« Utopistes », » Feignants », « hippies », un bon nombre d’étiquettes à connotation négative sont apposées sur les nouveaux·elles paysan·nes ayant quitté les villes pour retourner plus proche de la nature. Des années 70 à aujourd’hui, celles et ceux qui souhaitent s’installer à la campagne n’y échappent généralement pas, avec des conséquences potentielles sur la réussite de leur projet. Sur quoi se basent ces préjugés et sont-ils réellement le reflet de la réalité ?
Par Maylis Arnould, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef
On observe, dans les campagnes, un retour à la terre de « néo-paysan·nes », des personnes issues des villes où elles ont parfois abandonné travail et appartement. Nous ne pouvons pas encore parler d’un exode urbain, mais ce qui est sûr, c’est que le monde rural est en changement. Cette envie de quitter les villes pour une vie avec davantage de sens n’est pas nouvelle.
Le mouvement mai 1968
Les communautés d’après mai 1968 se sont installées en milieu rural dans une vague de liberté, en rupture par rapport au monde capitaliste. Elles investissaient généralement des endroits très reculés, là où les prix étaient attractifs et la présence humaine, faible. N’ayant pas pour but principal une pérennité financière ou un ancrage dans le tissu social, ces communautés rencontrent des difficultés à être acceptées par les populations locales. Danièle Léger explique, dans son article « Les utopies du retour » (1979), que ce sont des lieux d’expérimentations sociales sur le rapport au temps, à l’argent et au travail, ce qui crée une rupture avec les modes de vie locales et nourrit l’imaginaire des habitant·es. On les appelle « ces gens-là », on se demande comment et de quoi ils vivent, on les soupçonne de tous les vices. Ils sont surveillés par les populations locales et le sujet principal des conversations de comptoir. Entre l’hostilité des locaux et les difficultés d’une vie qui demande des efforts physiques et financiers non négligeables, le constat est que, en Ardèche par exemple, 95 % des habitant·es venu·es s’installer à cette époque ne sont pas resté·es.
Néo-paysan.nes d’aujourd’hui
Les néo-paysan·nes ont évolué en fonction des contextes. Dans « Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960 » (2015), Catherine Rouvière observe plusieurs vagues de néo-paysan·nes. La contre-culture « hippie » des années 70 côtoie très rapidement des néo-ruraux qui s’intègrent davantage à la population locale, puis des urbains qui viennent exercer leur métier à la campagne (instituteur·rices, travailleur·euses dans le social, etc.), puis de nouveau des individus portant des valeurs altermondialistes et politiques, mais avec des revendications et moyens d’actions différents.
A partir de la fin du XXe siècle, le mode de vie est fortement lié à des valeurs écologiques et politiques. Les installations sont officielles en passant, par exemple, par des formations professionnelles et la création de groupements agricoles. Dans « Les collectifs de néo-paysans, de la contestation à la fabrication des paysages, détection des méthodes d’actions : expériences personnelles et bricolages » (2023), Louis Camus analyse : « À l’heure actuelle, les néo-paysans représentent 30 % des nouvelles installations agricoles, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Une partie de ces nouveaux paysans s’établit seule ou en concubinage sur des micro-fermes tandis que d’autres font l’expérience de l’installation en collectif. Ces nouveaux paysans revendiquent de pratiquer la paysannerie comme vecteur d’émancipation et d’autonomie, notamment les collectifs qui expérimentent des principes d’organisation horizontale et mobilisent des savoir-faire anciens. » Leurs fermes sont généralement en agriculture biologique et il y a une forte augmentation de femmes qui y travaillent.
