La représentation que nous avons des paysannes et des paysans évolue à chaque époque. Même si cette image très ancrée d’une population violente, adepte des croyances païennes et pratiquant des rites obscurs, est encore présente dans l’imaginaire collectif, de nombreuses personnes commencent à faire émerger la complexité d’une population proche de la terre dont l’organisation était principalement collective. Tantôt diabolisée, tantôt idéalisée, qui est donc cette paysannerie d’autrefois, celle qui nous a transmis les terres qui nous nourrissent encore et toujours aujourd’hui ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
« Pendant plus d’un millénaire, l’Europe entière était paysanne. De génération en génération, des hommes et des femmes proches de la terre en ont pris soin pour se nourrir et nourrir leurs semblables. […] Privé de pouvoir et de récit, ce peuple paysan a longtemps vécu dans le silence et l’obscurité. Aujourd’hui, on le dit en voie de disparition. Pourtant son histoire est plus actuelle que jamais, traversée depuis quinze siècles par les mêmes questions, celles de la terre et de son usage. » Ces mots sont l’introduction de la série documentaire intitulée Le Temps des paysans, de Stan Neumann (Arte TV, 2024) qui retrace, de manière très complète, l’histoire des paysannes et des paysans, au fil des siècles.
Etymologie paysanne
Si l’on se penche un peu sur l’étymologie, l’attache à la terre est très concrète en Roumanie car le mot taran y signifie « les gens de la terre ». En Italie, le terme contadino est directement lié à l’opposition entre ville et campagne car il provient de contado qui désignait l’espace rural soumis à l’autorité de la ville dont il dépendait. Comme l’explique Anthony Hamon, qui étudie l’identité agricole de la France (1), l’étymologie du terme « paysan« , dans notre héritage linguistique, vient du latin pagus qui désigne la circonscription administrative et religieuse, à la fin de l’Empire romain. Ses habitants sont appelés les pagani, les « gens du pays », par opposition aux alieni, les étrangers. Ces pagani, en fait, sont souvent d’anciens militaires romains. Aux IVe et Ve siècles, les chrétiens, qui affirment être les soldats du Christ, pointent du doigt ces pagani parce qu’à l’inverse des citadins, ils continuent d’exercer le polythéisme. Pagani donnera ainsi le mot « païen » car les païens, du point de vue chrétien, se situent donc essentiellement dans les campagnes. Au cours du Moyen Âge, le mot païsant, attesté à partir du Xe siècle, en viendra à désigner l’habitant de son pays natal, et par conséquent la personne qui cultive la terre.
Une histoire complexe et peu connue
Malgré le fait que les paysans soient rarement les protagonistes des récits anciens, les historiens arrivent petit à petit à mieux comprendre leur place dans les sociétés précédentes, à travers divers documents administratifs, les conflits retracés par les archives des monastères, ou encore des dessins tel que certains calendriers des portails des églises des XIIe et XIIIe siècles (2). On pourrait donc soutenir que la paysannerie commence entre le Xe et le XIe siècle, l’éclatement des villes romaines entraînant une augmentation de la vie villageoise. Les terres communales sont partagées et utilisées par toutes et tous. Aucun texte légal n’encadrait ces populations, à cette époque, et la maîtrise de la nature propre à l’empire romain fît alors place à ce qu’on pourrait appeler une économie de la forêt basée sur l’élevage, la chasse, la cueillette et la pêche.
Villageois ou paysans, les deux termes furent utilisés pour parler de ces populations qui passent d’esclaves à indépendants, en fonction des années et des situations géographiques. De nombreux statuts leurs ont été alloués. Il y avait deux catégories de personnes, dans les sociétés occidentales du Haut Moyen Âge, les libres – celles et ceux qui possédaient les terres cultivées – et les non-libres, descendants d’esclaves qui étaient forcés de travailler les terres des seigneurs. Ceux-ci évoluent avec l’arrivée de la seigneurie rurale au XIIe siècle : les libres doivent renoncer à leurs terres, en échange d’une protection, et deviennent des serfs, c’est à dire « des travailleurs non -libres qui travaillaient sur les terres d’un propriétaire foncier – ou d’un locataire – en échange d’une protection physique et juridique et du droit de travailler sur une parcelle de terre séparée pour subvenir à leurs besoins essentiels. Les serfs représentaient 75 % de la population médiévale mais ce n’étaient pas des esclaves, car seul leur travail pouvait être acheté, pas leur personne. Les serfs n’étaient peut-être pas des esclaves mais ils étaient soumis à certaines redevances et à des restrictions de mouvement qui variaient selon les coutumes locales (3). »
Les partisans de l’église catholique les qualifiaient également de païens, comme expliqué ci-dessus, car certains conservaient des rites et une spiritualité locale. C’est d’ailleurs un des sujets principaux du roman intitulé « Le Christ s’est arrêté à Éboli » (4), dans lequel Carlo Levi témoigne de son assignation à résidence dans le village de Gagliano, où vivait encore une communauté paysanne italienne que l’on pourrait qualifier de traditionnelle.
