La richesse est souvent associée à l’abondance matérielle. Les sociétés traditionnelles, éloignées de la pensée capitaliste, démontrent cependant que l’argent ne fait pas le bonheur. Ce dernier réside dans les liens sociaux, dans la culture, les savoirs et les savoir-faire, vecteurs d’autonomie et de solidarité. Des valeurs que Nature & Progrès précisément œuvre à renforcer.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Qui n’a jamais rêvé de devenir riche ? Si vous gagniez des millions, qu’en feriez-vous ? Riche, on peut faire ce qu’on veut, quand on veut. On peut même arrêter de travailler pour en profiter pleinement. Mais l’argent fait-il vraiment le bonheur ?
Millionnaires, mais isolés
Dans le livre Les millionnaires de la chance (2010, Payot), Michel et Monique Pinçon-Charlot ont enquêté sur le devenir des personnes frappées soudainement par la chance du jeu. Force est de constater que le rêve peut tourner au cauchemar pour les nouveaux riches. Première difficulté : dans notre société de la démesure, niant les limites planétaires pour prôner une croissance et une consommation infinies, notre imagination et nos désirs sont sans limites. L’argent donne accès à tout : des voyages, des briques, des gadgets techno… et pourquoi pas une piscine ? Mais à ne plus savoir où donner de la tête, on en perd pied, et c’est la noyade. En bouée de sauvetage, les organismes de jeux proposent un soutien psychologique aux grands gagnants.
Seconde difficulté : l’isolement social. Malgré leur générosité pour leurs proches, les gagnants rencontrent fréquemment des tensions qui aboutissent à des ruptures. « La richesse, expliquent les auteurs, ce n’est pas qu’un niveau de revenu, c’est aussi une façon d’être, une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l’incorporation physique des privilèges. » Les nouveaux riches ressentent la violence symbolique et le décalage lorsqu’ils fréquentent des établissements de luxe. N’appartenant plus à leur classe sociale, et n’appartenant pas non plus à celle des personnes fortunées, ils se retrouvent isolés. Et si le bonheur était ailleurs ?
L’abondance est ailleurs
A-t-on vraiment besoin de toute cette abondance matérielle, ou n’est-ce pas un rêve vendu par notre société de consommation ? « Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas« , écrit Frédéric Beigbeder, ancien agent publicitaire, dans son livre intitulé « 99 Francs » (2000, Grasset et Fraquelle).
Sortons de nos sociétés « modernes », formatées par le capitalisme, pour rencontrer les sociétés « traditionnelles », celles qui n’ont pas connu de révolution industrielle et qui vivent dans une économie de subsistance. Dans son livre intitulé Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes (2005, Delachaux et Niestlé), Sabine Rabourdin, anthropologue, nous invite à découvrir les traits de différentes civilisations dans le monde. Pour ces sociétés, l’abondance, ce n’est pas produire beaucoup : c’est désirer peu ! Plutôt que d’exploiter les ressources pour en tirer du profit – jusqu’à les réduire à néant -, ces populations prélèvent le moins possible pour laisser le soin à la Nature de se regénérer. Les individus travaillent peu – le juste nécessaire à la subsistance – et se consacrent davantage aux liens sociaux et créatifs, à la culture.
« Le mythe de la croissance économique infinie nous fait croire que les sociétés antérieures souffraient de misère et étaient en proie à des conflits permanents pour les ressources. Il ne nous parle jamais de ce que signifiait pour eux l’abondance, de ce qu’ils considéraient comme des besoins essentiels, de leur sagesse, de ces principes d’autolimitation pour favoriser la cohésion sociale, de la richesse de la vie intérieure et culturelle… »
Ce mode de pensée était ancré dans nos sociétés avant l’ère industrielle et le développement du capitalisme. Dans son livre Temps de vivre, lien social et vie locale (2012, Yves Michel), Alice Médigue interpelle sur l’évolution de notre société au détriment du vivre ensemble et de la culture. Être riche, n’est-ce pas cultiver le lien social et la culture ? Olivier Hamant rejoint cette idée en prônant, pour plus de robustesse – voir notre analyse n°6 -, le passage de « l’abondance matérielle à l’abondance relationnelle » qui serait « la revanche du lien sur le rien ».
La pauvreté n’est pas une question d’argent
« Nous sommes devenus pauvres le jour où l’argent a été introduit par les blancs« , témoigne un chef de tribu. Les sociétés traditionnelles vivaient sans argent, riches de liens sociaux, en basant leur subsistance sur quatre valeurs centrales : l’égalité, la solidarité, la sobriété et l’autonomie.
