Introduction à quelques réflexions de Baptiste Morizot
Certaines phrases, certains textes, certains livres ont le pouvoir de modifier notre regard sur les choses. Ils produisent un déclic, nous font entrer dans un territoire inexploré ou éclairent soudainement une partie de nos pensées ou de nos émotions qu’on imaginait impossibles à mettre en mots. Dans nos engagements et questionnements sur l’écologie, l’alimentation, l’agriculture, l’écobioconstruction, le changement climatique, la biodiversité, il n’en va pas autrement. Certaines lectures sont impossibles à garder pour soi. Voici, très sommairement exprimés, trop brièvement présentés, quelques fragments du livre du Baptiste Morizot, Manières d’être vivant.
Par Guillaume Lohest
Introduction
Je me revois, enfant, terrorisé sur les quelques dizaines de mètres qui séparaient la maison de mes parents de celle de mes grands-parents, dans la campagne d’Entre-Sambre-et-Meuse. La cause de cette épouvante ? Un chien en liberté. Un être vivant avec lequel je n’étais pas du tout habitué à interagir. Cette peur du chien, du loup, de l’ours, des forces sauvages du vivant, l’Occident s’en est occupé avec des laisses, des grilles, des fusils… Pas seulement. Aujourd’hui, l’animal est aussi considéré comme thérapeutique : on soigne son âme au contact des chevaux, des rongeurs, des perruches… Qu’est-ce que cela dit de nous ?
Les pionniers de l’agriculture biologique ont perçu ce problème très tôt dans leur critique des techniques agricoles classiques développées au XXe siècle : notre rapport au vivant est un rapport de contrôle, de domination, de domestication. La pensée occidentale est centrée sur la raison et sur la force de la volonté. Nous avons construit nos « exploitations agricoles » de la même façon que nos villes, nos maisons, nos économies et nos politiques : en nous appuyant sur des modèles de contrôle des éléments naturels. Enclos, barrières, délimitations, élimination, sélection…
N’y a-t-il que du négatif là-dedans ? Sûrement pas. Mais ce schéma dominant de rapport au monde influence l’ensemble de nos imaginaires, de nos idées, de nos projections dans l’avenir. Il nous fait supposer que c’est l’être humain qui rend la terre habitable alors que, comme le résumait le philosophe Baptiste Morizot dans l’émission La grande librairie, c’est tout l’inverse : c’est l’ensemble du vivant qui rend la terre habitable, les millions d’espèces animales et végétales qui dépendent les unes des autres et fournissent les conditions de la vie sur cette planète.
La morale du cocher
Dans un livre d’une rare intensité, Manières d’être vivant, Baptiste Morizot s’attarde, le temps d’un chapitre, sur les liens entre nos rapports au monde animal et notre rapport aux passions, aux émotions, aux désirs. Il rappelle que la morale occidentale s’est construite sur l’idée que le vivant à l’intérieur de nous – désirs, passions, intuitions – devrait être combattu et maté par la force de la volonté, guidée par la raison. Morizot appelle cela la « morale du cocher » : nos passions, nos désirs sont comparés à des chevaux qu’un cocher – la raison – doit fouetter pour les commander et les faire aller dans la direction souhaitée. Plus largement, rappelle-t-il encore, c’est toute la palette de la vie intérieure des humains, leur vie passionnelle, qui est figurée par « des métaphores animales : les pulsions sont figurées comme des fauves, la docilité comme de paisibles animaux domestiques, le courage comme un lion, la voracité prend le visage du porc (2). » Les fables de La Fontaine fournissent un exemple parfait de cette analogie entre le monde animal et les questions morales qui se posent à l’humain. Ce qui est bon ou mauvais, sage ou dangereux, vertueux ou méprisable, est identifié à des comportements d’animaux. Cette « ménagerie intérieure », omniprésente dans notre imaginaire, est intimement liée à la « morale » occidentale classique.
Mais, selon Baptiste Morizot, notre tradition s’est énormément trompée sur ce qu’est un animal. Nous sommes devenus incapables de décrire finement le monde animal et de percevoir tout ce qui nous lie aux autres espèces, ce qui nous empêche d’avoir des attitudes – et des politiques – ajustées, notamment en ce qui concerne les grands enjeux écologiques de notre temps. Et c’est en connaissance de cause que le philosophe énonce cette critique car ses recherches universitaires reposent sur une autre activité de terrain : il piste des loups dans le Vercors, les observe des heures durant, revient sur les lieux, observe à nouveau, en lien avec une équipe de chercheurs et les bergers du coin. Il s’agit donc d’une véritable recherche-action philosophique, totalement imbriquée dans le monde animal, aux lisières entre le sauvage – les loups – et le domestique – les troupeaux de brebis et leurs éleveurs. L’ouvrage Manières d’être vivant rend bien compte de l’origine concrète des réflexions philosophiques proposées. À des chapitres racontant des expéditions de pistage succèdent des développements philosophiques et politiques.
