologue à l’INRA d’Avignon, nous décrivit alors, dans le détail combien la dégradation de l’imidaclopride et de ses métabolites était susceptible d’induire des effets potentiellement dangereux pour l’abeille, Jean-Marc Bonmatin, chimiste au CNRS d’Orléans, questionna même des quantités utilisées susceptibles d’être dangereuses… pour l’homme ! Gérard Arnold enfin, chercheur en apidologie au CNRS de Gif-sur-Yvette exposa très longuement l’organisation complexe des colonies d’abeilles et les systèmes sophistiqués de communication qu’elles mettent en œuvre au sein de ruche, concluant que l’influence d’un neurotoxique tel que l’imidaclopride était manifestement de nature à perturber grandement son fonctionnement. Gérard Arnold fut aussi un des premiers à critiquer vertement celui des comités d’experts qui n’ont souvent, avait-il alors conclu, d’experts que le nom…

Que des informations d’une importance aussi capitale soient totalement ignorées par les pouvoirs publics belges nous sembla un fait particulièrement inquiétant et interpellant.

Nous avons donc renouvelé notre demande d’application urgente du principe de précaution et de suspension immédiate de l’imidaclopride sur tout le territoire de la Belgique. Et, vu les doses extrêmement faibles auxquelles ces nouveaux pesticides s’avéraient toxiques, nous avons souligné l’urgence de revoir de fond en comble les normes d’agréation de tous les produits phytosanitaires…

« Face à la redoutable incompétence des pouvoirs publics belges, écrivions-nous à cette époque, incapables de relayer et de prendre en compte ces nouvelles données scientifiques, faudra-t-il un jour en arriver à l’extrémité que nous suggère le patron de l’apiculture française ? Faudra-t-il porter l’affaire devant les tribunaux ? L’avenir nous le dira ! »

Sus donc à Varroa Destructor !

Est-il intéressant de faire l’autruche et d’enfouir sa tête dans le sable ? On peut en douter mais c’est pourtant ce que choisirent alors de faire les autorités publiques belges. On peut certes préférer le terme officiel de « surmortalité des abeilles » à celui de « dépérissement des ruchers », les faits sont là – en toutes matières écologiques, les faits sont souvent bêtement et particulièrement têtus ! -, elles meurent ! Et elles meurent – les sales bêtes ! – d’une manière tout à fait anormale. Le pouvoir politique peut-il continuer à tourner en rond et à demeurer longtemps insensible à la question ? Certes non. Chez nous pourtant, les néonicotinoïdes sont toujours perçus comme une avancée majeure permettant d’apporter une solution aux problèmes des insectes ravageurs dans les cultures tout en réduisant, grâce à l’effet microdose, la pollution liée à l’épandage des pesticides « classiques ». Notre action est donc essentiellement perçue, par les pouvoirs politiques en place, comme une critique de la science et de la liberté de chercher, ce que notre opposition persistante aux OGM n’a fait que confirmer à leurs yeux. Il est donc tout-à-fait normal, dans cet esprit, que les ministres, fédéral de la Santé Publique, Rudy Demotte, et wallon de l’Agriculture, Joé Happart, réagissent en confiant aux monde scientifique le soin de résoudre le problème. La Région Wallonne charge ainsi le professeur Eric Haubruge de la réalisation d’une vaste étude multifactorielle sur le problème. Ses premières conclusions soulignèrent – ô divine surprise ! – l’effet néfaste de la varroase (5), un mal connu des apiculteurs depuis belle lurette et dû à un méchant parasite au nom charmant de Varroa Destructor ! Où l’on nous apprend qu’un individu fatigué et affaibli a plus de chance, s’il passe sous la pluie et dans un courant d’air, de rentrer chez lui grippé… « Et sans doute, ironisions-nous à l’époque, tombant de Charybde en Scylla, recommandera-t-on, pour éradiquer le fléau, l’application de nouveaux insecticides encore interdits chez nous ? Quoi qu’il en soit, c’est au pied du mur qu’on reconnaîtra le maçon. Car l’homme de la rue, lui, n’attend qu’une seule chose : que le sort des abeilles s’améliore et qu’elles retrouvent une vie normale. »

Or, de vie normale, elles ne retrouvèrent pas. Et, en attendant, de très nombreux petits apiculteurs wallons continuèrent, les uns après les autres, à jeter l’éponge, dégoûtés par l’immense inertie qui leur était opposée. Le paysage de l’apiculture en Wallonie – surtout composé de passionnés qui entretiennent un véritable patrimoine culturel en même temps qu’une production de grande qualité – continua à se désertifier inexorablement et leur disparition annoncée fit place à une production de plus en plus industrielle. La triste histoire est, hélas, bien connue… Nature & Progrès rumina, des années durant, sa déception qu’aucune étude spécifique ne fut réalisée sur l’effet précis des molécules incriminées par les apiculteurs en matière de destruction de ruchers. Certes, un groupe de travail fut bien constitué au ministère fédéral mais se contenta, semble-t-il, de faire le relevé de toutes les études déjà réalisées et de toutes les mesures déjà en vigueur… Nul n’envisagea la moindre remise en question, la moindre réévaluation de ce qui se faisait habituellement en matière de pesticides et qui, semblait-il alors, ne produisait pas d’effets en termes de santé publique. Cette lourde inertie doit aujourd’hui nous interroger. Quant à la « grande étude multifactorielle », nous avions compris depuis bien longtemps que la montagne accoucherait d’une souris. Et la montagne, comme prévu, accoucha bien d’une souris…

Une question toutefois restait posée – en plus des nombreuses autres auxquelles on refusait obstinément de répondre -, elle était d’ordre politique : pourquoi des produits pouvaient-ils être interdits d’usage d’un côté de la frontière alors que leur emploi semblait parfaitement justifié de l’autre ? Une frontière mise en place par l’histoire des hommes aurait-elle le pouvoir magique de rendre l’arsenic moins toxique, comme celle qui arrêta naguère le nuage de Tchernobyl ? Ou allait-on carrément jusqu’à sous-entendre que les autorités françaises étaient incompétentes ? L’agressivité des lobbies pro-chimiques semblait pourtant partout la même et il fallut donc que la décision française d’interdire l’imidaclopride fut amplement justifiée pour qu’un ministre eut un jour le courage politique de la prendre… Ou peut-être avions-nous le seul tort de ne pas disposer, en Belgique, d’un puissant syndicat apicole capable d’intenter de retentissantes actions en justice ? Ou, peut-être, nos législations et nos réglementations étaient-elles diamétralement opposées ? Mais alors quelle était la bonne et quelle était la mauvaise ? On nous expliquait pourtant, en cette période bénie où quelques malheureux référendums nationaux l’avaient déjà considérablement affaiblie, que l’Europe était plus que jamais en marche… Mais peut-être fut-elle alors plus efficace pour vendre les produits de Bayer & consorts que pour sauver d’une mort certaine la petite abeille désorientée ? Dans nos esprits, en tout cas, le soupçon avait grandi et, en conclusion de la grande journée d’étude du 15 juin 2006, le public se demanda pour quelle raison ont cherchait à prendre Varroa Destructor pour seul bouc émissaire du dépérissement des abeilles alors que les preuves de la présence, à des doses sublétales, d’imidaclopride dans les pollens des fleurs butinées par elles étaient disponibles en France… De longs et fructueux échanges témoignèrent du peu de crédit accordé aux résultats de l’étude multifactorielle révélés juste avant notre journée d’étude – ô miraculeux hasards du calendrier ! – et qui désignait la varroase comme source unique de tous les maux du rucher. Certains intervenants osèrent même s’interroger sur l’indépendance réelle qui était encore celle de notre recherche publique en la matière, constatant qu’elle était alors largement financée… par des firmes de produits phytosanitaires !

(1) Voir Le Soir, du 8 juin 2001

(2) Promue comme une réponse à l’agriculture chimique, en promettant de diminuer l’usage des pesticides, l’agriculture transgénique n’en fut que le prolongement, en ne trouvant qu’une seule et même application quasi-générale : faire place nette autour une plante rendue résistante à un pesticide donné, souvent le Roundup, qu’on pouvait ainsi répandre à souhait

(3) Dans l’entre-deux-guerres, l’industrie chimique développa des insecticides à base de nicotine ou du sulfate de nicotine à partir de déchets en poudres provenant de déchets de l’industrie cigarettière. Une nouvelle génération d’insecticides neurotoxiques leur succéda, dès lors dénommés « néonicotinoïdes » car leur structure chimique demeure apparentée à celle de la nicotine… Ces nouveaux insecticides neurotoxiques furent dits « systémiques » car le toxique circule dans tout le système vasculaire de la plante : feuilles, pollen ou nectar – dans le cas des plantes mellifères – contiennent l’insecticide. Les néonicotinoïdes, à la différence des autres générations d’insecticides, agissent à doses extrêmement faibles sur le système nerveux central des insectes en général et des abeilles en particulier…

(4) l’asbl CARI – www.cari.be -, anciennement Centre apicole de recherche et d’informations, fait la jonction entre la recherche scientifique en matière d’apiculture et les besoins du secteur. Un important laboratoire y occupe près de la moitié du personnel, travaillant sur les produits de la ruche et principalement le miel, quant à sa caractérisation et à l’analyse de sa qualité. Le CARI travaillé également dans le cadre du dépérissement des abeilles, sur la question de l’impact des pesticides, et fait partie de BeeLifewww.bee-life.eu – afin de contribuer aux dossiers montés sur les néonicotinoïdes, le glyphosate, etc.

(5) Varroa destructor, nous apprend aimablement Wikipédia, est une espèce d’acariens parasites de l’abeille adulte, ainsi que des larves et des nymphes. Il est originaire de l’Asie de du Sud-Est, où il vit aux dépens de l’abeille asiatique, Apis cerana, qui résiste à ses attaques, contrairement à l’abeille domestique européenne, Apis mellifera.

Chapitre 2 - 2009 : Où l’expert s’autorise à autoriser ce qu’il ne saurait en aucun cas refuser…

En 2001, avec les OGM, on nous avait dit : « laissez faire les scientifiques, ils savent ce qu’ils font. Ils travaillent pour le plus grand bien de l’humanité et n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs… » En 2006, face à l’évidence scientifique que l’imidaclopride tue les abeilles, les mêmes nous ont prétendu : « non, non, c’est un esprit malin nommé varroa… » Certes, notre candeur, à cette époque, n’a encore d’égale que notre foi inébranlable en l’impartialité de l’Etat. La preuve étant pourtant faite, tant sur le terrain que dans le laboratoire, de la nocivité de produits tels que l’imidaclopride, nous cherchons naturellement à savoir comment on a pu se fourvoyer à les autoriser, et dans quelles circonstances. Pareille interrogation, pour légitime qu’elle nous paraisse alors, se heurte pourtant rapidement à d’importants écueils… Notre croyance dans le grand mythe d’une expertise scientifique européenne et notre certitude de son indépendance commencent, lentement mais sûrement, à se fissurer. Car notre longue quête de l’expert européen indépendant, et des études scientifiques qui servent de base aux autorisations en matière de pesticides, nous apprend au moins une chose : tout deux sont vraiment bien cachés !

Toxicité aiguë et toxicité chronique

Reprenons donc le scénario farfelu, hautement improbable et scientifiquement ridicule, qui est celui des apiculteurs français et de leurs quelques amis qui se prétendent chercheurs : les premières surmortalités d’abeilles sont apparues dans le Sud-Ouest de la France, au début des années nonante, en même temps que l’arrivée sur le marché des insecticides – persistants, neurotoxiques et systémiques – qui imprègnent toute la plante à partir d’un enrobage de la graine. Ceux que nous appellerons finalement néonicotinoïdes… Or les abeilles, qui consomment quotidiennement le nectar et le pollen qu’ils empoisonnent, perdraient ainsi le sens de l’orientation et disparaîtraient, ce qui entraînerait le vidage complet des ruches, de nouvelles abeilles devenant butineuses au fur et à mesure que disparaissent les anciennes, pour disparaître ensuite à leur tour… Vous dites ? Une hypothèse crédible sur le plan scientifique ? Ah bon… Mais alors comment un tel scénario peut-il être possible, sachant qu’un pesticide ne peut être mis sur le marché qu’au terme d’une évaluation complète de ses effets toxiques sur l’Homme et sur l’environnement, et notamment sur les « espèces non visées » dont fait partie l’abeille, ainsi que l’indique clairement la Directive européenne 91/414. Toute substance insecticide fait ainsi l’objet d’une série d’études permettant de cerner le risque que son emploi fait courir aux ruchers. Ces études, collationnées dans un gros dossier, sont ensuite soumises à une procédure complexe où interviennent non seulement l’EFSA – l’Autorité Européenne de Sécurité Alimentaire – mais aussi les experts de tous les Etats membres…

Quelques apiculteurs amateurs mais aussi quelques fous « encartés » chez Nature & Progrès décidèrent, un beau jour, d’aller jeter un coup d’œil à ces dossiers, censés disculper les pesticides commercialisés en Europe des mortalités catastrophiques enregistrées dans les ruchers. Grosse surprise : seule la toxicité aiguë est mesurée or, si l’abeille consomme journellement du nectar contaminé, c’est bien de toxicité chronique – à doses répétées ! – qu’il faudrait parler. Les effets dits sublétaux – c’est-à-dire non mortels, comme la désorientation, par exemple – ne sont investigués qu’indirectement par des essais en tunnel et en champ, trop peu rigoureux pour les dévoiler. Et ces essais sont bien trop courts pour prendre en compte les effets différés – ceux qui seraient induits par la consommation, en sortie d’hiver, par exemple, d’un pollen stocké l’été précédent. Tant d’insuffisances nous poussent à solliciter, avec la grande politesse qui sied aux gens bien élevés, la Commission européenne afin qu’elle revoie ses méthodes d’évaluation du « risque abeilles » des pesticides. Et afin qu’en attendant elle retire les autorisations des substances concernées…

L’expert : où t’es, papa où t’es ?

Vers 2007, Direction Générale de la Santé des Consommateurs – dites DG SanCo, c’est plus branché -, une chef d’unité se dit prête à revoir les méthodes d’évaluation en question, pour autant qu’un avis d’expert vienne confirmer les doléances exprimées ! L’expert, voyons, l’expert… Celui qui est cité dans la partie « abeilles » des guidelines de la Directive est l’EPPO – l’Organisation Européenne de Protection des Plantes -, basée à Paris. Un rapide coup de fil met en évidence la fait qu’il existe bien un problème d’évaluation, l’expert – quoiqu’expert lui-même – avouant même être contraint de déléguer l’expertise. Il n’a plus d’expert « abeilles » en interne. La mission de proposer de nouvelles guidelines d’évaluation à la Commission européenne est donc sous-traitée à une coupole scientifique internationale, l’ICPBR, la Commission Internationale pour l’Etude des Relations entre Plantes et Abeilles. Cette structure, plutôt informelle, comporte un groupe de travail « Risques des pesticides pour les abeilles » qui sera chargé de faire le travail en trois phases – un schéma général d’évaluation, des tests sur le couvain d’abeilles, des tests en tunnels et en champ – qui seront présentées lors de sa prochaine réunion, à Bucarest, en octobre 2008… Devinez quoi : trois malheureux citoyens apiculteurs font le voyage afin de présenter leurs demandes en matière d’évaluation du risque et d’entendre les propositions des trois sous-groupes de travail chargés de l’élaboration des nouvelles guidelines… Le président y accueille chaleureusement tout un chacun et commence par remercier… les généreux sponsors qui ont permis l’organisation matérielle de la réunion : BASF-Agro, Syngenta, BayerCropscience, du Pont de Nemours… Deux des trois présidents de sous-groupes sont issus de compagnies phytopharmaceutiques ; les sous-groupes, qui comptent entre quatre et sept membres, en comptent tous au moins deux qui sont issus desdites compagnies…

Leurs propositions sont salées : en matière de tests larvaires, par exemple, il est proposé de considérer comme « à risque faible » – c’est-à-dire : ne nécessitant plus d’étude ultérieure – tout produit lorsque la contamination n’a pas fait périr plus de 30% du couvain total, et cette proportion peut aller jusqu’à 50% pour l’un ou l’autre des stades : œufs, larves ou nymphes ! En matière de schéma global d’évaluation, c’est encore pire : la proposition est de considérer comme « à risque faible » – ne faisant pas l’objet d’étude ultérieure, donc -, toute substance dès lors que l’abeille n’est pas exposée (1) à plus du dixième de la « dose létale 50 », soit la dose référence qui, statistiquement, tue par intoxication aiguë la moitié des abeilles d’un échantillon. D’étude de toxicité chronique, il n’est jamais question… Nos trois candides intrépides refusant évidemment d’entériner les résultats des sous-groupes de travail – une première sans doute dans les annales de cette belle institution -, une note contradictoire fut ensuite envoyée mais ne modifia en rien les conclusions transmises à l’EPPO. Une nouvelle note fut donc adressée à cette dernière institution, en avril 2010, mais de nouvelles guidelines furent cependant publiées, entièrement conformes aux conclusions de l’ICPBR…

Tout cela fut donc relaté à l’EFSA, en lui demandant de déclarer ces guidelines inacceptables puisqu’elle aussi est chargée d’élaborer des règles en matière d’évaluation et qu’elle aussi est confrontée, par le biais d’une de ses unités qui les examine pour avis, à tous les dossiers soumis par les compagnies désireuses de faire autoriser une substance. Toutefois, apprenons-nous alors, l’EFSA ne peut se saisir d’un dossier – les guidelines ou le dossier d’une molécule… – que sur demande expresse de la Commission ! La boucle est ainsi bouclée : la Commission ne bouge que si nous lui amenons un expert, et l’expert lui ne bouge que si la Commission le lui demande. Les instances européennes inventent le mouvement perpétuel et les citoyens apiculteurs ne sont pas près de descendre du manège !

Des moyens pour une expertise indépendante ?

Donc, s’agissant de pesticides ou d’OGM, l’Europe manifestement a dérapé. Certes, la mise en place d’une réelle expertise – compétente et indépendante – exige-t-elle d’importants moyens : laboratoires et centres d’essais publics pour recouper les études fournies par l’industrie, fonctionnaires en nombre suffisant pour contrôler des dossiers. Or, en cette année 2010, une seule unité de l’EFSA – le PRAPeR (Pesticides Risk Assessment and Peer Review Unit) – voit passer tous les dossiers d’évaluation des pesticides : en tout, plus de deux cents dossiers depuis 2002. Chaque dossier comporte des milliers, parfois même des dizaines de milliers de pages à analyser. Et pour faire le boulot l’unité compte… vingt-huit fonctionnaires ! Comment garantir au citoyen européen la véracité des affirmations données par l’industrie en gage d’innocuité de ses substances ? La Commission européenne ne s’est même pas dotée, elle-même, de l’expertise interne capable d’évaluer la pertinence des propositions qui lui sont faites en matière de guidelines

La fameuse étude de Gilles-Eric Séralini, professeur à l’université de Caen, jeta ensuite un immense pavé dans la mare. Mais là où le ban et l’arrière-ban du monde scientifique crut qu’il s’en prenait, une fois encore, aux OGM – des rats nourris au maïs OGM NK603 développaient d’énormes tumeurs -, Séralini dénonçait au fond les conditions d’autorisation dudit maïs OGM et partant l’intégralité du fonctionnement des institutions européenne en la matière. NK603 était une très vieille histoire, une vieille machine autorisée dans le cadre d’une ancienne réglementation dont on considéra, semble-t-il, qu’elle avait déjà été suffisamment testée et qu’il était inutile, par conséquent, de perdre son temps à le refaire… Ceci démontrait par l’absurde ce que nous savions déjà : l’ensemble des protocoles utilisés par l’EFSA devaient être revus et il eut, entre-temps, été judicieux d’appliquer le principe de précaution en suspendant toutes les autorisations nouvelles et en rouvrant l’ensemble des anciens dossiers. Séralini démontrait, par son audacieuse expérience, que les pesticides, au même titre que les OGM, cessaient d’être un strict objet scientifique mais étaient avant tout un objet politique. Mais dont le monde politique était toutefois incapable d’appréhender la spécificité car quels étaient, au fond, les moyens mis à sa disposition pour le faire ? D’un point de vue institutionnel, il doit s’appuyer sur les travaux de l’EFSA, une agence créée pour restaurer la confiance du consommateur qui, par définition, ne passe pas son temps à traquer et à dévoiler les problèmes structurels du système agricole dont elle défend les produits. Autrement dit : une agence spécialement créée pour dire oui à l’industrie ne pouvait pas tout-à-coup se mettre à dire non (2)…

De plus, confondre systématiquement science et expertise est une véritable maladie de notre temps. La science, par définition, c’est chercher ce qu’on ne connaît pas ! L’expertise, au contraire, concerne un objet technologique brusquement lâché dans la sphère sociale. Aucun scientifique n’est formé aux pratiques d’expertise, c’est-à-dire à répondre dans un délai très court à une question extrêmement précise sur base de données qu’il ne peut pas générer lui-même. Ceux qui engagent ces scientifiques exigent que leur réponse soit « science based« , ce qui est rigoureusement impossible. De plus, l’expertise étant un travail rémunéré, tous sont sommés de répondre par oui ou par non aux questions qu’on leur pose, et personne n’aime payer bien cher un expert pour qu’il réponde… qu’il ne sait pas (3) ! En attendant, si on nous promet évidemment une réforme de l’EFSA, pesticides et autres molécules magiques poursuivent leur route enchantée dans notre environnement et dans nos champs. Quant aux abeilles, elles crèvent et tout le monde s’en fout.

(1) L’exposition est estimée sur base du fait que la culture est, ou non, attractive pour l’abeille, et si oui, sur base de la quantité de pollen et/ou de nectar ingérée par l’abeille

(2) Le 11 octobre 2012, un rapport de la Cour des comptes européenne sur la gestion des conflits d’intérêts concernant l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA), l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’Agence européenne du médicament (EMA) indiquait qu' »aucune de ces agences ne gérait les situations de conflit d’intérêts de manière appropriée ». « Un certain nombre de lacunes, de gravité variable, ont été relevées dans les politiques et les procédures spécifiques des agences, ainsi que dans leur mise en œuvre ». En mai 2012, la présidente de l’EFSA avait déjà été contrainte de démissionner en raison de ses liens trop étroits avec l’ILSI (International Life Sciences Institute), le lobby des géants de l’agroalimentaire…

(3) Lire, à ce sujet, Alexis Roy, Les experts face au risque : le cas des plantes transgéniques, PUF, 2001. Cet ouvrage reconsidère la définition traditionnelle du travail des experts – selon laquelle ils décrivent alors que les décideurs prescrivent – en s’attachant à montrer dans quelle mesure l’expertise – qui se situe à mi-chemin entre la pratique scientifique et la décision politique – joue un rôle beaucoup plus actif puisqu’elle érige des normes, les hiérarchise, et contribue ainsi à énoncer de nouvelles règles de comportement…

Chapitre 3 - 2012 : En Europe, enfin, on s’interroge…

Suite au lamentable quiproquo avec l’ICPBR dont tout le monde a maintenant bien compris qu’il ne défend pas l’intérêt du simple citoyen, un groupe de travail mis en place au sein de l’EFSA rédige, courant 2012, un avis scientifique constatant que la toxicité des pesticides mis sur le marché n’a pas été correctement évaluée. Plusieurs aspects essentiels n’ont, en effet, pas été pris en compte : la toxicité sur les larves, les effets à long terme sur les colonies, la toxicité chronique sur les adultes et la toxicité sublétale, c’est-à-dire le fait que les abeilles soient désorientées après une exposition à un insecticide et, ainsi rendues incapables de retrouver leur ruche, promises à une mort rapide dont l’insecticides n’est cependant pas la cause directe. Ce groupe montre également que les essais conduits sur le terrain suivent une seule ligne directrice, très peu protectrice, établie par l’ICPBR ; les expositions des abeilles aux produits systémiques enrobant les graines – nos fameux néonicotinoides – n’étaient ainsi pas réellement considérées.

En 2013, l’EFSA évalue donc enfin les risques associés à l’utilisation de la clothianidine, de l’imidaclopride et du thiaméthoxame, trois néonicotinoïdes aux noms rebutants, utilisés pour le traitement des semences, et identifie un certain nombre de risques aigus associés à l’utilisation de ces produits, certaines évaluations demeurant toutefois difficiles à achever, en raison du caractère incomplet des données fournies par les firmes. Vingt ans après la mise sur le marché de l’imidaclopride et de composés voisins, une série de données n’ont toujours pas été fournies par les compagnies phytosanitaires en vue de finaliser l’évaluation de leur toxicité. Mais, malgré cette absence, les nombreuses substances ont bel et bien été autorisées, sans que personne, au sein du personnel politique, n’ait été en capacité de s’en offusquer ou ait simplement soupçonné qu’il put éventuellement y avoir un problème !

Cette sentinelle qu’on assassine !

Tel fut le titre d’un dossier rédigé à l’été 2013, suggérant doucement qu’après l’abeille, gardienne de notre environnement naturel, c’est l’homme évidemment qui pâtirait de l’incurie généralisée qui s’était emparée du monde agricole. D’ailleurs, il en souffrait déjà et tout le monde le savait pertinemment. Les pesticides, c’est comme les morts sur la route et les particules fines : le tribut que nous payons en silence à nos nouvelles divinités barbares…

Collaborant désormais avec le PAN-Europe (Pesticide Action Network Europe), nous nous réjouissons du vote européen, intervenu le 29 avril 2013, qui a soutenu la proposition de suspension pour deux ans de trois néonicotinoïdes faite par la Commission (1), en dépit des lourdes pressions exercées par Bayer. Deux textes parus, en 2012, dans la revue Science avaient également mis en évidence le phénomène de désorientation subi par les abeilles, consécutivement à une exposition à de très faibles doses de néonicotinoïdes. Rien de vraiment nouveau pour nous mais l’EFSA nous surprenait alors agréablement, elle qui n’avait eu jusqu’alors à la bouche que les arguments généralement utilisés par l’industrie : « c’est multifactoriel », « c’est très difficile à dire »… Sans évidemment prétendre qu’ils en étaient la cause, elle constatait à présent un haut niveau de risque pour les abeilles exposées aux néonicotinoïdes (2)…

D’autre part, les procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM) de tous les pesticides ayant été gravement mises en cause, ils étaient susceptibles d’être tous déclarés hors-la-loi puisque, sur base de la législation européenne, un pesticide ne peut être mis sur le marché que s’il est sûr pour les abeilles et l’environnement. Et un rapport de l’EFSA indiquait alors clairement qu’aucun pesticide n’avait été testé pour sa toxicité à long terme concernant ses effets sur les abeilles. La Commission européenne pourtant, fidèle en cela à sa détestable habitude, ne s’était fendue que d’une proposition minimaliste : l’interdiction des trois néonicotinoïdes n’était que partielle car toujours autorisés sur les céréales d’hiver, et comme toujours en enrobage de semences. Jean-Marc Bonmatin ne nous avait-il pas démontré, dès 2006, que la culture d’un maïs aux semences enrobées de néonicotinoïdes – suivi d’un maïs aux semences non enrobées et non traitées, les deux années suivantes – laissait encore dans les fleurs des concentrations toxiques pour les abeilles, la troisième année ! De plus, l’EFSA avait également clairement montré, dans ses rapports, un haut risque pour les bourdons et les abeilles solitaires nichant dans le sol… Car, le temps passant, les connaissances aussi se précisent : on sait à présent que les néonicotinoïdes ont une durée de vie de plusieurs années dans le sol et dans l’eau. Deux années de suspension apparaissaient donc déjà très insuffisantes pour observer si des colonies d’abeilles ont le temps de se repeupler et si, globalement, la nature va mieux. Bayer, de son côté, demandait déjà des homologations pour un nouveau produit dénommé thiaclopride, un autre néonicotinoïde moins toxique pour les abeilles mais utilisé à plus hautes doses et dont la toxicité serait finalement la même, preuve que c’est bien l’ensemble des pesticides systémiques présents dans le nectar et le pollen qui doivent être prohibés.

Appliquer le principe de précaution

A ce moment, nos collègues du PAN sont formels : ils remettront en question, au niveau des tribunaux, le fait que toutes les recommandations de l’EFSA n’aient pas été respectées !

« Nous savons, dit alors Martin Dermine, représentant du PAN-Europe, que l’EFSA est une Institution très écoutée par la Cour européenne de Justice. Nous allons donc pousser dans ce sens pour que les décisions aillent beaucoup plus loin et ne soient pas limitées à deux années. Je constate – et c’est ce qui me convainc le plus de l’utilité de cette démarche – que le principe de précaution est rarement appliqué – tant au niveau européen qu’au niveau national – car la crainte est grande de perdre en justice face aux firmes. Les industries demandent, en effet, des dommages et intérêts exorbitants quand elles gagnent et les Etats, comme la Commission, ne bougent que si on leur apporte des arguments scientifiques en béton. Or la Commission n’a bougé, dans le cas des trois néonicotinoïdes, que suite au rapport de l’EFSA… Elle disposait pourtant déjà de toutes les publications scientifiques utiles, ainsi que des statistiques de mortalité des abeilles. Nous leur avions montré la coïncidence entre ces mortalités et la mise sur le marché des principaux néonicotinoïdes : rien n’y a fait, ils ont complètement fermé les yeux ! »

Nous savons, à ce moment, que la décision d’interdiction pour deux ans de trois néonicotinoïdes sera nettement insuffisante pour assurer la sauvegarde des abeilles. Nos amis du PAN-Europe nous convainquent qu’il faut d’abord les interdire globalement, en application du principe de précaution, et cela pour une durée suffisamment longue. Reste à définir exactement ce principe de précaution. Certains parlent erronément de « consensus au sein de la communauté scientifique », alors qu’au contraire quelques sérieux indices de toxicité doivent suffire pour qu’on ait ensuite le temps d’examiner ce qui se passe vraiment. Nous pensons alors que ce raisonnement sera peut-être enfin pris en compte lorsque prévaudra le préjudice économique d’une disparition totale des pollinisateurs (3). A ce moment, en application de la Convention d’Aarhus (4) qui permet aux ONG d’agir dans les six semaines de la publication officielle d’un nouveau règlement, nous songeons à introduire conjointement une demande de révision de la décision de la Commission sur base d’un moratoire de dix ans pour l’ensemble des néonicotinoïdes. La Commission européenne, qui aurait ainsi trois mois pour nous répondre, nous envoyant plus que certainement promener, nous pourrions ainsi porter l’affaire devant les tribunaux…

Une fin annoncée…

La France prit ensuite les devants : en 2015, la loi sur la biodiversité interdisait les néonicotinoïdes, dès le printemps 2016, car ils présentent une toxicité aigüe, notamment pour les abeilles. L’Allemagne lui emboîta le pas, les trois néonicotinoïdes généralement incriminés étant prohibés au même moment… La Belgique, elle, discutait toujours, forte d’un secteur betteravier qui se désintéresse, semble-t-il, des abeilles comme un poisson d’une pomme…

(1) Règlement publié le 24 mai 2013. Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013R0485&from=EN

(2) Domenica Auteri, qui a présidé les travaux de l’EFSA, expliquait au quotidien Le Monde, du 16 janvier 2013, que les « poussières produites lors des semis (…) peuvent être transportées par le vent et se déposer dans l’environnement. La dose létale de ces produits étant de quelques milliardièmes de gramme par abeille, un simple contact avec ces poussières peut être fatal à l’hyménoptère. » Voir aussi : http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/130116.htm

(3) Des chiffres « magiques » surgissent périodiquement au sujet de l’évaluation économique du coût de la disparition des principaux pollinisateurs ; ainsi cita-t-on à l’époque le montant de 153 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’Union européenne…

(4) La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement a été signée par trente-neuf états, le 25 juin 1998.

Chapitre 4 - 2018 : Et si malgré tout cela, en fin de compte, nous dérogions ?

Février 2018 : un quart de siècle après les premiers signalements de surmortalité d’abeilles, l’EFSA publie enfin une évaluation montrant que la plupart des utilisations de néonicotinoïdes présentent un risque pour les abeilles sauvages et domestiques. Une situation totalement inepte alors que le simple bon sens voudrait que l’innocuité d’un produit pour la faune et pour la santé humaine soit toujours démontrée avant que soit autorisée sa mise sur le marché et qu’il soit abondamment répandu dans notre environnement ! Personne évidemment ne se risque à reprocher quoi que ce soit aux industriels de la « protection des plantes » qui comptent, cela va de soi, parmi les fers de lance de notre belle économie…

Et, pourtant, ce qui devait arriver arriva : le 27 avril 2018, les États membres de l’Union européenne adoptent finalement la proposition de la Commission interdisant, pour toutes les cultures en plein champ, trois néonicotinoïdes dont nous ne regretterons pas les dénominations dignes d’un jeu vidéo bas de gamme : clothianidine, imidaclopride et thiaméthoxame. L’interdiction ne vaut malheureusement pas pour de nombreux pays africains notamment (1), ce qui démontre, s’il en était encore besoin, l’extrême indécence de l’industrie chimique dans ce dossier. Quelle confiance accorder encore à un protagoniste qui manque à ce point d’éthique ?

Et en Belgique ?

Le 12 mars 2019, une large majorité se dégage en Commission de la Santé Publique de la Chambre pour interdire la vente des néonicotinoïdes en Belgique. Cette majorité se compose d’Ecolo et de Groen, du PS et du SPA, du CDH et de la N-VA. Les autres partis présente en Commission – MR, CD&V et Open-Vld – s’abstiennent.

Bien entendu, une interdiction européenne d’utiliser un pesticide est toujours assortie d’une possibilité de dérogation pour tout état membre. Elle lui permet encore l’emploi des molécules prohibées, dans le cas d’un risque élevé et pour une période limitée de cent vingt jours. La Belgique est une grande habituée du fait, en ayant pris le réflexe, pour ainsi dire sans réfléchir. Et c’est bien ce que fit, une fois encore, le ministre fédéral de l’Agriculture, Denis Ducarme, sans que personne d’ailleurs en paraisse réellement surpris. Il justifia sa décision par l’absence d’alternative à ces produits dans la culture de la betterave et de la chicorée, ces cultures étant gravement touchées, dans nos contrées isolées, par une jaunisse véhiculée par des pucerons. « Ni les Pays-Bas, ni la Rhénanie, ni l’Angleterre, ni la France ne sont atteints dans une telle proportion« , déplora le ministre, sans jamais nous expliquer pourquoi (2)… Nous ne nous étendrons pas sur les mauvais arguments d’une filière aux abois ni sur ceux d’un ministre qui la soutient mordicus (3) et sans autre forme de procès. Le ministre, qui n’a sans doute jamais croisé d’abeille au cours du dernier quart de siècle, prétendit avoir là une position « volontaire mais raisonnable » et autorisa, sur la base de la dérogation de cent vingt jours les trois néonicotinoïdes incriminés en cultures de betteraves et de chicorées mais aussi, tant qu’on y était et pour faire bonne mesure, de carottes et de laitues… Il se garda bien de préciser que le délai de cent vingt jours était amplement suffisant pour traiter les funestes semences et polluer les terres de cultures pour de nombreuses années…

Chez Nature & Progrès, l’incompréhension et la colère sont si grandes que, cette fois, advienne que pourra, c’est bien la justice qui tranchera. Toujours associée au Pesticide Action Network (PAN), Nature & Progrès a déposé une requête en annulation de la dérogation Ducarme et une première phase du procès a déjà eu lieu, début juin, devant le Conseil d’Etat où notre vaillant avocat fit face aux six confrères envoyés par la partie adverse. N’ayant pas été suivis sur la condition de l’urgence, nous plaiderons donc ultérieurement sur le fond du dossier. Faut-il encore expliquer, après tout ce qui vient d’être dit, pour quelles raisons notre patience est à bout ? Le ministre prétend que « les alternatives actuelles aux néonicotinoïdes – des pulvérisations d’insecticides – ne sont pas respectueuses de l’environnement et des insectes. Elles sont même dangereuses pour les utilisateurs. » C’est délirant : les néonicotinoïdes sont bien les pesticides les plus redoutables et les autres, en effet, effrayent même les agriculteurs… Daniel Ducarme, préférant sans doute ignorer qu’en 2019, la Raffinerie tirlemontoise s’est vantée de se lancer dans la culture de betterave en bio, soutient qu’interdire les trois néonicotinoïdes sonnerait la mort à petit feu du secteur betteravier, soit 10% de la surface cultivée belge : « la fin des néonicotinoïdes signifierait une perte de rendement de 40 %, me disent les experts que j’ai consultés et déboucherait probablement sur le démantèlement de la filière. » Cela, par contre, risque bien d’être vrai, quoi qu’il arrive. Ce n’est déjà plus qu’une question de temps ! « La période transitoire sera relativement courte afin de trouver des alternatives respectueuses de l’environnement, conclut le ministre. En tout cas, ce ne sera certainement pas au-delà de cinq ans. » Donc, dans cinq ans, nous sommes d’accord au moins là-dessus, notre secteur betteravier, s’il n’est pas bio, aura bel et bien vécu. Mais qu’en sera-t-il, dans cinq ans, de nos abeilles ?

Comme une marée noire…

Dans un article du journal Le Monde (4), le journaliste Stéphane Foucart explique pourquoi l’interdiction des néonicotinoïdes par la Commission européenne intervient beaucoup trop tard. L’introduction de ces substances en Europe, au début des années 1990, dans des conditions de légalité extrêmement douteuses – et avec une légitimité, en tout cas, très proche du zéro pointé ! – et leur adoption massive par un modèle agricole dominant dont la fuite en avant était déjà patente ont coïncidé avec le déclin des abeilles et surtout – c’est le fait majeur qu’on a trop beau jeu d’oublier – avec un effondrement général de l’ensemble de l’entomofaune. Il aura fallu vingt-cinq ans pour que les autorités compétentes, aveuglées par la fausse promesse des intérêts agroindustriels, acceptent enfin d’en prendre toute la mesure. Une telle catastrophe réglementaire, décisionnelle et évidemment écologique est comme une authentique marée noire dont nous n’avons pas fini de mesurer l’impact sur nos misérables vies ! Et il n’en va pas seulement de nos écosystèmes, aujourd’hui terriblement menacés, il en va s’en doute bien plus encore des grandes institutions européennes et de nos petites baronnies locales d’un autre âge dont l’honnête citoyen n’a pas fini de se lasser. Un grand coup de rein est sans doute aujourd’hui indispensable, tant pour reconstruire nos écosystèmes que pour repenser le fonctionnement de nos démocraties… Mais qui paiera pour les pots dont tout porte aujourd’hui, malheureusement, à croire qu’ils seront bel et bien cassés ?

(1) Lire : https://www.csan-niger.com/les-neonicotinoides-autorises-au-niger-et-dans-les-pays-de-la-zone-cilss.php

(2) Le Soir, du 27 avril 2019

(3) Nous avons choisi de réserver, à cet exercice, une analyse spécifique, présentée en 2019 et intitulée : « Pesticides et agriculture : déroger ne peut jamais devenir l’ordinaire !« 

(4) Stéphane Foucart, Néonicotinoïdes : l’interdiction intervient alors que les dégâts sont immenses et en partie irréversibles, dans Le Monde du 28 avril 2018

Conclusion

La Divine Providence leur indiquant le sens de leur destinée manifeste, des colons intrépides s’en furent à la découverte du lointain Far-West. Ils ignoraient alors que les bouleversements qu’ils feraient subir à l’écosystème des Grandes Plaines d’Amérique du Nord transformeraient, un demi-siècle plus tard, l’agriculture du monde entier (1). Une telle évolution était-elle vraiment inéluctable ? La pression migratoire venue de la vieille Europe était-elle vraiment trop forte, ou les Etats-Unis naissants s’étaient-ils dotés d’emblée des moyens suffisants pour tout réguler ? La vague irrésistible charrierait quoi qu’il en soit, dans son sillage, l’extermination de millions de bisons (2) et l’anéantissement quasi-total des peuples et des cultures amérindiennes (3). Sans la nécessité de rendre plus fertiles les immensités dévastées des Grandes Plaines, en recourant d’abord massivement au procédé Haber-Bosch pour les inonder d’engrais azotés, les questions d’OGM et de néonicotinoïdes ne pollueraient sans doute pas aujourd’hui l’existence des autres peuples du monde… L’idée même d’une agriculture à taille mondiale est un non-sens absolu qui plonge ses racines dans l’idéologie expansionniste – on eut, en d’autres temps, parlé d’impérialisme – née dans l’esprit torturé des WASP (4) capitalistes américains, ceux-là même qui contrôlèrent aussi d’une main de fer l’industrie pétrolière dès son apparition… Sans céder le moins du monde à la tentation de l’uchronie, nous devons aujourd’hui nous efforcer de penser, au contraire, que notre avenir n’est en rien déterminé par les fièvres ethnocentriques et les travestissements du passé. Ni Buffalo Bill, ni John D. Rockefeller ne peuvent plus être aujourd’hui nos héros ; l’un fut le piètre exécutant d’une puissance exterminatrice mais sut ensuite soigner son image, l’autre fut un impitoyable et insatiable homme de Dieu qui, sous couvert de libéralisme, fit du capitalisme un outil totalitaire (5). Tout deux sont des fantômes d’un autre temps dont l’influence reste malheureusement bien trop prégnante dans celui qui est le nôtre. L’idéologie dont ils demeurent les emblèmes est toujours à ce point nichée au cœur de notre vie communautaire qu’elle nous empêche de discerner correctement où se situent vraiment les intérêts réels des peuples d’Europe en l’année 2019. L’indécision chronique au sujet de poisons nommés néonicotinoïdes, le mirage qu’ils osent encore nous promettre, en sont le symptôme flagrant. Or il faut s’affranchir à présent de ces vieilles choses du passé ! Pensons à qui nous sommes vraiment, collectivement, hic et nunc (6). Nous n’avons plus vingt-cinq ans à perdre, comme ce fut malheureusement le cas avec les poisons tueurs d’abeilles !

