En Belgique, l’enrobage des semences de betteraves sucrières par des néonicotinoïdes est chose courante, en agriculture conventionnelle. Elle permet – à coup de dérogations que nous pensions abusives – l’utilisation de ces poisons prohibés par l’Europe ! Quatre couches sont généralement enrobées autour de la semence, dont une couche de néonicotinoïdes – imidaclopride, clothianidine, thiamethoxam – et une couche d’un mélange de fongicide et d’autres insecticides, le tout enjolivé d’une magnifique pellicule de pigments colorés… Comment de telles pratiques sont-elles encore autorisées, alors même que – nous allons le montrer – des alternatives efficaces existent ?
Par Camille le Polain
Ce cocktail explosif se diffuse dans les parties aériennes et racinaires de la plante : on parle ainsi de protection systémique. La présence du néonicotinoïde dans le pollen et le nectar de la betterave et des plantes voisines intoxique alors les pollinisateurs, ne laissant aucune chance aux pauvres insectes butineurs attirés naturellement par les trop rares ressources alimentaires de leur environnement. Sans parler de la contamination des sols, des cours d’eau et des prochaines cultures, lorsque la substance mortelle se disperse…
Et le massacre ne s’arrête pas là : trois insecticides à appliquer en traitement aérien sont également homologués et utilisés en combinaison avec un herbicide ! Vous le sentez également, ce léger goût amer ? Pour faire passer ce désagréable ressenti, il me paraît capital de mettre en lumière les alternatives à ces substances. Et de vous présenter également une coopérative belge porteuse d’espoir qui produit, transforme et commercialise ses betteraves sucrières bio : Organic Sowers.
La jaunisse de la betterave : un complexe de quatre virus
Avant toute chose, il est important de clarifier ce qu’est la jaunisse, principale menace et principale raison de l’utilisation des néonicotinoïdes et insecticides en culture de betterave sucrière, et comment celle-ci se transmet. La jaunisse est, en réalité, un complexe de quatre virus qui sont transmis par des pucerons vecteurs – pucerons piqueurs-suceurs -, au moment où ils se nourrissent sur les feuilles de betterave. A partir du moment où la plante a été « contaminée » par le virus, il faudra entre deux et quatre semaines pour voir apparaître les premiers symptômes au champ. Parmi les quatre virus responsables de la jaunisse, deux sont nommés « virus de la jaunisse modérée », à côté du virus de la jaunisse grave et du virus de la mosaïque. Une même plante peut potentiellement être coinfectée par plusieurs virus.
Les pucerons sont donc les vecteurs de la jaunisse. Les principaux sont le puceron vert du pêcher (Myzus persicae) et le puceron noir de la fève (Aphis fabae). Le premier est une espèce dont les œufs d’hiver sont pondus sur les bourgeons de pêchers ou de cerisiers. En hiver, les adultes et les larves peuvent survivre sur une diversité d’espèces végétales-hôtes, aussi appelées leurs hôtes secondaires. Le puceron vert du pêcher est le vecteur le plus efficace des virus de la jaunisse, avec des niveaux de transmission importants. De plus, étant beaucoup plus mobiles que les pucerons ailés noirs, il serait le principal responsable de la dissémination virale au champ.
Le puceron noir, quant à lui, pond ses œufs sur les bourgeons d’arbustes buissonneux, comme le Fusain d’Europe et la Viorne obier. En termes de nuisibilité directe, alors que le puceron vert n’occasion que très rarement des dégâts directs, les colonies de pucerons noirs s’alimentent des feuilles de betterave, entrainant une perte de vigueur des plantes. Il existe d’autres espèces de pucerons vecteurs mais elles sont minoritaires et leur potentiel de transmission est négligeable par rapport à celles de Myzus persicae et Aphis Fabae.
Symptômes et impact sur la culture
A l’échelle de la parcelle, les manifestations de jaunisse apparaissent dès fin juin, avec des foyers jaune orangé qui se dessinent de manière irrégulière au sein des parcelles. A l’échelle de la plante, les symptômes diffèrent en fonction des virus contaminants, allant d’une coloration jaune diffuse de la feuille à un blanchiment et des taches marbrées vert clair pour un autre virus.
