Longtemps invisibilisé bien qu’essentiel, le travail des femmes (1) dans l’agriculture commence petit à petit à être mis en avant et revalorisé. Mais, même si les savoirs assignés aux femmes sont mieux reconnus et que certaines tâches associées au masculin leur sont plus accessibles dans l’agriculture comme dans toutes les sphères de nos sociétés occidentales, les inégalités de genre sont encore nombreuses, quotidiennes, tenaces…
Par Maylis Arnould
Elles représentent 14% des chefs d’exploitations en Belgique – pour 25% en France – et 30% de la main-d’œuvre agricole – en France comme en Belgique. Pourtant, elles ne commencent à avoir de vrais droits qu’à partir de 2005, les branches féminines des anciens syndicats agricoles (AAB et UPA) s’étant regroupées, en 2001, en une Union des Agricultrices Wallonnes (UAW). Il est encore aujourd’hui plus compliqué pour une femme seule d’acheter des terres que pour un homme ; trouver sa place dans le monde agricole, quand on est une femme, n’est pas une chose simple.
Invisibilité du travail domestique, l’exemple du conjoint-aidant
« Au niveau valorisation, moi, qu’est-ce que j’ai été pendant des années ? Rien ! J’ai été l’épouse. Je n’avais pas de statut d’agricultrice, d’aide au côté de mon mari. […] Le statut d’épouse agricultrice n’a pas de place. » Ces mots ce sont ceux d’une agricultrice rencontrée lors d’entretiens réalisés pour mon mémoire, en 2019. Le sentiment d’injustice et la colère liés à l’absence de prise en considération des savoirs et du travail des « femmes de » commencent, petit à petit, à passer du cercle privé à la sphère publique. La parole s’ouvre et les injustices commencent à envahir la partie visible de l’iceberg.
Si l’on revient un peu en arrière et que l’on remonte avant l’arrivée de la mécanisation dans l’agriculture, « les femmes participaient aux tâches agricoles, notamment lors de pics d’activités comme les labours et semis, les moissons ou l’entretien des parcelles cultivées par le désherbage, ou encore, dans le contexte du vignoble beaujolais, le liage ou encore l’agrafage des vignes. Suite à la moto-mécanisation des techniques de production dans le but d’augmenter la productivité de leur travail, et en lien avec la politique de vulgarisation d’une agriculture rentable fondée sur une logique familiale de production, les exploitations familiales agricoles ont peu à peu transféré aux engins agricoles les tâches traditionnellement destinées aux enfants et aux femmes. Les épouses se sont alors souvent retrouvées reléguées exclusivement à l’environnement domestique. (2) » Avec la « révolution verte » et l’utilisation de la mécanisation et de produits pétrochimiques, on arrive à une « masculinisation des professions agricoles », les femmes qui ne quittent pas la ruralité mais ont plutôt tendance à se tourner vers des professions en dehors des fermes, et celles qui restent travailler sur les fermes on très peu, voire pas du tout, de reconnaissance. Elles sont bien souvent assignées aux tâches invisibles comme l’entretien de la maison et la garde des enfants, la gestion administrative ou encore l’organisation sociale.
Le meilleur exemple du manque de reconnaissance des « femmes d’agriculteurs », c’est l’histoire du statut de « conjoint-aidant ». En Belgique, en 2014, 96,6% des personnes enregistré.e.s comme « conjoint aidant », sous la thématique « agriculture » sont des femmes ! Ce statut, mis en place en 1990, devra attendre 2005 pour comporter de réels droits pour les personnes qu’il représente. Avant l’arrivée de ce statut au niveau « maxi statut », en 2005 (3), les agricultrices étaient sans rien : pas de droit social, pas de reconnaissance professionnelle. Or ce statut permet une reconnaissance partielle du travail des femmes sur les exploitations agricoles de leurs maris, comme l’accès à la retraite ou à la sécurité sociale. Pourtant l’intitulé même de ce statut est représentatif d’une partie du problème. Les tâches généralement assignées aux femmes sont considérées comme une « aide » aux travaux réalisés par les hommes, et non à valeur égale. A la même échelle que ce qui a été appelé « le travail domestique », tout ce qui est éphémère ou tout ce qui n’est pas réalisé par un homme dans les fermes à tendance à être invisible. C’est cette situation que les autrices de la BD « Il est où le patron ? » (4) réussissent à montrer avec humour : alors que l’exploitation est commune, la femme n’est jamais le patron ! Ce n’est jamais à elle qu’on s’adresse pour les matériaux ou les conversations mécaniques. Dans l’imagerie collective, elle travaille pour son conjoint…
S’installer comme agricultrice : la réalité à laquelle sont confrontées les femmes…
En parallèle, depuis plusieurs années, des femmes investissent le milieu agricole sans forcément être « la conjointe de » ou être nées à la ferme. Mais elles subissent, elles aussi, les effets néfastes du patriarcat au quotidien : difficulté à s’installer en tant que femme seule, ambiance machiste, faible présence de femmes dans l’espace public ou les réunions, sexisme ordinaire en milieu rural/agricole ou encore difficultés à faire entendre et accepter certaines notions féministes…
