Conversation avec Cécile Bolly
Après l’immense secousse qui fut celle de la Covid-19, il nous a semblé primordial de parler de la vie et de la mort – et de tout ce qui a vraiment de l’importance à nos yeux – à l’aide des innombrables symboles et images que nous offre la nature. Une simple rencontre avec Cécile Bolly, médecin et guide-nature, photographe et auteure de nombreux livres sur les arbres (1), nous ouvre un champ de ressources insoupçonnées. Juste pour vivre, mieux…
Propos recueillis par Dominique Parizel
Introduction
« J’ai fondé, il y a bien longtemps, l’association Collines, raconte Cécile Bolly, afin d’animer des stages dans la nature, pour les enfants à ce moment-là : nous partions dans la nature avec un âne et une aquarelliste… Ces stages sont actuellement destinés aux adultes. Depuis lors, j’ai eu l’occasion de participer à la création de Ressort, centre de formation continue de la Haute école Robert Schuman (HERS), qui ne veut pas faire simplement un « commerce » de la formation continue mais propose des choses plus nouvelles et plus créatives pour participer à la transformation de la société. Dans le pôle « Être et devenir », nous proposons aujourd’hui une formation en pleine nature, destinées à des soignants… entre autres de soins palliatifs ! Comme j’anime aussi des formations « Arbre et conscience » au CRIE du Fourneau-Saint-Michel, nous poursuivons le partenariat en louant leurs locaux, précaution utile en Belgique, même lorsqu’on a l’ambition de travailler en pleine nature. »
Mieux appréhender ce qu'est mourir au contact de la nature
« La philosophie de la formation que nous proposons aux soignants, précise Cécile Bolly, est simplement d’être dans la nature, en contact avec le vivant et avec tout ce que la nature offre comme métaphores et comme symboles. La nature invite ou même oblige à être entièrement présent pour profiter pleinement de ce qu’elle nous offre, ce qui nécessite une attitude particulière d’écoute et de disponibilité. En étant accompagné dans ce qu’il perçoit dans la nature grâce à sa sensibilité, chacun développe alors une attitude de présence qui peut être transférée à la relation avec les patients. Cet apprentissage se fait dans une ambiance de grand respect mutuel, où chacun s’engage à participer aux exercices, à apprivoiser le silence dans des temps de méditation assise ou marchée, à se remettre en question, à partager ce qu’il découvre. La démarche d’ouverture nécessaire se fait par exemple par un atelier d’écriture, par une cérémonie du thé ou encore en utilisant des liens végétaux : m’appuyant sur mes connaissances en vannerie, j’aime que les soignants tissent des liens pour se relier les uns aux autres… Quand on travaille la ronce, par exemple, il faut d’abord la fendre et avant cela, enlever les épines, en utilisant le dos d’un couteau et en étant délicat. Si certains participants prennent la lame pour aller plus vite, il ne leur reste alors, quand ils ont terminé, que des lambeaux de ronce… Au contraire, le travail à l’aide du dos du couteau laisse l’écorce de la ronce entière de la ronce et elle devient ainsi un lien très solide. Les paniers en paille de seigle et ronce, utilisés pour faire lever le pain, sont ainsi d’une très grande solidité. Et ainsi en va-t-il aussi de l’être humain : attaquer, symboliquement parlant, ses défauts avec la lame ne donnera que des lambeaux alors que l’aider délicatement à se transformer permettra de créer des liens solides… La nature est très riche d’images et de symboles qui permettent de comprendre des choses qu’on n’aurait pas comprises autrement. Elle permet ainsi de guérir les humains en les inspirant dans leur cheminement intérieur. Nous ne souhaitons pas réserver l’apprentissage d’une telle écoute profonde à des soignants en soins palliatifs, parce que dans tous les services, les soignants peuvent être amenés à côtoyer des gens en fin de vie qu’ils voudront accompagner… Nous accueillons donc les soignants et bénévoles, qui souhaitent développer cette attitude d’ouverture et de sérénité qui permet d’aider les patients à traverser les moments difficiles. Toute la symbolique présente dans la nature permet aussi aux soignants d’apprendre à apprivoiser le silence. Car ce qui aide un patient qui est en fin de vie ou qui souhaite parler de sa fin de vie, ce n’est pas qu’on lui parle sans cesse d’une chose et l’autre ou qu’on essaie de le rassurer. C’est au contraire qu’il puisse ressentir une présence paisible et bienveillante, à ses côtés, qui témoigne encore de sa valeur d’humain. Même s’il est en fin de vie…