Impossible, évidemment, de résumer en quelques paragraphes des réflexions si puissantes et si originales. Je ne m’attarde donc ici que sur quelques aspects. En particulier sur le nouveau rapport au monde proposé par l’auteur à la place de cette « morale du cocher », qu’il soupçonne d’être fondamentalement trompeuse et incapable de produire de la puissance d’agir dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui. Plutôt que des relations de contrôle et de domination de nos « animaux intérieurs », Morizot invite à ce qu’il appelle une « diplomatie de soi ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Voici deux exemples concrets.
Le loup noir et le loup blanc
Dans un récit amérindien, un sachem présente la personne humaine comme constituée de deux loups : un noir et un blanc. En résumé, le loup noir est « sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique, plein de ressentiment, égoïste et cupide, parce qu’il n’a plus rien à donner. Le blanc est fort et tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les événements. » Un enfant dans l’assistance pose alors la question : mais lequel des deux loups suis-je alors ? Réponse du sachem : « celui que tu nourris ».
Cette admirable petite fable repose, elle aussi, sur un parallélisme entre un animal et notre monde intérieur fait d’émotions et de passions. Toutefois, contrairement à la morale du cocher, elle ne dit pas que l’être humain doit dompter ou dominer son animalité mais plutôt en nourrir certains aspects positifs. Cette façon de voir les choses est mise en parallèle par l’auteur avec l’éthique du célèbre philosophe Baruch Spinoza (1632 – 1677). Celui-ci a, en effet, développé une conception de la vie intérieure comme agitée par des désirs qu’on peut classer en deux catégories : les passions tristes – le loup noir en gros – et les passions joyeuses – le loup blanc. Pour Baptiste Morizot, il s’agit d’une façon beaucoup plus pertinente de se représenter les choix éthiques : il ne s’agit pas alors de considérer l’âme humaine comme une bataille entre la raison – bonne – et les passions – mauvaises – mais comme une articulation entre deux types d’affects, la joie et la tristesse. La « diplomatie de soi », c’est nourrir en soi les désirs qui augmentent la joie et la puissance d’agir.
Le paradoxe du chimpanzé
Oui mais concrètement ? En quoi cette histoire de loup blanc et Spinoza nous aident-ils dans notre vie quotidienne ? Prenons un nouvel exemple. Imaginons que vous traversez une mauvaise passe : rien ne vous sourit, vous éprouvez des difficultés au boulot, vous cherchez un nouveau logement et vous ne trouvez rien… La morale classique dirait : il faut « vous faire une raison » ou bien « avoir de la volonté » pour persévérer. Dans une approche inspirée de Spinoza, on se posera plutôt la question de l’affect qu’on nourrit : s’enfonce-t-on dans le ressentiment, la jalousie, la colère ou alimente-t-on tout ce qui favorise la joie malgré les difficultés ? Se poser la question sous cette forme n’empêche en rien de persévérer ni même de s’indigner des éventuelles injustices rencontrées sur son chemin, ni même de lutter contre celles-ci. Au contraire même mais l’objectif éthique est déplacé, il ne s’agit pas de faire triompher la raison ou la force de la volonté mais d’augmenter la joie et la puissance d’agir.
Baptiste Morizot éclaire encore son propos en reprenant l’image du chimpanzé, développée par le psychiatre Steve Peters : vivre, dit-il, consiste à « cohabiter avec un chimpanzé en soi ». Ce chimpanzé est une force qui nous incite, par exemple, à succomber à des désirs immédiats, comme manger compulsivement, fumer une cigarette, râler, agir ou parler dans le feu de l’action, etc. Comme ce chimpanzé est beaucoup plus puissant que nous, comme notre volonté n’a quasiment aucune prise sur lui, Steve Peters propose d’établir une relation apaisée et coopérative avec lui, de le nourrir avant de tenter de l’influencer. « Pour que ce soit plus concret, disons que vous vous inquiétez de façon obsessionnelle du fait que vous êtes en retard pour une réunion. Vous pourriez vous demander : « Est-ce que je veux être inquiet à ce sujet ? » Si vous dites non, vous pouvez être sûr que vous avez un problème de chimpanzé intérieur qui doit être géré. Une fois que vous avez déterminé cela, vous pouvez régner sur ce côté émotionnel de vous-même en lui donnant un petit exercice (2). » Nourrir ce chimpanzé consiste à le laisser s’exprimer d’abord, dire tout ce qui nous vient à l’esprit, sans filtre. Peters préconise de faire cet exercice seul ou avec des personnes de confiance…
Comment résumer, alors, cette éthique diplomatique décrite par Baptiste Morizot ? Pour prendre une image bien connue des lecteurs de Valériane, « L’éthique diplomatique relève d’une permaculture de soi – et non pas d’une agriculture intensive et interventionniste sur soi : elle repose sur une compréhension de l’écologie des passions, une canalisation, une irrigation et une potentialisation des désirs. « Je » suis une jardin-forêt permacole, là où les morales classiques voulaient que je sois un impeccable jardin à la française, là où le romantisme me fantasmait en jardin à l’anglaise, là où la morale néolibérale exige que je sois une parcelle de monoculture à haut rendement. »