Mais comment comprendre, comment admettre que le microcosme qui nous gouverne n’ait pas encore terminé sa mue ? Comment soutenir encore – alors que la bio a derrière elle un demi-siècle d’existence ! – la frange du monde agricole qui s’engage à toute allure dans une impasse ? Le jugement, dès lors, qui sera rendu dans l’affaire des néonicotinoïdes vaudra ce que vaudra l’entendement d’un juge car peut-être lui aussi n’aura-t-il pas encore tout à fait accompli sa mue ? Au fond, peu importe… Ce qui compte, aujourd’hui, c’est de comprendre et d’anticiper le mouvement qui est en marche. En matière de pesticides, nous l’avons montré, ni le monde scientifique ni le monde politique n’ont brillé par d’exceptionnelles facultés d’anticipation, ni par une vision suffisamment instruite du réel et de sa grande intelligence. Bien au contraire : ils nous ont montré leur face la plus opaque et la plus servile. Pas qu’elle cache forcément de la malhonnêteté ou de la corruption d’ailleurs, non, juste une face lisse et craintive témoignant d’un manque d’imagination et de volonté de regarder ailleurs. L’industrie agroalimentaire, quant à elle, se confina dans son immense arrogance, s’avérant totalement incapable de s’associer au destin collectif. Elle se montra égoïste, parfois même retorse, n’ayant pour horizon ni la qualité de la vie ni celle des denrées produites, ce qui est tout de même un comble. Si elle n’affiche pas bien vite d’autres ambitions, la marche de l’histoire risque de lui réserver de bien peu enviables aléas…

Nature & Progrès, enfin, a entrepris cette nouvelle étude afin de mieux laisser entrevoir l’état d’esprit qui est aujourd’hui le sien face à un monde dont de nombreux indices montrent à quel point il est finissant. Qu’une association de « pères tranquilles » telle que la nôtre ne trouve plus d’autre issue que de s’en remettre à un juge témoigne à quel point nous gagnent, nous aussi, de bien lourdes appréhensions… Elles concernent d’abord l’état de nos institutions et de nos démocraties : qu’un ministre se permette de déroger à la loi ne peut être – nous l’avons souvent dit ! – un fait banal, dépourvu de gravité. Il doit s’en expliquer de manière forte et il ne le fait pas car il en est incapable : que valent, en effet, quelques malheureuses betteraves malades face au sort terrible réservé aux abeilles, face au génocide de notre entomofaune ? Comment ignorer qu’il n’y a pas urgence à son sujet ? Plus encore, l’état de nos écosystèmes nous préoccupe comme jamais : qui peut encore aujourd’hui ignorer que le climat se détraque, que nos forêts périclitent, que nos campagnes s’empoisonnent ? Mais surtout nous tracasse le grand désarroi de nos concitoyens car le temps de l’indolence et de la passivité est terminé. Chacun entend agir à présent pour sauvegarder la part de sens qui lui reste. L’action, il faut le craindre, sera souvent confuse, inorganisée, désespérée… Or il appartient à ceux qui nous gouvernent et qui nous jugent de rendre à l’énergie citoyenne un avenir crédible. S’accrocher à un pesticide, en l’occurrence, est certainement l’un des plus mauvais signes qu’on puisse encore donner…

(1) Lire à ce sujet : Dan O’Brien, Bisons des Grandes Plaines, éditions Au diable vauvert, 2019

(2) En lien avec notre autre étude présentée en 2019, intitulée « La juste place de l’animal dans notre monde« , on pourra estimer que, si la pensée spéciste – c’est-à-dire l’évidence de la supériorité d’une espèce sur une autre – reflète bien une réalité, c’est sûrement à cette occasion qu’on en trouvera la preuve la plus éclatante

(3) Si l’on peut qualifier de « génocide », la « destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux », on voit mal aujourd’hui comment le sort réservé aux Nations indiennes d’Amérique dans la seconde moitié du XIXe siècle peut échapper à cette qualification…

(4) WASP pour « White Anglo-Saxon Protestant » : les anglo-saxons protestants blancs qui présidèrent aux destinées des Etats-Unis d’Amérique et à celles, par conséquent, du monde entier depuis le milieu du XIXe siècle…

(5) Lire, à son sujet, les chapitres le concernant de : Matthieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole, éditions La Découverte, 2016

(6) Ici et maintenant, quoi…

La juste place de l’animal dans notre monde – 2019

Nature & Progrès est, depuis bien longtemps une association qui compte en ses rangs de très nombreux végétariens, et nous nous en félicitons. Nature & Progrès rassemble aussi des inconditionnels de la viande et défend les intérêts de nombreux éleveurs signataires de sa charte éthique. Pareille cohabitation n’a jamais posé le moindre problème. Bien au contraire, la diversité et le respect des choix individuels est certainement la plus indémodable, la mieux enracinée des richesses que nous partageons…

Nature & Progrès a toujours défendu la liberté alimentaire. Nous avons toujours fortement conseillé aux personnes végétariennes d’opter pour une alimentation biologique dans la mesure où une alimentation végétarienne de type conventionnel risquait fort de les exposer dangereusement aux pesticides. Dans le même ordre d’idées, nous sommes convaincus que la viande industrielle porte, en sa substance même, la trace de vies manquées et nous nous sommes donc toujours fermement opposés aux dérives qui imposent de martyriser le vivant : poulets en batteries, élevages concentrationnaires, mises à mort violentes, etc. Nous nous associons aussi à tous les combats qui font un préalable indiscutable du bien-être animal dans les élevages. Nous pensons cependant qu’une bonne vie n’est pas incompatible avec une mort digne, dans le cadre d’une filière alimentaire responsable et respectueuse. Ce respect fondamental de la vie – qu’elle soit animale ou végétale – rassemble et ne clive pas, même si la nécessité de tuer, de sacrifier ce qui vit pour le manger est sans doute un acte considérable dont le consommateur s’affranchit aujourd’hui à trop peu de frais…

Au nom d’une éthique dont ils méconnaissent toutefois très largement les tenants et les aboutissants, certains pans du monde végétarien prennent de nos jours pour cible celui de la viande, dans le cadre de visées qui nous semblent très politisées. Pareil activisme, sans raison nouvelle, met en danger l’équilibre pacifique qui s’était patiemment et prudemment construit dans le cadre de l’émergence de l’agriculture biologique. Cette radicalité pourra sans doute paraître légitime, dans une certaine mesure, si l’on considère qu’il n’y a de viande qu’industrielle et que la consommation croissante de cette viande-là constitue une menace écologique et climatique grave. Mais nous devons évidemment attirer l’attention de tous sur le fait qu’un tel positionnement, pour recourir à une expression populaire bien connue, est littéralement de nature à « jeter le bébé avec l’eau du bain » ! Tant l’agriculture n’est pas née d’hier, tant elle ne peut se résumer à quelques simplismes qui pourraient sembler séduisants, voire mobilisateurs, à ceux qui n’en connaissent ni les nécessités ni les enjeux. Ou qui, tel Don Quichotte enfourchant Rossinante, ourdissent aujourd’hui le noir dessein d’affronter les moulins – non, les abattoirs – du capitalisme agro-industriel ?

L’équilibre agricole que nous défendons ne nous permet pas d’admettre sans réserve pareille posture. Chez Nature & Progrès, les repas organisés par l’association offrent toujours le choix : avec ou sans viande. Cela en toute tranquillité et sans l’ombre d’un jugement de valeur, et sans que cela ne définisse Pierre ou Paul qui sera toujours libre de changer d’avis d’un repas à l’autre… Disons-le, dès lors, sans langue de bois : nous partageons la critique de l’agroalimentaire industriel des végans et des antispécistes mais, pour des raisons qui nous échappent largement, nous ne comprenons pas pourquoi celle-ci tire ensuite des conclusions radicales et simplistes là où s’impose, à nos yeux, une réforme profonde et complexe de nos pratiques agricoles. Ce positionnement extrême, intolérant et d’un pacifisme douteux, procédant largement d’une méconnaissance des rapports réels qui existent entre les humains et les animaux dans les élevages dignes de ce nom, est de nature, nous semble-t-il, à produire des clivages aussi absurdes qu’insolubles. Mais peut-être est-ce là leur but véritable car la question de la viande est sans doute appelée à prendre prochainement de nouvelles tournures avec l’apparition de la viande synthétique – la viande sans l’animal ! – et la concentration des moyens de la recherche sur la viande de volaille qui est industriellement la plus rentable ? Car un sentimentalo-animalisme larmoyant qui a souvent des relents de populisme prend une place sans cesse croissante dans le débat politique de nos pays en quête de sens ?

Donc, de ces clivages, Nature & Progrès n’en veut pas ! Nous poursuivons au contraire un but vraiment essentiel, celui de renouer le dialogue. Gageons qu’il serait vraiment regrettable que nous n’arrivions pas à le faire en notre propre sein. Nous avons pu être témoins, à diverses reprises, de situations tendues entre végans et éleveurs. Elles nous paraissent devoir être absolument évitées dans le cadre de notre engagement pour un monde agricole respectueux du vivant dans son ensemble. Répétons-le donc : en choisissant de disserter autour de la place de l’animal dans notre monde, le seul but de cette étude est de rassembler pour discuter ensemble de notre destin collectif, alimentaire notamment. Pas d’opposer, comme dans Les voyages de Gulliver, celui qui attaque son œuf mollet par le gros bout de celui qui le fait par le petit…

Introduction

Dans le courant de l’année 2018, la France tranquille de la consommation découvre avec stupeur qu’à grands coups de pierres et de peintures des militants d’une cause qui lui est inconnue s’attaquent… à ses boucheries ! En ces temps douloureux de menace terroriste toujours possible et vraisemblable, elle se demande – non sans raisons – en quoi de simples boucheries peuvent bien poser problème ? Viandes, charcuteries, volailles, gibier… De mémoire d’homme, tout cela a toujours abondamment garni les bonnes tables de l’Hexagone… Il y a certes bien longtemps que la patrie de la poule au pot et du bœuf mironton se gausse doucement du végétarien, ce mangeur de laitue au teint cireux toujours à deux doigts, pense-t-elle, de s’évanouir par manque de sang. Ainsi était-elle, dans sa candeur un peu naïve, bien loin d’imaginer que la consommation d’aliments carnés pourrait un jour prendre un tour politique, que des activistes d’un genre nouveau en viendraient, les insensés, à salir et à jeter au caniveau un des plus beaux fleurons – que dis-je ? la substance même – de son patrimoine gastronomique.

Et pourtant ! En avril, dans les Hauts-de-France, sept boucheries sont aspergées de faux sang, une autre boucherie et une poissonnerie sont vandalisées, leurs vitrines brisées et les façades taguées… « Stop spécisme » est l’inscription en lettres rouges qu’on retrouve aussi sur la devanture de plusieurs commerces d’Occitanie, courant juin, puis en juillet à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines, à la fin du mois d’août à Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, et encore début septembre à Epinay-sur-Orge, dans l’Essonne… Aux abois, la Confédération française de la boucherie-charcuterie et traiteurs (CFBCT) est reçue au ministère de l’intérieur pour évoquer ces attaques subies de la part de groupuscules végans et demander « la fin de l’impunité ». Mais, après quelques mois d’accalmie, le combat reprend : dans la métropole lilloise, dans la nuit du 27 au 28 décembre, une boucherie de La Madeleine est vandalisée et la vitrine d’un traiteur dégradée. Cinq activistes seront interpellés début février… Début avril, toujours à Lille, deux militants antispécistes sont condamnés à dix et six mois de prison ferme par le tribunal correctionnel, reconnus coupables d’avoir dégradé ou incendié une quinzaine de commerces, boucheries ou restaurants… Deux autres personnes écopent de six mois de prison avec sursis… Mais le mouvement gagne Paris, en mai, au marché de Saint-Quentin dans le 10e arrondissement : « Installé sur ce marché couvert, proche de la gare de l’Est, depuis le mois d’août dernier, rapporte Le Point (1), le commerçant ne s’attendait pas à un tel déchaînement de violence. Le boucher qui ne propose que des viandes « bio » a vu converger vers son étal une vingtaine de manifestants. « Tout est allé très vite, témoigne-t-il. Je préparais une commande pour un client et j’avais la tête baissée quand ils sont arrivés. J’ai d’abord senti comme un liquide couler sur ma tête (on venait de lui jeter du faux sang au visage, NDLR). Face à mon étal, entre quinze et vingt personnes criaient », a-t-il déclaré au commissariat du 2e arrondissement, en charge de l’enquête. »

Deux personnes sont alors placées en garde à vue et, à peine deux mois plus tard à la barre de la 23e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le ministère public requiert une peine d’avertissement contre un étudiant en mathématiques âgé de vingt-et-un an et son amie, âgée de trente ans : « on peut exprimer ses convictions, considérer que les conditions d’abattage sont révoltantes, on peut lutter contre la souffrance animale mais on ne peut pas basculer dans l’infraction pénale et la violence« , estime la magistrate. Lui sera finalement condamné à six mois de prison avec sursis pour violences et dégradations en réunion, sa coprévenue à trois mois avec sursis pour les dégradations mais relaxée s’agissant des violences. Ils devront verser solidairement cinq mille euros à l’entreprise du boucher et le jeune homme devra, quant à lui, payer quatre mille cinq cents euros au titre de préjudices corporel et moral. Tous deux ont interdiction de se rendre au marché de Saint-Quentin pendant un an…

La Belgique est-elle pour autant épargnée par ce qui ressemble encore à des revendications franco-françaises ? Pas vraiment… Début septembre, à Grand-Leez, un élevage de poulets bio est visé par un « commando » antispéciste. « Stop spécisme. Ouvrons les cages. » Telle est l’inscription qui barre le bâtiment appelé à héberger, la nuit, quatre mille cinq cents gallinacées biologiques. Ceux-ci gambadent pourtant déjà sur leur parcours herbeux – prévu pour le jour uniquement -, toutes les trappes ayant été ouvertes ! Rien de bien grave, direz-vous ? Des centaines de mètres de clôtures ont tout de même été arrachés, l’électricité coupée et le système de régulation de la température du bâtiment endommagé…

Fin septembre, un grand événement baptisé « Nuit Debout devant les abattoirs » est organisé par 269 Libération Animale, une organisation internationale qui prône l’action directe, devant plusieurs abattoirs en Europe – à Tielt et à Anderlecht pour ce qui concerne la Belgique mais aussi dans différentes villes de France et d’Italie, ainsi qu’aux États-Unis… – dans l’espoir de produire un effet sur l' »économie spéciste » et de fédérer les militants en les faisant participer pour la première fois à une action sur les « lieux d’oppression ». Si l’intention n’est pas directement de s’introduire dans les abattoirs, elle reste toutefois de les bloquer temporairement par un grand événement public… Un représentant des manifestants précisa (2) que « le militantisme traditionnel pratiqué depuis trente ans est un échec ; il faut maintenant aller directement en affrontement avec l’ennemi et résister avec les victimes ! » Les victimes, comprenez les animaux, bien sûr…

Pourquoi de telles opérations « coups de poing », pourquoi de telles méthodes ? L’urgence serait-elle si grande et la parole si vaine ? L’opinion publique serait-elle en train de basculer du côté de la cause animale ? Mais que revendiquent vraiment végans et antispécistes ? Que veulent-ils que les tenants d’une agriculture respectueuse des animaux ne souhaitent pas non plus ? Voilà ce que cette étude va tenter d’élucider, tout en gardant le secret espoir de trouver un terrain d’entente où renouer le dialogue… En France, d’après un récent sondage de l’IFOP (3), 38% des électeurs déclarent aujourd’hui que la défense de la cause animale aurait tendance à les inciter à voter pour un candidat. Ce taux grimperait à 58% pour les sympathisants des écologistes, à 48% pour ceux du Rassemblement national et à 47% pour ceux de la France Insoumise

(1) Attaque « antispéciste » à Paris : une côte fêlée et 7 jours d’ITT pour le boucher, par Baudouin Eschapasse, Le Point, 6 mai 2019 – voir www.lepoint.fr

(2) Voir : www.7sur7.be/home/des-antispecistes-devant-l-abattoir-d-anderlecht-on-ne-va-pas-s-arreter-la~a355d48e/

(3) Voir : www.ifop.com/publication/la-sensibilite-des-francais-a-la-cause-animale-a-la-veille-de-la-sequence-electorale/

Chapitre 1 - Qui sont ces gens, d’où viennent-ils et que veulent-ils ? - Par Dominique Parizel

Ce terrain sera-t-il celui de l’émotion triomphante ou y subsistera-t-il encore une petite place pour la raison ? Le « cœur », rappelons cela, ne tient aucune place dans la nature, ce type d’émotivité – l’effet Walt Disney : j’ai beaucoup pleuré m’a, un jour, raconté ma maman quand Bambi (1) fut séparé de la sienne ! – semblant proprement humain. Et si cette sensibilité particulière est à la base, notamment, d’un engouement nouveau pour les animaux de compagnie, peut-être est-elle aussi aux fondements – c’est l’effet Brigitte Bardot – de notre volonté inconditionnelle à défendre le pauvre animal malmené, d’être en quelque sorte charitable à son égard, comme nous ne le serons jamais pour notre prochain, puisqu’il sera toujours le maillon faible et que nous serons toujours le maillon fort ? N’aurons-nous vraiment plus que cela pour nous empêcher d’éradiquer totalement, presque par inadvertance, le règne animal ? Mais voyons d’abord ce qu’ils en disent, eux qui s’élèvent pour nous en adresser le reproche… Et commençons par un bref lexique qui s’avérera certainement très utile pour bien comprendre de qui nous parlons exactement.

Le végétarisme, tout d’abord, est un régime alimentaire excluant simplement la chair animale – viande et poisson – mais tolérant les autres produits d’origine animale ; le végétalisme quant à lui est juste un peu plus strict, excluant tout produit d’origine animale – viande, poisson, lait, œufs, miel… Le véganisme est un mode de vie excluant tout produit ou toute activité impliquant l’ »exploitation animale » : cuir, laine, cosmétiques, visite au zoo ou au cirque, etc. L’antispécisme est un mouvement de pensée revendiquant que l’espèce à laquelle appartient un animal ne soit jamais un critère pertinent pour décider de la manière dont il doit être traité, ni de la considération morale qu’on doit lui apporter. Il est donc parfaitement injuste, selon eux, de chérir les chats et de manger les cochons… Le terme animalisme, enfin, sera utilisé, dans cette étude, pour englober – certes, de manière assez grossière – le mouvement de défense des animaux en général.

Le végétarisme : une réaction individuelle à la surconsommation

La culture de la viande est tellement ancrée dans nos sociétés que nous avons désormais oublié de nous interroger sur cette mutation historique qu’a connu notre alimentation depuis la dernière guerre. Elle tient à un fait essentiel qui est l’explosion de la consommation de viande dans les pays industrialisés. Ainsi l’Américain moyen consommait-il encore, bon an mal an, une soixantaine de livres de bœuf vers 1950. Vingt-cinq ans plus tard, sa consommation avait carrément doublé ! Explication principale : le développement rapide de l’agriculture industrielle intensive qui découvrait soudain ses énormes excédents de production végétale. Et le moyen le plus simple de l’écouler sans frais fut de les transformer en alimentation pour le bétail – autrement dit, de faire avaler des céréales aux ruminants ! -, puis de convaincre le consommateur moyen que manger de la viande tous les jours et à tous les repas était un facteur indéniable de progrès, un signe indiscutable du bien-être nouveau qui gagnait nos pays développés… Tout cela ne fut évidemment pas sans conséquences sur l’environnement et la santé des gens.

Comment de pas rappeler ici, en effet, l’extrême gravité de la crise de la « vache folle » ? Le chercheur américain Stanley Prusiner dut son Prix Nobel à l’élaboration de la théorie des prions, de minuscules protéines apparaissant à la surface des cellules des mammifères et perturbant la communication entre les neurones. Leur accumulation, sous forme de plaques amyloïdes, serait ainsi responsable d’importantes dégradations de leur système nerveux central, dans les cas d’encéphalopathies spongiformes transmissibles (EST) comme la tremblante du mouton ou l’ESB dans le cas de la « vache folle ». Deux neurologues allemands, Hans Creutzfeldt et Alfons Jakob avaient toutefois déjà décrit, dès les années vingt, des maladies neurodégénératives rares de l’homme, distinctes de la maladie d’Alzheimer notamment par leur évolution particulièrement rapide. Or, en 1996, un « nouveau variant » de la maladie dite de Creutzfeldt-Jakob fut mis au jour en Grande-Bretagne au plus fort de l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine (ESB), autrement appelée « maladie de la vache folle ». Le doute ne sembla alors plus possible : la même souche était bien responsable des deux maladies ! Or l’origine de l’ESB résiderait dans les farines carnées qui avaient pris la succession des excédents céréaliers et que les malheureux bovins devaient ingurgiter, dans le scandaleux et totalement irresponsable « cannibalisme forcé » qui les accablait désormais…

La « réaction végétarienne » puisa donc incontestablement sa vigueur dans ces pratiques d’élevage nouvelles dont elle avait compris les dangers, à une époque où l’agriculture biologique prenait également son essor. Le végétarisme, chez nous en tout cas, s’aventura cependant peu hors des assiettes individuelles, demeurant une pratique alimentaire marginale. Les habitudes nouvelles de consommation, typiques des « trente glorieuses », montrent toutefois que lorsqu’une société se développe, sa consommation de viande augmente conjointement. C’est ce qu’on constate en Chine, par exemple, alors qu’apparaît maintenant, chez nous, une forte décroissance de la demande de produits carnés. Les rares consommations qui se maintiennent sont les charcuteries – comprenez les préparations industrielles pour fritures essentiellement – et les viandes transformées, alors que les ventes de viandes fraîches sont en forte diminution, le grand perdant étant la viande bovine. Pourtant, quand le prix d’un bien diminue, on peut s’attendre, d’un point de vue économique, à ce que sa consommation augmente mais le prix du bœuf tombe encore, ce qui démontre sans doute que le facteur du prix n’est pas le seul en cause…

Le véganisme : objection de conscience

Elargissant la démarche végétarienne à l’ensemble du mode de vie, le véganisme dépasse le seul effet sur l’être humain de l’alimentation carnée pour se poser la question de l’exploitation animale dans sa globalité. Des associations telles que BE Vegan (2), en Belgique, ou Vegan Impact (3), en France, s’en tiennent toutefois essentiellement à la promotion d’une éthique de la consommation respectueuse de l’animal, sans militer plus avant dans l’amélioration concrète de son sort.

Les Français de L214 sont bien sûr d’une tout autre trempe… « L’association, fondée en 2008, peut-on lire sur son site Internet (4), s’inscrit dans un mouvement qui souhaite une société attentive aux besoins de tous les êtres sensibles à l’opposé des courants prônant discrimination, haine ou xénophobie ; elle souhaite que notre société en arrive à reconnaître que les animaux ne sont pas des biens à notre disposition, et ne permette plus qu’ils soient utilisés comme tels. Ils sont eux aussi des habitants de cette planète et leurs intérêts méritent considération… » Se concentrant sur les cas les plus révoltants, ses militants entendent rendre compte de la réalité des pratiques les plus répandues, les faire évoluer ou disparaître par des campagnes d’information et de sensibilisation, mais également repérer et tenter de faire sanctionner les pratiques illégales par des actions en justice. Leurs actions prennent donc pour cibles prioritaires les dérives les plus flagrantes de l’élevage industriel mais aussi celle d’exploitations où le mépris et la négligence sont la norme : on peut voir, non sans un véritable effroi, sur leur site Internet, d’innombrables images et vidéos de maltraitance animale des plus cauchemardesques. A ce titre, leur travail courageux doit évidemment être salué et soutenu. L’objectif de L214 demeure toutefois de démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux – terrestres ou aquatiques – et de proposer des alternatives, tout en nourrissant le débat public sur la condition animale. S’il s’agit de proscrire sans condition l’élevage dans son ensemble et d’ »abolir la viande« , comme on le fit jadis avec l’esclavage – et en comparant l’ »exploitation animale » à une forme d’esclavage -, jusque-là, bien sûr, nous ne saurions les suivre. Nous expliquerons pourquoi…

Mentionnons ici également l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) (5), créée en 1980 aux Etats-Unis, qui fut une des premières à s’insurger contre les mauvais traitements réservés aux animaux : animaux de laboratoire, abattages rituels, etc. Présentant ses condoléances à la famille du grand couturier Karl Lagerfeld, récemment disparu, l’association ne manqua pas de rappeler que « son décès marque la fin d’une époque où la fourrure et les peaux exotiques étaient encore convoitées« .

L’antispécisme : une révolution philosophique ?

“Le spécisme peut être défini comme l’idée selon laquelle l’espèce à laquelle appartient un être vivant constitue en soi un critère de considération morale”, peut-on lire, en guise d’introduction à La Révolution antispéciste (6). Le spécisme peut donc se définir comme la croyance en la supériorité ontologique – c’est-à-dire relative à l’être, en soi – de l’homme sur l’animal. Or, aux yeux des antispécistes, cette supposée supériorité de l’homme, fruit d’une tradition ancienne héritière de la pensée aristotélicienne, renvoie à l’idée d’ »essence », un critère invisible et par conséquent injustifiable biologiquement. Ce suprématisme humain doit donc être mis en question, d’où la réaction antispéciste.

Ces conceptions s’appuient largement sur le travail du philosophe australien Peter Singer dont l’ouvrage intitulé Animal Libération (7) inspire, depuis 1975, la plupart des défenseurs des intérêts des animaux. Notons cependant que la démarche de Singer prenait surtout en compte la capacité des animaux à éprouver de la souffrance, chose que personne aujourd’hui ne s’aventurerait plus à nier… C’est également, semble-t-il, ce souci primordial de la douleur et de l’angoisse animale qui mobilise, depuis 1992, l’association Gaia (8), mieux connue du public belge.

Le terme d’antispécisme se cherche évidemment une légitimité par analogie avec les notions de racisme et de sexisme : autant de conceptions inacceptables qui appellent, naturellement, les réactions antiraciste et antisexiste. Mais là où le racisme et le sexisme créent des discriminations insupportables au sein de l’humain, celles que créerait le spécisme au sein du vivant le sont-elles tout autant ? Bref, si l’animal doit évidemment jouir de droits dans nos sociétés, de tels droits doivent-ils être en tous points comparables à ceux des hommes ? Si semblable revendication est, de toute évidence, nettement abusive – octroiera-t-on jamais le droit de vote aux animaux ? -, elle met cependant en question le « grand partage » qui oppose, depuis l’époque moderne, l’être humain à tout ce qui lui est extérieur. Or l’humain ne pourra sans doute se sortir des crises écologique et climatique que nous traversons qu’en renouvelant les liens qui l’unissent aux règnes animal et végétal.

Les antispécistes néanmoins ne s’arrêtent pas en si bon chemin, jugeant notamment leur démarche totalement antagoniste avec l’écologie, tant ils opposent défense des animaux et défense de l’environnement. Jamais ils ne se réjouiront, par exemple, du retour d’un prédateur comme le loup. Réprouvant toute idée de sélection naturelle, ils défendent l’idée que l’humain doit toujours s’impliquer pour que les animaux puissent « vivre en paix ». Les antispécistes prônent donc carrément l’interventionnisme de l’homme ! Et, s’il faut s’attaquer aux abattoirs, il est donc également nécessaire, à leurs yeux, de sauver la gazelle du lion. Et de « désanctuariser » la nature… De telles velléités interventionnistes ne trahissent-elles pas de facto une posture de supériorité de l’homme ? N’est-ce pas adopter un point de vue viscéralement anthropocentriste ? Et, même si un interventionnisme relatif semble possible, où faudra-t-il s’arrêter, entre la souffrance du lapin entre les serres de l’aigle et celles de la mouche prise dans la toile d’araignée ? L’homme est-il responsable de la création ? Doit-il en concevoir quelque culpabilité ? Chacun appréciera : cette pensée antispéciste est aujourd’hui principalement diffusée par le biais des Cahiers antispécistes (9), créés en 1991, à Lyon.

269 Life, enfin, est un collectif mondial de défense des droits des animaux créé, en 2012, en Israël, qui s’inscrit clairement dans la mouvance antispéciste. Il dispose d’une branche française, nommée 269 Life France (10), qui passe aujourd’hui pour regrouper les ultras de la cause animaliste. 269 Libération Animale semble être une dissidence de cette dernière, organisant notamment les rassemblements nommés « Nuits débout devant les abattoirs » dont nous avons déjà touché un mot…

(1) Produit par Walt Disney en 1942, ce dessin animé raconte la naissance et l’apprentissage d’un jeune faon au cœur de la forêt, jusqu’à ce qu’il devienne enfin le magnifique cerf appelé à la gouverner.

(2) Voir : https://bevegan.be/fr/

(3) Voir : http://veganimpact.com

(4) Voir : www.l214.com/

(5) Voir : www.petafrance.com/

(6) La Révolution antispéciste, PUF, 2018, ouvrage collectif dirigé par Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler

(7) Dans sa traduction française : Peter Singer, La libération animale, Grasset, 1993

(8) On notera que, dans la mythologie grecque, Gaïa est la personnification de la terre, équivalente de la Terra Mater des Romains, ce qui ne renvoie pas spécifiquement à la cause animale mais à l’ensemble du vivant qui s’abreuve à sa large poitrine…

(9) Voir : www.cahiers-antispecistes.org/

(10) Voir : www.269life-france.com/

Chapitre 2 - Qu’ils soient humains ou animaux… - Par Dominique Parizel

A ceux qui trouveraient excessive la comparaison de l’élevage intensif et de la boucherie industrielle avec l’Holocauste, on recommandera la lecture du livre de l’historien américain Charles Patterson, Un éternel Treblinka (1), où il rappelle que c’est dans les Union Stock Yards, gigantesque réseau de parcs à bestiaux et d’abattoirs installés au sud de Chicago, qu’Henry Ford eut, dès 1922, la révélation du modèle d’organisation du travail auquel il attacha son nom. C’est le même Henry Ford qui fut, à l’époque, l’instigateur de textes antijuifs virulents et le propagateur du pamphlet antisémite Les Protocoles des sages de Sion (2). Patterson dénonce également une rigoureuse similitude entre la rationalisation de la zootechnie et de l’abattoir, d’une part, et la pratique de l’eugénisme et d’une « anthropotechnie » exterminatrice, d’autre part, mises en œuvre par les nazis pour des Hommes préalablement déchus au rang de bêtes. Certes, il n’y eut pas là de fins alimentaires mais des difficultés d’autant plus incommensurables à se débarrasser de la masse inouïe des corps assassinés…

Viande en vrac !

L’industrialisation de la mort animale était déjà là, depuis la grande peur de la bête du Gévaudan qui attisa la haine sans fin du loup jusqu’à l’extermination du bison d’Amérique – visant à précipiter la fin des nations indiennes qui en vivaient – et à son remplacement par des vaches européennes, prélude à la boucherie industrielle… Dans Bidoche (3), Fabrice Nicolino explique comment – alors que les tickets de rationnement restèrent en vigueur en France jusqu’en 1949 – l’abondance de bœuf venu d’Amérique – ces bœufs que de « joyeux cowboys » venaient d’installer juste un demi-siècle plus tôt sur les prairies volées aux bisons ! – symbolisa, après la guerre, la liberté retrouvée… Parallèlement, l’INRA, créé en 1946, travailla à l’industrialisation de l’agriculture en France sur le modèle américain. Sitting Bull et ses intrépides Sioux étaient bien morts et reniés…

« Le modèle que découvrent les jeunes agronomes et zootechniciens, écrit Fabrice Nicolino, est impressionnant. L’agriculture américaine représente alors 45% de la production mondiale de blé, dont les deux tiers sont exportés. Dans le domaine de la viande, tout est neuf et rutilant. On pense là-bas, et l’on réalise déjà, le grand rêve des zootechniciens français du XIXe. Machine vivante, l’animal dit de rente crache du profit à mesure qu’on lui distribue des aliments concentrés et industriels.« 

La réaction végane a donc une légitimité. Elle peut être vue comme une indignation positive face à l’émergence de la viande-objet, ce « bien de consommation » courante apparu dans des temps si pleins d’insouciance qu’elle a totalement estompé la nécessaire mise à mort d’un animal. Mais, à l’heure où L214, par exemple – Nagui en tête ! -, dénonce avec force et raison l’invention de la vache-hublot (4), il faut également reparler d’agriculture – la vraie ! – car il serait vain de faire comme si les éleveurs – les vrais ! – avaient également été exterminés. Nature & Progrès prend leur parti, évidemment, à condition bien sûr que leur attitude vis-à-vis des animaux ressemble au respect dont nous parlerons longuement ci-après…

Une agriculture sans élevage ?

Car déjà surgit, du point de vue de Nature & Progrès du moins, un premier nœud gordien. Un équilibre, une complémentarité entre cultures et élevages sont indispensables dans l’activité agricole telle que nous la prônons. Sans la présence animale, le passage à la fertilisation chimique et aux pesticides – dans de vastes zones de monoculture ! – serait certainement inévitable, avec le cortège de nuisances que ce monde de culture entraînerait en termes d’environnement et de santé publique. Est-ce vraiment là ce que veulent les végétariens ? Ou n’y ont-ils, tout simplement, pas songé ? Cette question de la fumure est fondamentale, en effet, en agriculture et beaucoup trop de gens bien intentionnés pensent encore qu’on n’en a tout simplement plus besoin avec les engrais verts et la permaculture… Mais que serait, sans la présence d’hormones animales dans nos sols, la qualité de nos terres qui est, depuis des siècles, basée sur la pratique de la polyculture – élevage ?

L’action des ruminants, répétons-le sans relâche, permet aussi une valorisation des herbages et des terres peu propices à toute forme de culture. Ils n’entrent donc pas forcément, au terme de savants calculs protéiques (5), en compétition avec l’alimentation humaine. Dans les types élevages prônés par Nature & Progrès, l’alimentation donnée aux ruminants met en avant l’autonomie fourragère et alimentaire, la valorisation de sous-produits de la transformation, etc. Mais, bien sûr, s’agissant d’élevage, la question de l’abattage demeure évidemment la question cardinale et elle doit évidemment le rester. La nécessité d’abattre l’individu qui doit ensuite être mangé ne peut jamais être passée sous silence par un marketing menteur, sous le vain prétexte qu’évoquer la mort dissuade l’acte d’achat. La question du consentement animal et du sacrifice demeurera donc, à n’en pas douter, une autre pierre d’achoppement dans notre tentative de renouer le dialogue avec les végans. Nous pensons pourtant qu’il est possible d’évoquer l’abattage à la ferme dans le cadre de l’ensemble des mesures qui visent à l’amélioration du bien-être animal en élevage… Car bien vivre et puis mourir sont deux choses complètement différentes. Ne compliquons pas ce qu’il est déjà suffisamment difficile d’amener à la conscience.

D’autres relations avec les animaux…

De terribles menaces d’extinction sont, aujourd’hui, la conséquence du mépris dont nous avons gratifié le monde animal, depuis l’époque moderne du moins. L’humain s’est tellement détaché de l’animal, liant à ce point son intérêt à la croissance démographique et économique, qu’il prive à présent, les espèces sauvages de leur habitat… Il s’est vu tellement supérieur, tellement extérieur à toute autre forme de vie, que sa récente impulsion à trouver de nouvelles familiarités avec le monde animal est déjà dévoyée à des fins purement commerciales. Faut-il louer le sort des animaux de compagnies ou voir là une forme nouvelle d’esclavage, voire de prostitution – du latin pro et statuere, c’est-à-dire « placer en avant » mais avec l’effet d’avilir en exposant le corps pour en tirer profit ? Les animaux-bibelots, en effet, ne sont déjà plus que chairs à bâfrer et objets de substitution pour pulsions sans espoir ; ils ne sont plus que le pet-food et les névroses qu’on leur fait avaler sans relâche. Des marchés extrêmement florissants, s’il en est…

D’une manière générale, le sociologue Dominique Guillo (6) nous explique qu’il faut en finir avec le « grand partage » qui oppose l’humain à tout ce qui lui paraît différent dans le vivant et qui a amené l’homme occidental à se penser en possesseur de la nature qu’il put ainsi exploiter à outrance, en toute impunité. La seule façon de progresser, explique-t-il, dans la connaissance animale est de centrer l’investigation sur l’analyse des interactions, c’est-à-dire sur ce que les groupes observés – eux et nous ! – se font faire les uns aux autres, sans préjudice d’une nature intrinsèque ou supposée telle qui n’a plus besoin d’être définie a priori. Nous vient-il parfois à l’esprit que si nos poubelles, par exemple, n’étaient qu’hygiène et propreté, nous ne prêterions pas la moindre attention aux rats, aux goélands, aux cafards… Certes les goélands planent un peu trop à notre goût pour que nous nous y intéressions vraiment, quant aux deux autres, leur style de vie un peu fruste n’a pas encore réussi à nous faire rêver… Pourtant, une forme réelle d’agentivité sociale – comprenez la capacité d’un individu à contrôler et à réguler ses actes, à être acteur de sa propre vie – existe chez bon nombre d’animaux – et pas toujours là où l’on s’efforce généralement de nous montrer qu’elle se trouve – car elle réside moins dans un partage – d’émotions, d’identité, de sens qu’on attribue au monde, etc. – que dans ce qui rend possible l’ajustement mutuel des différences… Guillo disserte ainsi longuement, page 153 et suivantes de Les fondements oubliés de la culture, autour d’une scène très simple – et de la manière de la décrire – qui voit un chien amener son maître à lui ouvrir une baie vitrée. Il y met en évidence un ensemble complexe d’interactions diverses qui sont bien loin de se réduire à un simple apprentissage généreusement prodigué à l’animal par l’homme qui le domine… Ce type d’observation permet ainsi, de manière très générale, d’ouvrir le concept de « culture » – en ce comprises les « cultures animales » – à ce qui émerge des interactions sociales plutôt qu’à ce qui résulterait uniquement de l’hypothétique identité partagée par un groupe quelconque. Ainsi doit se comprendre le titre de son ouvrage : les « fondements oubliés de la culture », au-delà des spécificités des groupes d’individus, sont aussi les réseaux au cœur desquels se développent les relations, toujours renouvelées, individus. Qu’ils soient humains ou animaux, peu importe.

Reprendre langue

Dans ce contexte totalement repensé de nos relations avec le monde animal, ne pouvons-nous pas envisager nos positions respectives, celle des végans et la nôtre, en termes d’idéal et de pragmatisme vis-à-vis d’une même dérive grave dont est responsable l’humanité tout entière, dans son insupportable volonté de domination, et dont nous dressons ensemble le même et douloureux constat ? Certes, les végans adoptent d’emblée la position idéale – s’épargner la honte insupportable du meurtre – là où nous envisageons simplement une position pragmatique – le pas nécessaire à accomplir pour que la situation reste acceptable. Leur position idéaliste ne va pas non plus  sans poser quelques problèmes – nous les avons évoqués – qu’il serait sans doute vain d’éluder aussi facilement. Et c’est bien pourquoi les véganes, autant que nous, ont sans doute un besoin urgent de reprendre langue. L’abolition de la viande n’en fera pas, pour autant, des immortels…

(1) Charles Patterson, Un éternel Treblinka, éditions Calmann-Lévy, 2008

(2) Les Protocoles des sages de Sion est un pamphlet satirique décrivant les plans d’un conseil de sages juifs en vue d’anéantir la chrétienté et de dominer le monde. Bien que clairement identifié comme un faux, le texte fut maintes fois utilisé pour attiser le sentiment antisémite

(3) Fabrice Nicolino, Bidoche – L’industrie de la viande menace le monde, Les liens qui libèrent, 2009

(4) https://www.l214.com/enquetes/2019/elevage-made-in-france/vaches-hublot#petition

(5) Certes, la protéine animale est un luxe si l’on considère qu’il faut environ dix kilos de protéines végétales pour produire un kilo de protéines de bœuf (source : https://observatoire-des-aliments.fr/qualite/proteines-vegetales-nourrir-planete) mais c’est oublier un peu vite que les quatre estomacs du ruminant lui confèrent la faculté de digérer l’herbe des champs, ce que l’homme et son unique estomac sont évidemment incapables de faire…

(6) Dominique Guillo, Les fondements oubliés de la culture, éditions du Seuil, 2019

Chapitre 3 - L’humain et l’animal - Par Sylvie La Spina

La cause animale nous mobilise ! Que nous soyons membre de Nature & Progrès ou militant radical végan, le sort que réserve l’agro-industrie aux animaux nous révulse. Mais, au bout du compte, là où nous prônons une réforme de l’agriculture, les végans réclament purement et simplement l’ »abolition de la viande » ! Mais le fossé qui nous sépare est-il vraiment si grand ? Force est de constater que toutes les espèces animales n’occupent pas, historiquement, la même place auprès de l’homme. Certains animaux, dits « de compagnie », sont apprivoisés et idolâtrés, d’autres, dits « de rente », sont élevés pour être consommés, d’autres encore, les « sauvages », sont admirés dans leur milieu naturel… Enfin, des espèces considérées comme « nuisibles » sont âprement combattues pour les éradiquer.

