Aux origines du mouvement de l’agriculture biologique, en France et en Belgique, on trouve un groupement de quelques dizaines de scientifiques qui se sont intéressés à l’importance de l’humus et de l’activité biologique des sols. Cette communauté, active, dès la fin des années quarante, a développé l’intérêt pour ce qu’on appelle communément la « vie du sol » qui est le point de départ, trop souvent négligé, de l’agriculture biologique telle qu’on la pratique toujours maintenant partout en Europe (1).

Par Mathilde Roda

 

Si l’aversion pour les externalités provoquées par les pesticides et les engrais chimiques fut un point de départ, les acteurs du mouvement agrobiologique élaborèrent aussitôt une pensée beaucoup plus large qui réunit leurs réflexions axées sur la santé des consommateurs et l’autonomie des agriculteurs. L’écologie vint, plus tard, prendre sa place dans l’équation… Le terme même d’ »agriculture biologique » fut popularisé, dès les années cinquante, par des médecins nutritionnistes qui furent rapidement rejoints par des agronomes et des producteurs en polyculture-élevage (2). Pour les médecins, il était urgent que la population retourne à une alimentation exempte de matières d’origine synthétique ; pour les agronomes, il n’était plus possible de promouvoir un système agrochimique qui éloignait de plus en plus les agriculteurs de leurs indépendances, technique et économique. Pour les agriculteurs surtout, il devenait impératif de trouver une alternative au courant modernisateur qui les poussait à l’endettement : mécanisation excessive, achats d’intrants, augmentation des frais vétérinaires…

Dès le départ, la bio reposa donc sur une réflexion globale et inclusive qui rendait indissociables l’agriculture et l’alimentation. La quête d’un modèle alimentaire sain poussa à la recherche d’un modèle agricole cohérent qui aurait, comme rouage central et indispensable, la vie du sol ! Car un sol sain donne des cultures saines qui sont la base d’une alimentation saine, tout en étant le facteur déterminant de la résilience des fermes agricoles.

 

Des principes fondateurs innovants !

Réaffirmons-le inlassablement : pour la bio, le sol est la base de tout ! Bien plus qu’un support de culture, il est la combinaison de milliards d’alliés, depuis la microscopique bactérie jusqu’à la macrofaune, ui est encore parfois considérée par certains comme des « ravageurs ». Voilà pourquoi on retrouve – dès l’origine de l’agriculture biologique, des principes de limitation de la perturbation du sol. Si la gestion des adventices passe par des méthodes mécaniques, une telle intervention ne peut pas être pas réalisée n’importe comment. Le labour n’est pas un recours systématique et les premiers conseillers techniques, dès 1959, faisaient déjà la promotion du sous-solage afin de le remplacer. Pratique encore présentée aujourd’hui comme innovante, les associations végétales sont également promues, dès le début des années soixante, par les pionniers de l’agriculture biologique. En plus de favoriser l’enrichissement des sols en azote, ces associations sont présentées comme un traitement préventif naturel pour garantir la santé des céréales, en favorisant la présence d’auxiliaires antagonistes.

Parmi les autres principes fondateurs de l’agriculture biologique, se retrouvent encore la polyculture, avec des rotations longues, l’insertion de légumineuses dans l’assolement, le compostage du fumier de ferme enrichi en pailles, la stimulation des micro-organismes du sol par l’apport d’amendements organiques adaptés, ou encore le recours à des cultures dérobées enfouies comme engrais vert. L’agriculture biologique se pense, depuis toujours, non pas comme un retour en arrière, mais bien plus comme une voie de progrès parallèle à celle qui est proposée par l’agrochimie.

« L’agriculture biologique a pour but de développer la véritable fertilité du sol, basée sur l’humus, et d’obtenir de hauts rendements en récoltes et en bétail, avec une qualité de produits et une résistance aux maladies que ne peuvent donner ni certaines pratiques négligentes d’autrefois, ni les méthodes couramment utilisées aujourd’hui. », expliquait déjà Jean Boucher, en 1959 (3)…

 

De « la bio » à « le bio »…

Au fil de son histoire, la bio a intéressé de plus en plus, tant les citoyens-consommateurs que les professionnels de l’agriculture. Il a donc fallu la normer pour éviter les débordements. C’est ce qu’ont permis, dès 1972, les premiers cahiers des charges élaborés par Nature & Progrès. Normer, cela veut dire cadrer les pratiques, en interdire certaines et donc contrôler le respect des règles édictées. Un tel cadre normatif amena de la confiance mais également un côté restrictif qui laissa souvent peu de place à la globalisation de la réflexion.