Au XVIIIe siècle, ce sont trois autres statuts qui apparaissent dans la pyramide du monde paysan. Tout en bas, les manouvriers, qui louent leurs forces de travail pour subsister, au milieu les laboureurs, paysans indépendants qui possèdent de quoi labourer ainsi que quelques terres, puis l’élite paysanne qui sont les gros fermiers, exploitant jusqu’à une centaine d’hectares.
Des machines et des hectares
La distinction actuelle que l’on peut faire entre agriculteur, agricultrice et paysan, paysanne peut être issue de ces trois dernières catégories, mais ce n’est pas la seule explication. Déjà dans l’Antiquité, la figure du paysan – celui qui travaille la terre – était opposée à celle de l’agriculteur – celui qui possède la terre. Ce dernier avait d’ailleurs davantage de prestige social. Ensuite, les philosophes des lumières privilégièrent le terme de cultivateur, considéré comme moins sauvage. « Au XIXe siècle, nous apprend Anthony Hamon, les élites agricoles, qui veulent moderniser les campagnes, ne parlent jamais de paysans, terme jugé infamant, mais de cultivateurs, d’agriculteurs, de viticulteurs, d’éleveurs, etc. » C’est à cette période que le mot « paysan » cède officiellement la place au mot « agriculteur », jugé plus digne, et que l’on célèbre dans les cérémonies annuelles et les foires agricoles. Puis vient l’exode rural, durant lequel paysans et paysannes, privés des terres communales à la suite de l’abolition de la pâture collective, décident d’aller à la ville et de bien souvent devenir ouvriers·et ouvrières…
L’histoire de la technique, et de son utilisation sur la terre, a également eu un fort impact sur le passage de paysan à agriculteur. Vers l’an mille, les plus pauvres continuent à utiliser la houe tandis que les plus riches ont accès à la charrue ; la technique devient ainsi un facteur de distinction sociale. Cette évolution est accompagnée d’un changement majeur qui est la réapparition des terres cultivées : c’est l’heure du grand défrichement. Même si cela permet aux paysans de devenir plus libres car ils vendent leurs céréales et rachètent leurs terres, la monoculture entraîne également plusieurs famines, dues en partie à la disparation de la diversification. Mais c’est au XIXe siècle qu’apparaît l’outil, désormais majoritaire dans nos champs : le tracteur. Il permet de produire en quantités encore plus volumineuses et avec moins de main-d’œuvre. Il se démocratise et, petit à petit, l’image de la personne qui travaille la terre passe du paysan avec sa houe à l’agriculteur sur son tracteur.
Le retour en force des paysans
En conclusion, nous pouvons donc remarquer que l’utilisation du mot « paysan » possède, encore aujourd’hui, une tendance majoritairement péjorative. Les individus associés à ce terme sont parfois méprisés, considérés comme rustres, voire des violents. Longtemps maintenus à l’écart de la population civile, volontairement tenus dans l’ignorance et remplacés par des agriculteurs associés à un modèle industriel, les paysans tendent pourtant à réapparaître. Une nouvelle paysannerie moderne cherche, en tout cas, à se réapproprier ce statut. D’une part, en opposition à l' »exploitant agricole », qui découle d’un modèle entrepreneurial et, d’autre part, en réinventant une paysannerie qui n’est pas en opposition complète avec les techniques agricoles modernes, comme l’utilisation de certaines machines par exemple.
À l’heure actuelle, de plus en plus de personnes se revendiquent du statut de paysan ou souhaite se réapproprier une définition de l’agriculteur plus proche de la terre. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si le paysan d’autrefois n’aurait pas quelques similitudes avec l’agriculteur biologique d’aujourd’hui ? Mais alors, qui sont les paysannes et les paysans modernes ? Et comment l’histoire des modes de vies paysans peut-elle nous servir à remettre en question nos pratiques agricoles ? Une prochaine analyse semble indispensable pour nous l’apprendre…
REFERENCES
(1) Anthony Hamon est docteur en histoire contemporaine et spécialiste du XIXe siècle. Sa thèse intitulée Instruire et interroger l’identité agricole de la France. L’enquête sur la situation et les besoins de l’agriculture (1866-1870) a été soutenue en 2023.
(2) Voir, par exemple : exposition virtuelle des musés de la région Centre : « La représentation du monde paysan ». https://webmuseo.com/ws/musees-regioncentre/app/collection/expo/310#:~:text=La%20repr%C3%A9sentation%20du%20monde%20paysan%20appara%C3%AEt%20au%20Moyen%20Age.,l%27iconographie%20m%C3%A9di%C3%A9vale%20restent%20minoritaires.
(3) « Serf », de Marc Cartwright, traduit par Caroline Martin et publié dans worldhistory, en 2018.
(4) Le roman de Carlo Levi, publié en 1945, a été porté au cinéma, en 1979, par Francesco Rosi.