Entre peurs et opportunités…

Ces différences de considération entre la vache, le sanglier, le rat ou le chat vient de l’histoire de notre lien avec ces différents animaux. Au début, tous les animaux étaient sauvages et certains, qui faisaient partie de notre régime alimentaire, étaient chassés par l’humain pour se nourrir. Il y a quelques milliers d’années, une étape importante de l’évolution de notre humanité fut la domestication animale, l’humain parvenant à maintenir près de lui, dans des enclos, des animaux de certaines espèces et races. Ce fut le début de l’élevage. Il fallut alors nourrir ces animaux et les soigner au quotidien pour pouvoir ensuite en prélever la viande nécessaire pour se nourrir. Le lait, le cuir et la laine de ces animaux furent également utilisés afin de répondre à nos besoins premiers.

D’autres animaux se sont rapprochés de l’humain de manière détournée. Dès le moment où l’humain s’est mis à cultiver et à stocker des graines, les ravageurs se sont développés et ont attiré leurs prédateurs, comme le chat. Celui-ci a longtemps vécu près de l’humain par simple attirance pour les proies qu’il y trouvait ; il a fini par coloniser son habitat. Notre relation avec le chat n’a pourtant pas toujours été tendre : à certaines époques, il était persécuté, accusé d’être lié à la sorcellerie et considéré comme nuisible… Il fut ensuite ré-adopté par les hommes de lettres et par la noblesse pour finir, aujourd’hui, dans nos chaumières, nourri et gâté, même sans jamais plus chasser la moindre souris aux alentours… De nos jours, les animaux de compagnie sont généralement considérés comme des membres à part entière de la famille !

Les animaux sauvages ont longtemps été craints par nos ancêtres car souvent associés à de terribles ravages. Le sanglier présentait, par exemple, un réel danger dans nos contrées car il venait souvent piller les vivres. Il cause encore aujourd’hui quelques dommages dans les cultures et reste une espèce chassée. Concernant les animaux sauvages, l’opinion publique a cependant évolué vers une vision plus romantique de la nature : serait-ce encore l’effet Walt Disney ? Certaines espèces enfin restent considérées comme de purs nuisibles : les mouches, les moustiques, les tiques… Et même les souris, quoi que… La plupart de ces animaux sont encore vus comme de potentiels prédateurs. Oui, je dis bien des prédateurs, surtout à cause de la transmission de maladies – maladie de Lyme, malaria, etc. – qui tuent encore des humains, malgré les progrès de la médecine. Mais au fait, les bactéries sont-elles des animaux ?

L’homme est-il « à part » de la nature ?

Pourquoi l’humain réserve-t-il des traitements si différents aux animaux, selon qu’ils sont domestiques, de rente, sauvages ou nuisibles ? C’est la question posée par de nombreux défenseurs de la cause animale et du véganisme qui qualifient ce comportement de « spécisme », c’est-à-dire une forme de « racisme » qui serait en vigueur au sein de la classe animale. Ils rejettent donc naturellement ce fait, prônant au contraire l’ »antispécisme », c’est-à-dire une absence de discrimination au sein du monde animal qui nous amènerait à considérer tous les animaux sur un pied d’égalité.

Mais que nous apprend Dame Nature ? Que de nombreux animaux considèrent certains autres animaux comme proies, d’autres comme des animaux sans la moindre importance, avec lesquels ils n’entretiennent d’ailleurs aucun lien. C’est le cas, par exemple, du cerf et du renard… Nous autres, les humains, nous avons notre liste de proies qui varie en fonction des régions du globe – on consomme, dans certaines régions du globe, la viande du chien ou du chat – pour des raisons culturelles et de coévolution entre l’homme et l’animal. Il semble donc logique, selon les lois de la nature, de réserver un sort différent aux animaux d’espèces différentes, comme à n’importe quel animal sauvage. Pour généreuse qu’elle soit, la philosophie antispéciste semble donc une notion très aléatoire à appliquer. De plus, l’homme – qui est aussi un animal – peut-il se permettre de défier les lois de la nature en se considérant comme supérieur, en abdiquant sa place de prédateur d’animaux, mais aussi de plantes et de graines ? Se penser comme à part de la nature, n’est-ce pas justement la forme la plus grave de « spécisme » ? Quant à l’idée même d’ »abolir la viande » – abolir signifiant « supprimer », « faire disparaître », ce qui paraît donc plus aisé concernant une idée ou une pratique que concernant une substance ou de la matière -, elle reviendrait à nous abstenir de voir ou de sentir le potentiel viandeux d’un bétail que cent siècles d’agriculture ont forgé à cet effet. C’est donc bien plus qu’une simple révolution culturelle, c’est une véritable tentative de refondation de l’humanité… Toutefois, l’objectif d’améliorer la vie animale reste commun tant aux végans et aux antispécistes qu’à Nature & Progrès ! Car l’humain a peut-être ceci de différent par rapport aux autres animaux : il a une morale ! Il ne veut pas faire souffrir les autres, ne pas tuer « inutilement »…

Améliorer la condition animale ?

Cette attention est plutôt rare dans la nature. Dans tout groupe d’animaux – oies, cervidés, chiens… -, on trouve généralement des dominés et des dominants. Les combats et les harcèlements y sont récurrents, souvent expliqués par le besoin de se reproduire et donc d’être le plus privilégié pour cette fonction. La plupart des prédateurs tuent sans attention à réduire la souffrance de leur proie – et parfois même sans la moindre utilité de consommation -, le meilleur exemple étant le chat domestique qui attrape une souris, poussé par son instinct de chasseur…

Certes, depuis Descartes qui considérait les animaux comme des machines, la considération de l’humain pour les animaux n’a fait que progresser. La Déclaration de Cambridge, en 2012, conclut que les animaux ont une sensibilité et une conscience. L’humain doit donc prendre des dispositions pour assurer le bien-être des animaux, que ce soit pendant l’élevage ou pendant l’abattage, s’il n’est pas adepte du véganisme. Seuls quelques « nuisibles » peuvent encore être combattus sans ménagement, la principale difficulté résidant toutefois dans leur définition exacte : moustiques, guêpes, souris, rats ? Ou même renard, loups, corvidés ?

Le choix de consommer ou non de la viande, qui continue cependant de nous opposer, revient à chaque individu. Les partisans du véganisme – qui veulent voir disparaître toute forme d’ »exploitation animale » – en font pourtant un combat politique : ils sont pour l’abolition pure et simple de l’élevage. Nature & Progrès, par contre, continue de rechercher un juste équilibre entre cultures et élevage, et un mode d’élevage respectueux du bien-être animal, y compris lors du moment délicat de l’abattage. Car le consommateur ne doit jamais perdre de vue cette évidence : l’animal a donné sa vie pour qu’il puisse le manger !

Nature & Progrès

Sa position et son combat concernant les conditions d’élevage et d’abattage

Selon l’ONG Compassion in World Farming (CIWF) (1), les cinq besoins fondamentaux des animaux seraient :

– l’absence de douleur, de lésion ou de maladie,

– l’absence de stress climatique ou physique,

– l’absence de faim, de soif ou de malnutrition,

– l’absence de peur et de détresse,

– la possibilité d’exprimer des comportements normaux, propres à chaque espèce.

L’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) ajoute que le bien-être animal désigne aussi, plus largement, la manière dont un animal évolue dans les conditions qui l’entourent. Parmi les plaintes reçues par l’Unité du Bien-Être Animal de la Région wallonne, nombreuses sont celles qui montrent une déformation de la vision des humains dans les besoins des animaux. Quand les éleveurs laissent leurs bovins à l’extérieur, le voisinage tend à dénoncer de mauvaises conditions de détention alors que ces animaux, encore rustiques, se sentent en général mieux en prairie que dans les étables. A condition toutefois de ne pas patauger dans la boue jusqu’aux genoux, d’avoir à manger et à boire, et de pouvoir profiter d’un abri contre le vent et la pluie qui est généralement prodigué par des arbres ou une cabane de fortune… De même, une chèvre n’est pas mieux sur le canapé de la maison que dans sa chèvrerie, avec une litière propre et sèche. Une poule n’a pas besoin de caresses mais de liberté de mouvement afin d’aller picorer et gratter dans l’herbe verte, sous les haies. Les législations européenne et wallonne définissent donc les normes de respect du bien-être animal mais sont-elles suffisantes et n’est-il pas possible d’améliorer encore les conditions d’élevage et d’abattage ?

L’élevage biologique apporte déjà un « mieux » assez net dans les conditions d’élevage : le cahier des charges européen qui régit l’agriculture biologique (R889/2008) impose des dimensions de bâtiments d’élevage plus importantes pour laisser davantage de place aux animaux, et l’obligation de laisser sortir les animaux quand les conditions de sol et de climat le permettent.

Nature & Progrès s’efforce évidemment d’aller beaucoup plus loin en travaillant sur l’abattage à la ferme, dont l’un des principaux avantages est d’éviter le stress lié au transport et au déchargement de l’animal dans un lieu inconnu. Abattre décemment les animaux « à la maison » – au sein de camions d’abattage se déplaçant de ferme en ferme ou en recourant, selon un protocole bien défini, au tir en prairie – n’a donc rien d’un fantasme d’éleveur mais pourrait bientôt devenir un point essentiel du bien-être – du bien mourir, en l’occurrence – de tous nos animaux d’élevage…

(1) Voir : https://www.ciwf.fr/

Chapitre 4 - Réinventer nos relations avec les animaux d’élevage - Par Dounia Tadli

« À l’opposé des massacres anonymes des animaux d’élevage, il se développe, comme pour nous déculpabiliser ou blanchir notre âme, un excès névrotique de passion pour les animaux domestiques. Plus la nature disparaît, plus les chiens compissent nos trottoirs et les chats empuantissent nos appartements (…). Curieuse civilisation que celle qui brûle ses vaches et ses volailles, qui extermine la faune sauvage et qui cajole à l’excès ses chiens et ses chats. Notre cœur n’est-il donc pas assez vaste pour aimer la nature dans sa plénitude ? Pour nous, habitants des grandes mégalopoles, la nature se résume-t-elle à un chien castré qui vient pisser chaque matin sur le cèdre bleu au milieu du gazon bien tondu ? (…) Il y a quelque chose de cassé dans nos relations avec le monde animal : les animaux ne sont plus porteurs de nos rêves et de nos espoirs ; ils ne sont que le gavage de nos ventres et le refuge de nos frustrations. »

Claude et Lydia Bourguignon (1)

« Il y a quelque chose de cassé dans nos relations avec le monde animal », nous disent avec justesse Claude et Lydia Bourguignon. En effet, le développement du christianisme, du cartésianisme et du capitalisme industriel a radicalement transformé le rapport des humains à ce que nous appelons la nature. Concernant les animaux d’élevage, l’avènement de la zootechnie marque ce changement dès le XVIIIe siècle. Cette « science de l’exploitation raisonnée des animaux domestiques » transforme une large partie des activités d’élevage en « processus industriels spécialisés et rentables », et les éleveurs liés à ces industries deviennent des « ouvriers actifs et sans états d’âme d’une production massive de matière animale » (2). Après la Seconde Guerre mondiale, la « modernisation » de l’élevage s’intensifie pour répondre à la pénurie alimentaire : les animaux d’élevage deviennent alors les « machines vivantes à aptitudes multiples » (3).

Cette course au rendement, qui a transformé l’élevage en « production animale » a sans nul doute cassé quelque chose dans notre relation aux animaux d’élevage. Les humains ne se sont pas montrés à la hauteur du « contrat domestique » passé avec les bêtes. C’est là, sans doute, un constat qui peut rassembler à la fois le mouvement paysan, les écologistes, les défenseurs de l’antispécisme et/ou du véganisme, ces catégories n’étant pas exclusives… Les associations de défense des animaux, comme L214, ont d’ailleurs joué un rôle important dans la dénonciation des dérives de l’industrialisation, bien que leurs pratiques puissent être discutables.

L’objectif de cette contribution n’est pas de faire le procès des animalistes mais bien de s’interroger sur les diverses réponses apportées à la suite d’un constat plus ou moins partagé. Quelque chose s’est cassé dans notre relation aux animaux d’élevage ; devons-nous pour autant en déduire que l’élevage serait, par essence, de l’exploitation animale comme le prétendent les antispécistes ? La solution est-elle d’abolir l’élevage, et donc d’adopter un mode de vie végan, censé faire disparaitre toute trace de souffrance de la planète ? Ainsi l’industrialisation de l’élevage et, à travers elle, la mise à distance entre l’animal et la viande sont-elles remises en cause par les mouvements animalistes. Si ce constat est partagé par d’autres mouvements, les réponses apportées – la fin de l’ »exploitation animale » et donc notamment de l’élevage – ne font bien sûr pas l’unanimité… Quelles sont les logiques sous-jacentes à ces réponses apportées par certains défenseurs des animaux ?

Un mécanisme de compensation

On peut tout d’abord se questionner sur l’aspect théorique de l’argumentaire animaliste. Dans quelle mesure cette vision est-elle ancrée dans une réalité empirique ou, au contraire, idéalisée ? En effet, selon Anne-Marie Dubreuil (4), qui a réalisé une étude ethnographique sur l’antispécisme, une partie des militants au sein du mouvement ne seraient pas particulièrement familiers des animaux. Ils privilégieraient la perspective théorique et montreraient peu d’intérêt aux animaux réels. L’antispécisme, en partie en tout cas, ne se baserait-il pas sur une exo-définition de l’élevage et des relations aux animaux, au sens où ces militants ne semblent pas directement impliqués dans l’activité en question (5) ? Peut-être, à défaut de côtoyer les animaux d’élevage, s’inspirent-ils notamment des relations établies avec les animaux de compagnie ? Ne sont-elles pas, elles-mêmes, surinvesties tant nous « compensons » peut-être ce que nous faisons subir aux animaux d’élevage en cajolant d’autant plus nos animaux de compagnie : c’est l’hypothèse du sociologue Jean-Pierre Digard (6), partagée par Claude et Lydia Bourguignon ? Il s’agirait de soulager la culpabilité de la surexploitation des uns par un soin excessif prodigué aux autres. Pour l’anthropologue Noëlie Vialles (7), cette compensation irait encore plus loin : à travers la « modernisation de l’agriculture », la disparition de la proximité traditionnelle avec les bêtes aurait entraîné un certain manque chez les humains, nos relations avec les animaux étant, en effet, particulières, uniques, incomparables. L’anthropologue parle ainsi d’une « asociale sociabilité » : sociabilité car il s’agit bien de relations mais asociale car elle est libérée des normes et contraintes sociales : on peut observer un chat ou une vache pendant des heures, sans la moindre gêne, mais cela s’avèrerait plus délicat avec votre voisin dans le métro… L’éloignement des animaux d’élevage aurait donc laissé un vide, surinvesti par la suite par les animaux de compagnie. Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger avec la philosophe Marie Gérard (8) : dans quelle mesure les citadins ne déclinent-ils pas la relation entretenue avec leur animal de compagnie, pour transposer cette image aux animaux d’élevage ?

Le refus du rapport de prédation

Cette perception théorique et/ou idéalisée des animaux d’élevage pourrait entraîner, d’une certaine manière, un refus du rapport de prédation. L’antispécisme ne constituerait-il pas le refus d’une logique pourtant inévitable : la survie de chacun implique l’altération partielle de l’environnement, animal comme végétal ? L’anthropologue Philippe Descola (9) nous dit que la prédation constitue « un phénomène de destruction productive indispensable à la perpétuation d’un individu ; loin d’exprimer une cruauté gratuite ou un désir pervers d’anéantissement, elle transforme au contraire la proie en un objet de la plus haute importance pour celui qui l’incorpore : la condition même de sa survie« . Ce principe est inscrit au cœur des relations entre les espèces : refuser cette logique renvoie à un rejet de ce qui est habituellement considéré comme l’un des fondements de la société humaine, les formes d’organisation des vivants. Ce faisant, selon Dominique Lestel (10), le végétarien « réhabilite la thèse de l’exception humaine en considérant qu’il est le seul animal carnivore – ou potentiellement carnivore – qui doit se placer au-dessus de sa condition animale omnivore en n’en assumant pas l’une des caractéristiques centrales : la prédation des autres animaux« . La volonté antispéciste de « déprédatiser les esprits » serait ainsi justifiée par un refus global d’un vaste système de domination, de souffrances. Peut-être ce refus de la prédation s’inscrit-il, plus largement, dans le rejet de la mort qui marque notre société, comme en témoigne par exemple le développement du transhumanisme. En tout cas, selon Jocelyne Porcher, réduire systématiquement les liens aux animaux d’élevage à des rapports d’exploitation, c’est confondre l’élevage – une relation historique, millénaire, de vivre ensemble entre humains et animaux – et les productions animales – exploitations rationalisées et industrialisée de la « matière animale ». Cette confusion nous empêcherait de comprendre la place des animaux dans le lien social. Quelle serait leur place dans un monde « déprédatisé » ? Auraient-ils seulement encore une ?

Un monde sans souffrance, un monde sans animaux ?

La prise de conscience des dérives de l’industrialisation de l’élevage peut donc se traduire dans un refus net de toute consommation carnée – c’est le végétarisme -, voire dans l’exclusion de toute activité qui « exploite » les animaux – c’est le véganisme. Mais quelles seraient les conséquences si nous évincions les animaux d’élevage du processus productif de notre alimentation ? Selon Jocelyne Porcher (11) : « Au lieu de consommer des produits animaux, nous consommerons des produits végétaux et industriels, de la viande de culture par exemple. Car la logique industrielle des «productions animales» aboutit inéluctablement à produire de la viande sans animaux. En effet, les animaux gênent les industriels ; la relation aux animaux freine la compétitivité. Parce qu’ils sont vivants, traités comme de la matière, méprisés, usés, broyés mais entêtés à rester des animaux néanmoins, entêtés à rester en relation. Et cela d’autant plus que leurs éleveurs, en dépit des injonctions réitérées de leur encadrement depuis cent cinquante ans, s’obstinent encore à les voir comme tels.« 

Ainsi l’industrialisation, qui avait elle-même galvaudé l’élevage, répond à un besoin qu’elle a engendré : une viande à volonté, sans animaux ! Cette démarche est même soutenue par des associations de défenses des animaux, comme en témoigne la campagne de Gaïa, « Une viande sans abattage« . Alors, l’heureuse réconciliation entre animalistes et industriels se fera-t-elle aux dépens des éleveurs incompris ? En fin de compte, selon Jocelyne Porcher toujours, les différentes théories de la libération animale conduisent à « une rupture du lien avec les animaux domestiques, ce à quoi mènent également les orientations industrielles des «productions animales». Qu’on les libère ou qu’on s’en libère, le résultat serait le même : un monde humain sans animaux, autrement dit l’enfer.« 

Réinventer le contrat domestique

Pourtant, faire l’effort de différencier l’élevage des productions animales nous offre la possibilité de penser tout un éventail de pratiques où les humains pourraient se montrer à la hauteur du don que leur font les animaux d’élevage. Catherine et Raphaël Larrère (12) expliquent que, suite à la domestication, humains et animaux ont formé des « communautés mixtes ». Un contrat tacite d’obligations mutuelles, le contrat domestique, régissait ces relations, comme l’expliquait déjà, au XVIIIe siècle, le physiocrate Dupont de Nemours, qu’ils citent :

« La bête à laine de nos troupeaux est sotte et poltronne (…) mais l’homme et le chien se réunissent pour la garder. La multiplication de son espèce, de même que celle du gros bétail, a considérablement gagné au contrat, en apparence usuraire, par lequel l’homme leur vend une pâture abondante et une protection assurée. Ce contrat très avantageux à l’homme, l’est aussi aux espèces qu’il a conquises. Tant qu’il n’a été que chasseur, il n’était qu’un animal carnassier de plus et faisait comme eux aux autres animaux autant de mal qu’il en retirait de bien pour lui (…). Mais quand il est devenu pâtre et surtout cultivateur, quand il a défendu les bœufs et les moutons contre leurs autres ennemis, quand il a travaillé pour leur conserver et leur produire du fourrage, il a diminué leurs dangers, il a prolongé leur vie, il a multiplié leur subsistance, il a augmenté leur population.« 

Ainsi, même si le contrat est inégal, une certaine réciprocité peut exister entre les hommes et les animaux domestiques. L’industrialisation a rompu ce contrat, en témoignent les crises sanitaires et éthiques où les animaux sont sacrifiés par milliers. Selon Catherine et Raphaël Larrère, la fin de la « communauté domestique » qui incluait les animaux nous laisserait le choix entre deux attitudes : l’adoption du modèle de la machine animale ou la sensibilité exacerbée au sort des animaux. L’une comme l’autre étant insatisfaisante, les chercheurs proposent de recomposer, entre les animaux et nous, une nouvelle communauté domestique, réinventer les règles de civilité. Mais éleveurs et éleveuses n’ont évidemment pas attendu pour le faire : l’observation de leurs pratiques quotidiennes est la preuve que d’autres relations au vivant sont possibles ! Il y a, par exemple, cet éleveur laitier qui utilise des « vaches nourrices » : il choisit des vaches peu adaptées à la traite – qui sont ainsi sauvées de la réforme – pour nourrir les jeunes veaux séparés de leur mère. Il y a ces éleveurs et éleveuses qui se mobilisent pour se réapproprier la mise à mort de leurs animaux grâce à l’abattage à la ferme : un grand projet porté par Nature & Progrès depuis plusieurs années… Il y a cette volonté de certains consommateurs et consommatrices d’accepter la charge symbolique de la mort dans la viande et ainsi d’avoir une consommation plus raisonnée : remercier l’animal, manger moins de viande mais mieux, ne jamais gaspiller car « ça a coûté une vie »… En bref, redonner un sens à cet acte si particulier, qui a fait l’objet de tant d’envies et de dégoûts dans l’histoire de l’humanité, qu’est la consommation de viande.

Le déjeuner gratuit n’existe pas !

Certes, les animalistes nous répondront que vache nourrice ou pas, les veaux sont quand même séparés de leur mère. Qu’abattage à la ferme ou pas, les animaux sont quand même tués. Que consommation raisonnée ou pas, nous continuons à nous nourrir de chair animale. Il serait dommage de rejeter ce genre de pratiques sous prétexte qu’elles feraient elle aussi partie des « productions animales ». Peut-être faut-il accepter qu’il n’existe pas de « déjeuner gratuit » en ce bas monde : « il n’est pas possible, écrit Dominique Lestel, à la fois de vouloir être un animal et de ne pas vouloir être impliqué dans le cycle de vie et de mort que signifie être un animal. Je tue pour vivre, comme tous les autres animaux. Le végétarien se donne l’illusion du contraire à bon compte. Il veut croire que l’homme pourrait faire figure d’exception dans le monde en vivant de façon totalement autarcique, sans jamais tuer un autre être vivant, sans jamais l’irriter.« 

Ce faisant, le carnivore pourrait être plus proche des animaux qu’aucun végétarien « parce qu’il assume entièrement, c’est-à-dire métaboliquement, sa nature animale au lieu de s’en dégoûter (…). Le végétarien qui s’oppose à toute alimentation carnée veut au contraire abolir l’homme et l’animalité au nom d’une représentation très idéalisée de l’animal« . Et, en conséquence, favoriser des processus industriels comme la viande in vitro, comme nous l’avons vu plus haut.

En conclusion du présent chapitre, admettons qu’une réinvention de nos relations aux animaux est possible, et qu’elle est même déjà en route. Mais la condition pour la comprendre et la soutenir est peut-être l’acceptation du rapport de prédation, inhérent aux relations entre les êtres vivants. Questionner notre rapport aux animaux d’élevage constitue d’ailleurs une porte d’entrée intéressante qui pourrait s’appliquer à notre alimentation en général. Nous sommes a priori particulièrement touché-e-s par la mise à mort d’un bœuf, mais qu’en-est-il des sols épuisés par une monoculture de maïs pour nourrir ledit animal ? Et à l’inverse, avons-nous conscience du temps et de l’énergie passés pour cultiver des végétaux en harmonie avec les lois de la nature ? Les animaux d’élevage nous offrent ainsi une précieuse leçon d’écologie : débanalisons la consommation carnée et, plus largement, redonnons du sens à ce qui se trouve dans notre assiette.

(1) Claude et Lydia Bourguignon, Le sol la terre et les champs, Sang de la Terre, 1989

(2) Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Presses universitaires de France, 2002

(3) E. Landais et J. Bonemaire, « La zootechnie, art ou science ? », Le Courrier de l’Environnement de l’INRA, 27, pp. 23-44, 1996.

(4) Anne-Marie Dubreuil, Libération animale et végétarisation du monde : ethnologie de l’antispécisme français, éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2013.

(5) C. Rémy, La fin des bêtes : une ethnographie de la mise à mort des animaux, Economica, 2009.

(6) Jean-Pierre Digard, « Les nouveaux animaux dénaturés », Études Rurales, CXXIX-CXXX, 1993.

(7) Noëlie Vialles, « La nostalgie des corps perdus », Corps et affects, Odile Jacob, 2004.

(8) Marie Gérard, « Réinventer l’abattoir de proximité ? Quelques réflexions », exposé présenté lors des rencontres de Nature & Progrès sur l’élevage et l’abattage.

(9) Philippe Descola, Par-delà la nature et la culture, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2005.

(10) Dominique Lestel, Apologie du carnivore, Fayard, 2011.

(11) Jocelyne Porcher, « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre un conformisme “analphabête” », Revue du MAUSS, n° 29 (2007): 575‑85.

(12) Catherine et Raphaël Larrère, « Le contrat domestique », Le courrier de l’environnement de l’INRA, 30, 1997. Voir : www7.inra.fr/dpenv/larrec30.htm

Conclusion

L’industrialisation a engendré une mise à distance entre les humains et les animaux d’élevage. La simple vue d’images-choc issues des différents scandales éthiques et sanitaires de la filière constitue à présent une sorte de choc en retour, d’effet-boomerang qui vient rappeler douloureusement ce que beaucoup d’entre nous préféreraient oublier : la consommation de viande implique l’élevage et la mise à mort d’animaux ! Les défenseurs des animaux ont beau jeu de dénoncer cette « dissonance cognitive », ce décalage entre le comportement – je mange de la viande – et la cognition, ce que le mangeur sait pourtant pertinemment – un animal est mort pour me la donner. La diminution de la consommation d’abats dans nos sociétés occidentales refléterait d’ailleurs, selon l’anthropologue Noëlie Vialles, ce refus grandissant de voir l’animal dans la viande. Peut-être que consommer du foie ou des intestins nous tord l’estomac parce que ces morceaux nous rappellent notre propre mort, notre propre condition de mortels ? Voici, en tout cas, encore un constat qui peut rassembler végans et paysans : la mise à distance de l’origine animale des produits carnés – ou la « désanimalisation » de la viande – engendre un manque de conscience dans sa consommation. Mais faut-il en déduire pour autant qu’elle doit être bannie de nos assiettes ?

L’animal, en tout cas, semble en mesure de se comporter comme si son but primordial était avant tout la survie de son espèce, acceptant pour cela, s’il le faut, d’offrir sa vie individuelle et de finir en nourriture pour autrui. Mais, de manière très générale, n’est-ce pas notre rapport à la mort qui, par devers nous, est occupé à évoluer ? La peur ou le déni de la donner ne sont-ils pas surtout ceux de la recevoir ? Eviter de penser à ce que l’on mange pour vivre, n’est-ce pas éviter de penser à ce qui, tôt ou tard, nous amènera à mourir ? Oublier le sacrifice consenti par un animal afin que nous soyons nourris, n’est-ce pas oublier avant tout celui que nous pourrions, un jour, consentir pour que vive quelque chose qui nous serait plus cher que nous-mêmes ? Mais existe-t-il encore, pour nos congénères, des fins plus hautes et plus importantes que leurs fins personnelles et individuelles ?

S’il doit s’interroger sur ce que deviendrait une agriculture sans apport animal, le mangeur que nous sommes tous peut également s’interroger sur les effets invraisemblables qu’aurait une sacralisation sans mesure du règne animal : comment gérer alors les ravageurs dans les champs, les rats dans les hôpitaux et les cafards dans les HLM ? Oserions-nous encore marcher sur une pelouse ou nous promener dans un sous-bois ? Pour ne pas avoir à envisager des questions aussi insolubles, nous nous limiterons ici – et les végans probablement aussi ! – à la question des souffrances volontairement infligées par l’homme aux animaux. Mais l’humain, comme les autres, n’est-il pas instinctivement porté à se défendre pour survivre ? Qui est-il vraiment pour se croire maître du destin de tout ce qui est en vie ? L’humanité est-elle, elle-même, si sûre de son destin ? N’est-ce pas pécher par orgueil de parler, un peu trop fièrement peut-être, d’anthropocène – qui est plutôt, avouons-le, un « capitalistocène » ou un « monétocène » ? Peut-être que la posture végane et sa rhétorique ne sont qu’un effort de plus pour résister au grand carnage agroalimentaire et à sa responsabilité patente dans le réchauffement de la planète ? C’est pourtant exactement du contraire dont nous rebat sans ménagement les oreilles Paul Ariès dans sa « Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser » (1), accusant les végans d’être les moutons de panurge du capitalisme, de l’industrie et des biotechnologies, et rappelant, tout entier emporté par sa fougue pamphlétaire, la force des liens entre extrême-droite et promotion du véganisme. N’est-ce pas, rappelle-t-il, le brahmane Asit Krishna Mukherji, décédé en Angleterre en 1982, qui évoquait la prédisposition génétique de l’homme blanc pour le véganisme et une opposition entre les Aryens mangeurs de céréales et les Juifs mangeurs de viande ? La question animale et l’instrumentalisation qui en est faite aujourd’hui semble, plus que jamais, une opportunité parfaite pour créer de la ségrégation ; elle est donc certainement beaucoup moins innocente qu’il n’y paraît de prime abord. Finalement, notre tentative de dialogue avec le monde végan, au lieu de rechercher une juste place pour l’animal dans le monde, ne gagnerait-elle pas à trouver plutôt celle de l’homme, ce pâle démiurge toujours trop prompt à se poser, oscillant sans arrêt entre l’ornière de droite et celle de gauche, tantôt en prédateur effroyable et tantôt en sauveur magnanime ?

(1) Paul Ariès, « Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser« , Larousse, 2019.

Le sol vivant n’est pas une option – 2018

Le sol sur lequel nous vivons, cette couche humique que nous appelons communément la « terre », est – bien que la plupart d’entre nous l’ignorent complètement – un petit monde animé d’une vie très intense et très organisée dont la population hétéroclite va du ver à la bactérie, en passant par d’innombrables espèces d’insectes. Loin de faire naître en nous la répulsion que suscite souvent la matière dégradée, la matière fécale, il doit au contraire nous inspirer un profond respect car il est une des conditions essentielles de la vie sur terre. Il n’est d’ailleurs pas innocent que sol et planète soient désignés, en français, par un seul et même mot : la maison commune et la couche nourricière sont la même terre dont nous procédons tous… Le respect du sol, la stimulation de la vigueur qu’il recèle, est le principe de base de l’agriculture biologique. Nul ne peut prétendre cultiver bio s’il n’a pas en lui cette préoccupation première, d’une manière quasiment obsessionnelle. Les innombrables expédients, inventés par l’agriculture productiviste industrielle, n’ont évidemment pas de place dans cette vision car ils visent, hélas, à l’asservissement total de sols ravalés au rang de matière minérale inerte et interchangeable. C’est aussi, notamment, le projet des formes chimériques de culture hors-sol qui utilisent des substrats artificiels dont le seul but est d’apporter de la matière nutritive à des plantes sous baxter, comme à des moribonds abandonnés par toute force vitale.

Un projet agricole, pensons-nous, ne peut se concevoir a minima ; s’il faut nourrir l’humain, il faut évidemment être déterminé à le faire le mieux possible. Or cette volonté essentielle ne peut reposer que sur l’optimisation des pratiques de culture et d’élevage que nous ont légué cent siècles d’agriculture et non sur la parenthèse agroindustrielle chimique imposée à l’humanité par les aléas historiques du siècle passé ; c’est ce que nous allons nous employer à montrer. Tout le reste n’est que miroir aux alouettes. Le sol vivant n’est pas une option !

Par Fabrice de Bellefroid, étude 2018

Refuser de s’engager dans une impasse

Pour diverses raisons qui restent largement à élucider, l’humanité a pris un tournant important, il y a environ dix mille ans. Elle a commencé à travailler le sol pour y semer certaines plantes et les aider à y pousser. La naissance de l’agriculture marqua donc le début d’une nouvelle évolution des sols et de la végétation qui choisit de s’y installer, ou qu’on força à s’y installer. Suivant le climat, la répartition de l’apport en eau sur l’année et la composition minérale de la roche-mère notamment, les sols résistèrent avec plus ou moins de bonheur à ce bouleversement. Il semblerait même qu’une certaine sagesse, l’absence des moyens mécaniques puissants qui prévalent aujourd’hui, l’apport de différentes matières organiques et la pratique de la jachère – consistant à laisser le sol se reposer sous sa végétation spontanée – aient plus ou moins maintenu les sols en place. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, nous vivons encore aujourd’hui, dans nos régions limoneuses à climat tempéré, sur les restes des réserves des sols d’origine. Ce n’est malheureusement plus le cas en bien des endroits de la planète, qu’on songe un seul instant à la catastrophe écologique des « dust bowl » – ces véritables « bassins de poussière » qu’étaient devenues de larges régions du centre des États-Unis au début du XXe siècle – ou à la disparition très rapide de sols après déforestation en régions tropicales…

Prendre soin du sol vivant ne serait donc, aux yeux de beaucoup, qu’une méthode agricole parmi d’autres. C’est fondamentalement une erreur ! Le sol vivant n’est pas une option car il n’y a que lui qui mérite le nom de sol et qui puisse faire pousser des plantes saines sans tous les artifices de la chimie moderne.

Les dégradations récentes qu’ont dû souffrir les sols ont essentiellement pour origine l’incapacité à prendre en compte leurs spécificités ; c’est surtout l’ignorance de cultivateurs mus par une certaine idée du progrès, mais aussi par une évidente rapacité productiviste, qui ont engendré la désolation et la désertification de bien des terres nourricières. Or nous savons que nos ressources sont forcément limitées, que la terre n’est pas élastique, que nous évoquions ici le sol ou la planète… Bien sûr, cela n’était pas le cas lorsque l’humanité n’était pas si nombreuse qu’aujourd’hui ; pendant très longtemps, l’homme a profité des ressources du sol en croyant qu’il serait éternellement pareil. De nos jours, la majorité d’entre nous estiment candidement que notre salut réside dans une croissance économique illimitée dont une des conséquences majeures est l’artificialisation galopante des sols et, principalement, des sols agricoles. Cette tendance majoritaire, jointe à l’industrialisation de notre alimentation, ne peut malheureusement nous mener qu’à une impasse.

De quoi se compose un sol ?

Pour aborder le sol, le comprendre peut-être, il faut d’abord humblement se pencher sur lui car il est là, très bas, quelque part sous nos pieds. Dans notre environnement proche – le jardin ou le champ -, il est régulièrement modifié par l’action humaine. Pour bien observer comment un sol fonctionne, il faut donc en trouver un qui soit le moins perturbé possible, comme celui de la forêt. En regardant avec attention où nos pas se posent, suivant la saison, nous trouverons d’abord une végétation plus ou moins dense, en fonction de la lumière qui arrive jusque-là. En écartant doucement cette végétation, ou si l’hiver est toujours là, nous apercevrons ensuite une couche de matières organiques encore identifiables : feuilles mortes de plantes ou d’arbres, aiguilles de résineux, morceaux de bois plus ou moins décomposés… Cette couche est appelée « litière » et ne fait pas partie du sol. Il faut donc gratter un peu plus bas pour aller vers ce qu’on appelle la « terre ». Il n’est pas facile de la décrire, ni de trouver les mots pour raconter vraiment ce qu’elle est, tellement cette « terre » est partie intégrante de notre environnement quotidien, de notre vie. De la vie. En creusant nettement plus bas encore, à l’aide d’un outil, nous arrivons ensuite sur quelque chose de beaucoup plus homogène et de beaucoup plus dur, voire de très dur si c’est de la roche. C’est ce qui est appelé la « roche-mère » ; ce n’est d’ailleurs pas toujours, à proprement parler de la roche mais parfois une couche de limon, de sable ou d’argile dont la caractéristique commune est qu’il n’y a plus aucune vie qui l’organise. Ce que nous nommons le sol est donc la couche intermédiaire, faite de terre, qui sépare la roche-mère, en-dessous, de la litière, au-dessus. Ce sol peut faire quelques centimètres d’épaisseur seulement, mais peut aussi dépasser le demi-mètre, en fonction de son histoire et surtout de l’intensité de son activité.

En creusant, nous nous sommes sûrement débattus avec un entrelacs, parfois complexe, de racines ; ce sont évidemment celles des plantes et des arbres proches. Le sol n’est pas immuable ; il est pris dans un cycle et fait partie d’une histoire. La roche-mère, en-dessous, a une certaine composition chimique, une certaine dureté ; elle a été soumise, depuis parfois très longtemps, et est encore soumise au moment où nous l’observons, à de nombreuses influences chimiques, physiques et biologiques. Les influences chimiques sont le fait de dissolutions d’éléments solubles – sous l’action de l’eau, par exemple – ou de réactions chimiques entre des éléments qui s’y rencontrent. Les influences physiques résultent, par exemple, de la fissuration d’une roche ou d’une argile sous l’action du gel ; les influences biologiques résident dans les diverses modifications que des êtres vivants peuvent y amener… Tout cela fait que cette roche-mère va se dégrader, se fragmenter et libérer des éléments minéraux qui vont être utilisés par la vie qui s’y développe car cette vie possède l’incroyable faculté d’organiser la matière minérale. Et c’est ainsi que poussent, dans la forêt, des arbres et des plantes !

Entre ces arbres, ces plantes et la roche-mère, il y a, nous l’avons dit, le sol. Le sol travaille en permanence la matière minérale, il digère en permanence ce que la vie abandonne en son sein et que nous appelons la matière organique morte. Il transforme et mélange ces matières minérales et organiques, en présence d’eau, et élabore cette « terre » qui, dans le cycle qui lui est propre, va permettre à de nouvelles plantes de pousser et, à celles qui sont déjà en place, de continuer leur croissance. La couche de sol sera d’autant plus mince que ce sol sera actif car les éléments seront ainsi très rapidement remis en circulation et ne s’accumuleront pas.

Minéraliser la matière organique pour la remettre à la disposition des plantes

Il existe une différence fondamentale entre la matière minérale et la matière organique, celle-ci devant être comprise comme faisant partie, comme étant issue du vivant. Cette différence n’est pas une question de composition : une analyse chimique révélerait, en effet, les mêmes composants chimiques de base, comme le carbone, le calcium, l’azote… La différence réside dans l’organisation de ces éléments chimiques entre eux.

Une très grande majorité des composants organiques ont la photosynthèse pour origine ; l’énergie du soleil est captée par la vie pour assembler, en les transformant, des molécules de gaz carbonique – un atome de carbone lié à deux atomes d’oxygène – et d’eau – un atome d’oxygène lié à deux atomes d’hydrogène – et former des molécules constituées d’atomes de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, une partie de l’oxygène étant relâchée dans l’atmosphère et utilisée par les animaux pour respirer. La vie incorpore ensuite d’autres éléments minéraux issus du sol afin de modifier ces chaînes d’atomes de carbone et d’hydrogène : en ajoutant, par exemple, des atomes d’azote pour synthétiser les fameux acides aminés, considérés à juste titre comme les briques de la vie. Quand un atome d’azote, par exemple, se trouve repris dans une molécule organique, il n’est plus aussi facilement mobilisable et il ne peut pas être utilisé tel quel, en tout cas, pour synthétiser une autre molécule organique de la plante. Lorsque de la matière organique arrive au sol, que ce soit suite à la mort d’un être vivant ou parce qu’un végétal a laissé tomber ses feuilles pour se préparer à l’hiver, les éléments minéraux qui la constituent ne sont pas immédiatement disponibles pour resservir ; ils doivent d’abord être retransformés en matière minérale, ce qui se fait à nouveau par l’intermédiaire de la vie, mais pas par les mêmes organismes. Cette étape est la minéralisation de la matière organique.