Cet engouement qui se structurait de plus en plus suscita inévitablement l’intérêt du monde politique. Mais c’était la volonté de ses défenseurs ! La reconnaissance officielle donna au mouvement son cadre légal et permit une promotion plus large de l’agriculture biologique. Si Nature & Progrès et les autres acteurs de l’agriculture biologique n’avaient pas attendu le législateur européen pour avancer (4), cette étape constitua néanmoins une victoire importante dans la légitimation des préceptes agrobiologiques.

Ce qui put – et peut encore – faire tiquer les adeptes de la bio, c’est que la création du label européen, en 1991, fut le théâtre d’une réduction spectaculaire de ses grands concepts à une série de critères purement techniques. Les principes fondateurs de l’agriculture biologique se retrouvent souvent relégués au rang de simples « considérants » introductifs, non traduits en articles de loi. La bio est ainsi devenue le bio : un marché de produits labellisés qui, pour la majorité des consommateurs, se réduisent à des produits sans pesticides (5). Or l’agriculture biologique a toujours été, à nos yeux, un gage essentiel de rapprochement du producteur et du consommateur. Il est donc indispensable d’aller beaucoup plus loin – et c’est ce que permet le label Nature & Progrès – même si, au travers du label bio « Eurofeuille » se traduisent déjà bon nombre des principes fondateurs du bio.

 

La rigueur du travail de l’historien

Telle est bien l’histoire de la bio que certains, aujourd’hui, seraient bien tentés d’ignorer, ou carrément de réécrire. Mais réécrire l’histoire, cela porte un nom. Réécrire l’histoire, c’est du révisionnisme ! Et la condamnation du révisionnisme ne doit pas concerner que l’horreur sans nom des chambres à gaz ! Le marketing de la grande distribution est chatouillé en permanence par les démons du révisionnisme, lui qui se laisse trop souvent aller à ne voir dans le « produit issu de l’agriculture biologique » qu’un simple, un vulgaire objet de mode dont le temps viendra à passer pour être remplacé par d’autres. De nouveaux acteurs de l’agroécologie – ce Canada Dry qui le goût et la couleur de l’agriculture biologique mais qui n’est évidemment pas l’agriculture biologique ! – rêvent aujourd’hui d’y réintroduire des pesticides ! « Nous ne pouvons pas faire sans« , clament-ils à qui veut bien les entendre. Mais réintroduire le ver dans le fruit ne serait-il pas le projet secret de l’industrie qui les manipule ?

Et que pouvons-nous faire d’autre, face à ce négationnisme intolérable qui prétend stimuler la vie du sol en recourant aux services du glyphosate, que d’en appeler à la vérité historique, celle de l’agriculture biologique et de tous ceux qui l’ont faite au fil des décennies ? Car la bio ne s’incarne pas seulement dans les principes du présent. La bio, c’est avant tout la vie et les espoirs de tout ceux qui l’ont rendue concrète. Pour notre santé et celle de la terre !

 

Notes :

(1) Pour connaître tous les détails de l’origine du mouvement biologique francophone, voir les articles de Florian Rouzioux parus dans les revues Valériane n°143, 144 et 145.

(2) Rouzioux Florian, « Les voix contestataires du Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (1958-1961) – Des Ligériens au service de l’indépendance des paysans et de la santé du sol« , Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest, n°2, 2022

https://ajco49.fr/2022/11/14/les-voix-contestataires-du-groupement-dagriculture-biologique-de-louest-1958-1961-des-ligeriens-au-service-de-lindependance-des-paysans-et-de-la-sante-du-sol

(3) Archives municipales d’Angers, 42 J 186, tract « Principes d’Agriculture Biologique », Jean Boucher, 1959. Lu dans (2).

(4) Pour en savoir plus, voir la revue Valériane n°134 et l’article intitulé « Regards sur l’évolution du label Nature & Progrès ».

(5) Sujet développé par Michel Besson dans « La bio et l’agroécologie sont des projets de transformation sociale« , revue Valériane n°98.