Les plantes contaminées par un de ces virus ne sont alors plus capables de réaliser la photosynthèse et, de ce fait, meurent progressivement. La vulnérabilité de la betterave sucrière est la plus forte entre le stade deux feuilles et le stade douze feuilles, avec une réduction progressive de la sensibilité à l’infection virale avec le temps. L’apparition des premiers pucerons dans les parcelles marque le début de la période à risque, soit entre fin avril et fin juin.
Les moyens de lutte alternatifs
Les alternatives sont diverses et le succès de la culture repose sur la combinaison de plusieurs méthodes préventives. Associé à des mesures bien connues en bio, telles que des rotations longues – sept ans entre deux cultures similaires – et une fertilisation raisonnée, le choix de variétés résistantes ou tolérantes à la jaunisse, développées par sélection variétale classique basée sur la reproduction naturelle – et donc adaptée au terroir -, semble être la solution la plus intéressante dans l’immédiat. Un autre levier de maîtrise efficace est la lutte biologique, stimulée par la création de structures végétales à proximité immédiate des cultures. Bandes fleuries, jachères florales, haies, bosquets, mares, prairies extensives sont autant de milieux qui accueillent les insectes auxiliaires prédateurs de pucerons, tels que les larves de coccinelle, syrphes, cantharides, certaines guêpes parasitoïdes, etc.
Par ailleurs, l’installation de cultures de bordures – méthode qui consiste à entourer la culture d’une large bordure d’une plante ou d’un mélange de plantes non sensibles à la jaunisse – peut servir de barrière à l’entrée des pucerons vecteurs. Les espèces, telles que la vesce et l’avoine, semblent particulièrement efficaces à cette fin. Ces plantes non-hôtes servent aussi de pièges à virus ; grâce à eux, les pucerons perdront progressivement leur charge virale après de multiples piqûres sur ces plantes.
Le principe des cultures associées semble également être particulièrement efficace en culture de betterave sucrière : des recherches ont montré que, là où la betterave est associée à la féverole, une réduction significative des populations de pucerons – jusqu’à 30% – sur les plants de betteraves a été relevée, grâce à une présence accrue d’insectes auxiliaires et avec un impact faible sur le rendement de la betterave sucrière.
Un autre moyen de lutte est l’utilisation d’extraits fermentés d’autres plantes – ou purins – qui éloignent les insectes ravageurs. Des huiles essentielles et des décoctions d’ail peuvent aussi être utilisés.
Enfin, des méthodes de biocontrôle sont en cours de développement par l’ITB (Institut Technique de la Betterave), en France, avec l’utilisation des plantes de service. Ainsi des plantes endophytes – en d’autres termes qui abritent sous forme de symbiose des micro-organismes – pourraient-elles être plantées durant l’interculture précédant le semis de la culture de betterave. Ces plantes endophytes, en l’occurrence des graminées, auront été préalablement inoculées avec des souches de champignons qui libèrent des toxines à effet insecticide ou insectifuge. Une fois la culture de graminées détruite, les composés sont libérés dans le sol et absorbés par le système racinaire des betteraves, leur conférent une protection contre les pucerons et autres insectes ravageurs.
Coopérative Orso : pionnière d’une filière sucrière de betterave bio en Belgique
Orso est une coopérative de quatorze producteurs qui se sont lancés, en 2021, dans la production, la transformation et la commercialisation de betteraves sucrières bio. Ils ont débuté avec un hectare-test, en 2019, pour atteindre trois hectares, en 2022. C’est aussi la deuxième année de production pour le groupement Organic Sowers qui commercialise le sirop de betteraves bio Orso.
Leur ambition est claire : atteindre cent cinquante à deux cents hectares et lancer leur propre sucrerie ! Actuellement, leur sirop de betteraves est vendu aux particuliers via une centaine des petits magasins et des grandes surfaces – sous forme d’un récipient de 500 ml – ou aux ateliers – brasseries, biscuiteries, granolas… sous forme de seaux de dix litres ou de cubis de mille litres. Et cela, aux quatre coins de la Belgique. Les nouveaux revendeurs ont accueilli, à bras ouvert, ce produit délicieux qui sublime vos desserts, yaourts, granolas, crêpes… Orso a relevé le pari de proposer un sucre 100% naturel, avec pour unique ingrédient la betterave sucrière. A bas les conservateurs, colorants et allergènes ! Et pour couronner le tout, il est rempli de vitamines, d’oligoéléments et de minéraux.