Une plante vit et croît grâce à des substances minérales mais elle n’est pas capable de prélever, elle-même, les substances minérales du sol car celles-ci s’y trouvent sous forme organique. La vie du sol permet de boucler cette boucle car c’est bien le sol qui nourrit les plantes et les arbres, chose que les adeptes de la bio ont compris depuis longtemps. Normalement – c’est à dire si la nature n’est pas contrariée ou volontairement mise de côté -, un intermédiaire vivant se trouve toujours entre la racine des plantes et le sol. Cet intermédiaire appartient, le plus souvent, au règne des champignons ou des bactéries. Avec le temps, un équilibre va s’installer entre la disponibilité en eau et en éléments minéraux – recyclés de la matière organique ou éventuellement libérés en continu par la roche mère – et leur consommation par les plantes. Cet équilibre va donner naissance à une forêt, avec une certaine quantité d’arbres, de plantes… Et tout le cortège d’animaux qui en vivent.

Une terre poreuse, grumeleuse, où circulent l’air et l’eau

Le sol, tel que nous le décrivons ici, est – et reste – ce qu’il est uniquement parce qu’il est vivant ! Ce sont les micro-organismes du sol qui réarrangent en permanence les composants minéraux et organiques du sol, puis les préparent pour les fournir aux racines et à la végétation : ce sont des milliers d’espèces d’acariens, d’algues, de bactéries, de champignons, d’insectes, de nématodes et de vers, notamment, qui s’activent à cet effet, dans d’innombrables chaînes alimentaires de « manger et être mangé », de « je te prépare l’aliment que tu prépares pour le suivant », de « moi, je mélange le tout »…

Divers mécanismes gardent le sol poreux car l’eau est vitale pour tous ; elle doit pouvoir pénétrer facilement et être stockée pour les périodes de sécheresse. De plus, une grande partie des micro-organismes actifs font partie du règne animal et ont besoin d’air pour respirer ; cet air doit donc circuler en abondance. La porosité du sol a deux origines majeures : d’une part, les sécrétions des micro-organismes qui agglomèrent entre eux ce mélange de particules minérales et organiques dans des formes globalement sphériques. Or tout le monde connaît les espaces restants dans un sac de billes par rapport au peu de place laissée dans un tas de cubes plus ou moins d’une taille identique. D’autre part, les animaux circulent dans le sol, comme une compagnie de mineurs… Ils y créent et y entretiennent de très nombreuses galeries : pensez à celles des vers de terre qui sont autant de passages permettant à l’air et à l’eau de pénétrer sous la terre. Les racines des végétaux laissent aussi de grands vides quand elles meurent ; d’importants espaces restent aussi entre les grosses particules comme des sables grossiers ou des cailloux – il y a toujours bien une fente entre un caillou et le sol. Si la vie disparaît du sol, plus rien ne maintient cette terre grumeleuse, bien connue des jardiniers, et il ne reste plus qu’un gros tas de poussière que le vent aura tôt fait de disperser. C’est ce qu’on observe encore trop souvent dans des serres en hiver, où l’on ne pense plus à arroser puisqu’il n’y a plus de culture et que la vie disparaît par manque d’eau… En extérieur, et en présence de pluie, un sol mort se compacte et se colmate, les particules fines bouchant les trous entre les plus grosses. Il achève de s’asphyxier en devenant un gros bloc inerte d’un seul morceau. Quand surviennent des pluies diluviennes, les terres agricoles ne jouent plus leur rôle de tampon, comme d’énormes éponges qui retardent l’écoulement des masses d’eau. Celles-ci ruissèlent donc sur la plaine rendue étanche, provoquent des crues et des coulées de boue toujours plus fréquentes, au grand dam des habitants des vallées…

Les bonnes pratiques qui respectent la vie du sol

Repartons maintenant du sol forestier pour retrouver les pratiques agricoles compatibles avec la vie du sol. Ces pratiques reposent sur trois constatations essentielles :

– le sol naturel, tout d’abord, est toujours protégé. En forêt, ce sont d’abord les arbres, puis le taillis et les buissons éventuels, puis la végétation herbacée plus ou moins dense, puis la couche de matières organiques en décomposition qui constituent des boucliers très efficaces, surtout conte les aléas climatiques et les ardents rayons du soleil ;

– le sol naturel, ensuite, n’est jamais travaillé. La vie intense, qui y grouille et se répartit les milliers de tâches qui donnent un sol fertile pour la végétation, est soigneusement organisée. Elle se répartit notamment en fonction de la profondeur : le champignon qui dégrade la litière en surface n’a pas les mêmes exigences en eau, en oxygène et en lumière que la bactérie qui prépare l’azote pour la racine ;

– le sol naturel, enfin, fait pousser lui-même la végétation qui lui revient quand elle meurt ; il travaille donc plus ou moins en circuit fermé, même s’il y a bien un peu d’apports extérieurs par des poussières, ou d’exports par ce que les animaux mangent avant de s’en aller ailleurs. Cela reste toutefois minime par rapport aux grands flux d’éléments minéraux, en ce compris les substances qui viennent de l’atmosphère comme le gaz carbonique et l’eau. N’oublions pas que les micro-organismes du sol relâchent du gaz carbonique ; ce ne sera sans doute pas à la molécule près celui qui sera capturé pour la photosynthèse mais globalement ce cycle est stable.

Sachant cela, comment allons-nous nous y prendre pour cultiver nos plantes qui ne supportent pas bien la concurrence d’une autre végétation, qui ont besoin d’un maximum de soleil, pour lesquelles il a fallu préparer et amender le sol avant d’effectuer le semis, et pour lesquelles il faudra peut-être encore défoncer ce sol afin de les récolter, que nous allons exporter enfin sans rien restituer au sol qui les a fait naître ? Tous ces paradoxes constituent le principal défi de l’agriculture depuis ses débuts et différentes réponses ont été données, suivant les époques et les pays, avec des succès et des échecs. Ne prétend-on pas que des civilisations entières se sont effondrées pour ne pas avoir su répondre à ces questions, pour ne pas avoir été capables de s’adapter aux conséquences malheureuses des choix qui avaient été faits ?

Mais revenons à nos moutons. Reprenons nos trois points de départ et analysons plus précisément les bouleversements amenés, les concernant, par les choix de notre agriculture.

 

a. La mise à nu d’un sol est une chose particulièrement néfaste. Le simple choc des gouttes d’eau de pluie contribue déjà à le tasser. La vie du sol se voit obligée de descendre sous terre, au moins un peu, car elle ne peut pas résister à l’action du soleil, aux changements de température, à la déshydratation… Les premiers millimètres du sol, au moins, devront donc être considérés comme morts et il faudra attendre que la culture se développe pour qu’une vie revienne en surface, dans l’ombre humide bienvenue d’un feuillage, avec parfois des correctifs désagréables, comme une pourriture des feuilles basses de la salade, un champignon venu profiter de nutriments laissés là par l’abandon de l’espace, quand la vie s’est retirée, et qui ne fait pas trop la différence avec le dessous d’un laitue qui est un peu en souffrance dans ce sol maltraité…

Les quelques millimètres morts à la surface du sol – où la cohésion et la porosité n’est plus maintenue – expliquent un défaut fréquent : la battance de la terre. La pluie forme alors, en surface, une couche dure et imperméable à l’air et à l’eau, avec des conséquences assez aisées à imaginer : les particules fines de ces millimètres morts, non retenues, s’en vont boucher les porosités plus en profondeur. Et, si le sol est ensuite exposé au soleil, il verra rapidement sa température augmenter, l’eau qu’il contient encore s’évaporer et les effets de la sécheresse s’installer.

 

b. Le brassage des couches entre elles, lors du travail du sol, peut aller jusqu’à les inverser, lors d’un labour par exemple. Ramener en surface des micro-organismes des profondeurs et enterrer des micro-organismes de la surface les tue, tout simplement. Ils sont donc perdus pour les fonctions qu’ils remplissaient, ce n’est pas sorcier à comprendre. De plus, les nutriments stockés dans les grumeaux plus ou moins profonds sont consommés par des bactéries et des champignons, dès qu’ils sont ramenés en surface. La matière organique fraîche, enterrée loin des micro-organismes de surface habitués à les dégrader, va subir de mauvaises fermentations qui vont empoisonner les autres micro-organismes et les racines des plantes, fragilisant celles-ci jusqu’à les rendre malades. D’une manière générale, le fait d’avoir travaillé le sol va y incorporer beaucoup plus d’oxygène que nécessaire, ce qui va doper la vie du sol, au détriment de ses réserves.

 

c. Exporter la totalité de la récolte va imposer de ramener, à plus ou moins brève échéance, des éléments minéraux pour compenser. La vie dans le sol consomme, de toute façon, une petite partie de ses réserves pour se maintenir ; on estime souvent ce besoin à 2 %. La forme sous laquelle ces minéraux de compensation sont apportés a une grande importance car les micro-organismes de la litière se sélectionnent en fonction de ce qu’ils ont l’habitude de recevoir.

Comment un sol s’organise

S’il n’y a pas de litière, il faudra que d’autres micro-organismes prennent le relais. Si des minéraux sont présents de manière soluble, et non sous forme de matière organique, ils seront directement pompés par les plantes qui croient trouver de l’eau pure. Ces doses imprévues de minéraux, qu’elles vont tenter de diluer en pompant encore plus d’eau, pourront aller jusqu’à les empoisonner… Un apport extérieur de matière organique demandera, de toute façon, un gros travail de digestion par le sol. Tous les sols de la planète disposent, plus ou moins, des mêmes proportions des seize acides aminés qui résultent de la réorganisation de la matière azotée par les micro-organismes. Ce travail de digestion utilise des réserves du sol. Pour les restituer et permettre de nouvelles mises en réserve, il faut que différentes conditions soient réunies, notamment en ce qui concerne la composition de la matière organique, avec des parties très digestes et très énergétiques, comme des sucres, et, à l’opposé, des substances très peu digestes de longues chaînes carbonées qui auront pour fonction d’être des éléments architecturant les grumeaux du sol…

Il serait simpliste de croire qu’on peut simplement compenser ce qu’on exporte par des apports de matières. Nous avons déjà longuement expliqué – voir Valériane n°117 – que le sol vivant est une véritable usine et pas juste un simple entrepôt où des nutriments attendraient le bon vouloir des plantes. La vie du sol doit donc être stimulée et entretenue dans sa totalité et sa complexité ; il serait erroné de croire qu’on peut simplement s’arranger pour qu’elle contienne temporairement les nutriments nécessaires à la culture qu’on n’y installe. Nous avons longuement décrit le grand principe de fonctionnent du sol : ce sont les micro-organismes qui l’organisent et font tenir ensemble les particules minérales qui le composent. Prendre soin de ces micro-organismes est donc le meilleur moyen d’obtenir la structure grumeleuse salutaire pour l’environnement et pour les êtres vivants qui s’y installent. Même si cette structure n’est pas la seule forme que peut prendre un sol – les particules minérales sont parfois simplement assemblées par un mucus produit par les micro-organismes -, la bonne structure de celui-ci est toujours le résultat de la vie qu’il recèle. Les vers de terre – qui peuvent descendre à plus d’un mètre – et d’autres animaux du sol brassent cette matière organique structurée et en épaississent la couche, ce qui permet aux racines des plantes d’explorer un plus grand volume de sol et de trouver plus aisément tout ce dont elles ont besoin. Si certaines racines descendent plus profondément, comme celles des arbres, c’est surtout pour aller chercher de l’eau et pour trouver un meilleur ancrage dans le sol. Mais ce qui nous intéresse, quant à nous, c’est bien sûr la réussite des cultures que nous avons l’ambition de faire pousser sur ce sol vivant.

L’azote et le phosphore, deux clefs de la fertilité

La fertilité d’un sol – qui peut être définie comme la quantité de récolte effectuée par unité de surface – est une chose extrêmement variable ; elle dépend des éléments minéraux disponibles résultant de l’altération de la roche mère, de ce qu’apportent les matières organiques mortes, de ce que le cultivateur décide d’amener sur sa terre, mais également des possibilités qu’ont les racines et les micro-organismes de pénétrer et de vivre dans le sol pour y puiser les différents éléments nécessaires aux cultures.

Concernant les nutriments, deux éléments minéraux, clefs de la fertilité, sont à prendre plus précisément en compte : il s’agit de l’azote et du phosphore. Ces éléments chimiques sont présents, en assez grandes proportions, dans la matière organique – après le carbone, l’hydrogène et l’oxygène déjà abordés – et sont indispensables à la vie.

 

a. L’azote ne vient pas de la roche mère ; il se trouve naturellement en circulation dans le vivant. Il provient :

– pour une petite part de retombées atmosphériques : le volcanisme rejette des gaz azotés qui se diffusent dans l’atmosphère et retombent sur terre, le plus souvent avec la pluie ; les éclairs synthétisent également des composés azotés atmosphériques ;

– du recyclage de l’azote organique, minéralisé par les micro-organismes du sol et de la litière ;

– pour une part très importante en ce qui concerne la fertilité de notre sol cultivé, d’une symbiose bactérienne qu’on nomme le rhizobium. Différentes sortes de bactéries colonisent, en effet, les racines de certaines plantes – des légumineuses surtout ! – et, nourries par la plante, transforment l’azote de l’air en azote organique. Rappelons ici que l’air que nous respirons est constitué de quatre parts d’azote inerte et d’une part d’oxygène. D’autres bactéries non symbiotiques n’ont pas besoin de plantes pour réaliser le même processus. Une fois que l’azote est fixé dans le sol, il y circule de différentes manières par le recyclage permanent des micro-organismes qui vivent et meurent dans un renouvellement incessant, sans parler bien sûr du cycle normal via la plante qui le restituera quand elle mourra. C’est la seule manière d’augmenter la teneur en azote d’un sol, en agriculture biologique, sans recourir aux apports extérieurs de compost ou de matières organiques riches en azote. Notons que la symbiose bactérienne est très ralentie lorsque le sol est artificiellement enrichi en azote minéral.

 

b. Le phosphore ne provient pas de l’atmosphère. Un part de phosphore provient, bien sûr, du recyclage de la matière organique morte, une autre est amenée par l’altération de la roche mère mais elle est, le plus souvent, peu accessible directement car peu soluble et peu mobile. Des êtres vivants microscopiques sont donc, de nouveau, indispensables pour transformer le phosphore et l’amener dans les plantes. Nous avons vu que l’être vivant entre la racine et le sol est, le plus souvent, une bactérie ou un champignon. Pour amener le phosphore insoluble dans la plante, ce sont surtout des champignons microscopiques qui entrent en action. Il s’agit également d’une symbiose, c’est à dire d’un échange « donnant-donnant » avec ces champignons qu’on nomme symbiose mycorhizienne.

Le réseau mycorhizien

La symbiose mycorhizienne, même si elle est cruciale pour cet élément, va infiniment plus loin que le simple apport de phosphore. L’étude des mycorhizes approfondit, en effet, le lien entre les champignons et les racines ; elle permet surtout de mesurer à quel point il s’agit bien d’une symbiose, c’est-à-dire d’un échange car si le champignon et quelques bactéries préparent bien les minéraux nécessaires à la plante, celle-ci leur fournit, en retour, des sucres, des enzymes, des hormones… Ces productions de substances, au niveau des racines des plantes, pour entretenir les symbioses, s’appellent des exsudats racinaires. Les filaments du champignon, qui d’un côté explorent le sol pour en tirer des éléments minéraux et de l’autre sont en contact intime avec la racine afin de les lui transmettre, sont les fragments d’un immense réseau qui relie les champignons entre eux mais également, puisqu’ils sont en contact avec leurs racines, les différentes plantes qui peuplent un même biotope. L’ensemble de la forêt, ou l’ensemble de la culture installée par l’homme, se retrouve donc, si tout se passe bien, littéralement interconnectée. De formidables réseaux souterrains de ce type, comme cela a pu être mis en évidence, permettent par exemple à un arbre de nourrir son rejeton qui se trouve à des dizaines de mètres de lui, ou à une adventice de donner du goût au grain dans le champ… Ce sont aussi les mycorhizes qui expliquent les associations végétales. Ce type de réseau est également utilisé pour transmettre des signaux d’alerte aux voisines quand une plante est agressée par un parasite ! Et le champignon peut même synthétiser des antibiotiques pour aider les plantes à résister à cette agression. Ce sujet est extrêmement vaste, difficile à explorer mais d’une importance capitale car nous pouvons pressentir ici toute l’importance qu’il revêt en matière de santé des plantes qui commence déjà, tout simplement, par le fait qu’elles soient adéquatement nourries.

Mais toutes les plantes ne vivent pas en symbiose ; certaines la favorisent et en font profiter leurs voisines, d’autres s’en passent. N’oublions pas également que le cuivre est un puissant fongicide, c’est-à-dire qu’il détruit les champignons qui se retrouvent dans le sol où il garde sa toxicité, notamment envers les mycorhizes. N’utilisons donc le cuivre qu’après mûre réflexion et profitons-en pour méditer, l’espace d’un instant, sur l’ampleur des dégâts qu’occasionnent les fongicides de tous ordres à ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui une intelligence insoupçonnée du sol.

Le complexe "organo-minéral"

Nous avons vu l’importance de la matière organique morte, la litière qui nourrit le sol. Mais cultiver en gardant la litière n’a jamais, par le passé, fait partie de nos habitudes culturales. Toute image de semailles montre toujours un sol nu ; les apports de matière organique se faisaient régulièrement, si elle était disponible, sinon la terre était laissée au repos, en jachère, pour que la végétation naturelle en restaure la fertilité. Ou alors cette fertilité était apportée « miraculeusement » quand les anciens Egyptiens cultivaient, par exemple, dans le limon déposé par les crues du Nil…

Différentes techniques actuelles testent des cultures sous litière mais avancent également sur la protection de cette litière par la végétation, en travaillant sous couvert. N’oublions pas qu’il y a deux grands aspects conjoints dans la vie du sol : l’entretien de la structure dont l’idéal est la terre grumeleuse, et l’entretien de la fertilité qui consiste à proposer aux plantes tout ce dont elles ont besoin. La nourriture idéale pour activer la vie du sol est la matière organique fraîche et jeune, c’est à dire la matière composée de sucres et d’azote ; il s’agit typiquement de ce que l’on nomme l’engrais vert, utilisé dans les règles de l’art, c’est-à-dire détruit quand il se prépare à monter en fleur et mélangé aux premiers centimètres du sol, après un repos de quelques jours. C’est ainsi, en effet, que cette culture intercalaire se trouve à son maximum de production de biomasse et contient peu de cellulose, moins digeste pour les micro-organismes qui entretiennent la structure du sol.

Pour stabiliser et stocker à long terme les minéraux dans la matière organique, il faut former des agrégats plus stables qui vont piéger les nutriments, sous forme organique ou minérale. Ces agrégats sont réalisés avec les parties de la matière organique les moins digestes, comme les celluloses et les lignines. La cellulose se retrouve dans les tiges des plantes, dès qu’elles vieillissent et se solidifient, quand elles deviennent plus brunes. La cellulose est également associée à la lignine dans le bois. Ces longues chaînes carbonées insolubles et peu digestes participent à l’élaboration du complexe « organo-minéral » dont fait partie le célèbre humus. Les sols bruns à humus sont fréquents chez nous mais sont plutôt une exception à l’échelle de la planète. Quels que soient les mots utilisés, le même principe est bien à la base de la fertilité durable des sols. Schématiquement, le complexe « organo-minéral » est un enrobage, par ces longues molécules organiques, de petites parties, de morceaux de roche-mère altérés, l’assemblage tenant à l’aide de colles minérales, avec du fer et/ou du calcium, d’où son nom. La taille et la composition de ces agrégats varie en fonction des sols. Notons que les agrégats du complexe « organo-minéral » participent à la structure du sol mais que certains sols n’ont, pour ainsi dire, pas de complexe « organo-minéral », leur structure étant alors entretenue par des colles sécrétées par les micro-organismes. Divers essais à long terme – quelques dizaines d’années parfois – laissent entrevoir que ce seraient le compost de fumier de bovins, en association avec des engrais verts, qui seraient les plus adaptés à une fertilité durable.

Cultiver ce sol idéal

Alors, comment faire pour implanter nos cultures, les entretenir, les récolter sans perturber tout cela et sans en perdre les avantages ? Soulignons d’abord qu’il est important que les racines des plantes cultivées pénètrent le sol de la parcelle ; il ne peut être question de cultiver uniquement dans la litière, dans de la matière organique rapportée, sans quoi on passerait à côté de ce que doit exprimer le sol en matière de spécificité, de terroir. Sans parler du risque de carence en divers oligo-éléments. N’oublions jamais que c’est le sol vivant, uniquement, qui permet de faire pousser des plantes saines, et que la litière n’est pas le sol.

Remarquons ensuite que ce qui a été abordé ici reste schématique et qu’il existe une infinité de sols différents. Un sol fort argileux, par exemple, n’est jamais très profond et si des plantes l’ont colonisé, nous pourrons observer qu’elles ne réussissent pas, le plus souvent, à faire descendre leurs racines plus profondément qu’une vingtaine de centimètres. Seuls certains arbres vont plus bas et, d’une manière générale, la végétation est peu luxuriante. Ce n’est toutefois pas la richesse en éléments minéraux qui est en cause – elle est même souvent bonne à très bonne ! -, c’est la structure du sol. L’argile est compacte, elle se colmate facilement, elle est imperméable et ne stocke donc pas l’eau. Tout cela façonne un milieu peu accueillant, où un travail du sol sera bénéfique ! Ce travail sera délicat car il devra se faire dans des conditions d’humidité idéales : trop humide, on glacera tout, et trop sec, cela deviendra véritablement impénétrable. Et si cela sèche trop vite, on obtiendra des mottes dures comme de la pierre. Le labour, conjugué à l’action du gel, seront une bonne aide pour améliorer un sol de ce type. Labourer chaque année ne sera sans doute pas obligatoire, mais le faire de temps en temps sera néanmoins indispensable, sans doute de moins en moins au fil du temps si tout est bien mis en place pour augmenter la profondeur de la couche arable – de arare en latin, cultiver. A l’opposé, on évitera à tout prix de labourer un sol sableux ! La cohésion entretenue par la vie y sera soigneusement préservée, sous peine de voir se lessiver les nutriments. Le labour a beaucoup été utilisé – et l’est encore – pour enfouir les graines des mauvaises herbes. Afin d’abandonner cette technique, en maraîchage surtout, un travail conséquent devra être mis en œuvre sur le long terme, mais il demandera de changer les habitudes et le matériel.

La minéralisation de la matière organique doit parfois être stimulée. Lors d’un début de printemps froid et ensoleillé, la végétation redémarre grâce à la photosynthèse mais le sol ne suit pas à la nourrir, le froid n’ayant pas relancé la libération des éléments minéraux. Un passage pour biner le sol, même s’il ne sert pas de désherbage, sera alors bénéfique, tout simplement pour réchauffer un peu le sol…

Bien connaître les processus en jeu permet de restaurer un état qui a dû être perturbé par un travail du sol. Certaines plantes sont mycorhigènes ; elles stimulent le développement des mycorhizes. Mélanger de l’engrais vert broyé aux premiers centimètres va activer la vie du sol, ce qui contribuera à entretenir ou à restaurer sa structure ; semer une plante qui puise rapidement les minéraux disponibles, libérés par le travail du sol, va permettre de les stocker en attendant que la culture suivante en ait besoin ou que le sol les stabilise…

Méthodes et techniques à la mode

 

Passons maintenant en revue les divers développements « à la mode », qui font ou ont fait récemment l’actualité, afin de mieux voir ce qu’ils apportent à nos sols. Sont-ils vraiment des pistes intéressantes, ou de simples matières à bavardage qui ne passeront pas l’hiver ?

  1. Certes, les recherches sur les mycorhizes n’ont pas donné naissance à de nouvelles pratiques culturales, en tant que telles ; elles se bornèrent à alimenter superbement les réflexions autour du sol vivant. Nous avons examiné leur rôle et leur place dans la vie du sol, nous avons vu comment elles travaillent pour préparer la « nourriture » des végétaux. Il est cependant possible d’amener directement des mycorhizes dans un sol, c’est à dire de lui apporter les spores des champignons nécessaires. Cette technique peut être utile quand un sol donné – quelle qu’en soit la raison – ne dispose pas ou ne dispose plus des espèces de champignons souhaitables, ce qui peut être le cas de sols très dégradés. Dans le même ordre d’idées, il faut également savoir que les mycorhizes ne sont plus prises en compte dans les mécanismes actuels de sélection, c’est-à-dire que les chercheurs ne regardent plus si une nouvelle variété sélectionnée utilise toujours cette symbiose pour se nourrir, tout habitués qu’ils sont à des plantes placées sous Baxter d’engrais minéraux. C’est évidement problématique quand on essaie cette variété en agriculture biologique ; elle devra être écartée. Et concernant la symbiose bactérienne, l’inoculum doit parfois aussi être ajouté pour qu’elle se réalise.
  2. La permaculture n’est pas non plus une méthode culturale, en tant que telle, mais plutôt une méthode globale de conception des interfaces entre l’homme et la nature. Comme elle tente de minimiser au mieux les impacts négatifs, en venant avec un regard parfois tout neuf sur leurs relations, elle apporte notamment d’intéressantes solutions pour cultiver en respectant le sol vivant.
  3. Les techniques culturales simplifiées (TCS) et les cultures sous couverts sont une appellation qui regroupe différentes choses qui ne sont pas toujours en rapport direct avec le sol vivant, en ce sens que ce n’est pas nécessairement la motivation première de celui qui les adopte. Ces techniques peuvent, par exemple, être adoptées afin de diminuer la charge de travail sur des surfaces de plus en plus grandes, ou pour diminuer la quantité de mazout nécessaire pour une culture. Elles sont rendues possibles par le développement de la connaissance et surtout par une puissance de motorisation accrue qui permet d’affronter des sols d’office plus compactés, puisque moins travaillés, sur – malgré tout – de grandes largeurs de travail dans le but de récupérer du temps. Le tassement résulte aussi, pour une part, du passage d’énormes engins.

Cependant, le résultat est là ! Eviter de labourer est un des fondements du respect du sol. Si on ne laboure plus, il reste donc davantage de végétaux sur le sol. La culture sous couverts est bien apparentée à ce qui nous concerne car, même si le labour est encore parfois utilisé, l’idée est de toujours garder un sol couvert par de la végétation, ce qui lui est également favorable, nous l’avons vu. La végétation qui est maintenue n’est pas la végétation spontanée ; toutes sortes de plantes sont utilisées, seules ou en mélanges parfois complexes, avec des adaptations de variétés comme des trèfles blancs à végétation plus ou moins luxuriante en fonction de l’attente, ou le mélange Biomax qui se détruit facilement et dont les composants, soigneusement choisis en fonction du sol de la parcelle, se stimulent mutuellement dans leurs fonctions. Et ces plantes, vu le moindre travail du sol, apportent de la matière organique au sol, ce qui le nourrit et entretient la vie qui s’y développe.

Parmi les équipements spécifiques que requièrent ces méthodes, les semoirs ont une place importante. Le dispositif le plus fréquent est un disque vertical, placé devant la buse du semoir, qui coupe les racines du couvert en place et permet à un petit soc de descendre poser la semence à la bonne profondeur. La préparation du lit de semence n’est pas idéale mais les résultats sont satisfaisants. Quelques firmes ont développé des socs plus sophistiqués : un soc en forme d’obus, par exemple, suffisamment solide pour traverser l’enchevêtrement de racines, fait office de buse pour amener la semence à la profondeur voulue tout en ménageant une petite cavité de terre meuble plus accueillante pour la graine.

Les semoirs à disques les plus perfectionnés possèdent, quant à eux, deux compartiments. Le passage du semoir avec ses roues, ses disques, ses socs, et le dispositif qui nivelle la terre derrière lui – quand il n’y a pas, en plus, un outil devant le tracteur qui écrase plus ou moins fort le couvert – laisse de la matière organique à décomposer par le sol. Pour le faire, nous avons vu que les micro-organismes du sol vont puiser dans les réserves pour s’activer et se multiplier, consommant ainsi notamment de l’azote, or un manque d’azote peut être très préjudiciable à la graine qui a germé. Le second compartiment du semoir dépose donc, un peu plus bas que la graine, une petite dose d’azote qui permet de pallier ce manque. Il s’agit d’azote facilement utilisable par la plantule, donc de l’engrais soluble dont nous avons vu l’effet.

Ne plus labourer et garder le sol couvert sont de belles avancées qui demandent à être abouties. Dans nos sols globalement dégradés, la puissance des moteurs et le poids des engins – même si des pneus spéciaux ou des engins sur chenilles en limitent très utilement les conséquences – entraînent malgré tout un compactage, notamment par le fait des vibrations. Un autre aspect nettement plus problématique reste que le couvert est le plus souvent détruit par un herbicide. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles cette pratique est moins fréquente en agriculture biologique, la concurrence du couvert et son éventuelle destruction n’étant pas toujours aisées à gérer.

Les recherches actuelles concernent surtout les espèces et les variétés du couvert, dans l’idée que ce couvert apporte un maximum de nourriture au sol mais que la grande luxuriance que cela suppose entre vite en concurrence avec la culture en place. Beaucoup de recherches prometteuses laissent espérer le développement rapide de ces méthodes en bio : les rotations de cultures – c’est-à-dire quel précédent cultural on utilise pour telle ou telle culture – et les associations de plantes – c’est à dire les plantes qui peuvent être cultivées en mélange – y joueront un grand rôle. Les exsudats de racines de seigle, par exemple, sont un véritable herbicide qui, s’ils n’empêchent pas la germination des adventices, en limitent fortement le développement et inhibent la formation de fleurs, ce qui en fait bien une culture nettoyante puisque le stock de graines d’adventice est diminué. Des techniques de tri des récoltes devront être développées afin de cultiver des mélanges ; c’est évident, en tout cas pour les céréales…

Bien sûr, nous travaillons ici avec du vivant, et ce vivant est régi par de multiples interactions. Dans le cas d’une année à printemps plus froid, par exemple, la relance de la vie du sol sera immanquablement ralentie, ce qui retardera la minéralisation. Le couvert en place, déjà bien implanté par ses racines, pourra ainsi facilement prendre le dessus sur la culture.

Une autre méthode apparentée est le strip-till qui consiste à ne travailler que sur la ligne de semis ; elle est surtout utilisée pour des semis à grand écartement, comme le maïs. Vu les exigences en matériels spécifiques, ces méthodes sont évidemment difficiles à transposer au jardin. La méthode Gertrud Franck est, quant à elle, une élégante manière de couvrir le sol pendant toute l’année, tout en gardant la possibilité de travailler les espaces à cultiver avec les outils classiques du potager. Notons que cette méthode, très aboutie dans sa réflexion, exploite aussi au mieux les associations végétales.

L’agriculture de conservation et l’agriculture sur sol vivant tentent d’aller jusqu’à cultiver en conservant une couche de litière, à l’inverse des techniques détaillées dans le point précédent qui s’efforcent de protéger le sol avec de la végétation… Grâce à ces méthodes, le sol rétablit son fonctionnement naturel, utilise le travail des micro-organismes qui brassent le sol sous la litière afin d’en construire la structure qui permet aux racines des plantes d’y pénétrer. Une couverture du sol avec des matières organiques en décomposition limite au maximum la levée d’adventices et, par conséquent, les travaux de désherbage.

Plus on démarre d’un terrain dégradé, plus il faudra évidemment compter de temps pour que les équilibres se rétablissent et pour que la couche de sol s’épaississe ; une telle manœuvre demandera également de grosses quantités de matière organique. Ce qui ne pose pas de problème à petite échelle risque donc d’en poser davantage si ces pratiques sont généralisées : il faudra bien réfléchir l’organisation de chaque ferme pour que des espaces réservés à la production de biomasse y soient prévus. Ceux-ci ne doivent pas nécessairement être des espaces cultivés : les haies ainsi que les bords des champs et des prairies peuvent en produire. Une telle production ne doit cependant pas se faire au détriment des refuges pour la vie sauvage qui participent beaucoup à l’équilibre d’une ferme ; l’environnement, source de biodiversité, entretient entre autres les populations d’auxiliaires…

Cette méthode semble donc également très prometteuse ; elle est en plein essor et connaît donc chaque jour de nouveaux développements. Une culture comme celle du poireau, par exemple, demande d’enterrer profondément le jeune plant, ce qui ne peut se faire qu’en absence de litière. Or laisser le sol exposé à la lumière du sol permet aux adventices de germer et il est nécessaire de désherber, une fois ou deux au moins, avant de pouvoir épandre une litière rapportée. Ce temps sans litière sera donc mis à profit pour butter les poireaux : tout bénéfice pour la longueur des fûts ! L’avenir nous dira si de nouvelles astuces seront trouvées pour réussir le poireau dans un respect total du sol. Le poireau vivace en sera-t-il, parmi beaucoup d’autres plantes que des recherches tentent de rendre vivaces, comme des céréales ?

Pourrons-nous compter sur l’aide de nouvelles micro-bactéries, comme les EM – effective microorganism, en anglais, pour « micro-organismes efficaces » – et le bokashi, une méthode de lactofermentation de la matière organique ? Nous avons vu qu’une immense population de micro-organismes est présente dans le sol. Cette diversité n’est son seul apanage ; en fait, elle est partout, jusqu’à l’intérieur de nous, pensons juste un instant à notre propre microbiote ! Il semble donc assez facilement possible de cultiver des souches de bactéries et de levures adaptées à des missions précises. Dans le cas du sol, il s’agirait de micro-organismes capables de « doper » ceux qui y sont déjà présents dans le but d’optimiser leur activité. Il s’agirait principalement de bactéries lactiques, ou lactobacilles. La réflexion qui sous-tend ces méthodes est la fonction d’antagonisme : nous savons bien sûr qu’il existe, dans la grande diversité bactérienne, des micro-organismes pathogènes. La plupart d’entre eux sont présents partout mais, fort heureusement, ne s’expriment pas systématiquement : tant que la diversité est bonne, d’autres micro-organismes occupent la place et utilisent la nourriture, ce qui force les pathogènes à partager et les rend incapables de proliférer. Favoriser certaines souches de micro-organismes permet donc de comprendre qu’il est possible de guider les processus de dégradations où, dans un cas, la matière organique va fermenter comme dans un bon compost, et, dans un autre, va pourrir de manière nauséabonde… Cette approche récente qui a commencé dans les années quatre-vingt et semble riche d’un très grand potentiel. Il semble possible, avec très peu de matériel, d’élever les souches de lactobacilles nécessaires en fonction de la tâche à remplir et de les multiplier sur le support adéquat. Il semble également possible d’acheter ces souches puis de les cultiver soi-même. Le bokashi est de celles-là.

 La terra preta repose sur le principe consistant à disséminer dans le sol du charbon de bois très poreux qui piège les éléments minéraux du sol pour les libérer ensuite quand les plantes en ont besoin ; ce charbon de bois sert également de support à la vie du sol et en augmente les capacités de rétention d’eau. Avant incorporation, le charbon de bois tendra à être enrichi. Cela se fera avec les EM ou par compostage avec du fumier pour être saturé, au risque, sinon, qu’il se remplisse, au début, dans le sol au détriment des plantes. Cette méthode a été développée suite à l’observation de la présence de charbon de bois dans les sols de cultures d’anciennes civilisations sud-américaines. Elle n’est pas aisée à mettre en place car il faut faire son charbon de bois soi-même, avec du bois de qualité pour s’assurer de l’absence de toutes sortes de composés délétères, et aux bonnes températures pour l’avoir bien poreux. Les essais réalisés en Allemagne et Autriche se font autour de gazogènes spécifiques. Les améliorations présentées du taux d’humus sont impressionnantes. Il convient de vérifier cependant qu’il s’agit bien du taux d’humus et pas du bilan carbone dans le sol, lequel est bien évidement « dopé » par la présence de charbon de bois qui est, rappelons le, du carbone quasiment pur mais qui n’est pas utilisable en tant que tel pour la vie du sol. Notons, au passage, qu’il s’agit d’un biais malheureusement trop fréquent des analyses de sols classiques qui mettent, sous le vocable « humus », toute la fraction carbone du sol. Ce qui n’est toutefois pas la réalité, nous l’avons vu.

 Le Bois Raméal Fragmenté (BRF) se compose de rameaux de bois déchiqueté en morceaux de quelques centimètres. Le gros développement de la méthode s’est fait, à la fin des années nonante, au Canada où des volumes immenses de bois à évacuer rapidement furent soudain disponibles, suite à une tempête verglaçante. Le BRF est très intéressant pour l’apport de cellulose et de lignine qui, nous l’avons vu, sont les constituants de l’humus. La grande difficulté est le dosage. Cellulose et lignine sont des parties très difficiles à digérer, puis à assimiler, par les mécanismes du sol. Une grande partie de ces composés se retrouve donc souvent sous une forme inerte pour le sol, un peu comme le charbon de bois du point précédent. Les copeaux non totalement décomposés, noir comme du charbon d’ailleurs, jouent alors un rôle dans la structure du sol comme support de la vie et, par leur simple présence qui sépare les mottes, comme des cailloux… Mais ils ne doivent pas être comptés comme de l’humus. Il convient donc de ne pas utiliser trop de bois de cœur et de ne broyer que des rameaux de sept centimètres de diamètre maximum. Le bois de cœur est, en effet, très pauvre en nutriments ; ceux-ci se trouvant dans les écorces, les bourgeons et les feuilles éventuelles. Le broyat doit être fait avec des rameaux frais et épandu en fin d’automne pour que la première décomposition par les champignons se fasse pendant l’hiver, sans quoi le risque de « faim d’azote » est important, comme pour le semis sous couvert où les micro-organismes du sol utilisent l’azote disponible pour vivre et se multiplier, au détriment de la culture en place. Il est, par ailleurs, difficile de stocker du broyat sans qu’il fermente en tas, perdant ainsi la plupart de ses nutriments importants.

La pratique du Bois Raméal Fragmenté peut cependant donner de bons résultats en sols pauvres. Il semble certain qu’il s’agit d’une méthode en soi, qui demande beaucoup de soin et de précautions pour aboutir à un résultat réellement utile pour la fertilité du sol. Il ne s’agit évidemment pas de simplement broyer tout ce qui tombe sous la main pour en couvrir le sol, en pensant que le sol, une fois de plus, serait à même de recycler n’importe lequel de nos déchets. Il faut également mettre en garde les supporteurs de cette pratique contre le risque réel de prélever exagérément la matière organique des forêts ; elle constitue la base de leur nourriture et de leur équilibre.

Remarquons enfin que, d’une manière générale, les agriculteurs sont très contents et fiers, à juste titre, quand ils réussissent avec ces méthodes. Cela leur rend une place légitime de fins connaisseurs des processus en jeu, d’observateurs attentifs de ce qui se passe et d’analystes compétents pour triturer l’ensemble de ces données et prendre, en fin de compte, les bonnes décisions. Bref, de telles pratiques contribuent à valoriser la profession d’agriculteur dans le rapport étroit qu’elle doit entretenir avec la nature ; elle lui épargne l’asservissement qui consiste à appliquer, de manière souvent puérile, les recettes simplistes du marchand de produits phytosanitaires.

Dernière remarque mais elle est d’importance : nos sols sont malmenés et leurs taux d’humus sont, aujourd’hui, extrêmement bas. Restaurer ces taux, au-delà du pur intérêt que nous portons à nos sols, sera une manière efficace d’y stocker du carbone et de lutter contre le réchauffement climatique.

Trop de terres restent malmenées par l’agriculture industrielle

D’un point de vue agricole, nous vivons sur des acquis du passé qui s’épuisent rapidement. La mécanisation n’arrête pas son développement en allant toujours plus profond – et toujours plus vite -, permettant souvent de compenser les défauts – de plus en plus fréquents – de structure du sol. Donc de les masquer. Nous avons vu que la structure d’un sol est fonction de la vie qu’il abrite et de comment elle organise entre elles les fractions minérales et organiques.

