Le 10 décembre dernier, à l’occasion de l’anniversaire des dix ans d’existence de la locale d’ATD Quart Monde du Pays des Vallées, le Réseau RADiS a offert aux participants de la journée deux délicieuses soupes et du pain, réalisés avec les légumes et les farines bio des producteurs du Réseau. Une alimentation de qualité pour tous, le temps d’un repas… Nous avons également créé des liens avec une association où s’engagent, côte à côte, des personnes vivant la pauvreté au quotidien et d’autres qui leur sont solidaires…
Par Sandra Kirten
Pendant la préparation de cette journée festive, le Réseau RADiS a été invité par Monique Couillard-De Smedt, coordinatrice du groupe local Pays des Vallées, à l’Université Populaire Quart Monde, sur le thème du droit à une alimentation de qualité pour tous. Ce thème nous préoccupe tous, tant chez Nature & Progrès qu’au Réseau RADiS. C’est donc avec beaucoup d’intérêts que j’ai pu y participer, en tant que chargée de mission du volet solidaire pour le Réseau. Il nous paraissait intéressant et enrichissant d’entendre et de comprendre l’avis, sur ce thème précis, de personnes qui vivent la pauvreté au quotidien.
ATD Quart Monde et son Université Populaire
Le mouvement « Aide à Toute Détresse » fut créé par le père Joseph Wresinski, en 1957, afin de lutter contre la grande pauvreté et l’exclusion sociale. En 1969, il devint le mouvement « ATD Quart Monde », ATD signifiant « Agir Tous pour la Dignité » et « Quart Monde » représentant le rassemblement des pauvres et des non-pauvres engagés dans le refus de la misère.
Le mouvement ATD Quart Monde est présent et agit dans plus de trente pays, sur les cinq continents. En Belgique, le mouvement a trois priorités :
– l’accès à l’éducation et la construction des savoirs avec l’intelligence de tous,
– la promotion d’une économie respectueuse des personnes et de la Terre,
– la mobilisation pour la paix et les droits de l’homme.
Mais késako, l’Université Populaire Quart Monde ? Voilà comment ATD Quart Monde définit son Université Populaire sur son site Internet : « les Universités Populaires Quart Monde, créées en France en 1972, sont des lieux de dialogue et de formation réciproque entre des adultes vivant en grande pauvreté et d’autres citoyens qui s’engagent à leurs côtés. Tous viennent pour apprendre les uns des autres, en apportant leurs expériences et leurs savoirs propres. Dans ces rencontres on peut, chacun et ensemble, s’entraîner à exprimer une opinion ou une pensée, en les confrontant à celles d’autres personnes. De ce croisement des savoirs entre les participants peuvent naître une pensée neuve, riche des diversités de ceux qui la créent, indispensable à l’élaboration d’un projet de société vraiment démocratique. Certains participants, renforcés par les savoirs acquis avec d’autres aux Universités Populaires, agissent dans leur famille, leur quartier ou leur cité pour que les conditions de vie des personnes vivant dans la grande pauvreté changent. Ils reprennent confiance pour entreprendre des démarches visant à faire respecter leurs droits et ceux de plus pauvres qu’eux encore. »
Il existe depuis plusieurs années, en Belgique, une Université Populaire Quart Monde francophone et une autre, néerlandophone. La plupart des participants viennent des différents groupes locaux d’ATD Quart Monde, en Belgique.
L’alimentation quand on est pauvre…
Selon la Fédération des Services Sociaux, on estime aujourd’hui que vit dans la pauvreté une personne dont le revenu n’atteint pas 1.287 euros par mois pour une personne isolée, ou 2.703 euros par mois pour un ménage composé de deux adultes et deux enfants. En Belgique, cela concerne environ une personne sur cinq ! Ceux et celles qui vivent dans cette situation ont alors trop peu de moyens pour payer, à la fois, le logement, l’énergie, les soins de santé, les autres frais obligatoires et la nourriture. Certains se tournent ainsi vers l’aide alimentaire… Entre les distributions de colis, les restaurants sociaux ou les épiceries sociales, on estime que six cent mille personnes recourent à l’aide alimentaire, en Belgique, contre quatre cent cinquante mille, avant la crise sanitaire.