Un terreau pour les nouveaux « néo »
Même si les préjugés sont encore persistants, les locaux sont plus accueillant·es, principalement car ces arrivant·es représentent une part importante des installations agricoles. Comme explique Clotilde Rouiller dans son article « Qui sont les néo-ruraux » (2011), « Ces vingt dernières années, le nombre de paysans, de ruraux « historiques », n’a cessé de diminuer tandis que les néo-ruraux ont gagné en légitimité. La volonté des nouveaux venus d’aller vers les autres et de participer à la vie locale représente visiblement la principale condition d’intégration. Selon l’enquête Ipsos, aujourd’hui, plus d’un habitant de zone rurale sur deux exprime une attitude ouverte et non critique à l’arrivée de citadins dans sa commune. La désertification, le vieillissement de la population ainsi que l’urbanisation du mode de vie ont sans doute facilité cette évolution. Alors que, dans les années 1970, les nouveaux arrivants étaient vus comme des intrus par les habitants des petites fermes, aujourd’hui, leur installation passe pratiquement inaperçu. Le brassage est devenu la règle et la rupture entre les modes de vie s’est largement atténuée. »
Les individus qui se sont installés dans les années 70 étaient les précurseurs d’un lien plus étroit entre ville et campagne. Ils ont semé le terreau dans lequel nous cultivons actuellement, au sens propre comme au figuré. Le mouvement de mai 68 a eu un impact très fort sur l’émergence de l’agriculture biologique. Même si l’accueil n’a pas été très favorable et que les communautés n’ont, pour la plupart, pas été pérennes, nous leur devons un héritage conséquent.
Changer les représentations
Si certains acteurs considèrent encore les néo-paysans comme les « illuminés des années 1968 », ce manque de discernement entre les deux mouvements peut porter préjudice au succès d’installation de nouveaux projets agricoles. Dans son livre « Qui va nous nourrir », Amélie Poinssot souligne les difficultés rencontrées par les personnes non issues du milieu agricoles pour obtenir une reconnaissance institutionnelle : accès à des formations, à des aides financières, à des emprunts… Même lorsque le projet est bien réfléchi et démontre sa viabilité, la suspicion se dessine, des preuves sont demandées, etc. Ce parcours du combattant pour les néo-ruraux est dommageable, d’autant plus que le nombre d’agriculteurs décline, que les actifs vieillissent et que peu de jeunes sont encore attirés par la profession. Les terres libérées profitent davantage à agrandir, encore et toujours, les voisins, qu’à être cultivées par de nouveaux porteurs de projets. Cet agrandissement des fermes pousse les agriculteurs à l’endettement étant donné la croissance continue du capital des fermes.
Il est donc temps de changer les représentations. Que le grand public et les institutions changent leur regard sur les projets de néo-paysans. Car si l’utopie d’une vie idéale ancrée dans le milieu naturel reste encore très forte, les individus et les collectifs prouvent aujourd’hui qu’ils peuvent monter des projets concrets et viables. Mieux encore, ils sont porteurs d’innovations techniques et sociales. Ne suivant pas les pas d’un parent agriculteur, ils doivent imaginer leur projet du début à la fin, à partir d’une page blanche, ou presque. Issus de milieux diversifiés, avec des compétences et des connaissances dans d’autres domaines, ils ont un recul important et des idées novatrices. Ils participent à revitaliser les campagnes. On les voit sur les marchés et dans les étalages des petites épiceries de communes qui avaient perdu commerces et écoles. Il·elles apportent des nouveautés, questionnent le rapport aux paysages, à l’agriculture ainsi qu’à la technique. D’inventions low-tech à la revalorisation des semences reproductibles, il y a tout à parier que les connaissances qu’il·elles (re)produisent seront bien utiles dans les années à venir.
Pour Nature & Progrès, il est important d’accorder aujourd’hui aux personnes non issues du milieu agricole et porteuse d’un projet l’attention et le soutien qui leur permettront de s’installer dans nos campagnes. Face aux grands enjeux alimentaires et environnementaux qui sont face à nous, ces nouvelles recrues sont indispensables pour développer une agriculture à taille humaine, familiale et vertueuse pour notre santé et celle de la Terre. Les procédures de reconnaissance, d’accompagnement, de soutien, de financement des projets agricoles doivent être adaptés aux réalités de ces nouveaux porteurs de projet, et il convient de faciliter les processus de reprise de fermes hors du cadre familial.