Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Cette analyse propose l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective. Explorons d’abord cette hypothèse générale : sans réduction des inégalités, aucun projet commun n’est possible.

Par Guillaume Lohest

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Fin octobre, le parlementaire européen Pierre Larrouturou entamait une grève de la faim. Par cette action radicale, il souhaitait attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’urgence de mettre en place – enfin ! – une taxation sur les spéculations financières. Celle-ci permettrait de dégager cinquante-sept milliards d’euros par an à l’échelle de l’Union européenne. Avec un tel budget, dit-il, on pourrait financer énormément de choses en matière de santé, de protections sociales et de lutte contre le réchauffement climatique.

Deux taxes, deux logiques

Si cette idée de taxer la spéculation n’est pas neuve, elle est plus que jamais d’actualité. Car elle remet au centre des débats la question des inégalités et de l’indécence de certaines accumulations de richesses et de capital. Pierre Larrouturou, par la force et la résonance de son geste, adresse en substance le message suivant : si la transition écologique de nos sociétés a un coût, il est urgent de la financer en priorité par des prélèvements sur des activités socialement inutiles voire carrément nuisibles. La spéculation financière en est l’exemple-type. D’ailleurs, les citoyen.ne.s ne s’y trompent pas : 75% des Belges sont favorables à une telle taxation. Autrement dit, voilà un projet politique qui permettrait de fédérer largement la population.

Tout le contraire, par exemple, des mesures visant à taxer uniformément les consommations. On se souvient de ce qui mit le feu aux poudres, lors des manifestations massives des Gilets Jaunes : le projet d’augmentation de la taxe carbone. Ce genre de taxe, pourtant, a toutes les apparences de la logique : augmenter le prix des carburants, cela devrait conduire mécaniquement à en diminuer l’usage, donc les émissions de dioxyde de carbone, tandis que l’argent récolté par la taxe pourrait servir à investir dans la transition. Du pur bon sens, disent la plupart des économistes ! Et beaucoup d’écologistes, d’environnementalistes, de citoyen.ne.s raisonnent ainsi également. Pourtant, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le détail – dans vos prochains Valériane -, ce raisonnement est purement abstrait et conduit à une colère légitime d’une partie de la population.

Quelle est la différence entre ces deux exemples de mesures politiques destinées à lutter contre le réchauffement climatique et à financer des politiques alternatives ? La première s’accompagne d’une réduction des inégalités, tandis que la seconde entraîne leur aggravation. Le propos de cet article est simple : il consiste à affirmer que toute proposition politique à visée écologique, qui aurait pour corrélat d’augmenter les inégalités, est condamnée à être massivement refusée. C’est une affirmation simple et claire. En l’écrivant, je me surprends à penser qu’elle est d’une évidence confondante. Pourtant, elle a mis du temps à se frayer un chemin, dans mon esprit autant que dans les débats de société. Alors, même s’il s’agit d’une banalité, il semble que nos démocraties ont perdu de vue cet horizon d’égalité, à tout le moins les raisons qui le fondent. Il est donc urgent de replacer cette banalité au centre de tous les agendas politiques et militants. Et d’expliquer pourquoi.

Un double combat, jamais acquis

Fin du monde, fin du mois, même combat” : ce slogan, tant entendu ces derniers temps, m’a toujours troublé. Il semble sous-entendre qu’en luttant pour une cause, on lutte forcément pour l’autre. Or, on l’a vu, il est tout à fait possible que des préoccupations écologiques – “fin du monde” – débouchent sur des projets socialement injustes. A contrario, des revendications d’augmentation du pouvoir d’achat – “fin du mois” – peuvent être totalement indifférentes aux enjeux écologiques.

Il est donc précipité d’affirmer que l’un ne va pas sans l’autre. C’est inverser l’ordre des choses et prendre ses désirs militants pour des réalités. Bien sûr, tout serait plus simple si l’on pouvait miser sur un désir conjoint de justice sociale et d’écologie, tant du côté de la population que du côté des partis politiques. Mais le réel est toujours moins automatique qu’un slogan. Pour le dire platement, les militant.e.s et les politicien.ne.s qui placent ces deux combats au même niveau d’exigence sont très rares : une priorité l’emporte souvent sur une autre.

Pour autant, du moment qu’on le prenne dans l’autre sens, ce slogan peut être incroyablement porteur. Dans l’autre sens, c’est-à-dire sous forme d’une exhortation, d’une exigence permanente à n’oublier ni l’un ni l’autre aspect : ni la fin du monde, ni la fin du mois. Mais faire cela implique de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un seul et même combat. Ce sont nos actions, nos engagements qui, en faisant une place à chacune de ces luttes et sans nier leurs spécificités, peuvent permettre de les faire converger dans des politiques articulant l’un et l’autre. Ainsi, les militant.e.s écologistes devraient garder sans cesse à l’esprit que l’enjeu de la réduction des inégalités n’est pas automatiquement compris dans leur engagement, qu’il n’est ni assimilable ni secondaire, qu’il est une exigence permanente. Comment y répondre ?

