La date du 17 octobre 2023 restera marquée d’une pierre blanche dans l’histoire de l’utilisation des produits phytosanitaires en Belgique. C’est ce jour-là, en effet, que le Conseil d’État, déduisant logiquement les conséquences de l’avis qu’il avait sollicité auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), annula les « dérogations », particulièrement malheureuses, que nous contestions depuis longtemps. Réjouissez-vous : nous ne vous parlerons plus jamais des néonicotinoïdes ! Le champ est libre pour la transition écologique de notre agriculture.
Par Marc Fichers, conseiller, et Dominique Parizel, rédacteur
Annulées, purement et simplement, à travers quatre arrêts – numérotés 257.640 à 257.643 – très longuement motivés, tout d’abord les « six décisions autorisant l’utilisation d’insecticides à base de substances actives « néonicotinoïdes » interdites dans l’Union européenne, pour le traitement, la mise sur le marché et le semis de semences de betteraves sucrières, de laitue, d’endives, radicchio rosso et pain de sucre, et de carottes ». Également annulées les deux décisions du 25 novembre 2019 autorisant le semis de semences de betteraves sucrières enrobées d’insecticides à base de substances actives thiamétoxame et clothianidine, ainsi que les deux décisions du 29 octobre 2019 autorisant le traitement de semences de betteraves à base de substances actives thiamétoxame et clothianidine. Et enfin, les deux décisions du 10 décembre 2020 autorisant le traitement de semences ou de semis de semences de betteraves à base de substance active dénommée imidaclopride…
Tout ça pour ça !
Nul n’ira évidemment rechercher tout ce qui a été mis inutilement dans le sol ! Reste donc, en ce qui nous concerne, à nous interroger sur le sens d’une résistance interminable qui nous fut si longtemps opposée. Une résistance de principe qui, à l’instar de la motivation des « dérogations » – ces décisions invraisemblables aujourd’hui justement annulées -, ne reposait strictement sur rien, si ce n’est la sauvegarde de quelques intérêts particuliers en totale perdition. À laquelle se prêtèrent pourtant de bonne grâce les pouvoirs publics belges, et cela au détriment de la biodiversité, de la survie des abeilles et de ce qui relève, par conséquent et de manière absolument incontestable, de l’intérêt général, de l’intérêt bien compris du citoyen ordinaire. N’est-ce pas, là aussi, la principale question qui est posée à travers l’actuelle indignation entourant les PFAS : d’obscurs intérêts industriels n’ont-ils pas définitivement pris le pas, en Wallonie et en Europe, sur ceux des simples citoyens, tels que vous et moi ? Élisons-nous nos représentants pour qu’ils légifèrent et qu’ils gouvernent dans cette direction ? Assurément non, et l’histoire des néonicotinoïdes vient utilement rappeler que cette dérive-là n’est vraiment pas neuve…
Des résistances peu fondées
Le rapide inventaire du chapelet de carabistouilles qui nous furent opposées durant toutes ces années le démontre par l’absurde et nous ne ferons pas ici l’injure à notre chère démocratie de les replacer dans la bouche de chaque élu concerné. Mais peut-être l’électeur voudra-t-il s’en charger, c’est après tout son droit le plus strict ? Il y eut tout d’abord la kyrielle d’invraisemblables hypothèses qui permirent aux responsables politiques de tous bords de détourner poliment le regard, alors qu’ils étaient pourtant confrontés à de plates évidences, renvoyant ainsi la patate chaude dans le giron des scientifiques. Puis, lorsque se précisa l’inéluctable interdiction européenne, fut brandie, comme un étendard sur un champ de bataille, la faillite certaine du secteur betteravier belge que nous aurions sur la conscience ! Mais la déshérence du secteur betteravier belge – ce que ne décrivent évidemment jamais des médias, eux-mêmes complètement à la dérive dans les matières agricoles ! – est surtout causée par sa propre vétusté organisationnelle et par le fait qu’un leader étranger en a aujourd’hui pris le contrôle. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que la nouvelle coopérative wallonne – avec une nouvelle usine performante dirigée par les agriculteurs eux-mêmes et non par l’industrie ! – ne verra jamais le jour !
Un travail de communication particulièrement exécrable continua ensuite à se répandre comme une authentique marée noire. Il fut même soutenu que, sans le secours providentiel des néonicotinoïdes, la jaunisse de la betterave occasionnerait des pertes de rendement de l’ordre de 70 % ! Le chiffre tourna longtemps en boucle, sans autre commentaire, et fut même repris par certains pans du monde de la recherche et par les ministres concernés. Ce chiffre ne repose absolument sur rien et n’a jamais été démontré par qui que ce soit ; Nature & Progrès a bien sollicité les pouvoirs publics afin de connaître l’origine d’une telle information, nous n’avons jamais obtenu la moindre réponse. Pareille fantaisie relève bien sûr de la plus pure manipulation car si perte de rendement il y a, c’est uniquement dans les « ronds de jaunisse » or ces ronds ne couvrent jamais l’ensemble d’un champ, loin de là.
