Dans les coulisses d’une mise en pratique précoce de l’agriculture biologique
A travers cette analyse, nous nous proposons d’approfondir ce que fut la première mise en pratique, à grande échelle, de l’agriculture biologique, en France. En 1963, Raoul Lemaire et Jean Boucher associent leurs efforts pour donner naissance à la « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , méthode agricole qui sera pratiquée par plusieurs centaines d’agriculteurs, dès la fin des années soixante… Connaître son histoire et ses racines, on ne le dira jamais assez, contribue sans aucun doute à mieux se connaître soi-même car Nature & Progrès prit son essor notamment en réaction à cette initiative… Décryptage.
Par Florian Rouzioux
Introduction
Né dans le nord de la France dans une famille de négociants, Raoul Lemaire (1884-1972) réussit à se faire une place dans le marché des semences de blé durant les années 1920. En tant que sélectionneur, il effectue des hybridations de blés dans le but d’obtenir des blés de force – catégorie de blé exceptionnellement riche en protéines et destinée à la fabrication de farines panifiables – à une période où ces derniers sont importés du Canada. Plusieurs des blés Lemaire s’avèrent même supérieurs au grand blé de force canadien de l’époque, le Manitoba. Le succès de ses expériences lui vaut d’être nommé officier du mérite agricole en 1932. Alors que la France est envahie par l’armée allemande, en 1940, il se résout à quitter le nord de la France pour l’Ouest. Il finit par créer une nouvelle affaire commerciale, le Service de Vente de Blés Lemaire – que nous nommerons société Lemaire -, à Angers, en 1946. Néanmoins, ses affaires sont moins florissantes qu’avant-guerre. Ses initiatives commerciales sont davantage gênées par les services d’homologation et par l’organisme national en charge de la régulation des céréales. Convaincu que l’État français mène une politique trop dirigiste qui freine des initiatives profitables, il décide de s’engager vigoureusement dans le syndicalisme agricole, dans sa branche la plus conservatrice. Ce combat l’amène d’ailleurs en politique : aux élections législatives de 1956, puis de nouveau à celles de 1958, il fait campagne en portant la bannière du mouvement poujadiste (1). Ne parvenant pas à être élu, il décide de se consacrer à nouveau à ses affaires.
Les excès de la chimie agricole
Cependant, les variétés de blés de force ne lui paraissent plus être un objectif suffisamment satisfaisant et il voudrait s’engager dans une nouvelle voie conforme à ses nouvelles convictions. Il pense que la chimie agricole est devenue une pratique excessive qui nuit à la santé des élevages comme à la santé des consommateurs. Au milieu des années 1950, il a été alerté par les nombreuses épidémies de fièvres aphteuses et de tuberculose qui ont touché les cheptels bovins français. C’est dans ce contexte épidémique qu’il commence à étudier les propriétés du maërl, un dépôt littoral formé de sable coquillé et de débris de lithothamne – une algue calcaire riche en magnésium. Le maërl est alors employé comme amendement organique sur les pâturages bretons. Raoul Lemaire est marqué par un rapport vétérinaire qui conclut que les apports en magnésium et en oligo-éléments du lithothamne ont permis aux troupeaux bretons de passer au travers de l’épidémie de fièvre aphteuse. De plus, cette conclusion semble confirmer les recherches de Pierre Delbet, un médecin dont les travaux sur les vertus immunitaires du magnésium ont déjà retenu l’attention de Raoul Lemaire.
