Dans une démarche pour préserver la biodiversité, l’installation de ruches est souvent mise en avant. Mais de plus en plus de scientifiques alertent sur les dommages que peuvent causer les abeilles domestiques pour les écosystèmes.

 

Par Jeanne Buffet, rédactrice

 

 

Il faut sauver les abeilles ! Oui, mais lesquelles ? Nous vivons actuellement la sixième extinction de masse de notre planète, et ce phénomène n’épargne pas les pollinisateurs.

 

L’inquiétant déclin des pollinisateurs

Dans un rapport publié en 2016 (1), la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) déclare : “un grand nombre d’abeilles sauvages et de papillons ont connu des déclins en termes d’abondance, de présence et de diversité aux échelles locale et régionale en Europe du Nord-Ouest et en Amérique du Nord”. Les scientifiques de l’IPBES chiffrent ainsi qu’en Europe, 9 % des espèces d’abeilles et de papillons sont menacés et les populations diminuent pour 37 % des abeilles et 31 % des papillons. Notons que les pollinisateurs comprennent aussi des insectes d’autres familles, comme les diptères et les coléoptères, qui sont moins connus et peu étudiés.

 

Le déclin des pollinisateurs est multifactoriel. L’IPBES accuse les pratiques d’agriculture conventionnelle et de gestion des terres, notamment l’utilisation massive de produits agrochimiques, les pesticides. Il a ainsi été clairement démontré que les insecticides à base de néonicotinoïdes sont extrêmement toxiques pour les abeilles sauvages et domestiques, touchant autant leur reproduction que leur survie.

 

Les conséquences de la disparition des pollinisateurs sont dramatiques. Base de la chaine alimentaire, les insectes nourrissent de nombreux prédateurs, dont la survie est mise en question. Mais par leur fonction écologique, les pollinisateurs assurent également la fécondation de 80 % des plantes à fleurs, selon Colin Fontaine, biologiste et chercheur en écologie au Centre National de Recherche Scientifique et au Museum national d’histoire naturelle de Paris. La reproduction des plantes sauvages est donc menacée, avec le risque de voir disparaître de nombreuses espèces essentielles au bon fonctionnement des écosystèmes. Ces végétaux fournissent de la nourriture et un habitat pour de nombreuses autres espèces animales et végétales, constituant le socle de nombreux écosystèmes.

 

Par ailleurs, de nombreuses plantes cultivées alimentaires sont également concernées. L’IPBES estime que trois quarts des principales catégories de cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation animale pour ce qui est du rendement ou de la qualité. Les cultures qui dépendent des pollinisateurs contribuent à hauteur de 35 % des volumes de production. Sans les pollinisateurs sauvages, notre assiette serait donc réduite d’un tiers, en volume et en diversité. La sécurité alimentaire est donc directement liée à la santé de nos écosystèmes.

 

Quelles solutions ?

Il est évident qu’un changement des pratiques agricoles est indispensable pour atténuer le déclin des insectes pollinisateurs dans nos régions. Depuis des décennies, les mouvements écologistes se battent pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèse. Année après année, des substances actives reconnues pour leur toxicité disparaissent des champs, mais nombreuses sont encore les molécules toxiques utilisées par le monde agricole. Les lobbys sont puissants et ralentissent le mouvement, argumentant notamment que sans ces produits, les cultures subiraient les assauts de ravageurs et de maladies, mettant à mal la sécurité alimentaire mondiale. Ne serait-ce pas tout l’inverse ?

 

Une solution alternative est mise en avant : celle de favoriser l’implantation de ruchers pour assurer la reproduction des plantes et compenser, donc, la disparition des pollinisateurs sauvages malades des pesticides. Cette solution peut paraître idéale : l’abeille domestique, ou mellifère (de son nom latin Apis mellifera), est élevée par l’humain depuis des milliers d’années. En plus de permettre aux fleurs de se changer en fruits, elle produit du miel en quantité : on ne peut donc que l’adorer ! Mais pour protéger la biodiversité, l’abeille domestique est-elle si bénéfique ?

 

Des abeilles sauvages privées de ressources

En réalité, cette initiative risque d’aggraver le problème initial. Les pollinisateurs sont constitués d’une multitude d’espèces, chacune ayant des besoins spécifiques. Parmi celles-ci se trouvent les abeilles sauvages, avec plus de 2.000 espèces différentes en Europe. La plupart sont solitaires : au lieu de vivre en colonies dans des ruches, elles créent de petits nids dans le bois mort ou dans le sol. Beaucoup sont spécialistes de quelques espèces de plantes, voire d’une seule, et ont des morphologies adaptées pour polliniser celles-ci. La disparition des habitats les fragilise en rendant les plantes auxquelles elles sont adaptées plus difficiles à trouver. Apis mellifera, quant à elle, se nourrit sur une gamme très large de fleurs, et chaque ruche contient des dizaines de milliers d’ouvrières.