Dans une vision idéale, la matière organique les agrège, de manière durable et solide, dans le complexe organo-minéral, souvent appelé « humus », permettant ainsi au sol de résister à l’érosion notamment. La mesure du « taux d’humus » d’un sol est une opération délicate, comme tout suivi de matière vivante. La méthode classique – qui n’est pas une mesure directe de l’humus – consiste à évaluer le taux de carbone total du sol. Le carbone du sol est brûlé en laboratoire et s’évacue de l’échantillon sous forme de CO2 ; la mesure se fait par différence de masse, avant calcination et après. Un facteur de conversion est généralement admis pour passer de la mesure du carbone à celle du taux d’humus : humus du sol = carbone du sol x 1,724. On peut évidemment discuter sur le choix de ce facteur ; certains le proposent plus près de 1,8 mais c’est sans importance sur le raisonnement. Cette méthode semble simple et directe mais nous avons vu que toute matière organique présente dans le sol n’est pas active et peut y être stockée sous une forme suffisamment inerte que pour ne plus être remise en circulation par la vie du sol, parfois pendant des milliers d’années. Cette matière ne peut donc pas être comptabilisée dans l’humus. De même, une partie de la matière organique fraîche, qui se trouve dans le sol au moment de la prise d’échantillon, sera rapidement utilisée par la vie du sol et n’est pas non plus de l’humus. Or, dans le processus de destruction que constitue une l’analyse que nous venons de décrire, ce qui était réellement vivant dans le sol, les organismes vivants du sol – bactéries, champignons, insectes, etc. – sont tués et brûlés. D’éventuels petits restes de racines sont brûlés également, puis comptés également dans l’humus alors qu’ils n’en font pas non plus partie. Nous vous donc en conclure que le taux d’humus, en analyse classique, est largement surestimé.

Les analyses de sols qui nous semblent les plus pertinentes sont reprises sous l’appellation BRDA Herody – pour Bureau de recherche de développement agricole de Yves Herody – ; elles distinguent ces trois fractions : carbone stocké de longue durée, carbone non stocké car en service, puis enfin le carbone stabilisé dans le complexe organo-minéral. Pour montrer la difficulté de sa mise en œuvre, disons seulement que les résultats de laboratoire obtenus avec cette méthode ne sont exploités qu’en regard d’une observation du sol, avec une fosse pédologique, par celui qui réalise les échantillons !

La teneur moyenne en humus des sols cultivés wallons, mesurée sur base du carbone total et donc largement surestimée, se situe autour de 1,4 %. Elle est à modérer du fait qu’on fait beaucoup plus d’analyses de sols cultivés dans des régions cultivées intensivement, or ces sols sont évidemment les plus dégradés, ce qui fait chuter la moyenne. En utilisant le facteur de conversion de 1,724 et en acceptant la globalisation de la matière organique et la surestimation qu’elle entraîne, comme je l’ai dit précédemment, la moyenne wallonne se situe à 2,4 % de taux d’humus et les sols de Hesbaye sont à 1,8 % de taux d’humus – 1,1 % de carbone total. On s’accorde généralement à reconnaître qu’il ne faut pas descendre sous les 2 % pour éviter les problèmes d’érosion !

Pourquoi cela ? Tout simplement parce que trop peu d’humus signifie trop peu d’agrégats qui maintiennent fermement les particules minérales, les empêchant s’en aller sous l’action de l’eau ou du vent. Trop peu d’humus sous-entend qu’il n’y a pas assez – ou pas du tout ! – de matière organique fraîche apportée au sol. Cette matière organique est la nourriture des micro-organismes du sol, dont les bactéries qui fabriquent les colles et les mucus qui assurent leur cohésion et qui les aident à se structurer s’ils n’ont pas tendance à se stabiliser avec le complexe organo-minéral.

A l’opposé, nous noterons au passage que des travaux indiquent que ce n’est qu’à partir des 5% d’humus que le fonctionnement du sol est celui que nous avons décrit dans l’article précédent ! Un tel fonctionnement, dans sa globalité, remet même en question les travaux de Liebig sur la nutrition des plantes, c’est à dire que les éléments minéraux du sol sont exclusivement préparés par des micro-organismes et amenés aux racines des plantes par des champignons, ce qui leur donne une mobilité énorme et exige des teneurs infiniment plus faibles.

Sans doute notre climat humide nous sauve-t-il d’un dust bowl et le plat pays qui est le nôtre des coulées de boues ? Quoique ! Nous ne sommes vraiment plus très loin d’une aggravation brutale des pertes de sol, déjà chiffrées à plus de cinq tonnes par hectare et par an en ce qui concerne 40 % de la surface des sols cultivés de Wallonie. Les sols de Hesbaye – les plus dégradés – ne reçoivent quasi plus de matière organique, l’élevage ayant été relégué au loin, « là où il n’y a pas moyen de faire autre chose« , réservant ces terres à des cultures plus rentables dans le court terme. A quand le basculement ? Faut-il vraiment attendre une catastrophe pour réagir ?

La priorité absolue est donc de remettre de la matière organique dans les sols ! Là comme ailleurs, les mentalités doivent donc changer rapidement ! Sans piller la litière des espaces non cultivés, il est urgent de récupérer ou de produire de la matière organique assimilable par les micro-organismes des sols afin de relever leurs taux d’humus. Plusieurs méthodes peuvent être envisagées :

– la culture d’engrais verts, déjà parfois réalisée, doit être augmentée et pas seulement face à un réel problème – compactage, adventices gênants… – ou parce que c’est devenu obligatoire : CIPAN – Culture Intercalaire Piège A Nitrates – quand le sol est nu entre une récolte et le semis d’une céréale d’hiver, ou SIE – Surfaces d’Intérêt Écologique – implantées en légumineuses ou encore couverture hivernale prévue dans les mesures de verdissement de la PAC… Quand on voit une CIPAN détruite le 16 novembre – elle est obligatoire jusqu’au 15 ! – alors que le semis n’est pas prévu de suite, on peut vraiment se demander si l’agriculteur est informé quant à l’intérêt des engrais verts et à leur effet sur la vie de son sol.

– allonger l’assolement des cultures en y incluant de la prairie temporaire s’il y a un débouché pour du fourrage à proximité, ou avec d’autres cultures. Ces cultures sont peut-être moins rentables ou demanderaient de développer de nouveaux marchés, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un enjeu sociétal. Allonger les rotations est toujours bénéfique : voyez ceux qui ont ajouté le chanvre et qui ne veulent plus s’en passer.

– adopter des pratiques plus respectueuses du sol : nous avons vu que le travail du sol active la vie qu’il contient et en consomme les réserves. Or le labour tue une partie des organismes du sol. Un aspect souvent peu abordé de la question concerne la perturbation amenée par les vitesses de travail. Vu la taille des surfaces que l’agriculteur est amené à gérer seul, le machinisme développe des outils permettant de travailler de plus en plus vite. Il est généralement conseillé de ne pas dépasser une vitesse de 5 ou 6 km/h – tiens, tiens, c’est la vitesse du pas de l’homme ! – mais les machines sont développées pour travailler à 20 km/h et plus. En six mètres de large, sur une journée d’un peu plus de huit heures, l’agriculteur travaille environ cent hectares s’il ne perd pas trop de temps en manœuvres. Travailler à cette vitesse requiert des terres bien nivelées et bien régulières, et des éléments de suspension très sophistiqués pour garder en permanence la bonne pression de contact avec le sol : les éléments de semoir sont ainsi dotés d’amortisseurs… On imagine pourtant aisément le choc fatal que représente le passage d’un tel outil pour la vie du sol ! En prendre conscience est, certes, un début mais rappelons-nous surtout que ce sont nos habitudes de consommation qui sont responsables de la diminution de la population active dans l’agriculture. L’agriculteur produisant aujourd’hui pour une centaine de familles en est réduit à cultiver seul de grandes surfaces. Et donc à rouler vite au mépris du sol…

– systématiser des échanges paille-fumier entre les régions de cultures – Hesbaye – et d’élevage – Ardennes – si on souhaite garder les spécialisations par région et ne pas ramener l’élevage à proximité des grandes cultures. Cela suppose de polluants transports de fumier – la paille, elle, fait déjà le trajet – et donc cela touche clairement à une conception de l’agriculture, à sa rentabilité, à l’importance de l’animal dans la fertilisation, à la place de l’animal dans notre alimentation… Bref à cette réflexion sociétale globale à laquelle l’agriculture wallonne n’échappera pas !

Terminons en revenant sur un point déjà évoqué : un autre écueil à surmonter sera de mettre au point une méthode pratique et efficace de mesure du taux réel d’humus des sols. Pourquoi pas la mise en place du suivi de la qualité du travail effectué par le fermier ? Ne parle-t-on pas d’instaurer un bilan humique couplé au bail à ferme, une sorte d’état des lieux avant-après de l’exploitation ? C’est une bonne piste qui va dans le bon sens. La méthode d’analyse reste toutefois à trouver…

A côté des aspects liés à l’érosion, restaurer les taux d’humus est aussi un puissant levier pour stocker du CO2, avec l’impact que cela aura sur le changement climatique. L’agriculture bio est une fois de plus incontournable car, par essence, elle applique déjà beaucoup de mesures de protection des sols qui lui permettent de stocker, en moyenne, 450 kilos de carbone par hectare et par an de plus que le conventionnel. Et même en techniques culturales simplifiées, la bio libère moins de protoxyde d’azote et fixe davantage de méthane par hectare – deux importants gaz à effet de serre – alors que c’est le contraire en agriculture conventionnelle où les engrais solubles sont transformés en protoxyde d’azote dans le milieu anaérobie du sol plus compacté.

Terminons donc sur cette question de chiffres en suggérant un nouveau thème de débat : certes, la bio est toujours plus performante, au niveau des émissions de gaz à effet de serre, quand la mesure est ramenée à l’hectare. Si, par contre, on lie les émissions au rendement – de lait, de grain… – à l’hectare, on la dit souvent moins performante… Attention ! Il s’agit bien d’émissions mesurées sur le terrain mais, si on fait le bilan complet, l’agriculture biologique reste, de loin, la plus performante vu notamment l’importante production de gaz à effet de serre qui est liée à la fabrication des engrais minéraux. Il suffirait d’ailleurs à la bio d’augmenter ses rendements de quelques pourcents seulement pour que les émissions sur le terrain soient identiques…

Conclusion

L’arrogance avec laquelle l’agro-industrie a longtemps traité l’agriculture biologique a contribué à occulter sa réalité et ses apports. Mais, depuis une bonne dizaine d’années, le monde agricole et le monde de la recherche sont occupés à changer de pied : les dégâts environnementaux de l’agriculture à grande échelle, la toxicité patente des pesticides et l’imposture des OGM ont montré, par l’infâme et par l’absurde, l’urgence de promouvoir d’autres modèles, d’autres méthodes… Il n’est toutefois pas possible aujourd’hui d’adhérer aveuglément à la bio et à ses structures – simplement parce qu’une quantité croissante de consommateurs appelle ses produits de ses vœux – en continuant à ignorer obstinément ses fondements.

Ses fondements furent souvent résumés par une formule lapidaire : « soigner le sol plutôt que nourrir la plante ! » Ces fondements n’ont pas changé depuis ses premiers pas et la présente étude vient encore d’en montrer la pertinence et l’actualité. Il appartient donc, à présent, au monde politique, au monde de l’enseignement et des médias, d’accepter et de comprendre cette mue spectaculaire qui est en cours dans notre société. Parmi les nombreux modèles qui vont changer avec le nouveau siècle, en voici un qui s’impose avec force et dont nul ne peut plus douter à l’heure qu’il est ! L’aliment que nous voulons manger n’est pas un aliment fabriqué avec les artifices agro-industriels mais un aliment produit, à l’aide des méthodes appropriées de l’agriculture biologique, au départ d’un sol vivant. De plus, entretenir et stimuler la vie du sol permettra aussi de remédier à de graves problèmes environnementaux – des inondations à répétition, par exemple, qu’on nous promet de plus en plus nombreuses, dans nos régions, sous l’effet du dérèglement climatique – et de limiter nos déficits récurrents en matière de sécurité sociale – car il n’est pas douteux qu’une population à même de se nourrir dignement vivra mieux sans le secours de qui que ce soit.

D’importants lobbies rament pourtant encore à contre-courant, sans la moindre légitimité, mais uniquement parce qu’ils ont, à cet effet, l’argent que n’ont pas ceux qui cherchent à accompagner positivement la transition écologique : lobbies de la chimie qui n’ont pas désarmé, puissances financières qui cherchent à pénétrer la bio sans le moindre égard pour le consommateur… La grande distribution, des drames récents l’ont montré, est complètement déboussolée ; l’Europe, dans sa grande inertie, s’obstine à imposer à la bio une réglementation dépassée. Qui, parmi eux, a parfois en tête les principes élémentaires que nous venons d’exposer ? Sans doute en sourit-on même doucement, dans ces hautes sphères glacées de la raison, où seuls comptent, à n’en point douter, intérêts industriels, grand marché et mondialisation économique. Eh bien, si cela les fait rire, après tout, qu’ils en rient, ces pauvres gens… Tels leurs aînés, il n’y a pas vingt ans, se gaussant, non sans une pointe d’indignation, d’une yourte au fond d’un champ ou d’un clown d’opposant à Notre-Dame-des-Landes…

Comprendre et respecter la vie du sol n’est pas non plus sans importantes conséquences indirectes sur nous-mêmes. Il est urgent, par exemple, de réévaluer certains stéréotypes, certaines phobies un peu ridicules qui nous empoisonnent la vie : non, mettre les doigts dans l’humus ne doit nous inspirer aucun dégoût ; non, le ver et le carabe ne sont pas des monstres d’Halloween ; non, l’innocente bactérie n’est pas un tueur en série… Oui, des mesures d’hygiène normales restent évidemment de mise. Mais le respect élémentaire de soi commence avec le contenu sain et équilibré du repas, avec le désir de mieux comprendre de quoi est faite notre nourriture … Comprendre et respecter la vie du sol, bien sûr, c’est surtout comprendre et respecter tout ce qui est autre. C’est accepter autrui, dans sa qualité et sa diversité ; c’est apprendre à penser autrement notre rapport, notre présence au monde. C’est savoir se laisser surprendre… Mais cela, c’est encore une tout autre histoire.

Une maison de la semence citoyenne – 2012

Une Maison de la semence citoyenne
au sein de Nature & Progrès
(septembre 2012)

Sommaire
Dossier coordonné par Dominique Parizel

I. Que pourrait être notre Maison de la semence citoyenne ?

Un groupe de permanents et de bénévoles se réunit, au sein de Nature & Progrès depuis près d’un an et demi. Son but ? Mieux comprendre les enjeux de la semence tels qu’ils se posent pour nous et, surtout, examiner comment nous pouvons aujourd’hui redevenir des acteurs de la question. Ce comité est arrivé à un moment crucial de son travail car il se propose de passer maintenant de la théorie à la pratique. D’où la nécessité de faire de le point à l’intention de tous ceux qui souhaiteraient se joindre à l’action.
Signalant que des maisons de semences, ou équivalents, fonctionnent déjà en Inde, au Brésil et en France notamment – c’est l’exemple français de Maison de la semence paysanne du Périgord qui a le plus inspiré notre réflexion -, le comité, lors de sa réunion du 18 juin, s’est accordé sur la définition suivante : « la maison de semences est une tentative citoyenne de se réapproprier les semences, c’est un lieu d’échange de savoir-faire, de connaissances et de semences. La maison de semences n’est pas forcément un lieu physique, un local ou un bâtiment, elle peut être virtuelle. Son activité peut s’organise en trois pôles : échanges de connaissances, échanges de savoir-faire et échange de semences. »

Potagère, paysanne ou… citoyenne ?

En toute logique par rapport à nos objectifs et à notre inscription dans le champ de l’Education permanente, nous avons choisi d’intégrer le qualificatif « citoyen » à la dénomination du projet. Nous l’appellerons donc Maison de la semence citoyenne, un choix qui permet, tout à la fois, de ne pas trahir la réalité de départ – il s’agira essentiellement d’un réseau de particuliers-jardiniers – tout en laissant la porte grand ouverte à des producteurs qui, bien sûr, sont eux aussi des citoyens… Mais, plus encore, notre Maison de la semence citoyenne se posera en véritable pôle de cristallisation de toutes les actions citoyennes autour de la semence. À ce titre, elle sera une invitation permanente au simple particulier en quête de réflexion sur le sujet à venir s’informer et, le cas échéant, agir. Des campagnes de sensibilisation spécifiques devraient idéalement être menées à son initiative.
Certes, le simple choix d’un nom peut sembler anecdotique ou précipité. Cependant, l’adoption d’un nom précis et bien choisi a pour but évident de rappeler, de manière continuelle, aux différents acteurs de la dynamique l’objectif essentiel qui est poursuivi et le sens de la démarche. Un tel choix, s’il est judicieux, doit permettre de ne pas devoir toujours tout réexpliquer et redéfinir. Or, au-delà de la stricte réflexion relative à l’Education permanente, le qualificatif « citoyen » semble d’autant mieux adapté qu’il permet une compréhension très aisée du sens de notre projet par des gens qui lui sont extérieurs. Il est plus rassembleur que le mot « potager » ou le mot « paysan » ; en réalité, il les inclut ! Ultérieurement, le choix d’un logo et d’un petit visuel sympathique aidera également à une identification plus facile de notre Maison de la semence citoyenne. Un agenda reprenant les diverses réunions et activités liées à la Maison de la semence citoyenne permettra de rendre très concret ce qu’elle est et ce qu’on y fait.

Spécificité et défis du projet de Nature & Progrès

Les maisons de semences connues sont toutes essentiellement composées de producteurs professionnels ; elles s’inscrivent dans un contexte social de récupération d’autonomie par les paysans. D’où l’appellation de Maison de la semence paysanne, en France.
Ici en Belgique, chez Nature & Progrès, sans exclure la possibilité que des professionnels puissent se joindre au projet, il s’agirait avant tout de s’enraciner dans une spécificité importante de notre association. Cette spécificité est d’avoir tissé un réseau de membres et de bénévoles riche de nombreux jardiniers bio, déjà compétents en matière de production de semences ou simplement désireux de le devenir. Le point de départ du projet consiste donc à rassembler tous ces jardiniers bio, à les mobiliser autour d’un projet collectif et citoyen.
Mais échanger des connaissances, des savoir-faire et des semences, c’est bien beau, mais qu’est-ce que cela veut dire au juste ?
Les objectifs de notre Maison de la semence citoyenne sont définis comme suit par le comité :
1. sensibiliser à la question des semences : faire prendre conscience au grand public du rôle capital des semences dans notre agriculture et notre alimentation, et par conséquent de la nécessité de préserver la diversité et la qualité de ces semences afin de maintenir ou de développer la diversité et la qualité de notre alimentation ;
2. convaincre qu’il y a bien, aujourd’hui, d’importants problèmes au niveau des semences : ils sont le fait d’un accaparement des ressources génétiques au profit d’une minorité et d’une érosion de la biodiversité cultivée. Ils conduisent à un appauvrissement inquiétant du contenu de nos assiettes ;
3. construire des alternatives collectives qui permettent à tout un chacun de se réapproprier les semences dans le but de produire librement une alimentation choisie.
Les actions qui seront menées par Nature & Progrès contribueront à la conservation des savoir-faire et des semences ; elles passent par la sensibilisation du grand public, les échanges de savoirs et de savoir-faire et, éventuellement, par un travail de lobbying au niveau politique. 
Une Maison de la semence citoyenne, telle que nous l’imaginons, déclinerait ces objectifs dans les objectifs spécifiques suivants :

 

(INTERSECTION DE TROIS ENSEMBLES)

– au centre : Réappropriation citoyenne
– dans les intersections : 
* bas, à droite : actualisation de la théorie
* bas, à gauche : visite des lieux de production
* au-dessus : registre des productions (lieu, producteur, variété, volume)
– à l’extérieur : 
* haut, à droite : échange de connaissances (causeries et conférences sur les enjeux, actions grand public)
* haut, à gauche : échange de semences (production, bourses et autres systèmes d’échanges)
* en-dessous : échange de savoir-faire (formations et production de documents pratiques)

Un calendrier d’action

Le Comité Semences de Nature & Progrès a fixé quelques objectifs opérationnels internes :
– lors du salon Valériane Namur 2012, dont le thème est Les semences, c’est la vie, un stand tenu par nos agronomes informera les visiteurs sur la question des semences et les invitera à manifester leur intérêt pour nos projets,
– au salon Valériane toujours, un stand spécialement consacré par nos jardiniers à la production de semences invitera les membres de notre association à s’investir dans notre projet de Maison de la semence citoyenne,
– fin septembre : une délégation de membres de Nature & Progrès participe à la rencontre internationale des Maisons de semences, dans le Périgord,
– jusqu’à la fin du mois d’octobre : des formations pratiques des professionnels à la production de semences sont organisées par nos agronomes ; les jardiniers de Nature & Progrès y sont invités afin de permettre une diffusion ultérieure de l’information vers les autres jardiniers,
– dès la fin de l’année, et dans le courant de 2013 : au sein des locales de Nature & Progrès, invitation à tous nos membres à des causeries ou à des animations sur les enjeux de la semence aujourd’hui. Tous les jardiniers intéressés seront invités à rejoindre activement notre Maison de la semence citoyenne…
– dans le courant de 2013, un groupe pilote de jardiniers volontaires de Nature & Progrèsteste le fonctionnement pratique de la production de graines,
– en 2013 toujours : multiplication des séances de formation pratique organisées par les agronomes de Nature & Progrès, à destination des professionnels, et par notre « pôle activités », à destination des particuliers et des membres ; ces formations pratiques sont toujours articulées à des sessions de discussion sur les enjeux citoyens…
– dans la seconde moitié de 2013, la création de la Maison de la semence citoyenne est officialisée par un événement qui rassemble tous les acteurs du projet. Entre-temps, des articles spécialisés sur la production de semences et sur l’évolution des enjeux de société continuent à être régulièrement publiés dans votre revue Valériane…
– des ponts sont ensuite lancés entre le groupement des professionnels et signataires de la charte de Nature & Progrès et la Maison de la semence citoyenne,
– dans le courant de l’année 2013, création d’un « Espace semences », au sein de votre Petite Gazette, reprenant l’ensemble des activités, des infos disponibles sur tout ce qui se fait dans le monde de la semence, de nouvelles invitations à rejoindre notre Maison de la semence citoyenne, etc. Enfin (provisoirement), meilleur signe tangible qu’il existe bel et bien une Maison de la semence citoyenne, un petit « catalogue » des variétés autoproduites et disponibles en son sein, devra être publié aussitôt que possible…

Discussions autour d’un organigramme

Pourquoi un organigramme ? Réponse simple : pour nous mettre en route, pour trouver une dynamique, pour qu’aucun problème inattendu ne vienne soudain bloquer notre action et la rendre vaine… Pour l’heure, les discussions sont en cours au sein du Comité Semences de Nature & Progrès et les réflexions particulièrement intenses entre les réunions. 
Première certitude : le groupe pilote des jardiniers volontaires qui s’apprête à tester le fonctionnement pratique de la production de graines est, lui-même, une semence qu’il nous faut absolument faire germer ! Comment y arriver, sinon en invitant les nombreux jardiniers actifs dans les nombreux groupes locaux de Nature & Progrès à le rejoindre et l’épauler ? C’est notre deuxième certitude. Et nous en avons même déjà une troisième : des actions d’information et de sensibilisation, judicieusement menées auprès du grand public doivent inciter tous les citoyens concernés à rejoindre nos groupes locaux… et nos groupes locaux à créer, à leur tour, leur propre Maison de la semence citoyenne !
Dans l’immédiat, le Comité Semences de Nature & Progrès garde la main afin d’épauler le groupe pilote des jardiniers et de mettre en place des actions dynamiques, tant auprès de nos groupes locaux que du grand public. Mais la réflexion se prolongera sans aucun doute. Affaire à suivre, donc…
Pour clore en beauté sa réunion du 18 juin, le comité formula encore trois recommandations « pratico-pratiques » appelées à présider aux échanges de semences dans notre future maison :
– le choix des variétés autoproduites devra répondre à des critères bien précis – la facilité, la culture en bio, il devra s’agir de variétés oubliées, rares, non disponibles, etc. – et être directement lié à un enjeu de société !
– la Maison de la semence citoyenne devra permettre l’intégration, à la fois, de personnes «expertes» et de débutants. Regrouper uniquement des jardiniers-experts n’aurait aucun sens à nos yeux, même s’il faudra évidemment veiller à la qualité des graines.
– une documentation très rigoureuse de la production devra s’imposer d’emblée : qui produit quelle variété de semences, où, en quelle quantité, et pour qui ? Il sera absolument indispensable de centraliser ces informations.
Vous souhaitez donner du sens à vos semences ? N’hésitez pas : venez nous rejoindre lors du salon Valériane (Namur Expo, 31/8, 1 et 2/9). A tout le moins, venez discuter avec nous des enjeux de société qu’elles recouvrent… 

II. Petite histoire des semences - Par Philippe Delwiche

Cela peut paraître difficile à croire, mais les légumes qui nous sont si familiers n’ont pas toujours existé tels que nous les connaissons. Si telle tomate est bien goûteuse, tel oignon si puissant, telle chicorée si savoureuse, c’est parce que tous ont fait l’objet, au fil des siècles, de sélections et d’adaptations fines et précises. De tout temps, la semence joua, par conséquent, un rôle central. Une bonne raison pour en retracer brièvement l’histoire…
Pendant plus de cent siècles, l’empirisme a conduit l’Humanité dans l’évolution des outils et des techniques, ainsi que dans la sélection et la diversification d’une infinité d’espèces et de variétés potagères dont certaines sont aujourd’hui menacées de disparition. Il serait passionnant de pouvoir suivre chacun de nos légumes depuis les premières cultures, parfois involontaires, de plantes encore sauvages : « […] combien d’étapes parcourues dont le souvenir est à jamais perdu ! On aurait désiré pouvoir les suivre dans leurs migrations chez les différents peuples, voir leurs transformations successives sous l’influence du changement de milieu, assister à la naissance des variétés de plus en plus améliorées par l’effet de la sélection naturelle ou par la main intelligente de l’Homme. Une telle histoire complète des végétaux cultivés, si elle était possible, serait en même temps une véritable histoire de la civilisation […] » (1).
Dès qu’il maîtrise le feu, l’Homme devient un « animal qui fait la cuisine » (2). Il peut rôtir, cuire à l’étouffée et chauffer des liquides à l’aide de pierres brûlantes. La poterie lui permet encore bien plus, avec la confection de brouets et de soupes, et les premières herbes potagères furent probablement des plantes à pot. De nombreux légumes furent domestiqués très tard alors que d’autres étaient déjà cultivés dès les premiers temps de l’agriculture qui apparut simultanément en plusieurs lieux – Bassin méditerranéen, Proche-Orient, Asie du Sud-Est, Pérou, Mexique… – entre 10.000 et 7.000 ans avant notre ère (3). Longtemps, l’Homme fut contraint à un semi-sédentarisme et l’agriculture ne fut qu’un complément de la cueillette, tout comme l’élevage qui ne supplanta jamais la chasse. Pendant cette longue période, les plantes cultivées furent emportées par l’Homme, lors de ses incessants déplacements, et la même espèce a parfois été domestiquée séparément en plusieurs lieux…

Mieux produire à l’aide de semences de qualité

Mais quittons ces temps primordiaux pour constater que l’empirisme a été remplacé, bien plus tôt qu’on ne le croit, par l’expérimentation couplée à de patientes observations. Ainsi, dès la fin du XIIIe siècle, Walter de Henley (4) consacra une part importante de son ouvrage Hosebondrye à l’accroissement de la production. Il fournit ce conseil afin d’éviter l’appauvrissement génétique des plantes cultivées : « […] A la Saint-Michel, prenez des graines d’ailleurs pour constituer votre semence habituelle de l’année. Votre récolte se trouvera enrichie par ces graines nées sur le terrain d’un autre. […] »
C’est également très tôt que l’Homme s’intéresse à la production de semences de qualité visant à l’amélioration des productions végétales. Ainsi, Gérard Sivery (5) relève-t-il, pour la fin du Moyen Age, le cas du petit prieuré d’Aymeries, dans la vallée de la Sambre, spécialisé dans la production de semences… Les semences voyagent probablement beaucoup et de nombreuses variétés remontent lentement vers nous, d’Italie principalement. Nous savons par la correspondance de Rabelais que, lors de son séjour à Rome entre 1534 et 1537, il expédia à son ami et protecteur Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, des graines de « salade ». Sans doute s’agissait-il de laitues et de chicorées mais également d’herbes aromatiques qui garnissaient les salades puisqu’il précise qu’il n’a pu obtenir de la semence de pimprenelle. Il écrit, dans une lettre datée du 30 décembre 1535 : « […] Je vous escrivy du XXIXe jour de novembre bien amplement, et vous envoyay des graines de Naples pour vos salades, de toutes les sortes que l’on mangue de par deça, excepté de pimpinelle [Pimprenelle], de laquelle pour lors je ne peus recourir. Je vous en envoye presentement, non en grande quantité, car pour une fois je n’en peux davantage charger le courrier ; mais si plus largement en voulez, ou pour vos jardins ou pour en donner ailleurs, me l’escrivant, je vous l’envoiray. […] ».
La maîtrise de la culture des nouvelles plantes ou l’acclimatation fut sans doute difficile car dans un autre courrier daté du 15 février 1536, il écrit : « […] Au regard de la saison et semailles, il faudra advertir vos jardiniers qu’ils ne les sement du tout si tost comme on faict de par deçà, car le climat ne y est pas tant advancé en chaleur comme icy. Ils ne pourront faillir de semer vos salades deux fois l’an, savoir est, en Caresme et en Novembre, et les Cardes ils pourront semer en Aoust et Septembre ; les melons, citrouilles et aultres, en mars, et les armer certains jours de joncs et fumier leger, et non du tout pourry, quand ils se douteroient de gelée. On vend bien icy encore d’aultres grenes, comme d’oeillets d’Alexandrie, de violes matronales, d’une herbe dont ils tiennent en esté leurs chambres fraisches, qu’ils appellent Belvedere, et aultres de medecine. Mais ce seroit plus pour Madame d’Estissac. S’il vous plaist, de tout je vous envoiray, et n’y feray faulte. […] (6) »
On découvre également avec cette lettre l’intérêt des classes bourgeoises pour les fleurs et les médicinales…
Pour Charles Estienne, les semences « […] doyvent estre gardees en sachets ou vaisseaux de terre qui ayent la bouche estroite : ou dedans boëttes, ou bien calebasses bien estouppees, & en un lieu bien sec, & ou l’on n’espande aucune eau […] ». Il sait reconnaître les bonnes semences et propose, alors qu’il parle des courges, de les sélectionner ainsi : « […] Avant que les planter faut mettre tremper leurs graines une nuict entière en eau, pour les bien choisir & cognoistre leur bonté : & en ce regard on prendra celles qui iront au fond, & laissera les autres qui flotteront par dessus l’eau, comme inutiles & de nulle valeur à estre plantee […] (7) ».
Bonnefons, à propos du chou-fleur, nous apprend que la bonne semence vient de Rome et que « […] les Marchands Lingers, ou Gantiers, vous pourront donner du contentement en vostre affaire, car ils y traffiquent de leur Linge, Passemens & Gands […] (8) ». Plus tard, de Combles confirme ainsi, à plusieurs reprises, que le commerce des graines était déjà bien installé avec des régions réputées pour la production de certaines semences : « […] Les bonnes raiponces nous viennent de Meaux en Brie […] & c’est aussi de-là que nous vient la bonne graine […] (9) ». Pour le chou de Bruxelles, maraîchers et jardiniers croyaient encore, au milieu du XIXe siècle, que la bonne semence de ce chou ne pouvait venir que de Bruxelles. On découvre également très tôt le souci de sélectionner, parmi ses semis, les spécimens les mieux adaptées au terroir, au climat et aux saisons, les plus gros, les plus faciles à cultiver, les plus tendres ou les meilleurs : « […] il y aura encore pour les Amateurs du Jardinage un petit embarras dont il me reste un mot à dire, c’est la difficulté d’être pourvus de Plants & de Semences à leur gré : sur les descriptions que je fais des différentes espèces de Plantes, on sçaura bien se décider pour celles auquelles le goût se trouvera le plus incliné, & qu’on jugera en même tems les plus convenables à son terrein & a son climat […] (10) ».

Nouveaux légumes et variétés éponymes

Joseph Bastin nous apprend qu’avant la guerre de 1914-1918, dans la région de Malmedy, deux ou trois « semenciers » colportaient encore, « un bissac de toile bleue sur l’épaule », les semences à domicile et « étaient bien reçu partout comme avant-coureurs du printemps » (11). Au début du XXe siècle, en Gaume, une marchande passait dans les villages et « […] avait ses graines dans des sacs en tissus, avec une petite boîte ronde dans chaque sac […] ce qui était la ration […] ». De grandes quantités de choucroute étaient encore fabriquées et les jardiniers plantaient de nombreux choux blancs. A l’époque de la plantation, un maraîcher de Mussy-la-Ville sillonnait les campagnes et vendait les choux à repiquer par paquets de cent (12). Dans le Namurois, ces revendeurs de plants à repiquer portaient le nom de mawetis(13).
L’autoproduction constitue cependant la règle pour une gamme de légumes qui, pendant des siècles, est somme toute restée assez réduite.
A partir du XVIe siècle, de nouveaux légumes apparaissent et de nombreuses variétés sont sélectionnées. En 1752, de Combles fournit, pour chaque légume, la manière de produire les graines. Il en explique les raisons dans le premier chapitre : « […] mais où trouver ces Plants et ces graines sûres ? Où trouver ces espèces rares & nouvelles qu’on remarquera dans le cours de l’ouvrage ? Il ne manque point de Marchands à Paris ni ailleurs, rien de si difficile cependant que d’être servi fidélement. Ces Marchands sont trompés par les gens de la Campagne qui les leur fournissent, & ils trompent par contre-coup sans pouvoir le parer, car on ne distingue point une Graine vieille d’avec une nouvelle, ni certaines espèces qui se ressemblent, telles que la Graine d’Oignon & de Ciboule ; ils ne sçavent pas mieux l’âge de ces Graines, qui est un point important : les unes ne lèvent qu’autant qu’elles sont nouvelles, les autres plus elles sont vieilles, mieux elles réussissent (j’entens jusqu’à un certain nombre d’années.) Pour obvier à cette difficulté qui entraîne des désagrémens infinis, il faut que chacun se fasse une régle de recueillir lui-même les Graines dont il a besoin, & qu’il tienne un ordre exact des espèces & de l’année […] »
Voici ses conseils pour de la semence de panais : « […] au mois de Mars il faut en arracher la quantité dont on a besoin pour donner de la graine, & les replanter tout de suite comme les Carottes, à un pied ou dix-huit pouces de distance ; il est entendu qu’on doit choisir les plus belles : lorsqu’ensuite au mois de Juillet les tiges sont à-peu-près à leur hauteur, on fait très-bien de les soutenir avec des échalas ausquels on les lie, sans quoi le vent les renverse & les ruine. La graine meurit à la fin d’Août, & n’est bonne que pendant le cours de la premiere année, je veux dire, pour les deux semences de Mars & de septembre 
[…] (14) ».
La désaffection pour certaines variétés étonne déjà de Combles et dans son article sur la chicorée, il écrit que la variété : « […] Régence (15) étoit autrefois la Chicorée à la mode, & accueillie de tout le monde, ses feuilles extrêmement fines & déliées, & sa blancheur parfaite, faisoient plaisir aux yeux ; sa tendreté & sa douceur flattoient également le goût : je ne sais par quelle bisarrerie elle est aujourd’hui des six la moins bien reçue : c’est sans doute que tout est mode, chez notre Nation surtout […] (16) ».
A partir du XVIIIe siècle, dans chaque région, les maraîchers sélectionnent quelques portes-graines parmi leurs plus belles productions. Ils échangent et améliorent les variétés locales bien adaptées au climat et au terroir. C’est à cette époque qu’apparaissent toutes les variétés éponymes (17) comme la laitue ‘Cabusette de Saint-Hubert’, une laitue d’hiver résistante aux plus grands froids, la chicorée frisée ‘de Namur’ résistante à la sécheresse, la tomate ‘Triomphe de Liège’ ou l’oignon ‘rouge de Huy’. La multiplicité des sélectionneurs actifs pour la production d’une même variété régionale ne permet pas toujours de maintenir une grande homogénéité génétique, mais les variations sont bien souvent un atout pour la création de nouvelles variétés qui apparaissent à foison à cette époque. L’érosion génétique des espèces potagères que nous connaissons depuis le milieu du XXe siècle peut être attribuée à la quasi disparition des petits maraîchers producteurs de semences, aujourd’hui remplacés par quelques grandes multinationales. A la fin du XVIIIe siècle, de nombreux maraîchers se spécialisent dans la production de semences et créent également de nombreuses nouvelles variétés. Ainsi, en 1904, après quatre générations, la maison Vilmorin propose-t-elle un catalogue de semences potagères de plus de huit cents pages…

Les aléas de la semence moderne

Aujourd’hui, la plus grande diversité variétale n’est plus assurée par les paysans, les maraîchers ou les jardiniers. Généticiens, botanistes et autres techniciens travaillent dans les laboratoires et les serres de sociétés multinationales, et de nombreuses nouvelles variétés voient toujours le jour mais ne répondent plus qu’à des impératifs commerciaux. Résoudre des problèmes de maladies, de rendements, de récolte mécanique, de transport, d’emballage et de calibrage ou de conservation dicte le choix des grands semenciers afin de satisfaire les maraîchers industrialisés et les chaînes de « frais » des grandes surfaces. Les critères de qualités gustatives et nutritives ne sont pratiquement plus pris en compte. Ainsi le goût n’arrive-t-il plus qu’au septième rang des critères de sélection dans la recherche actuelle pour de nouvelles variétés après la productivité, le calibrage, la couleur, la conservation, la résistance aux chocs et la facilité de récolte (18). Ces professionnels de la sélection qui dominent aujourd’hui le marché de la semence offrent à l’industrie agro-alimentaire des variétés très fiables du point de vue de leur stabilité génétique et de leur état sanitaire.
Avec l’émergence du jardinage biologique apparut à nouveau le besoin pour le jardinier de cultiver des variétés bien adaptées à la région et résistantes aux aléas climatiques, aux maladies et aux ravageurs. Un intérêt nouveau s’est donc porté vers les variétés anciennes proposées par de petits semenciers « alternatifs » qui ont vu le jour, depuis les années septante, afin de répondre à ces nouvelles attentes. Ces semenciers, souvent issus de l’agriculture biologique, se retrouvent souvent hors-la-loi car ils ont développé une part de leurs activités commerciales en marge des catalogues officiels. Ceux-ci, destinés au départ à garantir la fiabilité des semences commercialisées des variétés de légumes, sont devenus des outils économiques utilisés par les grands semenciers afin de promouvoir et d’imposer les nouvelles obtentions au détriment des variétés anciennes théoriquement interdites à la vente.
Si les consommateurs, aujourd’hui, ne cultivent plus leurs céréales, beaucoup continuent à cultiver un potager et choisissent ou produisent souvent des variétés anciennes bien adaptées, riches et savoureuses. Ils sont les derniers à pouvoir influer, pour ce qui est des variétés légumières, sur la préservation d’un héritage fragile et réellement menacé.

Notes :
(1) Georges Gibault, Histoire des légumes, Paris, Librairie Horticole, 1912, dans son avant-propos.
(2) Michel Chauvet, Albert Bry, Pierre Moncourtois et Georges Trébuchet, « L’Histoire des légumes » in La diversité des plantes légumières : hier, aujourd’hui, actes du Symposium organisé à Angers du 17 au 19 octobre 1985, Paris, BRG/JATBA, 1986.
(3) Jack R. Harlan, Crops and man, Madison, American Society of Agronomy, 1975.
(4) Helley est un agronome anglais né vers 1240. Il acquiert une grande expérience comme intendant d’une exploitation des Midlands. Il est considéré, pour l’Europe occidentale, comme le pionnier des méthodes expérimentales en agriculture. Son œuvre, très didactique, révèle un esprit indépendant, libre de tout conservatisme. Il invite ses lecteurs à toujours conserver un esprit critique et préconise souvent d’essayer des méthodes culturales différentes afin de les comparer. Il termine sa vie comme dominicain. Son ouvrage Hosebondrye, écrit entre 1276 et 1290, est un des premiers traités d’agronomie du Moyen Âge. Il est composé de trois parties : l’élevage du bétail, la culture des céréales et la gestion manoriale.
(5) Gérard Sivery, Terroirs et communautés rurales dans l’Europe occidentale au moyen âge, Lille, 1990, 202.
(6) François Rabelais, Oeuvres de Rabelais avec notice bibliographique par Henri Clouzot, Paris, Garnier, [ca 1919], tome II, 381 et 389.
(7) Charles Estienne et Jean Liebault, L’agriculture et maison rustique, s.l., s.é., 1625, livre second, 153 & 179.
(8) Nicolas de Bonnefons, Le Iardinier françois, Paris, Pierre Des-Hayes, 1651, 147.
(9) de Combles, L’Ecole du jardin potager, Paris, A. Boudet, Le Prieur, 1752, II, 488.
(10) de Combles, Op. cit., I, 30.
(11) Joseph Bastin, Les plantes dans le parler, l’histoire et les usages de la Wallonie malmédienne, Liège, Vaillant-Carmanne, 1939, 112.
(12) Le Jardinage en Gaume dans la première partie du siècle, Rossignol, Groupe d’Histoire Collective, 1983, 178.
(13) Fernand Danhaive, Les « Coteliers » de la banlieue de Namur-Nord, Namur, Le Guetteur wallon, 1983, 44.
(14) de Combles, Op. cit., I, 30 & II, 371.
(15) De Combles parle d’une variété très populaire autrefois. Devait-elle son nom à l’époque de la Régence (1715-1723) où Philippe d’Orléans gouverna pendant la minorité de Louis XV ?
(16) de Combles, Op. cit., I, 293.
(17) Variétés éponymes : variétés qui portent des noms de lieux. Avant cette époque, les noms des variétés de légumes et de fruits étaient plutôt fondés sur la forme, la taille, la couleur, le goût ou sur une caractéristique particulière observable lors de la croissance.
(18) Hervé René Martin, La Mondialisation racontée à ceux qui la subissent, vol. 2, La Fabrique du diable, Paris, Climats, 2003, 28. 