Ecoutant son intuition, Raoul Lemaire ambitionne de creuser davantage cette piste du lithothamne. Il souhaiterait mettre son pied une méthode agricole « naturelle », entendue au sens de méthode n’employant aucun fertilisant ni pesticide de synthèse, basée sur l’amendement des terres au lithothamne. Si ses essais de culture du blé sont concluants, cette méthode permettrait de commercialiser en bout de chaîne un blé naturel – l’expression « blé biologique » apparaîtra un peu plus tard. En définitive, cette nouvelle méthode présenterait l’avantage, pour Raoul Lemaire, de combattre les méthodes agrochimiques, tout en continuant de valoriser ses semences de blés à haut rendement qui ont fait son succès en tant que sélectionneur. En 1959, Raoul Lemaire entre en contact avec un industriel breton producteur de lithothamne, puis s’associe avec les moines de l’abbaye de Bellefontaine pour réaliser ses premiers essais de culture céréalière…
Jean Boucher, premières convictions, premières déconvenues…
Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École Nationale d’Horticulture de Versailles, Jean Boucher (1915-2009) est de trente ans plus jeune que Raoul Lemaire ! Durant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au sein d’une équipe de botanistes sur l’introduction en France de différentes variétés de soja. Au lendemain de la guerre, il entre au Service de la Protection des Végétaux de Nantes où il prend part à l’expérimentation des pesticides organiques de synthèse qui viennent de faire leur entrée sur le marché agricole. Il s’avoue au départ conquis par ces nouveaux produits qui semblent prouver leur efficacité. Cependant, il est témoin d’une première déconvenue, en 1947. Alors que des vergers sont traités au DDT (2), des araignées rouges envahissent tout de même les pommiers. Il en conclut que les insecticides ne sont peut-être pas une solution miracle et cette expérience est le point de départ à son scepticisme vis-à-vis de la chimie agricole. Selon toute vraisemblance, il participe, l’année suivante, aux journées de l’humus à Paris, évènement organisé par l’association « l’Homme et le Sol ». L’évènement a pour but d’inviter les chercheurs conviés à développer les études consacrées à la pédologie et, plus spécifiquement, à la microbiologie du sol. De retour à Nantes, Jean Boucher lance une expérimentation sur le compostage de fumiers de bovins du marais vendéen pour remplacer les fumiers équins. Par cette initiative, il tente de parer l’extension des maladies des cultures légumières nantaises qui se développent depuis une décennie. Dans cette démarche, il est guidé par les travaux d’un chercheur de l’Institut Pasteur, Jacques Pochon, spécialisé dans la microbiologie des sols. Il en arrive à la conclusion que le but d’un cultivateur doit être, avant toute autre chose, de favoriser le développement de l’activité microbienne du sol dans le respect des équilibres biologiques.
Pour développer ses arguments sur les limites des traitements phytosanitaires, Jean Boucher se sert de plusieurs revues horticoles comme d’une tribune. Il y prône sa vision d’une bonne « hygiène générale des sols » pour prémunir les cultures du parasitisme et développer l’immunité naturelle des plantes. En 1956, il rejoint l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN), une organisation menée par des médecins nutritionnistes qui popularisent l’expression « agriculture biologique » (3). Les alertes sanitaires, relayées par les revues de l’AFRAN, poussent bientôt des agriculteurs et sympathisants de la région nantaise à s’associer dans le cadre d’un groupement. En avril 1958, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO) prend forme. Les membres se donnent pour objectif d’expérimenter et de promouvoir les méthodes agricoles alternatives à la chimie agricole. Jean Boucher est tout de suite très impliqué dans cette initiative et joue rapidement le rôle de conseiller technique.
Comme ses idées vont de plus en plus à rebours des orientations agrochimiques qui s’imposent dans la protection des végétaux, Jean Boucher finit par entrer en conflit avec son supérieur au sein du Service de protection des végétaux de Nantes. Convoqué devant un conseil de discipline, sa hiérarchie décide de l’écarter en l’envoyant dans l’antenne de Bordeaux. Finalement, il prend la décision de démissionner, en 1959. Dès lors, il décide de se consacrer pleinement à la dynamique du GABO. Son expertise dans les aspects phytosanitaires, son enthousiasme et ses compétences en coordination lui valent bientôt la place de secrétaire de l’association.
