L’agriculture bio, un truc de hippies, d’illuminés ? Ce préjugé colle encore à la peau du secteur. Comme dans le domaine écologique, des mouvements spirituels se sont développés autour de l’agriculture, comme la biodynamie liée à l’anthroposophie. Ils préconisent des pratiques qui ont souvent leur raison d’être et qui sont aussi utilisées sans lien avec les croyances qui y sont associées. Et si, au lieu de catégoriser et de juger, on considérait les alternatives agricoles dans leur diversité ?
Par Maylis Arnould, rédactrice
Même si la stigmatisation des acteurs du bio a largement diminué, certains préjugés sont encore très présents. Il y a ceux qui sont bien connus, comme l’idée que produire bio diminue les rendements ou que manger bio coûte trop cher. Puis il y en a d’autres, un peu plus discrets, mais dont l’émergence peut être dangereuse, comme le fait que l’agriculture bio irait forcément de pair avec des croyances mystiques, voir sectaires. Tantôt des hippies, tantôt des illuminés : que l’on soit productrice ou producteur, transformatrice ou transformateur, consommatrice ou consommateur, on n’échappe pas aux clichés.
Comme je l’avais déjà mentionné dans l’analyse n°21 de l’année 2023, intitulée Au-delà du pacifisme ? Quand la désobéissance civile ne suffit plus…, il existe différents groupes dans lesquels l’écologie est associée à certaines croyances, spiritualités ou religions. Parmi ceux-ci nous pouvons citer par exemple l’écologie intégrale qui inclut les croyances chrétiennes parmi les enjeux environnementaux (1), ou encore l’écologie profonde qui se base parfois sur des croyances néopaïennes (2). Mais lorsqu’il est question d’écologie, il est souvent question de changer également les modes de production alimentaire. Comme pour l’écologie, l’agriculture comporte certaines branches qui ont des idéaux tendant vers la spiritualité. La méfiance vis-à-vis de ces courants – bien que très minoritaires – peut avoir un impact, non seulement sur les personnes qui y adhérent, mais également sur les autres acteurs de la filière.
L’anthroposophie et la biodynamie
Lorsqu’il s’agit d’associer agriculture biologique et coutumes dépassant les savoirs strictement scientifiques, on pense assez directement à l‘agriculture biodynamique, branche agricole de l’anthroposophie. Fondée par Rudolph Steiner en 1913, l’anthroposophie est un mouvement de pensée qui regroupe diverses idées que l’on peut qualifier d’ésotériques, dans le sens où elles s’exercent parfois à travers des rituels ou des initiations (3). L’anthroposophie a fait beaucoup parler et écrire ces dernières années ; nous l’utiliserons ici à titre de simple exemple permettant d’éclairer le propos, en essayant d’être le plus neutre possible. Car on peut observer, d’un côté, une valorisation positive, et d’un autre, une forte critique.
Comme l’explique la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) en France, dans son dernier rapport de 2023, il n’y a pas à porter de jugement sur une croyance. Si l’anthroposophie se retrouve dans la liste des sujets d’inquiétude de l’organisme, c’est principalement pour certaines dérives de médecins et de professeurs se disant directement liés à l’anthroposophie. Car parmi les concepts de Rudolf Steiner, on trouve des actions concrètes dans des domaines très variés : l’éducation à travers les écoles Steiner-Waldorf, la médecine à travers des méthodes de soins développées par ses propres soins, et l’agriculture à travers la biodynamie. C’est seulement de cette dernière dont il est question ici.
« Basée sur les mêmes principes que l’agriculture biologique en ce qui concerne le refus des intrants chimiques, la biodynamie s’en distingue non seulement par une conception organiciste et holiste de l’unité de production agricole, mais par un fond théorique que l’on pourrait qualifier d’ésotérique et qui se traduit concrètement par l’application de techniques bien spécifiques parmi lesquelles la prise en compte de différents cycles cosmiques (lunaires, solaires et planétaires) dans les pratiques culturales, et la dynamisation de différentes préparations visant notamment à rendre les sols plus fertiles » (4). S’appuyant sur différents ouvrages de référence, notamment Le Cours aux agriculteurs (1926) ou encore les livres de l’agronome Ehrenfried Pfeiffer, les enseignements agricoles biodynamiques n’ont cessé de s’étoffer d’année en année.
Ne pas confondre pratiques et valeurs
Bien que controversée pour ses idées, la biodynamie est, tout de même, principalement un ensemble de pratiques agricoles. Et c’est un des points sur lesquels il est intéressant de se pencher. En effet, les valeurs, que nous allons définir ici comme l’ensemble d’idées d’un groupe d’individus, ne sont pas forcément ancrées dans les pratiques. A l’intérieur d’une vision spécifiquement biodynamique de la terre et de l’agriculture, se trouvent des conseils et des expériences agronomiques qui peuvent être utilisées par des personnes n’appartenant ni à l’anthroposophie ni à Déméter, l’organisme de certification du label de l’agriculture biodynamique.
Sans rentrer dans des détails agronomiques trop techniques, la pratique la plus connue en biodynamie est la préparation dite P500 : « Une bouse de vache gestante […] est introduite dans une corne de vache et enterrée dans le sol pendant tout l’hiver. La bouse fermente et se transforme en humus. Au printemps, on démoule la corne, récupère l’or brun que l’on dilue dans de l’eau de pluie. On pulvérise alors le mélange au moins une fois par an sur l’ensemble des terres accessibles du domaine. Objectif ? Agir au niveau du sol, le rendre plus fertile, stimuler la germination des graines… ».