Dans la formation (qui est soutenue par la Fondation Roi Baudouin), des temps particuliers sont prévus afin d’aider les soignants à transférer ce qu’ils ont appris dans leur pratique professionnelle. Et un peu de temps sépare chaque journée pour qu’ils puissent le mettre en ?uvre, la journée suivante incluant un retour sur ce qui s’est passé pour eux, avant de repartir dans de nouveaux exercices et de nouveaux apprentissages… »
Ce qu'on nomme la "fin de vie"…
« La Belgique, explique Cécile Bolly, qui a été pionnière en Europe pour les soins palliatifs, à domicile en particulier, donne à un patient en fin de vie qui désire rester chez lui la possibilité de différentes aides : une équipe de « seconde ligne » – comprenant infirmière, psychologue, etc. – peut venir à domicile et un matériel très spécifique peut être prêté, des visites de médecins, infirmiers et kinésithérapeutes sont également prévues… Tout cela gratuitement ! Dans les équipes de seconde ligne, les soignants sont spécialisés en matière de soins palliatifs, ce qui n’est pas toujours le cas des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières de première ligne qui manquent parfois d’habitude de la fin de vie. D’où l’intérêt de travailler ensemble mais aussi de continuer à former tous ceux qui seront en présence de patients qui vont mourir, en leur apprenant à ne pas « se sauver » y compris par des phrases qui clôtureraient davantage le dialogue qu’elles ne l’ouvriraient… L’idée de notre formation est donc de les aider à dialoguer, à oser parler avec les patients de la vie et de la mort. Car là où l’on croit parler de la mort, c’est en fait de la vie qu’il s’agit !
C’est une vérité que nous mettons souvent en évidence : quand un patient envisage qu’il va bientôt mourir, c’est toujours sa propre vie qu’il désire raconter, toutes les valeurs qu’il a incarnées, tout ce qu’il a vécu de marquant. Il en parle avec d’autant plus d’urgence qu’il en sent l’échéance prochaine. Mais ce qu’il vit génère aussi beaucoup d’émotions, que craignent parfois les soignants. A l’occasion de cours à des étudiants en médecine à l’université de Louvain, je leur propose d’aller chez des patients en fin de vie en étant accompagnés d’un professionnel, pour qu’ils vivent par eux-mêmes cette expérience. Ils redoutent évidemment l’intensité des émotions qu’ils imaginent devoir affronter, mais reviennent toujours avec le sentiment d’avoir vécu une des plus belles expériences de leur formation ! Car c’est bien de la profondeur et de l’intensité de la vie qu’il s’agit, plutôt que d’un dialogue centré sur la tristesse ou le désespoir. La difficulté est évidemment d’oser être là et d’y rester, car la présence d’un patient en fin de vie nous renvoie immanquablement à notre propre mort, à notre propre histoire… C’est bien cela que chaque soignant peut travailler – j’ai envie de dire « doit » travailler – afin d’être complètement disponible à l’autre. Sans quoi il est encombré par ses propres difficultés, projette des attentes ou des peurs sur l’autre, réagit comme il voudrait que d’autres réagissent pour lui-même et oublie que le patient est forcément quelqu’un de différent. Par l’espace qu’ouvre la nature et par la dimension très particulière du temps et de la temporalité en forêt, il est très intéressant d’oser y aborder la question de la mort. Elle est omniprésente dans la forêt et au fil des saisons, elle donne naissance à la vie ! Et l’intitulé de notre formation est bien « l’arbre mort donne la vie » car quand un arbre meurt en forêt, il est source de vie pour de nombreux animaux, comme dans n’importe lequel de nos jardins d’ailleurs… »
Admettre la mort pour préserver la vie
« L’idée de conserver un arbre mort en forêt est très récente, admet Cécile Bolly. Naguère, on les coupait pour les évacuer. Or une faune spécifique ne vit que sur le bois mort. L’enlever, c’est donc diminuer la biodiversité… On peut faire un parallèle avec l’être humain : refuser de parler de sa mort, l’évacuer, c’est empêcher de donner vie à de nombreux éléments de son histoire, à la diversité de ses expériences, de ses désirs, de ses projets. C’est se priver d’une profonde richesse humaine que de ne pas accepter de parler de la mort. Et souvent, malheureusement, les patients aimeraient en parler mais ne trouvent personne qui accepte de le faire avec eux. On leur promet de nouveaux traitements, on leur fait de vaines promesses de survie et ils se retrouvent isolés face à leur mort plutôt que d’être accompagnés, jusqu’au moment du passage. C’est très souvent la difficulté d’accueillir les émotions qui empêche les soignants de proposer un accompagnement adéquat. C’est également ce qu’on a fait très longtemps (et parfois encore maintenant) avec les enfants, en leur disant « ne pleure pas » ou « ne te mets pas en colère, ce n’est pas beau !« , ce qui revient à les priver et à nous priver de ce que leur émotion cherche à exprimer, à faire comprendre.