– Pourquoi se lancer dans la production de betteraves sucrières bio ?
Avec le lancement d’Orso, plusieurs objectifs sont déjà atteints : créer un sucre « non industriel », meilleur pour l’environnement et pour la santé, encourager les transformateurs et les consommateurs à utiliser un sucre bio local, avec l’espoir de créer, un jour, une sucrerie artisanale.
« Nous souhaitions introduire une nouvelle culture bio dans nos rotations, ajoute Gilles de Moffarts. La betterave est une culture historique de nos régions que nous maîtrisons techniquement. Nous voulions aussi maîtriser la commercialisation et ne plus être de simples fournisseurs de matière première. »
« A ce stade, le principal défi d’Orso, rappelle Cédric Dumont de Chassart, est de faire connaître ce nouveau produit aux consommateurs, comme alternative bio et locale au sucre de cannes ou autres sirops de type agave ou érable. »
– Comment s’y prendre concrètement pour cultiver de la betterave sucrière en bio ?
En culture biologique, la difficulté principale est liée à la gestion des adventices qui font concurrence à la production agricole et attirent des ravageurs, dont les pucerons qui peuvent transmettre le virus de la jaunisse. Les accidents climatiques représentent également une menace non négligeable. Pour préparer la culture à affronter ces menaces, les principales méthodes préventives utilisées par les producteurs d’Organic Sowers sont la technique du faux semis, l’allongement des rotations – de cinq à sept ans – et l’intégration de cultures de printemps et d’automne au sein de celles-ci. Autres astuces efficaces des producteurs, à mettre en place en amont : semer dans une terre bien réchauffée pour une levée rapide et retarder le semis pour essayer d’éviter les vols précoces de pucerons. Le choix d’une variété plus résistante aux maladies est fortement préconisé – même s’il n’y a pas encore de véritables variétés résistantes, comme on peut les trouver en pommes de terre avec les variétés robustes, par exemple. C’est donc un ensemble de méthodes préventives qui doivent être combinées afin d’éviter, autant que possible, les problèmes.
Concernant le virus de la jaunisse, le risque est diminué grâce aux méthodes décrites ci-haut. Heureusement, les producteurs d’Organic Sowers n’ont pas eu à déplorer d’attaque grave de jaunisse, lors des premières années de culture. Mais la vigilance reste de mise, connaissant les potentiels impacts d’une attaque sur la culture : les rendements peuvent diminuer de moitié, en cas d’attaque sévère ! Pour anticiper les attaques de pucerons, un système d’avertissement-pucerons est coordonné par l’IRBAB (Institut Royal Belge pour l’Amélioration de la Betterave) mais les producteurs sont unanimes pour dire que l’observation régulière au champ est le meilleur système d’avertissement.
« Comme pour toute culture bio, précise Gilles de Moffarts, l’absence de traitement chimique entraîne une grande variabilité dans les rendements. » Ce message important nous rappelle l’importance de soutenir de telles initiatives !
Conclusion
Les politiciens, sont la coupe des lobbies sucriers conventionnels, ne sont pas seuls en cause. Nous savons depuis bien longtemps, chez Nature & Progrès, que les consommateurs ont également une part énorme de responsabilité, à travers leurs achats, afin de voir se développer des cultures de betteraves locales et respectueuses de l’environnement.
Tous, nous devons encourager les producteurs qui relèvent le défi de ne pas utiliser de néonicotinoïdes, ou d’autres pesticides chimiques de synthèse, dans leurs cultures. Une raison largement suffisante pour faire toujours le choix de produits locaux et bio. La modernisation de nos pratiques agricoles – tant d’un point de vue économique qu’écologique – est à ce prix !
Sources :
– ITB (Institut technique de la betterave) (septembre 2020), Gestion intégrée des ravageurs – Les jaunisses virales et leurs pucerons vecteurs, consultable en ligne : https://www.itbfr.org/fileadmin/user_upload/PDF/Fiches_Bioagresseurs/Gestion_integree_-_jaunisse_2020_web_01.pdf
– Léa Dumont, Des champignons endophytes pour contrôler les pucerons, consultable en ligne : https://www.itbfr.org/tous-les-articles/article/news/pnri-des-champignons-endophytes-pour-controler-les-pucerons/
– Plus d’infos sur la coopérative Organic Sowers et son sirop de betterave bio et local : https://organicsowers.bio/