Naissance de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher
Nous sommes donc en 1959. Agé de septante-cinq ans, Raoul Lemaire est persuadé que le développement d’une agriculture plus naturelle n’est pas un espoir vain. Il compte mettre toute son énergie dans son nouveau projet : développer l’emploi du lithothamne en agriculture en remplacement des fertilisants et pesticides de synthèse. Dans cet objectif, il se rapproche des animateurs du GABO pour avoir des retours et trouver d’éventuels cultivateurs qui seraient prêt à effectuer des essais de culture. C’est alors qu’il fait la connaissance de Jean Boucher. Après une première rencontre, Raoul Lemaire ne tarit pas d’éloge au sujet de cet homme qu’il dit admirer pour sa combativité à l’égard des « trusts de produits chimiques » (4). Les deux hommes sont occasionnellement amenés à se croiser, voire à s’épauler, lors de conférences organisées devant des agriculteurs, dans des salles communales. Bientôt, ils partagent la conviction qu’il devient impérieux de créer un label commercial pour distinguer, sur le marché des produits alimentaires, les produits issus d’une pratique agricole qui exclut les engrais et les pesticides de synthèse. Une des maximes favorites de Raoul Lemaire est révélatrice de cette ambition : « il n’y a pas de réalisation sans commercialisation ».
Aidé de ses fils, Jean-François et Pierre-Bernard, Raoul Lemaire débute la commercialisation du lithothamne – sous la forme maërl -, en 1960, en tant que revendeur. Deux ans plus tard, la société Lemaire se met à vendre du lithothamne sous sa propre marque, Calmagol (5). Le produit est commercialisé pour deux principaux usages. Le paysan qui s’en procure peut à la fois amender sa terre – « dynamiser et protéger ses plantes » – et fournir, à ses animaux, un complément alimentaire sain (6).
L’idée générale de Raoul Lemaire est de se servir des recettes réalisées par les ventes du lithothamne pour ensuite mettre sur pied un circuit commercial de blé biologique. La société Lemaire proposerait à des agriculteurs sous contrat un approvisionnement en semences de blés Lemaire. Les agriculteurs seraient tenus d’utiliser le Calmagol en complément de leur fumure organique, sans avoir recours au moindre intrant chimique pour la culture des céréales. La société rachèterait ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques sous marque « Lemaire ». Convaincu du bien-fondé des initiatives commerciales proposées par la société Lemaire, Jean Boucher accepte de rejoindre l’équipe et devient, au début du mois d’août 1963, le conseiller agronomique de la société Lemaire. Désormais officiellement associés, Raoul Lemaire et Jean Boucher inaugurent rapidement un procédé agricole normé qui prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher ». Un premier livre est édité, en 1964, pour en faire la promotion.
Les quatre atouts maîtres de la culture biologique !
La méthode agrobiologique Lemaire-Boucher est principalement destinée aux agriculteurs en polyculture-élevage, alors très nombreux dans l’Ouest de la France. Elle se définit comme la synthèse de quatre principes que Jean Boucher nomme les « quatre atouts maîtres de la culture biologique », dans son Précis d’agriculture biologique. Deux principes sont issus des recherches de Raoul Lemaire : la culture des blés de force Lemaire à hauts rendements et l’utilisation du lithothamne en guise d’amendement naturel. Les deux autres principes sont, quant à eux, portés et documentés par Jean Boucher : le compostage de la fumure organique et la culture de légumineuses associées aux céréales.
En ce qui concerne le compostage de la fumure organique, Jean Boucher s’appuie largement sur les théories d’Ehrenfried Pfeiffer et sur sa méthode biodynamique qui demeure encore largement méconnue en France. L’originalité vis-à-vis du compostage selon Pfeiffer provient de l’ajout de lithothamne dans le processus de compostage. Pour favoriser la santé de son bétail et obtenir un fumier équilibré, l’agriculteur est invité à poudrer les litières des animaux avec du lithothamne – à raison d’un kilo de lithothamne pour quatre-vingts kilos de paille – et à attendre un minimum de quinze jours avant de récolter la litière de paille afin que celle-ci ait été suffisamment ramollie par les animaux. Récolté, le fumier de stabulation doit ensuite être broyé, par l’action d’un épandeur, de façon à former un tas longitudinal de section triangulaire. On procède comme dans la méthode de Pfeiffer à un recouvrement du tas par une fine couche de terre, le manteau de terre jouant un rôle de « levain bactérien ». Toutefois, Jean Boucher précise que la couche de terre n’est pas rigoureusement indispensable. Dans tous les cas, le tas de fumier est recouvert d’une épaisse couche de paille ou de déchets végétaux pour former un écran protecteur contre le vent et le soleil. En définitive, la phase de fermentation doit durer idéalement une quinzaine de jours pour que le fumier composté soit devenu un véritable engrais organique prêt à être épandu.