III. Pouvons-nous échanger librement nos semences ?

Que faire des semences sous droit d’obtention végétale ? L’inscription de nos semences au catalogue officiel est-elle toujours indispensable ? Rappelons qu’historiquement, la mise en place de ce catalogue a répondu au besoin de protéger l’agriculteur des marchands qui lui pouvaient lui vendre n’importe quelle variété sans jamais revenir voir ensuite… si c’était la bonne ! Aujourd’hui ce catalogue se retourne manifestement contre les intérêts des paysans et de la biodiversité dans nos assiettes. Nous avons interrogé directement les autorités publiques pour tenter d’identifier notre marge de manœuvre et de voir où celle-ci rencontre des obstacles.
Nature & Progrès a donc convié divers experts et passionnés à une matinée d’études sur les semences qui eut lieu le jeudi 1er mars 2012, à Jambes. Etaient notamment présents : madame Camille Van Slembrouck – et Françoise Deschutter qui l’a entre-temps remplacée -, de l’Office de la Propriété Intellectuelle qui s’occupe des brevets, marques et droits d’auteur et est donc l’interlocutrice pour les aspects juridiques et administratifs en matière de droits d’obtention végétale au niveau fédéral, et monsieur Dominique Perreaux, du Service Public de Wallonie qui s’occupe de tout ce qui est qualité différenciée mais aussi du contrôle de la qualité des plants et semences. Cette direction gère donc l’inscription des variétés aux catalogues – espèces agricoles et légumes – et effectue les contrôles sur le terrain pour la certification des semences. Les cinq encadrés annexés au présent chapitre ont été aimablement rédigés par M. Perreaux suite aux échanges de ce 1er mars. Ils clarifient les possibilités d’échanger des semences en Wallonie.

Les droits d’obtenteurs (Certificats d’Obtention Végétale) 

Les droits d’obtenteurs, sécurisés par les Certificats d’Obtention Végétale (COV) visent à protéger le travail effectué par un sélectionneur en vue de l’obtention d’une nouvelle variété. Fruit d’un long travail, la sélection représente un investissement important pour un semencier qui voit cet investissement rentabilisé via les rétributions des utilisateurs – paiement de droits ou royalties. Cette rétribution, légitime certes, a pourtant des conséquences importantes sur les paysans et sur les agriculteurs biologiques. En effet, dû à la concentration extrême de la production semencière dans les mains de seulement quelques semenciers, on ne trouve sur le marché de la semence que des variétés pour lesquelles ils touchent des droits. Les variétés mineures sont dénigrées et non reproduites, ce qui restreint très fortement l’offre, notamment en variétés adaptées à l’agriculture biologique.
« En terme d’obtention végétale, expliqua Camille Van Slembrouck, la question centrale pour ce qui concerne les échanges sera toujours de savoir si la semence est commercialisée ou pas. Commercialisé ne signifie pas qu’il y ait nécessairement un échange financier ; faire de la publicité sans qu’il y ait finalement une transaction est bien du commerce. On pense souvent qu’il faut qu’il y ait vente, mais ce n’est pas le cas… »
Précisons que les variétés sous droit d’obtention – qui dure vingt ans – sont souvent des variétés modernes souvent créées pour l’agriculture intensive. Les anciennes variétés rustiques ne sont certainement pas les variétés recherchées dans les échanges évoqués ici.
« Il ne faut, en aucun cas, confondre un titre de propriété – le droit d’obtention végétale – avec une autorisation de commercialisation – l’inscription au catalogue, continua notre interlocutrice. Je précise également que le droit d’obtention végétale n’est pas un brevet car il a été taillé sur mesure pour les espèces végétales qui ne sont pas reproductibles à l’identique, contrairement à une invention ou à un produit. Le végétal étant du matériel vivant, il est évidemment beaucoup plus variable et c’est pour cela que le droit d’obtention végétale a été particularisé par rapport au brevet, avec l’avantage très important qu’il comporte ce qu’on appelle l' »exception en faveur de l’obtenteur ». De quoi s’agit-il ? Si vous êtes obtenteur, si vous souhaitez créer de nouvelles variétés, il vous sera toujours possible, à titre de dérogation, d’utiliser des variétés protégées sans devoir payer de royalties pour le faire, alors qu’il sera évidemment toujours impossible d’utiliser une machine brevetée pour l’améliorer et en faire une autre sans payer de droits au titulaire… Petite nuance quand même en ce qui concerne les hybrides : si vous avez chaque fois besoin des lignées parentales protégées pour les multiplier, des royalties seront malgré tout redevables au premier titulaire. Mais si vous obtenez votre propre variété au départ d’une variété protégée, vous n’avez strictement aucun compte à rendre au titulaire de base. Ce n’est pas la seule différence avec le brevet, mais elle mérite d’être soulignée et elle est en faveur de la sélection variétale… »

L’inscription au catalogue officiel (européen et/ou national)

L’inscription d’une variété au catalogue est en réalité une simple autorisation de commercialisation, ni plus ni moins. L’origine de ce catalogue réside dans le besoin de réglementer un commerce nouveau, celui des semences. Il fut instauré à la demande des agriculteurs qui voulaient se voir garantir des semences de qualité professionnelle. Aujourd’hui, le catalogue apparaît pourtant plus comme un obstacle aux activités paysannes. Les conditions d’inscription sont incompatibles avec un grand nombre de variétés qui ne rentrent pas dans le schéma d’inscription, à savoir les tests de Distinction, Homogénéité et Stabilité (DHS) et de Valeur Agronomique et Technologique (VAT). Les variétés non stables, également appelées « variétés-population » parce qu’adaptables et donc de grand intérêt, ne peuvent être inscrites. Juridiquement, ce ne sont pas des variétés alors qu’elles recèlent une richesse et une adaptabilité immenses. Ensuite, le coût de l’inscription est un véritable frein pour les variétés « mineures », peu produites, sur lesquelles peu de profits peuvent être dégagés. Ces faibles profits ne peuvent donc pas supporter la « taxation » supplémentaire que représente l’inscription au catalogue et par conséquent ne sont pas produites. Les contraintes techniques spécifiques au catalogue (VAT) sont autant de barrières infranchissables pour toutes les variétés qui ne valorisent pas bien les conditions de confort de l’agriculture chimique. Autrement dit, les variétés sélectionnées avec une logique d’utilisation en agriculture biologique et paysanne sont peu susceptibles d’entrer au catalogue et ne peuvent, par conséquent, pas être commercialisées. 
La possibilité existe néanmoins d’inscrire, avec une certaine souplesse, des anciennes variétés dans le catalogue officiel mais il est alors toujours nécessaire de prouver l’origine locale des variétés. Reste toutefois à apprécier ce qui est local ou pas. Des variétés cultivées ici depuis un siècle et qui sont venues d’Italie, par exemple, pourront en bonne logique être inscrites car la plupart des variétés qui sont chez nous maintenant étaient évidemment ailleurs avant. En Wallonie, une forme de description minimale devrait permettre de caractériser une variété afin de l’inscrire dans le catalogue à très peu de frais – entre vingt-cinq et cinquante euros ! – et de l’y maintenir sans le moindre coût. Quant aux tarifs « normaux » pour inscrire une variété au catalogue, et donc pour obtenir le droit de la commercialiser, ils sont de deux cents euros pour le dépôt de la demande, et six cents euros pour l’examen de la DHS – distinction, homogénéité, stabilité – pour les légumes… Pour le maintien de cette variété au catalogue : cent euros la première année, cent soixante la deuxième, deux cents la troisième, la quatrième et toutes celles qui suivent..

Les échanges entre particuliers

Puisque c’est la commercialisation de semences qui est visée par le catalogue, les autres formes d’échanges n’étant pas réglementées, il serait utile de savoir ce qu’elle recouvre précisément. Légalement, la commercialisation est « la vente, la détention en vue de la vente, l’offre de vente ou toute cession, toute fourniture, tout transfert en vue d’une exploitation commerciale, de semences à des tiers, que ce soit contre rémunération ou non ».
« Du point de vue du droit d’obtention végétale, expliqua Camille Van Slembrouck, il est nécessaire que l’échange se fasse à titre privé sans commercialisation. Mais cela reste toutefois assez marginal vu que les variétés protégées sont peu produites par les particuliers… »
Serait-il cependant judicieux qu’un particulier passe une petite annonce en disant qu’il possède des semences sous droit d’obtenteur, même si son intention est juste de les donner ?
« Le cas est limite, répondit Camille Van Slembrouck. Le particulier fait cela à titre privé, c’est sûr, mais si la semence est protégée, le titulaire du droit d’obtention, pour peu qu’il soit au courant, va évidemment poser des questions. Un cas plus typique serait celui de voisins de potager dont l’un vante une variété qu’il tient de sa grand-mère et qui propose à l’autre de l’essayer l’année suivante… Là, il n’y a absolument aucun problème ».
Quant aux bourses de semences dont l’organisation peut être annoncée dans la presse en précisant les principales variétés qui seront proposées ? S’il n’y a pas de commercialisation, il n’y aura aucun problème ! De même, si les fins sont privées, si l’organisateur n’a pas de numéro de TVA en tant que producteur… Mais dès qu’un professionnel s’insère dans la bourse pour faire de la publicité ou donner des échantillons, la démarche sera commerciale, même s’il n’y a pas d’échanges financiers. On recommandera donc de limiter ces échanges aux variétés qui sont dans le domaine public, voire à celles qui ne sont pas inscrites au catalogue. 
Mais l’une ou l’autre variété protégée par un droit d’obtention végétale serait-elle susceptible d’intéresser des jardiniers ? C’est peu probable. Il y a environ deux cent trente variétés protégées de tomates. Or il y en a près de trois mille qui sont inscrites au catalogue ! Rappelons, une fois encore, que le droit d’obtention est une chose et que le catalogue et la commercialisation en sont une autre ! Une variété doit être inscrite au catalogue pour pouvoir être commercialisée en vue d’un usage commercial. Une variété sous droit d’obtention ne peut être multipliée/vendue sans versement d’une rétribution – des royalties – à l’obtenteur.
Les échanges de producteur à producteur

« C’est toujours le même refrain, répéta Camille Van Slembrouck : si on échange entre professionnels, on n’est donc plus dans la dérogation de la sphère privée ! Si les productions et les échanges se font à des fins commerciales, on est donc soumis au droit d’obtention végétale pour les variétés protégées. La règle reste la même quels que soient les interlocuteurs. Il y a dérogation pour ce qui est fait à titre privé et à des fins non commerciales ; il y a paiement de royalties et de licences pour tout ce qui est multiplication en vue de la commercialisation. »
Mais des producteurs peuvent-ils s’échanger des semences qui ne seraient pas inscrites au catalogue ?
« La réponse est non, dit clairement notre interlocutrice ! Il est clair que c’est strictement interdit car l’échange entre producteurs est de la commercialisation et que la commercialisation de semences de variétés de légumes qui ne sont pas inscrites au catalogue est interdite. »
Toutefois, une nouvelle législation datant de 2009 instaure une dérogation possible pour les variétés dites de conservation, ou pour les variétés sans valeur intrinsèque, les variétés d’amateur… Cette ouverture permet d’inscrire des variétés à peu de frais selon une procédure très souple, mais ces variétés doivent quand même être inscrites ! Une variété de conservation peut être, selon la définition légale, une variété qui a quitté le catalogue commun depuis plus de deux ans. Il s’agit du cas le plus simple. Sa description était correcte avant qu’elle ne sorte, elle peut donc rentrer sans problème. Il en coûte vingt-cinq euros pour une variété d’amateurs, vingt-cinq euros pour les frais de dossiers, et rien pour la maintenir… Ceci fait, elle pourra donc être commercialisée à certaines conditions. Et il s’agit bien, ici, du catalogue européen, par l’intermédiaire, bien sûr, du catalogue national… Il faut bien distinguer les variétés dites de conservation – pour synthétiser, il s’agit des variétés destinées à la production professionnelle de légumes – et les variétés d’amateurs – il s’agit des variétés destinées aux jardiniers amateurs, et donc réputées « sans valeur intrinsèque ». Il y a, pour les premières, une limitation relativement stricte de la quantité de semences qui peut être produite et de la zone de commercialisation, de la zone d’origine. Quant aux variétés sans valeur intrinsèque, elles doivent être produites dans leur région d’origine mais peuvent être commercialisées partout en Europe, la limitation résidant uniquement dans le conditionnement : des sachets de cinq grammes, par exemple, pour la commercialisation des semences de tomates…
Les variétés de conservation sont destinées à des professionnels et il faut nécessairement qu’un mainteneur les inscrive au catalogue ; il doit prendre la responsabilité de maintenir cette variété en l’état afin qu’elle soit toujours disponible pour la commercialisation. Il ne paie rien pour que sa variété reste au catalogue mais il n’a aucun droit particulier sur la variété concernée. Son action s’apparente surtout à une forme de bénévolat pour sauvegarder la variété concernée…

Et l’AFSCA dans tout ça ?

Précisons qu’un certificat sanitaire de l’AFSCA est parfois indispensable pour vendre certaines semences. C’est le cas de la plupart des solanacées – tomates, pommes de terre – qui peuvent être porteuses de virus transmissibles à la graine. Des tests de quarantaine doivent donc être faits en laboratoire pour vérifier si la lignée n’est pas touchée, dans le double but d’empêcher la propagation du virus et de protéger le producteur contre les éventuelles pertes économiques dues à une mauvaise récolte. L’AFSCA est donc également un interlocuteur qu’il eut été intéressant de convier à notre matinée d’étude. Mais le chapitre semences n’est évidemment pas clos et nous ne manquerons pas d’aller rencontrer ses représentants afin d’identifier les implications éventuelles du travail de l’agence sur nos diverses initiatives d’échanges autour des semences. Affaire à suivre donc.

Pour résumer et pour se dépasser

On apprend donc finalement que les échanges entre particuliers ne posent absolument aucun problème. Ouf ! On apprend aussi que les problèmes apparaissent à partir du moment ou il y a commerce ou destination commerciale. On apprend encore que, dans notre partie du pays, c’est un peu au cas par cas que les règles sont appliquées, que tant qu’il n’y a pas de pertes économiques pour un acteur, des activités en marge de la légalité sont tolérées. Des bonnes nouvelles en somme si on reste le nez dans son jardin. Pourtant, derrière ces constats encourageants, subsistent de graves menaces liées au cadre réglementaire qui s’applique aux semences. Les enjeux de biodiversité, par exemple, très liés aux semences, ne sont pas pris en compte dans les tests et les autorisations. Les enjeux mondiaux ou internationaux sont également absents, alors que le bât des multinationales de la semence blesse en permanence. Enfin, les droits d’obtention végétale cachent malheureusement des cas de biopiraterie – accaparement du vivant – par les obtenteurs. La suite de tous ces enjeux dans nos prochains articles…

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Le catalogue communautaire des espèces de variétés de légumes
La règle générale

L’inscription d’une variété de légume au catalogue communautaire constitue un prérequis à la commercialisation des semences de cette variété. Le catalogue communautaire est une compilation des catalogues nationaux des différents Etats membres de l’Union européenne. Ceci concerne une liste fermée de trente-sept espèces de légumes, regroupant les principaux légumes commercialisés.
Pour admettre une variété au catalogue, les seuls critères évalués sont la distinction, l’homogénéité et la stabilité de cette variété (critères DHS). La distinction doit assurer que la variété mise sur le marché sous un nouveau nom est bien différente de toutes les autres variétés déjà disponibles. Les essais de distinction, qui nécessitent une description précise de la variété et une comparaison avec une large gamme de variétés existantes dans des conditions de culture similaires, sont particulièrement coûteux. Le test d’homogénéité doit démontrer que les individus au sein de cette variété sont, dans certaines limites, identiques les uns aux autres. La stabilité assure que la variété se reproduit identiquement à elle-même de génération en génération.
L’inscription au catalogue nécessite la désignation d’un « mainteneur » de la variété, qui assure la disponibilité de cette variété identique à sa description.

Le catalogue communautaire des espèces de variétés de légumes
Les adaptations

Dans un objectif de conservation/diversification des ressources génétiques, la législation a été assouplie pour l’inscription au catalogue des variétés dites « de conservation » et pour les variétés particulièrement destinées aux jardiniers amateurs. Les critères DHS sont moins stricts et, différence notable, ne dépendent plus nécessairement d’essais de mise en culture coûteux. Une variété peut en effet être admise sur dossier, reprenant par exemple une description et un historique d’utilisation, pour une ancienne variété par exemple.
La notion de « variété de conservation » est réservée aux variétés destinées au producteur professionnel de légumes. L’objectif étant la conservation in situ du patrimoine génétique d’une région, les semences de ces variétés doivent obligatoirement être multipliées et commercialisées sur un territoire délimité par le législateur, dit « région d’origine » de cette variété. La quantité de semences commercialisables par variété est limitée. Pour une variété de tomate inscrite au catalogue belge, on peut, par exemple, produire au maximum la quantité de semences nécessaire pour planter quarante hectares de production professionnelle de tomates avec cette variété.
Pour les « variétés d’amateur », il n’y aucune contrainte quant à la région d’origine, de multiplication ou de commercialisation. Les quantités à produire ne sont pas limitées. Seule la quantité maximale des semences commercialisées par sachet mis en vente est imposée : par exemple, au maximum cinq grammes de semences de tomate par sachet vendu.

La production de semences bio

La commercialisation des semences bio est soumise aux mêmes règles que la commercialisation des semences conventionnelles. Les semences bio doivent, de plus, répondre aux exigences du règlement relatif à la production biologique, qui ne prévoit cependant pas de conditionner l’attribution du label bio au respect de la législation sur les semences. Les contrôles de la production biologique sont menés indépendamment des contrôles de la production et du commerce des semences. Toutefois, ces informations ne préjugent pas des exigences en matière phytosanitaire, de compétence fédérale et contrôlées par l’AFSCA.

La commercialisation

La commercialisation est légalement définie comme « la vente, la détention en vue de la vente, l’offre de vente ou toute cession, toute fourniture ou tout transfert, en vue d’une exploitation commerciale, de semences à des tiers, que ce soit contre rémunération ou non ». L’interprétation des termes « exploitation commerciale » fait débat (exploitation des semences ou des légumes produits). Il n’y a pas de commercialisation (pas de transfert de semences) lorsque le producteur de semences est aussi propriétaire des légumes produits à partir de ces semences. Il endosse le risque économique de la production de légumes.
L’échange de semences entre jardiniers amateurs ne constitue pas un acte de commercialisation au sens légal. Tout autre type d’échange – amateur-professionnel, professionnel-professionnel – peut être considéré comme un acte de commercialisation qui requiert, notamment, l’inscription de la variété au catalogue. Dans ces situations, le service officiel de contrôle privilégie une approche pragmatique qui proportionne les exigences du contrôle aux risques économiques encourus par l’utilisateur des semences. Le principal souci reste la protection et la bonne information de l’utilisateur.
Le contrôle de qualité

Outre l’inscription obligatoire de la variété au catalogue, la commercialisation des semences de légumes est aussi soumise à des normes de qualité, toujours dans le souci de la protection de l’utilisateur des semences. La bonne identité de la variété diffusée est une première exigence. Cette norme d’identité variétale nécessite la disponibilité d’une description correcte de la variété, officialisée par l’inscription au catalogue. Le lot de semences commercialisé doit, d’autre part, remplir des exigences de pureté variétale (pas de mélange accidentel avec d’autres variétés), de pureté spécifique (teneur maximale fixée en semences d’autres espèces) et de qualité germinative. Les informations minimales qui doivent être renseignées sur l’emballage sont aussi fixées légalement. Les mêmes normes sont d’application pour les variétés de conservation et pour celles destinées au jardinier amateur. La grande majorité des semences de légumes sont commercialisées sous l’appellation « semences standard » qui implique que l’adéquation des semences aux normes de qualité prescrites est de la responsabilité du producteur (auto-contrôle). Le responsable de la production doit consigner les informations assurant la traçabilité des lots commercialisés (comptabilité matière). Le service de contrôle officiel effectue des contrôles aléatoires en cours de commercialisation pour s’assurer que les semences correspondent aux normes prescrites.

IV. Des semences dans les mains des paysans - Par Corentin Hecquet (doctorant ULg - Campus d’Arlon)

Mais jusqu’où pourrait vraiment aller une Maison de semences pour peu que de simples jardiniers citoyens et de grands producteurs professionnels prennent clairement conscience de la nécessité de son action ? Nous sommes allés voir au Brésil, un des pays où les Maison de semences sont nées. Voici donc l’expérience de Bionatur, une structure qui s’est lancée dans la production de semences agroécologiques, dans la foulée de la coopérative du Mouvement des travailleurs Sans Terre…
En juin 2012, je me suis rendu dans la pampa brésilienne, à Candiato, à quatre cents kilomètres de Porto Alegre, dans le sud du Brésil, afin de découvrir Bionatur. En ce mois de juin, nous sommes en hiver ! Les températures varient entre -2 C° la nuit et 23 C° en journée. Les paysans ont attendu la pluie pendant trois mois et demi. La pampa est un paysage de vastes étendues, un petit peu vallonnées par endroit. La production monoculturale d’exportation de cellulose d’eucalyptus coupe ces vastes étendues. Certaines propriétés passent les dix-sept mille hectares. Le paysage se compose de prairies, où tant les vaches laitières que de production alimentaire gambergent. Outre ces productions, les semences ont une place importante mais elles occupent bien moins d’espace. Le plus visible, ce sont les noms d’entreprises, telle Islandia détenue, entre autres, par l’actionnariat de Monsanto. Finalement, l’une des grandes fiertés de la région est la production viticole.

A la recherche d’alternatives

Bionatur a vu le jour en 1998 au sein de l’asentamento (1) Roça Nova, commune de Candiato, du Mouvement des travailleurs Sans Terre (MST). Dans cette région, les familles d’agriculteurs sont multiplicatrices de semences pour l’industrie. L’idée des quelques fondateurs de Bionatur fut d’offrir la possibilité aux familles de produire leurs propres semences potagères, de leur permettre d’accéder à un revenu plus élevé ainsi qu’à des semences de qualité. Se posa alors la question du type de semences à produire : semences industrielles ou semences d’autres types plutôt tournées vers l’agroécologie. Il faut bien comprendre qu’à cette époque, les discussions autour de l’agroécologie n’étaient pas du tout présentes ; seules quelques personnes s’intéressaient à la question…
Le MST est alors très orienté vers le coopérativisme. De manière générale, il tente de permettre à des familles sans terre d’en obtenir une, de produire et de valoriser leur production via les coopératives du mouvement. Le type d’agriculture n’est pas mis en question car l’enjeu se concentre surtout autour de la répartition de la terre. Mais, vers le début des années 2000, le MST prend en main la question du type d’agriculture. Deux phénomènes se produisent alors de manière simultanée.
Premièrement, ces années voient la conquête par le marché, et celle des entreprises du territoire brésilien, par la production de transgénique, principalement du soja. A cette époque pourtant, la loi brésilienne interdit les OGM. Malgré cela, un champ expérimental est octroyé dans la zone de préservation environnementale des chutes d’Iguazu, au sud du pays. Le MST et Via Campesina protestent, occupent le territoire, le conflit se solde par un mort. Aujourd’hui, cette zone a été récupérée par le gouvernement et est devenue un centre expérimental agroécologique. Dans la même période, du soja transgénique est planté illégalement (2). Comme le souligne M. Varella, « les agriculteurs brésiliens ont importé le soja, multiplié les semences au Brésil et ont commencé la culture à grande échelle, malgré l’interdiction » (3). La réaction du gouvernement fut d’accorder la commercialisation et non de sanctionner par la loi. L’année suivante, la production illégale augmenta pour atteindre, en 2005, plus de trois millions d’hectares. Suite à cela, la production de soja transgénique fut autorisée. Aujourd’hui plus de 90% du soja est transgénique. 
Deuxièmement, suite à la dénonciation et à l’opposition par rapport au transgénique, le MST ouvrit une discussion sur le type de production et les modèles qui la sous-tendent. Dans cette deuxième phase, les dirigeants du MST développèrent une approche systémique liant les questions d’accès à la terre, du mode de production et du capitalisme. En 2003, lors du Forum Social Mondial à Porto Alegre, fut lancée la campagne internationale « les semences sont patrimoine de l’humanité ». L’expérience de production de semences agroécologiques de Bionatur est alors mise en avant. Depuis lors, cette expérience est la vitrine du MST en termes agroécologiques. Dans six mois, en partenariat avec la partie de la formation du MST (CEPPA), une école de formation en agroécologie pour les paysans ouvrira à côté de Bionatur.

La politique par la pratique

L’objectif poursuivi par Bionatur, depuis presque quinze ans, est de permettre aux paysans de produire leurs propres semences, tout en les impliquant dans la gestion de la coopérative. Pour les fondateurs, la production de semences agroécologiques est une manière pratique de résister à un modèle agricole dévastateur. Cela amène également les paysans à réfléchir aux modes de production et à créer la contagion autour d’eux par la démonstration pratique. La production de semences agroécologiques renforce la biodiversité, du fait que les paysans doivent au minimum produire trois sortes de variétés. Mais c’est également une manière de réduire les risques économiques. Les paysans ne définissent pas l’agroécologie, ils la vivent.
La production de semences, combinée à d’autres productions – potagères, fourragères, légumineuses, vaches – offre la possibilité à ceux qui y travaillent de renforcer leur souveraineté alimentaire. Mais cela dépend de chacun ; le MST laisse les paysans libres de produire ce qu’ils désirent. Par exemple, dans une même région, certains font des semences agroécocologiques et d’autres plantent du soja transgénique. Ce qui démontre que l’agroécologie, au sein même du MST, a encore du chemin à parcourir. Il s’agit d’un véritable changement culturel pour le milieu de l’agriculture familiale.

Une coopérative dans les mains des paysans

Les multiplicateurs de semences s’organisent, par groupe et par assentamento. Il existe, au total, quarante-quatre groupes composés de cinq à huit personnes, soit plus de deux cents familles qui participent à la coopérative. Pour devenir membre d’un groupe, le paysan doit participer à des réunions de son groupe, montrer par sa pratique qu’il est capable de produire des semences de qualité agroécologique, mais aussi être en accord idéologique et pratique avec l’agroécologie. Après avoir été accepté par le groupe, la première année, il peut multiplier une partie restreinte de semences et, en fonction du résultat de l’année suivante, il peut multiplier sur une plus grande surface. Le coordinateur du groupe a pour fonction de transmettre les informations de la coopérative et d’être un point de référence pratique pour les paysans. Les « techniciens agricoles » de la coopérative ont pour fonction, quant à eux, d’animer les groupes, d’échanger avec les paysans, de mettre en relation différentes expériences.

Pratiquement

Bionatur produit deux récoltes par an, en été et en hiver. La planification générale est préparée, par saison, par les salariés de Bionatur. Les animateurs de groupes se rendent dans les quarante-quatre groupes afin d’élaborer une planification, par groupe, définissant la superficie par variété et par paysan. Les semences utilisées pour la multiplication sont de deux origines : variétés du catalogue et variétés anciennes provenant des paysans. Au Brésil, les semences paysannes peuvent être échangées entre producteurs, mais ne peuvent pas être vendues…
Les paysans multiplient en respectant un ensemble de critères de production liés à l’agroécologie. Une fois les semences multipliées, récoltées, les animateurs techniques de la coopérative réalisent la partie administrative pour les paysans. Puis, une fois les semences arrivées à Bionatur, elles sont séchées : en fonction du type d’espèce, on utilise soit un sécheur à tiroir – pour les potagères – ou un séchoir ouvert – pour les céréales. Un échantillon de chaque semence est ensuite envoyé au laboratoire pour obtenir des informations sur le niveau de pureté et sur le taux de germination ; une date de validité est également donnée. Une fois les résultats déclarés positifs, les paysans sont payés. Les semences sont gardées dans des tonneaux, dans un frigo. Elles sont ensuite mises en paquets, en conserves ou vendues en vrac…
Bionatur commercialise quarante tonnes de semences via différentes canaux : achats par le gouvernement en vue de distributions, achats par le gouvernement pour faire des envois dans certains pays en crise – Haïti, par exemple -, achats par des producteurs… 80% de la production sont commercialisés dans le cadre de politiques publiques. Actuellement, Bionaturne parvient pas à fonctionner uniquement sur les bénéfices de ces ventes. La viabilité de l’organisation est assurée, en partie, par la vente et, en partie, par des projets gouvernementaux. De ce fait, le nombre de personnes travaillant pour Bionatur varie en fonction des projets. L’une des difficultés de l’organisation est la commercialisation car elle ne présente pas des produits « classiques » et manque de personnel pour développer la commercialisation.

Une expérience riche d’enseignements

Cette expérience montre, une fois de plus, que c’est en marchant que l’on crée le chemin. Bionatur est parvenu à construire un projet à portée politique, en impliquant les paysans via des éléments concrets, aux portées diverses, liés à l’agroécologie : renforcement de la biodiversité, création de revenus, changement de la gestion agro-environnementale, possibilité de souveraineté alimentaire… Toutefois, la coopérative contrôle les aspects techniques de la multiplication dans un environnement incertain dû en grande partie aux aspects climatiques, à la sécheresse principalement. De plus, à cause de problèmes quotidiens liés au nombre de personnes, l’organisation est en permanence sur le fil de rasoir d’un point de vue économique. Mais, malgré cela, 
Bionatur est un exemple visité par différentes organisations du monde entier qui veulent développer des projets similaires, au Venezuela, au Mozambique, à Cuba…

Notes :
(1) Un assentamento est un territoire ayant obtenu la réforme agraire. Le processus consiste en une occupation de terre non exploitée. Après plusieurs années de campement, de production sur la terre et un processus juridique, le territoire change de classification. Il devient un assentamento dont la superficie est répartie en différents lots donnés aux familles.
(2) Comme l’explique Varella, M. D. : « Ce soja génétiquement modifié produit au Brésil n’a pas été élaboré par Monsanto ; c’est le résultat d’un croisement fait par les agriculteurs entre le soja Monsanto importé illégalement de l’Argentine et le soja traditionnel du Brésil. »
(3) Varella, M. D., Propriété intellectuelle et semences: les moyens du contrôle des exportations agricoles par les entreprises multinationales. Revue Internationale de Droit Économique, v. 2, p. 211-228, 2006.

V. Partout dans le monde, des semences paysannes - Par D. Dive, B. Boutiau, Y. Baudaut, Fr. de Gaultier et G. Lohest

Pendant des millénaires, la production de semences a été naturellement le fait des paysans. Quelques décennies dites « d’amélioration variétale » nous l’ont fait oublier. Cette logique poussée à bout a mené aux OGM et à d’autres manipulations génétiques qui ont, par effet de réaction et de prise de conscience, réveillé des initiatives paysannes partout dans le monde. Lors des Rencontres internationales des Maisons des Semences Paysannes (1), une délégation de notre association s’est connectée à ce vaste mouvement, et a ramené des tas de contacts, d’exemples et d’expériences qui sont autant de sources d’inspiration pour notre Maison de la Semence Citoyenne.

En route pour Périgueux !

Jeudi 27 septembre. Premier jour des Rencontres Internationales des Maisons des Semences Paysannes, à Périgueux en Dordogne. L’auditoire est plein, nous assistons à la séance introductive. À la fin de la présentation des délégations, l’animateur pose la question : « y a-t-il un pays que l’on aurait oublié ? ». Quelques mains se lèvent au centre de la salle. Les Belges. C’est qu’on nous avait placés à l’endroit prévu pour les délégations africaines… Et que nous nous y sentions bien, avec nos amis luxembourgeois, béninois et togolais. « Ah, mais vous ne faites jamais rien comme tout le monde, vous, qu’est-ce que vous foutez là ? » blague Bob, du BEDE (2), qui anime la séance.
Les Rencontres, ce sont trois cents participants venus d’une vingtaine de pays différents, de tous les continents. Ce sont des paysans essentiellement, mais aussi des chercheurs (INRA, CNRS), des animateurs de structure, des agronomes… Dès le premier jour, ce qui nous impressionne, c’est la confiance et la conviction qui émanent des organisations présentes. On ressent très fort la cohérence des actions qui sont menées en France et à l’étranger. C’est un véritable mouvement social. Autrement dit, tous les collectifs présents identifient clairement leur action en faveur des semences paysannes comme une résistance créatrice, pour la biodiversité cultivée et pour l’autonomie des paysans. Cette force, cette conscience commune doivent beaucoup à l’existence du Réseau Semences Paysannes (RSP) qui organise l’événement. Créé en 2003, lors des Rencontres d’Auzeville, le RSP se donne pour mission de coordonner les différentes organisations de gestion et de protection de la biodiversité cultivée, et lutte également pour la reconnaissance juridique des semences paysannes. Notre association fait partie de ce réseau.

Au fond, que veut dire « Semences paysannes » ?

L’appellation « Semences paysannes » est très récente. Il a fallu des années de débat au sein du Réseau pour aboutir à une compréhension plus ou moins partagée de ce terme. D’un côté, ceux qui considèrent qu’il faut conserver rigoureusement le patrimoine génétique des variétés locales et anciennes, en les maintenant sur leurs terroirs d’origine. De l’autre, les partisans d’une vision plus évolutive, moins attachée aux descriptifs phénotypiques qu’à la capacité d’adaptation des variétés à l’évolution du climat, des conditions de culture et aux différents terroirs. Au fil des débats et en réalité, ces deux tendances sont entremêlées, complémentaires et chacune nécessaire. Ce qui a permis au Réseau d’aboutir à une définition englobante : « Nous entendons par “variétés paysannes”, les variétés que nous, paysans, sélectionnons et que nous ressemons et continuons à faire évoluer dans nos champs pour les adapter à de nouvelles nécessités agronomiques, alimentaires, culturelles, ou dues aux changements climatiques. Nous considérons que ces activités sont un droit imprescriptible de chaque paysan, chaque jardinier et qu’il nous appartient de plein droit de gérer collectivement le “patrimoine génétique” issu de milliers d’années de travail de nos ancêtres paysans3. » Ailleurs dans le monde, il est question de semences créoles, de semences natives, de semences traditionnelles. En Belgique, nous avons choisi le terme « Semences citoyennes ». Le point commun entre tous ces adjectifs, c’est qu’ils ne décrivent évidemment pas les caractéristiques matérielles de la semence (qui peut distinguer à l’œil nu une semence paysanne d’une autre ?). Ils mettent l’accent sur le processus, et sur les acteurs de la sélection. Exactement comme on parle de café « équitable », par exemple.

Du noyau dur à une myriade de structures

Lors de ces trois jours de rencontres, nous avons tous été marqués par certaines personnalités, qu’on pourrait qualifier de véritables « papes » et « papesses » de la semence paysanne, chacun dans leur métier propre, jeunes et moins jeunes : François Delmond, Guy Kastler, Philippe Catinaud, Véronique Chable, Florent Mercier, René Léa, Bertrand Lasseigne, Jean-François Berthellot… et tant d’autres ! 
Mais le plus impressionnant est l’émergence de très nombreux nouveaux collectifs. Le Sud de la France et la Bretagne, le Brésil, l’Inde sont en avance sur nos contrées de tradition plus individualiste et consensuelle… L’Autriche – voir ci-après, Arche Noah – a également un réseau très structuré et très efficace. Il y a un tel enthousiasme dans les échanges, un tel réalisme, une telle confiance que nous sommes tous ressortis de nos ateliers et des exposés avec la conviction et l’évidence que Nature & Progrès devait aussi agir en Belgique, qu’il était hors de propos de tergiverser. Nos interlocuteurs ont d’ailleurs écouté le projet de Maison de la Semence Citoyenne avec une curiosité et un zeste d’admiration pour « ces petits Belges qui trouvent toujours une façon originale de se positionner. » 
L’esprit de ces rencontres est festif, convivial, passionné, résolument collectif. C’est avant tout par la fête et le partage que se tisse le mouvement. Les Rencontres Internationales des Semences paysannes nous incitent à faire germer, dans nos terroirs, les graines de cet état d’esprit. C’est en se rassemblant qu’on crée quelque chose de solide. Ce qui fait dire à Guy Kastler, lors de la séance de clôture : « Aux rencontres d’Auzeville en 2003, nous étions menacés, fragiles, à présent nous sommes indestructibles ! »

Notes :
1. Rappel : Une maison de semences est un mode d’organisation collective de la biodiversité cultivée
2. BEDE (Biodiversité, échanges et diffusion d’expériences) est une organisation de solidarité internationale qui contribue à la protection et à la promotion des agricultures paysannes en soutenant les initiatives d’une gestion respectueuse du vivant par un travail d’information et de mise en réseau.
3. Définition tirée du site du RSP, citée dans Demeulenaere E. & C. Bonneuil, 2010, « Cultiver la biodiversité : semences et identité paysanne », in Bertrand Hervieu, Nonna Mayer, Pierre Müller, François Purseigle & Jacques Rémy, Les mondes agricoles en politique. De la fin des paysans au retour de la question agricole. Paris, Les Presses de Sciences Po :73-92.

VI. Des initiatives, parmi tant d'autres…

– Pétanielle (France)

Un bel exemple d’initiative jeune, dynamique et fertile : l’association Pétanielle fondée en janvier 2010, dans le Tarn. Ses objectifs rejoignent les préoccupations de Nature & Progrès en matière de semences : soutenir la sauvegarde, la gestion in situ et la promotion de la biodiversité cultivée. L’association se veut être un lieu d’échanges, de réflexion, d’expérimentation, ainsi qu’une force de proposition. 
Au point de vue de ses membres, Pétanielle rassemble des jardiniers et des paysans autour de projets de conservation, de multiplication, de sélection et de diffusion de semences. Un point supplémentaire qui les rapproche de Nature & Progrès réside dans la charte dite « des semeurs et semeuses de la biodiversité des jardins et des champs » sur laquelle se basent les projets. 
Grâce à leur structuration en association, les membres ont pu se doter des moyens humains et techniques nécessaires à son développement (permanents, matériel de battage et de nettoyage des semences). Des fiches techniques et des fiches d’observation des conditions de culture ont été développées pour garantir la qualité des semences produites. 
De la présentation de Pétanielle émanait une confiance, une simplicité et un esprit positif. De quoi nous inspirer, nous aussi, pour nous lancer !

– Des semeuses venues d’Inde

La Deccan Development Society est une association de paysannes qui, ensemble, organisent leur indépendance semencière. Entre autres activités, l’association développe des banques de semences chez les paysannes, des échanges et de la formation. Dans le contexte actuel de déploiement des hybrides en Inde, leurs actions constituent une force d’opposition et un lieu de création d’alternatives. L’association défend et représente les droits des paysans les moins écoutés, à savoir ceux des femmes de la caste des intouchables. La délégation était d’ailleurs composée uniquement de femmes, âgées de huit à plus de septante ans !
Leur apport, mis à part sur leur mode de fonctionnement extrêmement décentralisé, a surtout été de nous transmettre tout un registre sémantique lié aux semences auquel nous ne sommes pas habitués et duquel nous devrions nous inspirer. C’est en effet par des mots très chaleureux, du cœur, que ces femmes s’expriment et communiquent. Elles parlent de leurs « semences d’espoir », de paix, de célébration de la vie. Une belle ouverture sur la symbolique des semences, ces mondes contenus dans une enveloppe, ces grains de vie.

– Semences paysannes en Afrique de l’Ouest

Mêmes constats, mêmes problèmes liés au déploiement des hybrides, et mêmes solutions envisagées en Afrique (cf. encadré sur les semeuses d’Inde). Au Togo, le « Centre de Développement Agricole et Artisanal » organise formations, démonstrations et multiplications de semences dans un contexte agricole qui ressemble fort à celui que nous avons connu au début du siècle dernier. Face à la déferlante de la révolution verte et à son cortège de pesticides, d’engrais et de semences hybrides, les fermiers ne délaissent pas leurs variétés paysannes et s’organisent collectivement. Le contexte est extrêmement défavorable puisque les techniques dites modernes ont un fort succès, mais certains voient déjà plus loin le malheur qui s’annonce. Peut-être grâce à la situation dans laquelle se retrouvent les paysans des pays industrialisés. Toujours est-il que la conservation des pratiques paysannes autour des semences est au cœur des préoccupations de certains, au cœur de la lutte contre l’industrialisation néfaste pour les paysans. Un point commun de plus entre agriculteurs et jardiniers du Nord et du Sud.

