Tel est l’intitulé, sous-titré Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, d’un gros volume publié par l’université Saint-Louis, à Bruxelles (1). Y aurait-il soudain une place nouvelle pour la pensée de la « décroissance » dans le difficile exercice de la Justice ? Ou bien nos règles de droit seraient-elles beaucoup plus plastiques qu’on ne veut souvent le croire, à condition bien sûr que les réalités nouvelles qui émanent de la « société civile » soient dûment exprimées dans son langage ? Rencontre avec le professeur et avocat Antoine Bailleux qui dirigea cet ambitieux travail…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Le droit a toujours eu vocation à incarner la justice, précise Me Bailleux, coordinateur de cette vaste réflexion collective développée dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis, entre 2016 et 2019. Aujourd’hui, ce principe de justice ne peut plus ignorer les impératifs écologiques et environnementaux, notamment. Le livre que nous publions essaie donc de dépasser l’approche sectorielle du droit de l’environnement pour examiner dans quelle mesure notre droit, dans son ensemble, peut être relu à la lumière de ces nouveaux paradigmes – pour utiliser un mot savant -, à la lumière des réalités nouvelles qui s’imposent à nous. Nous interrogeons ainsi l’idéologie dominante de la croissance illimitée afin d’examiner comment le droit peut rétablir une forme d’équilibre, vu les problèmes insolubles qu’elle semble poser à notre monde. »

La décroissance comme pivot d'une réflexion sur le droit !

« La grande crise économique de 2008, puis la crise des dettes souveraines, poursuit Antoine Bailleux, anima, dans le débat académique, l’idée de prospérité sans croissance apparue dans les années septante. Ayant lu avec grand intérêt les économistes et les sociologues qui travaillent sur ces questions, je me suis demandé pourquoi les juristes étaient complètement absents du débat. Mon hypothèse est que les juristes conçoivent généralement leur rôle comme se situant en aval du débat politique. Cette vision, très répandue, réduit le juriste à un simple technicien qui se contente de connaître les règles et de les appliquer ou, à la rigueur, qui en vérifie la validité en regard de règles supérieures. Or je crois qu’il n’est pas possible de séparer aussi radicalement les aspects politiques d’un débat de ses aspects juridiques. Quand le Législateur fait les Lois, quand le Parlement s’empare d’une question donnée afin de la réglementer, les parlementaires doivent déjà intégrer, dans leur réflexion, la question de la conformité avec d’autres législations, comme le droit européen par exemple. Un parlementaire est donc constamment amené à se poser des questions d’ordre juridique et le droit intervient donc en permanence dans la conception même du travail politique. Ceci se vérifie à tous les niveaux de production du droit. Inversement, il n’existe pas non plus, en droit, d’objectivité absolue, de « vérité révélée ». Les juristes s’affrontent constamment, en fonction des intérêts qu’ils représentent, à coup d’argumentation et d’interprétations. En fin de compte, un juge tranche le débat, en optant pour l’interprétation qui lui paraît la plus convaincante en regard des textes qui lui sont présentés. La « bonne réponse » ainsi dégagée n’a donc pas le statut d’une vérité absolue, empiriquement vérifiable, comme dans le cas des sciences de la nature. Elle représente simplement la victoire, plus ou moins provisoire et plus ou moins contestable, d’une interprétation, d’une argumentation sur d’autres…

Notre idée fut donc aussi de dire que le juriste, en tant que professeur de droit ou en tant qu’avocat, doit amener, aux portes de l’Institution qui dit le droit, un ensemble de revendications émanant de la société civile qui ne sont sans doute pas suffisamment entendues. Les mouvements écologistes, environnementalistes ou « décroissancistes » estiment souvent que le système juridique n’est plus suffisamment vecteur de justice, qu’il ne garantit plus suffisamment une vie digne d’être vécue. Il est donc important de mettre des mots sur ces revendications et ces discours, de les « habiller juridiquement » et de les amener jusqu’aux portes du « système », où elles seront saisies – ou non – par les acteurs des sphères législative, exécutive et judiciaire. Mais le livre ne vise pas que cela ; il s’efforce aussi de d’effectuer, au préalable, un travail de « cartographie » de notre droit actuel. Notre système juridique réalise-t-il aujourd’hui une forme d’équilibre entre son versant « croissanciel » – qui organise et favorise le bon fonctionnement du marché – et son versant convivial – qui pose des limites à cette marchandisation ? Il ne faut certes pas sous-estimer les vertus de notre économie de marché : en favorisant l’échange, et donc la spécialisation, elle a permis une fantastique amélioration de la productivité et donc de nos conditions de vie. Le versant « croissanciel » du droit est donc nécessaire mais l’enfermement dans l’idée de la croissance infinie impose au marché l’obligation de capter sans arrêt de nouveaux objets. Et, dans nos économies développées – je ne parle pas des autres -, la quête éperdue de points de croissance supplémentaires met non seulement en danger nos écosystèmes mais elle ne s’accompagne plus d’une résorption des inégalités ni d’une augmentation du sentiment de bien-être. Au fond, la croissance n’agit-elle pas comme un feu qu’il faut alimenter en permanence par la marchandisation d’un nombre toujours plus grand de domaines de l’existence ? »

Retourner le choix interprétatif des juges

« Les agriculteurs sont certainement parmi les premières victimes du « feu croissanciste » que je viens de décrire, admet Antoine Bailleux, prisonniers d’un système productiviste où les prix sont écrasés. La question des néonicotinoïdes, notamment, nous montre des betteraviers qui affirment ne pas pouvoir s’en passer notamment en raison de l’effondrement du prix du sucre sur les marchés internationaux. Or il semble exister d’autres manières de fonctionner et il est donc important de les encourager réglementairement dans ce sens. Le droit n’est donc jamais loin. Y a-t-il éventuellement un verrouillage qui serait appelé à sauter ? Un juriste doit nécessairement se pencher sur la question et développer une interprétation permettant de le faire, ou pas… »

Les membres de Nature & Progrès ont une autre expérience du droit – elle concerne leurs semences – où sévit un véritable verrouillage du système dont sont bannies toutes celles qui ne répondent pas aux critères dits DHS, pour distinction, homogénéité, stabilité. La thèse de doctorat du sociologue Corentin Hecquet, défendue en 2019 – voir notre analyse n°17, de 2019 -, formule quant à elle une véritable demande de justice par rapport aux acteurs de la semence qui promeuvent aujourd’hui la sauvegarde de la biodiversité cultivée. Serait-il possible de parler là d’abus de droit par rapport à la réalité même de la semence ?

