L’agriculture biologique est officiellement reconnue depuis une trentaine d’années. Ceux qui ont connu ses premières heures prennent, tour à tour, leur pension. Avant de les laisser prendre le large, nous les rencontrons pour recueillir leur avis sur ces trois décennies de métamorphose du secteur bio. Damien Winandy, ancien directeur de la Direction de la Qualité de la Région wallonne, nous partage sa vision de l’évolution de l’agriculture biologique à travers le prisme de la réglementation.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, et Dominique Parizel, rédacteur
L’agriculture biologique est née de la rencontre de producteurs et de consommateurs en réaction aux mutations de l’agriculture (développement des engrais et pesticides chimiques de synthèse, sélection génétique des plantes et des animaux vers un rendement optimal, spécialisation des activités des fermes, reprise en mains de la transformation dans les industries et de la vente par les grandes surfaces, etc.). Au sein de Nature & Progrès France, puis en Belgique, ces citoyens ont défini un modèle agricole alternatif, la bio. Dans les années septante sont nés les premiers cahiers des charges qui posaient les bases de cette agriculture. C’est une vingtaine d’années plus tard que l’agriculture biologique fut reconnue au niveau européen, et que la première réglementation bio fut rédigée, largement basée sur les cahiers des charges des producteurs de Nature & Progrès.
Comment est élaborée cette législation ? Comment tient-elle compte des réalités de terrain ? Comme se comporte-t-elle au fil des années face à un secteur bio en expansion ? Le règlement bio risque-t-il de s’alléger face à la pression des lobbies ? Quels sont les garde-fous et les actions qui permettent de maintenir une bio forte, en cohérence avec ses valeurs ? Comment maintenir la confiance des citoyens pour les produits labellisés bio ? Ce furent les questions abordées lors de la rencontre avec Damien Winandy.
Garantir une qualité différenciée
C’est en 1995 que Damien Winandy, ingénieur agronome au sein du ministère de l’Agriculture – alors fédéral – est chargé de suivre un secteur bio naissant. La réglementation biologique européenne, qui a vu le jour dans le secteur végétal en 1991, était sur le point d’être étendue au secteur de l’élevage, sur lequel il travaillait alors. En 2001, avec la régionalisation de l’agriculture, s’est créée la Direction de la Qualité des Produits, dont il a pris la tête dès sa création, et qu’il a dirigée jusqu’à la fin de sa carrière au 1er mai 2024.
La Direction de la Qualité a pour mission d’apporter aux consommateurs une garantie officielle sur la qualité des productions agricoles. Elle s’occupe du secteur bio, mais aussi des autres labels européens (appellations d’origine contrôlée, indications géographiques protégées), du développement d’un label régional « Qualité plus », de la certification des semences et des plants, de la qualité du lait, du bien-être animal, etc. A la différence de marques privées, ces signes de qualité officiels sont définis dans des cahiers des charges et contrôlés, directement ou indirectement, par la Région.
Ces marques officielles de qualité ont-elles leur raison d’être à côté d’un bio idéal ? Damien Winandy pense qu’elles peuvent constituer une situation intermédiaire entre le conventionnel et le bio, et pourquoi pas, une étape permettant in fine aux producteurs d’opter pour le bio. Il constate que la Wallonie manque de stratégies liées à une approche fine de son territoire, au contraire de la France qui brille dans sa manière de mettre en avant ses produits de terroir. « La difficulté est d’avoir des filières qui se créent et qui se maintiennent durablement malgré l’individualisme bien connu des agriculteurs qui ont tendance à vendre leurs produits là où on leur donne le plus. Il faut établir une confiance mutuelle au sein de toute une filière ».
Une réglementation du bio qui évolue
C’est au sein de la Direction de la Qualité qu’est gérée la réglementation bio européenne et wallonne. Lors des révisions européennes, l’administration y définit la position wallonne après consultation du secteur bio. Elle propose au législateur les arrêtés utiles pour préciser certaines règles laissées à la discrétion des Etats membres.
Allons-nous vers une baisse des normes bio ? L’agronome ne le croit pas. « Chaque changement de législation a généralement donné lieu à un approfondissement en faveur des règles bio. Une série de dérogations temporaires, mises en place pour permettre au secteur de s’adapter à des règles plus strictes, sont, depuis lors, échues. Les agriculteurs se sont adaptés. »
Une Wallonie plus rigoureuse
Le plus souvent, la Wallonie se veut être parmi les bons élèves, avec le souhait de conserver une bio stricte, bien démarquée de l’agriculture industrielle. Par exemple, les règles relatives à la production de miel bio sont aujourd’hui plus restrictives que dans d’autres Etats membres. On peut donc, en Wallonie, aller plus loin que le règlement bio européen, mais la marge de manœuvre se limite à apporter une précision sur les normes décrites dans les textes européens.