La tentation des 99%

La propension à s’illusionner étant infinie chez l’être humain, de même que le désir de solutions faciles n’impliquant que des autres que soi, un pas est souvent franchi par celles et ceux qui aspirent au “monde d’après”. Ce pas, c’est un raccourci géant : celui de croire qu’en contraignant les 1% les plus riches, en allant chercher l’argent dans leurs immenses fortunes, tout pourrait être réglé – et cela arrangerait 99% des gens, au fond.

D’une certaine façon, la prolifération de l’imaginaire du complot est en partie la traduction caricaturale et exacerbée de cette croyance en une cause simple et unifiée des inégalités sociales et des catastrophes écologiques, une cause personnalisable dans ces 1% les plus riches, qu’on s’empresse d’éloigner de soi en les nommant : PDG, actionnaires, multinationales. Mais, aussi indécentes soient ces concentrations de fortunes, elles ne sont pas séparables des structures capitalistes de notre économie. Ces structures, nous sommes bien plus nombreux à en bénéficier et à contribuer à les entretenir que ces seuls 1%. Un seul exemple dira tout : 30% des Belges ont une épargne-pension. Cette logique d’épargne privée est aussi, à son échelle, un carburant pour les inégalités.

Ne serait-ce qu’une jolie maison...

La réalité, aussi dérangeante soit-elle pour les classes moyennes occidentales, est que l’excès de consommation et d’émissions de CO2 est tel dans nos pays que contraindre les 1% est totalement insuffisant. Si nous parvenions – par exemple, entre autres choses, via une taxation des spéculations financières – à ramener les 1% d’ultra-riches dans le giron des 99%, nos problèmes écologiques et sociaux seraient encore très loin d’être résolus. Car la structure même de notre économie n’aurait pas disparu : le type de production, les rapports d’exploitation, les flux mondiaux d’approvisionnements, la consommation, les gaspillages. Tout resterait à faire. La réduction des inégalités ne pourra jamais se résumer à un slogan ni à la désignation de boucs émissaires.

Dans le récent documentaire “Une fois que tu sais”, le journaliste américain Richard Heinberg, pionnier des enjeux liés au pic pétrolier, s’exprime au sujet de l’impasse dans laquelle nos sociétés se trouvent. « Cela m’inspire un questionnement profond sur les conditions d’existence humaine au XXIe siècle. Et cela m’empêche de dormir. Rares sont les gens qui le comprennent. Parce que… Si 7,5 milliards d’êtres humains font en sorte d’avoir, ne serait-ce qu’une jolie maison, même pas une grosse voiture mais un véhicule fonctionnel pour se déplacer, un réfrigérateur, et deux enfants. Cela ne semble pas énorme. Et pourtant, on détruit la planète et les générations futures pour avoir cette vie-là. Comment est-ce possible ? Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. »

Penser que les standards de vie occidentaux pourraient demeurer soutenables, pour autant qu’ils soient raisonnables et qu’on taxe les 1%, relève de l’illusion. Les chiffres sont implacables : l’empreinte écologique moyenne en France ou en Belgique, celle qui correspond à un mode de vie “raisonnable”, devrait être divisée par quatre selon les modélisations du Shift Project, si l’on voulait limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à l’horizon 2100. Il n’y a pas de raccourci.

Faisons le point. Contraindre les avoirs et les consommations des ultra-riches est donc totalement légitime et urgent. Mais ce n’est pas la solution ultime, le bout du chemin. Ce n’est que le premier pas, indispensable, d’une trajectoire de réduction des inégalités à laquelle les classes moyennes occidentales n’échapperont pas, elles non plus.

Le premier pas

Ce premier pas est toutefois une condition incontournable et devrait constituer une priorité politique absolue. On l’a vu avec les Gilets Jaunes et on le voit chaque jour dans le sentiment de défiance généralisée envers le monde politique. La confiance populaire est rompue. Pour avoir une chance de la retrouver, le monde politique n’a pas le choix : sa seule manière de prouver qu’il peut encore être digne de confiance pour la majorité de la population est de mener des politiques de réduction drastiques des inégalités qui vont à l’encontre des intérêts des plus riches. Il faut le faire, non seulement parce que c’est juste en soi, mais aussi parce qu’il devient évident que c’est le point de fixation qui alimente toutes les suspicions envers les politiques – y compris les plus extrêmes : complots, etc.

L’hypothèse est la suivante : l’existence d’inégalités aussi insoutenables et aussi visibles sape aujourd’hui les conditions même d’exercice de la démocratie et l’action de tout gouvernement élu. Tout est bloqué. On peut regretter et dénoncer les délires conspirationnistes et les simplismes antisystème avec toute la vigueur rationnelle possible, tant qu’un tel terreau d’inégalités subsistera, la démocratie continuera d’être vue comme un moulin à promesses par un nombre croissant de citoyen.ne.s. Et aucune politique – sanitaire, climatique, culturelle, socio-économique – ne pourra être soutenue, portée par un élan collectif pourtant indispensable à un véritable changement de société.

