C’est au détour d’un « Tournant », l’émission radio animée sur La Première par Arnaud Ruyssen, qu’Olivier Hamant, biologiste et chercheur à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) en France, a exposé aux auditeurs belges sa vision de la société actuelle. Interpellées par ses propos, différentes structures ont ensuite invité Olivier Hamant à étayer son discours à l’occasion de conférences à Bruxelles, Namur et Verviers. Sa critique de la notion de performance et sa définition du concept de la robustesse invitent à regarder d’un œil nouveau les enjeux de société. Nature & Progrès propose d’analyser ensemble ses propos.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

L’ère de la performance

Et si les maux de notre société provenaient de notre recherche assidue – voire entêtée – de performance ? Selon Olivier Hamant, nous baignons dans la performance depuis… le Paléolithique, l’âge où nos ancêtres se sont mis à tailler des pierres et créer des outils. Mais d’abord, comment définir la performance ? Il s’agit de la somme de l’efficacité (atteindre un objectif) et de l’efficience (avec le moins de moyens possible). Elle repose sur le contrôle et l’optimisation. Et elle est partout ! Le progrès technologique a permis d’accélérer l’atteinte de performances, dans tous les domaines, notamment ces dernières décennies. C’est une fierté de nos sociétés, car nous y plaçons toutes nos solutions pour l’avenir. Olivier Hamant nous démontre en quatre étapes que la recherche de performance est à l’opposé des solutions pour notre société et notre planète.

 

Optimiser fragilise

La performance va souvent de pair avec le réductionnisme : on réduit le nombre de problèmes pour pouvoir les résoudre, perdant la vision systémique, et on identifie dès lors de mauvais objectifs. Olivier Hamant prend l’exemple des transports en évoquant la crise survenue en 2021 lorsque le porte-conteneur Ever Given  – 400 mètres de long, capacité de 200.000 tonnes, une prouesse technologique pour gagner en efficacité dans le transport maritime – s’est retrouvé coincé pendant six jours dans le canal de Suez  – un aménagement datant de la fin du XIXe siècle, permettant de relier l’Europe et l’Asie, révolutionnant les échanges commerciaux. Cet incident, qui a empêché chaque jour le passage de cargaisons estimées à huit milliards d’euros en provoquant des pénuries, a révélé la fragilité d’un système reposant sur la recherche de performances.

 

Economiser pour consommer plus

Olivier Hamant développe également le paradoxe de Jevons, autrement appelé l’« effet rebond ». « Les gains de performance permettent des économies à court terme, mais l’attractivité qui en découle induit la prolifération des usages, crée de nouveaux besoins, et, au final, conduit à une consommation globale plus importante des ressources ». C’est le grand écueil des innovations liées à la réduction de la consommation des énergies. L’électroluminescence (ampoules LED), grâce à sa bonne efficacité lumineuse et à sa durée de vie plus longue, a remplacé la plupart des lampes à incandescence et halogènes. Mais au-delà du remplacement des ampoules, on a eu tendance à en rajouter partout puisque ça consomme moins ! Avec les LED, c’est Noël tous les jours dans certains jardins – privés ou publics – illuminés pendant toute la nuit.

 

La Loi Goodhart

Formulée en 1975 par l’économiste Charles Goodhart, cette loi stipule que « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure » car elle devient sujette à des manipulations, directes – trucage des chiffres – ou indirectes – travailler uniquement à améliorer cette mesure. Lorsque l’on définit des indicateurs de performance, on risque toujours de sortir de l’objectif premier. Les exemples sont nombreux, du dopage des sportifs – pour avoir le meilleur temps – aux tricheries des étudiants lors des examens – pour avoir la meilleure cote.

 

Un coût social et environnemental

Olivier Hamant estime que la recherche de performance est à l’origine de toutes les crises que nous vivons aujourd’hui : dérèglement du climat, effondrement de la biodiversité, pollutions, pénurie des ressources, inégalités sociales… Notre société vit donc un burnout social et environnemental, un épuisement provenant de l’accélération de la recherche de performance pour résoudre des crises qui sont issues de cette même performance. Albert Einstein disait : « On ne peut résoudre un problème avec le même niveau de pensée que celle qui l’a créé ». Il faut donc trouver autre chose.

 

Se passer de la performance : jeter le bébé avec l’eau du bain ?

La critique, par Olivier Hamant, de la notion de performance est déroutante, car à peu près toute notre société est bâtie sur ce concept. Devant les interpellations de plusieurs participants à ses conférences, l’orateur nuance : « La performance ponctuelle est nécessaire ». Il illustre le cas dans le secteur de la santé. Lorsque l’on est pris en charge par les urgences, l’on attend du chirurgien qu’il soit performant pour nous soigner. Mais chercher à optimiser la performance en continu, sur le long terme, n’est pas viable. La crise du coronavirus nous l’a démontré avec les nombreux cas d’épuisement du personnel de la santé.

 

Habiter le monde sans questionner la performance serait une folie

Le grand écueil de la performance, c’est qu’elle ne fonctionne que dans un monde stable, en paix, prévisible et en reposant sur des ressources illimitées. « La croissance donne l’illusion de l’abondance, alors qu’elle est pénurie, elle dessine une trajectoire de progrès alors qu’elle menace la viabilité de l’humanité sur Terre ». Or, aujourd’hui, notre seule certitude, c’est le maintien et l’amplification de l’incertitude. « Bienvenue dans un monde fluctuant ! », tonne Olivier Hamant. Nous devons développer la capacité à nous maintenir stables (à court terme) et viables (à long terme) malgré les fluctuations (pénuries, guerres, climat, épidémies, etc.). C’est la définition de la « robustesse », sa notion fétiche, sa solution pour l’avenir ! Mais comment ?