Légumineuses et céréales
Le quatrième principe de la méthode réside dans la culture des légumineuses associées à la culture des céréales. C’est d’ailleurs l’une des principales innovations à avoir été portée et valorisée par les adeptes de l’agriculture biologique, dès les années 1960. Jean Boucher insiste sur le fait que les associations végétales sont très importantes, en raison de la présence, dans un milieu végétal équilibré, d’espèces auxiliaires antagonistes – coccinelles, collemboles – des animaux parasites des cultures. En d’autres termes, l’association des légumineuses aux céréales est le meilleur « traitement préventif » qui vaille pour garantir la santé des céréales (7). Il prévient toutefois qu’a contrario de la culture en terre nue, l’agriculteur doit veiller à une préparation scrupuleuse du terrain. En définitive, la culture des légumineuses associées permet à l’agriculteur de faire l’impasse sur l’épandage d’engrais azotés synthétiques, le couvert végétal de la légumineuse permettant la fixation naturelle de l’azote à la surface d’un sol riche en micro-organismes. Néanmoins, l’apport d’une fumure phosphatée substantielle demeurant nécessaire, il est recommandé d’utiliser en complément le Calmagol P, une poudre de lithothamne enrichie de phosphate naturel. Nous verrons, dans la seconde partie de l’article, que cette recommandation n’est pas sans inconvénients…
Dans les paragraphes précédents, nous avions déjà présenté les caractéristiques des blés Lemaire et du lithothamne. Le lithothamne étant sans conteste le cœur de la méthode Lemaire-Boucher, ajoutons tout de même quelques précisions concernant sa production. Pêché vivant au large de l’Océan Atlantique, à proximité des îles Glénan en Bretagne, le lithothamne subit un séchage dans un hangar avant d’être réduit en une fine poudre (8). Face à la croissance des ventes, le fournisseur de lithothamne de la société Lemaire finit par se retrouver dans l’incapacité d’honorer les commandes. Pour assurer un approvisionnement constant de Calmagol à leurs clients agriculteurs, les fils de Raoul Lemaire décident finalement de créer leur propre usine de production, en 1968.
Réussites commerciales
En 1968, Raoul Lemaire laisse les rênes de la société à ses deux fils, Jean-François et Pierre-Bernard. Les bénéfices retirés de la vente du Calmagol permettent à la société d’envisager un plus grand essor de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher. Les principaux collaborateurs s’installent dans des nouveaux locaux plus spacieux, dans la banlieue d’Angers, à Saint-Sylvain d’Anjou… Des cours agrobiologiques par correspondance sont alors mis en place, ainsi qu’un service de conseil agronomique. En 1970, les dirigeants font le pari de tenir trois stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. Pour la première fois représentée, l’agriculture biologique ne manque pas de susciter l’hostilité des groupes agrochimiques présents sur le salon !
En quelques années, la société Lemaire a su solidement organiser toute une chaine de production – semences, blé, farine, pain biologique -, en intégrant par contrat les agriculteurs, les stockeurs de blé, les minotiers et les boulangers. La société Lemaire fournit les semences aux agriculteurs sous contrat puis achète le blé récolté en leur assurant une prime qui représente 20 à 25 % par rapport au prix courant de rachat du quintal. Ensuite, le stockage du blé Lemaire est assuré sans pesticides. La société délègue la fabrication des farines Lemaire à des minoteries équipées de meules de pierre. A la suite de la création de la Société de Diffusion des Produits Lemaire – une des filiales de la société -, les Lemaire lancent la commercialisation de leur propre gamme de produits biologiques. Produit phare, le pain biologique Lemaire est lancé durant l’été 1964. Dix ans plus tard, ce sont mille boulangers répartis sur toute la France qui façonnent ce pain à partir des farines Lemaire (9).
