Très jeune, je me suis sentie concernée par la question de la protection animale. A commencé un cheminement, accompagné de nombreux questionnements, par rapport aux mouvements que j’ai pu croiser. Défendre le bien-être animal, est-ce défendre l’individu ou l’écosystème ? Que penser de l’idée de modifier génétiquement des prédateurs pour les empêcher de blesser et tuer d’autres animaux ? Faut-il devenir flexitarienne, végétarienne ou végane ? Faut-il militer pour l’abolition de l’élevage, ou agir pour améliorer les conditions de vie des animaux ?
Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès
Je suis née dans les années cinquante dans un village qui comptait alors une dizaine de fermes. Celle de mes parents comptait environ cinquante hectares plus une vingtaine de vaches, des cochons, des poules et deux juments de trait. Quand j’étais placée sur son dos, le collier d’épaule de la jument Lisa m’arrivait devant les yeux. Ces paisibles chevaux ont rapidement fait place aux premiers tracteurs et à la mécanisation de l’agriculture qui valut, quelques années plus tard, à mon père de trouver la mort sur la route en allant prendre livraison d’une moissonneuse-batteuse.
Ce qui m’a amenée au bien-être animal
A cette époque, le bien-être animal était une notion dont on ne parlait pas encore. Les animaux étaient visibles dans les champs ou dans les étables. Le contrôle social était tel que chacun se devait de savoir qui se comportait correctement, ou pas, avec les animaux qu’il « possédait ». Mon père était connu comme bienveillant à l’égard de tous : humains, animaux (ou du moins, je veux le croire). Cependant, je le vis pratiquer des actes devenus inconcevables à l’époque actuelle, comme trancher la gorge d’une vache accidentée avec un couteau de cuisine « pour ne pas perdre la viande », et d’autres actes que je n’oserais même pas décrire aujourd’hui, tant ils sont éloignés de la sensibilité qui a cours actuellement.
Ma mère aimait manger de la viande. Vers l’âge de quatre ou cinq ans, quand il me fut dit, et que je compris, que la viande dans mon assiette provenait du veau qui se trouvait quelques jours avant cela dans la pâture, et qu’il me fut dit que cette viande devait donc être succulente, je perdis le plaisir d’en manger pour le restant de ma vie. Cela, même si des bonnes paroles du genre « pour être en bonne santé, il faut manger de la viande » avaient été déversées, déclinées de diverses façons, sur ma bonne conscience, ma vie durant. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de m’impliquer dans les questions de bien-être animal.
Les temps ont changé. La valeur de la vie d’un animal a évolué. Rappelons-nous que la chienne Laïka fut, en 1957, le premier être vivant à décoller pour l’espace. Elle n’en reviendra pas vivante, ce qui était prévu, mais nous nous accordons tous à voir le progrès en matière spatiale.
Entre deux extrêmes, faut-il choisir ?
L’intensification de l’élevage et la recherche de profit par l’industrie agro-alimentaire ont provoqué l’émergence de mouvements animalistes dans les années septante… Je me suis rapprochée de ces derniers dans le but de mieux les comprendre. Même si je ne partage pas l’ensemble de leur idéologie, je remercie les animalistes extrémistes d’avoir révélé au grand public les atrocités commises dans certains abattoirs en France. La prise de conscience qu’ils ont induite dans le grand public quant à la souffrance des animaux de production a mené au développement du mouvement végane. La logique est poussée tellement loin qu’elle va jusqu’à l’excès : les mouvements abolitionnistes de l’exploitation animale voudraient la disparition des animaux pour leur éviter la souffrance.
Cette logique a été appliquée aux animaux sauvages : des associations comme Animal Ethics montrent la souffrance des animaux qui doivent composer avec les maladies, l’angoisse de la prédation et de la mort. Des associations vont jusqu’à prôner la modification génétique des animaux prédateurs pour qu’ils ne tuent plus de proies ! J’y vois là une manifestation de l’orgueil humain qui se place au-dessus de l’environnement pour le réguler et refuse de voir sa propre phobie de la mort.
Animaux-individus ou écosystèmes ?