Incorporer des bonnes habitudes
Si j’applique, à présent, cette vision éthique à un domaine qui touche de près aux enjeux alimentaires et agricoles, je comprends beaucoup mieux certains de mes échecs passés et comment fonctionnent les ressorts du changement de comportement. Combien de fois, en effet, ne me suis-je pas convaincu, par la raison, que je devais absolument éviter les produits suremballés, les plats préparés, la nourriture industrielle ? Combien de fois ai-je malgré tout craqué ? Si je reste englué dans une morale classique, je ne peux que m’accuser de manquer de volonté, d’être faible, incohérent. Baptiste Morizot aide à changer d’approche en écartant cette illusion de la force de volonté et en proposant une autre piste. « Mais comment continuer à agir s’il n’y a pas de volonté souveraine ? En incorporant des bonnes habitudes qui infléchissent le déploiement même des passions les plus ardentes. Non pas en se donnant des ordres, fouet en main, mais en mettant en place dans le milieu qui nous entoure de petits dispositifs susceptibles de faire émerger spontanément les désirs joyeux et de faire perdre aux désirs tristes leur vitalité : organiser les rencontres. »
Comment puis-je parvenir à me passer totalement de produits industriels, par exemple ? Pas en me « privant » mais en multipliant les habitudes joyeuses associées à des consommations plus responsables. « Le secret de la volonté, ajoute Morizot, c’est qu’elle existe bien, mais pas en nous. Personne n’a de volonté. La « volonté » est le mot que les gens invoquent quand ils voient de l’extérieur, chez un autre, les flots d’énergie d’une vie intérieure converger, et couler superbement dans une même direction ascendante, alors même que la pente est rude – « quelle force de volonté elle a, celle-là ! » La volonté en fait n’est que le nom a posteriori qu’on donne au système d’irrigation des désirs, dans les moments bénis où ils se composent de manière à converger dans une même direction, plutôt choisie. »
Vers une politique des interdépendances
Ceci étant dit, on pourrait penser à ce stade que les propositions avancées par Baptiste Morizot concernent la sphère du développement personnel. C’est mal connaître le philosophe. Car les réflexions de son ouvrage – et de plusieurs autres – vont bien plus loin et appellent à une véritable politique des interdépendances. Il s’agit, selon lui, de « multiplier les approches, les pratiques, les discours, les œuvres, les dispositifs, les expériences qui sont capables de nous faire sentir et vivre depuis le point de vue des interdépendances. Nous faire sentir et vivre comme vivant parmi les vivants, comme eux pris dans la trame, partageant des ascendances et des manières d’être vivant, un destin commun, et une vulnérabilité mutuelle. » Une politique des interdépendances, cela signifie donc, en très résumé, un changement de perception du champ politique lui-même, qui ne concerne pas seulement les humains, leurs habitats, leurs routes, leurs « ressources » mais qui s’élargirait à l’ensemble du vivant.
En moi-même, par curiosité, je me suis demandé à la lecture si Baptiste Morizot se considérait comme « collapsologue », s’il faisait partie des optimistes ou des pessimistes… C’est dans une interview qu’il a donné à Libération que j’ai trouvé une réponse de sa part. « Ne perdons pas trop de temps à nous demander si c’est déjà cuit, si on ferait mieux d’aller siroter des mojitos, parce que de toute façon il n’y a rien d’autre à faire. Je crois vraiment à la capacité des humains à ouvrir leur gamme de sensibilité, à élargir politiquement la gamme de ce à quoi ils font attention, à apprendre un nouveau sens de la justice à l’égard de formes de vie qui actuellement sont complètement en-dehors… Les puissances sont là. Est-ce qu’elles seront à la hauteur de la crise, je ne sais pas. Mais imaginez les premières suffragettes qui ont commencé à militer : elles ont bien fait de ne pas se dire «il est trop tard, de toute façon les hommes sont trop bêtes, ils ne vont jamais comprendre…» Soyons des suffragettes ! (3) »
Notes
(1) Sauf mention contraire, tous les extraits mentionnés dans cet article sont tirés du livre de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020. En particulier du chapitre intitulé « Cohabiter avec ses fauves, L’éthique diplomatique de Spinoza », pp. 175-206
(2) Olivier Charles, « Le paradoxe du chimpanzé ou comment gérer nos émotions irrationnelles », résumé de livre sur www.motive-toi.com
(3) Baptiste Morizot : « Sur la piste du loup, l’homme, dépourvu de nez, doit éveiller l’œil qui voit l’invisible, l’œil de l’esprit », interview dans Libération par Coralie Schaub, 25 décembre 2018