 Arche Noah, source d’inspiration…

Trois jeunes femmes souriantes et avenantes… Les Autrichiennes étaient de la partie, témoignant en toute modestie d’un projet pourtant déjà bien abouti ! Fondé il y a un peu plus de vingt ans, Arche Noah compte aujourd’hui dix mille membres et six mille variétés de plantes potagères et pérennes (fruitiers). Une spécificité de l’association est de proposer aux jardiniers deux façons de transmettre leurs graines : ils peuvent soit les donner à Arche Noah pour enrichir la collection principale, soit les échanger au sein du réseau de jardiniers amateurs. Dans le premier cas, les graines doivent passer un contrôle de qualité et deviennent payantes pour toute personne qui souhaite se les procurer par la suite. Dans le second cas, les échanges sont gratuits et basés sur la confiance entre jardiniers qui se contactent via un catalogue reprenant les coordonnées des membres ainsi que les variétés cultivées par chacun d’eux. La collection et les bureaux d’Arche Noah sont installés dans un magnifique château entouré d’un vaste terrain sur lequel ils cultivent leurs plants et accueillent des groupes pour des formations et des animations de sensibilisation. Voilà un collectif qui non seulement nous a fait rêver mais qui, en plus, s’avère être une réelle source d’inspiration pour l’élaboration de notre future Maison de la Semence…

– L’exemple brésilien : entre lutte et fête

Au Brésil, il existe deux législations pour les semences : l’une pour les grandes entreprises, qui facilite le commerce national et international, l’autre pour les petits paysans, qui protège les semences « créoles ». Résultat de fortes pressions de la part des mouvements sociaux, cette situation montre à quel point l’esprit de lutte est présent au cœur des Maisons de Semences brésiliennes. Ces « casa de sementes » sont nées de l’idée qu’il ne fallait pas attendre du gouvernement qu’il trouve la solution pour assurer l’alimentation de tout son peuple mais que les savoir et savoir-faire étaient entre les mains des familles. C’était donc bel et bien ceux-là qu’il fallait mettre en valeur et dont il fallait profiter pour proposer une alternative. Les fêtes des semences, qui occupent une grande place dans leurs projets, sont justement l’occasion de valoriser les savoirs liés à la culture de graines et le mode de vie paysan. Elles permettent de se rassembler et d’échanger des graines, elles offrent un espace de dénonciation et d’amusement, où conférences et défilés festifs dans les rues se côtoient.

– Au Luxembourg, de futures collaborations près de chez nous ?

Près de chez nous aussi, des initiatives se mettent en place… C’est le cas au Luxembourg, où une douzaine de personnes viennent de fonder un réseau appelé SEED. Il s’agit d’un réseau ouvert et indépendant qui a pour objectif de promouvoir la diversité des plantes cultivées par la sauvegarde, la multiplication et l’évolution de variétés traditionnelles et localement adaptées. SEED a été inauguré en juillet de cette année et est actuellement porté par les membres fondateurs qui représentent chacun une association ou un organisme luxembourgeois actif dans la préservation de l’environnement. Le réseau développe diverses activités : la culture de graines bien entendu, mais aussi un volet information (formation, expériences, recherche, documentation, publications) et un travail politique avec les autorités, organismes et associations nationaux et internationaux. Nature et Progrès se réjouit à l’idée de collaborer dans le futur avec Frank Adams, membre de SEED que beaucoup connaissent déjà chez nous par le livre Récolter ses propres semences. Vivement, en effet, que nos chemins se recroisent et qu’ensemble, comme il le dit si bien, nous puissions œuvrer à multiplier tant les semences que les multiplicateurs !

 Kaol Kozh : l’exemple breton

Kaol Kohz signifie ‘Bien commun’ en russe… et ‘vieux choux’ en breton. Cette association prend le sens des mots au sérieux ! Lors des Rencontres, René Léa, agriculteur et président de l’association, a surtout mis en avant la détermination des paysans et des jardiniers face à la loi. Chez Kaol Kohz, les semences sont véritablement « bien commun », c’est-à-dire qu’elles sont la propriété collective de tous. Les activités de multiplication et de sélection sont donc considérées comme des prestation de service ; il n’y a pas d’échange au sens où l’entend la législation. Parmi les objectifs de l’association : le recensement des variétés de terroirs bretons, la multiplication et la sélection évolutive de ces variétés par les membres, la défense des droits des paysans à produire leur semence… À une question de la salle sur la légalité de ce fonctionnement, René Léa répond : « On n’en sait rien à vrai dire… mais qu’ils viennent seulement ! Cela fera encore plus de bruit en faveur des semences paysannes ! »

Conclusion

Plus que jamais, la question de la semence occupe, à nos yeux, une place capitale au sein des enjeux de souveraineté alimentaire. Et, plus que jamais, toute approche citoyenne de cette question essentielle nous paraît devoir passer inéluctablement par celle de la semence…

Car, à une conception technocratique, centralisée, industrielle, Nature & Progrès oppose aujour’hui – pour des raisons de respect humain mais aussi de biodiversité inhérentes à la nature même du vivant – une vision participative, locale et paysanne… L’une est aliénante car elle organise la dépendance de l’utilisateur de semences – du simple jardinier amateur au monde agricole dans son ensemble – au seul profit de gros intérêts privés ; l’autre est libératrice car elle garantit l’indispensable autonomie qui seule sied tant à la dignité des Hommes qu’à la biodiversité. Elle défend par la gratuité le bien commun dont la valeur est inestimable. Plus encore, la semence manipulée – des hybrides aux OGM – devient une abstraction qui la dérobe à son propre cycle naturel mais surtout à la simple compréhension du citoyen. Combien de jardiniers savent-ils ce qu’est exactement une semence hybride ?

La semence paysanne, la semence citoyenne, elle, est on ne peut plus palpable puisque chacun est invité à suivre et à observer le cycle entier de la plante qu’elle fait naître, voire à l’améliorer en fonction des contextes locaux, innombrables. L’une ment sciemment à travers une communication illusioniste au sujet de mystérieuses « banques de semences » – le non-sens complet puisque la graine n’a d’intérêt qu’une fois en terre ! -, elle masque ainsi, tant bien que mal, sa funeste et inexorable avancée vers l’épuisement génétique… L’autre n’a que son évidence à offrir : elle est la vie qui se dévoile et se renouvelle sous nos yeux ébahis. Voilà bien ce qui force l’engagement au sein de structures telle que notre Maison de la semence citoyenne

Semer la biodiversité – 2011

Les semences sont la base de l’alimentation qui est, elle-même, la base de la survie de nos sociétés. Celui qui contrôle les semences contrôle forcément notre survie car il contrôle tous les aspects liés aux choix et à la production des aliments. Il contrôle donc in fine toute la politique alimentaire. C’est dire combien l’enjeu des semences est au centre des préoccupations d’une association telle que la nôtre.

Depuis la nuit des temps, un système de production, de distribution et de conservation des semences est développé au sein de chaque communauté humaine. Ce savoir-faire, par essence local, est transmis de génération en génération pour assurer la pérennisation de l’agriculture. Rappelons que, d’après la FAO, un milliard de personnes souffrent toujours de la faim, dont la moitié est constituée de paysans dépendant de la petite agriculture familiale. Pour ces agriculteurs, produire et échanger la semence est tout simplement vital.

Le droit de produire les semences, dans le respect des us et coutumes et en adéquation avec le milieu, est le gage de la préservation de l’autonomie des paysans et des producteurs du monde entier. Contester ce droit conduit inéluctablement à soumettre le monde paysan aux diktats des lobbies semenciers et à hypothéquer la souveraineté alimentaire des peuples.

Les semences ne sont pas seulement des graines que l’on fait germer. Elles sont plus que cela, et tout d’abord un condensé de symboliques, un concentré de toutes les cultures humaines forgé à travers les âges. Nature & Progrès est absolument attaché à ces valeurs fondamentales. Il est particulièrement dangereux, à nos yeux, de réduire – ainsi que le fait le Règlement CE 2100/94 – la question des semences à une question industrielle et d’organiser leur usage uniquement en fonction de la propriété intellectuelle de ceux qui détiennent les Certificats d’Obtention Végétale (COV). D’abord parce qu’elle sont le fruit de cent siècles d’agriculture et font partie du patrimoine collectif de l’Humanité, ensuite parce qu’elles doivent rester le vivant auxiliaire de paysans travaillant dans un contexte local, plus qu’un objet d’expérience pour groupes multinationaux aux visées technocratiques.

Etude réalisée par Nature & Progrès asbl – 2011

Nature & Progrès propose ainsi deux axes de réflexion :

– sur le plan économique, il semble clair que le pouvoir de produire ses propres semences est une source d’autonomie et d’indépendance alimentaire pour les nations qui le détienne. Le cas du Malawi – qui combat la famine en suvbventionnant les semences hybrides et les engrais fournis par Monsanto – semble ainsi particulièrement funeste. Nous sommes donc fortement attachés à la préservation du droit élémentaire de chaque peuple de produire et d’utiliser les semences selon ses propres convenances et ses propres besoins pour diverses raisons : indépendance et souveraineté alimentaire des peuples, autonomie dans la production et l’approvisionnement, préservation des savoir-faire et de la biodiversité locaux, etc.
Or la tendance actuelle, dans un contexte de mondialisation, encourage la confiscation, au Nord comme au Sud, de ce droit par des groupes privés, au nom d’intérêts d’ordre techno-scientifiques et de marchés. La mise sous brevet du vivant, qui est un patrimoine commun, et la disparition progressive du système fondateur de l’agriculture mondiale est inconcevable pour toute personne soucieuse de l’avenir de nos sociétés. Stopper cette tendance lourde est un travail citoyen qui incombe à tous et qui doit soulever une opposition proportionnelle aux dangers qu’elle fait courir.

– sur le plan biologique, la standardisation des semences cultivées pose de graves questions en terme d’érosion de la biodiversité. D’après la FAO toujours, vingt espèces de plantes alimentaires fournissent, à elles seules, 95% des calories de l’humanité. La FAO estime que 75% des variétés cultivées ont disparu depuis le début du XXe siècle. Autrement dit, ces variétés ne sont plus cultivées ni mangées par personne. La standardisation des produits agricoles, permise par les hybrides F1 notament, s’est lentement imposée, dans notre économie de marché, comme le mode de production le plus efficace. La recherche de l’efficacité, la mécanisation de l’agriculture, la spécialisation des métiers et des machines, les exigences des chaînes de distribution et de consommation, les attentes – créées ou réelles – des consommateurs, le mythe du progrès, une certaine euphorie liée au confort apporté par le modèle « supermarché », les politiques agricoles nationales et européennes, tout cela y contribua. Mais ce système alimentaire standardisé est un colosse au pied d’argile car les semences y sont peu diverses et totalement hors du contrôle citoyen ; ce système est aujourd’hui vulnérable car ce qui a été gagné en efficacité a été perdu en diversité et en qualité. Or la diversité génétique est essentielle à la résilience, c’est-à-dire à la capacité d’un système, d’un habitat ou d’une population, à s’adapter à d’importantes perturbations pour retrouver un fonctionnement durable. Malgré l’existence d’une législation différenciée pour les amateurs – les jardiniers -, la révision en cours du règlement européen semble confirmer les déséquilibres existants au profit de l’agro-industrie et des semenciers, en suspendant la diffusion des variétés anciennes et des semences paysannes à d’éventuelles dérogations que pourraient mettre en place les états membres…
En plus de poser le problème des semences dans le détail, la présente étude va s’efforcer de rapporter et d’illustrer différentes pistes d’action déjà mises en œuvre tant au niveau agricole – inscription au catalogue officiel de variétés de blé sélectionnées en fonction de critères bio – que citoyen – des systèmes de multiplication et de distribution de variétés potagères…
Il appartiendra ensuite aux diverses composantes de notre association de choisir et de mettre en œuvre les actions qui reflètent au mieux leur sensibilité propre dans le cadre des axes définis ci-avant. 

Avons-nous oublié les semences ? - Par Guillaume Lohest

Entrons, sans attendre, dans le vif du sujet avec un bref examen critique de la situation sur les semences en ce qui concerne les acteurs, les enjeux et les évolutions, en ce compris les récentes inquiétudes qui sont apparues dans le secteur associatif. Une façon pour Nature & Progrès de dire clairement son engagement, sa volonté de défendre la biodiversité cultivée et d’appeler à la réappropriation de la semence par les agriculteurs, les jardiniers et, plus largement, les consommateurs…
Une révision en cours de la règlementation européenne sur les semences met en alerte de nombreuses associations de défense de l’environnement et du monde paysan. Notre système alimentaire est-il menacé ? Les alternatives à ce système sont-elles défavorisées ? Comment fonctionne le marché de la semence ? L’occasion rêvée de porter un regard historique et critique sur le sujet avec, en toile de fond, trois lancinantes questions : le secteur bio peut-il s’accommoder de la situation qui prévaut ? A-t-il un rôle à jouer ? Un parti à prendre ?

 


Où se situe le problème ?

Peu nombreux sont les consommateurs qui pourraient soupçonner l’existence d’un éventuel problème lié aux semences dans notre société où légumes, fruits, céréales, pains sont toujours présents en abondance, bien alignés, bien propres et bien gros dans les rayons des supermarchés. Cela vaut aussi pour les articles bio. Même celui qui se fournit dans un GAC ou GASAP, que peut-il trouver à redire ? Les légumes de ses paniers sont certes un peu moins lisses, parfois étranges, mais ils sont toujours fournis en temps et en heure. Que demander de plus ?
Par ailleurs, on apprend que vingt espèces de plantes alimentaires fournissent, à elles seules, 95% des calories de l’humanité. La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) estime également que 75% des variétés cultivées ont disparu de la circulation depuis le début du XXe siècle. Autrement dit, ces variétés ne sont plus cultivées ni mangées par personne… Mais ce ne sont encore que des chiffres. Où est le problème, tant qu’on mange trois fruits par jour et des légumes à chaque repas ? Pour comprendre en quoi cette perte de biodiversité alimentaire nous concerne, il faut s’intéresser à l’histoire de la sélection des plantes cultivées et à la situation des agriculteurs aujourd’hui, qu’ils soient du Nord ou du Sud…

Où trouve-t-on des semences ?

Depuis les débuts de l’agriculture jusqu’à l’aube du XXe siècle, la question ne se posait même pas : les graines se trouvent dans les fruits et dans les plantes montées en fleurs ! Les paysans gardaient, pour la semence de l’année suivante, la meilleure part de leur récolte, en introduisant régulièrement des semences échangées pour maintenir une diversité génétique dans la population. Cette sélection, sur les lieux même de la production, peut être conservatrice – elle stabilise les caractéristiques d’une variété – et/ou amélioratrice – elle garde chaque fois les individus qui correspondent le mieux aux attentes de l’agriculteur. Autre atout fondamental : le paysan n’a rien à payer et ne dépend de personne ! Aujourd’hui, la situation a bien changé pour ceux qu’on appelle désormais les « exploitants agricoles » : le progrès scientifique est passé par là ! La spécialisation des tâches et la nécessité de maximiser profits et rendements lui ont emboîté le pas. Le métier de semencier est né, puis s’est industrialisé et est devenu aujourd’hui un business à part entière, représentant des dizaines de milliards d’euros à l’échelle mondiale. L’agriculteur, à présent, achète ses semences chaque année : des variétés certifiées, pour la plupart hybrides F1.
Il serait malvenu de contester les apports certains, en termes de rendement et d’homogénéité, des déjà très anciennes variétés « hybrides F1 » – voir le lexique ci-après. Mais force est de constater que leur généralisation a grandement contribué à la perte d’indépendance des agriculteurs et à l’érosion spectaculaire de la biodiversité cultivée. Pourquoi un tel succès ? L’explication est simple : la standardisation des produits permise par les hybrides F1 est le mode de production le plus efficace dans une économie de marché. La recherche de l’efficacité, la mécanisation de l’agriculture, la spécialisation des métiers et des machines, les exigences des chaînes de distribution et de consommation, les attentes, créées ou réelles, des consommateurs, le mythe du progrès, une certaine euphorie liée au confort apporté par le modèle « supermarché », les politiques agricoles nationales et européennes… Tout le modèle alimentaire occidental s’est mis en place autour d’une agriculture essentiellement industrielle, combinant monocultures à hauts rendements, tendance à l’augmentation de la taille des exploitations, donc semences « améliorées » achetées en gros et intrants chimiques – engrais et « phytos ». Inutile de pointer les agriculteurs du doigt : la plupart se sont simplement adaptés pour pouvoir continuer à vivre de leur métier. Notons, par ailleurs, que la plupart des jardiniers, même bio, se sont eux aussi rués sur ces semences de variété hybrides F1 qui donnent de beaux légumes bien identiques et bien vigoureux grâce à l’effet d’hétérosis – voir le lexique.
Dessinée à gros traits, il s’agit donc là de la situation qui prévaut pour la toute grande majorité des consommateurs et des producteurs : un système alimentaire et productif standardisé, colossal avec, pour pied d’argile, ces semences si peu diverses et totalement hors de notre contrôle.

Les instruments juridiques ont tourné à la faveur des semenciers

À côté de cette tendance de fond de l’évolution du secteur, significative en soi, d’autres éléments – quand on prend la peine de les considérer ensemble – alimentent les inquiétudes des défenseurs de la biodiversité cultivée et de l’autonomie des paysans du Nord et du Sud.

1- Le fameux « catalogue »
On en a beaucoup parlé dans certains documentaires récents : en règle générale, il est interdit de multiplier et de commercialiser les semences – pas les plantes ! – d’une variété qui n’est pas inscrite au catalogue officiel, national ou communautaire UE. L’existence de catalogues nationaux n’est cependant pas neuve. Historiquement, elle a eu pour fonction de clarifier l’identification des variétés, de protéger les agriculteurs des fraudes et abus, d’arbitrer en somme le marché naissant de la semence. Actuellement, la question est beaucoup plus sensible car ce système a nettement tourné à l’avantage des acteurs industriels et est devenu un obstacle pour la reconnaissance de la sélection traditionnelle de variétés rares, rustiques et/ou anciennes. En cause, le coût d’inscription et surtout les fameux protocoles d’examen VAT – valeur agronomique et technologique – et DHS – distinction, homogénéité, stabilité. Le critère « homogénéité » est particulièrement contraignant : il est évident que les variétés hybrides F1, dont le but est d’atteindre une homogénéité quasi clonique, passeront plus facilement l’examen que les variétés « population » – voir lexique –, qui reposent par définition sur une légère, mais nécessaire, diversité intra-variétale.

2- Les certificats d’obtention végétale (COV) et les brevets
Les COV, mis en place dans l’Union européenne à partir de 1961, sont une version allégée des « brevets » industriels, en ce sens qu’ils reconnaissent une forme de propriété de l’obtenteur sur la variété, sans que celle-ci soit exclusive. Quoi qu’il en soit, ces formes plus ou moins dures de propriété intellectuelle sur le vivant sont difficilement acceptables dans le contexte actuel, car elles apparaissent de plus en plus clairement comme des moyens pour les multinationales semencières de devenir propriétaires d’une part gigantesque de notre patrimoine génétique alimentaire. Elles confisquent, de fait, ce qui apparaît aux yeux des défenseurs de la biodiversité comme un bien commun. Les OGM poussent évidemment cet enjeu à son paroxysme puisqu’ils constituent un processus encore plus artificiel que celui qui est utilisé pour produire des hybrides F1, d’autant plus « brevetable » et d’autant plus menaçant pour la biodiversité cultivée et l’indépendance du métier de paysan.

Qu’y a-t-il de nouveau qui justifie de s’inquiéter ?

Tout ce qui a été écrit jusqu’ici concerne une évolution qui n’est pas neuve. Pourtant, la situation est inédite. D’abord parce que la concentration de l’industrie semencière s’est accélérée au point de devenir effrayante : en 2007 déjà, 67% du marché mondial était contrôlé par les dix plus grandes multinationales, Monsanto, DuPont et Syngenta en tête. On comprend aisément que ce manque de diversité des acteurs ait une répercussion sur le manque de diversité dans la répartition des bénéfices et des avantages pour les paysans du monde entier, pris en otage par l’obligation de se plier à l’offre et au cours du marché mondial – on connaît les vagues de suicides de paysans indiens –, ainsi qu’aux spécificités des semences fournies, nécessitant des achats supplémentaires d’engrais et de pesticides, et instables à la reproduction autonome. Parallèlement, au niveau des faits et des chiffres, on ne peut que constater l’accélération de la perte de biodiversité cultivée qui va de pair, forcément, avec le resserrement de l’alimentation européenne moyenne autour d’un nombre restreint d’espèces et de variétés de plantes de plus en plus dépendantes des prothèses chimiques – engrais et pesticides. Notre alimentation est donc de plus en plus vulnérable : ce qui a été gagné en efficacité a été perdu en diversité et en qualité, qui sont essentielles à la résilience – voir le lexique. Enfin, la révision en cours du règlement européen sur la question, malgré l’existence d’une législation différenciée pour les amateurs – les jardiniers – semble confirmer les équilibres existants au profit de l’agro-industrie et des semenciers, en suspendant la diffusion des variétés anciennes et des semences paysannes à d’éventuelles dérogations que pourraient mettre en place les états membres…

Toutefois, petite lueur dans ce constat affligeant, des voix commencent à se faire entendre ! Cette situation a notamment incité une plateforme d’associations, dont Nature & Progrès France et la FNAB, à lancer une campagne sur le thème « Semons la biodiversité » qui revendique une reconnaissance positive du droit des agriculteurs sur les semences, par opposition à la vision dérogatoire actuelle. On peut aussi se poser la question des spécificités législatives belges – nos autorités se préoccupent du sort de ces variétés anciennes et sont ouvertes au dialogue – et de la possibilité, pour le grand public, de mieux comprendre les enjeux d’une telle campagne. Il n’empêche qu’au regard des objectifs poursuivis et de la problématique générale, il serait étrange de ne pas s’associer à cette initiative qui, somme toute, s’attache à rappeler aux consommateurs que le destin de nos agricultures les concerne au premier chef.

Le consommateur lambda est à mille lieues des semences. Sait-il seulement qu’elles existent et qu’elles sont le premier maillon de la chaîne alimentaire ? La mobilisation devrait sans doute commencer par une vaste campagne d’information, ce qui n’est pas une tâche simple. Mais elle est d’autant plus urgente qu’elle est étrangement tardive. L’agriculture biologique elle-même, historiquement, s’est très peu focalisée sur cette question, en accordant la priorité à celle du sol, ainsi qu’à l’absence d’engrais et de pesticides chimiques. Pourtant, cela ne fait aucun doute : si on applique son grand principe de respect des lois et des rythmes naturels au choix des semences, il n’y a place en bio que pour celles qui sont issues de la sélection traditionnelle ! 

Quel droit pour quelles semences ? - Par Caroline Ker, chercheuse au CRIDS (FUNDP)

L’exposé des caractéristiques du système règlementaire présidant à la commercialisation de semences et à la propriété intellectuelle sur les variétés végétales permet de constater sa grande intimité avec l’agriculture intensive, de type productiviste, et l’effet d’exclusion qui en résulte à l’égard de semences et de modèles agricoles d’un autre type.

Sélection paysanne : principes et limites

Une caractéristique intéressante des systèmes dits « traditionnels » ou « paysans » réside dans le fait que le travail de domestication et d’amélioration des plantes y est effectué par les agriculteurs et cultivateurs eux-mêmes, via la sélection continuelle des plantes les mieux adaptées au terroir et aux contraintes de culture locales (1). Des variétés dites « paysannes » sont ainsi caractérisées par une hétérogénéité et une adaptation dynamique spécifique aux conditions environnementales du lieu où elles sont cultivées. Cette sélection paysanne comporte toutefois des faiblesses. En effet, les aléas météorologiques ou les maladies frappant généralement tous les producteurs en même temps, les pénuries ont tendance à être généralisées car les systèmes paysans sont généralement associés à des marchés locaux. La qualité des semences est également un défi épineux pour les systèmes paysans et les périodes de rareté semencière peuvent générer une dégénérescence, voire une perte des ressources génétiques, en raison d’une sélection insuffisante. Le travail de sélection et de stockage des semences est particulièrement technique et les erreurs débouchent immédiatement sur une production et un approvisionnement en semences amoindris. Ce principe de « sélection in situ », contraste avec l’agriculture moderne qui a confié cette activité à un secteur scientifique spécialisé et professionnel, dès le début du XXe siècle. Les variétés dites « commerciales », génétiquement identiques et fixes, dorénavant destinées à être vendues aux agriculteurs, qui n’en sont donc plus les « co-auteurs » mais les « utilisateurs », envahissent les champs en remplacement des variétés locales dans la seconde moitié du siècle, dans un contexte global de modernisation de l’agriculture.

 


Le catalogue des variétés végétales et l’exclusion des semences paysannes

Le marché des semences est strictement règlementé par l’Union européenne. Ne peuvent être vendues aux agriculteurs que les semences de variétés végétales qui sont inscrites dans un catalogue officiel organisé par les pouvoirs publics (2). Afin d’être inscrites, les variétés doivent satisfaire à deux types de conditions qui ont généralement pour effet d’exclure les variétés paysannes. Premièrement, les variétés doivent démontrer des rendements supérieurs moyens, testés sur différents sites, généralement avec engrais chimiques et pesticides éventuels (3). Deuxièmement, les caractéristiques des variétés doivent demeurer constantes, invariables ; on parle de « stabilité » et d’« homogénéité » ou d’« uniformité ». Ces critères ont pour effet, nous l’avons dit, d’exclure les variétés spécialement conçues pour un mode d’agriculture particulier comme le bio ou la biodynamie, les variétés adaptées à un terroir précis, ou encore celles dont l’intérêt est avant tout de présenter une interaction intéressante avec d’autres plantes

C’est toutefois un objectif de protection de l’agriculteur et de l’agriculture qui a présidé à cette logique règlementaire, le catalogue faisant suite au mouvement de modernisation et d’intensification de l’agriculture. Dans ce nouveau contexte, il importera à l’agriculteur, devenu acheteur de semences, de se fournir en semences de qualité et de productivité égales. En veillant à ce que toutes les variétés mises sur le marché soient hautement productives et que toutes les semences relevant de ces variétés présentent bien ces caractéristiques, la législation vise bien à sécuriser la production agricole, mais selon les critères de productivité. La finalité du catalogue est donc de protéger l’agriculteur-consommateur vis-à-vis du secteur semencier, dans le cadre d’une politique publique d’accroissement des rendements agricoles et de professionnalisation du secteur.

L’étrangeté du catalogue pour les semences paysannes

Une mise en perspective historique permettra d’éclairer le caractère étranger de la règlementation sur les semences à l’égard des semences paysannes. En Europe, la règlementation du marché des semences s’est développée concomitamment à l’essor de la sélection professionnelle et des variétés « commerciales », entre la fin du XIXe siècle et les trente premières années du XXe, à un moment où les objectifs de police de marché des semences face aux fraudes – variétés vendues pour une autre ou mêlées à d’autres –, de rationalisation de la production agricole et d’expansion de la culture scientifique de la pureté variétale, convergèrent avec l’émergence de la sélection professionnelle et d’intérêts corporatistes, pour créer et organiser un marché pour ce nouveau secteur scientifique. Durant cette période, des exigences de plus en plus strictes de pureté, d’étiquetage et d’information de l’acquéreur de semences furent décrétées pour toute mise sur le marché de semences. Ce processus règlementaire aboutira à la professionnalisation et à la normalisation du secteur des semences, dont seront exclues les semences et la sélection paysannes, à la fois incapables de se conformer aux nouvelles exigences règlementaires du marché, et objet d’une volonté étatique et scientifique de mise à l’écart au profit des variétés scientifiques. C’est ainsi que, bien que procédant d’une volonté de protection de l’agriculteur, la règlementation du marché de semences a produit la réservation de ce marché aux professionnels, scientifiques.

Il est, en tout état de cause, regrettable que cette institution légale freine les alternatives agricoles en réponse au contexte agricole contemporain. D’autant plus que, en sélection paysanne, les agriculteurs directement impliqués dans la sélection et la production des semences ne sont pas intéressés par des garanties extérieures émanant de l’application d’un quelconque règlement. Dans la conception systémique paysanne, la semence fait partie du système et ne doit donc pas en être extraite.

La propriété intellectuelle, promotrice d’une agriculture moderne

La propriété intellectuelle sur les variétés – il s’agit plus précisément du « certificat d’obtention végétale » ou COV – protège le développement de nouvelles variétés stables et homogènes, en interdisant à quiconque d’en faire commerce ou même d’en donner les semences, sans l’accord du sélectionneur. C’est ce qui permet de percevoir de royalties et de générer ainsi un profit lié à l’investissement réalisé dans la mise au point d’une variété. Le COV constitue également le règlement d’utilisation des semences par les agriculteurs. Lorsqu’une variété est protégée par un COV européen (4), l’agriculteur ne peut ni vendre, ni donner, ni échanger les semences de cette variété, même s’il les produit lui-même (5). Il ne peut donc que cultiver la semence et vendre la récolte. Il est autorisé à réensemencer son champ avec les semences issues de sa propre récolte, mais cette exception, dite « privilège de l’agriculteur », ne vaut pas pour toutes les variétés et nécessite en outre le paiement de royalties appelées « rémunération équitable » dont le montant est inférieur au coût des semences nouvelles, et à l’exception des « petites exploitations » (6) qui ne doivent pas verser cette rémunération (7). A l’issue de la durée de protection de vingt à trente ans, les variétés « tombent » dans le domaine public (8).

A l’instar du catalogue, la propriété intellectuelle traduit la volonté du législateur d’encourager la sélection professionnelle, les variétés homogènes et stables qui la caractérise, et le modèle agricole productiviste dont ces variétés sont une composante essentielle. D’une part, la propriété intellectuelle sur les variétés végétales est, en effet, apparue dans le contexte de la professionnalisation de la sélection, qu’il consacre. C’est à l’issue de la pression exercée par le secteur de la sélection professionnelle fraichement structuré que, en 1961, la Convention sur l’Union pour la protection des obtentions végétales(UPOV) est conclue par quelques Etats européens et institue une propriété intellectuelle spécifique pour les obtentions végétales. Le modèle UPOV de propriété intellectuelle sur les variétés végétales est, à présent, en passe d’être mondialisé, et les droits qu’il institue ont été renforcés en 1978 et en 1991. Il n’avait pourtant jamais été question de propriété intellectuelle sur les semences durant les millénaires de sélection paysanne pendant lesquels les agriculteurs innovaient pour eux-mêmes, dans un contexte de libre circulation des semences et où la domestication des plantes était bien comprise comme un travail collectif et continu ; on a ultérieurement qualifié le statut des semences à cette époque de « patrimoine de l’humanité ». D’autre part, la création par le législateur de droits de propriété intellectuelle émane d’une volonté économico-politique d’encourager l’innovation, et pas n’importe quel type d’innovation végétale car la propriété intellectuelle sur les variétés végétales ne bénéficie qu’aux variétés stables et homogènes. On remarque a contrario, l’absence d’encouragement à la sélection non professionnelle, dont les variétés ne sont pas caractérisées par une telle stabilité et homogénéité. Cette innovation-là ne fait l’objet d’aucune politique d’incitation équivalente, et est même entravée car la propriété intellectuelle interdit l’échange de semences entre agriculteurs et en limite le droit de reproduction, acte essentiels à l’innovation paysanne. A l’instar de la législation catalogue et du modèle productiviste, le droit de la propriété intellectuelle sur les variétés végétales traduit donc un biais du législateur vers cet étalon du progrès agricole qu’est la technologie-semence, abstraite du terroir ou du système dont elle émanerait.

Le développement de l’agriculture biologique dans le cadre semencier légal

Il ne faudrait pas limiter la question semencière à ses seuls déterminants légaux et négliger ainsi son ancrage dans l’ensemble du système agricole et alimentaire. Standardisation et homogénéité imposés par ce cadre traduisent, en effet, les nouvelles exigences de qualité, de rentabilité et de bas prix qui émanent de la consommation et des puissants secteurs de la distribution et de la transformation. La productivité et l’homogénéité des semences est un critère systémique et pas uniquement légal. A ceci s’ajoute le fait que, en plus d’être lui-même soumis à ses contraintes de productivité et d’homogénéité, le monde paysan a aussi globalement perdu l’expertise et la culture de la sélection, au profit de ses fournisseurs, le secteur semencier…
Le fait que le secteur de l’agriculture biologique n’ait pas fondamentalement cherché à rompre avec ce système agricole et alimentaire et la culture de l’homogénéité et de la productivité qui le caractérise – à l’exception des circuits-courts – participe probablement au fait que ce secteur ait put se développer sans qu’une révolution de la règlementation des semences et du secteur semencier soit nécessaire. La production bio n’a pas imposé de changements fondamentaux dans le mode de consommation. Par conséquent, les conditions des secteurs de la distribution, de la transformation, les exigences du transport des aliments, façonnent aussi les produits bio et donc les variétés. 95% de la production bio est, en effet, réalisée avec des variétés développées pour l’agriculture conventionnelle, homogènes et stables, caractéristiques nécessaires pour que la production agricole soit acceptée dans les systèmes alimentaires actuels. Le développement du bio de type labellisé n’a donc pas constitué l’opportunité ni la nécessité d’ouvrir le cadre semencier légal à une innovation alternative et aux variétés hétérogènes et évolutives.

Le droit « durable »

A ce jour, le droit n’a donc pas dû s’ouvrir à des modes alternatifs d’innovation, complémentaires au modèle classique. Seules quelques ouvertures marginales ont été entreprises, eu égard aux objectifs de réduction des intrants et de préservation de la biodiversité locale. D’une part, depuis 2008-2009, l’Union européenne permet aux catalogues nationaux d’assouplir quelque peu les conditions d’homogénéité et de stabilité pour permettre l’inscription de « races primitives » et de « variétés naturellement adaptées aux conditions locales de culture » qui sont « menacées d’érosion génétique », ainsi que de « variétés de légumes sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue de répondre à des conditions de culture particulières » (9). Ces variétés sont également dispensées de démontrer des rendements supérieurs. D’autre part, certains catalogues nationaux ont créé une catégorie d’inscription spécifique pour les variétés qui se destinent au bio : l’Autriche, par exemple, et la Suisse, hors Union. En Wallonie, il n’existe pas de telle catégorie pour les tests mais on a, depuis plusieurs années, donné une importance plus grande à la résistance de la variété aux maladies, aux côtés du critère des rendements. Les variétés doivent, en outre, démontrer leurs qualités sans l’aide de pesticides – mais les engrais chimiques sont toutefois utilisés.

Ces ouvertures légales ne permettent cependant pas l’inscription et la circulation de variétés homogènes et évolutives, pas plus qu’elles n’habilitent la sélection paysanne ou non professionnelle. Elles n’entament donc pas le modèle de la semence homogène et stable sur le marché agricole. Notons toutefois qu’un processus de révision de la règlementation catalogue est actuellement en cours au niveau de la Commission européenne. Selon les scénarios envisagés, il pourrait voir la situation se flexibiliser en faveur de marchés de semences « de niche », ou au contraire, rendre l’accès au marché pour les variétés de conservation plus difficile encore (10).

Un défi adressé à l’innovation et à la législation

Si le cadre légal actuel n’a pas entravé l’émergence du secteur bio à bas intrants, la nécessité de l’amender afin de l’ouvrir à une innovation et des pratiques agricoles plurielles doit demeurer une préoccupation citoyenne et politique, pour plusieurs raisons. Premièrement, le droit actuel pave le chemin de l’innovation professionnelle et des biotechnologies – bonjour les OGM ! – tout en excluant l’innovation agroécologie. Ensuite, l’approche actuelle par variétés fixes et homogènes se confronte, au niveau de la recherche, à la multiplicité des facteurs qui interagissent dans le cas de semences paysannes, augmentant le coût de telles recherches et leur caractère non rentable pour la recherche privée, confrontée à des marchés trop restreints. Les progrès sont donc lents. Enfin, ce sont aussi l’implication de l’agriculteur dans le travail de sélection et la démocratisation de l’innovation, exclus des systèmes industrialisés, qui devraient être valorisés.

Habiliter et encourager de nouveaux – et anciens – modèles d’innovation semencière !

Le besoin d’une agriculture résiliente pour une sécurité alimentaire durable doivent conduire à réorganiser le cadre légal de l’innovation agricole avec, pour finalité, d’accueillir, d’inciter, de susciter l’ingéniosité et les modèles d’innovation et les trajectoires de recherche alternatives. Il s’agit de permettre à divers modèles d’innovation, professionnels et non professionnels, de se compléter, voire de s’associer. Le droit gagnerait donc à encourager la collaboration et l’intégration des logiques d’innovation plutôt que de privilégier l’exclusion des alternatives au bénéfice d’un modèle unique d’innovation. Afin toutefois de compenser le sous-investissement accusé par ce modèle alternatif de sélection, de par sa longue marginalisation dans l’espace économique et légal, il y a lieu également d’instaurer des mécanismes incitatifs en faveur de la sélection paysanne et non professionnelle, comme cela a été fait pour la sélection professionnelle. Cela pourrait relever de la mise en œuvre du Traité de la FAO sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation et les droits des agriculteurs que ce traité instaure, droits des agriculteurs qu’il échoit à la Wallonie d’organiser. La maîtrise de la sélection ayant généralement été perdue par le monde paysan, des investissements publics dans des projets de sélection participative pourraient se révéler indiqués. Enfin, vu le caractère systémique de la question agricole, la sensibilisation des consommateurs à la question alimentaire et agricole doit également être investie de manière proactive. Reconnecter consommateurs et agriculteurs, via les circuits-courts par exemple, est à cet effet essentiel.

NOTES POUR CE CHAPITRE :

(1) C’est d’ailleurs ce processus de sélection paysanne, mené depuis les débuts de l’agriculture il y a dix à douze mille ans en de multiples endroits du monde, qui a créé une quantité inestimable de plantes agricoles diversifiées, biodiversité sur laquelle reposent nos systèmes agricoles modernes.
(2) La règlementation sur les catalogues des variétés végétales et sur la commercialisation de semences repose sur douze directives parmi lesquelles nous citerons :
– la directive 66/402 du 14 juin 1966 concernant la commercialisation des semences de céréales ( Journal officiel L 125, du 11.7.1966, p. 2309–2319),
– la directive 2002/53 du 13 juin 2002 concernant le catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles (Journal officiel L 193, du 20 juillet 2002, p. 1–11),
– la directive 2002/55/CE du Conseil du 13 juin 2002 concernant la commercialisation des semences de légumes (JO L 193 du 20 juillet 2002, p. 33–59 ).
(3) C’est la condition de « valeur agricole et technologique », « VAT », ou encore « valeur culturale et d’utilisation », « VCU ».
(4) Règlement 2100/94 du Conseil, du 27 juillet 1994, instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales (JO L 227 01.09.94 p.1).
(5) Certaines variétés sont protégées par un COV belge – et non pas européen – en vertu de la loi du 20 mai 1975 sur la protection des obtentions végétales (M.B. du 5 septembre 1975). Ce titre n’est valable que sur le territoire belge – et non européen – et est beaucoup plus souple pour l’agriculteur, vu qu’il n’interdit pas le don et l’échange de semences entre agriculteurs. Le COV belge est cependant minoritaire, les semenciers préférant généralement la protection par COV européen.
(6) Il s’agit des « agriculteurs qui ne cultivent pas d’espèces végétales sur une surface supérieure à celle qui serait nécessaire pour produire 92 tonnes de céréales ».
(7) Article 14 du Règlement européen instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales précité.
(8) Les variétés tombées dans le domaine public doivent néanmoins demeurer stables et homogènes si on désire continuer à les vendre, à les échanger, à les donner, car elles doivent alors demeurer inscrites au catalogue.
(9) Directive 2008/62/CE de la Commission du 20 juin 2008 introduisant certaines dérogations pour l’admission des races primitives et variétés agricoles naturellement adaptées aux conditions locales et régionales et menacées d’érosion génétique, et pour la commercialisation de semences et de plants de pommes de terre de ces races primitives et variétés, Journal officiel n° L 162 du 21/06/2008 p. 0013 – 0019, et directive 2009/145/CE de la Commission du 26 novembre 2009 introduisant certaines dérogations pour l’admission des races primitives et variétés de légumes traditionnellement cultivées dans des localités et régions spécifiques et menacées d’érosion génétique, et des variétés de légumes sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue de répondre à des conditions de culture particulières, ainsi que pour la commercialisation de semences de ces races primitives et variétés, Journal officiel n° L 312 du 27/11/2009 p. 0044 – 0054.
(10) Voir : http://ec.europa.eu/food/plant/propagation/evaluation/index_en.htm 

De bonnes raisons d'auto-produire ses graines - Par Frank Adams

Même les jardiniers les plus exigeants et les plus talentueux négligent souvent cet aspect de leur passion : ils omettent d’auto-produire leurs propres graines en tablant sur le faible coût de celles que leur procurent les semenciers professionnels. Les modifications climatiques, de plus en plus prononcées, vont sahns doute les amener à revoir leurs pratiques. La nécessité de faire évoluer les semences vers une résistance naturelle sera, de plus en plus, un critère essentiel pour la réussite de leurs cultures…
Pourquoi les jardiniers ne font-ils pas leurs propres semences ? Les jardiniers amateurs sont souvent des personnes polyvalentes qui savent tout faire : travailler la terre, cultiver des fleurs, des fruits et des légumes, faire du compost et du purin végétal, réparer les outils et les machines, construire des serres, installer des systèmes d’arrosage, etc. La seule chose qu’ils ne font pas d’habitude, c’est faire les graines. Pourquoi cela ? En fait, il y a de multiples raisons pour ne pas faire ses propres graines :
– les semenciers professionnels produisent des graines de bonne qualité et les graines ne coûtent pas (très) cher,
– il n’y a pas assez de place dans les petits jardins familiaux pour les plantes porte-graines, et on n’a pas le temps de bien s’en occuper,
– on ne sait pas comment faire, et les graines obtenues peuvent être de piètre qualité,
– il y a le problème de croisements entre les variétés et on risque d’obtenir toutes sortes de mélanges peu valables.
Par rapport à ces arguments de taille, quelles seraient alors les raisons pour se lancer dans la culture de graines ? Parmi une multitude de raisons – aux niveaux biologique, écologique, éthique, politique et économique –, je voudrais me concentrer sur un argument peu abordé mais, malgré tout, très important. Il s’agit de la nécessité, voire l’urgence, de perpétuer la culture des variétés qui se propagent, de génération en génération, de façon naturelle. De plus en plus de variétés potagères que l’on trouve chez les producteurs de semences professionnels sont des variétés hybrides F1 dont on ne peut récupérer de graines valables qu’à la génération qui suit le croisement des deux parents de la lignée paternelle et de la lignée maternelle. Chaque année le croisement des mêmes parents est répétée, ce qui veut dire que la variété ne peut pas évoluer à travers le temps.