Je pense profondément que toute une part de l’apprentissage dont les soignants ont besoin n’est pas seulement d’ordre technique, mais surtout d’ordre psychique et relationnel, d’ordre intérieur et spirituel. C’est une présence qui doit être travaillée, et cette présence-là gagne à être expérimentée dans la nature où, même immobile et silencieux, on reçoit en permanence d’innombrables signes auxquels nous pouvons nous rendre attentifs, nous rendre présents ; une sorte d’apprivoisement, dans le non-faire, qui nous rend témoins, qui nous force à écouter. Même s’il n’y a que le silence à écouter, au moins l’aurons-nous entendu ensemble. La profondeur de ce qui nous est donné à vivre dans la nature n’est évidemment pas l’apanage de la mort. Je pense en particulier aux rituels qu’on peut proposer à toutes sortes d’occasion, y compris la préparation à la naissance, comme le fait une de mes filles, qui s’est formée aux éco-rituels. Cela nous aide d’ailleurs à comprendre que nous sommes nous-mêmes la nature, que nous n’en sommes pas séparés. Nous pourrions donc très bien installer notre formation dans un grand jardin, ou dans un coin de verger… L’essentiel est que nous retrouvions une vraie collaboration avec la nature plutôt que de chercher à la maîtriser. Et que nous découvrions qu’elle peut nous guérir, en profondeur. Nous sentir tenus de sauver la nature, du réchauffement climatique notamment, c’est avant tout admettre l’idée que la nature nous sauve. A la condition que nous soyons disponibles, évidemment.
« Il faut sauver les condors, a dit l’ornithologue Ian MacMillan, non pas seulement parce que nous avons besoin des condors, mais parce que nous avons besoin de développer les qualités humaines nécessaires pour les sauver, car ce sont ces qualités-là dont nous aurons besoin pour nous sauver nous-mêmes.«
Mourir n'est pas un échec !
« Lors de nos activités, poursuit Cécile Bolly, nous sommes également attentifs à favoriser ce qui nous aide à prendre soin de nous. C’est par exemple le cas de notre nutrition (dont la médecine s’occupe jusqu’à présent très peu). Il peut par exemple s’agir de proposer une nourriture végétarienne lors d’une journée, afin que chacun réfléchisse au contenu de son assiette. Ou bien aborder la dimension symbolique de la nourriture. J’aime commencer un repas par un rituel zen qui consiste à manger les trois premières bouchées en se reliant à une dimension chaque fois particulière de la nourriture. On mastique la première bouchée dans la gratitude à témoigner envers ceux qui nous ont nourris. Depuis nos parents et nos éducateurs jusqu’aux agriculteurs qui ont cultivé pour nous, en passant par ceux qui ont construit les routes pour que les camions puissent arriver à nous, ceux qui ont construit les moteurs pour que les camions puissent rouler, etc. La deuxième bouchée est mangée avec la conscience que c’est à nous maintenant qu’il incombe d’être nourriture pour le monde – pas juste donner à manger, mais être nourriture par notre manière de vivre, de partager, d’être soucieux des autres. La troisième bouchée, enfin, doit nous rappeler qu’elle est peut-être la dernière et que, si c’est le cas, ce que nous avons encore à vivre doit être vécu pleinement. Il peut paraître bizarre de penser, chaque jour, que nous allons mourir mais c’est justement ce qui nous met du côté de la vie. Cela n’a absolument rien de morbide… Se rappeler que nous allons mourir, c’est se rappeler de vivre l’essentiel.