La concertation, clé des évolutions réglementaires
Comment parvenir à trancher au niveau réglementaire, ne pas être trop laxiste ni trop strict, rester en lien avec le terrain ? Un comité de concertation pour l’agriculture biologique (CCAB) a été mis en place dès 1992. Il permet au secteur bio de débattre des modifications réglementaires à apporter, que ce soit au niveau wallon ou européen. Le comité est composé de représentants des agriculteurs, des transformateurs, des consommateurs (Nature & Progrès), des organismes de certification et de structures d’encadrement.
Damien Winandy insiste sur l’importance de cette instance de concertation et de sa représentativité. « J’ai toujours aimé travailler avec le secteur bio parce qu’il y a un dynamisme qu’on ne connaît plus dans l’agriculture conventionnelle. Quand une évolution réglementaire est proposée, les syndicats agricoles ont tendance à toujours s’y opposer, ils sont sur un immobilisme complet. En bio, on conserve une capacité d’innovation, de réflexion, de chercher des alternatives.
La volonté d’impliquer le consommateur dans ces réflexions sur l’évolution du bio est clairement exprimée. « Pour moi, Nature & Progrès joue un rôle essentiel dans le comité de concertation. Il ne faudrait pas que l’agriculture bio devienne une agriculture qui ressemble au conventionnel avec des solutions de facilité. C’est là qu’il faut faire entendre ce que veulent les consommateurs, pour équilibrer le dialogue entre toutes les parties. »
Etablir une position commune avec la Flandre
En ce qui concerne l’échelon européen, la position wallonne doit être confrontée à la position flamande afin d’élaborer une position nationale à défendre dans les groupes de travail et au Conseil des ministres. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer vu la disparité de nos modèles agricoles, les compromis sont le plus souvent atteints. « Ils sont aussi en faveur d’un secteur bio fort, ils ne veulent pas détricoter le système. La nuance qu’il y a en Flandre c’est qu’ils travaillent beaucoup plus avec des transformateurs, alors que la Wallonie a le leadership sur la production primaire ».
Quelles solutions à la crise agricole ?
« La revendication majeure des agriculteurs est une rémunération correcte pour leurs produits. Je vois difficilement comment on pourrait, dans le modèle libéral actuel, imposer des prix d’achat plus équitables aux intermédiaires et aux transformateurs. Le nœud de la solution, ce sont les consommateurs, qu’il faut réussir à embarquer et à conserver sur le long terme, et ne pas vouloir une croissance trop rapide au détriment du prix. Il faut pour cela continuer à stimuler les circuits courts ».
Une prochaine évolution est en réflexion : proposer des aides à la transformation bio, car le coût de la certification décourage certains acteurs artisanaux de petite taille. L’administration planche sur une proposition de régime d’aide à soumettre au prochain gouvernement.
Maintenir une bio forte
Damien Winandy est convaincu que l’agriculture biologique doit garder des valeurs fortes. « Les agriculteurs industriels qui passent en bio parce que c’est porteur, qui remplacent leurs engrais chimiques par des engrais organiques sans changer leurs pratiques, ce n’est pas ça qu’on veut. Le bio, c’est un système plus extensif, il faut accepter de produire moins en valorisant mieux. » Pour l’agronome, la réglementation est un outil-clé sur lequel il faut rester vigilant pour maintenir les valeurs de base de la bio et sa philosophie, et garder un mode de production fort et convaincant pour les consommateurs.
En Belgique, Nature & Progrès a toujours défendu l’importance de la certification biologique européenne et agir pour maintenir le cahier des charges le plus ferme possible. La mention Nature & Progrès regroupe une septantaine de producteurs et de consommateurs certifiés bio, adhérant à un cahier des charges et à la charte de l’association, allant plus loin que la législation bio sur des points difficiles à inclure dans une réglementation, car fortement dépendants de la situation unique de chaque acteur. Afin d’assurer la cohérence et de stimuler l’innovation dans chez les producteurs, un système participatif de garantie invite producteurs et consommateurs à se pencher sur chaque ferme pour discuter de son évolution. Il aurait été possible d’abandonner – comme ce fut le cas de Nature & Progrès France – l’obligation de la certification bio pour se reposer entièrement sur le contrôle citoyen. Ce ne fut cependant pas le choix de notre association, qui tient à garder une bio officielle stricte et jouissant d’un contrôle indépendant (par les organismes de certifications, eux-mêmes chapeautés par la région). Pour Nature & Progrès, il est important que la bio garde la confiance du consommateur et continue à offrir au citoyen toutes les garanties d’une agriculture respectueuse de la santé et de l’environnement. C’est la raison pour laquelle l’association s’investit dans les comités de concertation de l’agriculture biologique, participant aux évolutions réglementaires en représentant l’avis des citoyens.