Afin de dynamiser les échanges commerciaux dans le marché émergent des produits biologiques et de valoriser l’ensemble des acteurs qui font le choix de se lancer dans ce marché – fournisseurs d’intrants naturels, agrobiologistes, transformateurs, distributeurs -, les Lemaire décident de publier le Répertoire International Lemaire (RIL). Le RIL répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société Lemaire. A ce titre, la direction considère le RIL comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (10). Finalement, sur les deux mille producteurs se référant à un cahier des charges d’agriculture biologique, treize cents se réfèrent à celui de la société Lemaire (11). Après dix ans d’existence, la méthode Lemaire-Boucher accompagne plus de la moitié des agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique en France. Elle est aussi présente en Belgique grâce aux efforts d’un représentant de la société qui fait la promotion de la méthode dans le Namurois, Jean de Pierpont.
Les fragilités scientifiques de la méthode
Dans son ouvrage focalisé sur l’agriculture biologique – le Précis de culture biologique que nous avions déjà présenté dans la première partie de l’article -, Jean Boucher évoque les références scientifiques qui ont influencé la naissance de la méthode Lemaire-Boucher. Au premier rang figure Claude Bernard – fondateur de la médecine expérimentale – pour ses travaux sur l’immunité naturelle, Louis Pasteur – microbiologiste bien connu – pour ses travaux sur la dissymétrie moléculaire, René Quinton – biologiste – pour ses travaux sur propriétés de l’eau de mer et Pierre Delbet – médecin – pour ses travaux sur le magnésium (12). Néanmoins, le fait est qu’au début des années soixante, les quatre scientifiques précités ont disparu. Il appartient donc à Raoul Lemaire et à Jean Boucher de trouver des cautions scientifiques contemporaines pour donner à la méthode plus de notoriété scientifique. C’est dans ce contexte qu’ils entrent en relation avec Corentin Kervran, en 1963. Essayiste quimpérois, Corentin Kervran vient alors de publier Transmutations biologiques (13), un livre qui présente une nouvelle hypothèse scientifique visant à éclairer des phénomènes physiques jusque-là inexplicables (14). Il a nommé ces dernières, les « transmutations biologiques ». En définitive, les travaux de Kervran attribuent à la terre, matière vivante, un rôle naturellement régénérateur. Raoul Lemaire et Jean Boucher s’avèrent séduits par cette théorie car elle expliquerait pourquoi le lithothamne contribue à cette régénération du sol.
Le parrainage scientifique de Corentin Kervran est visible dans Agriculture et Vie. Le journal lui fait une publicité inespérée alors qu’il peine à faire reconnaitre sa théorie par ses pairs, tant celle-ci est à contre-courant de la science officielle (15). Les transmutations biologiques vont finalement nuire à la crédibilité scientifique de la méthode Lemaire-Boucher. Elle rencontre la désapprobation de la grande institution agronomique officielle, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Un assistant de l’INRA rédige un rapport à charge contre les arguments scientifiques tenus par Jean Boucher dans son Précis de culture biologique (16). En conséquence, les justifications scientifiques présentées par Jean Boucher font ainsi naître une très vive polémique contre-productive qui perdure durablement entre l’INRA et la société Lemaire. En outre, la théorie de Kervran est réfutée par la communauté scientifique, par la suite.
Cependant, tous les membres de l’INRA ne se prononcent pas unanimement en défaveur de la culture biologique. Membre de l’INRA, Francis Chaboussou reconnait, dès les années septante, que la culture biologique et ses premières propositions – apports d’amendements calcaire et oligo-éléments, rotation des cultures, polyculture, culture de légumineuses, compostage, stimulation des micro-organismes du sol – ouvrent une voie féconde de recherches.