 

“Quand on met beaucoup de ruches au même endroit, les abeilles domestiques vont s’accaparer la nourriture et vider le milieu des ressources florales disponibles” alerte Benoît Geslin, maître de conférences au laboratoire Ecobio à Rennes et spécialiste des interactions entre plantes et abeilles sauvages. En effet, nos productrices de miel ont été élevées et sélectionnées pour stocker en grandes quantités le nectar et le pollen dans leurs ruches.  Leur nombre étant beaucoup plus important que celui des abeilles sauvages, la compétition est rude pour ces dernières.

 

Assurer la production des cultures agricoles

Si l’abeille domestique n’est pas idéale pour préserver la biodiversité dans les milieux naturels, les ruches peuvent au moins sembler une solution de secours pour maintenir la production agricole. Se rabattre sur les abeilles domestiques dans les champs paraît donc un moindre mal. Comme leur nom l’indique, les abeilles domestiques sont des animaux d’élevage : il est donc facile de les gérer et de les déplacer en fonction des besoins.

 

Mais les campagnes manquent de haies, on y voit trop de monocultures et de pesticides”, nuance Benoît Geslin. “En plaçant une ruche dans une zone agricole, un apiculteur a de fortes chances que sa colonie ne passe pas l’hiver”. L’abeille domestique pourrait-elle aider une agriculture qui la maltraite et la met en danger ? Par ailleurs, les pesticides de l’environnement se retrouvent concentrés au sein des produits de la ruche. La consommation de miel et de pollen pose alors question du point de vue de la santé humaine.

 

Enfin, l’abeille domestique étant une espèce généraliste, elle est parfois moins efficace que les abeilles sauvages pour la pollinisation. Certaines fleurs ont besoin de pollinisateurs avec une morphologie particulière de langue ou de scopa (structure spécialisée pour le transport du pollen) pour se reproduire. Par exemple, seulement quelques centaines de femelles de l’abeille maçonne (Osmia cornuta) suffisent à polliniser un hectare de pommiers, alors que des dizaines de milliers d’ouvrières d’Apis mellifera seraient nécessaires.

 

Une même clé ne peut pas ouvrir toutes les portes”, résume Benoît Geslin. De plus, ne miser que sur les abeilles mellifères pour sauver l’agriculture revient à mettre tous ses œufs dans le même panier : si une maladie incontrôlable décimait les abeilles domestiques, nous nous retrouverions dans une impasse.

 

L’apiculture n’est pas un problème en soi

Faut-il donc arrêter l’apiculture en Europe ? En fait, c’est un peu plus compliqué que cela. Tout d’abord, parce qu’arrêter de produire du miel localement reviendrait à en importer davantage, ce qui ne ferait que déplacer le problème. Ensuite, parce que l’apiculture n’est pas un problème en soi : c’est l’introduction de beaucoup de ruches dans une même zone qui risque de mettre en péril les pollinisateurs naturels. “En dessous de trois ruches par kilomètre carré, on observe très rarement de la compétition entre abeilles sauvages et domestiques”, explique Benoît Geslin. Au-dessus de ce seuil, tout dépend du milieu. Dans les réserves naturelles, qui sont souvent des milieux fragilisés, l’introduction des ruches est particulièrement problématique. Mais c’est parce que les campagnes, et particulièrement les zones agricoles, sont inhospitalières aux abeilles, que les apiculteurs se rabattent sur les milieux naturels.

 

L’idéal serait donc, in fine, de réduire les pressions exercées sur le milieu, telles que l’utilisation massive de pesticides dans les cultures. Un combat mené par Nature & Progrès depuis des années, et qui a déjà abouti à des résultats, comme la fin des dérogations qui permettaient encore aux agriculteurs d’utiliser des néonicotinoïdes dans leurs cultures. Les agriculteurs biologiques démontrent chaque jour que des pratiques alternatives existent et gagneraient à être mieux diffusées dans le monde agricole. La campagne Vers une Wallonie sans pesticides de Nature & Progrès vise à essaimer ces techniques dans le monde agricole.

 

Pour aider les pollinisateurs, il est possible de leur fournir le gite et le couvert. Le Plan Bee, projet de Nature & Progrès, est un exemple en la matière. Dans quatre sites de captage d’eau répartis en Wallonie, des plantes mellifères sont cultivées à l’attention des pollinisateurs. Des nichoirs à abeilles sauvages ont été installés, de même qu’un nombre raisonnable de ruches, en vue d’étudier la présence de pesticides issus des cultures environnantes dans le miel. Il va de soi que les surfaces de fleurs mellifères sont cultivées sans aucun intrant chimique en vue de préserver la bonne santé des populations d’insectes.

 

 

 

REFERENCES