La crise de la Covid-19 nous a montré à quel point nous avons cherché à maintenir, à tout prix, la vie biologique de personnes très âgées, en oubliant leur vie psychique. Si la mort est encore parfois vécue comme un échec par la médecine, elle reste aussi un tabou pour l’ensemble de la société, qui intime en permanence à ses membres d’être performants. Si quelqu’un de votre famille vient à mourir, vous disposez de trois jours d’arrêt pour le deuil, puis vous êtes priés de redevenir performant et d’arrêter d’embêter les autres avec le chagrin qui est le vôtre. Notre vie sociale nous force à repousser la mort au lieu de nous rappeler qu’elle est bien là, que nous mourrons un jour, et que, dans le temps qui nous est donné, nous pouvons accomplir ce qui est essentiel à nos yeux, rendre la terre de plus en plus belle… Se rappeler que c’est peut-être la dernière bouchée que nous avalons est donc un acte symbolique qui nous amène à penser aux choses qui ont vraiment de l’importance et à ne pas perdre notre journée… »
Souffrance éthique
« Je ne travaille pratiquement plus en tant que médecin généraliste, dit encore Cécile Bolly, mais davantage comme psychothérapeute, d’une part, et comme formatrice en éthique, de l’autre. De nombreux soignants, durant cette longue épidémie, ont été placés dans l’obligation de transgresser, de piétiner leurs propres valeurs. C’est ce qu’on appelle la « souffrance éthique », c’est-à-dire le fait de ne pas pouvoir agir en cohérence avec les valeurs fondamentales qu’ils veulent défendre. Les soignants qui travaillent en maisons de repos aiment les personnes âgées, veulent les soigner dans la proximité et leur donner de la chaleur humaine. Or, d’un seul coup, ils n’ont plus pu les toucher et les prendre dans leurs bras ! Sous la contrainte de nouvelles règles, ils ont subitement dû travailler en complète opposition avec leurs propres valeurs et faire l’inverse de ce qu’ils aiment faire, ce qui a généré énormément de souffrances… Avec le centre Ressort, nous sommes les témoins de nombreuses situations dramatiques, au sein des maisons de repos, que nous cherchons à apaiser. Cette épidémie est l’occasion de mieux comprendre et mettre en ?uvre une démarche éthique dans le soin. Parfois, elle nécessite d’ailleurs de dire non, de désobéir par exemple pour rappeler que la vie biologique n’est pas seule en cause. Autre chose se joue à chaque instant : la déshérence par rapport à un idéal, par rapport au choix d’une profession, par rapport à celui ou celle qu’on devient. S’il n’est pas possible de garder un lien fort avec les valeurs qui nous animent, cela induit une perte totale de sens et ce constat est sans doute valable pour l’ensemble de nos concitoyens. C’est sans doute pour cela qu’il y a tant de burn-out actuellement… Mais je pense que ceux qui passent par un burn-out sont encore suffisamment bien pour dire stop : je n’irai pas plus loin, sinon je meurs ! Ce qui parle ainsi en eux, c’est leur être profond, qui a la clairvoyance, la sensibilité pour leur dire de ne pas aller plus loin dans cette voie-là. Beaucoup d’autres, hélas, paraissent encore vivants mais sont morts à l’intérieur pour être toujours à même d’accepter la loi que dictent aujourd’hui certaines entreprises…
Il y a déjà un certain nombre d’années, j’ai eu la chance de rencontrer un pédagogue médical canadien nomme George Bordage qui, à la fin de sa carrière, résumait à ceci ce qu’il avait encore à nous dire : « creusez un sillon, choisissez-en un et creusez-le, vous découvrirez le monde entier ! » Moi, j’ai choisi l’éthique, surtout pour les soignants, même si beaucoup de demandes ont également émané du monde enseignant. Et dans l’éthique, ce qui me passionne, c’est entre autres de réaliser des outils que les soignants peuvent utiliser pour éveiller l’éthicien qui dort en eux… Il est sûr que les outils que nous mettons au point au centre Ressort pourraient convenir à l’ensemble de la société. Et une profession particulièrement méprisée, Nature & Progrès ne me contredira pas, dans l’éthique qui est la sienne, est sans doute celle d’agriculteur. Comment travailler encore pour l’agro-industrie en prétendant défendre une éthique ? Qui comprend aujourd’hui l’immense détresse que cela génère ? »
Plus d’informations sur les formations : www.ressort.hers.be
(1) Dans les pages de Valériane n°72, Benjamin Stassen attirait déjà notre attention sur La Magie des Arbres, paru aux éditions Weyrich, en 2008. Plus récemment, on citera également L’arbre qui est en moi, également paru aux éditions Weyrich, en 2018…