Une méthode qui fait polémique au sein du mouvement biologique
Au sein du mouvement pour l’agriculture biologique, l’efficacité de la méthode Lemaire-Boucher pose, dans le même temps, de grandes interrogations. Pour André Louis, agronome et fondateur de Nature & Progrès, en mars 1964, Jean Boucher a tort de faire du lithothamne une « panacée universelle », un remède miracle qui garantit la régénération du sol. Il ajoute qu’à cause de son caractère de « notice de propagande », l’ouvrage de Jean Boucher perd beaucoup de sérieux (17). C’est d’ailleurs en raison de la trop grande emprise des activités commerciales sur l’Association Française d’Agriculture Biologique, qu’André Louis et Mattéo Tavera ont pris le parti de se retirer de l’AFAB pour fonder une association sans attache commerciale. Il faut aussi ajouter que les conceptions idéologiques de Jean Boucher ont joué un rôle déterminant dans la prise de recul des fondateurs de Nature & Progrès de l’AFAB. En effet, dans sa correspondance André Louis lui reproche son intransigeance et son goût pour des interprétations idéologiques sectaires (18). Dans les rangs de Nature & Progrès, on se prononce très clairement contre le « matraquage » publicitaire au profit du Calmagol, dans Agriculture et Vie. Gêné par les arguments commerciaux et scientifiques de Raoul Lemaire et de Jean Boucher, André Louis préfère d’ailleurs orienter les agrobiologistes qu’il conseille sur le plan agronomique vers d’autres fournisseurs n’ayant pas décidé d’en faire un quelconque standard de l’agriculture biologique.
Le nœud du problème de la méthode Lemaire-Boucher réside, en effet, dans la non prise en compte des caractéristiques du sol. Amendement calcaire, le Calmagol échoue sur les terres déjà calcaires. A cause de certaines approximations agronomiques qui caractérisent les débuts de la méthode, les rendements baissent couramment de 30%, lors de la reconversion. Il faut ajouter à cela une certaine approximation dans la maîtrise du compostage. Les producteurs laissent malencontreusement des fermentations alcooliques se produire dans le compost ce qui nuit, en conséquence, à son efficacité. Dans une correspondance, André Louis va jusqu’à déplorer que des producteurs se trouvent ruinés et dégoutés à tout jamais de la culture biologique à cause de la méthode Lemaire-Boucher. Si le lithothamne peut parfois être un fertilisant de grande valeur, il n’est pas la solution universelle espérée de tout cœur par Raoul Lemaire (19). De nos jours, cette algue est surtout utilisée comme médecine douce pour sa capacité à assurer l’équilibre acido-basique de l’organisme. Pour cette raison, le lithothamne demeure utilisé comme complément alimentaire du bétail.
Le déclin de la méthode
Le fossé entre les agrobiologistes pro et anti Lemaire-Boucher se creuse d’autant plus lorsqu’un ancien agent bien connu de la société Lemaire, George Racineux, rentre en confrontation avec Jean-François et Pierre-Bernard Lemaire. Agent de la société Lemaire depuis 1960, George Racineux accuse la société Lemaire d’engendrer trop de profit sur le dos d’agriculteurs prisonniers d’un système de commerce intégré qui ne leur est pas suffisamment profitable. Licencié de la société et démis de ses fonctions de secrétaire de la fédération des syndicats proches de la société, il décide de créer sa propre organisation (UFAB) et son propre cahier des charges à partir du réseau de producteurs qu’il a tissé en tant qu’agent Lemaire.
Le premier artisan de la méthode, Raoul Lemaire, s’éteint en 1972 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Avec son décès, la méthode perd un ambassadeur de poids. Cependant, la mémoire de son franc-parler est particulièrement cultivée dans Agriculture et Vie qui devient une revue trimestrielle. On reproduit ses vœux et ses prises de positions pour perpétuer son souvenir. Finalement, au milieu des années septante, Jean Boucher finit par prendre ses distances avec les fils Lemaire pour tenter de relancer l’AFAB.
Au sein de la société Lemaire, Henri Quiquandon – docteur et directeur du service vétérinaire et d’élevage biologique – fait bouger les lignes. Il est engagé dans le pilotage d’un comité d’études technique qui prend le nom de CONETAB, en 1976. On appelle désormais les producteurs à procéder à une « fertilisation biologique adaptée aux propriétés chimiques, physiques et biologiques du sol » (20). A la différence de Jean Boucher, Henri Quiquandon est une figure de l’agrobiologie appréciée des animateurs de Nature & Progrès. On reproduit certains de ses articles dans la revue Nature & Progrès, on l’invite à participer aux congrès de l’association et on fait la promotion des produits vétérinaires à base d’essences aromatiques naturelles qu’il met au point.