Une autre découverte éclairante fut le livre Zoopolis : Une théorie politique des droits des animaux écrit par Sue Donaldson et Will Kymlicka (Oxford University Press, 2011). Pour ces auteurs, tous les animaux devraient être protégés par les mêmes droits fondamentaux, différant en fonction de leur appartenance à certains groupes. Ils introduisent la notion d’animaux liminaires, ceux qui vivent en bordure des sociétés humaines, comme les renards, les pigeons, les écureuils qui doivent être conçus comme des résidents permanents. Les animaux domestiqués doivent être envisagés comme des citoyens et les animaux sauvages, qui vivent totalement ou principalement séparés des sociétés humaines, devraient être considérés comme souverains sur leur propre territoire. Cela ouvre matière à réflexion intéressante et développe la notion d’animal-individu.
Ce concept d’animal-individu est celui prôné par les mouvements animalistes actuels modérés ou extrémistes et s’oppose à l’approche environnementaliste de l’animal (principalement sauvage) comme faisant partie d’un écosystème. Cette dernière s’intéresse avant tout à la santé des écosystèmes dont les animaux sont un élément essentiel, et non au sort de chaque animal considéré individuellement.
Welfariste, la voie du milieu
Ma position personnelle aujourd’hui est « welfariste ». S’il m’est impossible de changer la vision suprématiste, en cours dans notre société, de l’humain sur l’animal et sur l’environnement dans son ensemble, je me place du côté de l’amélioration du bien-être des animaux en ne les considérant pas comme des machines à notre service, mais en tenant compte de leur sensibilité et de leur souffrance. Il s’agit d’améliorer leurs conditions de vie là où c’est actuellement possible. S’il m’est impossible d’agir ici et maintenant contre l’exploitation des animaux dans le but du profit de quelques humains, je milite pour la reconnaissance de la sensibilité des animaux et l’amélioration des conditions de vie que nous leur imposons.
Une personnalité m’a énormément inspirée dans ce choix. Il s’agit de Temple Grandin. Diagnostiquée autiste, elle partira du postulat que la sensibilité des autistes est proche de celle des animaux. Lors de visites d’élevages ou d’abattoirs, elle a pu décoder les lacunes amenant du stress chez des animaux : les bruits métalliques du balancement d’une chaine, le changement de couleur au niveau du revêtement de sol… Sa réussite : elle a pu faire un grand pas en matière d’amélioration du bien-être animal en conseillant les professionnels. Elle a également conçu du matériel qui équipera près de la moitié des abattoirs d’Amérique du Nord.
Ce choix de la « voie du milieu » m’a rapprochée de Nature & Progrès. Grâce aux visites du système participatif de garantie, je peux découvrir les élevages bio sous mention, et constater l’importance que le bien-être animal représente dans le quotidien des producteurs. Nous y échangeons sur les techniques et pratiques les plus adéquates.
Mathilde Roda, notre agronome chargée du suivi de la mention Nature & Progrès, témoigne : « On ressent une forte réticence de la part des éleveurs, même les plus attentifs au bien-être de leurs animaux, à aborder publiquement le sujet. Ils n’osent que rarement gratter la surface de l’iceberg et reconnaître : « Oui, je pourrai aller plus loin ». Quitte à expliquer pourquoi ce n’est pas encore le cas. Comme si ce sujet, trop lié à l’affect et peu rationnalisé, était un terrain glissant. Il n’y a qu’au cours des visites du système participatif de garantie que l’on peut ouvertement aborder ce sujet, car c’est moment privilégié où l’on prend le temps de la discussion. Toute évolution passe par un questionnement. On est en droit d’en débattre, de tester les sensibilités de chacun, de les confronter aux réalités économiques. Certaines questions peuvent s’enrichir de ces échanges ».
Un élevage respectueux du bien-être animal est possible
Le welfarisme est la voie qu’a choisi Nature & Progrès. Car l’agriculture biologique sans élevage n’est pas concevable. Les animaux et les végétaux sont dépendants les uns des autres : les fumiers animaux nourrissent la vie du sol, qui rend les éléments nutritifs disponibles pour les plantes, et les cultures fournissent les aliments des animaux, ainsi que leur couchage. Une agriculture sans animaux est le plus souvent dépendante des engrais chimiques de synthèse, qui déséquilibrent la nutrition végétale et rendent les plantes dépendantes des pesticides chimiques de synthèse. Par ailleurs, les producteurs de Nature & Progrès démontrent qu’élever des animaux dans le respect de leur bien-être est possible pourvu que l’éleveur s’en donne les moyens. C’est, par ailleurs, un prérequis indispensable pour produire une viande et des produits laitiers de haute qualité. L’agriculture est un partenariat entre hommes et animaux d’élevage.