Tiens ! Il n’y a justement pas eu de jaunisse, cette année ! Les pouvoirs publics ont-ils communiqué sur les milliers d’hectares qui n’ont pas été traités pour rien ? Ont-ils révélé l’impact positif sur la biodiversité et la quantité d’abeilles sauvées ? Nous ont-ils dit le véritable soulagement qu’occasionna pareille économie pour le budget des agriculteurs concernés ? Avec qui tiennent aujourd’hui les pouvoirs publics belges ? Avec les citoyens ?
La betterave sucrière serait-elle une espèce en voie de disparition ?
Dernière contre-vérité, et non la moindre : on nous a carrément opposé que, sans les néonicotinoïdes, personne ne voudrait plus planter de betteraves en Belgique ! Une telle affirmation a évidemment de quoi laisser pantois et le travail exemplaire de la coopérative Orso – https://organicsowers.bio/ – rappelle, à qui veut bien les connaître, les bonnes pratiques les concernant. Un évident désintérêt est cependant dû à la perte de rentabilité économique du secteur mais celle-ci est précisément la conséquence regrettable d’une organisation déficiente qui s’efforce de servir, avant tout, l’industrie…
La saison 2023 est très éclairante à ce propos : pas de jaunisse, nous l’avons dit, mais une autre catastrophe nommée cercosporiose, une maladie de la feuille ayant pour effet, dans certains champs, que les betteraves n’eurent plus que deux ou trois malheureuses feuilles autour d’elles. Vous l’avez compris : le rendement fut médiocre ! Et au moins trois traitements phytosanitaires ne servirent absolument à rien…
Industrie, mauvaise graine
Certains champs furent cependant épargnés, alors que leur voisin était ravagé. La faute à pas de chance ? Ne pensez surtout pas cela : c’est le choix de la variété qui était en cause. Mais qui donc conseille les agriculteurs à ce sujet ? Réponse : l’IRBAB-KBIVB (Institut Royal Belge pour l’Amélioration de la Betterave) – www.irbab-kbivb.be/fr/. Or que conseille l’IRBAB ? Des variétés sensibles qui sont beaucoup plus rentables pour autant que, sans un été particulièrement pourri, il soit possible de maîtriser la maladie à l’aide de nombreux traitements dont l’effet est, nous ne le savons que trop bien, catastrophique pour notre environnement, notre qualité de vie…
Et dernière devinette pour terminer : savez-vous qui préside aux destinées de l’IRBAB-KNIVB ? Très simple : c’est le CEO de la Raffinerie Tirlemontoise – www.raffinerietirlemontoise.com/ -, leader historique de vos merveilleux carrés blancs. La boucle est ainsi bouclée : l’emprise industrielle sur le monde agricole est aussi totale qu’elle l’est sur le pain, le lait ou la viande. C’est l’industrie qui dicte, en fonction de ses propres process, les pratiques que doivent adopter les agriculteurs, au détriment de leur savoir-faire et de leur autonomie. Des pratiques qui ne conviennent qu’à elle et à personne d’autre ! Mais ce sont pourtant les paysans qui sont au contact direct de la réalité des écosystèmes et du climat. Pas les cols blancs qui tournent dans leurs fauteuils en skaï…
Ainsi cultivateurs, chercheurs et industriels chantent-ils, à l’unisson, un même refrain. Mais aujourd’hui, tous chantent complètement faux. Faux pour l’environnement et la biodiversité – c’est un fait depuis bien trop longtemps de notoriété publique – mais faux surtout pour leur propre travail et pour la frange importante du monde agricole qu’ils entraînent dans leur sillage. Qui ramènera enfin tout ce petit monde à plus de raison ? Un parti prétendument citoyen, comme aux Pays-Bas, qui facilitera l’émergence des idées simplistes de l’extrême-droite ? Cette boucle trop bien bouclée n’est-elle pas en train d’étouffer à petit feu un secteur conventionnel globalement dépourvu de toute perspective d’avenir, incapable de penser son destin hors des pesticides et des chimères transgéniques qu’ose encore lui faire miroiter l’agro-industrie ? Et cela, dans un aveuglement politique complet, avec la complicité coupable d’une Union européenne, totalement impuissante à interdire l’utilisation du glyphosate ?
Champ libre à la transition écologique !
L’indispensable transition écologique, elle, n’a rien d’une chimère ! Rendre l’agriculture wallonne compatible avec les impératifs de la biodiversité et du climat n’a rien d’une utopie. S’inféoder à de gros capitaux étrangers n’est pas une fatalité pour conserver une production alimentaire prospère en Wallonie ! La solution, chacun en conviendra aisément, passe par l’agriculture biologique et la polyculture-élevage. L’électeur, en juin 2024, balaiera-t-il les dernières ripostes d’esprits réactionnaires qui n’ont pas encore intégré une évidence aussi forte ? Ou devrons-nous encore subir d’autres psychodrames qui donneront toute la mesure des souffrances alimentaires quotidiennes de nos concitoyens, wallons et bruxellois ? Le chant du cygne d’une agriculture potentiellement prospère, à même de rendre vie aux terroirs wallons…