Dans le duel symbolique qui l’oppose, depuis 1964, à l’association Nature & Progrès, la société Lemaire finit par perdre du terrain. D’abord sur le plan idéologique. Dans les années septante, le corporatisme paysan à tendance conservatrice et nationaliste, tel qu’il est défendu par les syndicats du courant Lemaire marque le pas. La critique d’un système économique productiviste destructeur des liens sociaux et de l’environnement se développe avec plus d’efficacité dans les rangs de la gauche radicale. Les figures scientifiques controversées (21) mobilisées par les premiers chefs de files du mouvement biologique cèdent la place à des figures du mouvement écologique naissant. Le respect de la nature – au sens des écosystèmes – devient le cœur de l’agriculture biologique. Les néoruraux et consommateurs citadins se reconnaissent davantage dans les colonnes de Nature & Progrès. Même du côté des producteurs, le réseau Lemaire ne paraît plus aussi dominant qu’auparavant. En 1976, mille quatre cents agriculteurs se réfèrent au cahier des charges Lemaire quand huit cent quarante se réfèrent au cahier des charges de Nature & Progrès.
Finalement, le nom de Boucher n’est plus aussi incontournable dans le courant Lemaire, si l’on s’en tient à la promotion qui est faite de la méthode au sein d’Agriculture et Vie. Dans le numéro qui paraît en juillet 1980, l’encart qui présentait jadis les « produits agréés de la méthode Lemaire-Boucher » devient un encart présentant les « produits agrées de la méthode agrobiologique Lemaire » (22). La fin de la collaboration entre la maison Lemaire et Jean Boucher est alors suffisamment entérinée. Au début des années quatre-vingt, la société Lemaire connait des problèmes financiers qui ont pour conséquence une restructuration complète de ses nombreuses filiales. Elle prend de nom de Lemaire SA. Par ailleurs, Pierre-Bernard, co-gérant de la société, décède subitement. Malgré les restructurations, la société peine à augmenter sa base d’agriculteurs sous contrat. Jean-François Lemaire décide de rejoindre le groupe Carnot, avant de prendre sa retraite en 1993.
Conclusion
En une vingtaine d’années d’existence, la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher aura marqué les débuts de la culture biologique, avec son circuit semence-blé-farine-pain. Avec ces multiples initiatives commerciales – ambitieuses pour les uns, maladroites pour les autres -, la société Lemaire contribue quoi qu’il en soit à l’émergence et à la structuration du marché des produits biologiques en France, aux côtés des magasins diététiques tels que les magasins Maison de la Vie Claire. Chef d’orchestre d’un réseau comprenant quantité d’acteurs – agrobiologistes, stockeurs de blé, minotiers et boulangers -, la société Lemaire aura été beaucoup décriée pour son système intégré. On reprocha au duo Lemaire-Boucher les promesses faites aux agriculteurs sur l’efficacité quasi miraculeuse du Calmagol, mais également le fait qu’ils aient accordé un crédit démesuré à une hypothèse scientifique, le tout finissant par nuire durablement à l’essor de la méthode.
En outre, la nostalgie marquée de Raoul Lemaire et de Jean Boucher pour une France paysanne et chrétienne a très certainement joué dans l’effacement progressif de leur mémoire dans le mouvement bio. Aussi, une question reste en suspens : leur engagement en faveur d’une agriculture biologique très codifiée a-t-il davantage servi, ou au contraire davantage desservi, le développement du mouvement bio français ? La réponse à cette question est loin d’être évidente…
Notes
(1) Mouvement politique antifiscal et antiparlementaire qui a marqué la vie politique française de 1953 à 1958.
(2) Synthétisé en 1874 par un chimiste autrichien, le DDT (dichloro-diphényle-trichloro-éthane) est un pesticide chimique organochloré incolore utilisé comme insecticide à partir de 1939.