Frustration et trahison

Pourquoi ? Pourquoi, au fond, les inégalités jouent-elles un rôle aussi central dans le développement de cette méfiance populaire, dans la prolifération de l’imaginaire complotiste, dans la croissance des populismes, dans la paralysie de nos démocraties ? Pourquoi les inégalités sont-elles à ce point bloquantes ?

On peut avancer deux hypothèses. La première est d’ordre anthropologique et se base sur le concept de désir mimétique développé par René Girard. Selon lui, le désir ne trouve pas sa source dans une nécessité objective – par exemple : je désire acheter un smartphone parce que cet objet a des qualités propres dont j’ai besoin – ni dans un élan subjectif – par exemple : je désire un smartphone car c’est mon goût personnel spontané. Le désir trouve sa source, selon René Girard, dans l’imitation, le mimétisme, d’autrui : je désire une chose par l’intermédiaire d’autrui, je veux ce que l’autre a.

Bien que ce concept ait été forgé d’abord en matière de désir amoureux, il est peut-être pertinent pour analyser notre société de consommation, tant basée sur le désir construit d’objets de consommation. Quel est le lien avec la question des inégalités ? Tout simplement, plus les inégalités sont criantes, plus certains possèdent des biens qui semblent inaccessibles à d’autres, plus le désir mimétique est exacerbé. Comparaisons, envie, ressentiment, méfiance, haine : toutes ces passions grandissent en proportion du niveau d’inégalités : “La loi du désir mimétique est la frustration universelle”, a écrit René Girard. Or comment construire un projet de société à base de frustration ?

Par ailleurs, seconde hypothèse, ce mécanisme culturel de ressentiment généralisé est accru par un sentiment de trahison d’une promesse philosophique et sociale : l’idéal démocratique d’une société des égaux. Cette formule, développée par l’historien Pierre Rosanvallon, signifie – en très bref – que la démocratie n’est pas uniquement une forme de gouvernement, mais aussi et surtout une forme de société. Or nous vivons un paradoxe énorme aujourd’hui : l’idéal égalitaire est extrêmement présent dans les paroles, on s’en revendique, mais il est contredit par les faits avec l’accroissement des inégalités entre individus. Il y a fort à parier qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Rosanvallon pour s’apercevoir qu’il y a un fossé entre la réalité sociale et l’idéal supposé guider nos démocraties : “Liberté, égalité, fraternité” est-il écrit au fronton de toutes les mairies françaises…

La priorité des priorités

Le sentiment d’égalité, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, peut servir à souder un collectif, et son absence peut facilement et rapidement détruire la cohésion d’un groupe. Plus précisément, un sentiment d’inégalité déclenche des émotions antisociales très puissantes, qui réduisent à néant les possibilités d’ouverture radicale et mutuelle entre individus, et donc d’entraide.

Les deux auteurs montrent ensuite que le désir d’égalité est ancré profondément chez l’être humain, qu’il apparaît très tôt dans le développement de l’enfant et qu’il est même présent chez certains primates. Des recherches en psychologie sociale ont révélé que cette recherche spontanée d’égalité, qui s’affine chez l’être humain avec le concept d’équité, s’accompagne d’émotions très fortes dans les situations jugées inéquitables : colère, indignation, dégoût. Ces émotions, expliquent Servigne et Chapelle, sont proportionnelles au niveau des inégalités subies.

Bien sûr, on pourrait continuer à faire la sourde oreille en se disant que le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité sont des problèmes plus urgents que la réduction des inégalités. “C’est bien regrettable, diront certains, mais les inégalités peuvent attendre un peu, préservons d’abord la possibilité de vivre sur cette planète !” Ce raisonnement est cynique pour ceux qui, à cause des inégalités, survivent à peine aujourd’hui. Il est aussi totalement abstrait, hors-sol, précipité : c’est un raisonnement de courte vue, coupé des réalités humaines et sociales. Car aujourd’hui, on l’a dit, le niveau d’inégalités rend impossible toute vie démocratique. Alors que les changements nécessaires en matière d’écologie auront des implications colossales, presque inimaginables, sur nos modes de vie – que ça nous plaise ou non ! -, les conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour mobiliser des peuples autour de projets communs et solidaires. Parce que le niveau d’inégalités, qui crève les yeux, déchire littéralement nos sociétés en entités concurrentes.

On ne manque pas de propositions pour “le monde d’après”. Le premier politicien venu, le premier militant qui passe aura sa petite idée de ce qu’il faut faire en matière d’écologie, de transition, de relocalisation, etc. Ce qu’il faut faire… C’est peut-être une question moins importante aujourd’hui que celle-ci, qui nous occupe trop peu : dans quel ordre le faire ? Quelle est la toute première chose à faire ? Vous aurez compris ce que je place en priorité des priorités : réduire les inégalités.