En ce qui concerne la bouse de vache, on n’a plus vraiment à expliquer pourquoi c’est une bonne idée de l’intégrer dans le sol quand celui-ci va être cultivé. De l’agriculteur conventionnel au jardinier du dimanche, en passant par l’agriculteur bio, énormément de personnes, depuis plusieurs générations, ont recours à cette pratique. Les ressources, qu’elles soient scientifiques ou non, qui vantent les bénéfices de cet intrant sont extrêmement nombreuses.
L’utilisation de la corne, quant à elle, est moins répandue mais tout de même très présente dans de nombreux magasines à destination des particuliers qui jardinent. Apport d’azote, de phosphate ou répulsif contre certains insectes, entre autres, les intrants organiques ou végétaux dans les sols sont des bases de l’agriculture biologique.
Qu’elles soient basées sur un cahier des charges Déméter, Nature & Progrès ou de l’agriculture biologique, les pratiques agricoles peuvent donc se ressembler mais être intégrées dans des idéologies variées.
Sentir n’est pas croire
Au-delà du côté très pragmatique de leurs utilisations, les pratiques agricoles sont également très souvent enveloppées à l’intérieur de ce qu’on peut appeler des « savoirs profanes ». « Un individu considéré comme non-expert (à l’inverse de l’agronome scientifique, par exemple) peut être nommé un profane, et il développe son propre savoir (savoir profane ou savoir ordinaire) en ce qui concerne son environnement et le monde dans lequel il évolue ». Ce concept a été théorisé par différents auteurs dans le domaine sociologique, dont Mary Douglas ou Phil Brown. Pour Mary Douglas, les savoirs profanes se basent sur des perceptions, des expériences, des savoirs tacites, des traditions, des « règles de bon sens » ou sur la transmission, par les voisins ou les amis, par exemple (5).
Ici aussi, l’exemple de la biodynamie permet d’illustrer le propos : ce modèle agricole est dirigé par des principes économiques et techniques mais également par un lien particulier entretenu avec la terre. Cette culture est ancrée dans une observation très forte du vivant (6). Comme l’explique Jean Foyer, déjà cité, « presque tous les vignerons soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier ». Un vigneron explique ainsi que la transition de la viticulture conventionnelle à la bio, puis à la biodynamie, a représenté pour lui une reprise d’autonomie considérable vis-à-vis de sa conduite de la vigne, une reprise en main des savoirs et des pratiques, une obligation de s’écouter et de se faire confiance, là où il avait le sentiment auparavant de ne faire qu’appliquer mécaniquement les conseils des techniciens.
Or nombreux sont les agriculteurs – notamment ceux que j’avais rencontrés à l’occasion de mon mémoire de fin d’études précédemment cité – qui mettent en avant la connaissance particulière de leurs sols, Il s’agit d’une notion parfois difficile à expliquer et qui passe par le fait de toucher la terre, de la sentir et de la considérer comme un élément vivant et non comme un simple outil économique.
Considérer la diversité
En conclusion, nous pouvons donc voir que peu importe la manière ou l’organisme choisi pour cheminer vers des pratiques agricoles biologiques, il y a une proportion très forte de choix individuels et des parcours très divers. La stigmatisation, autour de ces modèles agricoles, basée sur l’idée d’une agriculture biologique unique empreinte de connaissances non scientifique, est complètement éloignée de la réalité des personnes qui produisent, transforment, consomment ou participent, de quelques manières que ce soit, à l’évolution d’une l’agriculture plus respectueuse du vivant. Encore mieux que « ne pas mettre tout le monde dans le même panier », est-ce qu’on ne pourrait pas, tout simplement, faire disparaître le panier ?
REFERENCES
(1) Pour des informations plus détaillées, voir l’article de Charlotte Luyckx : « L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision », La Pensée écologique, vol. 6, no. 2, 2020.
(2) Celle-ci comporte parfois une croyance en la terre, aussi nommée Gaïa. Voir l’article de Stéphane François : « Antichristianisme et écologie radicale », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 272, no. 4, 2012.
(3) Il existe une bibliographie très riche sur le sujet. Dans les ressources plutôt critiques : « Qu’est-ce que l’Anthroposophie ? Entretien avec Grégoire Perra« , du blog Médiapart, du 10 mai 2020, ou les épisodes du podcast Metadechoc « Une vie en anthroposophie » qui, même s’ils ne sont pas toujours neutres, apportent des éléments éclairants sur l’histoire du mouvement. Voir aussi le livre « BA.BA Anthroposophie« , de Christian Bouchet, aux éditions Pardès, paru en 2006.
(4) Jean Foyer, « Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique. Incorporation dans l’expérience et le sensible et trajectoire initiatique », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 12, no. 2, 2018.
(5) Maylis Arnould, « Initier une démarche collective chez les producteurs et transformateurs Nature & Progrès Belgique : l’exemple de la filière céréalière », mémoire de fin de Master, 2019.
(6) Lire les pages 87 à 95 du livre de Christian Bouchet, cité précédemment, qui expliquent en détail la perception du vivant dans la biodynamie et la diversité des techniques utilisées.