(3) Il se trouve que l’expression « agriculture biologique » est employée dans les revues éditées par l’AFRAN au milieu des années cinquante.
(4) Archives Patrimoniales d’Angers, 42 J 186, Lettre de Raoul Lemaire à M. de Gastines, 17 novembre 1959.
(5) Cal pour Calcium, Mag pour Magnésium, Ol pour oligo-éléments.
(6) Dans les prospectus commerciaux, on annonce que l’algue possède des propriétés antivirales qui en font un excellent activateur microbien capable de prémunir les cheptels de la fièvre aphteuse.
(7) Il précise qu’hormis la luzerne – qui sera réservé pour le couvert végétal d’hiver -, tous les trèfles – blanc nain, minette, lotier, etc. – peuvent être associés aux céréales durant le printemps.
(8) Pour qu’il soit suffisamment soluble dans la terre qu’il viendra amender, le lithothamne doit subir une délicate opération industrielle, la micro-pulvérisation.
(9) Dans le contrat, il est aussi stipulé que le boulanger doit utiliser du levain, du sel marin et un four qui ne soit pas alimenté au mazout pour la cuisson.
(10) La première édition du RIL (avril 1974) est diffusée à cinquante mille exemplaires. Il répertorie alors trois cent quinze agrobiologistes, en majorité situés dans l’ouest de la France et dans la vallée du Rhône.
(11) Chiffre valant pour l’année 1974. Jeanne-Marie Viel, L’Agriculture biologique : une réponse ?, 1979.
(12) Les théories scientifiques d’Ehrenfried Pfeiffer – ingénieur allemand fondateur de la biodynamie – et d’Albert Howard – botaniste anglais fondateur de l’agriculture organique – sont également mentionnées.
(13) Corentin Kervran, Transmutations biologiques : métabolismes aberrants de l’azote, le potassium et le magnésium, Paris, Maloine, 1962.
(14) En physique, la transmutation nucléaire désigne la transformation d’un élément chimique en un autre élément par une modification du noyau atomique de l’élément. Cette transformation est artificielle. La théorie scientifique de Kervran est que la Nature effectue, elle-aussi, des transmutations d’éléments inexplicables par la physique nucléaire classique.
(15) Les travaux de Corentin Kervran sont alors considérés comme de la pseudo-science.
(16) Dans ce rapport, le chercheur de l’INRA affirme que Boucher ne raisonne pas de manière objective car il ne sait pas distinguer un principe d’une hypothèse. L’agriculture biologique : une doctrine scientifique ?, Yves Berthou, INRA, 1970.
(17) « Nous vous conseillons de lire« , André Louis, Nature et Progrès, Janvier-Mars 1965.
(18) Jean Boucher associe sa démarche professionnelle à une posture idéologique qui favorise la désunion des acteurs du mouvement. Par exemple, il affiche des positions anti-communistes et plaide pour la conservation d’un monde paysan fidèle à ses racines chrétiennes. C’est certainement une des raisons qui incite les fondateurs de Nature & Progrès à préciser, dans leur première revue, que leur organisation entend accueillir les adhérents quelles que soient leurs appartenances sociales, religieuses ou politiques.
(19) Lorsque qu’il présente le lithothamne, dans l’Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Claude Aubert explique que le lithothamne est incontestablement un fertilisant de grande valeur, mais déconseille son utilisation sur des sols à pH élevé – sols sur roche-mère calcaire. Il conseille l’emploi du lithothamne sur les sols acides – sols sur roches primaires et les terrains granitiques notamment.
(20) Les agriculteurs sont invités à effectuer des prélèvements de terre, à l’aide d’une sonde ou d’une tarière, et à expédier les échantillons au laboratoire d’analyse dans un bref délai. Agriculture et Vie, n°127, Janvier 1979.
(21) Le chirurgien Alexis Carrel (1873-1944) ou le docteur Paul Carton (1875-1947). Précisons que le discours politique de ces figures affiliées à la droite radicale était très loin de faire l’unanimité parmi les premiers chefs de file qui se contentaient, pour la majorité, de s’appuyer sur leurs arguments scientifiques.
(22) Agriculture et Vie, n°133, Juillet 1980.