L’évolution des variétés vers une résistance naturelle

Dans le domaine de la culture naturelle des graines, pratiquée par les semenciers biologiques et les jardiniers amateurs, l’argument principal – parmi bien d’autres – se trouve dans la nécessité de cultiver des variétés qui s’adaptent de façon progressive – ou évolutive – aux conditions de culture. Or celles-ci changent à un rythme de plus en plus rapide ! Le climat est en train de changer partout sur la planète et les conditions saisonnières sont de plus en plus instables. Au cours de la dernière décennie, j’ai pu constater dans ma propre région – le Grand-Duché de Luxembourg – le phénomène d’un printemps sec et chaud consécutif à un hiver long et froid, et suivi par un été humide et manquant de soleil. Ce ne sont pas des conditions favorables au bon développement des légumes.

Cependant, grâce à la culture répétée de semences au cours des années, on peut permettre aux légumes de s’adapter progressivement aux changements des conditions extérieures. Les plantes qui survivent bien à certaines conditions défavorables et qui, en plus, arrivent à faire de bonnes graines donneront alors naissance à des des plantes de mieux en mieux adaptées. Cela correspond aux principes de l’hérédité : les parents transmettent aux enfants leurs informations génétiques à travers les gènes véhiculés lors de la fécondation. Chez les légumes aux cycles de reproduction assez courts – un à deux ans –, l’évolution peut être assez rapide. Je souligne donc, encore une fois, que les variétés hybrides F1 ne peuvent pas évoluer car on multiplie toujours les graines de la même génération filiale.

Les experts de la culture biologique de semences mettent de plus en plus en avant cet argument : nous avons besoin de plantes alimentaires qui arrivent à suivre et à surmonter, de façon naturelle, les changements des conditions extérieures. Personnellement, je suis convaincu que les cultures protégées par des mesures purement techniques – serres, cultures hors-sol, arrosage contrôlé, engrais solubles, monocultures, produits phytosanitaires et modifications génétiques ciblées – risquent de rencontrer de plus en plus d’échecs car on ne peut échapper, à long terme, aux principes de la nature. Mieux vaut se soumettre à ces principes que d’essayer de les contourner. La nature s’est développée au cours de plusieurs milliards d’années et je pense que la meilleure technologie humaine qui soit n’arrivera pas à se défaire, à long terme, de la dépendance à Mère-nature.
La production de semences suivant l’optique d’une sélection évolutive se fait de moins en moins chez les producteurs industriels de semences. Pour les producteurs artisanaux de semences biologiques, l’aspect de la résistance naturelle aux conditions extérieures défavorables est en train de devenir un critère de sélection plus important que ceux du rendement ou du goût. Les jardiniers amateurs peuvent alors participer à ce travail important de la fortification des plantes cultivées. 

Les critères de la sélection évolutive

Selon ma compréhension, je voudrais résumer comme suit les buts de la production de semences par les jardiniers amateurs :
– aider à maintenir les variétés traditionnelles de son pays, héritées des ancêtres,
– permettre aux plantes cultivées de s’adapter progressivement aux changements climatiques,
– aider à développer une base et une réserve de ressources génétiques indépendantes de l’industrie agricole.
Participer au travail de la sélection évolutive peut devenir une activité passionnante et enrichissante dont on ne voudrait bientôt plus se passer. Bien sûr, il faut le vivre pour le comprendre. Toutefois, l’échec peut aussi être un compagnon de route non désiré dans les efforts de faire de bonnes graines.

En voici quelques exemples de mon propre jardin. En 2001, l’hiver est arrivé tardivement mais brusquement. Le temps a basculé, en une nuit, et nous sommes passés d’une atmosphère tempérée et très humide à un gel assez prononcé. En conséquence, même les poireaux d’hiver et les choux de Bruxelles, qui normalement supportent des températures jusqu’à moins 15°C, ont été « cuits » à l’intérieur par le gel. Il est arrivé d’un coup par une baisse de température abrupte ; seuls 5% des pieds de poireaux ont survécu ! Un véritable désastre pour une parcelle qui comptait environ mille pieds. Toutefois, ceux qui ont survécu à ce phénomène de sélection naturelle m’ont utilement servi de porte-graines, portant aussi l’espoir d’une évolution vers une résistance au gel subit, qualité qui pourra être transmises aux futures générations de poireaux.

Le céleris raves de l’année 2011 ont séché avant de faire de bonnes graines, à cause du manque d’eau qui persistait déjà depuis le printemps. Parmi les cinquante pieds plantés initialement, seulement trois portaient des semences valables. Quel perte ! Et quel gain, en même temps, car les survivants donneront naissance à des plantes un peu moins sensibles à la sécheresse.
De même pour les oignons qui ont du mal à supporter un printemps trop chaud et trop sec. Même si on les arrose régulièrement, ils ont tendance à se faner dès le début du mois de juillet, se croyant déjà dans la chaleur estivale qui leur donne l’impulsion pour arrêter leur développement végétatif. Les oignons qui grossissent malgré ces conditions défavorables seront alors choisis comme porte-graines.

J’aurais encore bien d’autres exemples à citer. Leur point commun est la compréhension de la nature et du principe de l’évolution : les faibles meurent et les forts se propagent ! Ainsi, la nature peut-elle toujours prospérer. Je pense donc que nous devons prendre la nature comme modèle en ce qui concerne la production de nos aliments. Et ceci commence immanquablement par celle des graines ! Les légumes dotés d’une bonne force vitale et naturellement résistants à toutes sortes de phénomènes défavorables donneront des aliments de qualité élevée nous permettant de rester en bonne santé à long terme.

D’autres défis à relever pour les plantes cultivées

Actuellement, ce n’est pas seulement le climat qui est en train de changer. On peut aussi observer des phénomènes de changement au niveau des maladies et des animaux nuisibles. Les herbes sauvages changent, ainsi que la nature biochimique des sols. Bien entendu, tous les changements ont, à la base, les mêmes causes: la pollution et la destruction de la nature par les êtres humains. Selon mes expériences personnelles, je constate, par exemple, une prolifération de plus en plus poussée de limaces et de fourmis, ainsi que de maladies virales chez les plantes.

Suivant la philosophie d’une agriculture naturelle, je ne m’acharne pas à vouloir combattre ces phénomènes désagréables d’un point de vue de culture. Et si les maladies et les animaux nuisibles étaient envoyés par Mère-nature pour restaurer un équilibre perdu au niveau du sol ? Cette une thèse fut déjà soutenue jadis par Sir Albert Howard, botaniste britannique en Inde pendant les années trente et quarante, dont on relira bien sûr le fameux « Testament agricole ».
Dans ce sens, une fois que mes légumes sont atteints de maladies virales – comme, par exemple, les haricots, les pois ou les concombres –, au lieu de détruire les plantes les unes après les autres au rythme de la propagation du virus, je les laisse pousser ! Certaines meurent, mais d’autres se rétablissent. J’en récolte alors les graines et je répète le procédé sur plusieurs années consécutives jusqu’à ce que la variété ait « fait la paix » avec le virus, soit en devenant résistante, soit en l’intégrant dans son code génétique. Ou les deux…

De nos jours, de nombreux chercheurs propagent d’ailleurs le concept que les virus ne sont pas seulement des microorganismes pathogènes et dangereux, mais aussi des transmetteurs d’informations génétiques susceptibles de faire avancer l’évolution des espèces…

Des graines de bonne qualité

Avec, comme base, une bonne compréhension des mécanismes de la sélection naturelle, on peut aussi facilement saisir les facteurs nécessaires pour un bon développement des graines. Les graines sont, en quelque sorte, les bébés de la plante-mère. La mère doit pouvoir bien les nourrir pour qu’elles puissent bien se développer. La graine est constituée d’une enveloppe, d’une réserve nutritive et de l’embryon, c’es-à-dire d’une plante en miniature. Pour que l’embryon puisse bien se former à l’intérieur de la graine, il lui faut de la nourriture. Cette nourriture est fournie par la mère.

C’est exactement la même chose pour nous, les êtres humains. Pour véhiculer les nutriments, la plante mère a surtout besoin d’eau, et c’est là que le jardinier doit souvent donner un petit coup de main à la plante-mère, notamment en l’arrosant bien par temps sec. Normalement, c’est en été, quand les graines se forment et grandissent, que la mère ne doit pas sécher. Mais nous avons pu constater que ce risque peut déjà exister aussi au printemps…

La plupart de mes laitues des années 2009, 2010 et 2011 ont malheureusement séché avant même de fleurir. Les bourgeons, fanés et vides, ont offert un triste spectacle. Le peu de graines que j’ai pu récupérer me sert maintenant à poursuivre ma démarche de sélection évolutive car les changements climatiques sont loin d’être arrivés à leur apogée…
Je suis conscient que ces quelques lignes risquent de rebuter beaucoup de jardiniers, de ne guère les inciter à faire leurs propres graines. Il serait sans doute plus simple de les motiver à commencer leur culture de façon méthodique. Toutefois, ceux qui arrivent à lire entre les lignes vont bien comprendre que la situation générale nous incite tous à nous intéresser de plus près de ce sujet ! Si les légumes ne poussent plus comme avant et si les graines s’obtiennent de plus en plus difficilement, voilà bien les meilleures des raisons pour s’appliquer davantage dans la culture des légumes et des semences !

Nous savons tous, d’ailleurs, que les agriculteurs et les jardiniers ont souvent tendance à exagérer un peu. Bien sûr, il y a des années où certains légumes ne poussent pas bien. Mais il y en a aussi, chaque année, qui compensent les pertes en se développant de façon extraordinaire. Une bonne chose concernant les semences est le fait que nous pouvons les conserver pendant plusieurs années, ce qui nous donne une réserve au cas où une à plusieurs récoltes suivantes ne seraient pas bonnes…

La bonne conservation des graines

Précisons, en ce qui concerne la conservation des semences, qu’il faut d’abord bien les faire sécher après la récolte. On les met ensuite dans des sachets sur lesquels seront marqués – à tout le moins – le nom de la variété et l’année de la récolte. Les sachets, quant à eux, peuvent être conservés dans des pots de confiture, ce qui évitera alors aux graines de reprendre de l’humidité. Les pots, finalement, seront conservés dans un endroit obscur et frais. Personnellement, je garde mes semences dans un vieux congélateur qui ne fonctionne plus. Sa bonne couche d’isolation et les joints de la porte permettent de garder une température basse constante et évitent, en même temps, l’introduction de l’humidité. Les graines peuvent ainsi garder un bon taux de germination pendant de nombreuses années.

Le développement des "Maisons de la Semence Paysanne" en France - Par Jennifer Kendall (Bio d’Aquitaine)

Le concept de « semences paysannes » est récent mais correspond à une réalité millénaire. Ce terme vise à les différencier des semences commerciales développées à partir du XIXe siècle, généralisées durant la deuxième partie du XXe et sélectionnées, en dehors des champs de production des paysans, par des entreprises semencières. Les semences paysannes se distinguent aussi des semences de ferme – ou semences fermières – qui sont multipliées à la ferme à partir de la récolte de variétés commerciales protégées par un Certificat d’Obtention Végétale…

L’industrialisation de l’agriculture et la spécialisation de la sélection végétale ont conduit à une érosion de la biodiversité cultivée dans les champs : les variétés paysannes de populations, de base génétique large et évolutive, sont peu à peu remplacées par des variétés fixées, stables et homogènes de base génétique étroite et plus récemment par des plantes génétiquement modifiées. La FAO (Food and Agriculture Organisation) estime que « depuis le début du siècle, quelques 75% de la diversité génétique des plantes cultivées ont été perdus. »

 


Ne plus se cacher… pour faire ses semences !

Au début des années 2000, les semences paysannes n’ont aucune existence reconnue : la réglementation considère implicitement que l’agriculteur utilise forcément des semences commerciales, sélectionnées par des semenciers spécialisés. Or les semences paysannes subsistent dans les champs de quelques paysans et chez des jardiniers en France. Quelques individus ou groupes de passionnés entretiennent des collections vivantes de variétés anciennes et développent des initiatives de sélection participative, comme en Aquitaine depuis 2001.

En 2003, les rencontres « Cultivons la biodiversité dans les fermes » d’Auzeville, près de Toulouse, ont permis de sortir les semences paysannes de l’anonymat. Plus de trois cent cinquante personnes ont participé à ces journées sur les thèmes de la biodiversité cultivée, du droit des paysans à ressemer et échanger leurs semences, de la souveraineté alimentaire…
Ces rencontres ont été organisées face à une actualité particulière qui rendait urgente la nécessité de se mobiliser pour la reconnaissance des semences paysannes. En effet, en 2002, l’Europe était en train de travailler à une nouvelle réglementation sur les semences biologiques et paraissait sur le point de n’autoriser, en bio, que les semences de variétés commerciales inscrites au catalogue officiel. Or de nombreux agriculteurs bio utilisaient des variétés paysannes car les variétés disponibles sur le marché n’étaient pas adaptées aux modes de culture biologique à faibles intrants. De plus, le développement et l’arrivée sur le marché des OGM a décidé de nombreux agriculteurs, notamment bio, à se réapproprier la maîtrise de leur semences.
Le Réseau Semences Paysannes (RSP) est né, lors de ces rencontres, de la volonté des paysans qui font leurs propres semences de ne plus se cacher. Le RSP compte aujourd’hui soixante organisations membres et regroupe un syndicat agricole, des organisations locales et nationales de développement de l’agriculture biologique, des organisations spécialisées, des artisans semenciers, des paysans, des jardiniers, des associations de développement local, des ONG… 

Les missions de ce réseau s’articulent autour d’objectifs collectifs :

– développer et mettre en réseau les initiatives innovantes de gestion dynamique de la biodiversité cultivée,
– favoriser la reconnaissance juridique, scientifique et institutionnelle des semences paysannes.
Le Réseau Semences Paysannes entretient également des liens et milite au coté d’organisations similaires en Europe et au niveau international.

Deux types de gestions complémentaires…

Encore aujourd’hui, la principale stratégie de conservation de la biodiversité cultivée est une conservation ex situ. Cela signifie une conservation des graines sèches à basses températures. Bien qu’elle ait permis de sauver ces variétés menacées de disparition après la Seconde Guerre Mondiale, le seul intérêt de cette conservation, dite statique, est qu’elle permet aux acteurs de la sélection moderne de disposer provisoirement d’un réservoir de diversité génétique de base. La gestion dynamique consiste à cultiver des populations végétales génétiquement hétérogènes et à les ressemer d’une année à l’autre. Dans un champ cultivé, ces variétés évoluent de manière continue sous l’effet de leur environnement lui-même en perpétuelle évolution, ce qui génère une augmentation et un renouvellement constants de la biodiversité. Ainsi ce ne sont pas des individus ou des phénotypes précis qui sont conservés mais un réservoir de variabilité génétique, un potentiel d’évolution. Les traditionnels échanges de semences entre agriculteurs participent au maintien de cette diversité et à sa capacité d’adaptation. Enfin, sous l’effet de la sélection paysanne, l’évolution de ces variétés de populations est guidée par l’agriculteur pour que cette évolution soit adaptée aux techniques culturales et aux attentes en matière de consommation.

Le Réseau Semences Paysannes défend l’idée que les gestions dynamiques et statiques sont complémentaires et aussi indispensables l’une que l’autre. Elles doivent bénéficier des mêmes droits et des mêmes soutiens publics.

Le développement d’un volet « semences potagères »

Le concept de Maisons de la Semence Paysanne est aujourd’hui en fort développement en France. Il s’agit d’organisations collectives locales de gestion et de développement de la biodiversité cultivée par la diffusion et l’échange de semences et de savoir-faire. Les Maisons de la Semence Paysanne se situent donc dans une logique de gestion dynamique de la biodiversité cultivée. Mais aujourd’hui, le principal frein au développement de ces collectifs, à part le manque de reconnaissance institutionnelle et donc de soutien financier, est la réglementation en vigueur, très restrictive, sur les droits des agriculteurs à échanger leurs semences.

La fédération des agriculteurs Bio d’Aquitaine, membre historique du Réseau Semences Paysannes, a développé depuis 2001 un programme d’expérimentation et de sélection participative de variétés paysannes : « l’Aquitaine cultive la biodiversité ». Ce programme a, au fil du temps, participé à la création d’une importante collection de semences paysannes ainsi qu’à l’émergence d’un réseau de producteurs. C’est sur cette base que les personnes engagées dans ce programme ont fait émerger le concept de Maison de la Semence Paysanne.

Au départ surtout orienté vers les semences de grandes cultures et particulièrement destiné aux agriculteurs, la Maison de la Semence Paysanne s’est enrichie, en décembre 2006, d’une importante collection de semences potagères. Le deuxième volet, « semences potagères », adressé aux maraîchers et particuliers, a donc été créé.

L’idée de Maison de la Semence Paysanne a commencé à se former dans l’esprit des responsables du programme « l’Aquitaine cultive la biodiversité » lors d’un voyage d’échange d’expériences réalisé au Brésil en 2004 avec le Réseau Semences Paysannes. Le Brésil est un des pionniers en matière de sélection participative et de reconnaissance de l’intérêt des variétés paysannes de populations. Lors de leur voyage, les responsables du programme de Bio d’Aquitaine et du Réseau Semences Paysannes ont rencontré différentes communautés ayant mis en place des collectifs locaux d’échange et de stockage de semences traditionnelles ou issues de sélections participatives. Ces communautés étaient souvent appuyées par des techniciens de structures institutionnelles agricoles ou de coopératives de services, en lien avec des pôles de recherche – universités, EMBRAPA. Ce sont ces dispositifs, appelés au Brésil « casas de sementes » – littéralement « maisons des semences » – qui ont servi de source d’inspiration directe pour le développement d’une Maison de la Semence Paysanne en Aquitaine.

Quelles missions ?

La Maison de la Semence Paysanne de Bio d’Aquitaine remplit deux missions principales :

1- La mise à disposition de lots de semences pour la conservation vivante et la sélection évolutive de variétés. La Maison de la Semence Paysanne met à disposition, par le biais de conventions d’expérimentation, des lots de semences aux agriculteurs et particuliers partenaires afin de permettre aux variétés de la Maison de la Semence Paysanne d’être cultivées dans les champs et les jardins. La diffusion de semences est autorisée pour les professionnels dans le cadre expérimental, les actions de la Maison de la Semence Paysannesont donc légales.
L’agriculteur ou le jardinier partenaire s’engagent également à multiplier les semences sur la variété accueillie selon les protocoles fournis et à restituer, à la Maison de la Semence Paysanne, une partie des semences ainsi produites. En théorie, il doit retourner environ trois fois la quantité de semences reçue. Les semences retournées à la Maison de la Semence Paysanne sont principalement destinées à être mises à disposition à de nouveaux participants. La pérennité de la variété est ainsi assurée en démultipliant les lieux de cultures. Cependant, un échantillon de sauvegarde de chaque variété est conservé de manière statique pour faire face à de possibles destructions aux champs ou pollutions extérieures, par exemple d’OGM.
L’agriculteur ou le jardinier partenaire continuent ensuite chaque année à ressemer ses variétés et participent ainsi au maintien et au développement de la biodiversité. En effet, par sa sélection particulière réalisée selon ses objectifs et ses besoins, ils font évoluer la variété de départ et enrichissent ainsi le patrimoine conservé par la Maison de la Semence Paysanne. Ils seront amenés à renvoyer régulièrement des semences afin d’entretenir et d’enrichir la Maison de la Semence Paysanne.
2- Le partage d’expériences et la diffusion de savoir-faire. Les savoir-faire techniques en sélection paysanne de semences ont été globalement perdus par les agriculteurs et les jardiniers depuis la généralisation des variétés commerciales. Cette dépossession des paysans de leurs savoir-faire traditionnels de sélection, production et création variétale au profit des entreprises semencières est aujourd’hui le principal frein au re-développement de la biodiversité cultivée.
Un important travail de collecte et d’expérimentation de savoir-faire et techniques est mis en place par Bio d’Aquitaine : voyages d’échanges d’expérience et rencontres avec des groupes d’agriculteurs en sélection participative et des professionnels de la sélection végétale dans le monde entier ainsi qu’avec des chercheurs français de l’INRA, tels que Véronique Chable et Laurent Hazard. Des journées de formation et d’échanges techniques sont organisées régulièrement. Différentes publications techniques ont aussi été éditées et diffusées afin d’assurer le transfert et le re-développement des ces savoir-faire qui sont à la base de l’autonomie des producteurs et garants du développement de la biodiversité cultivée.

Des Maison de la Semence adaptées aux dynamiques de chaque territoire…

Bio d’Aquitaine est un des précurseurs dans la mise en oeuvre de ce type de réseau collectif de sauvegarde et développement des semences paysannes que sont les Maisons de la Semence Paysanne. D’autres collectifs français ont également développé des formes d’organisation avec des fonctionnements qui peuvent être différents mais avec les mêmes objectifs. Aujourd’hui, de nouveaux groupes d’agriculteurs et de jardiniers amateurs sont intéressés par ces variétés ainsi que par leur gestion et sélection collectives sur un territoire. Il est important pour Bio d’Aquitaine de faciliter le développement de nouvelles Maisons de la Semence Paysanne en faisant partager son expérience. L’idée est qu’ils puissent s’inspirer des actions menées en Aquitaine et développer une Maison de la Semence Paysanne adaptée aux dynamiques locales de leur territoire.
Aujourd’hui le Réseau Semences Paysannes s’est donné pour principale mission d’accompagner le développement et la structuration des Maisons de la Semence Paysanne en France. Signalons aussi que pour septembre 2012 se préparent trois journées de rencontres des Maisons de la Semence Paysanne afin d’échanger et partager les expériences sur les différents modes d’organisations collectives de gestion dynamique de la biodiversité cultivée. Ces rencontres seront principalement nationales mais plusieurs collectifs étrangers seront invités à présenter des expériences remarquables en termes d’organisations collectives sur ce sujet. Le rendez-vous est pris !

Adapter les céréales aux spécificités du BIO - Par Dominique Parizel et François de Gaultier

Durant l’année 2009, Nature & Progrès s’était beaucoup inquiété de la qualité de notre pain quotidien (voir notamment Valériane n°79). Nous constations alors que l’évolution récente de la sélection des céréales panifiables avait été imprimée par l’industrie, dans un souci de productivité et de rentabilité. Pire encore : celles que nous cultivons chez nous, disions-nous, terminent rarement en tartines… Une recherche appliquée permet aujourd’hui de mieux comprendre la situation dans laquelle se trouvent nos céréales panifiables et quel est leur potentiel d’évolution… Conversation avec Eddy Montignies, du CEB (Comité d’Essais Bio).

Dans la majorité des cas, l’industrie répute « non panifiables » bon nombre de nos blés car ceux-ci ne correspondent pas à ses standards de production. A cause du déficit de production locale, le pain que nous mangeons chaque jour est donc souvent fait de céréales importées d’Europe centrale, d’Ukraine ou d’ailleurs… Qui sait vraiment ? D’autre part, un simple regard sur le site de BioWanze nous apprend que notre magnifique usine à bioéthanol wallonne transforme, chaque année, 800.000 tonnes de froment en combustible mélangé à notre essence. Est-il donc de si piètre qualité, le blé qui pousse dans les champs de Hesbaye ? Voyons ce qu’en dit notre interlocuteur…


Dix céréales pour trois boulangers !

« Nous avons remis en place des essais variétaux, une dizaine de variétés de froments panifiables, dans une parcelle située à Verlaine, en Hesbaye, dit Eddy Montignies. Le choix avait été effectué suite à de simples coups de fil à des agriculteurs wallons ; nous leur avons juste demandé ce qu’ils cultivaient, et pour quelles raisons. Historiquement, de nombreuses études menées sur la qualité boulangère de nos céréales ont toujours laissé entendre qu’il y aurait un gros problème à leur niveau… Nous avons donc frappé à la porte de Georges Sinnaeve, directeur de la qualité au CRA à Gembloux, qui effectue les tests technologiques sur les farines et sur les céréales. Nous lui avons présenté des études, de l’ITAB (Institut Technique de l’Agriculture Biologique) notamment, qui constatent l’existence de deux filières parallèles : d’un côté les farines envoyées dans les filières très mécanisées de boulangerie et de l’autre des farines pouvant aller dans les filières artisanales et au sujet desquelles il n’y a pas d’exigences particulières. C’est également la réalité chez nous : certaines filières commercialisent leurs farines dans un circuit très court – c’est le cas de Pierre Baré et de la coopérative Agribio par exemple – sans se soucier le moins du monde des technologies existant en aval. Ce qui compte à leurs yeux, c’est que l’on fasse confiance aux producteurs, puis de mettre à l’ouvrage des boulangers artisanaux, très peu mécanisés. »

Dès lors, et sans mettre aucune barrière technologique a priori, le CEB et ses partenaires décident de moudre les dix variétés de leur essai et de les envoyer, en aveugle, chez trois boulangers artisanaux réputés : Marc Dewalque à Malmedy, Marie-Noëlle Halain à Vévy-Wéron, et Dominique et Angela Legrand à Namur…

« Nous avions préalablement réalisé un petit sondage auprès de ces professionnels afin de mieux cerner leur intérêt pour une céréale ou une autre, précise Eddy Montignies. L’engouement pour les anciennes variétés, comme la Camp Rémy, était manifeste mais, dès qu’on cherchait à en connaître mieux la raison, les explications n’étaient pas très nettes, ni chiffrées, ni quantifiées en tout cas… L’argumentation s’opposait toujours à la sélection récente car tous sentaient qu’elle fut une source importante de dérives et qu’elle privilégia la quantité au détriment de la qualité… Nous leur avons donc confié nos échantillons de farines en prenant évidemment soin d’y intégrer variétés anciennes et plus modernes… »

Les trois boulangers reçoivent donc les farines la même semaine afin d’éviter les échanges d’impressions ; l’expérience doit être la plus neutre possible. La consigne est simple : fabriquer un même pain au levain avec chaque céréale, puis faire librement des commentaires sur chaque expérience.

« Nous avons bien dû constater, raconte Eddy Montignies, que l’apologie des anciennes variétés, au fond, c’est du pipeau ! Le critère est tout à fait neutre d’un point de vue boulanger. Précisons aussi que notre récolte avait été faite dans des conditions exécrables ; leur valeur de panification de départ était donc au plancher ! Les mêmes variétés ont été confiées à un labo qui décrétera que seulement deux d’entre elles pouvaient prétendre à la panification et que le reste devait donc être donné aux cochons… Cela a-t-il posé le moindre problème à nos boulangers ? Absolument aucun : ils ont pu faire un pain de qualité avec les dix variétés et je dirais même que celles qui ont dégagé quelque chose de supplémentaire, dans les saveurs et dans l’aspect, sont plutôt celles qui auraient été écartées a priori ! »

Choisir un blé en fonction de sa transformation

L’ensemble des partenaires de l’expérience, et notamment ceux qui sont les plus proches de l’agriculture conventionnelle, constatèrent donc de visu qu’il est possible de faire un excellent pain avec nos céréales locales, généralement tenues pour être d’une valeur technologique insuffisante.

« Il faut admettre, affirme Eddy Montignies, qu’il est possible de faire du bon pain à partir d’à peu près n’importe quelle céréale. A la seule condition que le boulanger soit à même de s’adapter à la matière première. C’est lui qui doit s’adapter, pas la céréale, qu’il travaille artisanalement ou industriellement. S’il faut quatre jours à l’industriel pour régler sa machine, c’est son problème, pas celui de la céréale. Cette année, nous voudrions donc tester les mêmes variétés sur une chaîne de boulangerie plus industrialisée afin de déterminer où se situent exactement les problèmes. Ou, peut-être, de mettre en évidence les éventuels préjugés que les industriels entretiennent au sujet de la farine. S’agit-il de simples réglages à faire à la machine, ou va-t-il falloir établir des normes, de manière continue, qu’il faudra respecter lorsqu’on travaille avec telle ou telle variété afin d’être absolument sûr qu’aucun problème ne surviendra… Nous voudrions également mener un autre projet sur l’ensemble de la filière car il nous semble utile de mettre en contact des fermiers avec des boulangers, sans oublier qu’un moulin est indispensable entre l’un et l’autre. Avant le moulin, il y a une concentration de flux qui doit être gérée, une logistique d’approvisionnement qui doit être réglée, avec une homogénéité à définir. Une large réflexion sur l’ensemble de la filière est donc nécessaire. »
Cette première expérience permet, en tout cas, de conclure que les céréales produites actuellement chez nous sont bel et bien panifiables !

« Leur sélection va toutefois dépendre du créneau auquel on les destine, affirme Eddy Montignies ; nous devons voir, à présent, ce qui va devoir varier si on veut, par exemple, toucher le créneau de la grande distribution. Dans quelles conditions ces transformateurs vont-ils pouvoir s’adapter afin de pouvoir travailler les céréales qui sont produites chez nous. Est-ce possible économiquement ? »

Des critères de sélection pour la bio !

« Nous allons maintenant élargir l’expérience à des variétés fournies par l’ITAB, poursuit Eddy Montignies. Toute variété doit subir une série de tests ; elles doivent satisfaire aux normes et, à ce titre, ont toutes les chances de se retrouver inscrites au catalogue officiel. L’enjeu est donc aujourd’hui d’inscrire également des variétés qui présentent un potentiel adapté à l’agriculture biologique. Démontrer qu’elles présentent des critères particulièrement importants pour la bio sera évidemment un argument de poids. Anciennement, la sélection était faite sur une base importante de fertilisation et d’intrants ; c’est vrai, mais cette base est aujourd’hui sujette à révision. L’ITAB, qui coordonne toute la recherche en bio au niveau de la France, a tout récemment fait inscrire au catalogue français deux variétés INRA répondant aux besoins des agrobiologistes… C’est la première fois qu’une sélection est inscrite après évaluation dans les conditions de l’agriculture biologique. D’habitude, ces sélections pour le catalogue sont faites sur des terres conventionnelles, sur base de critères tout à fait conventionnels. Nous, quand nous réalisons un essai, nous le faisons sur des terres qui sont en bio ; c’est donc une tout autre dynamique qui s’installe… »
Mais quels sont les principaux critères de sélection revendiqués en bio et qui ne sont pas assez pris en compte par le conventionnel ?

« La résistance aux maladies est évidemment fondamentale en bio. La capacité de taller aussi, très importante pour concurrencer des mauvaises herbes. La précocité peut aussi se révéler très intéressante, ou plutôt l’aspect tardif d’une variété dans le cas où il n’y a pas assez d’azote minéral disponible en début de saison. Le démarrage se faisant mieux s’il est concomitant avec le début de la minéralisation de l’azote organique apporté par l’agriculteur (ou par un engrais vert). D’autres critères doivent encore être vérifiés comme la largeur des feuilles et la hauteur de la tige, sachant que l’agriculteur bio va s’intéresser davantage à la quantité de paille qu’un conventionnel… La résistance à la verse est également primordiale, ainsi que la profondeur des racines : plus la céréale ira explorer le sol en profondeur et plus elle sera en mesure d’y trouver les éléments nutritifs appropriés.

Ajoutons aussi que nos essais sont à présent réalisés sur trois plate-formes différentes ; nous pourrons donc comparer différentes conditions pédoclimatiques reflétant les grandes tendances wallonnes : la première est en Hesbaye liégeoise sur des limons profonds, une autre se trouve en Famenne et la troisième à Wodecq, près de Ath. Cela permet aussi de mettre autour de la table différents partenaires qui ne travaillent pas nécessairement dans une optique bio, en espérant que cela engendre des prises de conscience. »

Des implications en termes de recherche

Il sera évidemment intéressant de comparer une même variété lorsqu’elle est utilisée en conventionnel ou en bio, d’observer si elle réagit, ou pas, avec des différences…
« Voir comment une variété se comporte, par exemple, en fonction des différents intrants qui lui sont apportés permettra de déterminer, en fonction des rendements à l’hectare, quel types de fertilisation tiennent le mieux la route, explique Eddy Montignies. Chacun pourra alors se demander alors si tel ou tel apport est nécessaire ou pas… Tout cela est donc très intéressant dans une logique de dualité bio – conventionnel. Car le but, dans une optique de filière, n’est certainement pas d’opposer les deux types d’agriculture, ni même d’opposer l’industriel à l’artisanal, mais bien de reconnaître que certaines logiques et certains produits sont adaptés à un type d’entreprise, industrielle ou artisanale. On ne conseillera évidemment pas d’utiliser le même type de céréale selon qu’on vise une très haute valeur ajoutée pour les pains et pour les pâtisseries, ou qu’on recherche un produit homogène parce qu’on est moins en mesure d’adapter sa chaîne de transformation. Nous préférons travailler dans cette optique de filière afin d’encourager une production mieux adaptée aux conditions pédoclimatiques. Est-il vraiment utile de se lancer dans une course à la haute valeur protéique si on veut finalement se tourner vers une filière artisanale ? Je n’en suis vraiment pas sûr. Ce critère-là n’est vraiment pas le meilleur à prendre en compte dans notre contexte agricole… »

Biodiversité et autonomie

Mais, dans un souci d’accroissement de la biodiversité et de réappropriation de la semence par le paysan, encouragera-t-on l’agriculteur à auto-produire ses semences ?

« Pourquoi pas, dit Eddy Montignies, dans la mesure où cela s’inscrit toujours dans le cadre strict de la légalité ? Il est tout à fait loisible, dans le cadre d’essais, de multiplier une variété inscrite et de la resemer plusieurs années de suite afin de voir comment elle s’adapte aux conditions pédoclimatiques locales. Il est intéressant de savoir si cela porte à conséquence, tant au niveau qualitatif que quantitatif. Des baisses de rendement peuvent cependant parfois être constatées ; on trouve également des instabilités, ce qui peut évidemment s’avérer gênant du point de vue de la DHS. Il y aura fatalement une sélection qui va se faire et, dans ce contexte-là, cela peut poser problème…

Mais, d’un point de vue agricole, je pense que l’essentiel, à terme, est que la recherche et les semenciers soient à même de fournir des semences adaptées et réfléchies en fonction du bio. Qu’en fonction des conditions des cultures et des objectifs de transformation, on dispose de variétés ayant les valeurs technologiques et agricoles qui conviennent. A l’heure actuelle, un agriculteur qui veut mettre des céréales bio en culture va appeler un fournisseur classique et lui demander s’il dispose des quelques centaines de kilos de froment dont il a besoin. Le semencier va très certainement lui répondre, en toute bonne foi, qu’en bio il n’a rien mais qu’il dispose de variétés classiques qui pourraient sûrement convenir. Admettons cependant que, si ces variétés n’ont pas été testées dans les conditions du bio, le semencier pourra, à la limite, vendre absolument ce qu’il veut. Si l’on peut dire, par contre, qu’il existe un référentiel bio, qu’on l’a testé chaque année et qu’il fonctionne bien pour tel ou tel type d’application – imaginons même qu’il fasse l’objet d’une présentation – , l’agriculteur saura exactement à quoi s’en tenir quant à la semence qu’il utilise. 
Au niveau du CEB, nous pouvons toujours tester, bien sûr, quelques vieilles variétés et dire qu’elles font un excellent pain ; nous pourrons même donner une batterie de chiffres les concernant. Mais nous ne pourrons jamais aller jusqu’à prétendre que ces variétés sont meilleures que d’autres, juste parce qu’elles sont anciennes et qu’elles sont jolies… »

Il est donc intéressant de discuter maintenant ce que doivent être les critères de sélection adaptés au bio, à ce que souhaite manger aujourd’hui le client du boulanger bio. Il faut pouvoir convenir que ces critères, quels qu’ils soient, ne se résument certainement pas à telle ou telle ancienne variété. Une variété ancienne peut, le cas échéant, présenter un caractère qui sera utile dans le cadre d’une sélection, mais ce n’est évidemment pas parce qu’une variété est ancienne qu’elle sera ipso facto intéressante. De plus, une variété ne sera intéressante que si elle est vivante, que si elle est cultivée. L’intérêt est donc toujours que la diversité cultivée soit la plus vaste possible, afin qu’on puisse toujours y trouver la diversité dont on a besoin en un lieu et en un moment donnés. Et c’est ce que doivent garantir des banques ou des réservoirs de semences, des collections qui sont remises en culture chaque année… 

Et la décroissance dans tout cela ... Par Guillaume Lohest

Nous l’affirmions dans votre précédent Valériane : toute chose peut être utilisée dans une logique de croissance ou de décroissance. Avec les semences, c’est du sérieux, on touche à un élément fondamental de la vie. En observant la façon dont ont évolué les pratiques et les législations sur cette question centrale, nous recevons des indices clairs du « projet » qui, consciemment ou non, guide nos sociétés en ce qui concerne leurs agricultures et leurs systèmes alimentaires.

Ce projet de société comprend trois dimensions principales :

1- une conception du savoir scientifique comme domination et/ou en substitution des lois naturelles : on peut créer des variétés de semences hyper résistantes, hyper productives,
2- une spécialisation des tâches : au semencier les semences, et que le paysan se concentre sur ses récoltes,
3- une vision quantitative du progrès : mieux, c’est plus, plus vite, plus souvent…

Ces trois dimensions sont tenues ensemble par une recherche permanente de l’efficacité ou, pour le dire autrement, du rendement. La croissance dans sa version agro-alimentaire. Un modèle simple, linéaire, schématique.

La décroissance, comprise comme déclic de rupture avec la société de croissance, peut ouvrir vers d’autres types de projets auxquels il s’agit de donner des finalités positives. Ces autres projets ne peuvent évidemment pas abandonner le souci d’efficacité pour l’agriculture. Mais ils prennent en compte d’autres dimensions : ainsi commence-t-on à entendre parler de biodiversité, de conservation, d’autonomie, de résilience. L’agriculture n’a pas pour vocation de pouvoir théoriquement nourrir les Hommes cette année – vision technique! Il faut qu’elle les nourrisse en permanence, en qualité et en diversité… Pour cela, la meilleure garantie est qu’elle n’échappe pas aux agriculteurs, qu’elle les rende heureux et qu’elle reste sous le contrôle des peuples qui en bénéficient, adaptée aux sols sur lesquels ils vivent.

Les semences paysannes, pour toutes les raisons évoquées dans ce dossier, sont la clé d’une telle agriculture. Issues d’une sélection utilisant les lois naturelles sans les forcer, respectant les caractéristiques des lieux et destinées à celui-là même qui les sélectionne, elles encouragent une agriculture biologique, locale et nourricière, plus durablement que tous les règlements du monde.

Mais les semences paysannes sont très certainement moins rentables à court terme. Pas évident de faire comprendre au monde agricole et aux consommateurs que c’est peut-être, pourtant, la voie la plus sûre et la plus belle à suivre… Elle semble si éloignée de l’efficacité de l’industrie et du supermarché ! Raison pour laquelle un peu de décroissance est nécessaire dans cette affaire…