– Égalité et solidarité
Les sociétés traditionnelles rejettent la propriété matérielle ou la réduisent au minimum nécessaire. Les terres, gérées collectivement, appartiennent à tout le monde. Il n’y a donc pas de riche, ni de pauvre ! Si un individu rencontre un manque, la solidarité est de mise dans un groupe basé sur l’égalité entre ses membres. « La pauvreté est avant tout un rapport entre les hommes, un rapport social d’inégalité« , analyse Sabine Rabourdin.
– Sobriété
L’égalité prévaut entre les hommes, mais aussi avec la Nature. Les sociétés traditionnelles considèrent que l’humain fait partie d’un Grand tout, ce qui les pousse à un respect profond des ressources naturelles. Tout prélèvement sur la Nature est synonyme de dette. « Le soin extrême avec lequel la plupart des Indiens usaient de chaque morceau de carcasse d’un animal tué n’était pas l’expression d’un souci d’économie mais d’attention et de respect« , observe Sabine Rabourdin. Les sociétés traditionnelles sont vues comme primitives du fait qu’elles ne font pas de commerce, ne visant aucune croissance économique, et ne détiennent pas de capital. Inégalités sociales et consumérisme sont apparus avec l’ère industrielle.
– Autonomie
La sobriété des sociétés traditionnelles est associée à une connaissance fine de leur environnement et à un savoir-faire leur permettant de valoriser les ressources. Le déchet n’existe pas car il n’est pas produit : il est valorisé, recyclé ou retourne à la terre quand il est biodégradable. Sabine Rabourdin partage le constat que nos sociétés modernes ont perdu le savoir et le savoir-faire permettant d’assurer l’autonomie de chacun. Les individus des sociétés modernes sont devenus isolés et dépendants de l’argent pour leurs besoins essentiels : pour acheter de la nourriture, pour payer un logement, etc.
Alice Médigue rejoint ce constat, en évoquant le passage de notre société de la pauvreté à la misère : « La misère, c’est la pauvreté couplée à la dépendance, c’est la dépossession des savoir-faire et des savoir être (chômage, précarité, désinsertion). » Le pire n’est donc pas de manquer d’argent, c’est surtout de perdre les moyens d’œuvrer à son autonomie. L’auteure ajoute : « La mondialisation tue les économies de subsistance, c’est une guerre sournoise contre la capacité des peuples à subvenir par eux-mêmes à leurs propres besoins, les rendant dépendants. »
Les clés d’une société riche
« Si ce n’est pas la pénurie matérielle qui nous menace le plus directement aujourd’hui, c’est bien la désintégration du lien social et la montée de la violence« , exprime Alice Médigue. Elle ajoute : « Le fait de se mettre à faire par soi-même, de s’organiser pour devenir autonomes, n’est pas réductible à la seule volonté d’anticiper les crises alimentaires ou énergétiques. Il y a un art de vivre, une volonté de recoudre le lien social défiguré, il y a une nouvelle source de bonheur et même une nouvelle civilisation en gestation dans la conscience d’être relié, en tissant plutôt qu’en accumulant. »
L’auteure propose d’apprendre à refuser les technologies et les services qui nous font gagner du temps, de la performance, quand ils détruisent certaines sphères essentielles de notre vie, vues en termes de robustesse, de mettre des limites à la prolifération technique et matérielle dans nos vies pour préserver les liens humains et la cohésion sociale.
L’idée de devenir riches et heureux avec Nature & Progrès, qui a inspiré cet article, repose donc sur la nécessité de développer l’autonomie et le lien social, une préoccupation qui se trouve au cœur même de notre association, depuis ses fondements. Nous sommes convaincus que développer le savoir-faire, pour nos besoins essentiels – que sont l’alimentation, l’habitat et l’énergie – est gage de richesse intérieure et de résilience.
Chaque année, notre Salon Valériane est un haut-lieu de rencontres, d’échanges et d’apprentissage, à travers les stands, les ateliers et la présence de la librairie qui propose un vaste assortiment de ressources sur le sujet. Notre Réseau RADiS contribue, lui aussi, au partage de savoirs et savoir-faire. En ce début d’année, notre initiative a reçu le prix de la Fondation Be Planet pour la mise en route d’un four à pain mobile. Outil de sensibilisation à la qualité de l’alimentation, via l’apprentissage de la fabrication du pain, des réflexions sur l’origine et le mode de production de la farine, ce four sera également un outil communautaire mobilisé par les citoyens des villages de la région dinantaise pour recréer du lien social, notamment avec les publics plus fragiles. Fragilisés par la perte d’autonomie, plus encore que par le manque d’argent…