Cet article est paru dans la revue Valériane n°171

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Par Sylvie La Spina,

rédactrice en chef chez Nature & Progrès

Le choix des mots que nous utilisons pour faire passer un message a des conséquences sur la manière dont les faits et les idées sont perçus. Nous pouvons adapter notre vocabulaire pour mieux sensibiliser aux enjeux climatiques, pour faire (re)connaitre de nouveaux concepts ou favoriser leur adoption par le grand public. Mais ces mêmes mots peuvent aussi nous endormir voire nous manipuler. Quand la linguistique nous éclaire…

Réchauffement climatique, un terme trop chaleureux ? Photo © Alfred Derks (Pixabay)

 

Tous les jours, le langage est utilisé pour communiquer : informer, conscientiser, persuader… Il influence la façon dont nous nous représentons les défis de société et, in fine, notre capacité à y répondre. Et si nous interrogions l’utilisation de la langue et ses implications dans les grands enjeux sociaux et écologiques ?

 

Des mots pour interpeller

« Pouvons-nous tous, maintenant, l’appeler par son nom : effondrement climatique, crise climatique, urgence climatique, effondrement écologique ? » interpellait, en 2019, la jeune Greta Thunberg. Plusieurs scientifiques, politiques et journalistes ont décidé de faire évoluer leur vocabulaire. Cette même année, le journal anglais The Guardian annonce un changement de ligne éditoriale : « L’expression « changement climatique » est passive et douce, alors que les scientifiques parlent d’une catastrophe pour l’humanité. » Le terme « réchauffement » est également critiqué car il ne met pas en avant l’augmentation des extrêmes et peut être vu comme positif, la chaleur étant associée à l’affection.

Les nouveaux termes choisis sont l’urgence, la crise, l’effondrement, la catastrophe, le bouleversement et le dérèglement climatiques. S’ils interpellent davantage sur la situation d’urgence et de danger, ils peuvent aussi mener à un effet sidérant, entraînant la paralysie plutôt que l’action. Les termes « crise » ou « urgence » peuvent aussi être perçus de manière négative, les situations de crise pouvant entraîner une restriction des libertés individuelles. « Au-delà de la capacité du langage à saisir la réalité climatique, c’est également sa propension à être au service de mesures permettant de répondre à cette situation qui est en jeu. », analyse Pauline Bureau, docteure en linguistique appliquée à Paris.

Des néologismes voient le jour pour définir et reconnaitre de nouveaux concepts. C’est le cas de l’ « éco-anxiété », entré dans le dictionnaire en 2023. Ce terme a permis de rassembler les expériences vécues par différents individus en un concept unique, qui apparaît comme un sentiment pouvant être ressenti par tous. Cette reconnaissance a conduit au développement d’un nouveau champ de recherches scientifiques, comme en témoigne le foisonnement récent de publications sur le sujet.

 

Des mots mal choisis ?

Au-delà d’un indice économique, la « décroissance » est devenue un mouvement social et idéologique remettant en question le productivisme associé à la quête de croissance. Décroître, c’est diminuer, descendre, ce qui est souvent associé à quelque chose de négatif : « tomber malade, être au trente-sixième dessous, plonger dans le coma… » et rend le terme impopulaire, d’autant qu’il est associé à une idée de sobriété, de renoncement, de privation. Certains auteurs préfèrent le terme « post-croissance », qui parle plutôt de dépassement (à connotation positive, « se dépasser »…) mais dont l’étymologie n’indique en rien le projet proposé.

Georges Lakoff, professeur émérite en sciences cognitives et de linguistique en Californie, analyse le terme « environnement ». Il apparaît en 1265 dans le sens de « circuit, contour », puis à partir de 1487 dans le sens de l’« action d’environner ».

L’environnement, c’est donc ce qui est extérieur, ce qui nous entoure, un arrière-plan qui n’incite pas à nous sentir concernés !

Ce n’est qu’en 1964 qu’un second sens apparaît, celui qui désigne le milieu (cadre de vie, voisinage, ambiance, contexte…).

 

Sauver des mots du greenwashing

31 décembre 2023. Le Président de la République française souhaite que l’année 2024 soit « une année de régénération ». Un terme qui fait bondir les défenseurs de l’agriculture régénérative, qui sont à l’origine de ce mot, inventé dans les années 1980. En août 2023 déjà, face aux multiplications des utilisations « abusives » de ce terme, un collectif publiait une tribune dans le journal Le Monde, intitulée : « Si tout le monde utilise le mot « régénératif », le risque est qu’il se banalise et se vide de son sens ». Nicolas Bordas, homme d’affaires et publicitaire français, analyse : « le mot « régénératif » témoigne d’une prise de conscience salutaire du fait qu’il ne faut pas se contenter de limiter les externalités négatives, mais qu’il faut chercher à avoir un impact positif sur le vivant, pour contribuer à le régénérer. ». Un terme plein de sens que les défenseurs de l’agriculture régénérative souhaitent protéger.