« Notre alimentation » fut au cœur des débats, dans les différents groupes locaux d’ATD Quart Monde, en septembre 2022. Voici ce qui s’est dit, à la locale du Pays des Vallées, la région de Dinant, Beauraing, Hastière, etc.
– Qu’est-ce que bien manger veut dire pour vous ?
Voilà la première question à laquelle devaient répondre les participants. Manger à sa faim, manger ce que l’on aime, manger des produits frais et de qualité mais aussi manger ce que nos parents nous ont transmis ont été les principales réponses.
– Plusieurs obstacles pour bien manger ont ensuite été pointés :
Le prix, bien sûr ! Il faut choisir entre acheter un aliment de qualité, ou quelque chose qui coûte moins cher mais qui est moins bon. Parfois aussi, il faut choisir entre manger ou payer ses factures…
La difficulté de cuisiner à la maison par manque de cuisine, de matériel de cuisine ou de connaissances…
Ne pas avoir de voiture, ou peu d’accès à des transports en commun, ne donne pas le choix du magasin où faire ses courses. C’est au plus proche. Mais ces magasins sont souvent plus chers et on n’y trouve pas beaucoup de choix.
Quant aux colis alimentaires, ils ne contiennent pas – ou peu – de produits frais de bonne qualité et souvent certains produits sont périmés.
Il faut manger ce qui est donné dans les restaurants sociaux ou dans les colis alimentaires. Ou manger ce qui est trouvé en fin de marché, ou dans les conteneurs des supermarchés…
– Le groupe s’est alors penché sur des solutions, des propositions pour que tout le monde puisse bien manger…
Et si on installait des fermes de quartier où l’on pourrait trouver des légumes, des fruits, du lait ? On pourrait également y apprendre un métier, et cette formation serait rémunérée. Cela déboucherait sur de vrais emplois, correctement payés…
Et si des épiciers ambulants sillonnaient les villages isolés ?
Et si on mettait en place des jardins partagés pour cultiver soi-même, ou en groupe, ce qu’on va manger ?
Et si on diminuait les prix dans les magasins ?
Et si on bloquait les prix de la nourriture ?
Et si on participait à des cours de cuisine pour apprendre à bien manger ?
Et si des repas équilibrés et gratuits étaient distribués dans les écoles ?
Et si chacun avait des revenus convenables pour pouvoir s’acheter une alimentation de qualité ?
La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) peut-elle garantir une alimentation de qualité pour tous ?
Que faudrait-il faire pour que tout le monde puisse avoir accès à une alimentation de qualité ? La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) est peut-être une des solutions. Jonathan Peuch, de FIAN Belgium, est venu présenter ce projet et en parler, lors de l’Université Populaire d’octobre 2022. Les participants ont ensuite réagi et donné leurs impressions sur ce projet.
En quoi consiste ce concept dont la réflexion est en cours en Belgique ? Portée par de nombreuses associations qui se sont réunies au sein du collectif CréaSSA – voir : www.collectif-ssa.be -, l’idée a émergé en France, en 2019, autour de la question de l’accès à l’alimentation pour chaque citoyen. Les objectifs ambitieux de ce projet sont de permettre à tout le monde de manger à sa faim, de se nourrir avec des aliments de bonne qualité, et de payer correctement les paysans, tout en respectant l’environnement. La SSA vise donc à financer la transition du système alimentaire vers plus de durabilité.
Inspirée de la sécurité sociale de la santé, la SSA serait une nouvelle branche de la sécurité sociale. Son principe est simple : chaque citoyen, quels que soient son âge ou sa situation financière, recevrait un montant situé autour de cent cinquante euros par mois qui serait réservé à l’achat d’aliments auprès de producteurs, de distributeurs ou de transformateurs conventionnés, selon des critères définis de manière démocratique. Cette somme se trouverait sur une carte spéciale, type carte de banque. Il s’agirait d’un système de caisse commune financée grâce aux cotisations proportionnées de chaque citoyen, à hauteur de l’ensemble de ses revenus.