 

La robustesse, la voie du vivant

Biologiste de formation, Olivier Hamant consacre sa carrière à l’étude du vivant. Ce sont les êtres vivants qui nous montrent la voie de la robustesse, car depuis toujours, ils vivent dans un monde fluctuant. Il nous démontre avec aisance que les êtres vivants développent des contre-performances, et non des performances. Le rendement énergétique de la photosynthèse n’est que de moins d’un pourcent, or, en 3,8 milliards d’année, la Nature aurait bien eu le temps de l’optimiser ! Elle a préféré un système qui résiste aux fluctuations (de la qualité et de la quantité de lumière, qui ne cesse de varier). Nos enzymes sont beaucoup plus efficaces à 40°C qu’à 37°C, notre température corporelle. Ceci nous permet, lors de fièvres, de mieux lutter contre la maladie, mais provoquerait, sur le long terme, une dénaturation de nos protéines. Fluctuation, encore et encore !

 

Les ingrédients de la robustesse

Il faut inverser les recettes ! Voici les ingrédients de la robustesse identifiés par Olivier Hamant : l’inefficacité (ne pas avoir d’objectif, et donc, ne pas chercher de performance), l’héterogénéité (la diversité), l’incertitude (ne pas faire de prévision, des processus aléatoires), la lenteur (des cycles, des délais), la redondance (plusieurs solutions pour une même fonction), l’incohérence (la contradiction, appuyer à la fois sur le frein et l’accélérateur !) et l’inachèvement (évolution et construction permanente). Waouw ! Quand on est formattés à la performance, ces critères décoiffent !

 

La recette d’une société robuste

Les êtres vivants multiplient leurs interactions, en diversité et en intensité. Ils se construisent sur leurs points faibles – pour renforcer leur adaptabilité – et non sur leurs points forts – ce qui reviendrait à chercher la performance, à se spécialiser. Ils favorisent la coopération à la compétition – contrairement à ce que l’on croit souvent ! -, multiplient et allongent les chemins au lieu d’aller droit au but, multiplient les compétences et les solutions alternatives, et les gardent même si elles sont inutiles à court terme. Selon Olivier Hamant, « Nous ne manquons pas de solutions face aux enjeux actuels, nous avons surtout accès à des solutions contreproductives ». Il est donc nécessaire de les passer au crible, de leur faire passer le test de la robustesse. Les vraies solutions doivent alimenter la santé humaine – mentale et physique -, la santé sociale et la santé des milieux naturels, et être capables de supporter les fluctuations diverses de notre environnement et de notre société.

 

Un vrai changement de paradigme

En pratique, les notions développées sur base de la robustesse sont l’inverse de nos conceptions basées sur la performance. En voici quelques-unes.

  • Du « toujours plus » au « moins mais mieux »
  • Ne plus aller vers, mais vivre avec
  • Ne plus exploiter les écosystèmes pour augmenter la production, mais produire pour nourrir les écosystèmes
  • Du tout jetable individuel, au tout réparable partagé
  • Faire de l’innovation un produit de la robustesse et non un carburant de la performance
  • Du high-tech fragile produit par une technocratie distante, au low-tech robuste et appréhendable par les citoyens
  • De la matière pour gagner du temps, au temps pour préserver la matière
  • De travailler plus pour gagner plus, à travailler moins pour vivre mieux
  • Faire du modèle économique un produit de sortie, et non une contrainte d’entrée, grâce à la santé commune
  • De la compétition (dépasser les autres) à la collaboration (se dépasser avec l’aide des autres)
  • Re-carboner l’économie en passant du pétrole au carbone photosynthétique (renouvelable), et non dé-carboner l’économie en passant du pétrole aux métaux (non renouvelables)
  • De l’économie capitaliste propriétaire, à l’économie de l’usage solidaire
  • On n’économise plus pour survivre, notre vie construit une nouvelle économie

 

En conclusion…

Les concepts développés par Olivier Hamant sont bouleversants, tant notre société est basée sur la notion de performance. Mais force est de constater que le raisonnement du chercheur semble tenir la route dans les thématiques qui intéressent Nature & Progrès : l’alimentation, l’énergie et la décroissance. L’intensification de l’agriculture équivaut à une recherche de performance autour d’un objectif : produire davantage pour « nourrir le monde » en quantités. Malheureusement, cet objectif très ciblé, accompagné de son indicateur-phare, le rendement des cultures et des élevages, oublie la notion de qualité – par exemple, sans pesticides qui sont nocifs pour notre santé – et la durabilité environnementale et sociale. L’agriculture conventionnelle exploite des ressources non renouvelables tels que des gisements miniers, elle pollue l’environnement et contribue à l’émission de gaz à effets de serre, elle tend à considérer les animaux contre des machines en restreignant le bien-être – enfermement, alimentation visant le rendement au détriment de la santé…, etc.

 

En prônant une agriculture biologique « respectueuse des Hommes et de la Terre », Nature & Progrès se positionne dans la notion de robustesse. Une agriculture qui collabore avec le vivant en favorisant la vie du sol et les auxiliaires, qui est bénéfique pour l’environnement à travers la préservation de la biodiversité, l’enrichissement des milieux – plantation de haies, création de milieux humides aux abords des champs et des prés, etc. -, qui contribue aux défis climatiques en captant le carbone, qui crée du lien entre producteurs et mangeurs, qui crée de l’emploi et du savoir-faire… La liste de ses qualités est longue et touche les trois piliers définis par Olivier Hamant : la santé humaine, sociale et environnementale. Présentées à travers la charte de l’association, ces valeurs sont une démonstration de robustesse, un modèle de solution dans le domaine des défis alimentaires.