Les récupérations de termes à la mode ne manquent pas : on ne compte plus les mots surexploités qui finissent par ne plus vouloir signifier grand-chose. « Des mots comme « respectueux de l’environnement » ou « écologique » ou « neutre pour le climat » sont devenus tellement suremployés commercialement qu’ils font l’objet d’une directive européenne régissant leur emploi sur les emballages et dans la communication. », analyse Nicolas Bordas. La Directive en question, adoptée en février 2024, vise à « donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information » (Directive (UE) 2024/825). Une lutte contre le greenwashing.

Et le bio ? L’usage du terme « bio » ou « biologique » est réglementé par la législation européenne sur l’agriculture biologique dans le domaine alimentaire. En revanche, cette protection ne s’étend pas à d’autres domaines, tels que les cosmétiques, les textiles, etc. Le préfixe bio- précède de nombreux mots, signifiant tantôt « relatif à la vie », tantôt « issu de la biomasse ». Son usage peut porter à confusion. Ainsi, des matériaux biosourcés ou des biocarburants ne sont pas issus de l’agriculture biologique, mais plus généralement de la biomasse. Biosourcé ne veut pas dire, non plus, biodégradable (dégradable par le vivant). De quoi s’y perdre, non ?

 

Des mots pour manipuler

Croissance verte, financiarisation durable, marché civilisationnel… De nombreux termes nouveaux sont des oxymores, alliant deux mots de sens contradictoires. Le terme « développement durable » est fortement critiqué car il prône le développement, la croissance, de nature infinie, alors que les ressources naturelles sont limitées, en considérant qu’il peut être durable, sans compromettre les générations futures. D’après Bertrand Méheust, écrivain français, « les oxymores ainsi utilisés peuvent favoriser la déstructuration des esprits, devenir des facteurs de pathologie et des outils de mensongeTransformé en injonction contradictoire, ils deviennent un poison social. » L’écrivain va jusqu’à parler d’une novlangue libérale, faisant référence à la dystopie « 1984 » de George Orwell.

Dans ce roman d’anticipation, la « novlangue » est une langue imaginaire, imposée et destinée à rendre impossible toute critique de l’Etat. « L’idée fondamentale est de supprimer toutes les nuances d’une langue afin de ne conserver que des dichotomies qui renforcent l’influence de l’État, car le discours manichéen permet d’éliminer toute réflexion sur la complexité d’un problème : si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu. Ce type de raisonnement binaire permet de favoriser les raisonnements à l’affect, et ainsi d’éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’État », d’après le site https://novlangue.com/.

Dimanche 30 octobre 2022. Le Ministre français de l’Intérieur s’exprime à la suite des incidents survenus lors de la manifestation contre la mégabassine de Saint-Soline. Les manifestants écologistes auraient utilisé « des modes opératoires qui relèvent […] de l’écoterrorisme ». L’utilisation de ce terme, non reconnu dans le droit pénal français, interpelle, d’autant qu’il sort de la bouche d’une personne d’autorité étatique. Patrick Charaudeau, linguiste, professeur et chercheur français, parle de « mot symptôme », « un mot qui est chargé sémantiquement par le contexte discursif dans lequel il est employé et par la situation dans laquelle il surgit ». Le choix de ce mot, sa signification, le symbole qu’il représente, influence l’interprétation de la réalité jusqu’aux représentations sociales. C’est, en quelques sortes, une forme de manipulation de l’opinion publique.

 

Du bon usage des mots

Cette analyse nous permet d’aboutir à deux conclusions. La première implication, pour nous, acteurs de la transition écologique, est qu’il est important de choisir les mots justes lorsque nous parlons des enjeux de société, en prenant garde à leur définition, à leur pouvoir de sensibilisation, aux connotations et implications potentielles. « Il s’agit de faciliter une utilisation du langage qui soit véritablement au service des objectifs de transition écologique, ce qui passe par une description et un enrichissement du socle d‘outils linguistiques à disposition pour pouvoir les appréhender » argumente Pauline Bureau.

Est-ce qu’on peut changer la réalité en changeant le langage ? « C’est un débat philosophique », confie la linguiste. « Mais a minima, on peut dire que le langage a un effet sur nos représentations, lesquelles peuvent influencer nos actions ».

« Il est simpliste de penser que le langage est la solution, qu’en changeant notre langue nous serons tous conscientisés au changement climatique. Je crois pourtant en ces nouveaux termes, je vois autour de moi que ces néologismes suscitent intérêt, espoir et enthousiasme. »

Le second enseignement de la linguistique est d’attirer notre attention sur le vocabulaire des parties prenantes, de poser un regard critique sur les termes utilisés et sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur notre perception des faits et des idées.

 

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