« En l’occurrence, le droit limite le possible, répond Me Bailleux, avec des droits intellectuels sur des semences brevetées et, à côté de cela, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, rendu contre l’association Kokopelli, précise qu’elle ne peut pas commercialiser des semences anciennes qui ne respectent pas ces trois critères. Cet arrêt reconnaît donc globalement le fait qu’aujourd’hui la PAC européenne vise principalement la productivité ! Les juges se mettent donc volontairement en retrait, se demandant qui ils sont pour remettre ces orientations en question, puisque le Législateur les a ainsi décidées, « dans sa grande sagesse »… Si l’objectif est bien la productivité, alors les critères de la DHS ont du sens. Cette question est donc fondamentalement politique et peut-être faudra-t-il en reconsidérer le sens si la sauvegarde de la biodiversité venait, un jour, à primer sur la productivité agricole ? Précisons, pour indiquer à quel point tout cela n’est pas gravé dans le marbre, que l’avocat général qui conseillait la Cour de Justice dans cette affaire avait défendu l’idée que de telles pratiques sont tout simplement contraires à la liberté d’entreprise, que si des fermiers veulent acheter ces semences-là et si des associations acceptent de les commercialiser, il n’y a pas de raison de le leur interdire ! La seule obligation pouvait être un étiquetage précisant qu’elles ne respectent pas la DHS… La Cour de Justice a suivi une interprétation différente mais aucune des deux interprétations qui lui étaient soumises n’était a priori ridicule ou absurde. Un travail de fond, dans l’univers juridique, permettra peut-être – c’est ce que nous pensons – de retourner ce choix interprétatif dans un sens plus favorable à l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »

Des victoires qui s'accumulent…

Le sentiment que le pot de terre se heurte au pot de fer demeure toutefois important tant les moyens de communication et de lobbying de ces grands groupes semenciers demeurent infiniment supérieurs à ceux des défenseurs de la nature…

« D’importantes victoires commencent pourtant à s’accumuler sur le plan du droit, rétorque Me Bailleux, notamment en matière climatique. Au Pays-Bas, un jugement, confirmé en appel et cassation, condamne le gouvernement néerlandais à limiter drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre, astreintes à la clé, afin de respecter ses engagements internationaux. Et c’est pareil, en Angleterre, avec l’extension de l’aéroport de Heathrow, ou à la Cour de Justice de l’Union européenne qui a interdit, en urgence, l’exploitation par la Pologne de la dernière forêt primaire d’Europe… Des forêts, des fleuves, un peu partout dans le monde, se voient reconnaître une personnalité juridique. Un mouvement très fort apparaît, du côté des juges, pour une meilleure protection de l’environnement ; ils n’hésitent plus à balayer des situations anciennes. Même sur la Convention d’Aarhus, une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne favorise l’accès des ONG, des associations et des simples citoyens à la délibération en matière environnementale. Je suis donc optimiste pour les cinq à dix années à venir. L’environnemental, après les Droits de l’Homme, m’apparaît comme le nouveau terrain d’un activisme judiciaire. Bien sûr, la défense de l’environnement et de la santé s’oppose souvent à d’autres intérêts très légitimes comme le maintien des emplois, ce qui doit inciter les juges à une grande prudence. Il est d’ailleurs extrêmement délicat de mesurer des dégâts environnementaux en regard d’un nombre donné d’emplois ; c’est comparer des pommes avec des poires. Mais je dirais qu’au minimum, le juge doit s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus par rapport aux règles du jeu qui ont été fixées, qu’une simple petite porte de sortie ne puisse pas détricoter tout un système d’interdiction, dans le cas des néonicotinoïdes par exemple.

Le grand public ne réalise pas toujours que le droit est un vaste système où l’art de l’interprétation et celui de la persuasion jouent pleinement leur rôle. Rien n’y est donc jamais totalement figé ! Un statut spécial à l’animal, dont on reconnaît qu’il est bien plus qu’un simple objet, sans parler des situations où des fleuves ou des forêts se voient dotés de la personnalité juridique, tout cela le démontre. La reconnaissance des « communs naturels » est également de plus en plus discutée, sous-tendue par l’idée que certains éléments naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation par une seule personne mais appartiennent à une collectivité, avec un système d’administration spécifique. Là encore, par rapport à une ressource dont on sait qu’elle n’est pas infinie, le droit apporte un instrument qui permet de sortir des conceptions productivistes et confiscatoires de la propriété classique. »

Un grand bravo donc pour ce travail de nature à éclairer bien d’autres consciences que celles des seuls juristes. Précisons également, à toutes fins utiles, qu’Antoine Bailleux anime également, à Saint-Louis, une « clinique juridique » qui, avec des étudiants, s’efforce de conseiller des associations et des ONG pour faire vivre, au quotidien, ce « droit en transition ».

(1) Le droit en transition, Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction d’Antoine Bailleux, Presses de l’université Saint-Louis, Bruxelles, 2020.
594 Pages – 54 euros