La SSA au regard des plus pauvres…
Après avoir écouté et compris l’exposé présentant la SSA, la majorité des personnes présentes à l’Université Populaire de ATD Quart Monde, le 22 octobre à Bruxelles, n’était pas d’accord avec l’idée de cette carte spéciale de cent cinquante euros, avec laquelle on ne pourrait acheter que des produits locaux, durables et bio. Voici quelques-uns de leurs arguments :
– cent cinquante euros : trop pour les riches, suffisant pour certains mais pas assez pour d’autres…
Les personnes plus riches achètent davantage des produits plus chers mais pas forcément des produits locaux, éthiques, de qualité et bons pour l’environnement. La SSA les pousserait peut-être à le faire… Mais en ont-ils vraiment besoin ? Les personnes pauvres, elles, seraient obligées d’acheter de la nourriture… beaucoup plus chère que d’habitude ! Leur envie est d’avoir un revenu décent leur permettant d’acheter ce qui est indispensable et nécessaire, tout en étant libre de le choisir. La SSA ne semble pas répondre à ce besoin.
– le projet n’a pas intégré les différents aspects spécifiques de nos vies…
Il est indispensable de ne pas oublier ceux qui sont sous administration de biens, ceux dont les enfants sont placés, les sans-papiers, les sans-abris…
– tout le monde devrait cotiser pour financer cette caisse de solidarité ?
L’avis est unanime : « on va encore se faire mal voir si on reçoit sans cotiser. » Même si le montant est symbolique, les plus pauvres aussi voudraient participer à cette caisse de solidarité. Si ce n’est pas le cas, le risque de stigmatisation sera élevé. C’est déjà le cas pour les autres branches de la sécurité sociale : chômage, pension, maladies-invalidités…
– manger correctement est un droit. Pourquoi faut-il créer un système de solidarité pour y parvenir ?
Effectivement, le droit à l’alimentation est un droit humain fondamental et est aussi reconnu par le droit international. L’Etat a donc l’obligation de l’appliquer. Il le fait principalement via l’aide alimentaire. L’aide alimentaire, comme toute aide humanitaire, ne constitue pas une solution durable et n’offre aucune perspective à celles et ceux qui en bénéficient. Un nouveau système est donc à inventer !
– il n’y a actuellement pas assez de production de bons produits sur le marché belge pour ravitailler tout le monde…
Dans la Sécurité Sociale de la Santé, certains médicaments sont conventionnés – et donc remboursés – et d’autres ne le sont pas. La même logique s’appliquerait à la SSA : seuls des produits répondant à des critères de durabilité, de circuit court, de justice sociale et économique pourraient être achetés. Cependant, actuellement, ces produits sont minoritaires sur le marché, face aux produits de l’industrie agroalimentaire qui occupent une place prépondérante.
À ce stade de la réflexion sur la Sécurité Sociale Alimentaire, les membres d’ATD Quart Monde pensent que le projet de la SSA ne permettrait pas de lutter contre la pauvreté mais plutôt d’encourager les producteurs à produire davantage une alimentation de qualité, de mnière bonne pour l’environnement, tout en s’assurant de pouvoir les vendre à des prix corrects.
Pour que la SSA soit réellement au service de tous, les remarques faites par les membres d’ATD Quart Monde devront être intégrées à la suite de l’élaboration du modèle. Effectivement, pour être au plus près de la réalité, il est important d’entendre les différents avis et de coconstruire, ensemble.
En guise de conclusion
La Sécurité Sociale Alimentaire, ce n’est pas pour tout de suite ! L’idée commence à faire parler d’elle… À l’état de réflexion, elle suscite encore beaucoup d’interrogations et son éventuelle mise en place constitue un énorme défi. Elle a néanmoins déjà le mérite de remettre en question l’approche actuelle de la transition du système agricole et de l’aide alimentaire. Nature & Progrès ne s’est pas encore positionné sur ce projet. La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA), est-ce une utopie ou une idée géniale ?