Pourtant leur présence est primordiale car, comme nous pouvons le voir dans diverses études et articles, elles ont davantage tendance à tendre vers une agriculture biologique et à se tourner vers des pratiques moins destructrices. « Ces travaux montrent qu’aujourd’hui les femmes sont plus souvent impliquées dans des démarches alternatives et innovantes (Jarosz 2011) ou apportent une nouvelle vision de l’agriculture et de nouvelles pratiques (Giraud, Rémy 2013). Recensements agricoles américains et français montrent d’ailleurs bien que les agricultrices sont plus souvent impliquées dans les circuits courts de distribution, l’agriculture biologique, les activités de loisirs à la ferme ou d’hébergements touristiques. Elles sont également plus à même d’être à l’initiative de marchés de proximité (Agreste 2012 ; USDA 2014). Globalement, elles sont plus souvent impliquées dans des activités de diversification agricole. (5) » La tendance à « prendre soin » (6), dans laquelle les femmes ont été poussées, les amène à une plus grande prise en compte de la chaîne du vivant et ainsi à vouloir davantage protéger leur environnement et les ses habitant.e.s, que ce soit la faune ou la flore. Aussi peuvent-elles valoriser ces liens, avec la diversification, et donc conserver une dynamique sociale qui leur permet de sortir de l’isolement et de valoriser des compétences comme la cuisine, l’accueil ou la vente…
Mais, même si elles peuvent être positives, ces tendances pourraient perpétuer l’enfermement des femmes dans des tâches « traditionnelles » et encourager, comme nous l’indique l’article « Agricultrices et diversification agricole » cité ci-avant, « la persistance d’une division traditionnelle du travail où les hommes exercent des activités d’extérieur et mécaniques, les femmes des tâches plus à même d’être réalisées à l’intérieur ou proche du foyer. Nos résultats montrent également que les femmes qui pratiquent l’agriculture seules (ou avec leur conjointe ou leur fille), ont tendance à être moins impliquées dans les travaux des champs ou mécaniques. »
Vers un nouveau modèle agricole ?
Tout cela nous amène à la conclusion qu’il n’y aura pas de nouveau modèle agricole sans une remise en question des rapports de genre. C’est-à-dire, entre autres, sans valorisation du travail dit « domestique », sans réappropriation des espaces de soin et d’éducation par les hommes, sans penser les dominations de manière globale.
Donner des outils d’action et de pensée pour transformer, en profondeur, nos rapports agricoles et humains, voilà la mission que se sont donnée des femmes, partout dans le monde, qui sont parfois qualifiées d’écoféministes. L’écoféminisme est un mouvement pluriel et mouvant qu’il est difficile de définir mais qui comporte une base commune : la mise en évidence du lien entre patriarcat, crise écologique et capitalisme. Il s’agit ici de regrouper toutes les formes de dominations et de montrer qu’une société nouvelle se fera sans domination ou ne se fera pas. Les idées et les pensées écoféministes sont multiples, là réside toute sa richesse. Cela passe par la réappropriation de ce qui a été considéré comme « inférieur » ou faible – soin, nature, corps -, au sein de la vision de l’agriculture dans sa globalité en y incluant l’espèce humaine, la bienveillance et la prise de soin au cœur des relations et des actions, le respect des émotions et non leur dévalorisation au profit de la rationalité, la revalorisation des savoirs assignés aux femmes comme des savoirs de pouvoir – cuisiner, cultiver et utiliser les plantes médicinales, soigner son environnement et ses proches, etc. – ou encore la réappropriation du domaine de l’intime – auto-gynécologie, sage-femme féministe , accouchement plus naturel, etc. (7)
Conclusion (temporaire)
Chez Nature & Progrès, la biodiversité est partout au cœur de nos réflexions. Nous savons que cloisonner la pensée agricole dans des cénacles de patriarches rassis nous mène à la catastrophe. Un Metoo paysan est-il cependant pour demain ? Faut-il l’appeler de nos vœux ? Cette question doit être sur la table en permanence afin que chacun et chacune trouve paisiblement sa meilleure place au sein du système alimentaire. Un souci de chaque instant, indispensable certainement pour évoluer vers de nouveaux modèles agricoles…
Notes :
(1) Nous choisirons d’utiliser ici le terme « femme » dans le sens de « toute personne qui se définit comme du genre féminin, que ce soit en accord avec son sexe attribué à la naissance ou non ».
(2) Mickaël Ramseyer et Hélène Guétat-Bernard. « Égalité de genre en agriculture et logiques familiales », Pour, vol. 222, no 2, 2014, pp. 101-106
(3) Son équivalent en France arrive en 2006, et porte l’appellation de « conjoint collaborateur ».
(4) Les Paysannes en polaire et Maud Bénézit, « Il est ou le patron ? Chronique de paysannes », Marabout, 2021
(5) Alexis Annes et Wynne Wright. « Agricultrices et diversification agricole : l’empowerment pour comprendre l’évolution des rapports de pouvoir sur les exploitations en France et aux États-Unis », Cahiers du Genre, vol. 63, no. 2, 2017, pp. 99-120.
(6) Tendance aussi appelée « éthique du care », c’est-à-dire du soin, et donc un souci, une attitude vis-à-vis d’autrui – se soucier de – et tout un ensemble d’activités du quotidien comme s’occuper des personnes vulnérables – petites et grandes -, se nourrir, faire le ménage, prendre soin de ses ainé.e.s…